TD-radio-Chapitre I

Transcription

TD-radio-Chapitre I
E41SLMC ­ TD radio I. Plan du Chapitre I 1. La radio, de l’invention aux propriétés du dispositif médiatique 1. De la diffusion à l’interactivité 1. L’invention : une vieille dame d’avant‐garde 2. Un enjeu de pouvoir 3. Les mutations du numérique 2. Propriétés différentielles et définitoires du dispositif radiophonique 2.1 Le son radio et l’oralité 2.2 La technologie 2. Les genres radiophoniques 2.1. Contraintes et évolution des formes radiophoniques 1. Média et demande sociale 2. Spécificités du formatage 3. Radio et foyer d’attention 2.2 Des genres ou des formats ? 1. Genres de discours et types de texte 2. Catégorisation et formations discursives 3. Formats et paradigmes journalistiques 4. Un exemple de paradigme journalistique : le cas de l’information radiophonique. 5. Typologie des séquences discursives radiophoniques 6. Attentes et anticipations 3. Parole radiophonique et infrastructure conversationnelle 3.2 Les entretiens publics radiodiffusés 1. Les formats institutionnels d’échange 2. Le public comme tiers 3.3 Typologie des entretiens publics 1.
Les différentes formes d’interview 2.
La forme débat 1
E41SLMC ­ TD radio I La radio, de l’invention aux propriétés du dispositif médiatique Introduction Avec les supports graphiques, la radio‐diffusion constitue l’un des plus anciens médias de masse, remarquable par ses facultés d’adaptation, en dépit du parfum de désuétude et d’obsolescence qui l’accompagne parfois. De fait, la radio se caractérise jusqu’à ces dernières années tant par la mobilité de ses usagers que par l’évolution de ses usages. C’est qu’au regard des autres formes d’expression et de communication médiatique, le discours radiophonique présente d’indéniables spécificités qui répondent aux mutations sociales et culturelles. On avancera que ces propriétés reposent d’une part sur la créativité historique d’un support technique qui tient lieu de canal de diffusion et, d’autre part, sur son format proprement sonore. Le fait est que l’évolution technique des procédés de diffusion est allée de pair avec la modification des formes d’expression et de communication radiophoniques, toutes deux étant indissociablement reliées aux pratiques et aux espaces sociaux de l’information, de la culture et du divertissement. Étudier les discours radiophoniques dans leurs manifestations récentes – ce qui constitue le cœur de cet enseignement – invite de la sorte à envisager les formes de production radiophoniques (typologie et étude de certains genres) à l’aide des outils théoriques de l’analyse du discours (AD) et de la conversation (AC) mais également en relation avec un certain nombre de considérants socio‐techniques (analyse des usages) et les intentions plus ou moins explicitement affichées des acteurs médiatiques (formats de programmation, des cibles d’audience…). 1. De la diffusion à l’interactivité Rappelons tout d’abord que la radio constitue le premier vecteur historique de télédiffusion de masse. Il repose sur une technologie dont l’évolution récente dans les domaines numériques, de l’internet et de la mobilité semble pour l’heure relativement peu altérer les pratiques et la fidélité d’un public massivement acquis et développé quelques décennies après l’invention elle‐même. Nous aurons à revenir sur ces pratiques traditionnelles : non seulement elles procèdent du média lui‐même mais encore en jouent. Nous n’insisterons pas longuement sur l’origine et l’histoire de la radio‐diffusion afin de ne pas alourdir les séances de td. Toutefois, un certain nombre de connaissances d’arrière‐
plan sont utiles pour appréhender les productions de ce média1. 1. L’invention : une vieille dame d’avant­garde La radiodiffusion (émission d'informations parlées par le canal d'ondes électromagnétiques) est issue des découvertes composites à quelques années d’intervalles de plusieurs physiciens (Maxwell pour les lois sur l’électromagnétisme et Hertz pour la transmission des ondes radiolélectriques) et ingénieurs : Ducretet et surtout Marconi, qui réussit en 1899 l’exploit de la première diffusion de messages sonores au‐dessus de la 1 Certains documents explicitatifs sont accessibles en annexe sur la page web du cours. Les références bibliographiques figurant sur le site et en fin de chaque volet apportent les compléments utiles. 2
E41SLMC ­ TD radio Manche par ondes hertziennes2. La technique de l’émission radiodiffusée est ainsi contemporaine du téléphone dont on pense encore à l’époque qu’il n’est destiné qu’à l’écoute, à domicile, de pièces de théâtre ou d’œuvres d’opéra. La technique de radiodiffusion n’est, de son côté, absolument pas destinée au public mais réservée à l’émission réception alternée dans le cadre d’échanges institutionnels d’Etat (des armées, notamment). Evolution de la technologie [cf. séquence transparent 01 p. 2] découverte ‐ des lois sur l’électromagnétisme (Maxwell) années 1890 ‐ de la transmission des ondes radio électriques (Hertz) premières transmissions (Marconi, Ducretet) premières stations années 1920 commerciales développement de la FM à partir de 1945 invention du transistor  miniaturisation des récepteurs 1947  extension de la diffusion radio nouveaux modes ‐ digital radio mondiale (DMD), années 1990 numériques de diffusion ‐ digital audio broadcasting (DAB), radiophonique ‐ internet En novembre 1917, survient un événement qui permet de dater historiquement la transformation de la technique de radiodiffusion sonore en média. Au cours de la Première Guerre Mondiale, la radio sert déjà en effet aux armées et à leur commandement de moyen de communication stratégique, donc marqué par la confidentialité et le secret militaires. Or, au début de la révolution russe, le gouvernement légal interrompt les liaisons téléphoniques et fait détruire les presses des journaux – même de ceux qui lui restent fidèles pour éviter que les révolutionnaires ne s’en emparent. Du coup, le croiseur Aurora, unité de combat insurgée devient aussi une station radio, à partir de laquelle est lancé sur les ondes un appel massif à la contre‐offensive sous la direction du soviet de Petrograd. Cet épisode historique ouvre très vite à un rôle prééminant de média sonore, à l’opposé de sa destination initiale : 1920 voit la première radiodiffusion d’une campagne électorale présidentielle nord‐américaine (auprès de 50000 récepteurs), l’année suivante connaît celle d’un premier journal, depuis l’émetteur de la Tour Eiffel et la création de la BBC en Grande‐
Bretagne. Cette place ne lui sera contestée par la télévision que dans les années 50. 2. Un enjeu de pouvoir On peut dire que la radio a présidé aux grands événements des deux tiers du XXème s. Des appels célèbres y ont été lancés (De Gaulle en juin 1940), des discours fameux y ont été tenus (Malraux au Panthéon sur les cendres de Jean Moulin : cf. infra en annexe) et l’idéologie des régimes de tous poils a pu y être distillée (Goebbels, le responsable nazi des affaires culturelles, appelait les Allemands ne disposant pas de récepteur à ouvrir les fenêtres pour mieux s’imprégner de la doxa hitlérienne diffusée par haut‐parleurs). On se souvient de l’antinomie célèbre Radio‐Paris VS Radio Londres dont les slogans sont restés dans la mémoire collective (« Radio Paris ment, Radio Paris est Allemand », « ici Londres, les Français parlent aux Français »). On sait quel rôle fut le sien en 1968 : la radio privée Europe 1 n’a‐t‐elle pas été surnommée « radio Barricades », au motif qu’elle transmettait en direct les manifestations, ce que ne goûtait guère le pouvoir de l’époque ? Ce dernier a d’ailleurs 2 En réalité, le véritable découvreur de la radiodiffusion est l’infatigable et prolifique ingénieur serbe Nikola Tesla, véritable génie de l’électricité. 3
