La saga des pieds-noirs

Transcription

La saga des pieds-noirs
Perpignan
La saga
des pieds-noirs
L’arrivée des pieds-noirs
à la gare portuaire de
Port Vendres en 1962
C
Association Port-Vendres des Paquebots
inquante ans après le rapatriement de
1962, l’inauguration du Centre de documentation des Français d’Algérie, le
29 janvier dernier, aurait presque donné
des airs de fête à l’anniversaire de ce qui
reste une profonde déchirure pour la communauté
pied-noire de Perpignan. Partageant la « nostalgérie »
de beaucoup de ses concitoyens, le maire, Jean-Marc
Pujol, né en Algérie, était fier de présenter à Gérard
Longuet, le ministre de la Défense, les richesses de
l’exposition permanente réunie à l’étage de l’ancienne
prison Sainte-Claire, soigneusement restaurée. Mais
à l’extérieur du bâtiment, tout le monde ne goûtait pas
cette célébration avec la même ferveur.
« Ce type d’initiative mémorielle ne peut que raviver
des haines », estime ainsi la socialiste Jacqueline
Amiel-Donat. « Ici, où coexistent tant de communautés,
notamment musulmanes, il y a d’autres priorités que
de jeter de l’huile sur le feu, en dépensant 1,8 million
d’euros pour promouvoir une vision tout sauf neutre du
passé de l’Algérie. » M. Pujol rejette l’accusation de parti
pris. S’il dit ne s’être penché qu’assez tard sur son identité pied-noire, il a soutenu ce projet dès l’origine, à la
fin des années 1990, lorsque, adjoint de Jean-Paul
Alduy, il fut sollicité par le Cercle algérianiste, une asso-
Le Nouvel Observateur
ciation désireuse de « sauvegarder le patrimoine culturel
né de la présence française en Algérie ». « Au fil des années,
les membres du Cercle avaient accumulé des archives et
des objets d’une grande valeur historique, explique le
maire. Or, plutôt que de créer un musée, j’ai voulu que cette
collection alimente un centre de documentation, ouvert
aux chercheurs de tous horizons. » Et là où Marseille et
Montpellier se sont cassé les dents, n’ayant toujours pas
vu aboutir leurs projets très controversés de musées
consacrés à la présence française en Algérie, lancés au
début des années 2000, Perpignan est passée outre les
polémiques. Tant pis si les tracts du collectif local d’opposants au Centre de documentation le présentent
comme un « musée de l’OAS ».
Sans chercher à trancher ce conflit mémoriel, ni à alimenter les fantasmes sur l’existence d’un « lobby piednoir » à Perpignan, nous avons souhaité, à l’occasion du
cinquantenaire de leur arrivée, mesurer la place indéniable que les pieds-noirs ont prise dès 1962 dans la vie
de cette cité. Et dresser par petites touches, d’exposé
historique en reportage contemporain, le portrait d’une
communauté fière mais blessée, intégrée mais attachée
à ses souvenirs, en voie de disparition mais toujours
aussi solidaire.
De Perpignan, Charles Giol
Histoire
cahier spécial i perpignan
vernement français et le FLN, un
cessez-le-feu entre en vigueur en
Algérie, point d’orgue d’une guerre
de huit ans qui n’a jamais voulu
dire son nom. Dans l’opinion
métropolitaine, le soulagement
prévaut : rares sont les Français
qui se soucient du sort du million
de leurs compatriotes installés en
Algérie, dont les accords d’Evian
sont censés garantir la sécurité.
