La mosquée en Algérie Figures nouvelles et pratiques reconstituées

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La mosquée en Algérie Figures nouvelles et pratiques reconstituées
Abderrahmane Moussaoui *
La mosquée en Algérie
Figures nouvelles et pratiques reconstituées
Résumé. La « globalisation » des discours de la mosquée casse les frontières érigées historiquement par les différentes écoles, et tend à réduire la fracture inaugurale entre sunnisme et chiisme.
Aujourd’hui il y a un retour à la Salafiya qui ne reconnaît que les fondamentaux. Tout le reste est
considéré comme de l’ordre de l’historique et donc non sacré et à ce titre susceptible d’être laissé de
côté ou changé. La Salafiya continue cependant à être divisée entre djâmida et djihâdiya.
Les pratiques au sein de la mosquée procèdent également par pluralisation où l’individu cherche à la fois à signaler son individualité mais aussi à s’inscrire dans des tendances plus globales.
Les récits de vie de différents imams laisse transparaître une sorte de sécularisation interne de la
mosquée et une plus grande latitude dans la ré interprétation de l’initial.
Les changements sont perceptibles également au niveau des acteurs. De nouvelles figures concurrencent celle classique de l’imam. Le prédicateur, sans être une figure tout à fait nouvelle, ni une
invention récente, demeure une figure réinventée. Au Maghreb, on connaît l’imam, le mufti, le taleb,
mais moins le dâ`îya que les chaînes de télévision à thématique religieuse ont fini par imposer.
Ce sont toutes ces transformations qui se déroulent au cœur de l’institution la plus significative de
l’Islam que tente d’examiner cette contribution.
Mots clés : mosquée, Sahafiya, imam, mufti, prière.
*
IDEMEC-CNRS et université de Provence, Aix-en-Provence.
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Abstract. Mosques in Algeria. New figures and reconstructed practices
The “globalization” of religious discourse blurs the boundaries between the historically different
schools, and tends to reduce the foundational gap between Sunnism and Shi’ism. Today we are
experiencing a renewal of Salafism which recognizes only the fundamentals. Everything else is
regarded as historical - therefore not sacred - and should be ignored or changed. The Salafi movement however continues to be divided between jâmida and jihâdiya.
Practices within the mosque also vary as each individual seeks to demonstrate his individuality
while following more global trends. The life stories of different imams reveal a sort of internal
secularization of the mosque and greater flexibility in the re-interpretation of the fundamentals.
Changes are also visible among new players who compete with the traditional Imam figure. The
preacher figure, though not entirely new, nor a recent invention, remains a re-invented figure. While
imams, muftis, and talebs are familiar in the Maghreb, the Da`îya figure brought in by religious
television channels is not as well known.
Our study analyzes such changes taking place at the heart of the most important institution in Islam.
Keywords: mosque, Salafism, imam, mufti, prayer.
Selon les statistiques du ministère chargé du culte, l’Algérie compte officiellement 15 000 mosquées et 3 600 autres étaient en cours de réalisation à la fin de
l’année 2007. Leurs promoteurs sont souvent des personnes physiques ; car ce sont
plutôt les citoyens que les pouvoirs publics qui en sont les principaux constructeurs.
Qu’ils le fassent par dévotion désintéressée ou qu’ils agissent en espérant d’éventuelles gratifications dans l’au-delà ou ici-bas, les particuliers qui décident de financer
l’édification des mosquées sont nombreux. Les représentants de l’État chargés de ce
secteur avouent être dépassés par le phénomène. Car, même s’il ne les finance pas,
une fois achevées, les mosquées passent sous le contrôle de l’État qui doit les doter
notamment d’un personnel dont il assure les salaires. Nous sommes loin des années
1980, quand les islamistes s’évertuaient à ne jamais achever la construction d’une
mosquée pour ainsi échapper au contrôle de l’État ; car aussitôt achevée, la mosquée
devenait, selon la loi toujours en vigueur, un bien public géré par les pouvoirs publics
qui lui affectent un personnel payé sur le budget de l’État. Aujourd’hui, les données
ont complètement changé. Les islamistes et tout autre prétendant n’ont pas besoin
d’un tel stratagème pour conserver une relative autonomie. C’est le ministère chargé
du culte, lui-même, qui déclare forfait. Il avoue manquer de postes budgétaires
pour payer le personnel et les imams chargés d’officier dans les mosquées du pays.
Cette incapacité à répondre encourage la prolifération des « mosquées libres » dont
les agents ne se sentent aucune obligation envers un ministère qui ne les paie pas.
Ils peuvent alors distiller un discours différent voire opposé à celui souhaité par les
pouvoirs publics. Les différents textes de loi édictés successivement depuis la fin des
années 1980 n’arrivent pas à juguler la fronde du discours de la mosquée.
La prolifération des mosquées signale la massification et la régularité de la pratique de la prière. Elle souligne également une demande sociale d’islam et une grande
propension à sa publicisation. L’ancienneté pluriséculaire et la présence ininter-
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rompue de l’islam en Algérie et au Maghreb, suggère une certaine spécificité de
cette demande Il s’agit non pas d’un retour à un islam momentanément abandonné,
mais d’une adhésion à un islam renouvelé répondant à un imaginaire reconstruit au
travers des nouveaux courants dont le web et la globalisation ont favorisé la circulation. Une sorte de standardisation des discours et un formatage globalisé arrivent
à mobiliser de plus en plus de fidèles dans les pays musulmans.
Cette mobilisation se fait souvent contre les pouvoirs établis qui n’arrivent pas
toujours à domestiquer ces élans malgré les velléités et les trésors de stratagèmes
déployés.
Le premier aspect de ces transformations en cours est celui relatif aux différents
acteurs de la mosquée, ces «virtuoses» qui influencent et modèlent les attitudes et
les conduites de la masse des fidèles. C’est ce que nous verrons dans une première
partie avant de nous intéresser à la religiosité et aux pratiques collectives en matière
de prière.
Figures et acteurs de la mosquée
En Algérie tous les dispositifs réglementaires tentent de faire face à cette
situation où des imams échappent de fait au contrôle de l’État, d’autant plus
que celui-ci avoue ne plus pouvoir les salarier. Ce qui lui ôte tout moyen
de contrôler leurs discours. Ces imams libres officient dans des « mosquées
libres » en tant que volontaires aux titres multiples, plus prestigieux les uns
que les autres. Si certains de ces titres sont connus, d’autres le sont moins ;
et d’autres encore, totalement inconnus. Ainsi au titre traditionnel d’imam
est désormais préféré celui de shaykh (devenu courant) ou d’imam ustâdh.
Ce dernier, quand il n’est pas lui-même un bâhith shar`î ou un prédicateur (dâ`î),
est souvent secondé par l’un de ces personnages qui ont désormais supplanté le
mufti traditionnel ; et que l’on peut croiser dans les mosquées urbaines en Algérie
et dans tout le Maghreb. Commençons par l’examen de l’une des figures centrales
de la mosquée, celle qui incarne le dogme aux yeux de tout musulman : l’imam,
celui qui guide les prières aussi bien quotidiennes que celles du vendredi et des
deux fêtes canoniques.
L’imam, une fonction renouvelée
L’ancienne organisation à base gérontocratique semble être foncièrement remise
en cause. Ce sont désormais les vieux qui « écoutent » les jeunes, mieux formés, plus
éloquents, et maîtrisant l’arabe classique. Aux imams appartenant à la première génération, celle qui n’a pas fréquenté les bancs de l’université, les fidèles semblent préférer une génération mieux formée et rompue aux subtilités de la science religieuse.
Littéralement chercheur en droit musulman, que l’on pourrait rapprocher du sens de jurisconsulte.
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Si l’imam continue à accomplir les mêmes tâches en délivrant les fatwas, en
conseillant et en soignant les corps et les âmes, les formes et les conditions, quant
à elles, dans lesquelles ces tâches sont déclinées ont été renouvelées. À l’instar
du curé, l’imam des mosquées urbaines du pays dispose désormais d’un bureau.
Il lui arrive de cumuler avec la fonction d’imam d’autres charges comme celle
d’enseignant ou même d’entrepreneur. Il peut prétendre jouer un rôle dans la vie
politique selon les modalités de l’État moderne. Ces multiples tâches ne peuvent
être accomplies par un imam formé dans les filières traditionnelles privilégiant la
tradition du naql (transmission) plutôt que celle du `aql (raisonnement). Notre imam
d’aujourd’hui a souvent fréquenté l’école publique et parle quelquefois une autre
langue que celle du Coran.
