Derrière le masque de Roland Barthes

Transcription

Derrière le masque de Roland Barthes
Qui est là ? Derrière le masque de Roland Barthes,
quelques simulacres d’Hervé Guibert
Frédérique Poinat
Birkbeck, University of London
L’écriture guibertienne est vampirisante : pourchassant et ingérant sans cesse ses doubles1,
auteurs littéraires, peintres, photographes, l’écrivain a poussé loin la leçon de Barthes : si
l’auteur est mort, ses personnages sont autant de fantômes à hanter, que le fantôme de
l’auteur peut aussi venir revisiter2. Dans cet article je me propose de voir comment, via
L’Image fantôme, Guibert s’amuse à porter quelques masques postmodernes empruntés au
théâtre original qu’est La Chambre Claire et à son image absente.
La Chambre Claire3 est un combat tragique entre les mots et les images : une première partie
avec des photographies connues, publiées où l’auteur recherche une « essence » de la
photographie à partir de son propre plaisir sans en être vraiment satisfait, et une autre, la
descente en soi qui conduit vers la photo essentielle, l’absente, l’intime, qui se tient dans une
parenthèse, cachée comme dans un médaillon funèbre, bien à l’abri du regard des autres, ici
du regard du lecteur :
(Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous,
elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du
« quelconque »; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut
fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium :
époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune blessure.) (p. 115)
L’image n’est donc pas montrée même si certains affirment le contraire4 ; elle sera alors
écrite, dans la veine de Roland Barthes par Roland Barthes qui se délivre, dans sa seconde
partie, du poids des images et du regard des autres. On n’en verra que le fantôme, qui baigne
le livre entier de sa lumière : en effet, la première photo que Barthes nous donne à voir, le
Polaroïd de Daniel Boudinet, est – comme la parenthèse – un corps de la présence et de
l’absence, un rajout qui donne en reprenant, un corps de substitution, un masque. Jamais
mentionnée par Barthes dans son analyse d’images, cette photo de Boudinet est en plus
(serait-elle comparable à « la part du plaisir que l’auteur s’offre à lui-même en terminant son
livre » de l’introduction de Roland Barthes par Roland Barthes ?), différente du corpus
choisi puisqu’elle est la seule photographie reproduite en couleurs, et la seule dont la nature
corresponde à un développement immédiat5.
Dans l’interview avec Didier Eribon « Hervé Guibert et son double », Le Nouvel Observateur, 18-24 Juillet
1991, pp. 73-75, Guibert explique : « Je crois qu’on est écrivain en étant lecteur. L’écrivain que je lisais – ou son
ombre, ou son fantôme – devenait presque un personnage de la fiction que j’écrivais. C’est à la fois un
personnage et un modèle. » (p. 74).
2 La parution de son journal intime Le Mausolée des Amants. Journal 1976-1991, nrf, Gallimard, 2001, voulue 10
ans après sa mort, est une visite post-mortem que l’auteur fait à ses personnages, ce qui élargit encore plus
l’espace du texte et les répercussions de « la mort de l’auteur ».
3 Toute ma pagination se réfère à l’édition suivante : Editions de l’Etoile/Gallimard/Le Seuil, 1980.
4 Diana Knight, dans l’article « Roland Barthes, or The Woman Without a Shadow », Writing The Image After
Roland Barthes, dir. par Jean-Michel Rabaté, University of Pennsylvania Press, 1997, pp. 132-143, identifie la
photo absente de la mère comme étant celle dont le titre est « La Souche ».
5 Un des textes de L’Image fantôme s’intitule « Polaroid » (pp. 117-120) ; le narrateur nous dit par exemple que
« Le Polaroïd, après la photo, veut accéder au statut d’art, et c’est son droit : on peut faire de l’art avec n’importe
quoi, des bouts de ficelle, une main posée sur une paroi. Mais la beauté et la force de ce matériel ne sont pas là,
elles sont dans son côté recraché, précipité et fragile, dans sa course angoissée à l’immédiateté, à reculons dans le
temps. » (p. 120).