E41SLMC ­ TD radio fait interdire l’usage des radios émettrices durant les événements de mai, jugeant les radios périphériques dangereuses pour l’ordre public avant de faire couper les fréquences des dites stations. Les pouvoirs politiques comprennent rapidement l’enjeu de la domestication du média radiophonique : l’ubiquité de la réception et de la diffusion le rend comparable au téléphone, la diffusion auprès d’un vaste public de récepteurs potentiels qui choisissent librement de devenir destinataires égale au moins l’offre éditoriale massive de l’écrit imprimé. De fait, la combinaison de l’instantanéité et de la diffusion, à domicile ou pas, auprès d’individus et/ou de groupes rassemblés ou dispersés de la population doit permettre à la propagande d’atteindre une audience populaire sans précédent. L’apparence immatérielle des ondes hertziennes ajoute à la performance de la diffusion en direct. En France, dès le départ, les relations entre média et pouvoir vont se cristalliser autour d’une longue chaîne de décisions liant plus ou moins directement la radio à l’Etat ou, au contraire, la dissociant relativement de lui. Du statut de « liberté contrôlée » (1923) pour les chaînes privées à la tutelle sous l’ORTF, puis aux organes plus récents de régulation, les responsables politiques ont entretenu avec la radio un rapport complexe pour y imprimer leur marque ou pour se soumettre aux formatages de sa télé‐communication publique. Certains modèles en sont issus, tels le débat de confrontation ou le journal d’informations parlées : diffusé depuis l’émetteur de la Tour Eiffel à partir de 1925, ce dernier proposait en une dizaine de minutes le tour des événements de la semaine… sous la houlette du Ministère des PTT de l’époque, en charge de la radiodiffusion ! Ce n’est que très tardivement, à partir de la deuxième moitié du XXème s. que la télévision commencera à concurrencer, pour le détrôner en termes d’audience, ce media princeps. 3. Les mutations du numérique L’issue de ce rapport de défiance/méfiance a été relativement trouvée dans la multiplicité des acteurs. La diversité des formats et des agrégats a permis un redéploiement de l’activité radiophonique, en sortant d’une politique de programmation « tout généraliste » par adaptation à la diversité des publics (c’est le cas notamment des chaînes à vocation thématique et communautaires). cf. fiche de travail annexe et transparent 01 diapos 3‐5 La même souplesse paraît s’être vérifiée également à l’arrivée de l’ère numérique et du web. Dès 1945, la découverte des transistors3 (qui, par métonymie, donneront leur nom aux nouveaux postes de réception) avait permis une miniaturisation des plus rapides, laquelle avait à son tour autorisé en quelques décennies, la portabilité des récepteurs et donc la mobilité des usagers. Depuis une décennie, des auditeurs en nombre croissant sont devenus des radionautes ou cyberauditeurs. Ces webauditeurs qui écoutent la radio par internet (dont beaucoup, dans un premier temps, sur leur lieu de travail) ont fleuri avec l’arrivée de l’ADSL dans les foyers. Il va de soi que, plus récemment, le podcasting, a encore accentué les usages d’écoute à la carte (principe sur lequel a été fondée Arte Radio en 2002). Comme l’indique le vocable français qui désigne cette pratique, la baladodiffusion permet une plus grande mobilité encore des auditeurs qu’au volant de leur véhicule par exemple. L’estimation Médiamétrie® 2007 évalue les webauditeurs à un taux de 13%. Ces nouveaux publics induisent naturellement de repenser les formats traditionnels. Nous y reviendrons plus amplement. Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater pour ce média déjà relativement ancien, un succès qui ne se dément pas. Cela tient peut‐être à sa particularité fondamentale 3 Ces composants électroniques sont à l’origine des micro‐processeurs actuels : sans leur invention, l’informatique n’aurait pas vu le jour. (cf. transparent p. 2). 4
E41SLMC ­ TD radio qui reste de pouvoir s’adresser à chacun individuellement (la radiodiffusion dans des lieux publics devient assez peu fréquente : grande surface, animation promotionnelle sur un site, retransmission sportive en l’absence de télédiffusion…) tout en le libérant pour d’autres activités (ce que la lecture ne permet guère !). De ce point de vue, les usages par rapport à la télévision se sont alignés sur ceux de la radio et non l’inverse. Le trop grand succès du média audiovisuel et de l’image trouve du reste une certaine limite que les plans médias des politiques et de leur conseillers en communication permettent de déceler : à trop banaliser leur image et ne pas permettre une expression suffisamment développée dans le temps, si précieux à la télé, celle‐ci pousse ceux‐là, quand ils veulent faire l’événement à commencer leur parcours à la radio, dans le cadre d’un entretien plus fouillé, par exemple. Si elle reste le média de la réactivité et de l’urgence événementielle, la radio est aussi assurément celui du temps choisi, sinon, dans l’absolu, d’une décentration réflexive (assignée préférentiellement à l’écrit). 2. Propriétés différentielles et définitoires du dispositif radiophonique 2.1 Le son radio et l’oralité À la fois matériau et support du dispositif radiophonique, le son (voix, musique, bruitage…) constitue une propriété du média lui‐même. Inscrite dans une tradition orale, dépourvue d’incarnation (celle des corps parlants), la radio a longtemps été délimitée par la construction d’univers strictement sonores. L’essor du numérique et d’internet présente de multiples critères d’une profonde altération de cette réalité qui n’en demeure pas moins essentielle (Charaudeau 2005 : 87). En dépit du renvoi à la page de l’émission concernée sur le site web de la chaîne pour accéder à des documents d’éclairage, de complément d’information, des coordonnées, des blogs, des forums, chats podcasts et autres téléchargements… l’attractivité pour le grain de la voix – et sans doute ce qu’elle représente d’intimiste et de sensuel– tient. On reste sensible, en effet, comme le souligne Charaudeau, à la « magie de la voix » liée à son omniprésence aux vertus fantasmatiques et des autres effets de construction sonores radiophoniques. Ce qui fait dire à Mac Luhan (1964 : 251) que la radio « touche les gens dans leur intimité. C’est une relation de personne à personne, qui ouvre tout un monde de communication tacite entre l’auteur‐speaker et l’auditeur. C’est là le côté direct de la radio. […] Des profondeurs subliminales de la radio surgit l’écho résonnant des trompes tribales et des tambours antiques ». La voix (timbre, registre tonal, mélodie, intensité, attaque, accentuation, débit) procède de l’instauration et du maintien (ou non) d’une ambiance sonore. Celle‐ci porte d’autant plus directement sur la relation et la dimension affective via le canal auditif que les autres sens ne sont pas sollicités au sens traditionnel sauf, évidemment (et c’est ce qui continue à les animer) par le biais d’avatars stimulants. L’étude du discours radiophonique offre d’évidence à approfondir ces aspects vocaux, rapportés à la dimension interactionnelle de ce dispositif médiatique, dimension dont nous présenterons les attendus théoriques de façon détaillée à partir de la troisième section de cette partie du cours. 2.2 La technologie Troisième élément du dispositif médiatique selon Charaudeau, on la définira comme organisatrice de l’interrelation entre les composantes du matériau et du support. La technologie de la prise et de la diffusion du son repose sur des principes simples et parfaitement maîtrisés au fil des décennies. Son développement n’a fait que renforcer l’aptitude de la radio à la mobilité (micro et enregistreur suffisent à se rendre n’importe où) et toutes les facilités qu’offre le support (à une captation du signal aisée se sont adjoints les progrès de la miniaturisation puis, assez naturellement, du numérique, comme rappelé supra). Comparée à la presse et à la télévision, la radio est sans doute le média de la 5
E41SLMC ­ TD radio meilleure coïncidence des temps de l’événement et de l’écoute. Cela explique sans doute en grande partie son aptitude à relayer les grands événements du siècle passé4. On comprendra par conséquent qu’il faille constamment garder en perspective de nos analyses la technologie comme une composante essentielle de ce média et notamment en relation avec les autres types de dispositifs médiatiques. Nous nous y efforcerons au fil du semestre. ACTIVITÉ : Écoute et examen d’extraits de discours radiodiffusés de Blum et de Malraux On peut accéder à l’intégralité des discours dont sont sont extraits les passages considérés sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Voici les liens correspondants : ‐ Léon Blum http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&from=tl__ogp_int_parcours&nu
m_notice=1&id_notice=PHD85007846 ‐ André Malraux http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&from=collections&cs_page=0&
