FRANTZ FANON, UN SAVOIR INSOUMIS. DU LABYRINTHE DE LA
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FRANTZ FANON, UN SAVOIR INSOUMIS. DU LABYRINTHE DE LA
FRANTZ FANON, UN SAVOIR INSOUMIS. DU LABYRINTHE DE LA COLONIE Á LA SOUFFRANCE POSTCOLONIALE Roberto BENEDUCE Université de Turin, Département de Cultures, Politique et Sociétés Directeur du Centre Frantz Fanon, Turin. « Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence. » Frantz Fanon « Lorsqu’on affirme qu’une réalité existerait même si l’homme n’existait pas, ou bien on exprime une métaphore, ou bien on tombe dans une forme de mysticisme. Nous ne connaissons la réalité qu’en rapport avec l’homme, et puisque l’homme est "devenir historique", même la connaissance et la réalité sont un devenir, l’objectivité même est un "devenir" ». Antonio Gramsci L’insurrection de la parole « Dès les premières pages, la culture de cet intellectuel noir s’avérait vaste et profonde. Qu’il traitât de Hegel, Marx, Jaspers, Sartre, de la phénoménologie et de l’ontologie, de la psychanalyse et de l’ethnographie, où bien d’auteurs africains inconnus […], il le faisait avec la même virtuosité. Attiré par la densité poétique du texte, sous-titré judicieusement "La plainte du Noir" par la rédaction d’Esprit, je le lus d’un seul trait. […]. La plainte de Fanon peut sembler aujourd’hui dépassée ; n’empêche, sa portée intellectuelle et politique a tiré de son sommeil trop paisible l’homme blanc que j’étais. Fanon expose la mystification qui se cache sous l’humanisme "blanc".» [Améry, 2005-2006 : 176] C’est en ces termes que Jean Améry évoquait Fanon. Dans ces lignes, ce n’est pas la fascination qui parle. Simplement, Améry, le juif qui a connu la violence des camps et la torture, sent ici dans son propre corps, dans la douleur encore vivace de son expérience, les vérités dont parle Fanon. Celui qui sait ce que veut dire être repoussé, humilié, regardé avec méfiance, ne serait-ce qu’une seule fois, à cause de la couleur de sa peau, ne peut que changer de discours sur la Science et son objectivité : « Je me suis attaché dans cette étude à toucher la misère du Noir. Tactilement et affectivement. Je n’ai pas voulu être objectif. D’ailleurs, c’est faux : il ne m’a pas été possible d’être objectif. » [PNMB : 131] Et plus loin, au début du chapitre V : « Enfermé dans cette objectivité écrasante, j’implorai autrui. Son regard libérateur, glissant sur mon corps devenu soudain nul d’aspérités, me rend une légèreté que je croyais perdue et, m’absentant du monde, me rend au monde. Mais là-bas, juste à contre-pente, je bute, et l’autre, par gestes, attitudes, regards, me fixe, dans le sens où l’on fixe une préparation par un colorant. » [PNMB : 154] Celui qui a soigné les victimes de la torture ou l’a lui-même subie ne peut que porter sur l’Histoire et sur l’homme un regard différent [Améry, 2005-2006 et Alleg, 1958]. Il ne peut avoir du monde qu’une vision radicale : pas nécessairement exempte d’erreurs, mais comme asséchée, parfois impatiente, fébrilement attirée par les contradictions et la nécessité de déchirer le voile de l’hypocrisie. La pensée de Fanon présente à cet égard une cohérence impressionnante : de Peau noire, masques blancs aux Damnés de la terre, on a l’impression d’écouter un seul et même discours, quoi qu’il y ait entre ces deux moments une rupture évidente, déterminée par l’expérience directe de la colonie et de son « atmosphère de fer et de feu1. » Son analyse minutieuse de l’assujettissement et du pouvoir dans les colonies, sa volonté d’interroger la question raciale dans ses méandres psychiques en font aujourd’hui l’allié le plus extraordinaire non seulement pour analyser la condition postcoloniale mais aussi pour élaborer une épistémologie subversive du savoir psychiatrique ainsi qu’une clinique à la hauteur des défis théoriques posés par les théâtres contemporains de la souffrance (réfugiés, victimes de torture, conflits urbains, nouvelles marginalités). Avec lui, on voit finalement s’ouvrir une ethnopsychiatrie critique, en dialogue incessant avec l’Histoire, et tendue dans un effort pour interroger les subjectivités inquiètes du présent. Fanon ne cède jamais aux séductions de la nuance : faire une différence entre un racisme et l’autre, « entre l’antisémitisme de Maurras et celui de Goebbels », comme il l’écrit dans Peau noire masques blancs, ne lui semble pas pertinent, et la lecture de ses écrits montre la profondeur d’une réflexion qui, en plongeant son regard dans les plis d’une époque obscure, pressent déjà les conflits à venir2. Ses réflexions annoncent la quasi totalité des thèmes qui dominent aujourd’hui le débat des Cultural Studies ou des Postcolonial Studies : les pièges inhérents à la formation des Etats postcoloniaux, la nécessité de décoloniser l’épistémologie, l’urgence de se soustraire à l’hégémonie européenne3. Mais il y a autre chose. L’actualité de Fanon, la richesse de son « gigantesque labeur » [Mbembé, 2011, préface], naît ailleurs, et cet ailleurs, bien qu’évident à qui côtoie ses écrits depuis des années, doit être rappelé. Sa pensée avait pour objectif de démanteler et de mettre à mort un dispositif mensonger qui humiliait et aliénait, en les pétrifiant dans la terreur et la colère, ceux qu’il voulait plier et modeler selon son bon plaisir, bref, « décérébraliser », selon l’expression que Fanon emploie dans sa fameuse lettre de démission à Robert Lacoste [PRA : 734]. Mais ce dispositif n’opérait pas seulement à travers la coercition et la domination des corps (ce qu’on a pu appeler la « politique de la chicotte » [Bayart, 2008 : 123-152]) : il recourait aussi à des mécanismes moins visibles, où les théories scientifiques sur l’infériorité de l’indigène se mêlaient confusément à l’émergence de nouveaux désirs, et où les stratégies d’assujettissement et les nouvelles formes d’organisation sociale coexistaient avec l’esprit compassionnel et l’apparition de nouvelles technologies bio-médicales (« Le recul de la fièvre jaune et le progrès de l’évangélisation, observe Fanon, font partie d’un même bilan » [DT : 457]). Sa critique met en lumière ces connexions et arrache à la racine l’arrogance de la parole coloniale tout comme le secret de son efficace : il dénonce l’asservissement de la science médicale au projet de domination et explore inlassablement le labyrinthe dont sont prisonniers les dominés, ainsi que les reflets ambigus de leurs colonies intérieures. De sa pensée, on peut dire que c’est une « pensée brute » (crude thinking), pour reprendre la formule de Brecht adoptée par Benjamin : brute parce qu’elle n’est « rien d’autre que le rapport de la théorie à la pratique » (nothing but the referral of theory to practice) [Arendt, in Benjamin, 2007 : 15]. La décolonisation et la dé-racialisation de la pensée - « Et il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée, ou du moins des démarches de la pensée, sont et demeurent les Européens qui n’ont pas cessé d’opposer la culture blanche aux autres incultures » [DT : 594] -, l’analyse des représentations occidentales de l’Altérité, trouvent leur champ d’élection dans la critique du « vocabulaire colonial » qui imprègne le discours du diagnostic, de la psychiatrie coloniale, de son objectivité aveugle et impuissante : « Le jeune médecin [se penche] ‘objectivement’ sur ce ventre […]. Il touche, il palpe, il percute, il interroge, mais il n’obtient que des gémissements » (PRA : 695). Dans son étude sur la médecine coloniale, il observe en revanche : « Le colonisé qui va voir le médecin est toujours un peu rigide […], le corps du colonisé est également rigide. Les muscles sont contracturés […]. C’est l’homme total, c’est le colonisé qui affronte à la fois un technicien et un colonisateur » (AVRA : 360). C’est la rigidité musculaire qui est ici le signe d’une rencontre vouée à l’échec où Fanon perçoit impeccablement, entre le médecin et l’immigré arrivant de la colonie, le jeu des malentendus, l’impossible écoute de la souffrance, le soupçon à l’égard d’un malade nordafricain considéré le plus souvent comme un malade imaginaire ou, pire encore, comme un « menteur tire-au-flanc, fainéant. » Je ne crois pas exagérer en affirmant que sa critique est, à proprement parler, un acte pionnier qui ouvre un nouveau champ d’étude, celui qui par la suite devait aboutir à l’anthropologie médicale critique de Scheper-Hughes, Lock, Farmer et autres. Fanon ne cesse de scruter les complicités d’un monde traversé aussi bien par les divisions et les manichéismes que par de pénibles proximités et interférences, et marqué par des « liens de dépendance économique, technique ou administrative. » [AVRA : 363] Par exemple quand il rappelle que, dans les colonies, le médecin et le psychologue sont souvent auprès de celui qui torture ou fait des expériences à l’hôpital, ou quand il examine la thèse de doctorat d’un jeune médecin pour qui c’était une erreur de donner aux Algériens la citoyenneté