La saga des pieds-noirs
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La saga des pieds-noirs
Perpignan La saga des pieds-noirs L’arrivée des pieds-noirs à la gare portuaire de Port Vendres en 1962 C Association Port-Vendres des Paquebots inquante ans après le rapatriement de 1962, l’inauguration du Centre de documentation des Français d’Algérie, le 29 janvier dernier, aurait presque donné des airs de fête à l’anniversaire de ce qui reste une profonde déchirure pour la communauté pied-noire de Perpignan. Partageant la « nostalgérie » de beaucoup de ses concitoyens, le maire, Jean-Marc Pujol, né en Algérie, était fier de présenter à Gérard Longuet, le ministre de la Défense, les richesses de l’exposition permanente réunie à l’étage de l’ancienne prison Sainte-Claire, soigneusement restaurée. Mais à l’extérieur du bâtiment, tout le monde ne goûtait pas cette célébration avec la même ferveur. « Ce type d’initiative mémorielle ne peut que raviver des haines », estime ainsi la socialiste Jacqueline Amiel-Donat. « Ici, où coexistent tant de communautés, notamment musulmanes, il y a d’autres priorités que de jeter de l’huile sur le feu, en dépensant 1,8 million d’euros pour promouvoir une vision tout sauf neutre du passé de l’Algérie. » M. Pujol rejette l’accusation de parti pris. S’il dit ne s’être penché qu’assez tard sur son identité pied-noire, il a soutenu ce projet dès l’origine, à la fin des années 1990, lorsque, adjoint de Jean-Paul Alduy, il fut sollicité par le Cercle algérianiste, une asso- Le Nouvel Observateur ciation désireuse de « sauvegarder le patrimoine culturel né de la présence française en Algérie ». « Au fil des années, les membres du Cercle avaient accumulé des archives et des objets d’une grande valeur historique, explique le maire. Or, plutôt que de créer un musée, j’ai voulu que cette collection alimente un centre de documentation, ouvert aux chercheurs de tous horizons. » Et là où Marseille et Montpellier se sont cassé les dents, n’ayant toujours pas vu aboutir leurs projets très controversés de musées consacrés à la présence française en Algérie, lancés au début des années 2000, Perpignan est passée outre les polémiques. Tant pis si les tracts du collectif local d’opposants au Centre de documentation le présentent comme un « musée de l’OAS ». Sans chercher à trancher ce conflit mémoriel, ni à alimenter les fantasmes sur l’existence d’un « lobby piednoir » à Perpignan, nous avons souhaité, à l’occasion du cinquantenaire de leur arrivée, mesurer la place indéniable que les pieds-noirs ont prise dès 1962 dans la vie de cette cité. Et dresser par petites touches, d’exposé historique en reportage contemporain, le portrait d’une communauté fière mais blessée, intégrée mais attachée à ses souvenirs, en voie de disparition mais toujours aussi solidaire. De Perpignan, Charles Giol Histoire cahier spécial i perpignan vernement français et le FLN, un cessez-le-feu entre en vigueur en Algérie, point d’orgue d’une guerre de huit ans qui n’a jamais voulu dire son nom. Dans l’opinion métropolitaine, le soulagement prévaut : rares sont les Français qui se soucient du sort du million de leurs compatriotes installés en Algérie, dont les accords d’Evian sont censés garantir la sécurité. Or, très vite, se multiplient à leur encontre les menaces, puis les attaques et les exactions : en quelques mois, jusqu’à la fin de l’été, près de 800 000 Français d’Algérie vont quitter précipitamment leur terre natale, abandonnant l’essentiel de leurs biens, pour gagner la métropole, le plus souvent en bateau, parfois en avion. Marseille est le principal point d’entrée sur le territoire métropolitain pour ceux