cs_order=0&code=OGPPROG000201&num_notice=1&total_notices=7 Extrait n° 1 : Blum_Luna Park_péroraison‐amplification Extrait n° 2 : Blum_Luna Park_péroraison‐récapitulation Extrait n° 3 : Malraux_Panthéon‐1 Extrait n° 4 : Malraux_Panthéon‐2 On notera en particulier le format d’allocution avec un format de réception à la fois en présence du public et à distance des auditeurs derrière leur poste. La solennité du propos souligne non seulement son caractère officiel mais encore sa gravité. a) LEON BLUM : Discours à Luna­Park (6 septembre 1936) Léon Blum s’adresse à ses camarades du parti socialiste présents lors d’un important meeting syndical mais ses propos sont aussi destinés à l’ensemble des sympathisants du Front populaire, et, au‐delà, au peuple français, par l’entremise de la radio des PTT (en charge alors de ce média). On relèvera le jeu des mouvements d’approbation par huées, applaudissements, slogans (« Vive Blum »), réponses projetées et attendues (« OUI », « NON », « SI ») amenés par les mouvements du discours. La voix tour à tour assurée ou chevrotante joue sur les vibratos et le marquage des jeux intonatifs en passant par la gamme des accents expressifs. L’ethos de l’orateur est distinctement campé et assumé (il en joue explicitement) au compte d’un message politique qui se veut d’élucidation d’une prise de position ambiguë. Il passe de la figure d’un camp bien déterminé « président de la République et militant socialiste » s’adressant à ses camarades, à celui du défenseur de « l’intérêt direct et national de la France ». « ce que je vous demande ce n’est pas votre attention du moment, ce que je vous demande, c’est tout à l’heure, ce soir ou demain votre réflexion grave » « en cette circonstance grave je ne demande d’applaudissements de personne et je revendique comme un droit l’attention de tous ». En appui sur le genre délibératif5, l’orateur met en balance deux positions : celle du militant socialiste pressé d’aider le peuple espagnol dans sa lutte contre le franquisme et celle du responsable de la 4 Et peut‐être, en partie, la confiance qu’une majorité du public conserve à l’information radiophonique, bien mieux évaluée que celle divulguée par les autres médias, y compris la presse écrite et internet. Cf. sur ce point, les dernières éditions du baromètre annuel de confiance dans les médias TNS Sofres‐Logica pour La Croix. 5 Il s’agit, depuis la typologie d’Aristote, d’une forme oratoire qui repose sur le questionnement d’un thème proposé à l’auditoire, afin de permettre à l’orateur de mieux conseiller ce dernier. 6
E41SLMC ­ TD radio Nation française, soucieux, au nom du pacifisme, de ne pas rompre un équilibre délicat dans le concert des nations, en cas d’intervention. Blum joue sur l’émotion tout en en appelant à la froideur du raisonnement, pour faire valoir l’argumentation en faveur d’un intérêt supérieur. Toutefois, il ne néglige pas de s’attirer les faveurs de la salle, en jouant sur l’axiologie et les valeurs communes « ah j’ai tout ça en moi pour l’oublier jamais » ou encore le clin d’œil malicieux « je suis un Français / car je suis un Français (rires) » [43:58]. Dans la péroraison, il souligne verbalement une image de soi qu’il a cherché à déployer le long de son exposé politique : il s’agit, pour asseoir le propos, de prendre le contrepied d’un reproche ad hominem : manque de courage et manque de fidélité aux valeurs partagées avec la salle (celle du socialisme, en l’occurrence). Prenant sur sa personne la charge de l’argumentation, il en résume l’essentiel autour de l’image d’un chef politique qui vient reconquérir une confiance émiettée. Cette clôture récapitulative passe par l’affectif et le doute raisonnable. La concession, tout classiquement, annonce l’expression de la conviction. En dépit d’une posture difficile à tenir et du chahut qu’elle suscite dans une salle de militants dont le soutien inconditionnel est acquis à la jeune république espagnole, Léon Blum prononce un discours à double adresse dont le salut par les ovations de la salle et le chant de l’Internationale en conclusion (ce qui peut sembler un comble dans un tel contexte) organise sa réception plus intime via la radiodiffusion : entre harangue et simple allocution, il est en fin de compte destiné à rassurer un électorat populaire qu’il sait des plus réticents quant au contenu. b) ANDRE MALRAUX : Discours au Panthéon pour le transfert des cendres de Jean Moulin (19 décembre 1964) André Malraux, au nom de la République et comme ancien compagnon de la Libération accueille les cendres de Jean Moulin au Panthéon. S’adressant formellement au Président de la République (et la symbolique est grande, au regard de la personnalité de ce dernier) sa portée solennelle couvre la Nation tout entière pour ne pas dire l’humanité, pour mémoire, à travers les jeunes générations (« jeunesse de France »). Le ton édifiant se coule assurément dans un genre d’apparat, réservé aux occasions solennelles depuis l’Antiquité gréco‐latine. Le lyrisme classique du discours épidictique (en l’occurrence en hommage au héros martyr) prend appui sur les formes de l’oraison funèbre : l’amplification, le recours à l’exemple biographique et les formules ternaires traditionnelles (« C'est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec Les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège d'ombres défigurées. ») servies par la voix si mémorable de l’écrivain qui livre là l’un des discours les plus enlevés du genre. Le bien‐dire est, en l’occurrence, sa propre destination au service d’une exhortation patriotique. Au‐delà du spectacle du corps parlant de l’orateur, dont la mise en scène vocale participe assurément, c’est le pathos suscité qui construit en retour la réponse à la sollicitation unificatrice (fédérer les consciences). Dans les deux cas, il s’agit d’user de la radio comme simple relais de la tribune publique classique, dont le format rhétorico‐discursif apparaît inchangé. Les lieux d’exercice de l’éloquence ne sont certes plus guère « la chaire, la tribune, le barreau »6, même si elle s’y éploie encore. Du coup, le format du message est devenu relatif à l’évolution culturelle et sociale des mentalités. Il reste que le canal de la vocalité et du format allocutif massivement monologal (restreint, dans le cas du discours de Luna Park aux auditeurs à distance : les spectateurs, eux manifestent leur comportement rétroactif). 6 J. Starobinski, Les lieux de mémoire, in P. Nora (dir.), La Nation, t. 2, Gallimard, 1986, p. 426 sqq. 7
E41SLMC ­ TD radio Notices du site de l’INA LEON BLUM : Discours à Luna­Park (6 septembre 1936) Grands discours historiques PTT ­ ­ 00h51m30s 6 septembre 1936 : le gouvernement du Front Populaire a trois mois... Léon Blum est venu tout spécialement à Luna Park pour dissiper nombre de malentendu devant ses camarades de la Fédération de la Seine, et pour faire le bilan de son action depuis la victoire du Front Populaire aux élections législatives du mois de mai, ainsi que de son rôle de Président du Conseil au sein de ce gouvernement de coalition. Mais l'essentiel de ses explications portera sur l'attitude de son gouvernement en face d'une intervention possible de la France en faveur du gouvernement espagnol : "Camarades, je vous parle gravement, je le sais, je suis venu ici pour cela. Je sais bien ce que chacun de vous souhaite au fond de lui‐même. Je le sais très bien. Je le comprends très bien. Vous voudriez qu'on arrivât à une situation telle que les livraisons d'armes puissent être faites au profit du gouvernement régulier et ne puissent pas l'être au profit des forces rebelles. Naturellement, vous désirez cela. Dans d'autres pays, on désire exactement l'inverse. Je vous le répète, c'est bien ce que vous pensez, j'ai traduit votre pensée! Mais, vous comprenez également qu'ailleurs on veuille agir de telle sorte que les rebelles soient munis sans que le gouvernement régulier reçoive quelque chose. Alors, à moins de faire triompher la rigueur du droit international par la force et à moins aussi que l'égalité même sur le plan du droit international ne soit réétablie par la reconnaissance de fait, alors? Devant quelle situation se trouve‐t‐on? N'espérez dans la possibilité d'aucune combinaison qui, sur le plan européen, permette d'assister les uns, sans qu'on assiste par contre les autres..." (51'30") ANDRE MALRAUX : Discours au Panthéon pour le transfert des cendres de Jean Moulin (19 décembre 1964) Grands discours historiques ORTF ­ 19/12/1964 ­ 00h44m54s Cérémonie du transfert des cendres de Jean MOULIN au Panthéon. Emission spéciale de l'ORTF, retransmise sur France Inter le 19 décembre 1964. Reportage de Robert PIETRI au Panthéon où Charles De GAULLE vient d'arriver, accueilli par Jacques CHABAN DELMAS; André MALRAUX, ministre d'Etat, chargé des affaires culturelles, prend la parole, et retrace le long parcours de Jean MOULIN au sein de la Résistance...(...) ( à 20'50 :) " Comme Leclerc entra aux Invalides avec son cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi, et même, ce qui est peut‐être plus atroce, en ayant parlé, avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l'un des nôtres; entre avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elles, nos frères dans l'ordre de la Nuit. Commémorant l'anniversaire de la Libération de Paris, je disais, écoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d'anniversaire qui sonneront comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses‐tu cette fois les entendre, elles vont sonner pour toi." "L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant, ce chant des partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et des bois d'Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd'hui, jeunesse de France ce qui fut pour nous le chant du malheur. C'est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec Les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège d'ombres défigurées. Aujourd'hui, jeunesse, puisses‐tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé; ce jour là, elle était le visage de la France"...(45') 8