française parce que leur « comportement social, familial et sanitaire était encore primitif. »[PRA : 699] L’histoire coloniale est pleine de ces médecins et psychologues qui offrent aux administrations ou aux gouvernements européens des conseils pour gérer les problèmes politiques, donner une interprétation psychologique des révoltes, prévenir les conflits sociaux ou encore mesurer « l’impulsivité » des colonisés à partir de leur « manque d’intégration corticale » (Carothers au Kenya, Porot au Maroc, Mannoni à Madagascar etc). Fanon appliquera à chacune de leurs œuvres le bistouri de sa critique : leurs travaux en ressortiront pulvérisés, leur racisme inconscient et leur responsabilité dans leur ignorance de la violence de la colonie définitivement démasqués (et dans certains cas admis, comme dans le cas de Mannoni). L’insistance de Fanon sur la situation concrète de la souffrance et du conflit (« névrose situationnelle », « diagnostic situationnel »), sur les rapports de force et sur la tragique modalité à travers laquelle s’expriment ces rapports (« La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur […]. La torture est une modalité des relations occupant-occupé » [PRA : 747]), soustrait définitivement la notion de « situation coloniale » – proposée à l’origine par Octave Mannoni et reprise avec une grande vigueur critique par Georges Balandier – à tout risque d’abstraction ou de sociologisme. La situation n’est plus celle de Peau noire, masques blancs : Fanon doit désormais se mesurer aux « échines écorchées » des colonisés, à l’apartheid, aux massacres et aux viols. Toutefois, le geste de Fanon, au moment même où il démolit et brûle ce qui doit finalement être démoli et brûlé, n’en accueille pas moins constamment la plainte de celui qui a vu son humanité niée, mise en pièces. Avec une lucidité qui ne cesse de surprendre, il peut analyser en quelques pages seulement l’horreur de la torture et du viol juste après s’être penché sur les troubles psychologiques des mâtons, « à la limite de la folie ». Sa parole se dresse contre l’ordre des choses colonial, les divisions et les styles académiques, mais pas seulement : c’est une parole qui va contre toute forme d’aliénation et se propose de penser un sujet authentiquement libéré (« un sujet inédit », écrit encore Mbembe), un sujet enfin capable d’habiter un monde où reconnaissance et réciprocité ont été restaurées. Dans cette volonté de regarder l’avenir, Fanon empreint son discours d’une tonalité quasi évangélique (« En vérité, en vérité je vous le dis, mes épaules ont glissé de la structure du monde, mes pieds n’ont plus senti la caresse du sol »), un discours animé par un seul projet : témoigner qu’il est possible de sortir du labyrinthe. La force de ses paroles, c’est la force secrète des paroles incarnées, de la vérité obstinée des dominés. Comme l’écrit Alice Cherki, « dans tous ces textes, le développement de l’argumentation est fondé non sur le théorique mais sur le vécu, point de départ du développement de sa pensée. » [Cherki, 2002] C’est là que naît, dans un style fait d’écarts subits qui désarçonnent souvent le lecteur, le pouvoir unique qu’a son écriture de remettre le réel à sa place. Comme, par exemple, lorsqu’il observe que le travailleur des plantations de canne à sucre n’entreprendra pas sa lutte « après une analyse marxiste ou idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation, la misère et la faim » ; ou lorsqu’il rapporte l’anecdote de ce jeune noir étudiant en médecine devenu incapable de faire une consultation gynécologique après avoir entendu le commentaire raciste d’une patiente (« Il y a un nègre là-dedans. S’il me touche je le gifle. Avec eux, on ne sait jamais. Il doit avoir de grandes mains et puis il est certainement brutal »). La fatigue, les mains, la peau : ce qui traverse son texte est, dans tous les cas, le corps. Les figures de l’aliénation que Fanon met en lumière en s’appuyant sur sa propre expérience de volontaire contre l’armée nazie, de jeune médecin noir en France, ou encore sur l’analyse de celle des Martiniquais qui, de retour d’un séjour en France, sont comme changés dans leurs gestes, « dans leur phénotype » – selon son expression : « Le Noir qui pendant quelque temps a vécu en France revient radicalement transformé. Pour nous exprimer génériquement, nous dirons que son phénotype subit une mue définitive, absolue » [PNPB] –, contiennent des intuitions d’une extraordinaire puissance pour interpréter nombre des contradictions qui habitent encore aujourd’hui l’histoire ambiguë de la migration – entre autres celle du duel avec la langue (une étude, promise dans une note de Peau noire, masques blancs, aurait dû traiter du rapport entre langage et agressivité) : une langue subie, souvent absolument pas apprise, ou alors parlée de manière hésitante. Un duel que d’autres intellectuels auraient analysé à partir de leur expérience d’auteurs bilingues4. Le corps, matière à penser le politique On a souvent parlé du ton prophétique qui caractérise de nombreuses pages de Fanon. Placé dans la position singulière de celui qui a été confronté à la violence de la guerre et de la colonie, mais aussi à la réalité quotidienne et omniprésente du racisme, il possède cette capacité unique de pénétrer les problèmes du présent, que Bhabha définit comme la « double vision » caractéristique selon lui de la condition des immigrés [Bhabha,1994 : 7-8] : une double vision proche à certains égards de la « double conscience » dont parlait Du Bois [Du Bois,1996 : 5]. C’est de là aussi que vient assurément sa capacité à parler à la postcolonie, aux damnés d’aujourd’hui et à répondre à leurs questions. C’est dans cette indocilité que réside sa modernité, bien que nombreux soient ceux qui s’efforcent de limiter sa contribution et de stériliser la portée de ses conclusions. Or, s’il est nécessaire de contextualiser historiquement sa pensée et ses affirmations, il est tout aussi nécessaire de reconnaître que ses mots vont bien au-delà de toute borne temporelle stricte, qu’ils questionnent les incertitudes et les conflits d’aujourd’hui et les nœuds non résolus d’une clinique souvent éloignée irrémédiablement de ceux qu’elle prétend pourtant soumettre à un diagnostic et éventuellement guérir. Il m’est impossible d’explorer ici toute la portée de ses analyses ; je me contenterai de souligner une fois encore son choix de faire du corps, de son corps, un révélateur politique des mensonges du savoir colonial. Ce corps emprisonne dans les plis de son épiderme les lois des rapports sociaux ; il en reflète les lignes de force. Grâce à sa formation phénoménologique (et notamment à la leçon de Merleau-Ponty), Fanon parvient à transformer l’expérience du corps rationnalisé en un instrument de lecture extrêmement sensible des conflits, des rapports de pouvoir et des idéologies : « Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre... et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée... » [PNMB : 155] Marriott a récemment repris ses thèses et proposé une réflexion sur l’angoisse raciale, qui prouve une fois encore la puissance et la modernité des intuitions de Fanon. Il rapporte son expérience singulière dans un train bondé, où reste pourtant une place vide près de lui, une place que personne ne veut occuper : « Je sais, je suis noir. Mais quand même, parfois je fantasme, je rêve d’être sans couleur, ou du moins invisible. Souvent je me laisse aller à introduire cette identification confuse dans mon expérience quotidienne, comme si la visibilité et la violence raciales n’existaient que dans le domaine public, ou seulement dans la tête de certains blancs haineux, et non dans l’esprit et l’imagination des noirs. Pourtant, ce n’est pas simplement un problème de désir déplacé ou de persécution sociale. Une place libre près de moi dans un train bondé suffit à me rappeler cruellement non seulement les peurs raciales blanches et les angoisses de contagion somatique, mais aussi que ma vie a été modelée par la peur incorporée et angoissante d’être attaqué – de l’intérieur comme de l’extérieur – par des intrusions phobiques. Cet espace vacant représente un endroit où les blancs veulent – ou osent – ne pas aller, un endroit qui pourrait se révéler, après passage aux rayons X, comme le lieu d’une aliénation noire et d’une dépossession psychique. Un simple siège libre peut à cette occasion nous aider à identifier le cycle manifestement immuable de la peur des Blancs et de l’invisibilité sociale des Noirs. On identifie aussi en soi-même un violent désir de repousser cette intrusion, soit en fixant ses agresseurs effrayés soit en mettant un terme à cette mascarade nauséabonde en se regardant soi-même comme si on était à leur place. » [Marriott, 2007 : 207-208] J’ai rapporté intégralement cette longue citation pour au moins deux raisons. D’abord parce qu’elle fait parfaitement écho aux considérations de Fanon sur la rencontre avec le « regard blanc », sur le noir comme objet « phobogène, anxiogène », passage que l’on peut rappeler succinctement : « Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part... ‘Tiens, un nègre !’ C’était vrai. Je m’amusai […]. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. Je ne pouvais plus car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire… Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, – et me défoncèrent le tympan, l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : ‘Y a bon banania’…Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? » [PNMB : 154-155] J’ai suggéré tout à l’heure que le projet théorique de cette épistémologie déracialisée, de cette phénoménologie politique, visait à rapporter à l’histoire et à ses dynamiques, même les plus occultes, ce que les sciences tentent systématiquement de leur soustraire (le corps, les émotions, le développement psychique, les perceptions, l’expérience)5. Ensuite parce que la réflexion de Marriott permet de situer dans une perspective méthodologique précise l’attention constante de Fanon pour le corps (le corps noir comme objet « phobogène », le corps aliéné du Martiniquais imitant le « r » de la métropole, le corps paresseux des dominés etc.), en en faisant une matière à penser le politique6. Enfin, si la contribution de Marriott est significative, c’est aussi pour la question raciale, qu’une anthropologie trop frileuse a souvent voulu diluer, jusqu’à l’oublier, dans les concepts d’« ethnie » ou de « culture ». Et pourtant, le racisme continue à imprégner nos discours (comme pour le crypto-racisme des institutions…), nos choix, nos comportements, à donner la mort. Un présent non moins traumatique nous rappelle ce qui se reproduit encore et toujours dans les sociétés contemporaines et dans les institutions : agressions, violences, discriminations, ou tout simplement la folie, telle cette décision récente de la municipalité de Selma, en Alabama, de dédier un monument à Nathan Bedford Forrest, le fondateur du Ku Klux Klan7. La puissance du faux, ou les vertiges de l’identification et du mimétisme Si l’aliénation en Martinique et la « situation raciale » constituent indubitablement les lignes directrices de Peau noire, masques blancs – « Si l’on veut comprendre psychanalytiquement la situation raciale, conçue non pas globalement, mais ressentie par des consciences particulières, il faut attacher une grande importance aux phénomènes sexuels » – si le dialogue avec Lacan et Hegel offre à Fanon un levier pour interroger la construction de l’altérité et les matrices secrètes du désir (« Que veut l’homme noir ? »)8, une fois dans la colonie, il concentrera son regard sur les formes les plus dramatiques de la domination et sur les différentes façons dont celle-ci transforme les relations sociales, les esprits et les corps. Le lien entre ces deux types de travaux réside dans l’analyse des vertiges mimétiques et de l’imaginaire. Dans son ouvrage de 1952, l’imaginaire était conçu comme le motif organisateur de l’expérience quotidienne (« aux Antilles, la perception se situe toujours sur le plan de l’imaginaire9 ») ; dans ses écrits postérieurs sur l’Algérie, ses différents aspects seront explorés au sein même des relations de pouvoir et de violence qui structurent la vie dans la colonie. Son travail sur les tests psycho-diagnostics représente une contribution particulièrement significative, dans la mesure où elle conduira Fanon à élaborer sa propre théorie de l’imaginaire et du rôle qu’il joue dans la vie des colonisés. L’analyse des réactions de certaines patientes algériennes au TAT conduit Fanon et Géronimi (cosignataire de ce bref article) à affirmer l’incapacité de celles-ci à s’approprier le réel : un réel obstinément étranger et hostile, qu’elles subissent sans jamais pouvoir se l’approprier. Faute de rapport avec le réel, faute de pouvoir s’abreuver en lui, l’imaginaire demeure alors comme informe, opaque, muet [Fanon, Geronimi, 1956 ; voir aussi, sur cet article, l’analyse très détaillée de Bullard, 2005]. Ce n’est que lorsqu’on possède la capacité d’agir dans le présent, autrement dit lorsqu’on est acteur et protagoniste de l’Histoire, que l’imaginaire peut émerger – par exemple devant une feuille blanche, quand les patientes peuvent s’exprimer plus librement parce que leur imaginaire s’est affranchi des contraintes imposées par les figures du TAT ou quand, dans les moments précédant la lutte, le « renouveau de l’expression », le « démarrage de l’imagination » annoncent, tels des signes prémonitoires, « la veille du combat décisif. » [DT : 620]10 La « tourmente onirique » qui caractérise la vie dans la colonie offre toutefois d’autres endroits où recueillir les expressions parfois contradictoires de l’imaginaire, ce concept polysémique qui, depuis Sartre et Lacan, a donné lieu dans la pensée philosophique, sociologique et anthropologique, à de complexes élaborations (Castoriadis, Deleuze, Crapanzano, Mbembe, Tonda, etc.). Les considérations de Fanon sur les cultes de possession constituent une piste importante pour penser le territoire de l’imaginaire dans son rapport avec l’ambivalence structurelle de l’expérience quotidienne des dominés. Fanon voit dans les cultes de possession un trait essentiel pour comprendre la colonie, au point d’affirmer péremptoirement qu’« une étude du monde colonial doit obligatoirement s’attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. »[DT : 467, souligné par nous]. Au moment où il écrit, les cultes de possession avaient déjà reçu l’attention de chercheurs célèbres (Rouch, Balandier etc.), en raison de leur capacité à mettre en scène une imitation grotesque – et corrosive – du pouvoir colonial, de ses hiérarchies, de son esthétique. Plus récemment, les études de Stoller, Fuglestad, Makris se sont emparées de cette interprétation politique des danses de possession, malgré les nombreuses critiques adressées à ce modèle (je pense en particulier à Olivier de Sardan). Or, tout en reconnaissant le rôle clé de la possession dans l’analyse de la colonie, Fanon semble ne pas confirmer la valeur de contestation politique qu’on lui attribue souvent, et laisse de côté sa dimension sans doute la plus paradoxale, à savoir que les esprits qui entraient en jeu dans la possession étaient souvent ceux des gouverneurs coloniaux et des généraux, ou ceux de la technologie occidentale (navires, avions, locomotives). Contrairement à ce qu’écrivait Balandier quelques années auparavant sur les stratégies de « dérobade », de « tromperie » ou de « fuite » [Balandier, 1963 : 163], ou sur la valeur politique d’un culte tel que le Bwiti au Gabon (une « réaction à fondement sacré »), Fanon considère les cultes de possession essentiellement comme une dislocation de l’agressivité11. Son analyse laisse peu de place aux interprétations politiques : à ses yeux, l’expérience de ces « possédésdépossédés » rentrant chez eux épuisés après avoir participé aux danses ne fait que contribuer à la stabilité du pouvoir colonial : « Mises à mort symboliques, chevauchées figuratives, meurtres multiples imaginaires, il faut que tout cela sorte. Les mauvaises humeurs s'écoulent, bruyantes, telles des coulées de lave […]. Au vrai, ce sont des séances de possession-dépossession qui sont organisées : vampirisme, possession par les djinns, par les zombies, par Legba, le Dieu illustre du vaudou. Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. À l'aller, les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, " sur les nerfs". Au retour, c'est le calme qui revient au village, la paix, l'immobilité. » [DT : 468] Pourtant, une lecture plus minutieuse révèle chez Fanon la conscience que le territoire du religieux et la dimension de l’imaginaire offrent des réserves d’une résistance capable bien souvent de se manifester là où on ne la cherche pas : dans des gestes silencieux, dans des corps immobiles ou « paresseux », dans le champ du religieux. Nombreux sont les passages témoignant de l’attention de Fanon à ces actes de résistance que James Scott appellera plus tard « textes cachés » (hidden transcripts) : « Le colonisé est dominé mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité […] Le colonisé réussit également, par l’intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. Par le fatalisme, toute initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu » (DT : 464-466) ; ou encore: « Cette notion de clandestinité [de culture clandestine] est immédiatement perçue dans les réactions de l’occupant qui interprète la complaisance dans les traditions comme une fidélité à l’esprit national, comme un refus de se soumettre» (DT : 614). Enfin : « La paresse du colonisé c’est le sabotage conscient de la machine coloniale […]. Le devoir du colonisé qui n’a pas encore mûri sa conscience politique et décidé de rejeter l’oppression est de se faire littéralement arracher le moindre geste. C’est là une manifestation très concrète