Roland Barthes, Maître à penser incontestable de la Nouvelle

Transcription

Roland Barthes, Maître à penser incontestable de la Nouvelle
Roland Barthes, Maître à penser incontestable de la Nouvelle Critique.
Par Mohamed Ould Bouleiba
Professeur de Littérature Générale et Comparée
Départements Langue littérature Françaises et Arabes
Université de Nouakchott
C’est dans les années cinquante que se développe en France une nouvelle réflexion sur l’acte d’écriture menée
par Roland Barthes, qui était le maître à penser d’un nouveau mouvement dénommé La Nouvelle Critique,
réflexion illustrée dans ses ouvrages Le Degré zéro de l’écriture et surtout dans Critique et vérité.
La parution de ce mouvement a déclenché le débat célèbre qui a opposé en France la Nouvelle Critique à la
critique universitaire dont l’exemple le plus frappant est la polémique entre Roland Barthes et Raymond
Picard à propos de Racine. Barthes ayant publié en 1963 Sur Racine1, où il étudie l’œuvre de Racine dans une
perspective structurale et avec un vocabulaire analytique, R. Picard, spécialiste de Racine, réplique avec
Nouvelle critique ou nouvelle imposture, où il reproche à Barthes un « impressionnisme idéologique d’essence
dogmatique », un manque de clarté et une subjectivité2 qui l’empêchent de chercher la vérité de l’œuvre, et qui
sont la voie pour « laisser libre cours à ses démons »3. L’année d’après, Barthes publie Critique et Vérité (1966)
où il précise sa démarche.
Le livre Critique et Vérité apparaît ainsi comme la mise au point des prétentions de la nouvelle critique.
Celle-ci se veut avant tout scientifique (« attentive » préférerait dire Alain Robbe-Grillet, lors d’une célèbre
Emission sur France Culture du 23-2-1987)4, et va participer de l’activité structuraliste. Roland Barthes, pour
définir ses objectifs, disait dans un article intitulé « Qu’est ce que la critique » paru dans son ouvrage Essais
critiques5: « On pourrait dire que pour la critique, la seule façon d’éviter la « bonne conscience » ou « la
mauvaise foi » (...) c’est de se donner pour fin morale, non de déchiffrer le sens de l’œuvre étudiée, mais de
reconstituer les règles et contraintes d’élaboration de ce sens ». L’impulsion de cette Nouvelle Critique
française avait été donnée par la traduction de La morphologie du conte de Propp (publié en Russie en 1928,
traduit en français en 1965 et 1970) et de l’étude de Jakobson et Claude Lévi-Strauss sur les chats de
Baudelaire. Comment alors définir cette nouvelle critique et ses tendances dans lesquelles notre Barthes a été
omniprésent ?
On peut distinguer trois étapes:
1- La première nouvelle critique est parallèle à la constitution des sciences humaines qui agissent contre le
savoir réducteur du 19ème siècle. Ainsi apparaissent la psychocritique freudienne et la sociologie de la
littérature. Toutes deux tentent de remplacer la comparaison des contenus par la mise en rapport des
structures et de replacer cette structure dans un processus objectif (libido freudienne ou dialectique des
groupes sociaux).
2- L’existentialisme constitue la seconde période parallèle à la première où les philosophies de l’existence
combattent l’idéologie issue des sciences humaines et revendiquent le sujet. C’est le point de départ de la
critique thématique, qui passe par l’intuition.
3- Vers 1960 « s’opère le passage d’une pensée structurale à une pensée structuraliste »6.
Sur Racine est constitué de trois articles : le premier a été publié en 1960 dans le Club français, tome 11-12 du théâtre classique français. Le
deuxième est paru dans Théâtre populaire, n° 29 en 1958, le troisième dans Annales, n°3, en mai - juin 1960.
2 PICARD (Raymond), Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1965, p. 62.
3 Id., ibid., p. 71.
4Emission sur France Culture du 23-2-1987 Alain Robbe - Grillet, Gérard Genette, Jean Yves Tadié et autres...