E41SLMC ­ TD radio 2. Les genres radiophoniques Introduction Jusqu’à ces dernières années, la radio a sans doute constitué le moyen technologique de diffusion le plus répandu et le plus populaire dans le monde depuis son développement, dans les années 1920. Son statut présente toutefois des aspects disparates, d’un continent et d’un pays à l’autre, selon les rapports historiques de préséance et d’antériorité7 de développement de masse entretenu avec les autres médias : presse écrite, télévision, internet… D’abord instrumentalisée directement par les pouvoirs politiques, selon des formes très traditionnelles, comme on vient de le voir, la radio n’a cessé d’être un organe de diffusion associé à toutes formes d’intervention sociale et politique. Ses propriétés mêmes en ont toutefois fait aussi un média de contre‐pouvoir, ou en cas de changement de gouvernement, de régime, voire de mouvements révolutionnaires, un enjeu dans la marche pour la prise du pouvoir. Elle s’est donc assez naturellement coulée dans les mutations collectives, les anticipant parfois. 2.1. Contraintes et évolution des formes radiophoniques 1. Média et demande sociale Comme on l’a souligné précédemment, le média radio a constitué un laboratoire permanent de recyclage de formes traditionnelles pérennisées et d’innovation dans des formes inédites. Ainsi, la demande sociale a sans doute ainsi été largement amplifiée dans le cas des émissions‐confidences inaugurée en France par Ménie Grégoire et dont le succès populaire ne s’est jamais démenti par la suite. Appuyée sur l’introduction du téléphone et du lien avec l’auditeur dans les studios de diffusion8, ce type d’émission joue, d’emblée, sur l’interactivité et la dimension affective du média évoquée dans le précédent chapitre. Le mélange peut paraître détonnant : d’un côté, le bricolage par addition des technologies de communication à distance (« filistes » et « sans‐filistes », disait‐on aux débuts de ces deux médias concurrents pour en qualifier les utilisateurs respectifs) et de, l’autre, le rapprochement consensuel des ressentis dans une oscillation jamais résolue entre chaleur humaine et mièvrerie. C’est pourtant sur des paradoxes de ce type que repose la rencontre avec une audience massive. – Avec les jeux vocaux, sur lesquels nous reviendrons, la programmation de telles émissions la nuit, favorise évidemment l’expression de la sensualité et du discours intimiste : le public concerné est marqué par la solitude, rompue par le poste de radio et le téléphone. Cette première publicisation des affects conduira plus ou moins directement aux avatars de la télé‐réalité et participe déjà de l’illusion de la transparence (Charaudeau). Elle tient cependant sa force de la garantie de l’anonymat par l’absence d’image, là où le floutage télévisuel demeure contre‐nature, pour ne pas dire contre‐productif. – Le risque du direct : tous les dérapages sont possibles et cette seule tension suffit à assurer une empathie (ce suspens implique, il engage l’auditeur comme participant), garant de la fidélisation du public. Indéniablement, l’animatrice doit faire preuve d’un certain talent de communication : sous les stéréotypes psychologisants mais 7 La situation est contrastée, en effet dans la mesure où certains pays n’ont eu accès, par exemple, à une véritable presse écrite de masse qu’après avoir connu le stade de la radiodiffusion. 8 Association utilisée au départ pour les jeux radio‐diffusés. 9
E41SLMC ­ TD radio fédérateurs, la suavité rassurante de la voix féminine porte rien moins que la médiation affective d’une époque et d’une culture. Ce type d’émission a véritablement contribué à faire du média radiophonique un important vecteur de communication. Il en illustre assurément à la fois la créativité et les limites. On ne saurait, dans ce cadre, nier l’impact social et culturel9 de la radio, au‐delà de sa contribution à la vie politique déjà observé. Elle montre en tout cas à quel point ce média excède les catégories traditionnelles de l’information et du divertissement, tout en les recyclant en partie. Elle ouvre aussi à un univers de prestation de service qui combine fidélisation de l’audience et recherche de clientèle pour des groupes économiques dont la stratégie commerciale passe par l’occupation des ondes et d’internet. Exemple : cf. extrait de la page web de RMC : http://www.rmc.fr/ [cf. transparent séance 2, pages 1 et 2] http://www.rmc.fr/systemeBourdin/ 2. Spécificités du formatage Si l’on compare donc aux autres médias d’information (notion à laquelle est liée historiquement la radio), des contraintes universelles, relevant de sa technologie – comme nous l’avons relevé lors de la dernière séance –, en font toutefois, au départ, un média spécifique. Ces spécificités ont, petit à petit, développé un véritable reformatage à la fois de la réception et de la production du discours d’information médiatique. Ainsi, entre la lecture qui procède soit séquentiellement soit par sélection des titres sur la page d’un journal ou d’un magazine, et l’audition d’un bulletin radiophonique, l’introduction de la programmation par flux a été introduite. Reprise et amplifiée par la télévision, ce principe de fonctionnement strictement séquentiel de l’information est certes largement amendé par la survenue des nouvelles technologies et des formes interactives de navigation dans les données supportées par le numérique (cas de la télévision thématique ou des dvd) et internet (possibilité de réécoute à la demande ou de baladodiffusion). En son principe, la programmation par flux n’en a pas moins profondément conditionné les comportements en amont et en aval de la diffusion. Exercice : Dans les quelques exemples à écouter, situez l’émission tendanciellement dans la grille typologique de Charaudeau [cf. transparent : pages 3 et 4] : ‐Les Rendez‐Vous d'Europe 1 soir ‐ 12_12 : « les mots de la crise » (cf. comparaison avec le site de médiascopie) [analyse de la gestion du problème] 9 Au reste, émissions littéraires (comme Le masque et la plume, musicales (Carrefour de l’Odéon) ou historiques (Les jeudis de l’Histoire) ont connu et connaissent encore parfois de francs succès, quelque peu dilués par les ciblages plus fins de chaînes thématiques. 10
E41SLMC ­ TD radio http://mediascopie.fr/article/67 ‐ le système Bourdin (01‐12‐2008) : ‐ entretien Albanel (rythmicité) ‐ l’introduction d’un cours du collège de France : Roger Chartier : « circulation textuelles et pratiques culturelles dans er