1
© La Chouette, 2002
22
Greffe au statut particulier, de nombreux critiques6 ont déjà remarqué son lien lumineux avec
la présence de la mère : en effet, dans la recherche sysiphéenne du fils pour sa mère, dans ce
dédale d’images où la mère ne se ressemble vraiment qu’une fois, il existe un point de
reconnaissance fixe pour Barthes qui est la couleur, la lumière du regard :
Pourtant, il y avait toujours dans ces photos de ma mère une place réservée, préservée :
la clarté de ses yeux. Ce n’était pour le moment qu’une luminosité toute physique, la trace
photographique d’une couleur, le bleu-vert de ses prunelles. Mais cette lumière était déjà une
sorte de médiation qui me conduisait vers une identité essentielle, le génie du visage aimé.
(pp. 104-105)
Image-ersatz, image-miroir qui irradie sans point d’origine pour se refléter dans la seconde
partie, le Polaroïd de Boudinet fonctionne comme un masque mis à la disposition du lecteur,
qui laisse filtrer de l’être aimé son regard, sa lumière ; image interstice d’ouverture et
d’exclusion, de transparence murale, image de début et de fin de spectacle, ce moule va me
servir à développer quelques autres masques guibertiens.
Le corps double : le père référent
Dans L’Image fantôme7, l’auteur ne publie aucune photographie ; pour beaucoup de
photographies décrites, l’image n’a pas trouvé de développement pour des raisons
techniques (pas d’appareil disponible, développement raté, etc.). En tout cas, lors de chaque
petite fiction photographique, c’est l’écriture qui a pris le relais de l’image avortée : « Car ce
texte est le désespoir de l’image, et pire qu’une image floue ou voilée : une image
fantôme... » (p. 18).
Dans un petit texte du début du livre, « L’image fantôme » qui fonctionne comme une mise
en abîme du livre entier, le narrateur rejoue un scénario « d’après l’orgie » : pour
Baudrillard8, notre société postmoderne arrive après « l ’utopie réalisée », tous les chemins
de la production ayant été parcourus dans tous les domaines, tout ayant été libéré, il ne nous
reste plus qu’à simuler des scénarios qui ont déjà eu lieu. Au cœur de ce scénario, la
reproduction indifférente d’images ne distingue plus entre le réel et l’image et cette dernière
devient un simulacre qui précède et se substitue au réel. Dans un article intitulé « Hervé
Guibert : Writing the Spectral Image »9, Donna Wilkerson définit l’écriture guibertienne (de
L’Image fantôme aux écrits sur le sida) comme une prolifération de corps doubles produits
par l’image, comme autant de simulacres constituant un théâtre vivant d’avant la mort. Cette
remarque me semble particulièrement intéressante pour ce mécanisme de simulacres que
représente la séquence « l’image fantôme » : dans ce texte, le narrateur veut photographier sa
mère ; or, ce que la narration nous donne, ce n’est que la mise en scène de ce scénario car
l’image n’existera pas puisque la photo n’apparaîtra pas. Le narrateur joue alors avec la
certitude du noème barthésien « ça a été » pour lui substituer le simulacre du « ça n’a pas
été » : si pour Barthes la photographie est une attestation de présence, la mère guibertienne
est passée devant l’objectif mais est restée à l’état de fantôme, prise au piège dans un no
man’s land entre le non-développement de la photo et le travail de mémoire que doit fournir
le narrateur pour rechercher ses personnages. Pourtant, si l’on reprend cette séquence, on se
Voir par ex. Diana Knight (p. 138).
Ma pagination se réfère à L’Image fantôme, Editions de Minuit, 1981.