Les responsables chargés du culte ne manquent aucune occasion pour énoncer
leur détermination à élever le niveau des imams et à ne plus confier cette fonction
qu’à des individus qualifiés. Le commun des croyants, quant à lui, ne cesse de
déplorer l’inculture des imams derrière lesquels il fait sa prière au quotidien ; car,
les foules qui remplissent les mosquées urbaines aujourd’hui sont constituées par
un public jeune et éduqué. Nés pour la plupart après l’indépendance, rares sont
les fidèles qui ne savent pas lire aujourd’hui ; et, les discours tenus à la mosquée
demeurent souvent en deçà de leurs attentes. Quels que soient les efforts que peut
déployer l’État dans leur sélection et leur recrutement, les imams sont souvent
moins lettrés et plus ignorants que certaines de leurs ouailles qui peuvent avoir
bénéficié d’un niveau d’instruction fort appréciable leur permettant de discuter
et de contester les propos de l’imam. Il n’est pas rare de voir les associations des
mosquées destituer, par voie de fait, un imam pour désigner un des fidèles à sa
place. Les raisons ne sont pas toujours politiques et relèvent souvent plutôt de ce
conflit entre des pratiquants de plus en plus instruits et des imams au savoir relativement limité. C’est du reste, ce même constat qui semble motiver la décision du
ministère chargé du culte de reconsidérer la formation des imams dont la fonction
a considérablement évolué.
Différents textes réglementaires avaient déjà commencé à revoir l’organisation et
la hiérarchie de cette fonction depuis la fin des années 1980. À la place des anciennes distinctions entre l’imam mumtâz, l’imam khatîb et l’imam des cinq prières,
un nouveau dispositif réorganise ce corps en 1992. La fonction d’imam se décline
désormais en grades. Au sommet se trouve l’imam professeur, suivi de l’imam
« enseignant des lectures », puis de l’imam « mouderres » (sic) et enfin de l’imam
instituteur. Calquée sur la hiérarchie du corps enseignant, cette classification verra
l’introduction en 2002 de deux nouveaux grades considérés de catégorie supérieure.
Ainsi nous avons l’imam mufti et l’imam agréé. Le premier « assure la définition
des dispositions légales islamiques à l’ensemble des personnes » et le second représente l’autorité des services du culte au niveau de la daïra (sous-préfecture) et à ce
titre peut connaître les différents aspects de ce secteur.
Voir décret exécutif no 02-96 du 2 mars 2002.
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Depuis le milieu des années 1990, l’État tente d’améliorer le niveau des imams
par un recrutement de plus en plus sélectif et une formation approfondie. Désormais,
autant que faire se peut, les imams se recrutent essentiellement parmi les universitaires ayant suivi un cursus dans les instituts de formation des cadres religieux. En
2006, le ministre chargé du culte déclare que « les institutions forment près de 1000
imams par an ». Des accords auraient même été conclus avec la célèbre mosquée
université d’El Azhar en Égypte pour le recyclage et la formation des imams déjà
en fonction. Toutefois, entre les intentions et la réalité, il reste encore du chemin à
faire tant la demande est considérable et les moyens réduits. Au coût de formation
de milliers d’imams, il faut ajouter les sommes que l’État se doit de mobiliser pour
les salarier afin de s’assurer leur fidélité. Durant l’année 2007, les statistiques du
ministère chargé du culte signalaient 984 imams en formation, dont 246 à l’école
nationale de la formation des cadres religieux et le reste partagé entre les six instituts
répartis dans les différentes wilayas du pays. En attendant et pour parer à l’urgence
de la situation, les pouvoirs publics recourent quelquefois à l’emploi contractuel en
direction des jeunes des deux sexes.
L’imam devient ainsi une fonction régie par les lois du marché de l’emploi. De
respectable dignitaire, l’imam peut ne plus être qu’un simple employé au statut
quelquefois précaire.
Devant un nombre de pratiquants en constante augmentation, la demande d’encadrement est énorme ; et toute sélection ou contrôle s’avère impossible. À l’heure
actuelle, il s’agit d’assurer aux fidèles un service minimum en disposant d’imams
aptes à guider les prières . C’est ainsi que la mosquée s’est trouvée livrée à la
concurrence des discours. Les imams désignés ou autoproclamés se succèdent
sur les minbars pour prêcher ce qu’ils estiment être la bonne (voire la meilleure !)
parole. Les compétences souvent limitées de la grande majorité des imams traditionnels les obligent à céder la place à ces nouveaux imams au verbe éloquent et se
prévalant d’un savoir encyclopédique. Souvent, c’est l’imam traditionnel lui-même
qui préfère partager son pouvoir pour éviter de le perdre totalement. Il sollicite
alors un fidèle parmi les lettrés qui fréquentent sa mosquée pour animer une leçon,
dispenser un cours d’exégèse ou d’histoire prophétique. Ceux parmi les croyants
qui consentent à assurer un tel rôle sont, en général, des enseignants, souvent à la
retraite, accentuant ainsi la confusion entre les différentes fonctions d’imam, d’instituteur et d’éducateur. Dans les programmes scolaires, cette confusion se traduit
par la fréquente association entre l’enseignement de l’arabe et celui de la religion.
Il n’est pas surprenant que ce soit la filière de l’enseignement, notamment celle
des lettres arabes, qui fournisse autant d’imams. La pratique du discours devant
un auditoire est une caractéristique commune entre l’enseignant et l’imam et leur
rôle respectif d’éducateur aussi ; mais c’est surtout la maîtrise de la langue arabe
Voir l’Expression du 2 octobre 2006.
20 000 postes viennent d’être octroyés par l’État au Ministère chargé du culte dans le cadre de la loi de
finances 2008.
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classique qui semble déterminante aux yeux de pratiquants traumatisés par le complexe et la culpabilité d’avoir perdu une des composantes de leur identité comme le
leur rappelle constamment le discours officiel. La langue est une donnée cardinale
pour celui qui prétend à pareille charge. Fayçal, universitaire, brillant arabisant et
imam à ses heures, me dit suivre en cela le conseil de Shâtibî mentionné dans son
ouvrage (al-muwâfaqât) : « Celui qui n’a pas sa part de la langue, n’aura pas sa part
de la sharî`a ».
Des imams et des stars
Dans leur grande majorité les fidèles « ma’mûm » préfèrent les jeunes imams
aux vieux clercs. Pourquoi ? La raison ne relève pas toujours de considérations
hautement religieuses. En dehors de la qualité de leurs compétences en matière
religieuse, ces jeunes imams sont quelquefois de talentueux rhapsodes. Me parlant
des imams de sa ville, Kaddour m’avoue : « Ce ramadan, on a passé des moments
merveilleux avec un imam qui faisait de ces prêches avec une voix… sublime !
(raw`a’ !) ». Cet engouement pour l’esthétique sonore du religieux n’est pas un
phénomène négligeable restreint à une seule région. À Alger, l’imam de la mosquée de Kouba, désigné pourtant par les pouvoirs publics, a réussi à remplir la
mosquée qui s’était vidée après l’interdiction aux imams islamistes d’y officier.
La raison selon Salim réside dans les sortilèges de sa voix. À Oran, l’imam d’une
des mosquées du populeux quartier de l’USTO, a préféré appeler à la rescousse
un jeune et talentueux récitant pour garder ses fidèles durant le mois de ramadan.
Car, m’explique Mokhtar, en ce mois, les fidèles préfèrent les séances qui durent
agréablement ; et « l’imam a intérêt à ce que sa mosquée soit pleine notamment
pour profiter des offrandes faites au milieu et à la fin de ce mois de jeûne ».
Réunir un grand nombre de pratiquants et les … « fidéliser » passe aussi par le
truchement subtil de la belle voix
La maîtrise de l’art oratoire et les qualités musicales de la voix (son timbre, sa
tonalité) sont très recherchées par les fidèles. De ce point de vue, l’imam ressemble
à une star de jazz, de blues ou de rap, que les fans poursuivent et recherchent. À
l’instar des vedettes de la chanson, la voix de l’imam semble être devenue le principal élément attractif. L’orant est devenu un « goûteur » (dhuwwâq) pour reprendre la
qualification en usage chez les amateurs de la musique algéroise dite sha`abî. On va
prier derrière l’imam qui nous fait « vivre » de bons moments. C’est souvent en ces
termes que les groupes de jeunes motivent leurs déplacements de quartier en quartier
pour aller écouter tel ou tel imam. Quelquefois, pour légitimer un tel penchant, ils
invoquent un hadith qui recommande aux croyants d’enjoliver le Coran par leurs
voix (hassinû al-qur`ân bî aswâtikum). D’ailleurs, parmi les principales qualités
requises pour l’imamat, il y a bien sûr la connaissance du Coran, du Hadith et de la
tradition, mais aussi une certaine éloquence (balâgha) et si possible une belle voix.