que, depuis les premières années de la guerre d’Algérie, on appelle les pieds-noirs. Mais PortVendres est la seconde destination des exilés : le port roussillonnais a, depuis la fin du XIXe siècle, noué de riches relations avec l’Algérie. Des paquebots relient fréquemment la Catalogne et l’Oranie ; ils serviront au rapatriement des Français d’Algérie. Venu visiter Port-Vendres le 2 avril 1962, Robert Boulin, alors secrétaire d’Etat aux Rapatriés, déclare même : « Nous nous servirons des bureaux de la Compagnie de navigation mixte pour accueillir les rapatriés. » Il faut dire que le gouvernement français n’attend alors, selon les prédictions peu avisées des experts, que 100 000 d’entre eux dans toute la France au cours de l’année 1962… Une estimation pour le moins optimiste, qui explique l’atmosphère d’improvisation dans laquelle va s’accomplir l’accueil des rapatriés, dans les Pyrénées-Orientales comme dans tout le reste du territoire français. Des réfugiés en provenance de Mers el-Kébir, accompagnés d’un secouriste, débarquent du porte-avions « La Fayette » à Toulon le 19 juillet 1962 Fuyant les menaces contre leur sécurité, à l’été 1962, des centaines de milliers de Français d’Algérie quittent leur pays pour la métropole. Pour une partie d’entre eux, la terre d’accueil sera les Pyrénées-Orientales. Récit d’un exode A u début de l’année 1962, rien ne prépare Perpignan et le Roussillon à l’événement consi dérable qui va marquer l’été : le débarquement, à Port-Vendres, de plusieurs dizaines de milliers de Français d’Algérie fuyant leur pays devenu indépendant. Certes, dès le début du mois de janvier, on prête Le Nouvel Observateu un peu plus d’attention que de coutume aux nouvelles souvent laconiques relatant en métropole les « événements d’Algérie ». Car, depuis quelques jours, Perpignan est touchée par une vague d’attentats revendiqués par l’OAS, l’organisation clandestine qui a fait le choix de la terreur pour tenter de dissuader le pouvoir gaulliste de renoncer à l’Algérie française. Après le plasticage des sièges de la CGT-FO et de « L’Indépendant catalan », la préfecture et le domicile de l’adjoint au maire, le docteur JeanLouis Torreilles, sont entre autres pris pour cible par des attentats nocturnes : le pouvoir politique, la gauche et les médias sont les ennemis désignés des jusqu’au-boutistes perpignanais de l’Algérie française. Un réseau d’une petite vingtaine de personnes dont l’arrestation, le 18 mars 1962, à l’issue d’une longue enquête de police, met fin à un hiver explosif. Le lendemain, au terme des accords conclus à Evian par le gou- languedoc-roussillon 1962 : un anniversaire au goût amer AFP ImageForum II Sur le quai, tout le gratin politique départemental Le 27 mai 1962 arrivent à PortVendres les 900 passagers du « El Mansour », en provenance de Mers el-Kébir. C’est le tout premier des nombreux bateaux affrétés pour rapatrier des pieds-noirs Le Nouvel Observateur cahier spécial i perpignan dans le port des Pyrénées-Orientales. Sur le quai, tout le gratin de la politique départementale, derrière le préfet et le député-maire de Perpignan, Paul Alduy, est venu leur témoigner la solidarité des Catalans. Ce beau monde ne sera plus là pour les arrivées suivantes : il faut dire que, jusqu’à la fin du mois d’août, les paquebots se succèdent sans relâche, rejetant des centaines de personnes à bout de forces, n’ayant emporté avec eux 30 000 pieds-noirs s’installent dans les PyrénéesOrientales au cours de l’année 1962 que quelques valises pour bagage de toute une vie. « En confrontant les rapports des RG, on apprend que 30 000 piedsnoirs, dont 18 000 en provenance de l’Oranie, ont débarqué