« Un homme avait deux fils » ou la parabole de la parole retrouvée

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« Un homme avait deux fils » ou la parabole de la parole retrouvée
« Un homme avait deux fils »
ou la parabole de la parole retrouvée et de la joie partagée
Luc 15, 11~32
« Un homme avait deux fils ».
Voilà, cette fois-ci nous y sommes à cette fameuse parabole de l’évangile de Luc. Et, chose
promise chose due, je ne m’y déroberai pas. Cependant, avant d’y entrer pleinement, un
bref rappel des épisodes précédents1.
Jésus est en route. De foules le suivent. Parmi ces gens-là, il y en a qui font des grands slurps
de reproches, parce que chez ces gens-là, « on n’ caus’ pas, Monsieur / on n’ caus’ pas »2, on
murmure : comment, cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! Ce sont
les pharisiens et les scribes, ces spécialistes de la Loi, qui emmurmurent Jésus de leurs
propos prononcés à voix basses. Et Jésus de faire éclater cette grande muraille des langues
de serpents – comme se serait écrié Jean le baptiste – en prenant la parole, et ce faisant en
la libérant en lui rendant son statut de langage donc de partage. Et il y a de la joie quand elle
circule à nouveau librement. Il y a de la joie au ciel quand le berger a retrouvé sa brebis
égarée ou quand la femme a pu enfin remettre la main sur sa pièce d’argent qui était
perdue. Il y a de la joie parce que le berger comme la femme ne peuvent garder la bonne
nouvelle pour eux et s’en vont la partager avec leurs voisins/voisines, leurs amis/amies. L’un
et l’autre clament, et la joie circule, et la joie se communique, elle se partage. Alors, dans le
ciel, les anges se réjouissent de toute cette joie parce que Dieu a créé les êtres humains pour
la joie de la parole et non pour la tristesse du complot. C’est alors que prend place notre
parabole.
Première question, et non des moindres : comment la nommer, car ce faisant, c’est déjà lui
donner un sens particulier ? Le titre le plus connu est celui de « parabole du fils prodigue »
qui insiste sur l’aspect dépensier du second fils qui dilapide sa part de bien de la fortune du
père – pas très positif, c’est le moins que l’on puisse dire. Cependant, je l’ai peu trouvé dans
des éditions récentes… sauf dans la dernière traduction liturgique catholique qui remonte
juste à quelques mois. La Bible de Jérusalem, dans sa version de 1998, si elle garde l’adjectif
prodigue lui adjoint d’autres termes : le fils perdu et le fils fidèle : l’enfant prodigue. Titre
alambiqué et moralisateur qui n’a que l’avantage de mentionner les deux fils. Les
traductions dites protestantes préfèrent ne citer en exergue que le second fils. « Jésus
raconte la parabole du fils perdu », pour la Parole de Vie ; « la parabole du fils perdu et
retrouvé », pour la Nouvelle Bible Segond. Quant à la Traduction Œcuménique de la Bible,
elle est constante dans ses versions avec la « parabole du fils retrouvé ». C’est chez Osty que
j’ai trouvé le titre le plus surprenant : « le fils perdu et retrouvé, et le fils fidèle, orgueilleux
et jaloux : l’enfant prodigue ». Ce titre a le mérite de montrer combien cette parabole est
complexe et qu’il est difficile de la nommer sans l’enfermer dans un champ unique
d’interprétation. Pourtant, il n’y a que peu de personnages principaux : un père, un fils aîné
et un fils cadet. Certains exégètes ou commentateurs, pour faire simple, la désignent comme
1
2
Cf. les prédications du 18 janvier 2015 (Du murmure à la parole) et du 8 février 2015 (Quelle joie si on me dit)
Jacques Brel, « Ces gens-là »
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« la parabole des deux fils ». Mais quid du père qui semble totalement absent de tous ces
titres ?
