deux langues pour dire l _1

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deux langues pour dire l _1
DEUX LANGUES POUR DIRE L’ÂME CREOLE
Nicole Cage-Florentiny
Conférence donnée à Cuba, Casa des las Américas, le 19 mars 2008
De même que la perle naît de la blessure vive du coquillage, de même l’âme créole
surgit-elle du choc destructeur-fondateur, de la blessure originelle.
Comment dire l’indicible ? Comment, du néant de la traite négrière, du chaos de la
déshumanisation, de la violence de l’exil, de l’oubli forcé de notre culture d’origine,
comment faire surgir un être nouveau, doté d’une langue, d’une expression culturelle
propres, d’un fondement mystico-religieux à la fois source et expression de ce nouvel
ETRE ? Comment, de la violente ellipse qui nous fit passer des côtes africaines à ces
terres inconnues et forcément hostiles, fomenter un souffle créateur (littéraire,
artistique, religieux, etc.) inédit ?
Et pourtant, contre toute attente, l’incroyable s’est produit ! Par on ne sait quel génie,
quelle alchimie, les peuples antillais issus de l’esclavage sont parvenus à accoucher, pardelà la brume originelle, d’une identité bâtie de toute pièce, sur le lit même du mutisme,
de l’amnésie, de la négation de l’être, de l’acculturation, au point d’être en mesure,
aujourd’hui, d’offrir au monde une expression culturelle syncrétique avec laquelle
l’Occident est tenu de compter.
I/ L’arbre de l’oubli
« La traite des esclaves, qui a donné naissance à la société antillaise, a non seulement
arraché des Africains à leur terre natale, mais elle a détruit en même temps leurs attaches
culturelles. Cette mémoire orale qui naît aux Antilles à partir du XVIIe siècle d’un fond de
débris culturels éparpillés puis rassemblés en mosaïque par l’expérience commune d’une
réalité nouvelle, est donc fondamentale pour l’identité du peuple antillais (…) » nous dit
Ralph Ludwig dans sa préface à Ecrire la « parole de nuit », sous titre : La nouvelle
littérature antillaise.
Homme, neuf fois, autour de l’arbre de l’oubli tu tourneras, et toi, femme, sept fois tu
tourneras… Afin que toute mémoire soit effacée. Afin que tu ne te souviennes plus de rien de
ce que tu fus. Afin que, zombi devenu, tu ne songes même pas qu’il existait pour toi la
possibilité de te lever et de dire : « Non ! » Afin, qu’objet devenu, tu ne sois plus rien que la
source de notre enrichissement !
« (…) que je suis une bête brute, que mon peuple et moi sommes comme un fumier ambulant
hideusement prometteur de canne tendre et de coton soyeux, que je n’ai rien à faire au
monde1 »
Dans la promiscuité de la cale, anciens rois détenteurs d’esclaves, ex-esclaves de maîtres
africains, guerriers, amazones, hommes libres, griots et paysans, mères et jeunes filles nubiles,
enfants suspendus à des seins soudainement stériles, dans l’enfer de la cale, tour de Babel où
yoruba, bamiléké, fon, ashanti, etc. s’entrechoquent, se jaugent, s’essaient à trouver un
alphabet commun, dans une tentative désespérée de nommer l’innommable, de comprendre
cela qui se situe au-delà de toute humaine compréhension…
Dans l’étrangeté de cette terre qui oublia de se faire accueillante pour nos âmes hébétées ;
dans l’horreur d’un abrutissant labeur sous la férule de contremaîtres zélés…
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Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
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Dans l’opacité d’une langue qui ne savait qu’aboyer des ordres et dont nous sentions, sans
pouvoir la comprendre, qu’elle ne savait que nous nier…
Dans l’obligation d’apprivoiser un dieu qui foulait aux pieds les dieux de nos pères et au nom
duquel l’inacceptable se justifiait…
Dans l’impossibilité donc d’appeler comme il se devait les ancêtres à notre secours…
… nous eussions dû mourir mille fois, n’être que les zombis qu’ils avaient fait de nous, n’être
plus rien que les ombres fragmentées de ce que nous fûmes, « jouet sombre au carnaval des
autres2 »
Car nous l’affirme le poète béninois Nouréini Tidjani-Serpos3, « Le poète Noir en général (…)
se trouve en lutte, non seulement contre l’étrangeté d’une langue qui n’est pas sienne mais
encore toute sa civilisation, toutes les habitudes ancestrales issues des valeurs du Monde Noir
s’entrechoquent avec les points d’interrogation que suscite chez un locuteur une langue
étrangère. (…)
Et pourtant…
… d’un fond de débris culturels éparpillés puis rassemblés en mosaïque nous avons tenté à
tâtons, de nos mains malhabiles, de nos âmes écartelées, de faire davantage que survivre.
Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres4
J’écoute, oh oui, la virulente rumeur du sable offert à mes pieds. J’écoute la voix troublée de
l’arbre de l’oubli.5 Il demande pardon. Il ne fut que ce que les hommes, dans leur folie, firent
de lui : l’artisan de l’amnésie des miens, le réceptacle de leurs mémoires désormais balayées.