l’Europe moderne (XVIème‐XVIIème siècles) ‐ Cardenio »‐ 1 cours – partie 1 ‐ un journal incluant reportage, etc. 3. Radio et foyer d’attention Les tendances se distribuent entre l’insistance sur le flux et sur les points réguliers de rendez‐vous d’une part, et entre des formats de programmation à vocation généraliste ou thématique plus ou moins marqués. Cette répartition procède consubstantiellement de l’histoire de la technologie et des usages sociaux en matière de ce qu’il faut bien appeler la consommation médiatique. Nous avons rappelé que le succès de la radio avait tenu d’abord à sa souplesse, sa portabilité, sa facilité d’utilisation. Ces qualité permettent concrètement à un auditeur de se livrer à d’autres activités tout en écoutant son poste (ou son ordinateur) ou son baladeur. Il a été observé que la multiplication de l’activité favorisait la dispersion de l’attention, pour l’éloigner presque intégralement, passée la dizaine de minutes. Pour compenser cette dernière, les opérateurs de radio ont proposé (puis, de fait, imposé) une structuration rythmique de la programmation que l’on retrouvera à divers niveaux : ‐ de la cible (programme dit de flux, de rendez‐vous, programme généraliste ou thématique) ; ‐ de la grille (chroniques, magazines, journaux, talk­shows, phone­in, interviews et entretiens…) ‐ de l’émission (séquences titres, reportage, interview, etc. dans un journal, de la chronique ciné ou du découpage dans le traitement d’un dossier dans les diverses émissions du type magazine…) ; ‐ de la ponctuation sonore (alternance musique, voix, jingle10) ‐ de l’alternance de tour dans les interactions verbales (on annonce toute personne qui prend la parole : animateurs et journalistes, experts et autres invités ou encore auditeurs par téléphone. ‐ dans l’alternance de rôle énonciatif à l’intérieur d’un même tour de parole (tonalités formalisation stylistiques de l’expression, discours rapporté, système d’adressage, etc.). Enfin des minutages stricts sont afférents à ces pratiques. Bien qu’initialement induits à la gestion des bandes de fréquence et aux autorisations d’émettre sur des plages horaires bien déterminées, ils doivent être reliés aux autres contraintes de l’offre globale : ‐ d’un côté, les mécanismes de concurrence économique (en relation, pour l’essentiel, aux parts d’audience corrélées aux tarifs publicitaires) contraignent la gestion de l’offre simultanée de chaque chaîne. Le développement des programmes thématiques puis la mise à disposition des données à la demande induit peu à peu de nouvelles tendances en ce domaine. Les zappettes télévisuelles ou les boutons de préprogrammation ont pris en charge technologiquement l’activité pratique des auditeurs‐consommateurs de programme. ‐ D’autre part, la gestion publique et institutionnelle des domaines de l’information, de la culture et de la communication impose, via des instances de régulation des programmes, un certain nombre de critères en vue du contrôle des droits et des 10 On notera que la relation entre musique et parole radiodiffusées s’est modifiée au fil de l’évolution de l’industrie du disque. D’un autre côté, ce rapport n’est pas universel, l’intrication entre les deux est, par exemple, moins marqué pour les radios françaises que pour celles du continent africain (cf. Tudesq 1984 : 14). 11
E41SLMC ­ TD radio devoirs de chaque opérateur d’un pays donné ou d’un regroupement international (cas de l’Union européenne, par exemple). De l’autorisation d’émettre à la charte des programmes en passant par l’allocation d’une bande de fréquence, un jeu d’obligations réglementaires contribue donc à organiser par voie de conséquence le formatage de la réception. 2.2 Des genres ou des formats ? 1. Genres de discours et types de texte La question des genres est récurrente en analyse du discours. Due à Aristote et à sa circulation en poétique, en rhétorique puis dans les études littéraires et folkloriques, la notion de genre connaît une bonne fortune culturelle depuis près de 2400 ans. Le délibératif, le judiciaire et l’épidictique (discours de démonstration) sont les trois genres oratoires antiques11. Avant d’être proprement liée à l’écrit littéraire, la notion concerne donc d’abord, centralement, l’oralité. Ce n’est qu’édulcorée au fil de la tradition critique qui a porté massivement et préférentiellement sur l’écrit, qu’elle a nécessité une subdivision en types de textes. C’est au linguiste russe Bakhtine que l’on doit l’introduction de la notion en linguistique : Les formes de langue et formes types d’énoncé, c’est‐à‐dire les genres du discours, s’introduisent dans notre expérience et dans notre conscience conjointement et sans que leur corrélation étroite soit rompue. Apprendre à parler c’est apprendre à structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et non propositions isolées et, encore moins, bien entendu, par mots isolées). Les genres du discours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques). (Bakhtine 1953/1984 : 285) Les genres de discours s’adaptent par ailleurs à l’évolution des formes sociales et communicationnelles. Ils relèvent à ce titre d’horizons et de compétences partagées. Cela vaut pour la représentation des connaissances et leurs formes ainsi que pour les règles permettant de les interpréter. C’est ce que l’on appelle la catégorisation. Dans un sens large, la notion de genre discursif recouvre des catégorisations communes à l’ensemble des médias (on pourrait en dire autant des domaines artistiques et littéraires). À un échelon inférieur, les supports médiatiques respécifient les genres en autant de formats discursifs. Même si l’entreprise s’avère ardue et relativement stérile, on peut chercher, dans un premier temps, à dégager de tels invariants afin de comprendre les tendances. Dans l’esprit de la démarche annoncée plus haut on rapprochera pour cela l’idée de genre de deux notions proches : celles de formations discursives et de paradigmes journalistiques. 2. Catégorisation et formations discursives La notion de formation discursive peut‐être ici appliquée à la production médiatique. On doit ce concept (sous la forme d’une hypothèse de travail) au philosophe Michel Foucault (1963) qui y voit un ensemble de régularités formelles dans l’énonciation (type, ordre, corrélations, fonctionnements, transformations de structures…) et de récurrences de contenu dans ces familles d’énoncés formellement repérées (choix de thèmes, objets, usages de concepts…). Ces régularités répondent à la multiplicité des possibles quand on constate de tels fonctionnements structurant, formant les discours selon certaines modalités. Les formes médiatiques semblent particulièrement s’offrir à de telles formations discursives. C’est que la souplesse du concept se prête notablement à la très grande variété des fonctionnements du discours journalistique, au sein d’un ensemble plus complexe encore de formes médiatiques. Celles‐ci combinent en effet la diversité des valeurs qui traversent la société à travers, notamment (mais non seulement) les énoncés médiatiques . En d’autres termes, le Cf. Aristote, Rhétorique, Livre I, III, 1358b, : La délibération comprend l'exhortation et la dissuasion. (…) La cause judiciaire comprend l'accusation et la défense : (…) Quant au démonstratif, il comprend l'éloge et le blâme ». 12
11
E41SLMC ­ TD radio journalisme, par ce qu’il dit, rend compte à la fois en partie du monde « extérieur » (on parle à ce titre de « miroir » social) et de ses propres procédures pour dire ce monde (dont, en particulier, sa propre vision). Ainsi, si une certaine hiérarchie intervient, au titre, notamment, de méthode pratique pour égrener le fil des informations (le plus souvent dans l’urgence, au reste), celles‐ci n’en demeurent pas moins d’une très grande diversité, dans leur teneur, même si tout l’effort journalistique réside dans cette tentative de classement et de rubriquage (brève, scoop, marronnier, etc.). Avec les sociologues des médias Ringoot et Utard, « On définira donc la formation discursive journalistique comme un foyer de tension entre ordre et dispersion. Ordre et dispersion des informations, des énonciations et des stratégies. Cette notion de dispersion permet de penser l'hétéronomie du journalisme comme constitutive et intrinsèque. (...) Si l'on reconnaît un ordre de discours journalistique, on reconnaît aussi une dispersion extra‐discursive. (...) » ((2005, 42‐43)) 3. Formats et paradigmes journalistiques Si l’on essaie d’observer les catégories du point de vue des acteurs sociaux engagés dans les mécanismes de production médiatique (en d’autres termes, journalistes, animateurs, producteurs, etc.), on s’aperçoit qu’elles correspondent à la fois à des pratiques établies selon les critères professionnels et à des visées spécifiques aux divers agents concernés selon leur rôle au sein de l’instance médiatique elle‐même. Ainsi, un réalisateur, un journaliste, un artiste invité, un expert, un responsable de service, etc. n’accorde pas la même signification à une émission donnée, comme le souligne Tudesq (1984 : 12)12. C’est à ce titre qu’on peut parler avec les sociologues des médias, de paradigme journalistique. Il s’agit là, du point de vue des agents sociaux de l’univers médiatique d’un ensemble de méthodes ordonnées plus ou moins implicitement, éprouvées par l’expérience des pairs, transmises par eux soit empiriquement soit dans les écoles de journalisme. Pour les spécialistes du travail journalistique Charron et de Bonville, on peut y voir, proprement : « un système normatif engendré par une pratique fondée sur l'exemple et l'imitation, constitué de postulats, de schémas d'interprétation, de valeurs et de modèles exemplaires auxquels s'identifient et se réfèrent les membres d'une communauté journalistique dans un cadre spatio‐temporel donné, qui soudent l'appartenance à la communauté et servent à légitimer la pratique » (Charron et de Bonville, 2004, 36) On peut ainsi tenir ce paradigme journalistique pour un ensemble de formations discursives médiatiques reposant sur des modèles plus ou moins empiriques, leur reproduction, leur rattachement à un système de valeurs et à la reconnaissance professionnelle du milieu y afférant. 