8 Voir Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Paris, Galilée, 1990.
9 Donna Wilkerson, « Hervé Guibert : Writing the Spectral Image. », Studies in 20th Century Literature, volume
N.2, 1995, pp. 269-88.
6
7
Frédérique Poinat
23
rend compte que c’est une situation très barthésienne qui est mise en scène, avec un duo
amoureux mère-fils sur fond d’absence du père – le fils ayant mis tout en œuvre pour
éliminer le père10 – et que la citation de « l’original » est omniprésente : on est ici au pays
des doubles. La personnalité de la mère est définie comme voulant ressembler à l’actrice de
cinéma Michèle Morgan, l’auteur pour la photo lui fait porter « le chapeau de l’adolescent de
Mort à Venise » (p. 15), et le narrateur cherche pour sa mère une robe « dont le souvenir
remontait à l’enfance » (p. 13), abolissant, de façon magique, le flot temporel (« j’arrêtais
momentanément le temps et le vieillissement, je retournais en arrière dans mon amour pour
ma mère », p. 14), incrustant sa mère dans un passé, comme l’enfant de la photo du Jardin
d’Hiver ; si la mère de Barthes pose avec son frère « dans la trouée des feuillages et des
palmes de la serre » (p. 106), l’image équivalente mise en scène dans L’Image fantôme est la
suivante : « j’arrangeai un des fauteuils blancs parmi les plantes vertes, le figuier, les
caoutchoucs » (p. 13). La photo absente barthésienne nous est décrite comme frappant par
son aspect fantômatique (« Perdu au fond du Jardin d’Hiver, le visage de ma mère est flou,
pâli. », pp. 154-155), ce que Guibert redouble encore en appliquant sur le visage de sa mère
une poudre « pâle presque blanche » (p. 13) : la mère guibertienne flotte, en effet, dans un
entre-deux, à la fois remake barthésien et tableau vivant et mort, corps que le fils prépare
pour l’au-delà (« que j’aie fini la préparation », « comme une reine avant une exécution
capitale » p. 14). Point d’ancrage essentiel du masque, le regard bleuté de la mère se retrouve
chez Guibert qui souligne « les yeux bleus » (p. 13) et la qualité de la lumière à plusieurs
reprises (« Puis je l’emmenai dans le salon, qui était baigné de lumière, de cette lumière
douce et chaude » – p. 13 – « comme si la lumière la baignait » – p. 14 – et, à défaut de
Chambre, « ce grand salon clair où le drame, en négatif, s’était joué », p. 17).
L’image obtenue est sans référent : lorsque le père développe la photo, l’image n’apparaît
pas : « Mais elle n’existait pas » (p. 15). Ce qu’il en reste, c’est la citation barthésienne, une
mémoire de couleur : « nous vîmes en transparence, contre la lumière bleutée de la salle de
bain, le film entier non impressionné, blanc de part en part. », pp. 15-16). Si le Polaroïd muet
de Boudinet ne nous laisse pas pénétrer de l’autre côté du rideau, la lumière bleutée de la
salle de bains fonctionne ici aussi comme un autre côté du miroir qui ne se laisse pas
pénétrer, un blanc, un pastiche – pour « copier » Jameson – qui aurait valeur de parodie
vide.11
Dans cette remise en scène de l’image essentielle de La Chambre claire, Guibert joue avec
l’idée de multiplication photographique, l’original n’étant pas distinct de la copie et
reproductible à l’infini. Ce double infini peut ainsi simuler complètement l’idée du référent
authentificateur et perdre l’existence de l’image barthésienne dans la multiplication de ses
possibles ; si pour Barthes, la découverte de la photo du Jardin d’Hiver « accomplissait pour
moi, utopiquement, la science impossible de l’être unique » (p. 110), la mère guibertienne
10 Selon Ralph Sarkonak, Guibert, dans cette petite séquence, tue à la fois son vrai père en l’excluant de la scène
mais aussi son père spirituel en réécrivant ce livre sur l’essence de la photographie. (« Not only does the everOedipal Guibert symbolically kill his biological father by having him leave the scene of the forbidden image even
before the preparations begin, he also murders his intellectual father by writing a book on the essence of
photography in which he seeks to go further in circumscribing the topic. ». Angelic Echoes. Herve Guibert and
Company, University of Toronto Press, 2000, p. 50.