Pourtant, n’est-il pas celui qui ouvre la parabole : « Un père avait deux fils », le premier à
être mentionné, les deux autres personnages n’existant qu’en rapport avec lui ? Et il est celui
qui la clôt par ses propos : « Il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était
mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé ». Le père dont Rembrandt a fait la figure
centrale de son célèbre tableau : « Le retour du Prodigue ». Toute l’ossature de cette œuvre
est dans la stature du père. Il en est l’épine dorsale. Sans lui, sans sa présence, tout
s’écroulerait : le fils cadet n’aurait pas de lieu ou appuyer sa tête, et le fils aîné dans la
pénombre n’aurait plus aucune raison d’être là, et les autres personnages regarderaient
dans le vide. Le père, l’omniabsent des titres, ne serait-il pas dès lors le sujet central de la
parabole ? Il existe une interprétation, jusque-là classique, qui consiste à voir dans ce père
bienveillant, l’image de Dieu qui court à la rencontre du fils repentant, qui accueille, qui
pardonne, qui se réjouit et qui invite au partage de cette joie. « Notre père qui es aux
cieux », dit la prière. Notre père… ce père-là peut être le nôtre si nous savons nous tourner,
ou plutôt retourner vers lui, en d’autres termes vivre une conversion. Amen et ainsi soit-il…
Seulement, il y a comme un léger problème dans une telle lecture. Contrairement aux deux
autres paraboles qui précèdent celle-ci que je ne sais plus trop bien comment nommer, Jésus
n’en donne pas une leçon religieuse : « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui
se convertit », ou « il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se
convertit ». Ici, rien de tel dans la bouche de Jésus : pas de ciel, pas d’anges, pas de pécheur
qui se convertit… pas de conclusion, sorte de leçon religieuse. Juste les paroles du père déjà
rappelées qui, elles, n’ont rien de religieux dans leur expression, si ce n’est dans leur
intention. Un père a deux fils… le reste est affaire d’interprétation voire de surinterprétation,
ou quand l’intention du lecteur devance sa lecture.
Une autre lecture est possible, qui s’attache davantage à ce que dit et ce que ne dit pas le
texte dans son vocabulaire même. Une telle lecture utilisant, avec d’autres plus
traditionnels, les outils que la psychologie contemporaine met à sa disposition a été
développée par la pasteure Lytta Basset3. Par exemple, elle reconnaît que dans cette
histoire, il est bien question d’une cellule familiale composée d’un père et de deux fils.
Aussitôt, elle se rend compte de l’absence de figure féminine : pas question d’une mère. Elle
se demande : pourquoi ? Le texte ne le dit pas. Cependant, cette absence est au moins aussi
criante que la présence des autres personnages. Tellement criante que Rembrandt l’a
introduite dans son tableau à travers les mains du père dont un spécialiste comme Paul
Baudiquey4 a montré que si l’une est masculine l’autre est féminine. Seulement voilà, ce que
Rembrandt a introduit, parce que dans son génie il sent bien qu’une telle présence féminine
est nécessaire à l’équilibre de l’ensemble, n’est pas dans le récit de la parabole. Cette
absence inexpliquée et inexplicable en tant que telle – qui doit donc rester une énigme –
marque le déséquilibre de cette cellule familiale.
Autre élément important : le rapport entre les 3 personnages principaux : le père et ses deux
fils.
Le fils cadet qui est dans la revendication. « Donne-moi », dit-il à son père. Plus tard,
personne ne lui donne des gousses que mangent les porcs. « Donne »… voilà un fils qui veut
3
4
Lytta Basset : « La joie imprenable » ; éd. Albin Michel
Paul Baudiquey : « Le retour du Prodigue » ; éd. Mame
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tout. Il veut qu’on lui donne. En même temps, il n’est pas un voleur. Certes, il veut, mais il ne
prend pas. Il demande à son père, de façon impérative, et il aurait bien voulu qu’on lui
donne de quoi manger. Il est dans une dévoration que rien ne peut satisfaire. Il est dans une
consommation immédiate… et finit par se retrouver sans rien. C’est même là qu’il finira par
se retrouver… lui-même, enfin.
Le fils aîné, lui, a tout. Il a toujours tout eu, comme le lui rappelle son père, mais il n’a jamais
osé rien prendre, rien demander. Il a toujours obéi aux ordres du père, ne lui a jamais rien
demandé, et n’a rien obtenu : « tu ne m’as jamais donné ». Lui aussi est dans une
manducation, mais rentrée. Il est dans la frustration.
Un fils qui dit « donne » et un autre qui aurait bien voulu mais n’a jamais osé, et face à eux
un père… qui ne dit rien… tout du moins au début. Car il est là le déséquilibre au sein de
cette famille : la parole ne circule pas. Seul le cadet prend la parole, sans la rendre à qui que
ce soit ! Il lui faut un effort immense et une famine étonnante pour dépasser ce stade.
Famine étonnante, car comment se fait-il que les porcs aient encore de quoi manger quand
les humains, eux, n’ont plus rien ? Signe qu’elle est d’un autre ordre qu’alimentaire. Et si elle
était de parole, libre et circulante. Le fils cadet a faim… sans savoir de quoi. Jusque-là, il n’a
fait que dilapider son bien, c’est le seul à parler… mais ne dialogue pas. Et si sa faim était de
paroles échangées qui le nourrissent enfin véritablement. Alors, il entre en lui-même. Ce
faisant, il agit comme bon nombre d’entre nous lorsque nous devons oser une parole que
nous savons importante et peut-être risquée. Il entre en lui-même. Il répète comme
l’amoureux transi de tant de films qui doit déclarer sa flamme ; ou comme on se prépare à
un entretien professionnel, répétant intérieurement ce qu’il faut ou ne faut pas dire,
prenant parfois des conseils auprès d’un coach. Il se dit alors : je vais aller chez mon père et
je lui dirai : « Père j’ai péché contre le ciel et contre toi ». Voici que dans une simple phrase, il
a rétabli la relation entre lui et le père, entre un je et un tu. C’est une fois dépouillé de tout
ce qui l’encombre que le fils cadet peut s’en retourner véritablement vers son père et que
leurs retrouvailles sont possibles… à condition que le père aussi fasse un bout de chemin.