à PortVendres au cours de l’année 1962 », a calculé le jeune historien perpignanais Philippe Bouba, auteur de « L’arrivée des pieds-noirs en Roussillon en 1962 » (Trabucaire, 2009). « Il s’agit d’une estimation basse, ne prenant en compte Rivesaltes Harkis : les autres rapatriés d’Algérie Un autre exode, plus discret que celui des pieds-noirs, a marqué la région perpignanaise durant l’année 1962 : celui des harkis, ces supplétifs musulmans au service de l’armée française, qui ont dû fuir leur pays avec leur famille à l’issue de la guerre d’Algérie. Une majorité d’entre eux a transité, entre 1962 et 1964, par le camp de Rivesaltes, déjà tristement célèbre pour avoir « accueilli » des républicains espagnols puis des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Abderahmen Moumen, chargé de recherches historiques au musée-mémorial de Rivesaltes et auteur, avec Fatima Besnaci-Lancou, des « Harkis » (Le Cavalier bleu, 2008), revient sur cet épisode dramatique encore trop mal connu. A quel moment les premières familles de harkis arrivent-elles au camp de Rivesaltes ? Abderahmen Moumen : A la fin septembre 1962, on regroupe à Rivesaltes des familles venues des camps du Larzac et de Bourg-Lastic, que les autorités viennent de fermer. Puis les arrivées s’amplifient : 10 000 personnes vivent au camp de Rivesaltes à la fin de l’année 1962. Au total, 22 000 harkis, sur les 42 000 recensés par les structures d’accueil officielles, vont y transiter, pour quelques semaines ou plusieurs mois, entre 1962 et la fermeture officielle du camp de transit, le 31 décembre 1964. Dans quelles conditions y sont-ils accueillis ? Jusqu’en mars 1963, lorsque s’achève la construction de baraques préfabriquées, les harkis vivent dans des tentes. L’hiver 1962 est ainsi très difficile. Au total, entre 1962 et 1964, on recense 50 décès dus aux conditions de vie précaires, essentiellement parmi les jeunes enfants et les vieillards. Les populations environnantes ont-elles conscience de la situation à l’intérieur du camp ? Pas vraiment, car l’armée française, qui assure la gestion du camp, contribue à l’omerta entretenue par les pouvoirs publics autour de la question harkie. Seuls quelques civils, employés par le ministère des Rapatriés pour travailler au reclassement professionnel des harkis, ont le droit d’y pénétrer. Les journalistes, pour leur part, n’y sont pas admis avant mars 1963, et encore nettoie-t-on soigneusement le camp à l’occasion de leur venue. Que deviennent les harkis de Rivesaltes après la fermeture du camp ? Ils sont disséminés à travers la France : dans le Nord-Pas-de-Calais, ils travaillent dans le textile ; en Lorraine, dans la sidérurgie ; et dans le Sud, ils sont notamment regroupés dans des hameaux de forestage, comme celui installé à Rivesaltes, qui restera ouvert jusqu’en 1974, regroupant en moyenne 25 familles. Propos recueillis par C. G. III Portraits cahier spécial i perpignan « Avec Alduy, on est sûrs d’être écoutés » Beaucoup s’arrêteront dès Perpignan. Il commence en effet à se dire, au sein de la communauté pied-noire, que le maire de la ville, le socialiste indépendant Paul Alduy, est sensible à leur sort. Durant la Seconde Guerre mondiale, après avoir rejoint la France libre, il a notamment exercé les fonctions de directeur de cabinet du gouverneur général d’Algérie. C’est alors qu’il aurait appris à connaître les Français d’Algérie, constatant que tous ne sont pas, loin s’en faut, de riches colons, mais plutôt, dans leur grande majorité, des artisans, des commerçants ou des fonctionnaires. Dès l’été 1962, face au dénuement des rapatriés, il s’efforce de coordonner les secours qui se sont organisés