Ce phénomène est à mettre en rapport avec la pratique de l’écoute des cassettes
audio qui ont popularisé et forgé la célébrité de quelques récitants. Parmi les pré-
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curseurs disparus, nous avons l’Égyptien `Abd as-Samad dont la voix a continué à
vivre à travers les cassettes audio et désormais par la magie du numérique. C’est son
compatriote Khalîl al-Husârî qui, à l’heure actuelle, est considéré comme le maître
des coranistes (shaykh al-muqri’în). Nous avons aussi les Saoudiens as-Sudaysî et
al-Hudayfi (Médine). Ce phénomène importé du Moyen-Orient s’est répandu également au Maghreb où désormais il n’y a pas que des auditeurs. Le Maroc fournit
quelques récitants célèbres comme `Abd al Hamîd U Hsâyan (récemment décédé)
et `Abd ar-Rahmân b. Mûsâ.
Dans chacun des pays du Maghreb, les concours nationaux des jeunes récitants se sont multipliés et drainent de plus en plus de concurrents.
Cette vague d’orientalisation des pratiques récitantes et auditives du Coran est ellemême à mettre en relation avec la propagation de la chanson et de la musique orientale profane.
Toutefois, la percée du shi`isme et son impact sur les pratiques religieuses de
tous, y compris ceux qui se revendiquent de la Salafiya et du sunnisme, ne sont pas
tout à fait étrangers à ce phénomène. Après la relance du qunût, c’est la pratique du
kumayl qui semble se propager dans les mosquées fréquentées par ceux qui de plus
en plus se réclament du chiisme.
Profils d’imam
L’imam rencontré, à la fin des années 1990, dans la périphérie d’Oran, la métropole de l’ouest algérien, représente un profil aujourd’hui assez courant. Jeune et
moyennement formé, il est plutôt ouvert sur le monde et impliqué dans les réalités
du quotidien. Pratiquant le vélo et s’habillant en tenue de jogging hors de ses heures
de prières, il ne répond pas toujours à l’image que l’on se fait de l’imam enturbanné
et engoncé dans sa gandoura. À dix années d’intervalle et à l’autre bout du pays,
dans la ville de Tébessa, dans les Aurès, je rencontrerai un profil sociologiquement
similaire malgré les différences de parcours. Le jeune imam K. est ingénieur de
formation, installé comme entrepreneur. S’intéressant à plusieurs domaines, il est
également étudiant en sociologie. Il s’habille en costume cravate, conduit lui-même
son véhicule et ne se gêne pas de fréquenter les différents lieux de la ville et de
donner son avis sur différents sujets. Issus de classes populaires, nos deux imams
ne viennent pas des circuits traditionnels ; ils ont tous les deux suivi des formations
dans l’école publique et se sont intéressés à la question religieuse à la faveur de la
période qualifiée de sahwa, que connaîtra le pays au début des années 1980.
L’imam d’un des quartiers de la petite ville de Khenchela, à l’Est du pays, comme
la plupart des imams officiant aujourd’hui dans les milieux urbains, est quant à lui un
jeune universitaire, formé au Droit des affaires. Sur le plan religieux, il est un pro Le qunût est cette prière invocatoire qui en général suit les prières du matin dans les écoles sunnites ; tandis
que le kumayl, exclusivement chiite, est une longue ode de louanges chantée par des virtuoses dans les
mosquées devant des auditoires subjugués.
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duit des nouvelles structures étatiques. À l’instar de beaucoup de Khenchelis venus
prier derrière lui, il a suivi les cours dispensés par un établissement public spécialisé
dans l’enseignement du religieux, en l’occurrence l’institut d’Adrar. Il a suivi également les enseignements de l’université des sciences islamiques Emir Abdelkader
à Constantine. Autant de qualités qui font l’admiration et attirent les jeunes fidèles
possédant un certain niveau d’instruction et une certaine culture religieuse. Nadir, un
jeune cadre administratif, m’avait beaucoup vanté l’étendue de la culture de cet imam
qui « possède également une licence en anglais obtenue à l’université de la formation
continue ». Pourtant, Nadir se dit déçu par la khutba de cette prière du vendredi à
laquelle nous venions d’assister. Selon lui, l’imam n’avait pas respecté le plan annoncé
et le contenu de son discours était faible.
À côte des imams autodidactes et moyennement formés, il y a ceux qui possèdent une solide culture religieuse acquise après une formation approfondie.
À Constantine, l’imam originaire du sud Constantinois, est un lettré de haut niveau
dans les sciences religieuses, formé à l’université des sciences islamiques L’émir
Abdelkader. L’imam rencontré à Tebesse est également un universitaire, psychologue de formation, maîtrisant la langue arabe et la maniant avec aisance ; tout
comme les imams de Batna ou de Tlemcen avec qui j’ai pu m’entretenir. Ils doivent
en grande partie leur cooptation et leur acceptation par les fidèles à leurs trajectoires personnelles. Engagés dans une plus ou moins grande rupture avec l’esprit
et les croyances ambiants, ils la justifient à l’aide de références puisées dans le
patrimoine classique et réinterprété à la lumière de compléments de connaissance
et d’outils acquis sur le banc des universités. Presque tous sont, d’une manière ou
d’une autre, le produit de ce mouvement d’éveil, la sahwa, qu’a connu l’Algérie, à
l’instar d’autres pays arabes et musulmans, à partir de la fin des années 1970.
Ballotés entre un ethos « imaginé » et un concret obsédant, ces nouveaux imams
tentent de faire coïncider le réel et l’idéel. Se défendant de toute innovation et justifiant son audace à parler de sexualité dans ses prêches, F., jeune imam et universitaire, me rappelait que le second calife `Umar Ibn al-Khattâb s’est occupé lui-même
de l’éducation sexuelle de son fils. Encore célibataire et s’habillant en costume cravate, il porte sur la femme un regard moins traditionnel et plutôt humaniste. Il avait
pu obtenir de son père, me confie-t-il, de permettre à sa sœur et à sa mère de sortir
pour aller à la mosquée. Son argument : « Elles ont droit à être socialisées car elles
ne sont pas des plantes ».
Dans le discours de chacun de nos imams, les références et les sources sont diversifiées et dépassent le cadre de la religion musulmane pour aller puiser dans les
exemples chrétiens ou judaïques. Certains n’hésitent pas à citer le nom de théoriciens français ou américains. Diplômés maîtrisant la langue arabe classique et
parlant quelquefois une langue étrangère, ces imams qui multiplient les sources de
leurs références, fréquentant Internet et possédant des adresses e.mail, sont assurément « de type nouveau ». Ils n’ont plus rien à voir avec l’imam de la pré sahwa
qui n’était qu’un modeste taleb rural ou local. Une des différences majeures avec ce
dernier réside dans le rapport au texte coranique. Constituant pour les anciens l’alfa
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et l’oméga de la science, le nouveau personnel religieux a un rapport au texte coranique assez désinvolte, même s’ils y puissent abondamment les « morceaux choisis » qui servent d’arguments à leurs propos. Instrumentalisant ses versets par des
interprétations de circonstance, peu connaissent le texte dans son intégralité. C’est
un des reproches adressés par le ministre du culte aux universitaires candidats aux
fonctions d’imam, qui malgré leur importante culture religieuse, ne mémorisent pas
toujours l’intégralité du texte coranique. Tandis que l’imam de l’ancienne génération
demeure un parfait récitant du Coran, celui de l’actuelle génération se veut un utilisateur averti. Le premier cultive un rapport mémoriel et patrimonial au texte alors
que le second privilégie la dimension herméneutique pour négocier le présent.
Figures (nouvelles) de la mosquée
On connaît la figure de l’imam, celle du mufti ou du taleb, mais moins la figure du
dâ`î (prédicateur) importée dans le pays via les chaînes de télévision. Sans être tout à
fait nouvelle, ni une invention récente, la figure du dâ`î est tout de même réinventée.
Le mufti traditionnel est désormais supplanté par le personnage du prédicateur, innovation relativement récente au Maghreb.
Utilisé par les mu`tazilites, le dâ`î ou dâ`iya (celui qui appelle) « … devient
caractéristique des chiites les plus rebelles (…) Il était particulièrement important
chez les Ismaéliens et dans les mouvements associés (qui étaient appelés da`wa
« appel ») où il désignait les représentants autorisés de l’imam ».