Tableau noir effacé d’un trait d’éponge cependant qu’ils ignorent, les assassins de l’âme, que
la craie blanche et le tableau noir ont su pactiser : d’invisibles particules de craie ont ainsi
choisi de se sacrifier et de s’enfouir dans les profondeurs du tableau pour, le moment venu, se
mettre à « parler en langues » la voix intarissable des âmes immolées. 6
D’abord le génocide oublié, On a tout pardonné, naïfs comme des enfants7 , quand nous fûmes
tentés de croire la rédemption possible, quand nous fûmes tentés de croire que le système
finirait fatalement par entendre nos cris informes lancés vers le ciel. Je hélais le monde et le
monde m’amputait de mon enthousiasme8.
Puis, avec l’enthousiasme et les illusions perdues, s’imposa l’urgente nécessité de bricoler, à
partir de ce si peu de matériau trouvé sur place ou miraculeusement sauvé de la traversée, une
vie un tant soit peu cohérente.
II/ Au commencement était le Verbe
Maman défend d’aller au bois
Papa défend d’aller au bois
Mesdames à cavaliers
2
Aimé Césaire
Œuvres complètes. Poésie du XXe siècle. Préface à Maïté
4
Birago Diop, Souffles
5
A Ouidah, arbre autour duquel les futurs esclaves devaient tourner dans le but de tout oublier de qui ils étaient,
transformés en zombis pour éviter toute révolte
6
Nicole Cage-Florentiny, Je suis née à Ouidah, roman à paraître
7
Eric Virgal, chanson Zanfan Kréyol
8
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs
3
2
Laissez-moi donc passer
C’est le tambour qui passe
C’est ma mère et mon père
Baisez qui vous plaira
Pour soulager ton père et mère
Mademoiselle entrez dans la danse
Examinez
Trois sauts en arrière
Et embrassez que vous pleura9
Alors et dans la douleur nous nous sommes appropriés la langue du maître. Nous lui avons
tordu le cou, à cette langue que l’on nous imposait, à cette langue tortueuse et vicieuse, nous
avons imposé nos trébuchements qu’ils appelèrent « faute », notre rythme, notre manière, nos
intonations propres. Nous l’avons colorée, parfumée, épicée du chatoiement de nos langues
maternelles. Nous l’avons également chargée de nos questions sans réponses, de nos
bégaiements, de nos douleurs sans nom. « Parler une langue, assure Fanon, c’est assumer un
monde, une culture. »
Mais cela ne suffisait pas encore. Il nous fallait nous arrimer à nos traditions, à nos langues
entremêlées pour trouver le moyen de nous dire autrement et de nommer la réalité nouvelle à
laquelle nous étions malgré nous confrontés. Les choses et les êtres existent quand on les
nomme. « N’oublie jamais la forêt ni la clairière / Ni les noms premiers noms forts / Qui
arrachent le mort à la mort... »10
A tâtons, nous avons fait surgir du néant cette langue neuve, le créole, qui, bien davantage que
le mélange forcé d’idiomes africains et de français zébré de vocables ayant survécu au
génocide amérindien, fut un cri collectif jailli de nos poitrines, un manifeste pour une vie
moins passive, moins subie.
Sous le couvert de la nuit, dans les veillées mortuaires, dans le murmure inlassable de ceux
qui veulent se souvenir et transmettre, dans ce que Glissant nomme la spirale du conte, la
parole prend corps, chair, vie…
Et si les deux langues –l’une officielle, autorisée, l’autre méprisée, dévalorisée, l’une pour la
nuit, ses mystères et sa protection, l’autre pour le jour, pour le paraître, l’une pour dire
l’essentiel, l’autre pour faire comme si, l’une pour cerner l’indicible et faire corps avec
l’opacité, l’autre pour les obligations socialo-administratives, formelles et au service d’un
dieu unique et tyrannique- si les deux langues donc cohabitent d’abord sans s’aimer, elles
finissent tout de même à faire l’une et l’autre, l’une malgré l’autre, l’une avec l’autre, trace en
nos psychés, à se rejoindre en un lieu indéfinissable encore –mais est-il besoin de le définir ?pour éclore en un syncrétisme baroque, au sens où le baroque est « la voix de l’inconscient qui
proteste contre la dictature rationalisée du conscient. »11
III/ Je veux tout !
Et si la parole parlée peu à peu se meurt, faute d’espaces propices, si la télé et l’Internet
stérilisent lentement mais sûrement le verbe, si le regard des maîtres de la parole se teinte de
tristesse avec le sentiment tenace d’avoir fait leur temps…
9
Chanson chantée par Robert Dessart, maître-conteur, chanson en français qui surgit, inopinée, dans un détour
de sa parole créole
10
Olympe Bhêly-Quenum, Une grande amitié, cité dans Poétique baroque dans les littératures africaines
francophones, Tome 1, Mahougnon Kakpo
11
Claude-Gilbert Dubois, Le baroque, profondeurs de l’apparence, Paris, Librairie Larousse, 1973
3
Si, parallèlement, la parole écrite, après un accouchement gagné de haute lutte, prend force et
offre au monde un style et une manière de dire indéniablement créoles c’est-à-dire
syncrétiques, pluriels, forcément métissés (puisque prenant source entre Afrique, Europe,
Asie et Amérique « indienne »), rien n’est cependant ni irrémédiablement perdu, ni totalement
acquis…
Pour ce qui est de notre oralité, des initiatives personnelles ou institutionnelles voient le jour
pour tenter de sauvegarder et de transmettre notre héritage oral.