spontanément en leur faveur. A proximité de la mairie sont ainsi regroupés les stands des organismes de charité, Le Nouvel Observateur Observateu Secours catholique et Croix-Rouge en tête. La municipalité essaie de se substituer à des pouvoirs publics défaillants. Pour faire face à l’afflux des enfants pieds-noirs dans les écoles de la ville, à la rentrée 1962, le maire fait construire huit salles de classe en préfabriqué. Dès novembre 1962, à l’occasion des élections législatives, l’une des principales associations de rapatriés locales imprime des tracts sur lesquels on peut lire : « Avec Alduy, on est sûr d’être écoutés. » Or c’est surtout pour avoir ensuite réservé à des centaines de familles de rapatriés des logements sociaux dans le nouveau quartier du Moulin à Vent que Paul Alduy reste aujourd’hui encore, six ans après sa disparition, honoré par la communauté piednoire de Perpignan. « Contrairement à la croyance populaire, la cité du Moulin à Vent n’a pas été construite spécialement pour les rapatriés, qui n’ont d’ailleurs jamais habité plus de 20% de la totalité des appartements, rappelle toutefois Philippe Bouba. Le projet avait été lancé dès 1960 par Paul Alduy, fraîchement élu maire. Mais les travaux ayant démarré en juin 1962, ils sont tombés à point nommé. » En inaugurant en 1964 la première tranche du nouveau quartier, le maire pourra ainsi souhaiter aux rapatriés d’Algérie de « retrouver ici la petite patrie qu’ils ont perdue là-bas ». Entrepreneur de travaux publics, conseillère municipale, militant des droits des rapatriés. Ces Perpignanais sont tous trois nés en Algérie. Mais au-delà de l’étiquette « pied-noir », chacun nourrit un rapport bien particulier au drame de son enfance jean-pierre navarro « Travailler sans regarder en arrière » Inauguration du Centre de documentation des Français d’Algérie, le 29 janvier, avec (de g. à dr.) Suzy Simon-Nicaise, adjointe au maire ; Jean-Marc Pujol, maire ; Gérard Longuet, ministre de la Défense, et Jean-Paul Alduy, président de la communauté d’agglomération Perpignan Méditerranée Le 6 août 1962, dans un communiqué publié par « L’indépendant », l’évêque de Perpignan, Mgr Bellec, appelle les Catalans à la solidarité envers les pieds-noirs L’hospitalité de la terre catalane Par la douceur de son accueil, Perpignan a donc su atténuer les malheurs de ses nouveaux citoyens. Au plus fort de leur afflux, on n’a jamais vu fleurir sur les murs catalans les graffitis hostiles aux pieds-noirs tracés sur les quais de Marseille. « Deux ou trois jours après mon arrivée, en juin 1962, je faisais ma rentrée en classe de troisième, et je ne me rappelle pas la moindre parole hostile ni moqueuse à mon égard, se souvient Paul Dumazert, aujourd’hui retraité de l’Education nationale et toujours perpignanais. Cela tient peut-être au fait que les Catalans avaient déjà connu une situation similaire avec l’afflux de répu- cahier spécial i perpignan Le roman vrai de leur vie Jean-Marc Pujol, maire de Perpignan, né en Algérie blicains espagnols durant la Retirada. » Ou encore à la proximité culturelle reliant les Catalans et les rapatriés d’Oranie, dont les aïeux, pour une grande partie, avaient quitté la région valencienne et la Catalogne espagnole pour tenter leur chance dans l’Ouest algérien. « Mon arrivée à Perpignan a constitué un retour aux sources paradoxal, puisque j’y ai redécouvert la cuisine de mon enfance, celle que me faisaient mes grands-mères algériennes, qui étaient d’origine catalane », explique ainsi JeanMarc Pujol, l’actuel maire de la ville, né à Mostaganem. Le dynamisme et le non-conformisme des pieds-noirs font le reste : ne rechignant pas à