Or, très vite, se multiplient à leur
encontre les menaces, puis les
attaques et les exactions : en quelques mois, jusqu’à la fin de l’été,
près de 800 000 Français d’Algérie
vont quitter précipitamment leur
terre natale, abandonnant l’essentiel de leurs biens, pour gagner la
métropole, le plus souvent en
bateau, parfois en avion. Marseille
est le principal point d’entrée sur
le territoire métropolitain pour
ceux que, depuis les premières
années de la guerre d’Algérie, on
appelle les pieds-noirs. Mais PortVendres est la seconde destination des exilés : le port roussillonnais a, depuis la fin du XIXe siècle,
noué de riches relations avec l’Algérie. Des paquebots relient fréquemment la Catalogne et l’Oranie ; ils serviront au rapatriement
des Français d’Algérie. Venu visiter Port-Vendres le 2 avril 1962,
Robert Boulin, alors secrétaire
d’Etat aux Rapatriés, déclare
même : « Nous nous ser­virons des
bureaux de la Compagnie de navigation mixte pour accueillir les
rapatriés. » Il faut dire que le gouvernement français n’attend alors,
selon les prédictions peu avisées
des experts, que 100 000 d’entre
eux dans toute la France au cours
de l’année 1962… Une estimation
pour le moins optimiste, qui explique l’atmosphère d’improvisation
dans la­quelle va s’accomplir l’accueil des rapatriés, dans les Pyrénées-Orientales comme dans tout
le reste du territoire français.
Des réfugiés en provenance
de Mers el-Kébir, accompagnés
d’un secouriste, débarquent
du porte-avions « La Fayette »
à Toulon le 19 juillet 1962
Fuyant les menaces contre leur sécurité, à l’été 1962, des
centaines de milliers de Français d’Algérie quittent leur pays
pour la métropole. Pour une partie d’entre eux, la terre
d’accueil sera les Pyrénées-Orientales. Récit d’un exode
A
u début de l’année 1962,
rien ne prépare Perpignan et le Roussillon
à l’événement consi­
dérable qui va marquer l’été : le
débarquement, à Port-Vendres, de
plusieurs dizaines de milliers de
Fran­çais d’Algérie fuyant leur pays
devenu indépendant. Certes, dès le
début du mois de janvier, on prête
Le Nouvel Observateu
un peu plus d’attention que de coutume aux nouvelles souvent laconiques relatant en métropole les
« événements d’Algérie ». Car,
depuis quelques jours, Perpignan
est touchée par une vague d’attentats revendiqués par l’OAS, l’organisation clandestine qui a fait le
choix de la terreur pour tenter de
dissuader le pouvoir gaulliste de
renoncer à l’Algérie française.
Après le plasticage des sièges de la
CGT-FO et de « L’Indépendant catalan », la préfecture et le domicile de
l’adjoint au maire, le docteur JeanLouis Torreilles, sont entre autres
pris pour cible par des attentats
nocturnes : le pouvoir politique, la
gauche et les médias sont les ennemis désignés des jusqu’au-boutistes perpignanais de l’Algérie française. Un réseau d’une petite
vingtaine de personnes dont l’arrestation, le 18 mars 1962, à l’issue
d’une longue enquête de police,
met fin à un hiver explosif.
Le lendemain, au terme des
accords conclus à Evian par le gou-
languedoc-roussillon
1962 : un anniversaire
au goût amer
AFP ImageForum
II
Sur le quai, tout le gratin
politique départemental
Le 27 mai 1962 arrivent à PortVendres les 900 passagers du « El
Mansour », en provenance de
Mers el-Kébir. C’est le tout premier des nombreux bateaux affrétés pour rapatrier des pieds-noirs
Le Nouvel Observateur
cahier spécial i perpignan
dans le port des Pyrénées-Orientales. Sur le quai, tout le gratin de
la politique départementale, derrière le préfet et le député-maire
de Perpignan, Paul Alduy, est venu
leur témoigner la solidarité des
Catalans. Ce beau monde ne sera
plus là pour les arrivées suivantes :
il faut dire que, jusqu’à la fin du
mois d’août, les paquebots se succèdent sans relâche, rejetant des
centaines de personnes à bout de
forces, n’ayant emporté avec eux
30 000
pieds-noirs
s’installent
dans les
PyrénéesOrientales
au cours
de l’année
1962
que quelques valises pour bagage
de toute une vie.