Appel au ton convaincant et séduisant à rentrer dans la voie de l’islam, la da`wa
n’est pas qu’une simple mission. En islam, cette notion a pris une grande importance surtout dans l’émigration implantée dans les pays non musulmans. La da`wa
est à mettre en rapport avec une conception du monde où il y aurait un centre et une
périphérie à conquérir. Le centre est représenté par dâr al-islam, le territoire à partir duquel s’exerce la da`wa en direction de dâr al-harb, cette périphérie à conquérir. Entre ces deux territoires, peut émerger (notamment dans les configurations où
l’islam est minoritaire comme dans l’émigration), un troisième territoire appelé dâr
aç-çulh (terre du pacte) de plus en plus appelé dâr ad-da`wa (terre de mission).
Des figures de prédicateurs, popularisées par la télévision algérienne
au milieu des années 1970, comme le shaykh yéménite `Abd al Madjîd azZandâni ou le polémiste et orateur de talent sud-africain Ahmed Deedat,
ont laissé des traces dans les mémoires et impulsé des vocations en Algérie.
Le shaykh az-Zandâni excellait dans le discours apologiste à consonance scientiste,
tandis que le défunt Ahmed Deedat, érudit éloquent et grand connaisseur des religions autres que l’islam, s’est distingué surtout à l’occasion de ces joutes oratoires
médiatisées, dignes de la tradition de la disputation, qui l’opposaient au révérend
Jimmy Swaggart au milieu des années 1980.
MGS Hodgson, art dâ`î, E.I.
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Les noms de l’Égyptien Yûsuf al-Qaradawî ou du Syrien Saïd Ramadan al Bûti
sont aujourd’hui largement connus grâce à leurs régulières et fréquentes interventions télévisuelles. Ils font partie de cette vague des Azharistes comme le shaykh
`Abd al-Hamîd Kishk décédé en 1996 ou le shaykh Muhammad Al-Ghazâlî,
qui ont contribué à populariser l’image des prédicateurs auprès de la jeunesse
musulmane des pays arabes et notamment de la jeunesse algérienne.
C’est probablement le shaykh égyptien, non-voyant, `Abd al-Hamîd Kishk qui
inaugura la tradition quand au début des années 1970, ses nombreux disciples décidèrent d’enregistrer sur cassettes, avant de les diffuser, ses leçons et ses sermons
du vendredi. Ses cassettes distribuées dans tout le monde arabe depuis le Maroc
jusqu’aux pays du Golfe ont rendu célèbre ce talentueux prédicateur. Toutefois,
le shaykh Muhammad Mutawallî ash-Sha`râwî (1911-1998) est incontestablement
« l’homme qui a donné un visage au Coran » pour reprendre le sous-titre d’un article consacré à cette figure et cosigné par Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen.
En effet, Sha`râwî fut parmi les premiers à utiliser le canal de la télévision pour la
diffusion du message religieux. L’émission télévisé, Nûr `alâ nûr, transmise tous
les vendredis à partir du Caire et qu’il anima durant près de vingt cinq ans, le
rendit célèbre dans tout le monde musulman. « Le cheikh Sha`râwî était une star
religieuse, un « télécoraniste » charismatique (…) » (Chih et Mayeur-Jaouen, 2002).
Le milieu islamiste algérien sera particulièrement attentif aux prestations d’une
des figures qu’il avait connue au milieu des années 1960 comme chef de la mission
égyptienne chargée de l’éducation culturelle et religieuse de l’Algérie nouvellement
indépendante.
Cependant, pour la majorité actuelle des Algériens, la plus familière des figures est
indéniablement celle du shaykh Muhammad al-Ghazâlî (1917‑1996). Ce prédicateur
au long cours a passé près de cinquante ans à propager la da`wa à travers prêches et
écrits. Respecté par ses pairs, son érudition et la langue littéraire élaborée dont il usait
ont forcé l’admiration des plus grands. Hasan al-Bannâ’, le fondateur de l’Association des Frères Musulmans, le qualifiait de adîb ad-da`wa et le célèbre al- Qaradawî,
le considère comme son maître. Celui qui a longtemps animé des rubriques remarquées dans le journal des frères Musulmans sera l’invité de l’Algérie durant plusieurs
années. Il fut le président de l’université islamique de Constantine et le principal
animateur d’une émission télévisée d’exégèse et de guidance (wa`d wa irshâd).
L’archétype en la matière aujourd’hui est sans aucun doute le jeune prédicateur égyptien `Amr Khâlid (né en 1967 à Alexandrie), coqueluche des
jeunes femmes notamment, qui prêche avec le sourire dans un talk show
Égyptien, né en 1926, Yûsuf al- Qaradawî est notamment l’auteur du best seller Le licite et l’illicite en islam,
cet azhariste est un des leaders des frères musulmans. Né en 1929, Ramadan al-Bûtî est un illustre prédicateur
syrien, également azhariste, qui anime nombre d’émissions sur les chaînes télévisées
Les prêches de Abd al-Hamid Kishk (1933-1996) atteint de cécité, sont surtout connus au travers des
cassettes audio.
Le shaykh ash-Sha`râwî a fait partie de ces vagues d’Égyptiens qui ont contribué à la « réislamisation »
de l’Algérie. Il y passa quatre années de 1966 à 1970.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 33
télévisé en usant de Power Point et du data show. Au lieu de la barbe,
c’est une moustache qu’il arbore, contredisant ainsi le supposé hadith qui
recommande de raser la moustache et d’épargner la barbe. C’est son premier écart. Le second est son costume ostentatoirement moderne plus proche de l’homme d’affaires que du religieux. Il ressemble à un télévangéliste
américain dont les stratégies discursives mêlent sentiments et spectacles.
Il a été souvent comparé aux jeunes stars de la chanson comme `Amr Dyâb. Il
séduit notamment les classes moyennes et supérieures qui veulent concilier foi et
modernité, religion et bonnes manières. Il vit actuellement à Londres, ville devenue
depuis les années 1980, terre de l’islam à la faveur de l’expansion de l’islamisme et
des répressions qui s’en étaient suivies dans les pays d’origine.
Célèbre auprès de la jeunesse urbaine des pays du monde musulman, `Amr
Khâlid a fait des émules. Les chaînes de télévision à thématiques religieuses comme
Iqrâ’10 diffusent souvent des émissions animées par des jeunes prédicateurs sur le
modèle de `Amr Khâlid. Ces prédicateurs new-look, n’ont pas encore leurs équivalents en Algérie parmi les jeunes prédicateurs. Mais le modèle commence à en
inspirer plusieurs. Déjà médiatisés ou encore inconnus ces nouveaux agents sillonnent le pays pour prêcher la bonne parole avec un art et des talents inégaux. Même
si aucun n’est arrivé encore à égaler le prestige de ces illustres prédécesseurs, le
modèle est aujourd’hui à l’œuvre. À la télévision, les prêcheurs, jeunes et moins
jeunes, se succèdent pour apporter éclairages et exégèses ; et, quelques noms commencent à émerger.
Ces nouveaux muftis et prédicateurs sont venus se joindre à Abû `Abd as-Salâm,
l’une des figures les plus médiatisées à la fin des années 1990 et au début des années
2000. Cet imam et mufti, au nom « orientalisé », anime régulièrement des tables
rondes autour de la religion à la Télévision et dans les journaux. Il délivre des
fatwas répondant aux questions des citoyens à propos de sujets allant des domaines
les plus proches du sacré à ceux relevant franchement du domaine profane.
Anciens et nouveaux prédicateurs exercent désormais leur métier essentiellement
en s’appuyant sur les nouvelles techniques de l’information et de la communication
(NTIC). Après les cassettes audio, c’est au tour des cassettes audiovisuelles, aux
DVD et à Internet de servir la bonne cause. Ces moyens techniques n’empêchent
pas le recours aux traditionnelles tournées où conférences (nadawât) et leçons
(durûs) sont prodiguées dans des mosquées attitrées.
Les Tablighis qui ont fait de ces tournées (jawalât) et des sorties (khurûj) l’axe
central de leurs activités ont été également les inspirateurs du look soigné du prédicateur. Le prêcheur est un rhéteur, rompu à l’art oratoire, capable de dramatiser
et d’argumenter. Il séduit à la fois par le verbe mais aussi par la gestuelle. Jeune en
général, il s’habille avec élégance à l’occidentale ou dans des habits traditionnels
très chic, portant quelquefois un rosaire qu’il égrène continuellement. Quand il porte
10
Cette chaîne a connu un tel succès que plusieurs autres sur le même modèle ont été lancées et émettent à partir
de nombreux pays, y compris au Maghreb à l’instar d’as-sâdisa (la six) au Maroc.
REMMM 125, 23-45
34 / Abderrahmane Moussaoui
une barbe, celle-ci est méticuleusement taillée et/ou teinte au henné, sinon dans un
noir de jais11 ; les yeux sont soulignés au khôl et la dentition récurée à l’écorce de
noyer (siwâk).