11 Pour Frederic Jameson, une des manifestations du postmodernisme est l’apparition du pastiche défini comme
parodie vide, une parodie qui a perdu son sens de l’humour (« Pastiche is, like parody, the imitation of a peculiar
or unique style, the wearing of a stylistic mask, speech in a dead language : but it is a neutral practice of such
mimicry, without parody’s ulterior motive, without the satirical impulse, without laughter, without that still latent
feeling that there exists something normal compared to which what is being imitated is rather comic. Pastiche is
blank parody, parody that has lost its sense of humor (...) », « Postmodernism and Consumer Society », The AntiAesthetic Essays on Postmodern Culture, dir. Hal Foster, Bay Press, 1983, p. 114.
Frédérique Poinat
24
possède toutes les caractéristiques de la copie, à la fois doublure de cinéma, doublure
contrôlée par le père, fantôme rejoué et repoudré de citation filmique pour son fils : tout le
texte de L’Image fantôme qui multiplie ces images avortées se trouve pris dans ce processus
qui fonctionne comme une citation, une copie multipliable à l’infini de l’image blanche qui
devient ainsi un simulacre. Ce travail de copie, de réemploi du texte ou de l’image trouve
aussi son pendant dans le travail de Barthes : en effet, « la mort de l’auteur » suppose que
l’intertextualité règne et que le texte soit à la disposition du lecteur qui, en Bouvard et
Pécuchet, peut soit le copier fidèlement, soit l’insérer dans une autre aventure elle-même
transformable à l’infini. Dans L’Image fantôme, la copie littéraire multiplie « l’essence » de
l’image photographique selon Barthes, la copie singeant l’image unique de La Chambre
claire qui, même jalousement préservée par son auteur, n’est qu’une copie, un texte ouvert
dont le théoricien Barthes serait le premier à exiger la multiplication mais dont il enterre
jalousement le corps.
Derrière les rideaux
Ce que le mystérieux Polaroïd de Boudinet nous donne à voir, ce sont des rideaux très
légèrement et sensuellement ouverts, devant lesquels se trouve un coussin posé sur un divan
ou un lit ; sommes-nous sur le divan du psychanalyste ou dans l’attente d’un spectacle ? estce le début ou la fin de ce spectacle ? En tout cas ce peep show nous imagine, lecteurs,
voyeurs, utilisant notre imagination frustrée pour peupler ce lieu offert à notre regard vide.
Selon Victor Burgin12, La Chambre claire est une fiction écrite dans le bref moment d’entre
la mort de la mère de Barthes et la sienne, fiction dont le vrai message est « je souffre » ;
œuvre combinant plusieurs discours difficilement compatibles, phénoménologie et
psychanalyse – (Burgin analyse le « Punctum » psychanalytiquement), il considère cette
synthèse possible seulement si on la définit non pas comme une œuvre théorique mais
comme une fiction. Pour lui La Chambre claire pourrait être le roman autobiographique que
Barthes voulait écrire.
Le masque de la psychanalyse comme fiction est présent tout au long de L’Image fantôme.
La photographie chez Guibert est liée au désir, c’est un désir homoérotique qui s’avoue et
qui guide l’aventure photographique de ce texte : les exemples sont constants, le plus évident
étant la petite séquence « L’homosexualité » où l’allusion à Barthes est évidente :
Comment voulez-vous parler de photographie sans parler de désir ? Si je masquais mon
désir, si je lui ôtais son genre, si je le laissais dans le vague, comme d’autres l’ont fait plus ou
moins habilement, j’aurais l’impression d’affaiblir mes récits, de les rendre lâches [...]
l’image est l’essence du désir, et désexualiser l’image, ce serait la réduire à la théorie.