« En confrontant les rapports des
RG, on apprend que 30 000 piedsnoirs, dont 18 000 en provenance
de l’Oranie, ont débarqué à PortVendres au cours de l’année 1962 »,
a calculé le jeune historien perpignanais Philippe Bouba, auteur
de « L’arrivée des pieds-noirs en
Roussillon en 1962 » (Trabucaire,
2009). « Il s’agit d’une estimation
basse, ne prenant en compte
Rivesaltes
Harkis : les autres rapatriés d’Algérie
Un autre exode, plus
discret que celui des
pieds-noirs, a marqué la
région perpignanaise
durant l’année 1962 : celui
des harkis, ces supplétifs
musulmans au service
de l’armée française, qui
ont dû fuir leur pays
avec leur famille à l’issue
de la guerre d’Algérie.
Une majorité d’entre eux
a transité, entre 1962
et 1964, par le camp de
Rivesaltes, déjà tristement
célèbre pour avoir
« accueilli » des
républicains espagnols
puis des Juifs durant la
Seconde Guerre mondiale.
Abderahmen Moumen,
chargé de recherches
historiques au
musée-mémorial de
Rivesaltes et auteur, avec
Fatima Besnaci-Lancou,
des « Harkis » (Le Cavalier
bleu, 2008), revient
sur cet épisode dramatique
encore trop mal connu.
A quel moment les
premières familles de
harkis arrivent-elles
au camp de Rivesaltes ?
Abderahmen Moumen :
A la fin septembre 1962,
on regroupe à Rivesaltes
des familles venues
des camps du Larzac
et de Bourg-Lastic, que
les autorités viennent
de fermer. Puis les
arrivées s’amplifient :
10 000 personnes vivent
au camp de Rivesaltes
à la fin de l’année 1962.
Au total, 22 000 harkis,
sur les 42 000 recensés par
les structures d’accueil
officielles, vont y transiter,
pour quelques semaines ou
plusieurs mois, entre 1962
et la fermeture officielle du
camp de transit, le
31 décembre 1964.
Dans quelles conditions
y sont-ils accueillis ?
Jusqu’en mars 1963,
lorsque s’achève la
construction de baraques
préfabriquées, les harkis
vivent dans des tentes.
L’hiver 1962 est ainsi très
difficile. Au total,
entre 1962 et 1964, on
recense 50 décès dus aux
conditions de vie précaires,
essentiellement parmi
les jeunes enfants et les
vieillards.
Les populations
environnantes ont-elles
conscience de la situation
à l’intérieur du camp ?
Pas vraiment, car l’armée
française, qui assure la
gestion du camp, contribue
à l’omerta entretenue par
les pouvoirs publics autour
de la question harkie. Seuls
quelques civils, employés
par le ministère des
Rapatriés pour travailler au
reclassement professionnel
des harkis, ont le droit d’y
pénétrer. Les journalistes,
pour leur part, n’y sont pas
admis avant mars 1963, et
encore nettoie-t-on
soigneusement le camp à
l’occasion de leur venue.
Que deviennent les harkis
de Rivesaltes après
la fermeture du camp ?
Ils sont disséminés à
travers la France : dans le
Nord-Pas-de-Calais, ils
travaillent dans le textile ;
en Lorraine, dans la
sidérurgie ; et dans le Sud,
ils sont notamment
regroupés dans des
hameaux de forestage,
comme celui installé
à Rivesaltes, qui restera
ouvert jusqu’en 1974,
regroupant en moyenne
25 familles.
Propos recueillis par C. G.
III
Portraits
cahier spécial i perpignan
« Avec Alduy, on est sûrs
d’être écoutés »
Beaucoup s’arrêteront dès Perpignan. Il commence en effet à se
dire, au sein de la communauté
pied-noire, que le maire de la ville,
le socialiste indépendant Paul
Alduy, est sensible à leur sort.
Durant la Seconde Guerre mondiale, après avoir rejoint la France
libre, il a notamment exercé les
fonctions de directeur de cabinet
du gouverneur général d’Algérie.