de la non-coopération, en tout cas d’une coopération a minima » (DT : 661). Dans les exemples cités, la violence et l’arbitraire du pouvoir sont reflétés (et pensés) dans les muscles contractés, dans les nerfs tendus, les visages sans expression. Ce qui n’était pour la psychiatrie coloniale que le symptôme d’une « prédominance du système extra-pyramidal » devient chez Fanon le signe à peine dissimulé d’une résistance, d’un refus « face à l’autorité coloniale. » [DT : 658] C’est là un renversement décisif, et un chapitre nouveau de ce qui apparaît comme une authentique sémiotique politique, visant à contester de manière systématique les principes de la science coloniale. La contribution fondamentale, la plus significative peut-être s’agissant des pratiques mimétiques, se trouve néanmoins sans conteste dans le chapitre « L’Algérie se dévoile » de L’An V de la révolution algérienne, publié en 1959. Fanon s’y penche sur le vertige mimétique et ses dimensions complexes (politiques, sociales, inconscientes), tout en prenant soin d’éclairer le dynamisme historique de l’usage du voile : endossé, enlevé ou remis selon la situation et selon ce qu’elles ont à affronter dans la ville militarisée pour passer les checkpoints et tromper l’ennemi, le voile des femmes algériennes devient un élément indécidable, qui oscille entre une foule de significations imprévisibles. Fanon interroge sous plusieurs points de vue l’enjeu (psychique, familial et culturel) du voile (y compris quand on renonce à le porter) ainsi que le rôle de la femme algérienne dans le contexte de la guerre anticoloniale : qu’il souligne au passage, mais avec insistance, qu’il ne s’agit pas simplement de l’imitation d’un personnage volontiers imaginé (celui de l’héroïne, de la révolutionnaire), qu’il décrive la « femme arsenal » et la « stratégie-femme », qu’il scrute les mouvements du corps féminin vêtu à l’européenne en train de marcher – « La démarche est souple et étudiée : ni trop vite, ni trop lentement ; les jambes sont nues, non prises dans le voile, livrées à elles-mêmes, et les hanches sont à "l’air libre" […]. Le corps dévoilé parait s’échapper, s’en aller en morceaux. Impression d’être mal habillée, voire d’être nue […] Incomplétude ressentie avec une grande intensité. Un goût anxieux d’inachevé » ; et encore : « « L’absence du voile altère le schéma corporel de l’Algérienne […] L’Algérienne qui entre toute nue dans la ville européenne réapprend son corps, le réinstalle de façon totalement révolutionnaire. Cette nouvelle dialectique du corps et du monde est capitale dans le cas de la femme » (AVRA : 294) –, Fanon se fait l’auteur d’une hexis pour le moins originale, d’une poétique de l’expérience où l’Histoire prend indistinctement la forme du corps, mieux, où le corps incarne – dit – l’Histoire et ses pièges. Inutile de le rappeler, ce n’est nullement un hasard que le corps féminin soit le théâtre où vient s’accrocher le regard colonial, médusé et désorienté (Fuss parle d’une « économie du regard intensément sexualisée » – « higly sexualized economy of looking » [Cf. Fuss et Stoler]) ; ce n’est pas non plus un hasard si c’est encore une fois dans le corps de la femme que les politiques d’identification trouvent d’infinies iridescences12. Or, si la nature ambivalente du mimétisme est incontestablement la clef de voûte de l’expérience dans la colonie et des processus psychiques qu’elle induit, Fanon est conscient que l’imitation reste, dans cette « situation », une dynamique profondément instable. L’injonction paradoxale d’être comme l’Autre, mais de ne jamais pouvoir le devenir tout à fait, n’est que l’expression élémentaire de cette indétermination dramatique de l’expérience, déjà explorée dans Peau noire, masques blancs. Le mimétisme intentionnel, la mascarade, la parodie, ne sont quant à eux pas toujours en mesure de subvertir ou de déstabiliser le système des représentations dominantes, dont ils restent parfois profondément tributaires. Mais l’ambivalence joue à double sens : impossible de dire jusqu’à quel point le mimétisme est subversif ou, au contraire, quand il est l’expression d’un assujettissement définitif. Affaire complexe, aussi bien pour celui qui imite, contraint de retrouver sa présence et son identité sous la forme de l’Autre, que pour celui qui est imité, et qui ne sait plus à quoi donnera lieu cette identification. Une telle conclusion n’est pas très éloignée de ce que soutient Homi Bhabba [Bhabha, 1987 : 317-325]13. De son côté, Diana Fuss illustre ces processus en confrontant les interprétations récentes et souvent opposées dont ils ont fait l’objet : « Le colonisateur projette sur le colonisé ce que nous pourrions appeler « l’effet d’aliénation » de l’identification ; le colonisé se voit enjoindre simultanément de s’identifier à et de se désidentifier d’un objet, de s’assimiler sans s’incorporer, de s’approcher sans se substituer. En outre, dans sa tentative de décréter sienne l’altérité, le Sujet Impérial soumet tous les autres, comme condition de leur sujétion, à l’injonction de mimer l’altérité. Les colonisés sont contraints d’incarner l’image que le colonisateur leur offre d’eux-mêmes : on leur ordonne d’imiter la version que donne le colonisateur de leur différence essentielle. Quelle est, dans ces conditions, l’utilité politique de la mimésis pour le colonisé, dès lors que la mimésis contribue précisément à leur dépossession culturelle et politique dans le contexte de l’impérialisme colonial ? Dans les théories féministes récentes, la mimésis [mimesis] est très souvent opposée à la catégorie de mascarade : la parodie [mimicry] (le fait de jouer un rôle de manière ludique et délibérée) constitue une réaction et un correctif à la « mascarade » (le fait de jouer un rôle sans s’en rendre compte). La différence essentielle entre mascarade et parodie – entre l’imitation non ironique d’un rôle et la parodie hyperbolique de ce rôle – réside dans le degré et l’intelligibilité de cet excès même. Selon cette lecture, la parodie résiste et subvertit les systèmes de représentation dominants en les tournant délibérément en dérision. Le discours théorique postcolonial interprète la parodie dans un sens nettement opposé : non comme une tactique de dissidence mais comme une condition de la domination. […] Selon cette seconde lecture, la parodie ne perturbe pas les systèmes de représentation dominants mais les sous-tend ; elle opère comme un instrument écrasant de régulation politique, de discipline sociale et de dépersonnalisation psychologique. Pourtant, malgré leur apparente incompatibilité, ces deux conceptions de la mimésis se croisent, interagissent et finissent par converger de sorte qu’il est de plus en plus difficile de distinguer la parodie de subversion et la parodie de sujétion, ou du moins de connaître avec certitude leurs éventuels effets politiques. » [Fuss, 1994 : 24]14 Ce qui, dans l’argumentation de Fanon, semble parfois contradictoire, laissé dans les marges de son analyse, c’est peut-être le chiffre de l’indécidabilité des effets mimétiques et de l’ambivalence constitutive de toute identification. Consciente ou non, elle génère toujours des expériences et des conséquences difficilement prévisibles : « L’initiative des réactions du colonisé échappe aux colonialistes. Ce sont les exigences du combat qui provoquent dans la société algérienne de nouvelles attitudes, de nouvelles conduites, de nouvelles modalités d’apparaître […]. Face à l’occupant, l’occupé apprend à se cacher, à ruser. Au scandale de l’occupation militaire, il oppose un scandale du contact. Toute rencontre de l’occupé avec l’occupant est mensonge. » [AVRA : 298-300] Ce passage interroge les conclusions de Fuss, pour qui le rôle attribué par Fanon à la femme algérienne dans la lutte révolutionnaire ne différerait en rien de celui que lui réserve le discours colonial : corps fétiche qui fait signe vers un absent, pure métonymie d’une nation qui n’existe pas. L’imitation de la femme européenne ne serait, pour Fuss, que la confirmation de l’idée selon laquelle la « mascarade est une fonction naturelle de la féminité […]. La récupération par Fanon d’un discours essentialiste sur la féminité noire pour expliquer le paradoxe de l’imitation non mimétique de la femme algérienne non voilée apparaît motivé par la volonté de refuser toute possibilité de contamination entre l’imitateur et l’imité, le colonisé et le colonisateur. » [Fuss, 1994 : 28] Fanon me semble au contraire conscient de ces possibilités : dans la colonie, toute rencontre est mystification et opacité, est mensonge, et la « nouvelle dialectique du corps et du monde » fait également référence à la possibilité d’une telle contamination. Loin d’être l’imitation générique de la femme européenne, le comportement de la femme algérienne, très différent du simple jeu de rôle, est celui de la lutte contre le colonisateur. Ce qui est, pour Fanon, le point de départ est le travail