(p. 89).
En effet, si dans l’introduction de Roland Barthes par Roland Barthes l’auteur distinguait,
dans ses photographies de jeunesse le représentant, un « corps de dessous » et lisait « la
fissure du sujet (cela même dont il ne peut rien dire) », ce corps du dessous est affiché, chez
Guibert, aux yeux de tous, dans une radiographie de son torse qu’il a fixée sur la vitre : « La
lumière passe au travers de cet enchevêtrement bleuté de lignes osseuses et de flous
d’organes comme au travers d’un vitrail, mais surtout en affichant là, et à la vue de tous (des
voisins comme des visiteurs), cette radiographie, je placarde l’image la plus intime de moimême, bien plus qu’un nu, celle qui renferme l’énigme, et qu’un étudiant en médecine
12 Victor Burgin « Re-reading Camera Lucida », The End of Art Theory Criticism and Postmodernity, Macmillan
Education LTD, 1986, pp. 71-92.
Frédérique Poinat
25
pourrait facilement déchiffrer. Je n’ai plus chez moi aucune photo de moi, cela m’horripile
chez les autres, mais j’affiche là, avec un plaisir d’exhibitionniste, l’image d’une différence
de base... » (p. 68). Guibert retranspose ici le corps barthésien du dessous (son
homosexualité tenue entre parenthèses) dans une différence qui est d’ordre physique (le trou
au thorax est une image-clé de sa littérature) non pas, en fermant les rideaux, mais en
exposant aux yeux de tous ce corps transparent.
Dans le dernier texte de L’Image fantôme, « Les secrets » (p. 171), la parole psychanalytique
fonctionne comme un masque que l’on se passe, à l’infini : dans cette séquence, le narrateur
se reconnaît comme le patient qui vient de se mettre à nu (« – A t’avoir raconté cette histoire,
je m’en sens complètement vidé. Cette histoire est mon secret, tu comprends ? ») et qui vient
d’effectuer son transfert sur le lecteur qui joue le rôle de l’analyste. Ce dernier, qui a intégré
ce secret va, à son tour, s’en servir en toute liberté et le passer à autrui. (« Mais maintenant
ton secret est devenu aussi mon secret. Il fait partie de moi, et je me comporterai avec lui
comme avec tous mes secrets : j’en disposerai au moment venu. Et il deviendra le secret
d’un autre. »). Les secrets chez Guibert se volent librement dans les paroles et les textes ; s’il
a emprunté ceux de La Chambre claire et joué librement de ses intertextualités ; le livre
écrit, son masque, est maintenant à la disposition du lecteur qui peut le conduire vers
d’autres espaces. On ne peut s’empêcher de citer le Journal qui nous le redit si
poétiquement : « il y aurait dans l’écriture un fantasme d’insémination, d’enfantement :
mettre vingt ans après sa mort, un siècle après sa mort, un fantasme d’écriture dans un corps
étranger. » (p. 130). Le corps textuel guibertien est comme la parole psychanalytique, un
corps qui circule, qui emprunte, mais toujours un corps amoureux, scénario entre le père et le
fils.
Dernier acte
Si pour Barthes la photographie est née du théâtre13, dans une des dernières séquences de
L’Image fantôme, Guibert rejoue Barthes, en le mettant en scène comme personnage : dans
« La photo au plus près de la mort », Guibert recycle Barthes, cette fois non plus comme
théoricien mais comme personnage de roman, en le faisant apparaître sous les initiales
« R.B. » : l’identité est cette fois clairement avouée, il s’agit de « l’écrivain » qui « vit seul
avec sa mère » (p. 148) et le discours qu’on lui attribue est bien le sien – ou son pastiche –
puisqu’une idée essentielle de La Chambre claire est d’avoir situé la mort dans la
photographie14 ; il s’agit une fois de plus d’un remake possible de l’image manquante,
puisque le narrateur nous dit avoir demandé à Barthes la permission de le photographier avec
sa mère mais cette dernière étant morte entre-temps, cette demande avait été sans réponse.