l’effort, n’hésitant pas à innover, ils se construisent assez vite, pour la plupart, une nouvelle vie dans leur patrie d’adoption. Dans la construction, le commerce, l’artisanat ou encore le barreau perpignanais, les « success stories » ne manquent pas. Dès 1965, la croissance des Trente Glorieuses aidant, les difficultés initiales des pieds-noirs perpignanais, en matière de logement et d’emploi, sont généralement résolues. Reste une souffrance moins quanti fiable, car toute psychologique. Beaucoup de rapatriés ne se sont jamais remis du choc brutal occasionné par leur déracinement. La « nostalgérie » est une maladie qui, paraît-il, ne se soigne pas. Charles Giol Mais sa vision fataliste de l’existence, M. Navarro la doit sans doute d’abord aux épreuves de son adolescence. Né à Tébessa, une ville de l’Est algérien aux portes du Sahara, il y connaît une enfance radieuse. Dès la sortie de l’école, il fonce vers les chantiers de son père, lui-même entrepreneur en travaux publics, à la découverte d’un univers qui l’enchante. Mais qui s’écroule en 1960, alors qu’il a 13 ans, lorsque ce père adoré meurt subitement. Le virus du BTP PHILIPPE MAHE / P Marchesan - Mairie Perpignan que ceux qui s’inscrivent pour bénéficier d’indemnisations et d’aides diverses. Et si, à la fin de l’année 1962, on compte également 30 000 pieds-noirs installés dans le département des Pyrénées-Orientales, il ne s’agit pas strictement des mêmes, loin s’en faut. Beaucoup des rapatriés qui s’établissent en Roussillon n’ont pas débarqué à PortVendres, mais souvent à Marseille ; et à l’inverse, tous ceux qui ont touché terre dans le département n’y sont pas restés. » A l’exception notable, notamment, de plusieurs dizaines de pêcheurs venus du port de Béni Saf, près de la frontière marocaine. Ayant traversé la Méditerranée à bord de leurs chalutiers, ils sont invités à rester à Port-Vendres par le maire de la ville, et ne se font pas prier. Mais le petit port est naturellement bien incapable d’absorber la totalité du flux des migrants. Certains, à peine débarqués, prennent un taxi pour rejoindre des parents installés en métropole. Mais la plupart ne savent où aller. Ils s’entassent un temps dans les tentes et les bungalows acquis par la municipalité. Puis partent vers le nord pour tenter de s’inventer un avenir. P Marchesan - Mairie Perpignan IV Fondateur de la Sotranasa, un groupe perpignanais de travaux publics qui compte 280 salariés et plusieurs filiales régionales, président de la chambre de commerce et d’industrie de Perpignan et des Pyrénées-Orientales depuis janvier 2011, Jean-Pierre Navarro passe sans peine pour l’un des parangons de l’intégration et de la réussite des pieds-noirs catalans. Un rôle qu’il refuse pourtant d’endosser : « La réussite est un état passager, relativise-t-il. Quand on est entrepreneur, on n’est jamais certain du lendemain. » La Sotranasa, spécialiste des « réseaux secs », a décollé au milieu des années 1970 dans le contexte de l’automatisation des lignes téléphoniques ; avant de devoir plus d’une fois se réinventer pour survivre, basculant dans le domaine des conduites de gaz, ou plus récemment dans celui de l’énergie photovoltaïque et des pompes à chaleur. Le Nouvel Observateur « Les Algériens sont aujourd’hui très désireux d’accueillir des entreprises françaises sur leur territoire » Pendant deux ans, sa mère tentera tant bien que mal de reprendre en main l’entreprise familiale, jusqu’à ce jour du printemps 1962 où un avion de l’armée vient chercher Mme Navarro et ses deux fils. Direction Marseille, puis Perpignan, où la famille s’installe. A ses deux garçons, cette mère qui a tout perdu fait jurer de devenir