Ce père qui, jusque-là, n’a rien dit, qui a accédé à la demande de son fils sans rien lui
répondre. J’avais un père un peu comme celui-ci : il ne répondait pas aux questions que nous
avions finies par ne plus poser ! Ce père n’est pas Dieu – père idéalisé ou fantasmé. Il est un
père réel qui est aussi dans le manque : il guette le retour du fils cadet. Il sent que son fils
n’est pas parti pour toujours. Alors, il regarde de loin, et quand il voit, il court. Si le fils cadet
a dû entrer en lui-même pour découvrir son véritable manque, le père a dû regarder au loin
et sortir de son propre soi pour aller à la rencontre de cet autre qu’est son fils. Là, c’est le
retour à la vie. Le père, étrangement, ne répond pas à la demande de son fils de le traiter
comme n’importe quel serviteur. Pour une fois, il n’accède pas à sa requête. C’est impossible
pour lui. Il fait autre chose et le réintroduit dans sa fonction de fils. Si, en psychanalyse, le
père est celui que la mère reconnaît comme tel, ici, en l’absence de la mère, le père se
révèle père au moment où il endosse pleinement cette fonction. C’est quand le père est
père que le fils devient le vivant – en l’occurrence redevient le vivant qu’il n’aurait jamais dû
cesser d’être. Et cela est source de grande joie, d’une très grande joie.
Enfin, le fils aîné… peut-être le plus à plaindre des trois. Au début, il ne dit rien, lui non plus.
Et à la fin, il refuse d’entrer, il explose de colère et dit n’importe quoi en accusant l’autre, les
autres… son frère d’avoir mangé l’avoir du père avec des filles, des prostituées (mais qu’en
sait-il ?)… le père de l’avoir négligé en ne lui donnant pas même un chevreau pour manger
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avec ses amis (et pourquoi pas avec des filles, des protituées ?)… Fils aîné qui, enfin, ose dire
sa frustration qui est grande, qui lâche tout, d’un seul coup…
Ensuite… la parabole ne se termine pas. Elle ne dit rien de plus que la réponse du père au fils
aîné. Ce dernier, va-t-il recevoir cette parole du père et entrer avec lui pour se réjouir en
présence du cadet tant honni ? Mystère… L’essentiel n’est pas là. Imaginez une fin, si elle
vous manque. Personnellement, je n’en ai pas besoin.
Je n’en ai pas besoin parce que cette parabole vient en écho aux deux autres, et surtout elle
répond à la question posée les deux dernières fois : la joie au ciel, c’est bien, mais qu’en estil de la joie sur terre ?
La joie sur terre existe lorsque la parole circule comme le sang dans les veines, comme la
sève dans le tronc, lorsqu’elle n’est pas mur-murant, lorsqu’elle ouvre la porte des cœurs et
des âmes de chacun à chacun. Et c’est un travail qui n’est pas facile parce qu’elle n’est pas
simple bavardage, oh que non ! La joie est là lorsque ce qui était perdu est retrouvé et que
cela se dit, se clame, surtout au sein d’une famille. Alors, il est juste et bon de se réjouir et
de festoyer puisque ce qui était dans la mort et revenu dans la vie.
Plus je lis ce grand chapitre 15 de l’évangile de Luc, plus je le trouve essentiel. Plus je lis cette
parabole, plus j’ai envie de la nommer : la parabole de la parole retrouvée et de la joie
partagée. De plus, elle est parfaitement laïque puisqu’elle est complètement de la vie. Peutêtre est-ce pour cela qu’elle a inspirée, directement ou indirectement, tant d’œuvres
littéraires, de films, et même de chansons y compris dans le rock. Les Rolling Stones et le
groupe de métal Iron Maiden ont chanté « The prodigal son ». Et moi, je vais maintenant
avec cette certitude qu’il y a de la joie dans le ciel chaque fois que sur cette terre la parole
ouvre nos tombes mutiques et nous rend à la vie.
bruneau joussellin
bruxelles-musée
le 15 mars 2015
« Un hommes avait deux fils… »
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