4. Un exemple de paradigme journalistique : le cas de l’information radiophonique. Les genres et le paradigme journalistique sont intrinsèquement liés. Au principe de l’information journalistique, émergent deux grandes catégories d’activité professionnelles : d’une part la quête de l’information pertinente, d’autre part son traitement qui inclut un certain nombre d’opérations de manipulation des données recueillies de transformation, de mise en scène, d’écriture, de mise en lisibilité en vue de la diffusion. La radio fonctionne sur les mêmes standards. Selon la teneur des traitements opérés aux fins décidées, la compétence professionnelle (du paradigme médiatique) reposera sur la maîtrise à la fois des formats à produire et des sources. Or les modalités d’obtention des informations à restituer dans les genres discursifs correspondants se déploient elles‐mêmes dans le cadre des méthodes permettant de les mettre au jour : en d’autres termes, en tant que genres­produits plus ou moins stabilisés et formalisés, l’interview, le reportage, le compte‐rendu ou encore 12 Lequel ajoute, à juste titre : « pour le producteur, l’émission répond à une intention dotée d’une forme et d’un contenu ; pour l’auditeur, elle est perçue, « ressentie ». 13
E41SLMC ­ TD radio l’enquête constituent aussi des formats de production de l’information radiophonique13. Nous y reviendrons au cours d’une prochaine séance. 5. Typologie des séquences discursives radiophoniques Comme on voit, il est assez complexe de parler de genre de discours si l’on entend y associer des formes bien définies. Nous parlerons plutôt de séquentialité discursive, c’est‐à‐dire incluant des séquences orales, pour le cas qui nous occupe, composantes ou unités de la production de types plus larges. Il sera ainsi possible de dégager quelques structures de base dont le figement par sédimentation (usage historique banalisé) procède de la notion de « style ». Il est, par ailleurs, des cadres, plus essentiels, mais dont l’usage plus souple relève des pratiques situées, à toutes fins pratiques. Les uns et les autres seront à relier aux formats de production auxquels ils sont contextuellement associés. On peut d’ailleurs s’appuyer en ce domaine sur la double face de la notion de discours : activité sociale (niveau macro) et phénomène linguistique (micro). La typologie des genres radiophoniques même envisagée dans un sens large, repose, donc à la fois sur ce double critère de pratique sociale située et de formes énonciatives. Cela explique que des « styles », notamment liés à la gestion de la voix, puissent se retrouver comme invariants correspondant à certains formats d’émission. Mais ces récurrences en croisent d’autres : nous verrons qu’au‐delà des apparences ou de fausses évidences, il peut y avoir des types réguliers sous des formats radiophoniques divers. Les genres du discours sont, de fait, évolutifs et adaptatifs, aspects qui s’avère particulièrement pertinent dans le cas du paradigme journalistique. L’écoute du fichier sonore des discours de « Blum » et de « Malraux », montre bien que le format traditionnel très ancien de la parole publique a d’abord été strictement transposé aux médias contemporains. Ceux‐ci ont supporté, du fait de leurs potentialités techniques, également de nouvelles formes et l’évolution des usages a ensuite produit des standards imposant de nouvelles pratiques discursives à la vie publique (cf., par exemple les clips de campagne électorale). Rappelons que nous nous assignons aussi d’aborder les points de convergence entre un paramétrage « objectif » ou, plus exactement bâti sur des critères externes, des formats discursifs considérés et la réalité institutionnelle vécue au sein du processus de production de ces derniers. En d’autres termes, on croisera les points de vue professionnel (du côté de la production/ formatage de la réception) et analytique (formation discursive, séquentialité discursive, format de production). Ainsi, le découpage imposé par le médium et ses catégories économiques et culturelles a sa logique propre, dont les réalités constitutives sont relativement indépendantes. En conséquence, c’est à deux taxinomies et non à une seule que nous serons confrontés. Plus précisément, nous ne manquerons pas en particulier d’observer d’éventuelles zones de discordance et de congruence des deux modes de classement. 6. Attentes et anticipations Les échanges institutionnels en public dont relèvent les interactions radiophoniques sont bâties sur des attentes qu’elles projettent par anticipation, dans une dialectique qui allie préparation et improvisation des productions discursives. La sphère de l’événementialité publique amène à construire des formats dont la construction correspond à des attentes réelles et/ou supposée des récepteurs visée comme destinataires. On rejoint par là la notion de contrat de communication médiatique développé par P. 13 L’étymologie ne nous rappelle‐t‐elle pas qu’informer signifie proprement mettre en forme en latin ? 14
E41SLMC ­ TD radio Charaudeau que vous connaissez déjà et que nous aurons l’occasion d’expliciter. En voici, pour mémoire une figuration : Contrat de communication
(contrat de situation / contrat discursif)
Espace de stratégies
Evénement
brut interprété
Instance
médiatique
Nouvelle
Evénement
Instance
réceptrice
Evénement
interprété
construit
Processus de transformation
Processus de transaction
Le contrat d’information médiatique (d’après Charaudeau 2005 : 94) Précisons toutefois qu’il faudra se garder d’une trop grande rigidité dans l’usage d’un tel modèle, sous peine de se trouver soumis à d’importants contresens. Analyser ces productions en termes de discours et de rencontres sociales suppose en effet de les appréhender à la fois comme activités sociales orientées à des fins plus ou moins explicitement définies et assumées et comme manifestations communicatives spécifiques, faisant recours au(x) langage(s) et aux codes y afférant. En d’autres termes on évoque ici l’usage des formes verbales et non‐verbales qui supportent la production de sens (lesquelles délimitent l’énoncé, et non seulement au sens purement linguistique) au cours de leur accomplissement et non en tant que simples produits réifiés, rigidifiés. C’est à cette « infrastructure conversationnelle de la parole publique » radiophonique (Brock et Relieu 1993) que nous consacrerons le prochain volet du cours. 3. Parole radiophonique et infrastructure conversationnelle Introduction On ne saurait penser l’information ou, plus simplement, le discours médiatique sans envisager d’emblée leur dimension communicationnelle. D’abord parce que si les médias existent et produisent une telle offre quotidienne d’informations cela correspond évidemment à l’expression voire à la satisfaction de besoins sociaux fondamentaux. En ce domaine, on sait bien que d’importantes dimensions politiques, économiques, voire culturelles traversent la vie et l’activité des divers agrégats. Laissons cependant pour l’instant en suspens la redoutable question de savoir si l’offre en ce domaine crée la demande ou est suscitée par elle. Parler d’intention de communication, que ce soit en termes de contenus ou de formes produites est sans doute à ce stade un peu imprudent et manquerait d’assises14. Or le pilier majeur de toute communication est constitué des fonctionnements réguliers mêmes qui régissent toute rencontre sociale. La communication médiatique met donc en relation une instance productrice (portée par les agents sociaux qui 14 Pour ne pas évacuer toute idée de motivation, on préférera opter pour la notion de pulsion communicationnelle : issue de l’école montpelliéraine de praxématique, elle repose fondamentalement sur la conception psychanalytique du désir qui nous conduit à entrer en contact avec nos semblables… mais la notion pourrait être rapprochée aussi du fameux « on ne peut pas ne pas communiquer » de Watzlawick et de la pragmatique de la communication, bien éloignée de la précédente approche ! 15