fonctionnaires. Après le bac, Jean-Pierre passe donc des concours. Et travaille un temps à l’Urssaf. Mais le virus du BTP le reprend vite. Après avoir passé trois années comme métreur dans une entreprise locale, il crée la Sotranasa en 1973. Depuis, sa réussite ne doit rien à d’éventuels « réseaux pieds-noirs ». Jean-Pierre Navarro ne fréquente pas particulièrement la communauté. C’est ainsi avec des amis catalans rencontrés sur les bancs du collège, dont Bernard Fourcade, son prédécesseur à la tête de la CCI de Perpignan, qu’il a intégré l’organisme entrepreneurial en 1992. Pourtant, Jean-Pierre Navarro pense encore souvent à l’Algérie. Sans nostalgie : la Sonatrasa y a créé une filiale en octobre dernier. Suzy Simon-Nicaise La mémoire à vif On pourrait prendre son bureau, à l’étage du rutilant Centre de documentation des Français d’Algérie, pour une extension du musée attenant : entre photographies sépia du Sud algérien et salon traditionnel maghrébin, « typique de l’artisanat indigène encouragé par les autorités françaises », Suzy SimonNicaise y a reconstitué un monde disparu, celui de son enfance. Lorsque l’adjointe aux rapatriés de Jean-Marc Pujol évoque son départ précipité d’Algérie, au printemps 1962, ses yeux s’emplissent de larmes. « Je n’avais que huit ans, et je n’avais connu ce pays qu’en guerre, avec les angoisses quotidiennes que cela suscitait. V Politique cahier spécial i perpignan Albert Pélican Il demande justice pour les rapatriés Le Nouvel Observateu Les rapatriés d’Algérie ont la réputation de voter massivement pour le Front national. Fantasme ou réalité ? Six gardes à vue en deux ans Le souvenir des disparus Suzy Simon-Nicaise parle même de « double peine » : « A l’arrachement s’ajoute le fait qu’on n’a pas le droit de le raconter, car les historiens universitaires sont presque tous militants. » Comprendre : hostiles à l’Algérie française. Au Cercle algérianiste de Perpignan, où elle entre très jeune, à la fin des années 1970, la parole est plus libre. Cette association regroupe des pieds-noirs passionnés d’histoire, de leur histoire. Très vite, Mme Simon-Nicaise se prend au jeu. Ainsi, ses recherches sur les disparus de 1962, enlevés pour ne plus jamais reparaître, aboutiront en 2007 à l’érection d’un mur très controversé. Entre-temps, Mme Simon-Nicaise est devenue présidente du Cercle algérianiste de Perpignan, puis vice-présidente de l’instance nationale. Couronnement de ce parcours : depuis 2009, elle siège au conseil municipal de sa ville d’adoption. « Il ne s’agit pas d’un engagement politique, préciset‑elle. Je suis seulement là pour porter la parole des rapatriés. » Mission plus qu’accomplie avec l’ouverture, il y a quelques semaines, du Centre de documentation des Français d’Algérie. Le projet de toute une vie. cahier spécial i perpignan A la recherche du vote pied-noir ans, M. Pélican, incapable de nourrir sa famille de dix enfants, se résout à quitter sa terre natale. La famille échoue à Perpignan, dort un temps dans la rue. En septembre 1965, le jeune Albert Pélican, 15 ans, fait sa rentrée au lycée Arago ; se jugeant trop mal habillé pour supporter le regard de ses camarades, l’adolescent préfère quitter l’école et se mettre à travailler. En 1973, il finira par créer sa propre entreprise de construction. Sans faire fortune. Il se dit « en danger ». A Perpignan, ce sexagénaire à l’allure bonhomme, commerçant à la retraite, se présente volontiers en ennemi public numéro 1. Son crime ? Avoir fait de la lutte contre la non-application des lois en faveur des rapatriés une croisade personnelle. Avec souvent un peu trop d’ardeur au goût de la justice. Depuis qu’il a pris, en 