La photo restée à l’état de simulacre était envisagée « un peu plate » (p. 149), empruntant
directement au vocabulaire de Barthes (« Avec la Photographie, nous entrons dans la Mort
plate », p. 145).
13 « On connaît le rapport originel du théâtre et du culte des Morts : les premiers acteurs se détachaient de la
communauté en jouant le rôle des Morts : se grimer, c’était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort :
buste blanchi du théâtre totémique, homme au visage peint du théâtre chinois, maquillage à pâte de riz du Katha
Kali indien, masque du Nô japonais. Or c’est ce même rapport que je trouve dans la Photo ». La Chambre claire,
p. 56.
14 « Tous ces jeunes photographes qui s’agitent dans le monde, se vouant à la capture de l’actualité, ne savent pas
qu’ils sont des agents de la Mort. » La Chambre claire, Seuil, pp. 143-144.
Frédérique Poinat
26
Guibert, avec cette séquence, boucle la boucle des simulacres : l’image de la vraie mère avec
son fils n’existera pas. Le trio œdipien une fois de plus reconstitué – Barthes, sa mère (selon
lui devenue à la fin de sa vie son enfant) et le narrateur photographe – restera de l’ordre de
l’imaginaire.
Au pays des copies, cette version postmoderne a voulu rejouer la photo du Jardin d’Hiver
avec ses vrais personnages présents sur la même image et Barthes dans le rôle du père. Mais
les rideaux du théâtre peuvent s’ouvrir, en cette fin de livre, on sait que les acteurs
guibertiens ne sont plus que des doublures : citations de citations, ils ne sont même pas
toujours vivants pour pouvoir rejouer. Le masque n’est plus un masque tragique mais un
polaroïd parmi d’autres, déchet au développement immédiat mais au temps de vie dérisoire,
comme ceux du héros du film de Wim Wenders qui s’en sert « comme pour doubler sa
solitude d’une trace, pour s’en détacher, et aussi pour accroître la distance qui le sépare du
monde, en le mettant en boîte, et en le faisant tomber sous forme de vignettes dérisoires,
comme la viande hachée à la sortie du pressoir. » (L’Image fantôme, pp. 119-120)
L’Image fantôme revêt ainsi le masque barthésien de la mère absente, masque offert au
lecteur dans l’image vide du Polaroïd de Boudinet, pour en multiplier les emplois : l’image
absente est le mécanisme-clé de L’Image fantôme, qui, dans ses résurgences infinies,
s’attaque au père-référent et à ses théories. La fiction guibertienne retourne le masque
barthésien sur son auteur, en multipliant les scènes avec la mère, le « ça a été » devient un
lieu de simulacre. Le masque aveugle du psychanalyste soulève le voile des non-dits des
désirs barthésiens et les emprunte à sa guise. Et en faisant porter à Barthes son propre
masque, en le transformant en personnage, le narrateur le renvoie à ses textes, à ses
intertextualités, et le met à mort à nouveau. Bien sûr, on pourrait aussi dire qu’en s’attaquant,
une fois de plus, à la figure du père (le fils avec le père est l’image-source de la littérature
guibertienne), le fils ne fait, ainsi, que « masquer » son amour pour le père15…
Frédérique Poinat
Birkbeck, University of London
[email protected]
15 Au sujet des relations personnelles entre les deux hommes, voir « Hervé Guibert et son double » précédemment
cité et « Fragments pour H. », Roland Barthes, Œuvres Complètes, tome 3, Seuil, pp. 1297-1298, qui est une
lettre de Barthes adressée à Guibert.
Frédérique Poinat