Entre l’imam de jadis dont l’essentiel du discours s’attelle aux détails des règles
d’observance et les anciens clercs qui se sont attaqués aux questions ontologiques
de la religion, de la véracité du message, de la justesse de l’Islam en rapport avec les
autres religions, le dâ`î, lui, tente de répondre à ces deux composantes en rapport
avec le quotidien. Il parle de tout et notamment des sujets que le discours traditionnel n’abord que par ellipses. Le sexe, la mixité, la plage sont quelques uns des sujets
qui divisent ces nouveaux prédicateurs. Il y a ceux qui condamnent dans un langage
incendiaire et ceux qui cherchent à modérer les excès. Les uns et les autres choisissent le traitement frontal à l’évitement. Leurs discours oscillent entre répression et
guidance (hidâya). Tantôt réformistes, tantôt djihadistes, les uns et les autres, sans
nier la réalité, tentent de la transformer par le biais de l’admonition.
Pour susciter l’adhésion, le discours du dâ`î est truffé d’exempla, de hadiths, de
citations, d’adages et de vers de poésie. Au registre de la frayeur, il ajoute celui de
la séduction et de la culpabilisation tout en indiquant les voies et les possibilités du
rachat et de la réparation. Ses références sont multiples et ses sources diversifiées
au possible. Les citations sur lesquelles il s’appuie sont souvent tirées d’ouvrages
religieux et non religieux dont les auteurs peuvent être de différentes origines. Les
savants arabes et non arabes auxquels se réfèrent le dâ`î peuvent être Français,
Américains, Pakistanais, Soudanais sans être nécessairement Musulmans. Le discours du dâ`î est celui d’un personnage s’inscrivant dans un paysage globalisé.
L’imâm hors les murs
Un des grands changements dans la fonction de l’imam réside assurément dans son extranéité communautaire. L’imam n’est pas forcément lié
par le sang à la communauté des fidèles qui viennent prier derrière lui.
À ce titre, il illustre et incarne cette marche inachevée mais inexorable vers le sociétal. L’imam conscient et quelquefois militant en vue d’une sortie de la communauté
locale, contribue à informer les contours d’une communauté imaginée, celle de la
umma, substitut révélateur du rejet des structurations présentes de la société.
L’imam doublement légitimé par son cursus universitaire et son cursus
religieux est admiré et reçu à la mosquée comme le shaykh éclairé, le mujtahid ou le mubtadi`. Il réussit donc à introduire des changements dans la
mosquée et peut par exemple guider la prière en pantalon de ville et veston
sans que cela ne soit vu comme contraire à la tradition. Cela pourrait même
être apprécié. Les possibles restent ouverts, les costumes comme les postures sont autant de messages utilisés selon les contextes et les moments.
11
On utilise pour cela, une teinture traditionnelle, la pierre noire, ou des peignes spéciaux achetés en Arabie
saoudite.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 35
De ce point de vue, l’imam est une sorte de passeur agissant dans et hors les murs
de la mosquée
Ailleurs, dans une salle de réunion, dans les locaux d’une municipalité, au lycée
ou dans un conseil universitaire, notre imam peut s’habiller en qamîs ou djellaba, se
coiffer d’une chéchia ou d’un turban et ponctuer son discours de formules religieuses. Si la basmallah a été quelque peu « quotidiennisée », d’autres formules restent
de véritables « actes illocutoires », servant à refaçonner les conditions de l’écoute et
à transformer la scène et l’auditoire. En pragmatique, « l’acte illocutoire » est ce qui
est fait en parlant ; l’acte contenu dans le langage. Les énoncés de l’imam ont tous
une dimension illocutoire ; car en tant que locuteur, l’imam exerce par ses paroles
et ses injonctions une action sur l’allocutaire. Il ordonne, réprimande, dicte, etc.
À chaque prise de parole dans une conférence publique, un universitaire signifiait le lieu à partir duquel il parlait en prononçant ostensiblement la totalité de la basmallah : Au nom de Dieu clément et miséricordieux.
Il y ajoutait immanquablement une autre formule : rabbanâ lâ tu’âkhidna in
nasayna aw akhta’na. Il s’agit d’un passage du verset 286 de la sourate II que Régis
Blachère traduit par : Seigneur ! ne nous reprends point si nous oublions ou fautons.
Cette piété précautionneuse vise à rappeler que l’homme est un fauteur invétéré et
que son salut est exclusivement dans sa soumission à Dieu. Par ces mots, notre universitaire s’improvise imam dans une salle de conférence subtilement transformée
en mosquée devant un public devenu à son insu une communauté de fidèles.
Les discours tenus à la mosquée par ces figures du religieux trouvent un prolongement dans l’espace éditorial et dans celui des multimédias.
Ce personnel religieux écrit dans les journaux, publie des opuscules, donne des
interviews, anime des conférences quelquefois enregistrées en audio, voire en
audiovisuel et diffusées sur les marchés informels. Ces discours revendiquent une
double légitimité. À consonance religieuse, ils se réclament dans le même temps
d’une sorte de label scientifique en raison de l’apparentement de l’auteur au monde
académique (lycée, université). Il est fréquent de lire au bas d’un texte autour d’un
thème religieux, comme il s’en publie souvent dans la presse, une signature se
réclamant du titre de professeur ou de docteur. L’auteur n’a pas besoin d’appartenir
nécessairement au monde académique, c’est souvent un diplôme acquis dans une
école de l’État qui lui confère le droit à un tel titre. Ce label lui sert toutefois de
signifiant renvoyant à un signifié partagé : l’école est le creuset du savoir légitime.
L’alphabétisation plus ou moins généralisée et l’arabisation ont créé un lectorat de choix rompu au style littéraire (inshâ’ï) et fasciné par l’encyclopédisme
comme mode de connaissance, domaines dans lesquels excellent nos nouveaux
religieux qui passent allégrement de l’astronomie à la médecine, de la psychologie aux lettres arabes, citant au besoin et indifféremment auteurs arabes et non
arabes, allemands, américains ou français.
En empruntant un langage wébérien, il est permis de dire que tout dans les
conduites de ces nouveaux « virtuoses » semble indiquer la rupture entre deux formes de mobilisation et de fidélisation : l’une confortant le « formalisme magique »
REMMM 125, 23-45
36 / Abderrahmane Moussaoui
et l’autre privilégiant la « rationalisation du religieux ». Doit-on en conclure que
le modeste taleb d’hier a complètement disparu au profit d’un homo religiosus
moderne ? Ce n’est pas si sûr ! Très souvent, l’imam d’aujourd’hui apparaît comme
une sorte de synthèse de ces deux figures. Moderne et archaïque à la fois, il ressemble plutôt au prêtre des paysans du xixe siècle qui à la fois bénissait ses ouailles
selon les règles canoniques, mais aussi se trouvait sollicité pour attirer la chance
ou éviter le malheur. « Être prêtre c’est, pour le paysan du siècle dernier, disposer nécessairement de pouvoirs occultes, apparemment venus du fond des âges »
(Lambert, Michelat, Piette, 1997 : 173). C’est la fonction d’une des figures de la
mosquée aujourd’hui : le râqî. Ce pratiquant de la ruqya, est en fait un exorciste qui
s’autorise du Coran et de la tradition pour exercer dans des formes nouvelles une
pratique ancienne.
Les femmes de la mosquée : la mutahajjiba et la murshida
Dans la quasi-totalité des mosquées urbaines, une aile réservée aux femmes y est
aménagée. Cet espace jadis improvisé par une cloison de fortune séparant les femmes de la vue des hommes, est aujourd’hui conçu architecturalement de manière
à s’intégrer à l’ensemble de l’espace. Situé derrière, de côté ou en en hauteur, cet
espace réservé aux femmes est investi surtout le vendredi. Dans les mosquées des
grandes villes, la femme fréquente plus souvent et plus assidûment la mosquée,
mais le vendredi est le jour où elle est massivement présente. Le vendredi, traditionnellement jour des hommes, est devenu également une occasion de sortie pour
les femmes. Bien apprêtées, avec des hijâb bien mis, elles s’y rendent, traversant
avec une aisance ostensible une rue ordinairement exclusivement masculine. Avant
d’y rentrer et à la sortie de la mosquée, les femmes profitent de ces moments qui
précèdent et suivent la prière, pour vivre un temps les échanges et les rencontres
que permet l’espace public. Ce qui ne manque pas de susciter des commentaires
réprobateurs de la part des « gardiens du temple ».