1996, la tête de la Coordination nationale de défense des rapatriés, Albert Pélican s’est, entre autres, fait remarquer en s’enchaînant aux grilles du palais de justice de Perpignan ou, plus récemment, en brisant les scellés apposés sur la maison dont un rapatrié venait d’être expulsé. « Rapatriés d’Algérie », plutôt que « pieds-noirs ». La précision est d’importance pour Albert Pélican, issu d’un mariage mixte, fort rare dans l’Algérie française, entre un agriculteur français de la région de Mostaganem et une musulmane. Un statut original qui vaut à la famille Pélican de ne pas être inquiétée à l’indépendance de l’Algérie. Les biens du père n’en sont pas moins saisis. Au bout de trois « Malheureusement, nos parents n’ont pas su faire de la politique. C’est pour ça que l’Etat n’a jamais rien fait pour les piedsnoirs » En 1985, il apprend incidemment que les rapatriés bénéficient en théorie de toute une série de mesures visant à compenser la nonindemnisation de leurs biens abandonnés en Algérie. Un dédommagement pourtant promis en 1962 par un gouvernement français qui n’a jamais tenu parole, non sans avoir entre-temps incité les pieds-noirs à s’endetter pour reconstruire leur vie en métropole. M. Pélican décide alors de faire valoir ses droits. Et d’inciter ses semblables, pieds-noirs ou harkis en difficulté, à faire de même. Son cheval de bataille, depuis cette date, c’est notamment la suspension des poursuites promise aux rapatriés en redressement judiciaire. Un avantage fort mal vu de la plupart des juges, persuadés qu’il est le prétexte de nombreux abus. Le combat de M. Pélican lui a ainsi valu pas mal d’ennuis avec la justice. Après avoir dû abandonner son entreprise de construction, c’est en vain qu’il a tenté de percer dans le commerce : « Jusqu’en 2004, j’ai repris des restaurants, des bars, raconte-t-il. Mais dès que j’arrivais, on me mettait en liquidation judiciaire. » Au cours des deux dernières années, il a par ailleurs été placé à six reprises en garde à vue, de façon totalement abusive selon lui. Albert Pélican n’en est pas moins résolu à poursuivre son combat. D’autant que le 27 janvier dernier, le Conseil constitutionnel a décidé de supprimer la sus pension des poursuites jusque-là accordée aux rapatriés. Charles Giol En meeting à Perpignan le 29 janvier, Marine Le Pen s’est notamment adressée à la communauté pied-noire S DAMOURETTE - SIPA Mais ma terre natale me manque toujours terriblement. » Un matin, peu après le cessezle-feu, son père, qui cultive pourtant de nombreuses amitiés musulmanes, apprend, incrédule, qu’il figure sur les listes de Français à abattre qu’ont dressées les franges radicales du FLN. La famille Nicaise doit quitter Tlemcen au plus vite. Les misères des premières années de l’exil métropolitain, Mme Simon-Nicaise a tout autant de mal à les raconter : l’installation à Perpignan se fera après un passage peu confortable par Le Havre, où sa mère, institutrice, est un temps nommée. En Catalogne naîtra ensuite une petite sœur. Puis Mlle Nicaise y rencontrera M. Simon, grossiste en fruits et légumes. La vie reprend, mais demeure cette blessure d’enfance, qui ne s’est jamais refermée. Charles Giol VI i le Front national fait de si gros scores sur les bords de la Méditerranée, c’est parce que les pieds-noirs votent presque tous à l’extrême droite. » Voilà le genre d’idée reçue qui fait bondir l’historien Jean-Jacques Jordi, le meilleur spécialiste actuel des rapatriés d’Algérie : « L’idée d’un vote pied-noir homogène est une invention des politologues, car il a toujours existé des pieds-noirs de toutes tendances politiques, estime-t-il. Et c’est encore plus illusoire