5
Le Seuil Coll. Points 1964, p. 253
6 CESBRON (Georges), “ Nouvelle critique ou critiques nouvelles? ”, l’Ecole des lettres, N°11, 1er avril 1984-1985
1
1
La linguistique représente le modèle idéal parce que son système des rapports de la parole a éliminé le sujet
parlant et ne se soucie pas de la signification de l’énoncé. Le référent est écarté comme extra-littéraire. C’est la
primauté du signifiant. Ecrire devient un verbe intransitif. L’analyse littéraire se porte alors sur la recherche
d’unités significatives composant le texte et sur les rapports entre ces unités.
Cela pourra aboutir au renouveau de l’analyse du récit, à l’analyse stylistique de Barthes qui est fortement
présent dans ce mouvement par son ouvrage S/Z, lecture d’une nouvelle de Balzac, Sarrasine, travail qui s’était
fait au cours d’un séminaire à l’école Pratique des Hautes Etudes entre 1968 et 1969, mais aussi avec (Propp,
Greimas), et aboutira à la théorie des formes romanesques (Figures III de Genette).
Néanmoins en ce qui concerne cette critique, nous proposons ici les distinctions suivantes:
A. LA SEMIOTIQUE
Dans le premier courant que nous appellerions sémiotique, nous mettrions Barthes avec L’aventure
sémiologique (comprenant notamment « Eléments de sémiologie », et « Introduction à l’analyse structurale du
récit ») et S/Z. S/Z est une étude accomplie à partir de cinq codes (le code herméneutique, le code
symbolique, le code proaïrétique, le code culturel ou gnomique et le code des connotations) qui forment un
réseau par où passe la structure du texte. Le relevé de ces codes dans la lecture de la nouvelle de Balzac
montre la structure de cette dernière, son tressage, son tissu: elle est un texte, Barthes lui donne la définition
suivante dans S/Z :
« le texte, pendant qu’il se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les
doigts de la dentellière: chaque séquence engagée pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend
pendant que son voisin travaille; puis quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le tambour »7.
Mais aussi, nous métrions dans ce courant Greimas, Propp, le groupe Tel Quel, Julia Kristeva. Pour Georges
Cesbron, l’un des historiens de ce mouvement : « Cette période s’inscrit en gros entre L’introduction à l’analyse
structurale des récits (1966) et S/Z (1970) de Barthes, le second travail déniant en quelque sorte le premier, par
abandon du modèle structural et recours à la pratique du Texte infiniment différent (…). Le Texte, au sens
moderne, actuel, que nous essayons de donner à ce mot se distingue fondamentalement de l’œuvre littéraire:
ce n’est pas un produit esthétique, c’est une pratique signifiante;
ce n’est pas une structure, c’est une structuration ;
ce n’est pas un objet, c’est un travail et un jeu ;
ce n’est pas un ensemble de signes fermés, doué d’un sens qu’il s’agirait de retrouver, c’est un volume de
traces en déplacement ;
l’instance du Texte n’est pas la signification mais le Signifiant… »8.
Pour Barthes tout dans le texte est signe; ce qu’implique le syntagme, c’est leur succession; à partir de là on
peut dégager une grammaire du récit (en dégageant par exemple les fonctions). Ce découpage fait, il peut
s’ensuivre l’établissement d’un paradigme au niveau même de ces fonctions. L’exemple que donne Barthes
dans « L’analyse structurale des récits », en parlant de la nouvelle de Flaubert, Félicité, est le suivant :
« l’intrusion du perroquet dans la maison de Félicité a pour corrélat l’épisode de l’empaillage, de l’adoration,
etc... »9.
Dans cet exemple, le paradigme réside dans le choix à opérer après, entre autres épisodes, l’obtention du
perroquet : empaillage ou non, adoration ou non...
BARTHES (Roland), S/Z, Paris, Seuil, 1970, coll. points p. 166.
BARTHES (Roland) “ L’aventure sémiologique ”, L’aventure sémiologique seuil 1985, p. 12-13
9 BARTHES (Roland) “Introduction à l’analyse structurale des récits” Communications 8, 1966, repris dans L’analyse structurale du récit, Seuil,
collection Points, 1981, p. 14.