En dehors du vendredi et des heures de prière, certaines mosquées urbaines
reçoivent des groupes de femmes venues suivre des leçons (durûs), dispensées par
de jeunes femmes devenues murshidât12 . Ces sortes de guides spirituelles ont la
charge d’instruire d’autres femmes en matière de religion ; et de les inscrire dans
une culture de pratiques codifiées allant de la façon de mettre un hijab à celle d’entretenir et de porter son corps. L’avènement d’un tel personnel en Algérie comme
au Maroc voisin témoigne d’une certaine évolution sociale.
Au-delà de la propension générale à l’islamisation des mœurs, des raisons bien
profanes peuvent pousser de jeunes femmes à aller vers la mosquée, rare lieu de rencontre possible des hommes. Plusieurs mosquées sont devenues des sortes d’agences
matrimoniales. Les femmes et les hommes qui les fréquentent présentent une sorte
12
En Algérie, le ministère avance en 2007 le chiffre de 169 femmes murshidât, un corps nouvellement créé
au sein du personnel religieux.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 37
de garantie morale qui encourage l’échange en vue d’une conclusion de mariage.
Alertés par l’importance du phénomène, les pouvoirs publics ont dû mener des
campagnes soutenues pour interdire aux imams de conclure les mariages religieux
si le mariage civil n’est pas déjà conclu avec documents à l’appui.13
Selon certaines opinions, cette mesure a été prise pour éviter la conclusion de
mariages avec de faux témoins, ce que pratiqueraient des jeunes gens pour s’unir.
Cette pratique paraît venir à la rescousse de femmes désirant avoir une couverture
éthique à des pratiques libres. La mosquée sert donc de lieu de légitimation de
pratiques nouvelles et en rupture avec la tradition dans la mesure où elle donne à la
femme des latitudes que la tradition lui interdisait. Là encore, la mosquée devient
un vecteur d’émancipation.
Le râqî, l’exorciste et le psy
La figure du râqî a fait son apparition parmi le personnel de la mosquée à la
faveur des réinventions de la tradition qu’a pu favoriser le mouvement de la sahwa.
En réalité, il s’agit d’une réapparition sous des formes renouvelées d’une pratique ancienne. C’est lors d’une enquête à la mosquée de Constantine au milieu des
années 1990, que je découvris cette tradition réinventée qu’est la ruqya. Des femmes
et autres fidèles attendent à la porte du bureau de l’imam qui les reçoit presque comme
dans un confessionnal. Il ne s’agissait pas que de fidèles en quête d’éclaircissement
sur des positions à prendre dans leurs actes quotidiens pour ne point contredire la
loi divine. Parmi les visiteurs, plusieurs femmes avaient des demandes spécifiques.
Ces personnes se déclaraient malades et se pensaient atteintes par des démons ou
des esprits malfaisants. Traditionnellement, ce genre de maux étaient traités par des
versets coraniques écrits sur des talismans que les malades portaient en amulettes
ou diluaient dans des récipients avant de les boire. C’est toujours le Coran qui est
la matière première pour soigner ces maux, mais le procédé a été rénové pour être
adapté aux réalités. En cette décennie du début du millénaire, la ruqya a pris une
place telle que les imams attitrés reçoivent ouvertement une clientèle à la recherche
d’exorcisme assez proche de la pratique des églises catholiques transformant la mosquée en une sorte de dispensaire.
Certes, la pratique n’est pas nouvelle. Plusieurs textes témoignent de son existence depuis les premières années de l’Islam. Les traditionnistes l’attestent : le
Prophète a pratiqué la ruqya et l’a recommandée à ses compagnons. Pour Constant
Hamès (2001), « pratiquement tous les traditionnistes en font état et en parlent particulièrement dans les chapitres (appelés « livres ») qu’ils consacrent à la médecine
(tibb), à la santé (salam), au mauvais œil (`ayn) ou aux bienfaits du Coran (fadâ’il
al-Qur’ân) ». Toutefois, c’est Ibn Taymiya qui lui donne ses lettres de noblesse
auprès des islamistes nourris par les thèses du shaykh. Livres, manuels, cassettes
13
Selon des statistiques avancées par le ministre des Affaires religieuses, 2 300 000 mariages religieux sont
conclus annuellement dans les mosquées.
REMMM 125, 23-45
38 / Abderrahmane Moussaoui
et sites Internet évoquent cette pratique souvent en liaison avec un de ses corollaires : la croyance aux esprits et aux démons (les djinns). Comme le rappellent Ibn
Taymiya et d’autres, il est difficile au musulman de dissocier la croyance au dogme
de l’existence du monde des jnûn-s et les agissements d’Iblîs. C’est pareil terreau
qui va servir à la revivification d’une telle croyance et à la rapide propagation de
sa pratique parmi les fidèles du monde musulman. Ce qui témoigne à la fois d’une
« retraditionalisation » culturelle de la société mais aussi de l’adoption de conduites
modernes où l’écrit et les nouvelles technologies de la communication font désormais partie du quotidien du fidèle. À côté des outils matériels, d’illustres hommes
religieux comme le shaykh ash-Sha`râwi en Égypte, leader de la pensée islamiste,
sont pour beaucoup dans ce retour de la thérapie par le Coran.
La ruqya semble, aux yeux des partisans d’un rationalisme évolutionniste, participer de cette conception du monde où dominerait la « pensée prélogique », cette
conception téléologique où les choses et les événements seraient préfabriqués et
mus par des lois invisibles. Pourtant et paradoxalement, elle semble connaître un
véritable engouement auprès d’un courant de scientifiques musulmans qui tentent
d’islamiser la modernité ou de moderniser l’islam en revendiquant une épistémè
propre. Parmi ces scientifiques musulmans, ce sont surtout des psychologues qui
ont le plus légitimé les théories de l’exorcisme en Islam comme version musulmane
des théories psychologiques qu’ils dénoncent comme occidentales et partant loin
d’être universelles (Bououne, 2004). Aux yeux des représentants de ce courant, la
ruqya est à la fois un héritage culturel et religieux justifié scientifiquement parce
que, comme la psychanalyse, il s’agit d’un procédé mettant en rapport un homme
ou une femme malade face à un soignant usant de paroles.
La psychologie et la psychanalyse, sciences qualifiées d’occidentales, constituent
à la fois l’aune et le modèle concurrent. D’une certaine manière, la ruqya illustre
bien la complexité du rapport qu’entretient le discours religieux avec la modernité.
C’est une réalité tout à la fois souhaitée et rejetée. Si ses formes historiques actuelles
sont décriées, sa paternité ancestrale est fortement revendiquée.
Nouvelles pratiques et pluralisation
La mosquée d’aujourd’hui n’est pas restée à l’écart des croisements et des recompositions que connaissent les différentes « églises ». Les pratiques qui s’y déroulent
procèdent également par une sorte de pluralisation obéissant ainsi à ces tendances
contemporaines qualifiées de NMR, nouveaux mouvements religieux.
Rompant le plus souvent avec les conduites traditionnelles, ces pratiques dénotent une sorte de renouvellement ou de réinvention relevant d’un certain individualisme communautaire. Tout en continuant à revendiquer son appartenance à une
communauté de foi, le fidèle tend à se démarquer quelque peu dans sa pratique
individuelle. L’individu cherche à la fois à signaler son individualité mais aussi à
s’inscrire dans des collectifs oscillant entre communautés et globalisation. Cette
tension entre l’individu et son groupe d’appartenance se manifeste notamment dans
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 39
les choix d’agrégation qui s’effectuent le plus souvent à partir d’une posture de rupture avec le groupe d’origine. On ne remet pas en cause ses référents fondamentaux,
on les conteste notamment par une réinterprétation s’écartant des conduites habituelles. Aussi est-on musulman sunnite mais également frère musulman, salafî, lâmadhhabî, etc. Autant de désignations qui s’inscrivent dans le même cadre général
que représente l’Islam sunnite sans toutefois respecter ses traditionnelles partitions.
On peut même se convertir et changer d’obédience en choisissant al-istibsâr (littéralement, la clairvoyance ou le discernement). C’est par ce terme que les chiites
qualifient ce mouvement de « trans-conversion ». C’est l’acte le plus radical dans
cette tendance d’individualisme communautaire.
Sans aller jusque-là, un tel individualisme peut se manifester également dans
les actes ordinaires d’une pratique quotidienne se traduisant par de petits « écarts
significatifs » : Prier derrière quel imam ? Entrer à la mosquée de quel pied ? Faut-il
s’habiller en gandoura ou en jogging pour prier ? Autant de questions qui infléchissent une pratique qui désormais privilégie non plus la référence au groupe
d’appartenance mais plutôt la révision et l’accommodation du rituel à partir d’un
dogme revisité. On est passé d’une orthodoxie à une orthopraxie qui paradoxalement débouche sur une diversification des pratiques.