de discrédit systématique de la société algérienne par les autorités coloniales, les sociologues et les « spécialistes des affaires dites indigènes », la libération de la femme et son initiation aux valeurs de la civilisation se réalisant alors qu’on pratique la torture dans la pièce d’à côté. Ce que Fuss omet dans sa longue citation de Fanon, c’est la phrase finale, qui lui donne tout son sens – une phrase dont les mots n’ont pas été choisis au hasard –: « La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie » [AVRA : 287] ; et plus loin : « La femme algérienne est au cœur du combat. Arrêtée, violée, abattue, elle atteste de la violence de l’occupant et de son inhumanité. » [AVRA : 301] Les processus d’identification et d’imitation offrent peut-être l’une des expressions les plus profondes de cette indiscernabilité du réel et de l’irréel, qui est pour Deleuze le trait distinctif de l’imaginaire, mais qui dans le contexte de ces notes peut être considérée aussi comme une figure centrale de l’expérience coloniale, des désirs qu’elle nourrit, de la forme particulière unique d’assujettissement qu’elle a engendré. C’est aussi là que naît la « puissance du faux », le faux étant entendu ici non comme erreur ou irréel, mais comme capacité à rendre le vrai indécidable [Deleuze, 2003 : 93]. On peut répéter avec Mbembe : « La colonie est une prodigieuse machine productrice de désirs et de fantasmes. Corruption, terreur et stupéfaction constituent des ressources que le potentat gère et administre. L’administration de la terreur et la gestion de la corruption passent par une certaine modulation du vrai et du faux, par un certain rationnement des prébendes et gratifications, par la production de choses tantôt émouvantes, tantôt captivantes, toujours spectaculaires, que le colonisé, parce que stupéfait, oublie difficilement ». [Mbembe 2007 : 50] Les labyrinthes de la colonie et le temps de l’exception. Fanon avec Benjamin Le rapport qu’instaure Fanon avec le présent, avec le « ici et maintenant », semble dans de nombreux passages converger avec la vision de Walter Benjamin ; leur sensibilité commune pour l’Histoire du point de vue des dominés, des vaincus, justifie d’ailleurs un parallèle déjà suggéré par certains auteurs, Homi Bhabha et Judith Butler notamment. La temporalité constitue en effet une dimension décisive de toute la réflexion théorique de Fanon, annoncée dès les premières pages de Peau noire, masques blancs : « L’architecture du présent travail se situe dans la temporalité. Tout problème humain demande à être considéré à partir du temps. » Mais la temporalité dont parle Fanon n’est pas une pure catégorie phénoménologique ; c’est au contraire une dimension qu’il entend connaître à partir de l’expérience des dominés, et qui, pour ces derniers, s’apparente au présage : « L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard ». On perçoit dans ces mots la certitude d’une rupture imminente, qui s’imposera bientôt dans toute sa violence – comme la prémonition d’une explosion longtemps contenue par la rhétorique du progrès, la force des armes ou la peur, trop longtemps ignorée par un pouvoir aveugle et brutal. Le temps de la colonie, vécu par les colonisés comme un temps immobile, c’est la suspension d’avant l’explosion, le souffle qu’on retient, les muscles qu’on contracte avant de sauter. C’est un temps d’attente qui rappelle le « signe d’un arrêt messianique de l’événement » (the sign of a Messianic cessation of happening) dont parle Benjamin dans la thèse XVII. Dans ce présent suspendu, en équilibre instable et immobile – « le temps s’immobilise, s’est arrêté » (« time stands still and has come to stop »), pour citer encore les Thèses de philosophie de l’histoire – dans ce temps de tromperies et d’abjection, Fanon saisit l’inexorabilité de la décolonisation, du « désordre absolu » qu’elle entraîne, rejoignant ainsi la position des matérialistes historiques, qui voient dans ce calme apparent une simple « chance révolutionnaire dans la lutte pour le passé opprimé » (« revolutionary chance in the fight for the oppressed past » [Benjamin,1969 : 263]). Pourtant, la guerre pour l’indépendance nationale n’éclatera pas comme un réveil soudain, mais comme la réponse à un signal attendu. Bien que contradictoire et ambigu, le processus de décolonisation est en effet « voulu, réclamé, exigé » de longue date. Dans le discours au Congrès international des écrivains et artistes noirs tenu à Rome en 1959, Fanon précise ce qu’il veut dire en décrivant le renouvellement d’un monde qui, parce qu’il laisse émerger dans les chants, le théâtre, la littérature, une souveraineté finalement reconquise, perd peu à peu son « caractère maudit » et permet « l’inévitable confrontation ». L’articulation entre Histoire, racisme et culture apparaît dans un passage évoquant les changements subtils produits par la décolonisation dans les corps mêmes des colonisés, dans leur manière de respirer, jusqu’au geste de l’artiste taillant du bois : « Sur le plan artisanal, les formes sédimentées et comme frappées de stupeur progressivement se tendent. Le travail du bois par exemple, qui rééditait par milliers certains visages ou certaines poses, se différencie. Le masque inexpressif ou accablé s’anime et les bras ont tendance à quitter le corps, à esquisser l’action. » [DT : 616-617] Les membres, les attitudes, les objets semblent se désintoxiquer et se réanimer progressivement. La décolonisation s’apparente à une métamorphose capable d’impulser du mouvement aux corps destitués des colonisés en libérant ce qui n’était plus qu’une culture « momifiée », « encapsulée », « enkystée ». Mais ne pas accepter passivement une tradition culturelle, ne pas la considérer comme figée dans le temps (ou cédant au conformisme) implique aussi d’assumer ses responsabilités envers les générations précédentes : « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » [DT : 589] La proximité avec ce qu’écrit Benjamin est ici impressionnante : « Il existe une entente secrète entre les générations passées et la nôtre. Notre venue était attendue sur terre. Comme toutes les générations qui nous ont précédés, nous avons reçu en dot une faible force messianique, sur laquelle le passé a des droits. Ces droits ne se laissent pas satisfaire facilement. Les matérialistes historiques le savent bien. » [Benjamin, 1963 : 254]15 Fanon ne demande pas au colonisé de prendre son mal en patience ou – pour parler comme Sartre – de se contenter de la « carotte de l’intégration ». Il ne serine pas au Malgache le refrain d’un soi-disant complexe de dépendance pour rendre compte d’une révolte ayant coûté la vie à cent mille personnes. Il lui suffit de rapporter leur souffrance, leurs conflits, leurs prétendus complexes à la situation historique dans laquelle ils vivent, en leur montrant où naît leur incertitude, leur névrose, leur misère – « le reste viendra tout seul, et l’on sait de quoi il s’agit. De la fin du monde, parbleu. » [PNMB : 237] La nécessité de ce changement fait écho à ce que Benjamin appelait « la conscience de faire sauter le continuum de l’histoire » (« the awareness […] to make the continuum of history explode »), propres aux classes révolutionnaires en lutte. C’est en effet au moment du danger que le dominé fait de nouveau irruption dans l’Histoire, en se réappropriant le passé dont il était dépossédé : il ne le laisse plus l’assiéger ; la mission qui l’attend est dans l’avenir. Cette réappropriation, différente de celle que réalise le travail de l’historien, est néanmoins médiée par l’expérience, par des images tirées d’un territoire souterrain et interdit [Taussig, 1984 : 87-109]16, par un écart irréversible qui fait exploser le temps ossifié de la colonie. Le projet que Fanon ne cesse de réaffirmer – se libérer du joug d’un passé mystifié et immobile, « Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence » [PNMB : 249-250] – semble en définitive s’inscrire dans le sillage de la vision messianique esquissée dans la sixième thèse de Benjamin: « Articuler historiquement le passé ne signifie pas le reconnaître tel qu’il était vraiment […] Cela signifie saisir un souvenir au moment où il éclaire un moment de danger » (« To articulate the past historically does not mean to recognize it “the way it really was” […]. It means to seize hold of a memory as it flashes up at a moment of danger ») [Benjamin, 1963 : 255] Au rosaire des événements glissant entre les doigts d’un certain historicisme, Benjamin et Fanon opposent tous deux l’urgence d’un « concept d’histoire » qui corresponde à la condition des damnés, au point de vue des vaincus, de ceux pour qui la règle est l’exception, « l’état d’urgence » [Lowy, 2001]. Ce qui rapproche assurément Fanon de Benjamin, c’est qu’ils sont l’un et l’autre immergés dans l’histoire immédiate, l’action, la violence de la guerre et l’effort pour réfléchir sur une expérience vécue à la première personne : celui qui