aujourd’hui, maintenant que la communauté n’existe plus vraiment en tant que telle, par le jeu des mariages mixtes. » L’Elysée ne semble pas de cet avis qui, en octobre dernier, et en prévision de la campagne présidentielle, a justement commandé à l’IFOP un sondage sur… le vote pied-noir. Or l’institut a conclu que Marine Le Pen arrivait en tête des intentions de vote des rapatriés d’Algérie pour le premier tour de la présidentielle 2012 (28 %), devant Nicolas Sarkozy et François Hollande (26 % chacun) ; même chez leurs descendants, enfants et «Les pieds-noirs les plus âgés votent toujours en fonction du passé » Emmanuelle Comtat, auteur des « Pieds-noirs et la politique, quarante ans après le retour » (Presses de Sciences Po, 2009) petits-enfants de pieds-noirs, la candidate frontiste obtient plus d’intentions de vote, à 24 %, que dans la moyenne de l’électorat. Les clichés s’appuieraient-ils donc sur un fond de vérité ? Ces résultats n’ont en tout cas guère surpris Jean-Marc Pujol. Le maire pied-noir de Perpignan les aurait même personnellement décryptés à l’intention du président de la République et de son ministre de l’Intérieur : « Je leur ai expliqué que cela traduisait le mécontentement de cette population, qui n’accepte toujours pas qu’à aucun moment l’Etat français n’ait reconnu le malheur pied-noir », raconte M. Pujol. « Un fort rejet des partis de gouvernement » Le comportement politique des pieds-noirs aurait-il donc si peu changé depuis leur arrivée en métropole ? Tout au long des années 1960, les rapatriés d’Algérie ont massivement voté contre le « traître » de Gaulle, portant notamment leurs suffrages sur l’extrême droite. Au premier tour de la présidentielle de 1965, son candidat, Jean-Louis Tixier-Vignancour, ancien avocat de plusieurs responsables de l’OAS, a ainsi obtenu 16% des voix dans le quartier du Moulin à Vent, à Perpignan, contre 5,2% au niveau national. Or, selon la politologue Emmanuelle Comtat, chercheuse associée à l’IEP Grenoble, « les pieds-noirs les plus âgés votent toujours en fonction du passé. A ce titre, il existe chez eux un fort rejet des partis de gouvernement, accusés de n’avoir jamais rien fait pour leur communauté. Aussi bien, d’ailleurs, de la droite que de la gauche, associée au PC qui a soutenu le FLN durant la guerre d’Algérie. » Le vote pied-noir expliquerait donc en partie les scores importants réalisés à Perpignan par le FN depuis le début des années 1980. A presque tous les scrutins… sauf aux municipales. Comme en 2009, lorsque la liste FN de Louis Aliot n’a rallié que 9,4 % des suffrages au premier tour. Selon la socialiste Jacqueline AmielDonat, chef de file de l’opposition municipale : « M. Pujol, du fait de son identité pied-noire, était idéalement placé pour rallier une bonne partie des électeurs habituels de l’extrême droite. » Il ne faudrait cependant pas oublier qu’avant lui, ses prédécesseurs, les Alduy père et fils, avaient déjà su capter une bonne partie du vote pied-noir aux municipales, en se montrant durablement sensibles au sort des rapatriés. Quant à la présidentielle à venir, beaucoup de pieds-noirs perpi gnanais, qui disent faire partie des déçus du sarkozysme, ne se voient pas davantage voter Hollande, dont l’hommage aux victimes de la manifestation parisienne du FLN, en octobre 1961, a été très mal reçu. Même sans porter l’étiquette « Algérie française » de son père, Marine Le Pen devrait donc séduire davantage les rapatriés perpignanais que son compagnon Louis Aliot. C. G Cahier régional du Nouvel Observateur conçu et réalisé avec Agence Forum News (rédaction en chef : Caroline Brun, rédaction : Charles Giol) Le Nouvel Observateur VII