E41SLMC ­ TD radio proposent l’offre de diffusion) et un public récepteur. Bien entendu, au‐delà de l’apparence monologale – aspect sur lequel nous allons revenir infra – que revêt, la plupart du temps, la mise en relation considérée, il faut faire un effort de décentration théorique pour accepter de voir au fondement de toute activité médiatique, un phénomène foncièrement intersubjectif et interactionnel. Outre que cela induise que la délivrance du message procède d’un formatage du destinataire, on peut également en inférer toute une série de conséquences quant à l’activité pratique du récepteur. D’un côté, donc, les intentions de l’émetteur sont sans doute pour une part coulées dans les nécessités de l’image qu’il se fait de son audience et, de l’autre, le public, à commencer par les entités qui, individuellement, le constituent, façonne sa réception du message médiatique, sur fond à la fois de référentialité mais encore de ritualités et de pratiques sociales situées qui criblent quelque peu les tensions qui s’opèrent du côté de chacun des pôles de l’émission et de la réception. 3.1 Le discours radiophonique : entre dimension monologale et dialogale Le premier postulat sur lequel nous nous arrêterons est que cette dimension proprement interactionnelle (et non seulement « interactive » : au fond, au sens le plus répandu, les médias en général et internet en particulier le sont très peu) des médias audio‐visuels repose sur une modification des règles en vigueur au plan conversationnel. Prenons d’entrée le problème du caractère monologal du discours médiatique : on constate que la prise de parole est toujours portée par une justification qui commence par l’identification de la voix du parleur. Elle se poursuit par des indications notamment de l’animateur qui pourvoit la parole sur le statut de l’invité, du collègue journaliste, de l’expert ou encore de l’auditeur. La reproduction du mode conversation ou du débat atteste encore de cette vaste opération de mimésis ou de simulacre interactionnel. La distribution ou la prise de tour sont d’abord réalisées selon une planification exigée par le dispositif éditorial : enchaînement des programmes, séquentialisation par rubriques ou par construction de l’entretien, tour de table, etc., soit autant de manifestations qui rendent publics un certain nombre de phénomènes dont l’ordonnancement a été plus ou moins programmé. Cette gestion se distingue évidemment des fonctionnements usuels de la conversation courante, dont le traitement est temporellement situé (les décisions s’adaptent peu ou prou à la séquence en cours d’accomplissement.). La diffusion publique par un média audiovisuel n’est, de ce point de vue, qu’un cas particulier (même s’il est devenu massif) d’activités interactionnelles plus traditionnelles, menées en présence d’un auditoire, par exemple. Certes l’animateur ou le journaliste ont une position de dominance sans partage. Mais, du coup, tout leur problème réside dans le fait d’en conserver l’usufruit. C’est qu’à tout instant, des millions d’auditeurs ou de téléspectateurs peuvent interrompre leur activité d’écoute (ou relâcher leur attention)… sans que le locuteur puisse s’en rendre compte. Il convient donc, pour le professionnel d’anticiper cela, sans qu’il puisse disposer des ressources de la régulation verbale. La scansion du discours médiatique procède de cette respiration naturelle, taillée dans la rythmicité du modèle. L’interaction sur le plateau est ainsi à double détente parce qu’elle s’avère plus fondamentalement à double adresse. Sauf dans le cas du mode conférence ou du cours radiophonique (cf. Collège de France, notamment), mais il s’agit d’options cadrées par l’activité thématique de la chaîne de diffusion. On n’imagine pas – depuis longtemps déjà ! – qu’un orateur s’autorise un long monologue ou des tunnels d’une heure sur l’actualité ou dans une émission de divertissement… Nous avons vu, par ailleurs, en écoutant les discours historiques radiodiffusés de Blum ou de Malraux que suivant le genre oratoire, la manifestation des réactions du public, au sens collectif du terme peut être sollicitée. Ce mode d’interaction (applaudissements, rires, huées, hourras, etc.) a évidemment sa fonction sociale puisqu’il s’agit de focaliser l’attention collective sur une séquence donnée au sein du discours de l’orateur pour en baliser la thématique. Ce premier stade de publicisation est, de fait reporté sur les ondes, et participe 16
E41SLMC ­ TD radio de l’édification d’un auditoire plus distant. La représentation de cette interactivité sociale a été développée dans le cadre des talks‐shows et autres émissions de plateau en présence d’un certain public. On peut tracer à partir de là une sorte de ligne continue des manifestations médiatiques qui font intervenir la représentation du public, notamment pour alléguer indirectement de la naturalité et de la transparence souvent battues en brèche des médias. A la radio, ce continuum va de la pratique du phone in (échange téléphonique an direct avec un ou plusieurs auditeurs) à la prise en compte de l’auditeur lambda au sein de la production énonciative en passant par les pratiques de médiation, les émissions en présence du public ou les micro‐trottoirs au sein de reportages. Dans tous les cas, même s’il faut distinguer entre présence d’un public dans le studio ou non, et sa participation aux échanges ou pas (au téléphone, par exemple) on observera le formatage du message émis en vue de son destinataire principal, c’est à dire le public de masse à qui le média s’adresse en priorité. Cette orientation vers le destinataire principal auquel on s’adresse à la fois collectivement et individuellement constituera une constante de base du point de vue de l’analyste de la production médiatique. On voit combien elle recoupe ici une catégorie pertinente essentielle aussi pour l’instance émettrice. 3.2 Les entretiens publics radiodiffusés L’analyse du discours permet de replacer la catégorie journalistique de l’interview au cœur de celle, plus générique, des entretiens publics (que les travaux interactionnistes et conversationnalistes anglo‐américains (Goffman 1981/1987, Heritage 1985) traitent dans le cadre des news interviews). Plus précisément, on peut définir ces derniers en termes de format institutionnel (institutional setting). 1. Les formats institutionnels d’échange Comme indiqué précédemment, il existe effectivement deux grandes séries de formats : ceux qui relèvent de l’ensemble des échanges conversationnels ordinaires et de leurs fonctionnements et ceux qui appartiennent à la classe spécifique des échanges institutionnels. On peut tenir les seconds pour des « transformées »15 des premiers. Les formats institutionnels adaptent en effet les règles culturelles (et définies au plan socio‐
historique) de la machinerie interactionnelle des séquences conversationnelles et des tour de parole de la conversation courante. Ce type d’interactions institutionnelles repose sur le mode question‐réponse de personnalités de la sphère publique (en particulier issues des univers politique, culturel, artistique, associatif ou du divertissement). Généralement, ces dernières sont interrogées par un professionnel des médias (un journaliste dans la plupart des cas) (Léon 1999 : 27). On oubliera pas ici qu’au principe même de l’interview il y a, avant tout, la catégorie de l’émission et d’un formatage ad hoc de la réception. L’absence du public sur le plateau ou le site d’enregistrement et/ou de diffusion n’en fait pas moins un tiers symbolisant, ce qui justifie d’appliquer à l’interview radiophonique la notion de position au sens de Goffman (1981). Cette notion propre à rendre compte des interactions en public en raison de l’asymétrie intrinsèque de leurs interactants serait sans objet dans un format conversationnel ordinaire. 2. Le public comme tiers Le premier allocuté est, en effet, le destinataire même de l’interaction sociale qui se joue sur le plateau et/ ou sur les ondes de la chaîne. De sorte que le tiers symbolisant constitué par le public constitue le premier protagoniste (et non l’ultime maillon d’un échange dont il serait le spectateur). La principale preuve réside dans la manière même dont les énonciations sont 15 C’est‐à‐dire au sens mathématique de variation issue d’une équation fondamentale. 17
E41SLMC ­ TD radio formatées verbalement, vocalement et en quoi elles se distinguent des rencontres quotidiennes. On peut aller plus loin en insistant sur le fait que cette présence n’est pas supposée mais qu’au contraire elle s’éprouve : il n’est pas trivial de rappeler qu’une émission n’a pas d’existence sans audience et sans le dégagement de la figure énoncive du média‐