Pour ce qui est de l’écriture, il nous reste encore, comme nous y invite Glissant, à, comptant
avec ce « barattement du temps, ce quelque chose que nous portons e nous, sans le savoir,
(qui) nous trouble et nous agite à co-inventer un chaos qui ne veut pas dire désordre mais
affrontement, harmonie, conciliation, etc.12 »
Il nous reste encore, avec Fanon, à manifester dans notre littérature que « l’homme est un OUI
vibrant aux harmonies cosmiques. (…)13
Il nous reste encore, avec Nouréini Tidjani-Serpos, à « aller de l’autre côté du miroir », à
inventer « une esthétique du dérangement14 »…
Il nous reste encore, avec Césaire, à proclamer notre être
« poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du Monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde »15
Et moi, l’écrivaine, je veux tout. Car heureusement Césaire, Fanon et Glissant. Heureusement
Suzanne, Ina Césaire. Heureusement Maillet, Pulvar, Dracius et Kanor. Heureusement Ménil,
Gratiant, Confiant, Chamoiseau, Monchoachi, Joko et Térèz Léotin. Heureusement Placoly,
Orville et Parsemain. Heureusement la verve gouailleuse d’un père Dessart.
Et que l’on ne me demande point de choisir entre négritude, antillanité, créolisation, créolité,
oraliture ou oralité et écriture.
JE VEUX TOUT et j’y ai droit !
J’ai besoin de Césaire, de sa parole chatoyante, de son rythme créole, j’ai besoin de l’aimer en
tendresse et respect. J’ai besoin d’un Glissant dont la puissance de la pensée me terrifie et me
convie à la verticalité la plus haute.
Je veux, oui, arc-boutée en ma négritude, déconstruite-reconstruite par ma créolité, revivifiée
par le souffle de la créolisation, ancrée en ma langue maternelle née de l’originel chaos,
habitée par la langue de l’autre faite mienne, revisitée, réinventée par mon souffle mon
rythme mes cris étouffés, ma violence éclatée, je veux car il n’est pas trop de deux langues
pour dire tout ce que je suis, je veux conjuguer ma voix malhabile au chœur des voix du
monde, je veux forger et proposer à ma terre et au monde mon chant des profondeurs
assoiffées de lumière. Je veux par la vertu de mon français chamboulé, co-créoliser le monde
c’est-à-dire offrir aux miens et au monde la folie féconde, le chaos « glissantien », le verbe
baroque, le généreux fouillis, l’incandescent magma, l’imaginaire sans bride, la salade
12
Edouard Glissant, Le chaos-monde, l’oral et l’écrit, dans Ecrire la parole de nuit
Peau noire, masques blancs
14
In Le décodage critique, atelier animé au Salon International des Poètes Francophones du Bénin, Cotonou,
Mars 2008
15
Cahier d’un retour au pays natal
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mexicaine colorée et savoureuse, tout cela qui jaillit de mes tréfonds en un joyeux et
constructif désordre, en un mot, une part de cette âme créole qui palpite en moi.
Et quand je prie, debout, les bras levés, le corps et l’âme offerts aux quatre vents, qui sait, qui
sait quels dieux, quelles déités (est-ce Ganesh dieu des obstacles ou Shiva le terrible, est-ce
Baron des cimetières, Erzuli l’ensorceleuse ou Marie la trop douce, est-ce Christ le maître du
pardon ou est-ce Egu le fondateur, est-ce Quetzatcoatl, Tata-Inti ou Pachamama, est-ce la
pluie, le vent, l’ange de l’air, celui du feu) recueillent les bribes de ma prière boîteuse pour
m’exaucer et me faire danser un eïa san-manman, un alléluia aléliron ? Oui, qui sait ?
Les œuvres citées :
Ecrire la « parole de nuit » - La nouvelle littérature antillaise Ouvrage collectif avec :
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, René Depestre, Edouard Glissant, Bertène Juminer,
Ernest Pépin, Gisèle Pineau, Hector Poullet et Sylviane Telchid
Folio Essais Gallimard
Aimé Césaire : Cahier d’un retour au pays natal
Frantz Fanon : Peau noire, masques blancs, Essais/Points, Editions du Seuil
Nouréini Tidjani-Serpos : Œuvres poétiques complètes Editions Acoria, Collection Paroles
poétiques
Archéologie du savoir négro-africain : Création esthétique et
littéraire Editions Afridic/Verba
Mahougnon Kakpo : Poétique baroque dans les littératures africaines francophones Editions
des diasporas
Claude-Gilbert Dubois, Le baroque, profondeurs de l’apparence, Paris, Librairie Larousse
5

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