7
8
2
B. LA POETIQUE
Dans un deuxième courant, la poétique, nous mettrions aussi Barthes, Todorov, Genette et Bakhtine. « Ce
n’est pas l’œuvre littéraire elle-même qui est l’objet de la poétique: ce que celle-ci interroge, ce sont les
propriétés de ce discours particulier qui est le discours littéraire. Toute œuvre n’est alors considérée que
comme la manifestation d’une structure abstraite générale, dont elle n’est qu’une des réalisations possibles,
c’est en cela que cette science se préoccupe non plus de la littérature réelle, mais de la littérature possible, en
d’autres mots: de cette propriété abstraite qui fait la singularité du fait littéraire, la littérarité »10 .
C. LA SOCIOLOGIE DE LA LITTERATURE
Dans un troisième courant de cette nouvelle critique concernant la sociologie de la littérature, dont le chef
incontesté demeure Lukacs, nous trouverions Goldmann et Bakhtine : bien qu’ils soient étrangers à la France
leurs idées font partie de l’univers littéraire et culturel français, et Barthes était sympathisant de ce courant
dont les fondements sont marxistes.
Sans rentrer dans les détails nous trouvons au centre de la pensée de Goldmann le concept de « vision du
monde » commun aux groupes d’hommes se trouvant dans les mêmes conditions sociales et économiques,
l’écrivain exprime ce système, « toute grande œuvre littéraire ou artistique est l’expression d’une vision du
monde. Celle-ci est un phénomène de conscience collective qui atteint son maximum de clarté conceptuelle
ou sensible dans la conscience du penseur ou du poète. Ces derniers l’expriment à leur tour dans l’œuvre
qu’étudie l’historien en se servant de l’instrument conceptuel qui est la vision du monde : appliquée au texte,
celle-ci lui permet de dégager :
a) l’essentiel dans les ouvrages qu’il étudie.
b) la signification des éléments partiels dans l’ensemble de l’œuvre »11.
La réflexion doit encore être approfondie en se demandant pourquoi cette vision « s’est exprimée dans
cette œuvre, à cet endroit et à cette époque, précisément de telle ou telle manière »12. Reste aussi à s’interroger
sur les écarts constatés entre l’œuvre et la vision du monde qui lui correspond.
Barthes à ce propos va plus loin : il ne s’agit pas pour lui que le langage se mette à doubler d’une certaine
façon la réalité, c'est-à-dire la littérature. Barthes pense qu’il ne s’agit pas de se contenter d’une approche
sociologique mais en quelque sorte anthropologique, il faudra aller plus loin vers l’origine de l’humanité. Il
disait « puisqu’au fond il semble qu’il y ait toujours eu une fonction littéraire. Mais cette fonction a-t-elle
toujours été la même, ou bien comme dans le cas du vaisseau Argo qui gardait toujours le même nom mais
était fait de pièces qu’on changeait perpétuellement ». Barthes pense à ce propos « qu’il manque une histoire
de la conception que l’on s’est faite de la littérature à travers les siècles. Il s’agirait de récapituler les fonctions
que l’on a attribuées à la chose littéraire et qui n’étaient pas forcément ses vraies fonctions »13.
Enfin je résumerais le cheminement de la pensée de Barthes, pensée qui a commencé par Le Degré zéro de
l’écriture et Essais critiques, une réflexion à la fois marxiste et sartrienne ; il se transforme plus tard dans son
ouvrage Mythologies14 en mythologue empirique de la société, en sémioticien inspiré de Saussure, avec Sur
Racine, dont la démarche sémiotique s’est précisée peu à peu jusqu’à Eléments de sémiotique (1964).
C’est véritablement une révolution que la critique littéraire a traversé dans le milieu du XXème siècle,
rompant radicalement avec les coutumes de la tradition universitaire figée dans le biographisme à la SainteBeuve, Lanson, et dont Roland Barthes est le maître à penser.
TODOROV (Tzvetan) Qu’est ce que le structuralisme ? 2- Poétique Le seuil, Coll. Points, 1968, p. 19-20.
(Lucien), Le dieu caché, Paris Gallimard, Coll. Bibliothèque des idées, 1955, p. 28.
12 Id., ibid.
10
11GOLDMANN
BARTHES (Roland) dans Littérature et société, Colloque organisé conjointement par l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de
Bruxelles et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1967.
13
14
Paris, Seuil, 1957.
3