Le projet «Secession», à l`institut français de Berlin

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Le projet «Secession», à l`institut français de Berlin
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CULTURE
LIBÉRATION VENDREDI 3 OCTOBRE 2014
Les frontières de l’Europe, vues par Simona Koch, une artiste allemande exposée à Berlin. PHOTO SIMONA KOCH
Pour une géopoétique
EXPO
Le projet
«Secession»,
à l’institut
français
de Berlin,
explore
une nouvelle
cartographie
utopique.
Par KANTUTA QUIRÓS et ALIOCHA IMHOFF
Théoriciens de l’art et curateurs, auteurs
de «Géoesthétique» (éditions B42).
A
u cours du XIXe siècle, les entreprises
coloniales européennes ont conduit
à une expansion territoriale qui a réduit
les espaces blancs des cartes. La
connaissance du territoire légitime la conquête en
même temps qu’elle fournit les outils de sa
réalisation. Loin d’être des réductions objectives
du monde en images, les cartes sont des formes de
savoir construites. Souvent mises au service de
projets impérialistes. Subvertissant la cartographie
scientifique, de nombreux projets d’artistes proposent des contre-récits géographiques.
Aujourd’hui, alors que le projet européen est en
crise, comment penser une nouvelle cartographie
utopique pour la «forteresse Europe» ? C’est
l’ambitieux projet de l’artiste et écrivain Camille mulée à la fin du XIXe siècle. Ou du projet glorieux
de Toledo, qui propose une politique européenne d’une MittelEuropa –cette autre Europe (centrale)
de la traduction à même de défaire la capture sé- du XIXe et du début du XXe siècle d’abord définie
mantique de «l’Europe» par une Union euro- par la pluralité des langues et des systèmes philopéenne bureaucratisée, autant que
par le marché économique euro- Camille de Toledo appelle à un commun
péen et les nationalismes. Alors
poétique européen de l’«entre-les-langues»
que l’écrivain Claudio Magris écrivait que «toutes les frontières des et postule que la langue européenne commune
langues» étaient mêlées en lui, est la traduction.
Camille de Toledo appelle à un
commun poétique européen de l’«entre-les-lan- sophiques. C’est à une Europe prospective autant
gues». La langue européenne commune est la tra- qu’à un décentrement de ces grandes utopies linduction, postule-t-il.
guistiques passées qu’œuvre le projet protéiforme
de Camille de Toledo. A partir de multiples décliMITTELEUROPA. On se souvient des fameuses naisons : un triptyque romanesque, la création
utopies littéraires du poète allemand Goethe, celle d’une plateforme intellectuelle –la Société eurod’une littérature mondiale contribuant à la con- péenne des auteurs– ou encore l’exposition «Senaissance et l’entente mutuelle des peuples, for- cession: Quelle forme à l’Europe?», dont Camille
LIBÉRATION VENDREDI 3 OCTOBRE 2014
CULTURE
LE LIBÉ
DES GÉOGRAPHES
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TEXTES Qu’elle relève de l’intime ou
du collectif, la lecture reste territorialisée.
Existe-t-il
un lien entre
lire et habiter?
S
européenne
de Toledo est le commissaire avec l’historienne
Leyla Dakhli, en ce moment à Berlin. Chacune
d’entre elles vise à réinscrire l’espace européen
dans un horizon d’avenir, à «échapper à la saturation mémorielle, à la hantise du passé européen».
Une mise en mouvement de l’histoire, une réactivation d’un projet critique européen, qui contreviennent à cette «crise du temps», dont parle
l’historien François Hartog. A cet immobilisme
du devoir de mémoire, à la monumentalisation
mémorielle des tragédies européennes
du XXe siècle.
«PEUPLE FANTÔME». Dans le contexte de l’exposition, une assemblée polyglotte d’artistes, d’écrivains, philosophes, traducteurs s’est réunie
le 23 septembre à Berlin, au Heimathafen
Neukölln, pour proposer une fiction collective. Un
mouvement populaire, un «peuple fantôme»,
aurait renversé les vieilles institutions de l’Europe
et une assemblée de citoyens devrait rédiger une
nouvelle constitution. Dans l’exposition, l’artiste
Simona Koch, quant à elle, retrace les mouvements de frontières qui se sont succédé sur le continent européen au fil des siècles. Face à ce palimpseste de fictions nationales se succédant et
se superposant, chacune d’elles se trouve soudain
vidée de sa puissance de mythologie nationale.