C’est alors qu’il aurait appris à
connaître les Français d’Algérie,
constatant que tous ne sont pas,
loin s’en faut, de riches colons, mais
plutôt, dans leur grande majorité,
des artisans, des commerçants ou
des fonctionnaires. Dès l’été 1962,
face au dénuement des rapatriés, il
s’efforce de coordonner les secours
qui se sont organisés spontanément en leur faveur. A proximité de
la mairie sont ainsi regroupés les
stands des organismes de charité,
Le Nouvel Observateur
Observateu
Secours catholique et Croix-Rouge
en tête. La municipalité essaie de se
substituer à des pouvoirs publics
défaillants. Pour faire face à l’afflux
des enfants pieds-noirs dans les
écoles de la ville, à la rentrée 1962,
le maire fait construire huit salles
de classe en préfabriqué. Dès
novembre 1962, à l’occasion des
élections législatives, l’une des
principales associations de rapatriés locales imprime des tracts sur
lesquels on peut lire : « Avec Alduy,
on est sûr d’être écoutés. » Or c’est
surtout pour avoir ensuite réservé
à des centaines de familles de rapatriés des logements sociaux dans le
nouveau quartier du Moulin à Vent
que Paul Alduy reste aujourd’hui
encore, six ans après sa disparition,
honoré par la communauté piednoire de Perpignan.
« Contrairement à la croyance
populaire, la cité du Moulin à
Vent n’a pas été construite spécialement pour les rapatriés, qui n’ont
d’ailleurs jamais habité plus de
20% de la totalité des appartements, rappelle toutefois Philippe
Bouba. Le projet avait été lancé dès
1960 par Paul Alduy, fraîchement
élu maire. Mais les travaux ayant
démarré en juin 1962, ils sont tombés à point nommé. » En inaugurant
en 1964 la première tranche du
nouveau quartier, le maire pourra
ainsi souhaiter aux rapatriés d’Algérie de « retrouver ici la petite
patrie qu’ils ont perdue là-bas ».
Entrepreneur de travaux publics, conseillère municipale, militant des droits
des rapatriés. Ces Perpignanais sont tous trois nés en Algérie.
Mais au-delà de l’étiquette « pied-noir », chacun nourrit un rapport bien particulier
au drame de son enfance
jean-pierre navarro
« Travailler sans regarder en arrière »
Inauguration du Centre de documentation des Français
d’Algérie, le 29 janvier, avec (de g. à dr.) Suzy Simon-Nicaise,
adjointe au maire ; Jean-Marc Pujol, maire ; Gérard Longuet,
ministre de la Défense, et Jean-Paul Alduy, président de
la communauté d’agglomération Perpignan Méditerranée
Le 6 août
1962, dans
un communiqué
publié par
« L’indépendant »,
l’évêque de
Perpignan,
Mgr Bellec,
appelle les
Catalans à
la solidarité
envers les
pieds-noirs
L’hospitalité
de la terre catalane
Par la douceur de son accueil,
Perpignan a donc su atténuer
les malheurs de ses nouveaux
citoyens. Au plus fort de leur
afflux, on n’a jamais vu fleurir sur
les murs catalans les graffitis hostiles aux pieds-noirs tracés sur les
quais de Marseille. « Deux ou trois
jours après mon arrivée, en
juin 1962, je faisais ma rentrée en
classe de troisième, et je ne me rappelle pas la moindre parole hostile
ni moqueuse à mon égard, se souvient Paul Dumazert, aujourd’hui
retraité de l’Education nationale
et toujours perpignanais. Cela
tient peut-être au fait que les Catalans avaient déjà connu une situation similaire avec l’afflux de répu-
cahier spécial i perpignan
Le roman vrai de leur vie
Jean-Marc Pujol,
maire de Perpignan,
né en Algérie
blicains espagnols durant la
Retirada. »
Ou encore à la proximité culturelle reliant les Catalans et les
rapatriés d’Oranie, dont les aïeux,
pour une grande partie, avaient
quitté la région valencienne et la
Catalogne espagnole pour tenter
leur chance dans l’Ouest algérien.
« Mon arrivée à Perpignan a constitué un retour aux sources paradoxal, puisque j’y ai redécouvert la
cuisine de mon enfance, celle que
me faisaient mes grands-mères
algériennes, qui étaient d’origine
catalane », explique ainsi JeanMarc Pujol, l’actuel maire de la
ville, né à Mostaganem.