consommateur. C’est du reste ce qui la distingue du niveau de l’activité pratique de production, tout entière tournée vers l’objectif de la réception, qu’on le veuille ou non. Le matérialisme de la démarche analytique retrouve par là les obsessions pragmatiques de la (souvent mal‐)mesure médiamétrique. Dans ce cadre, on peut voir comme une forme de construction factice de la distance, la mise en scène d’un délocuté ou d’un participant non ratifié (le public) et, en retour, comme autant de formes de la distanciation pratique, les formes d’allocution directement adressées au public. La fabrique de l’intime participe du spectacle global. En la circonstance, ce qu’on cherche « à cacher en montrant », pour paraphraser Bourdieu par extrapolation, c’est la teneur réelle du lien entre auditeur et instance émettrice, dans le cadre d’une co‐production généralisée. Toutefois, comme le souligne J. Léon (1999 : 29) « la position du public, bien qu’essentielle dans la structuration des échanges institutionnels, doit cependant être relativisée. Il convient de ne pas l’ériger en principe d’explication externe qui se substituerait à une analyse précise de l’organisation de ces échanges. » Cette mise en garde salutaire permet de préciser la méthodologie. D’une part, la production radiophonique s’appuie sur des genres discursifs et des catégories d’activité traditionnels, non seulement généraux mais encore liés plus précisément à l’univers journalistique. Les propriétés externes issues de l’histoire et du rapport à la société et à la culture s’associent de la sorte à des propriétés internes, liées à l’évolution même du média radio. Du coup, on peut observer les fonctionnements médiatiques à la fois en tant que tels (propriétés distinctes de celle de la conversation courante, par exemple) et en tant qu’ils manifestent les tendances au formatage de la réception de point de vue de l’instance émettrice. Cette démarche qui permet de distinguer la production discursive radiophonique pourra prendre appui sur la notion goffmanienne de position énonciative – déjà évoquée supra – à relier à celle de format d’échange institutionnel. On y verra en effet la variation des modes de participation des locuteurs au cours d’une interaction en public. Nous y reviendrons ultérieurement. 3. Propriétés de l’oral radiophonique Le formatage oral et interactionnel des émissions de radio est donc spécifique et ne devrait pas se laisser analyser dans l’absolu selon des catégories préétablies pour d’autres fonctionnements et activités médiatiques. La comparaison s’impose ici avec l’écrit. « La radio, pour sa part, en jouant, on vient de le voir, avec les caractéristiques propres à l’oralité, à la sonorité et à la prise en direct, crée deux scènes de parole : l’une de description et d’explication des évènements, l’auditeur, qui ne dispose pas d’images, entre dans celle‐ci grâce à son pouvoir de suggestion, d’évocation et donc de reconstruction imaginée libre à l’aide d’associations personnelles (ce qui n’est pas le cas de la télévision qui montre et donc impose) ». (Charaudeau 2005 : 89) Ainsi, comme le souligne P. Charaudeau les formulations explicatives régies par la successivité propre à l’oral ne peuvent accueillir les formes complexes de la phrase ou du texte écrit (construction par subordination et/ ou par enchâssement, notamment). L’oral spontané du débat ajouté à l’immédiateté du direct et de ses divers degrés d’improvisation (cas du reportage in média res ou de la prise de parole d’un auditeur ou d’un interlocuteur sollicité par téléphone) repose évidemment sur cette réalité. Plus fondamentalement, l’énoncé oral s’inscrit dans l’élaboration progressive de tour de parole et par blocs qui représentent autant d’unités de construction de tour (UCT). Cette notion interactionnelle issue des travaux en AC repose sur l’idée d’une programmation par étapes à travers des 18
E41SLMC ­ TD radio modules successifs. Mais du coup, elle ouvre aussi à la compréhension en termes de ressources permettant en fait cette élaboration du discours de toute une série de phénomènes oraux que l’on a l’habitude de traiter comme autant de « ratés » de la parole. Interruptions, retour en arrière, marques d’insistance, répétitions, redondances et reprises diverses, marques d’hésitation et autres bégaiements d’actualisation constituent la matière de ce fonctionnement de la parole vive. Nous rencontrerons évidemment cette classe de phénomènes mais relativement au type de séquence radiophonique impliquée. En effet, parallèlement à cela, l’oralisation d’un texte écrit (même modulé pour donner une impression naturelle) est monnaie courante à la radio. L’oral y est donc aussi soigneusement préparé qu’il peut s’y présenter sous les auspices de l’improvisation et de la spontanéité… Avec J. Léon, on retiendra par conséquent que, comme la conversation courante, les échanges institutionnels connaissent des variations culturelles et sociales dans le cadre de leur soumission à des formes conventionnelles. L’organisation des tours de parole est cependant astreinte à une plus forte normalisation dans les échanges institutionnalisés. On y sanctionne en particulier de façon plus restrictive les manquements aux normes attendues. 3.3 Typologie des entretiens publics Dans les prochaines sections, nous étudierons sous cet aspect dynamique les sous‐catégories suivantes. 3. Les différentes formes d’interview Elles se distinguent parfois mal entre elles : leurs propriétés définitoires sont assez mal distribuées (notamment selon les critères de l’instance médiatique qui les produit) et leurs frontières se recouvrent souvent. D’autre part, nos choix méthodologiques invitent à observer ces divers formats comme des supports d’activités dont le cours d’installation repose largement sur la négociation des rôles, des thèmes et des types a. l'interview politique ou la news interview ; b. l'interview portrait (parfois dite culturelle), (cf. le modèle historique du genre à la
radio : radioscopie de J. Chancel) ; c. Interview-confidence : elle ne relève pas d’un genre proprement journalistique mais
se déploie dans le cadre d’émissions à caractère psychologisant et / ou intimiste
(initiée en France par Ménie Grégoire) ; d. l'interview de fond (elle relève soit de l’éclairage explicatif, soit sur la recherche
d’une opinion) ; e. l'interview témoignage : elle varie spécialement en longueur et surtout en fonction
du type d’interviewé. Les deux types suivants peuvent, dans certains cas, relever de
cette forme générique ; f. Interview express ; g. Micro­trottoir. 4. La forme débat a. Le débat culturel ; b. Le débat politique 19
E41SLMC ­ TD radio Exercice – dans l’extrait suivant du début d’une émission diffusée sur la station Europe 1, et sur la base de la rencontre entre le journaliste‐animateur Frédéric Taddéi et l’humoriste Florence Foresti, on s’efforcera de dégager : (a) les marques de prise en compte du public (comme tiers symbolisant) dans l’entretien et l’installation de l’interaction (b) les indices de construction du cadre proprement interactionnel de l’échange sur le plateau ; (c) la sous‐catégorie d’entretien public dont relève l’échange radiodiffusé. Europe 1 – Regarde les hommes changer – 30 août 2008 – Animateur F. Taddéi – invitée : F. Foresti Jingle chanté « europe 1 »
vm
parlons-nous
vf
parlons-nous
jingle musical de l’émission
FT
Frédéric Taddéi
FF
Florence Foresti
FT
regarde les hommes changer
Jingle
FT
bonjour Florence Foresti:
FF
vous êtes humoriste vous êtes ma première invitée de la saison
bonjour
FT
ah
une nouvelle saison donc le samedi mati::n=vous avez débuté à Lyon en 1998 avec les Tops-modèles 5
ans plus tard vous / étiez au Point virgule et puis encore 5 ans plus tard vous voilà au Palais des
Sports de Paris pour quatre soirs du 24 au 27 septembre alors euh je sais > qu’on a l’habitude de
vous dire que vous avez fait une carrière fulgurante < moi j’ai envie de vous demander si vous_avez
pas trouvé ça long
FF
(rire) ben presque (rire)
FT
c’est vrai ? dix ans pour passer du cabaret
au Palais des Sports de Paris c’est long ?
FF
du café théâtre lyonnais
mais oui:
FF
c’est raisonnable c’est raisonnable c’est le cours naturel des choses
c’est vrai que pour les gens ça peut sembler fulgurant parce qu’évidemment pour eux on débarque dans
leur salon euh à la télé comme ça du jour au lendemain
FT
parce que vous êtes vraiment devenue célèbre au bout de cinq ans en fait
Légende
FT : F. Taddéi (animateur)
FF : F. Foresti (invitée)
jingle musical de l’émission
20