«Secession» : faire et défaire les confins de l’Europe. Redonner sens au projet européen par la fiction d’un continent aux géographies errantes et
polyphoniques. •
SECESSION: DECONSTRUCTING BORDERS
FOR A MIGRANT EUROPE une série de cartes
dissidentes et d’installations exposées jusqu’au
10 octobre à l’institut français de Berlin.
ans aucun doute, les représentations de la lecture sont
souvent liées à un mode
d’habiter. Quelques images viennent facilement à l’esprit, toutes
associées à un lieu. Tous un livre à
la main: l’enfant dans sa chambre,
la jeune fille sur le banc d’un parc
public, le cadre dans le train de
banlieue, la retraitée seule chez
elle… Si l’on s’intéresse dans un
premier temps à la maison comme
espace central de l’habitat, la lecture y joue un rôle… ou pas ! «Il y
avait des livres à la maison», expliquera le plus souvent l’écrivain
pour donner l’origine de son goût
pour les lettres, ou se souviendra
tout simplement le lecteur, s’il recherche l’origine de son goût pour
les romans. La maison serait alors
le lieu de la transmission des valeurs, et le livre en serait l’un des
vecteurs évidents.
Ainsi, le terme même de bibliothèque présente l’originalité de
désigner à la fois un meuble, une
pièce et l’ensemble du bâtiment
dédié à la lecture. Il pourrait apparaître étrange que le même mot
soit utilisé pour décrire trois dimensions très différentes : celle
d’une étagère, que l’on pourra
trouver dans la quasi-totalité des
pièces ou chambres d’une maison;
celle d’une salle spécifique, qui
tend cependant à disparaître,
remplacée par un salon équipé
d’un home-cinéma, sans qu’il ne
soit cependant interdit d’y lire ;
celle d’un espace dédié, parfois de
taille considérable, désormais le
plus souvent qualifié de bibliothèque-médiathèque.
Canapé. Cette ambiguïté témoigne sans doute du caractère multiforme de la lecture dans le rapport au lieu : elle est à la fois une
activité privée et intime qui se
pratique même pour le commun
des lecteurs dans un lit ; mais
aussi une activité conviviale, qui
donne à voir au visiteur un élément important de «qui on est»,
à travers «ce qu’on lit» ; une activité sociétale enfin, maillon premier du lien social (la lecture
comme premier apprentissage de
l’école), organisée par la puissance publique ou la collectivité
territoriale autour d’équipes de
bibliothécaires actives et bien dotées, afin de tenter d’opérer, à travers l’égalité de l’accès au livre,
l’égal accès au savoir, à la culture,
à l’éducation…
Mais la lecture peut également apparaître contradictoire avec la notion d’habitat. La lecture, c’est
l’évasion, plaideront les «serial
lecteurs». La lecture permet de
voyager sans quitter son canapé,
de faire le tour du monde allongé
sur la transat de son jardinet, de
multiplier les aventures pendant
les deux heures du même voyage
domicile-travail emprunté depuis
des années. La lecture offre donc
au lecteur cette capacité d’être à
la fois ici et ailleurs. D’être même
partout ailleurs. L’ailleurs pouvant
d’ailleurs être proche.
Il est passionnant d’observer que
le développement des ventes en ligne, des plateformes de téléchargement de livres électroniques,
des blogs de critique, des multinationales aux pratiques contestables
et déloyales vis-à-vis des libraires
traditionnels, bref, que ces évolutions numériques ne semblent pas
vraiment «déterritorialiser» les
pratiques de lecture.
Evasion. Au contraire peut-être.
La communication virtuelle rendue possible entre auteurs et lecteurs renforce sans doute l’envie
de rencontrer l’écrivain, s’il passe
près de chez soi; jamais certainement les signatures dans les librairies n’ont été aussi nombreuses.
De même, les salons du livre locaux se sont multipliés partout en
France depuis une dizaine d’années, soutenus par des réseaux de
bénévoles ; par des maires soucieux de développer la culture
communale à moindre coût ; par
des libraires qui vont ainsi chercher dans les salles des fêtes les
lecteurs qui n’entrent plus dans
leur magasin ; par des auteurs du
cru qui n’ont pas d’autre occasion
de parler de leurs livres; et par un
public familial qui se laisse volontiers séduire.
La lecture se définirait donc à la
fois comme un rite social local à
valeur d’intégration et une pratique intime, vecteur d’évasion.
Deux expériences récentes en témoignent: les «Livres en liberté»,
nés dans le parc de l’Orangerie à
Strasbourg en 2011, ont été depuis
repris partout en France. Le lecteur dépose un livre dans un lieu
public et en prend un autre en
échange, sans aucun autre mode
de contrôle que la confiance. Ils
représentent en quelque sorte la
version «immobile» de la seconde
expérience, le bookcrossing, né
en 2001, basé sur le principe de libération de livres voyageurs, qui
font le tour du monde de lecteur
en lecteur, et dont on peut suivre
le périple sur la Toile grâce à un
code initial.
MICHEL BUSSI Géographe
à l’université de Rouen et écrivain