écrit « à l’instant du danger » imprime nécessairement à ses phrases un rythme particulier, les inscrit nécessairement dans les secousses du fragment et le silence tendu des nuits sans sommeil. Leur projet commun est la rédemption du passé, le salut. Mais, loin de se limiter à annoncer les événements, ils indiquent aussi les zones d’ombre et les contradictions de leur époque ; ils en prédisent les déchirures à venir. À l’écoute d’un langage haché, ou la cure de l’Histoire La colonie a fait se rencontrer différents « régimes d’historicité » [Hartog, 2003], différents imaginaires, objets, corps et désirs. Ses blessures ont produit des nouvelles subjectivités. Pourtant l’« ennemi n’a pas cessé de vaincre » [Benjamin, 1963]. Alors qu’en vains débats on s’interroge sur la validité juridique des catégories de génocide ou de colonie appliquées à tel ou tel cas, en Palestine, les colons continuent d’expulser de leur maison, de leurs champs, ceux qui y vivent et y travaillent, et de nouveaux murs construisent de nouveaux apartheids. Le présent n’est plus celui de Fanon, mais les ennemis et les hypocrisies qu’il combattait sont loin d’être vaincus, et nous ne manquons pas aujourd’hui de raisons de nous inquiéter de la multiplication des grillages électrifiés et des violences arbitraires commises souvent au nom des principes mêmes que dénonçait le psychiatre martiniquais. Alors qu’en vains débats on s’interroge sur la validité juridique des catégories de génocide ou de colonie appliquées à tel ou tel cas, en Palestine, les colons continuent d’expulser de leur maison, de leurs champs, ceux qui y vivent et y travaillent et de nouveaux murs construisent de nouveaux apartheids, dans le silence d’une indifférence funeste et sous les silhouettes macabres des drones. Les damnés d’aujourd’hui semblent faire écho aux souvenirs douloureux de cette époque et confirmer les prophéties de Fanon quant aux conséquences sur les générations futures : « Dans l’introduction non publiée dans les deux premières éditions de L’An V de la révolution algérienne », observe Fanon dans une note, « nous signalions déjà que toute une génération d’Algériens, baignée dans l’homicide gratuit et collectif avec les conséquences psychoaffectives que cela entraîne, serait l’héritage humain de la France en Algérie. » [DT : 626] La France et l’Algérie, mais plus généralement l’Europe et l’Afrique, l’Occident et le monde arabe : d’un côté comme de l’autre, Fanon semblait déjà entrevoir les effets dévastateurs des violences et des abus dont il avait été témoin, ainsi que la reproduction des luttes fratricides. L’Algérie constitue à cet égard l’un des prismes les plus dramatiques de la colonie et de son tragique héritage, comme des formes particulières de mal-être et de mensonge qui en caractérisent encore aujourd’hui le douloureux souvenir (Beneduce, 2012 ; Sayad, 2001). Bien qu’il me soit impossible ici d’étayer précisément cette affirmation, je voudrais en conclusion m’appuyer sur la pensée de Fanon pour l’appliquer à ceux qui incarnent aujourd’hui par excellence la figure des damnés : les clandestins, les demandeurs d’asile, les réfugiés, les fils d’immigrés, tous plus ou moins aux prises avec les ombres d’un passé inexpiable et les diverses logiques de l’exclusion et de l’assujettissement. Dans « Les conduites d’aveu en Nord-Afrique » [1955], l’un de ces brefs articles rédigés à quatre mains et encore méconnus, Fanon explore (avec Lacaton) la relation entre colonisés et pouvoir, en l’occurrence judiciaire. Les auteurs s’y demandent pourquoi les Algériens coupables d’« actes criminels », souvent pris en flagrant délit, se rétractaient après avoir avoué leur crime et clamaient leur innocence en se remettant à la volonté d’Allah. Menteurs et impulsifs comme tous les Nord-Africains ? Fous ? Fanon ne se contente pas de préparer ses expertises, il va bien au-delà. En tant qu’expert, il doit comprendre pourquoi ces derniers nient leurs actes aussi éhontément. Mais par un écart argumentatif, il se demande si ces accusés peuvent vraiment assumer la responsabilité de leur geste dans un monde qui ne les reconnaît pas comme sujets de droit, face à un groupe social auquel ils ne se sentent liés qu’à travers les rets de l’administration coloniale. Admettre leur faute signifierait accepter un système de règles auquel ils ne sont guère soumis. Ce que ce texte remet au centre du débat contemporain, c’est la question du mensonge, ce que j’ai appelé ailleurs l’économie morale du mensonge [Beneduce, 2011 : 7-70] thème qui, comme la transgression ou la violence, traverse toute l’œuvre de Fanon : « Le problème de la vérité doit également retenir notre attention […]. Au mensonge de la situation coloniale, le colonisé répond par un mensonge égal. » [DT : 462] Si, à l’époque où il écrivait, la psychiatrie banalisait ces actes et ces questions en les ramenant à l’impulsivité criminelle de « l’esprit arabe », aujourd’hui, un ensemble similaire de malentendus, d’indifférences et de violences s’entremêlent pour produire le même effet chez ces jeunes immigrés souvent nés en Europe mais prisonniers des replis d’une identité marquée par l’histoire troublée de leur famille. C’est ainsi que Sayad [Sayad, 2006 : 29] voit dans le mensonge le chiffre fondamental de la condition de l’immigré – mensonge envers soi-même et envers sa famille, pour conclure : « Tout laisse penser que l’immigré d’aujourd’hui est l’homologue du colonisé d’hier. Il n’est qu’un colonisé nouvelle manière. Un colonisé au-delà de la colonisation. » [Sayad, 1999] Version moderne du labyrinthe, où l’on voit se répéter le jeu sans fin d’une existence empoisonnée, jalonnée d’illusions, de reproches, de sentiments de culpabilité amplifiés par les soupçons des institutions qui les considèrent souvent comme de faux malades, de faux réfugiés, de fausses victimes de la torture. Comment dès lors imaginer une citoyenneté qui ne soit pas provisoire et vide de sens ? Dans le travail que je mène depuis des années au Centre Fanon, l’écho de problèmes lointains ne cesse de revenir avec insistance, et révèle à quel point notre société des droits de l’homme est encore incapable de voir dans les immigrés des sujets de droit ou d’écouter leur parole, leur demande de reconnaissance. On ne compte plus les exemples d’une clinique qui reste sourde à leur appel17, ou d’une législation qui, pour motiver les refus de protection humanitaire ou d’asile politique, conclut inexorablement : « les conditions de reconnaissance du statut de réfugié ne sont pas remplies » : « Quand il ne reste plus que la violence pour exister politiquement, écrit Sayad, […] quand il ne reste que la participation violente par la violence, pourquoi s’en priver ? Quand on ne peut exister politiquement que par l’infraction à l’ordre public, c’est-à-dire politique, quand on ne peut exister légalement devant la loi qu’à la condition d’enfreindre cette loi, plus rien ne s’opposera à enfreindre l’un et l’autre. » [Sayad, 2006 : 22-23] Dans ce cercle infernal, Sayad – et quiconque travaille avec les immigrés – reconnaît sans mal « la variante moderne, c’est-à-dire atténuée, de ce que furent, en d’autres temps et d’autres lieux, les assujettis aliénés de toutes espèces. » Une fois encore, le mensonge répondra au mensonge : mensonge de l’immigré, mensonge du clandestin qui, avant de tout quitter, brûle ses papiers [Pandolfo, 2007 : 329-363. Beneduce, 2008 : 505-527], s’invente un nom et une histoire, un peu comme autrefois dans la colonie. « En régime colonial, la gratitude, la sincérité, l’honneur, sont des mots vides. » [DT : 661] Cela ne signifie absolument pas que ces actes ne soient déjà le fait d’un Sujet, ou qu’il soit impossible d’exercer sur ce genre de ruses ou d’escapisme une forme de pouvoir, d’agency – bien au contraire. L’enjeu est de comprendre quelles formes de subjectivité se construisent dans ce dispositif labyrinthique, hanté par les bureaucraties modernes, et quelle vérité, quel Sujet, annonce le « mensonge » du clandestin. Comment aurait réagi Fanon face à ces regards inquiets ? Comment aurait-il repris leurs mots fautifs, leur « manque de collaboration », leur haine, pour y retrouver la volonté indocile de se réapproprier – en un seul geste – le passé qui avait exclu leurs pères et le monde qui continue à les oublier ? L’immigré est toujours soupçonné d’être superflu, de « trop » [Sayad, 1999], ce qui fait écho aux jugements dont les colonisés faisaient autrefois l’objet. Pourquoi s’étonner que ces attitudes nourries par le soupçon nourrissent à leur tour la défiance et l’agressivité, surtout chez ces jeunes immigrés dont la parole est interdite, la subjectivité confisquée et la mémoire niée [Cherki, 2006] ? Grâce à l’ethnographie de Sayad, l’immigré devient un « analyste vivant des régions les plus obscures de l’inconscient social. » [flesh-and-body analyser ; Bourdieu et Wacquant, 2000 : 178]. Un tel jugement me semble résumer parfaitement