De nouveaux (anciens) rituels
Désormais aller à la mosquée requiert un choix conscient déterminé par un certain nombre de paramètres. On choisit l’imam derrière lequel on va prier en fonction
de son âge, de son obédience et de sa culture, aussi bien religieuse que profane.
Entrer à la mosquée en veillant à ce que le pied droit soit le premier à y pénétrer,
faire une prière dite de salutation de la mosquée (tahiyat al-masjid) quand on y
entre, lire quelques versets coraniques et faire des prières surérogatoires dans la
mosquée, ne sont certes pas des pratiques nouvelles. C’est à la fois la régularité de
leur accomplissement et le soin qui y est mis par de plus en plus de jeunes fidèles
pour les effectuer qui est une nouveauté.
Après avoir choisi sa mosquée et son imam, la première épreuve à laquelle est
confronté le fidèle s’apprêtant à accomplir une prière collective dans une mosquée
est celle de l’alignement. Se placer aux côtés des autres fidèles est devenu une
affaire délicate qui peut prendre un certain temps avant de se dédier à la prière.
Une fois réglée, débute une deuxième séquence qui concerne le positionnement
des mains. Faut-il les croiser ou les laisser ballantes ? Ces nouveaux usages ne
sont pas que de simples formalités ; elles sont une des manifestations des confrontations et des reconstructions religieuses en cours. Entre les fidèles qui préfèrent
prier les mains croisées sur la poitrine (al-qabd) et ceux qui privilégient la prière
avec les bras relâchés (as-sadl), on voit pointer un débat entre ceux qui préfèrent
réinventer la tradition et ceux qui croient au legs des ancêtres ; entre ceux qui
cherchent une identité dans le passé et ceux qui croient la trouver dans un futur
en gestation.
REMMM 125, 23-45
40 / Abderrahmane Moussaoui
Quand l’imam prononce la takbirat al-ihrâm, celle qui inaugure la prière,
d’autres signes de différenciations transparaissent. Les fidèles les plus âgés et ceux
qui suivent la religion coutumière vont relâcher leurs bras le long du corps, continuant ainsi la traditionnelle pratique du sadl tandis que la plupart des plus jeunes
et ceux qui prétendent rénover la religion en la débarrassant des archaïsmes, eux,
vont ramener leurs bras croisés autour de la poitrine, préférant ainsi la pratique du
qabd.
Autant de raffinements dans la pratique jusque-là inconnus du plus grand
nombre.
À la recherche de la ligne droite
À côté de ces postures, les fidèles peuvent se différencier par quelques signes distinctifs dans l’accomplissement rituel de l’une des cinq principales obligations canoniques.14 Lors des prières collectives, les adeptes de la Salafiya se hâtent vers le premier rang et le côté droit de la mosquée.
Ils préfèrent s’aligner ensemble pour pouvoir plus facilement pratiquer l’union
(damm) des pieds et des épaules. En se touchant ainsi épaule contre épaule et avec
les orteils, les adeptes de la Salafiya répondent à l’injonction de ne point laisser le
vide par lequel se glisserait Satan. C’est le fameux « sadd al-furûj », la clôture des
interstices.
Une telle pratique a peu à peu été adoptée par la plupart des fidèles. Après la
formule annonciatrice du début de la prière : « qad qâmat as-salât » et avant qu’il
ne prononce la « takbirat al-ihrâm », l’imam s’apprêtant à guider la prière, laisse
un certain temps aux fidèles pour se mettre en rangs. On avance au fur et à mesure
pour combler les vides à la recherche d’un alignement strict. Cette tradition du
contact étroit, épaule contre épaule, et les pieds se touchant, renvoie à la vertu du
contact comme celle que l’on retrouve dans les pratiques thérapeutiques. Lire le
Coran en touchant la partie malade d’un corps, a vertu à le guérir précisément de
l’atteinte du djinn, ou du mauvais esprit. Ainsi resserrer les rangs, c’est se toucher
et éviter le maléfice du démon. Cela permet aussi de « profiter » de l’effluve
positif du voisin. Autant de raisons qui font de ce préalable un rituel fortement
respecté.
Avant chacune des prières collectives, et de manière un peu plus soulignée que
d’habitude, lors des grandes occasions (vendredi et fêtes), l’imam insiste sur la rectitude du rang (al-saff). Des formules de circonstances accompagnent ce moment
pour souligner la nécessité d’un tel acte et la récompense en la matière : « Alignez
vos rangs (sawwû as-sufûf) ; Dieu n’apprécie pas le rang tortueux (al-saff al-a`waj) »
prévient l’imam. Et d’insister : « Il faut se serrer afin de combler les vides (suddu alfurûj) par où Satan pourrait s’introduire ». Certains fidèles excellent dans le repé14
Parmi les cinq piliers de l’islam, la prière vient au second rang après le témoignage de foi
(la shahada). Suivent après le jeûne du mois de Ramadan, la zakât et le pèlerinage à la Mecque.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 41
rage de ceux qui sortent de l’alignement ; et, les invitent parfois de manière véhémente à rentrer dans les rangs. Le temps que peut prendre un tel préalable est assez
long pour en faire un rituel presqu’aussi important que celui de la prière elle-même.
Quand les rangs sont estimés alignés, la prière collective peut alors commencer.
À l’observer, cette prière est également le lieu et l’occasion de l’expression de nouvelles manières de faire.
La pratique du qabd
Désormais, dans la plupart des mosquées des villes algériennes, les fidèles, dans
leur majorité, prient avec les mains sur la poitrine. Il s’agit du qabd, pratique relativement récente en Algérie et qui s’est répandue et semble définitivement rentrée
dans les mœurs. Le qabd requiert une certaine disposition des mains au moment de
la prière : la paume de la main droite est posée sur le revers de la main gauche qui,
elle-même, se trouve posée sur le cœur ou entre le nombril et le bas de la poitrine.
Cette pratique aujourd’hui si répandue mérite une attention particulière ; car elle
est au cœur des divergences dogmatiques que connaissent le Maghreb et le monde
sunnite en général. Les savants de l’islam chiite condamnent la pratique du qabd.
Il la considère comme une bid`a, une innovation blâmable qui se serait imposée
après la mort du Prophète. Le site chiite du shaykh Ja`far as-Subhânî, lui consacre
un long développement. Hadiths et faits à l’appui, il disqualifie cette pratique qui,
selon lui, de l’avis même des savants du sunnisme, ne peut être considérée comme
une sunna obligatoire. 15
Le rite malékite traditionnellement suivi au Maghreb privilégie plutôt le sadl
parce que l’imam Malik rapporte dans un hadith que le Prophète disait sa prière
avec les bras le long du corps (sadl). Un autre hadith rapporte cependant que le
Prophète a pratiqué le qabd d’où une multiplication des références à l’intérieur du
même rite. Deux autres écoles sunnites l’approuvent. Aussi bien le hanéfisme que
le chafiisme y voient une sunna souhaitable (muhabbaba), voire recommandable
(mandûb). Seule l’école hanéfite considère le qabd comme une sunna absolue et
donc obligatoire.
L’abandon de la posture de l’école malikite et l’adoption de celle des autres écoles sunnites sont doublement significatifs : le malikisme, référence traditionnel du
pays, s’efface devant l’avancée des autres écoles. Cette coalition semble motivée par
une résistance à l’avancée du chiisme qui, lui, interdit carrément le qabd lui préférant le sadl. Les chiites imâmites vont même jusqu’à considérer le qabd comme
illicite (harâm) et invalidant (mubtil) la prière.
15
Voir le site http://www.imamsadeq.org/book/sub2/salaselh/al-khabz-4/index.htm, consulté en octobre
2007.
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Autres rituels de démarcation
D’autres attitudes et conduites sont également devenues assez courantes comme
celle de « jalsat al istirâha ». Il s’agit, comme son nom l’indique, d’une posture
assise esquissée lors des prières canoniques à la suite de la seconde prosternation
(sajda) qui termine les inclinaisons ou génuflexions (rak`ât) impaires. Ce qui lui
vaut d’ailleurs quelquefois le nom de jalsat al-witr (posture des prières impaires).