Le dynamisme et le non-conformisme des pieds-noirs font le
reste : ne rechignant pas à l’effort,
n’hésitant pas à innover, ils se
construisent assez vite, pour la
plupart, une nouvelle vie dans
leur patrie d’adoption. Dans la
construction, le commerce, l’artisanat ou encore le barreau perpignanais, les « success stories » ne
manquent pas. Dès 1965, la croissance des Trente Glorieuses
aidant, les difficultés initiales des
pieds-noirs perpignanais, en
matière de logement et d’emploi,
sont généralement résolues. Reste
une souffrance moins quanti­
fiable, car toute psychologique.
Beaucoup de rapatriés ne se sont
jamais remis du choc brutal occasionné par leur déracinement. La
« nostalgérie » est une maladie
qui, paraît-il, ne se soigne pas.
Charles Giol
Mais sa vision fataliste de l’existence, M. Navarro la doit sans doute
d’abord aux épreuves de son adolescence. Né à Tébessa, une ville de
l’Est algérien aux portes du Sahara,
il y connaît une enfance radieuse.
Dès la sortie de l’école, il fonce vers
les chantiers de son père, lui-même
entrepreneur en travaux publics, à
la découverte d’un univers qui l’enchante. Mais qui s’écroule en 1960,
alors qu’il a 13 ans, lorsque ce père
adoré meurt subitement.
Le virus du BTP
PHILIPPE MAHE / P Marchesan - Mairie Perpignan
que ceux qui s’inscrivent
pour bénéficier d’indemnisations
et d’aides diverses. Et si, à la fin de
l’année 1962, on compte également
30 000 pieds-noirs installés dans le
département des Pyrénées-Orientales, il ne s’agit pas strictement des
mêmes, loin s’en faut. Beaucoup des
rapatriés qui s’établissent en Roussillon n’ont pas débarqué à PortVendres, mais souvent à Marseille ;
et à l’inverse, tous ceux qui ont touché terre dans le département n’y
sont pas restés. »
A l’exception notable, notamment, de plusieurs dizaines de
pêcheurs venus du port de Béni
Saf, près de la frontière marocaine.
Ayant traversé la Méditerranée à
bord de leurs chalutiers, ils sont
invités à rester à Port-Vendres par
le maire de la ville, et ne se font
pas prier. Mais le petit port est
naturellement bien incapable
d’absorber la totalité du flux des
migrants. Certains, à peine débarqués, prennent un taxi pour rejoindre des parents installés en métropole. Mais la plupart ne savent où
aller. Ils s’entassent un temps dans
les tentes et les bungalows acquis
par la municipalité. Puis partent
vers le nord pour tenter de s’inventer un avenir.
P Marchesan - Mairie Perpignan
IV
Fondateur de la Sotranasa, un
groupe perpignanais de travaux
publics qui compte 280 salariés et
plusieurs filiales régionales, président de la chambre de commerce et d’industrie de Perpignan
et des Pyrénées-Orientales depuis
janvier 2011, Jean-Pierre Navarro
passe sans peine pour l’un des
parangons de l’intégration et de la
réussite des pieds-noirs catalans.
Un rôle qu’il refuse pourtant
d’endosser : « La réussite est un
état passager, relativise-t-il.
Quand on est entrepreneur, on
n’est jamais certain du lendemain. » La Sotranasa, spécialiste
des « réseaux secs », a décollé au
milieu des années 1970 dans le
contexte de l’automatisation des
lignes téléphoniques ; avant de
devoir plus d’une fois se réinventer pour survivre, basculant dans
le domaine des conduites de gaz,
ou plus récemment dans celui de
l’énergie photovoltaïque et des
pompes à chaleur.
Le Nouvel Observateur
« Les
Algériens
sont
aujourd’hui
très
désireux
d’accueillir
des
entreprises
françaises
sur leur
territoire »
Pendant deux ans, sa mère tentera
tant bien que mal de reprendre en
main l’entreprise familiale, jusqu’à
ce jour du prin­temps 1962 où un
avion de l’armée vient chercher
Mme Navarro et ses deux fils. Direction Marseille, puis Perpignan, où
la famille s’installe. A ses deux garçons, cette mère qui a tout perdu
fait jurer de devenir fonctionnaires. Après le bac, Jean-Pierre passe
donc des concours. Et travaille un
temps à l’Urssaf. Mais le virus du
BTP le reprend vite. Après avoir
passé trois années comme métreur
dans une entreprise locale, il crée
la Sotranasa en 1973.