les considérations exprimées ici, surtout si l’on se souvient avec Sayad que la migration reproduit les réactions caractéristiques de la situation coloniale précisément parce qu’elle est le lieu par excellence où se renouvelle le rapport de force « entre, d’une part, une société, une économie, une culture dominantes et, d’autre part, une société, une économie, une culture dominées. » [Sayad, 2006 : 168]18 Même si aujourd’hui la migration est loin d’être réductible aux seules logiques du travail et de l’économie prises en compte par Sayad, même si bien d’autres raisons et bien d’autres problématiques règlent les parcours et les subjectivités des réfugiés et des demandeurs d’asile, le fantasme de la raison coloniale continue souvent à envahir les narrations et les expériences des immigrés. Dans ce territoire d’images et d’héritages refoulés, de regards méfiants, ce qui se fait entendre, c’est le discours de celui qui sait ce que c’est que la violence, de celui qui a été forcé d’en devenir la victime ou le témoin, de celui qui aspire à devenir un sujet de droit. Les récits des réfugiés et des demandeurs d’asile résonnent dans des espaces où il est apparemment difficile de voir des liens ou des articulations cohérentes, et qui pourtant ne sont jamais des espaces d’absence19. Porter attention à leur « langage haché », à la « rupture radicale » avec le passé dont ils sont d’une manière ou l’autre le témoignage, 20 tel est l’objet d’une ethnopsychiatrie critique qui se force à penser leur désir de rédemption, fidèle à l’esprit dans lequel Fanon concevait l’écoute des damnés et la cure de l’Histoire. NOTES COMPLÉMENTAIRES 1 Tout en continuant à explorer les contributions de la psychanalyse et de la psychiatrie ou les limites de leurs théories et de leurs catégories diagnostiques, c’est aux questions de la cure et de la violence, de la lutte pour la libération ou des complicités perverses du personnel sanitaire qu’il consacrera décidément plus d’espace dans le contexte algérien, du fait de leur urgence même : après Peau noire, les références à Lacan disparaissent et l’analyse de la souffrance psychique sera directement liée à l’aliénation d’un monde divisé ou aux effets de la répression. Mais contrairement à ce que soutient Gendzier, cela ne signifie pas qu’il ait eu à « répudier la psychanalyse pour accéder à la politique » : c’est la différence de contexte et de « situation » qui imposent leur programme, leurs priorités : se contenter de faire de la psychanalyse alors qu’au même moment ses patients algériens se faisaient poser des électrodes sur les testicules, c’aurait été répéter purement et simplement l’erreur de Mannoni à Madagascar. Je tiens ici à remercier Nigel Gibson pour avoir lu une première version de cet article et m’avoir donné des suggestions précieuses. Je rappelle ici, parmi les nombreux ouvrages qu’il a consacré à Fanon, son dernier livre Fanonian Practices in South Africa: From Steve Biko to Abahlali baseMjondolo (New York : Palgrave, 2011), qui donne de la pensée de Fanon une nouvelle articulation avec les problèmes irrésolus du présent et de la post-colonie. Je remercie également Christiane Achour, qui a patiemment relu les différentes rédactions du texte. 2 Je ne veux pas dire par là que Fanon ait traité exhaustivement tous les problèmes auxquels il s’est attaqué (ni même qu’il aurait pu le faire, tous ses écrits ayant été publiés en l’espace de dix ans seulement) mais plutôt qu’il n’en a omis aucun, y compris les plus difficiles, les plus douloureux, depuis le racisme des Arabes envers les Noirs jusqu’aux divisions régnant parmi les colonisés, du rôle des tirailleurs sénégalais dans la répression des révoltes anticoloniales (comme à Madagascar) aux contradictions des bourgeoisies nationales, ou encore du repli nostalgique sur les valeurs de la tradition aux tentations d’un « mimétisme nauséabond » à l’égard des dominants. C’est l’ampleur de son regard critique qui fait de sa pensée un réservoir illimité (quoiqu’assurément peu commode) pour l’analyse des processus psychiques et sociaux caractéristiques de la postcolonie – j’y reviendrai. 3 N.C. Gibson rappelle que le sujet du dernier ouvrage de Fanon, c’est « aussi ce monde nouveau et émergent qu’est le monde ‘décolonisé’, dont les problèmes sont encore aujourd’hui devant nous », 2007 : 79. 4 Voir le travail de J. McGuire sur A. Khatibi, 1992. 5 Ce n’est pas un hasard si Fanon envisage le schéma corporel de Lhermitte à partir de ce qui s’impose en revanche comme un schéma « historico-racial » : « J’avais créé au-dessous du schéma corporel un schéma historico-racial. Les éléments que j’avais utilisés ne m’avaient pas été fournis par "des résidus de sensations et perceptions d’ordre surtout tactile, vestibulaire, cinesthésique et visuel" [selon ce que Lhermitte avait pu écrire], mais par l’autre, le Blanc, qui m’avait tissé de mille détails, anecdotes, récits. Je croyais avoir à construire un moi physiologique, à équilibrer l’espace, à localiser des sensations, et voici que l’on me réclamait un supplément » [PNMB : 155]. La littérature afro-américaine offre plusieurs exemples de cette épidermisation raciale : tel est le cas de la petite Pecola dans le roman de Toni Morrison [The Bluest Eye, New York, Vintage, 2007, 1ère éd. 1970], dont l’obsession de devenir blanche aux yeux bleus, et même « invisible » (45), se mêle à la violence familiale dont elle est victime et à la folie qui en dira, à sa manière, la vérité. 6 C’est là, sans aucun doute, l’un des aspects les plus modernes de la pensée de Fanon. Ses thèses annoncent nombre des idées qui seront au centre de travaux comme ceux de T.J. Csordas [« Embodiment as a Paradigm for Anthropology », Ethos, 1, 1990, pp. 5-47] ou de N. Scheper-Hughes et M.M. Lock [« The Mindful Body : A Prolegomenon to Future Work in Medical Anthropology », Medical Anthropology Quarterly, 1, 1987, pp. 6-41]. Voir aussi le numéro monographique de Politique africaine, « Politiques du corps » [ 2007, 107]. 7 Je remercie Simona Taliani de m’avoir informé de ces faits. Voir aussi le cas tragique de Jean-Marc Niçoise, natif de Saint-Claude, Guadeloupe, qui s’est suicidé en France après une histoire de racisme et de vexations. 8 On pourrait aussi appliquer à Fanon le commentaire de Foucault sur l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, en soulignant qu’il s’agit moins d’une interrogation sur le pourquoi que sur la manière dont le désir entre en jeu dans le discours ou l’action humaine, sur la manière dont il se déploie au sein du pouvoir politique et se développe pour renverser l’ordre des choses [Foucault, Préface à G. Deleuze, F. Guattari, Anti-Oedipus, The University of Minnesota Press, 2004, p. XIV]. 9 Le rapport entre imaginaire et pouvoir et entre imaginaire et domination n’est pas moins important. Dans une note du chapitre V de PNMB, « L’expérience vécue du Noir », Fanon rappelle que malgré la justesse de l’analyse sartrienne de la conscience aliénée, on ne peut oublier que le Blanc, ce n’était pas seulement l’Autre mais aussi le patron, réel ou imaginaire. 10 Pour Glissant, le dispositif symbolique serait inopérant dans les sociétés coloniales ; seul continuerait à être opérant le registre de l’imaginaire, en offrant aux colonisés des sources de résistance : « Le symbole, c’est ce qui nous permet de dépasser le réel, le rejoignant tout en le maintenant à distance, ce qui est une capacité fantastique de l’esprit humain. Mais dans les sociétés colonisées, cela n’est pas possible ; il y a le réel et il y a une impossibilité de symbole. Il n’y a pas d’impossibilité de l’imaginaire. L’imaginaire fonctionne, et l’imaginaire est même une des sources de la résistance. Mais le symbole comme lieu de résolution des irrésolus est impossible dans une société coloniale ou qui ne cesse de l’être ». Groupe de Cordoue, Jeanne Wiltord, « Journée de travail avec Edouard Glissant » (10/07/2007), http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=jwiltord100707. 11 Tout en constituant une défense « contre le désespoir et l’humiliation », les cultes de possession restaient aussi pour Sartre l’expression d’une aliénation venant s’ajouter à celle de la colonisation : « Ils ne peuvent pas choisir : ils cumulent. Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse toute la nuit, à l’aube on se presse dans les églises pour entendre la messe » [DT : 440]. L’historien E. D. Genovese rappelle que le déroulement des prières et des cérémonies religieuses des esclaves d’Amérique témoigne de leur « qualité spirituelle » et donne lieu à une forme de rédemption et d’auto-déification, conformément à l’interprétation webérienne de l’extase [E. D. Genovese, Roll, Jordan, Roll. The World the Slaves Made, New York, Vintage, 1972, p. 239].C’est un aspect que Fanon a pour sa part négligé. 