Inconnue il y a une vingtaine d’années, elle est désormais effectuée quasi systématiquement. Au lieu de se lever directement après la seconde prosternation, les
adeptes du renouveau préfèrent marquer au préalable un temps d’arrêt assis, avant
de se lever pour accomplir la deuxième rak`a qu’ils inaugurent par une nouvelle
takbîra. Ce qui, lors des prières collectives, ne manque pas parfois de créer quelques confusions. La gestuelle des prières d’invocation qui précèdent et suivent les
prières canoniques divise à son tour les fidèles. Faut-il faire ses prières invocatoires
en levant les mains paumes ouvertes ? Doit-on conclure ses prières en portant les
mains vers le visage ? Certains préfèrent les croiser ostentatoirement pour signaler
leur refus de telles postures considérées comme non légales.
Pendant le mois de ramadan, à l’occasion des prières dites tarâwîh ou celles en
général du qiyâm (veille), certains fidèles prient à livre ouvert, le Coran à la main.
Ce procédé a sans doute été inspiré par les images diffusées par les différentes
chaînes thématiques consacrées à l’Islam qui montrent souvent des fidèles en prière
à la Mecque, un Coran à la main, lisant dans le texte. Remarquons ici aussi cette
opposition entre les adeptes du Coran récité de mémoire et ceux qui ont recours au
texte. Devant l’image et l’écrit, la mémoire et l’oralité semblent avoir perdu de leur
prestige.
Ces innovations introduites par quelques « virtuoses » au début de la sahwa
(éveil) ont pu se diffuser et s’imposer à la masse des fidèles. Ainsi de la prière du
qunût qui a pris une place importante dans les rituels d’observance.
Selon que l’on soit malikite ou d’une autre école, la pratique du qunût16, naguère
inconnue du plus grand nombre des fidèles, s’est propagée en Algérie durant les
quinze dernières années. Avant cette période qualifiée par ses adeptes de sahwa,
le qunût se pratiquait en Algérie lors de la prière du matin (al-subh) et au vingtseptième jour du mois de ramadan à l’occasion de l’achèvement de la récitation du
Coran (al-khatm).
En Arabie saoudite, le qunût est pratiqué pendant tout le mois de ramadan et
c’est l’imam qui dit le qunût à haute voix (jahran) pour tout le monde. Car ici, c’est
l’imam qui, en référence à la tradition du calife `Umar, guide le shaf` et le witr après
la prière des tarâwih. Cette pratique hanbalite, semble avoir commencé à trouver
des adeptes parmi un grand nombre de pratiquants en Algérie.
16
Le qunût consiste à faire des invocations pendant la prière après l‘inclination de la deuxième rak`a et avant
la prosternation.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 43
Le temps de la prière
La reconsidération des rituels ne s’est pas limitée aux modalités de leur accomplissement, elle s’est étendue également à leurs temporalités. Le mois de ramadan
a souvent été l’occasion où s’exprimaient les divergences dans la mesure où dans le
même pays, quelquefois, des groupes de fidèles choisissent de débuter le jeûne ou
de le cesser à des dates décalées. Ces écarts et ces divergences, longtemps limités
au jeûne, ont atteint le pilier central de la foi. La prière canonique fait désormais
l’objet de discussions et de prises de positions divergentes quant à sa durée, à ses
modalités et au rythme de son observance.
Ainsi par exemple le fait d’écourter la prière (at-taqsîr), qui n’était autorisé qu’à
certaines conditions, est désormais fréquemment pratiqué en diverses circonstances. Au lieu d’accomplir les prières à quatre inclinaisons (rak`ât) dans leur totalité,
le fidèle est autorisé à les réduire à deux, notamment quand il est en déplacement.17
C’est sur la durée et la distance de ces déplacements que les discussions continuent
à diverger.
Écourter les prières est souvent accompagné par leur regroupement. Ainsi les
deux prières de l’après-midi (az-zuhr et al-`asr) sont accomplies au même moment
et les deux prières de la fin de la journée également (al-maghrib et al-`ishâ’ »).
En réalité, les cinq prières qui correspondaient traditionnellement aux cinq
moments de la journée ne font plus consensus parmi les fidèles algériens se réclamant
du sunnisme. Certains adhèrent aux thèses chiites qui dissocient les cinq obligations
des cinq moments de leur pratique en invoquant plusieurs hadiths et notamment le
verset coranique de la sourate al-isrâ’ (Coran xvii, 78). Ce dernier appelle à l’accomplissement de la prière en citant trois moments de la journée seulement : le déclin du
soleil (dulûk ash-shams), l’obscurité de la nuit (ghasaq al-layl) et l’aube (al-fajr). Fort
de cette référence, les nouveaux disciples du chiisme en Algérie et certains sunnites
regroupent désormais les deux prières de l’après-midi (az‑zuhr et al‑`asr) pour les
accomplir au moment du « déclin du soleil », c’est‑à‑dire en fin d’après-midi. Quand
à la prière du maghrib qui s’accomplit au moment du coucher du soleil, certains préfèrent désormais la regrouper avec la prière du`ishâ’ qui a lieu à la tombée de la nuit.
La cinquième prière du matin, elle, reste inchangée.
Si les changements sont perceptibles dans les conduites des fidèles qui finissent
par se les approprier et souvent les rationaliser a posteriori, ce sont les « leaders »
qui les introduisent et les popularisent. Ils se veulent des rénovateurs ; qui introduisent les nouvelles conduites ou réactualisent les anciennes pratiques.
En conclusion
Dans l’Algérie urbaine des années 2000, les fidèles à la mosquée apparaissent
divisés en deux grandes catégories. La première, statistiquement plus faible, est
17
En fait une rak`a comprend une inclinaison et deux prosternations (sajda).
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44 / Abderrahmane Moussaoui
celle de la vieille génération qui continue à pratiquer une religion traditionnelle en
usant de gestes hérités de la pratique coutumière. La seconde, en constante progression, est celle qui préfère pratiquer une religion de la rupture sous le mode de
la réinvention de la tradition.
Si le facteur générationnel est important, il n’est pas le principal discriminant.
Les raisons d’ordre générationnel, paraissent moins importantes que cette volonté
de rupture avec l’ordre traditionnel. On pourrait plutôt avancer que les mécanismes
mobilisés pour l’affirmation de la singularité générationnelle sont à la fois théologiques et idéologiques.
Toutefois, ce qui doit être souligné ce sont surtout les nuances dans lesquelles
se déclinent ces religiosités. Car la frontière n’est pas si nette entre les unes et les
autres ; et la cohérence n’est pas totale à l’intérieur d’un même style. Les moyens
utilisés pour se démarquer et/ou pour (re) construire une identité sur la base du
religieux mobilisent différentes ressources qui vont de la parole ritualisée à l’action
politisée.
En observant au plus près les pratiques religieuses, il apparaît clairement combien
le religieux est dynamique ; et la tradition changeante. Une telle démarche évite ces
raccourcis illusoires qui font d’une discipline comme l’ethnologie ou l’anthropologie
religieuse de la (ou des) religion(s) l’armoire des grilles permettant la lecture de tous
les phénomènes considérés comme relevant a priori de la religion. Une ethnographie
de la mosquée permet de percevoir des changements plus larges. Car, si l’on admet
avec C. Geertz (1968, 1992 : 14) que la religion est un phénomène social, culturel
et psychologique, observer un vecteur privilégié de la religion d’un groupe (ici la
mosquée et les pratiques qui s’y déroulent) c’est se mettre en situation de déceler les
indices des transformations sociales, culturelles et psychologiques de ce groupe.
Pourquoi cesser de faire comme avant en matière de religion? Parce que cela ne
répond plus, croit-on, aux situations présentes dans la plupart des autres aspects
de la vie sociale. Car les déterminants qui propulsent les changements sociaux
sont arrimés aux différents agencements sociaux ; et à ce titre expriment d’abord
les transformations à l’œuvre dans la matrice qui fonde le lien social du groupe
considéré.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
MGS Hodgson, art dâ`î, E.I.
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« alruqya ». Ses liens avec la Salafiya, thèse de doctorat nouveau régime, université Paul Cézanne, Aix-Marseille III, 361 p.
Chih Rachida et Mayeur-Jaouen Catherine, 2002, « Le cheikh Sha`râwi et la
télévision : l’homme qui a donné un visage au Coran », in Mayeur-Jaouen C.
(dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et
Larose, p. 189-209.
La mosquée en Algérie. Figures nouvelles et pratiques reconstituées / 45
Geertz Clifford, 1968, 1992, Observer l’islam. Changements religieux au Maroc
et en Indonésie, Paris, éd. de la Découverte, 154 p.
Hames Constant, 2001,« L’usage talismanique du Coran », Les usages du Livre
Saint dans l’islam et le christianisme, revue de l’Histoire des Religions, 1/2001,
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Lambert Yves, Michelat Guy, Piette Albert, 1997, Le religieux des sociologues.
Trajectoires personnelles et débats sociologiques, Paris, l’Harmattan, 254 p.
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