Depuis, sa réussite ne doit rien à
d’éventuels « réseaux pieds-noirs ».
Jean-Pierre Navarro ne fréquente
pas particulièrement la communauté. C’est ainsi avec des amis
catalans rencontrés sur les bancs
du collège, dont Bernard Fourcade,
son prédécesseur à la tête de la CCI
de Perpignan, qu’il a intégré l’organisme entrepreneurial en 1992.
Pourtant, Jean-Pierre Navarro
pense encore souvent à l’Algérie.
Sans nostalgie : la Sonatrasa y a créé
une filiale en octobre dernier.
Suzy Simon-Nicaise
La mémoire à vif
On pourrait prendre son bureau, à
l’étage du rutilant Centre de documentation des Français d’Algérie,
pour une extension du musée attenant : entre photographies sépia
du Sud algérien et salon traditionnel maghrébin, « typique de l’artisanat indigène encouragé par les
autorités françaises », Suzy SimonNicaise y a reconstitué un monde
disparu, celui de son enfance.
Lorsque l’adjointe aux rapatriés
de Jean-Marc Pujol évoque son
départ précipité d’Algérie, au printemps 1962, ses yeux s’emplissent
de larmes. « Je n’avais que huit ans,
et je n’avais connu ce pays qu’en
guerre, avec les angoisses quotidiennes que cela suscitait.
V
Politique
cahier spécial i perpignan
Albert Pélican
Il demande justice
pour les rapatriés
Le Nouvel Observateu
Les rapatriés d’Algérie ont la réputation de voter
massivement pour le Front national. Fantasme ou réalité ?
Six gardes à vue
en deux ans
Le souvenir des disparus
Suzy Simon-Nicaise parle même
de « double peine » : « A l’arrachement s’ajoute le fait qu’on n’a pas le
droit de le raconter, car les historiens universitaires sont presque
tous militants. » Comprendre :
hostiles à l’Algérie française. Au
Cercle algérianiste de Perpignan,
où elle entre très jeune, à la fin des
années 1970, la parole est plus
libre. Cette association regroupe
des pieds-noirs passionnés d’histoire, de leur histoire. Très vite,
Mme Simon-Nicaise se prend au
jeu. Ainsi, ses recherches sur les
disparus de 1962, enlevés pour ne
plus jamais reparaître, aboutiront
en 2007 à l’érection d’un mur très
controversé.
Entre-temps, Mme Simon-Nicaise
est devenue présidente du Cercle
algérianiste de Perpignan, puis
vice-présidente de l’instance
nationale. Couronnement de ce
parcours : depuis 2009, elle siège
au conseil municipal de sa ville
d’adoption. « Il ne s’agit pas d’un
engagement politique, préciset‑elle. Je suis seulement là pour
porter la parole des rapatriés. »
Mission plus qu’accomplie avec
l’ouverture, il y a quelques semaines, du Centre de documentation
des Français d’Algérie. Le projet de
toute une vie.
cahier spécial i perpignan
A la recherche du vote pied-noir
ans, M. Pélican, incapable de nourrir sa famille de dix enfants, se
résout à quitter sa terre natale. La
famille échoue à Perpignan, dort un
temps dans la rue. En septembre
1965, le jeune Albert Pélican, 15 ans,
fait sa rentrée au lycée Arago ; se
jugeant trop mal habillé pour supporter le regard de ses camarades,
l’adolescent préfère quitter l’école et
se mettre à travailler. En 1973, il
finira par créer sa propre entreprise
de construction. Sans faire fortune.
Il se dit « en danger ». A Perpignan,
ce sexagénaire à l’allure bonhomme, commerçant à la retraite,
se présente volontiers en ennemi
public numéro 1. Son crime ? Avoir
fait de la lutte contre la non-application des lois en faveur des rapatriés une croisade personnelle.