12 Pour un approfondissement de ce thème, voir, outre bien sûr l’article cité de D. Fuss, R. Beneduce, « La potenza del falso. Mimesi e alienazione in Frantz Fanon », aut aut, 2012, 354, pp. 5-45 ; « La vie psychique de l’histoire. Fanon et les défis de la postcolonie », L’Autre, 2012, 13, 3, et S. Taliani, « Intuitions délirantes : l’aliénation ou les conséquences des désirs postcoloniaux », L’Autre, 2012, 13, 3. Voir aussi sur ce sujet ce qu’écrit Mbembe : « Voir n’est pas la même chose que regarder. Mais regarder et voir ont en commun de solliciter le jugement, d’enserrer ce qu’on voit ou celui qu’on ne voit pas dans d’inextricables réseaux de sens – les faisceaux d’une histoire. C’est l’une des raisons pour lesquelles la « race » en tant que forme de distribution du regard en colonie est un cercle d’airain. Dans la distribution coloniale du regard et de la voix, il y a toujours soit un désir d’objectification ou d’effacement, soit un désir incestueux 40. Mais le regard colonial a aussi pour fonction d’être le voile même qui cache cette vérité ». [Mbembe, 2007 : 44] 13 « Mimicry emerges as the representation of a difference that is itself a process of disavowal. Mimicry is, thus, the sign of a double articulation: a complex strategy of reform, regulation and discipline, which ‘appropriates’ the Other as it visualizes power. Mimicry is also the sign of the inappropriate, however, a difference or recalcitrance which coheres the dominant strategic function of colonial power, intensifies surveillance, and poses an immanent threat to both ‘normalized’ knowledge and disciplinary powers » [H. Bhabha, 1987 : 317-325]. Voir aussi Marriott, 2001 (je remercie Stefania Pandolfo de m’avoir fait connaître les travaux de Marriott). Fanon lui-même est du reste le premier à se méfier de l’imitation : « La grande nuit dans laquelle nous fumes plongés, il nous la faut secouer et en sortir […] Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. » [DT : 673] 14 Fuss : 24 : « The colonizer projects what we might call identification's “alienation effect” onto the colonized, who is enjoined to identify and to disidentify simultaneously with the same object, to assimilate but not to incorporate, to approximate but not to displace. Further, in attempting to claim alterity entirely as its own, the Imperial Subject imposes upon all others, as a condition of their subjugation, an injunction to mime alterity. The colonized are constrained to impersonate the image the colonizer offers them of themselves; they are commanded to imitate the colonizer's version of their essential difference. What, then, is the political utility of mimesis for the colonized, when mimesis operates as one of the very terms of their cultural and political dispossession under colonial imperialism? In recent feminist theory, mimesis is most frequently understood in opposition to the category of masquerade: “mimicry” (the deliberate and playful performance of a role) is offered as a counter and a corrective to “masquerade” (the unconscious assumption of a role). The critical difference between masquerade and mimicry-between a non-ironic imitation of a role and a parodic hyperbolization of that role-depends on the degree and readability of its excess. In this reading, mimicry resists and subverts dominant systems of representation by intentionally ironizing them. Postcolonial discourse theory understands mimicry in strikingly contrary terms, not as a tactic of dissent but as a condition of domination […]. In this second reading, mimicry subtends rather than disturbs dominant systems of representation; it operates as an emphatic instrument of political regulation, social discipline, and psychological depersonalization. Yet despite their apparent incompatibility, these two notions of mimesis cross, interact, and converge in ways that make it increasingly difficult to discriminate between a mimicry of subversion and a mimicry of subjugation, or at least to know with any degree of certainty their possible political effects. » 15 W. Benjamin : 254 : « There is a secret agreement between past generations and the present one. Our coming was expected on earth. Like every generation that preceded us, we have been endowed with a weak Messianic power, a power to which the past has a claim. That claim cannot be settled cheaply. Historical materialists are aware of that. » 16 Il m’est malheureusement impossible d’analyser ici dans quelle mesure la prophétie de Fanon a été confirmée ou infirmée par ce que certains auteurs ont interprété, devant la prolifération d’accusations et de soupçons de sorcellerie, l’effervescence du religieux et les « ritual killings », comme un « réenchantement » de l’Afrique. 17 Dans un article consacré à la pratique clinique de l’ethnopsychiatrie, Giordano soutient que prendre en compte l’idiome culturel de la souffrance adopté par un immigré en fonction de ses modèles de référence peut avoir « des effets collatéraux » (sic !), et que la démédicalisation comporte des risques lorsque la « culture » est comprise comme un substitut du diagnostic psychiatrique, risques qui viennent s’ajouter au danger d’une prétendue volonté de « rééducation culturelle » du patient étranger. Le diagnostic psychiatrique – que l’auteure ne semble pas considérer comme tout aussi culturel – aurait pourtant le mérite de permettre des formes inédites de subjectivation et de soustraire les immigrés (en l’occurrence des femmes victimes de traite) à la « violence de la culture » [« Practices of Translation and the Making of Migrant Subjectivities in Contemporary Italy », American Ethnologist, 2008, 35, 4, pp. 588–606]. Au-delà de l’évidente confusion concernant des notions telles que la « citoyenneté culturelle » (concept formulé par Renato Rosaldo), et de la manipulation d’histoires cliniques différentes dans le cas pris en compte dans l’article pour des évidentes raisons de cohérence ethnographique, ce travail montre aussi que l’auteure est bien peu familière du travail psychothérapeutique. Voir aussi S. Taliani, « Coercion, fetishes and suffering in the daily lives of young Nigerian women in Italy », Africa, 2012, 82, 4, pp. 579-608. 18 Sayad, Les paradoxes : 168. Et aussi : « Si les émigrés ont, en règle générale, le sentiment que "tout tourne à l’envers, tout va de travers" dans leur monde […], c’est assurément parce que, à la manière des colonisés, ils portent en eux, produits de leur histoire, un système de référence double et contradictoire. Ayant intériorisé – déjà avant leur émigration et indépendamment de leur émigration deux morales contradictoires, quotidiennement contredites par leur expérience de l’émigration, ils sont réduits à entrechoquer à propos de toutes choses des points de vue contradictoires. Considérée de la sorte, l’émigration n’est pas sans rappeler le précédent de la colonisation, et la situation des émigrés celle des colonisés. » (166) 19 Je pense à ce passage de Toni Morrison dans une conférence donnée le 7 octobre 1988 : « Je pense que les choses invisibles ne sont pas nécessairement "pas là" [not-there] ; qu’un espace peut être vacant sans être vide [that a void may be empty but not be a vacuum] » [T. Morrison, « Unspeakable Things Unspoken: The AfroAmerican Presence in American Literature », in The Tanner Lectures on Human Values, University of Michigan, p. 136, http://www.tannerlectures.utah.edu/lectures/atoz.html#m.] 20 L’expression « langage haché » est de Fanon, et fait référence au récit du survivant d’un massacre : « Tout cela est dit dans un langage haché, l’attitude demeurant hostile, hautaine, méprisante » (DT, p.634). La formule « rupture radicale » (complete break) est par contre de Glissant, qui fait référence à Fanon même, à sa séparation définitive de la Martinique, à son engagement : « To act on one’s ideas does not only mean to fight, to make demands, to give free rein to the language of defiance, but to take full responsibility for a complete break. The radical break is the extreme edge of the process of diversion » (1989, p. 25). Si Glissant fait évidemment référence au choix révolutionnaire de Fanon, je crois que une rupture analogue, pas moins radicale, peut être reconnue dans l’itinéraire de la plus part des réfugiés. BIBLIOGRAPHIE FANON Frantz, Œuvres – Les citations extraites des quatre ouvrages de Fanon (Peau noire, masques blancs ; L’An V de la révolution algérienne ; Pour une révolution africaine ; Les Damnés de la terre dorénavant désignés respectivement par les acronymes PNMB, AVRA, PRA, DT) sont tirées de la récente édition des Œuvres de Fanon, Paris, La Découverte, 2011, utilisée également pour toutes les références à l’introduction de Sartre aux Damnés de la terre, à la préface d’Alice Cherki à la nouvelle édition de ce texte (2002) et à la préface d’Achille Mbembe. ALLEG Henri, La question, Paris, Minuit, 1958 AMÉRY Jean, « L’homme enfanté par l’esprit de la violence » (1969), Les Temps Modernes, 635-636, 20052006. ARENDT Hanna, Introduction à W. Benjamin, Illuminations. 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