Avec souvent un peu trop d’ardeur
au goût de la justice. Depuis qu’il
a pris, en 1996, la tête de la Coordination nationale de défense des
rapatriés, Albert Pélican s’est,
entre autres, fait remarquer en
s’enchaînant aux grilles du palais
de justice de Perpignan ou, plus
récemment, en brisant les scellés
apposés sur la maison dont un
rapatrié venait d’être expulsé.
« Rapatriés d’Algérie », plutôt que
« pieds-noirs ». La précision est
d’importance pour Albert Pélican,
issu d’un mariage mixte, fort rare
dans l’Algérie française, entre un
agriculteur français de la région de
Mostaganem et une musulmane.
Un statut original qui vaut à la
famille Pélican de ne pas être
inquiétée à l’indépendance de l’Algérie. Les biens du père n’en sont
pas moins saisis. Au bout de trois
« Malheureusement,
nos parents
n’ont pas
su faire de
la politique.
C’est pour
ça que
l’Etat n’a
jamais rien
fait pour
les piedsnoirs »
En 1985, il apprend incidemment
que les rapatriés bénéficient en
théorie de toute une série de mesures visant à compenser la nonindemnisation de leurs biens abandonnés
en
Algérie.
Un
dédommagement pourtant promis
en 1962 par un gouvernement français qui n’a jamais tenu parole, non
sans avoir entre-temps incité les
pieds-noirs à s’endetter pour reconstruire leur vie en métropole. M. Pélican décide alors de faire valoir ses
droits. Et d’inciter ses semblables,
pieds-noirs ou harkis en difficulté,
à faire de même. Son cheval de
bataille, depuis cette date, c’est
notamment la suspension des poursuites promise aux rapatriés en
redressement judiciaire. Un avantage fort mal vu de la plupart des
juges, persuadés qu’il est le prétexte
de nombreux abus. Le combat de
M. Pélican lui a ainsi valu pas mal
d’ennuis avec la justice. Après avoir
dû abandonner son entreprise de
construction, c’est en vain qu’il a
tenté de percer dans le commerce :
« Jusqu’en 2004, j’ai repris des restaurants, des bars, raconte-t-il. Mais
dès que j’arrivais, on me mettait en
liquidation judiciaire. » Au cours
des deux dernières années, il a par
ailleurs été placé à six reprises en
garde à vue, de façon totalement
abusive selon lui.
Albert Pélican n’en est pas
moins résolu à poursuivre son
combat. D’autant que le 27 janvier
dernier, le Conseil constitutionnel
a décidé de supprimer la sus­
pension des poursuites jusque-là
accordée aux rapatriés.
Charles Giol
En meeting à Perpignan le 29 janvier, Marine Le Pen
s’est notamment adressée à la communauté pied-noire
S
DAMOURETTE - SIPA
Mais ma terre natale me
manque toujours terriblement. »
Un matin, peu après le cessezle-feu, son père, qui cultive pourtant de nombreuses amitiés
musulmanes, apprend, incrédule,
qu’il figure sur les listes de Français à abattre qu’ont dressées les
franges radicales du FLN. La
famille Nicaise doit quitter Tlemcen au plus vite. Les misères des
premières années de l’exil métropolitain, Mme Simon-Nicaise a tout
autant de mal à les raconter : l’installation à Perpignan se fera après
un passage peu confortable par Le
Havre, où sa mère, institutrice, est
un temps nommée. En Catalogne
naîtra ensuite une petite sœur.
Puis Mlle Nicaise y rencontrera
M. Simon, grossiste en fruits et
légumes. La vie reprend, mais
demeure cette blessure d’enfance,
qui ne s’est jamais refermée.
Charles Giol
VI
i le Front national fait de si
gros scores sur les bords de
la Méditerranée, c’est parce
que les pieds-noirs votent
presque tous à l’extrême droite. »
Voilà le genre d’idée reçue qui fait
bondir l’historien Jean-Jacques
Jordi, le meilleur spécialiste
actuel des rapatriés d’Algérie :
« L’idée d’un vote pied-noir homogène est une invention des
politologues, car il a toujours
existé des pieds-noirs de toutes tendances politiques, estime-t-il.
Et c’est encore plus illusoire
aujourd’hui, maintenant que la
communauté n’existe plus vraiment en tant que telle, par le jeu
des mariages mixtes. »
L’Elysée ne semble pas de cet
avis qui, en octobre dernier, et en
prévision de la campagne présidentielle, a justement commandé
à l’IFOP un sondage sur… le vote
pied-noir. Or l’institut a conclu que
Marine Le Pen arrivait en tête des
intentions de vote des rapatriés
d’Algérie pour le premier tour de la
présidentielle 2012 (28 %), devant
Nicolas Sarkozy et François Hollande (26 % chacun) ; même chez
leurs descendants, enfants et
«Les
pieds-noirs
les plus
âgés votent
toujours
en fonction
du passé »
Emmanuelle
Comtat,
auteur des
« Pieds-noirs
et la politique,
quarante ans
après le
retour »
(Presses de
Sciences Po,
2009)
petits-enfants de pieds-noirs, la
candidate frontiste obtient plus
d’intentions de vote, à 24 %, que
dans la moyenne de l’électorat.
Les clichés s’appuieraient-ils
donc sur un fond de vérité ? Ces
résultats n’ont en tout cas guère
surpris Jean-Marc Pujol. Le maire
pied-noir de Perpignan les aurait
même personnellement décryptés
à l’intention du président de la
République et de son ministre de
l’Intérieur : « Je leur ai expliqué
que cela traduisait le mécontentement de cette population, qui n’accepte toujours pas qu’à aucun
moment l’Etat français n’ait
reconnu le malheur pied-noir »,
raconte M. Pujol.
« Un fort rejet des partis
de gouvernement »
Le comportement politique des
pieds-noirs aurait-il donc si peu
changé depuis leur arrivée en
métropole ? Tout au long des
années 1960, les rapatriés d’Algérie
ont massivement voté contre le
« traître » de Gaulle, portant notamment leurs suffrages sur l’extrême
droite. Au premier tour de la présidentielle de 1965, son candidat,
Jean-Louis Tixier-Vignancour,
ancien avocat de plusieurs responsables de l’OAS, a ainsi obtenu 16%
des voix dans le quartier du Moulin à Vent, à Perpignan, contre
5,2% au niveau national. Or, selon
la politologue Emmanuelle Comtat, chercheuse associée à l’IEP
Grenoble, « les pieds-noirs les plus
âgés votent toujours en fonction du
passé. A ce titre, il existe chez eux
un fort rejet des partis de gouvernement, accusés de n’avoir jamais
rien fait pour leur communauté.
Aussi bien, d’ailleurs, de la droite
que de la gauche, associée au PC
qui a soutenu le FLN durant la
guerre d’Algérie. »
Le vote pied-noir expliquerait
donc en partie les scores importants
réalisés à Perpignan par le FN depuis
le début des années 1980. A presque
tous les scrutins… sauf aux municipales. Comme en 2009, lorsque la
liste FN de Louis Aliot n’a rallié que
9,4 % des suffrages au premier tour.
Selon la socialiste Jacqueline AmielDonat, chef de file de l’opposition
municipale : « M. Pujol, du fait de
son identité pied-noire, était idéalement placé pour rallier une bonne
partie des électeurs habituels de
l’extrême droite. » Il ne faudrait
cependant pas oublier qu’avant lui,
ses prédécesseurs, les Alduy père et
fils, avaient déjà su capter une
bonne partie du vote pied-noir aux
municipales, en se montrant durablement sensibles au sort des rapatriés.
Quant à la présidentielle à venir,
beaucoup de pieds-noirs perpi­
gnanais, qui disent faire partie des
déçus du sarkozysme, ne se voient
pas davantage voter Hollande,
dont l’hommage aux victimes de
la manifestation parisienne du
FLN, en octobre 1961, a été très
mal reçu. Même sans porter l’étiquette « Algérie française » de son
père, Marine Le Pen devrait donc
séduire davantage les rapatriés
perpignanais que son compagnon
Louis Aliot. C. G
Cahier régional du Nouvel Observateur conçu et réalisé avec Agence Forum News (rédaction en chef : Caroline Brun, rédaction : Charles Giol)
Le Nouvel Observateur
VII