Echecs et mondes possibles

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Echecs et mondes possibles
Université de Limoges
Faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines de
Limoges
Ecole Doctorale : Science de l’Homme et de la Société
Département de Littérature Comparée
THESE
Pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Limoges
Discipline : Littérature Comparée
PRÉSENTÉE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT PAR
VÉRA GANDELMAN-TEREKHOV
LE 18 NOVEMBRE 2003
ECHECS ET MONDES POSSIBLES
Directeur de Thèse : Monsieur le Professeur
Bertrand WESTPHAL
Jury :
Monsieur le Professeur Alain Montandon
Madame le Professeur Elisabeth Rallo-Ditche
Monsieur le Professeur Wladimir Troubetzkoy
Madame Le Professeur Martine Yvernault
Monsieur le Professeur Bertrand Westphal
1
2
A ma fille Marina
3
REMERCIEMENTS
Ce travail a été largement facilité par les conseils prodigués par
Monsieur le Professeur Bertrand Westphal, qui a su m’orienter vers plus de
rigueur méthodologique et stimuler mon intérêt pour le sujet.
Je remercie également Bertrand Rouby pour son soutien moral et
ses diverses relectures assidues de la thèse.
Je remercie enfin Gilles Visy, Jean-Christophe Gandelman et
Stéphane Gandelman pour leurs relectures.
4
INTRODUCTION
Le jeu d’échecs fascine à tel point qu’il a été l’objet d’attention dans des
domaines de la vie intellectuelle extrêmement divers. Il a été notamment exploité
sur le plan thématique et structurel dans la littérature et le cinéma. Le jeu
d’échecs s’inscrit dans la problématique générale du lien entre le ludique, et
l’écriture et la créativité. Ce jeu de compétition intellectuelle représente une des
multiples modalités du jeu dans la littérature parmi d’autres tels les jeux de
hasard ; l’activité ludique, en générale, apparaît dans des littératures appartenant
à diverses aires culturelles et linguistiques ; entre beaucoup d’autres œuvres, le
jeu de cartes est au centre du récit de Pouchkine La Dame de pique1,
l’engouement pour la roulette dans Le Joueur2 de Dostoïevski. Lewis Carroll a
intégré les cartes et le criquet dans Alice au Pays des merveilles3.
Plus tard, les multiples facettes du jeu ont intéressé les écrivains post-modernes
non seulement sur le plan thématique mais encore du point de vue structurel ; on
pense à La Marelle de Cortázar4 ou aux écrivains du mouvement Oulipo, qui
dévoilent la variété des jeux et de leurs modes d’intégration dans la littérature.
On retiendra l’exploitation du jeu de go dans la poésie de Roubaud5 ou du jeu de
1
Pouchkine, Alexandre, «La Dame de pique», trad. par G. Arout, dans Pouchkine, Griboïedov,
Lermontov. Paris : Gallimard, 1973.
2
Dostoievski, Fédor, Le Joueur, trad. Sylvie Luneau. Paris : Gallimard, 1993.
3
Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Wonderland, dans The Complete Works of Lewis Carroll,
introduction A. Wollcott. New York : Randon,
4
Il est intéressant de noter que la marelle est justement opposée au jeu d’échecs dans ce roman,
selon l’étude de Frédéric Tinguely « Vers l’échiquier éclaté : Marelle, de Julio Cortázar » in
Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXe - XXe s.), sous la direction de Jacques
Berchtold, Prologue de George Steiner, Genève : Droz S.A., 1998., p. 426 : « Tout se passe donc
comme si le conflit opposant le rationnel à l’irrationnel était à la fois redoublé et figuré par
l’antagonisme implicite de deux paradigmes ludiques (échecs/marelle). »
5
Roubaud, Jacques, €, Paris : Gallimard, 1967.
5
tarot comme embrayeur narratif chez Calvino dans Le Château des destins
croisés6. Dans la littérature post-moderne, qui met en avant la notion d’autoréférentialité, le jeu s’est révélé comme constituant majeur de l’écriture,
traduisant un engouement pour l’application de la règle dans l’espace de la
fiction.
Par post-modernisme, nous entendons un mouvement esthétique post-Auschwitz
ou post-Hiroshima : certains critères mettent en avant une crise de la
représentation due à l’érosion des valeurs face aux massacres à grande échelle
élaborés par la rationalité humaine. Ces critères ont été définis par quelques
traits essentiels par Ihab Hassan7, dont on retiendra quelques caractéristiques qui
nous semblent importantes en fonction des paradigmes discursifs que nous avons
choisis. Le premier critère essentiel est l’indétermination, induisant le culte de
l’erreur ou de l’omission volontaire qui conduisent le lecteur à une interprétation
erronée. Un second point doit être souligné : le post-modernisme révèle une
esthétique de la fragmentation et du montage. L’œuvre est décomposée et
reconstituée à la manière d’un puzzle. Une troisième caractéristique peut être
définie par le refus de la mimésis et de la description. L’auto-référentialité
confère au texte une autonomie par rapport au réel. Enfin, le post-modernisme
introduit une ironie, qui implique une distanciation et l’instauration d’un univers
de pluralités, qui traduit le refus de l’esprit de système.
Ces quatre critères essentiels s’inscrivent dans le fonctionnement du jeu
d’échecs, où les effets en trompe-l’œil permettent de leurrer l’adversaire ; de
plus, les unités fragmentées, constituées par les cases et les pièces, forment un
ensemble auquel le joueur, créant sa partie de manière distanciée, instaure son
univers : ce monde possible cohabite avec une pluralité d’autres mondes
possibles, qui pourraient s’élaborer à partir de chaque embranchement de la
6
Calvino, Italo, Château des destins croisés, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, Paris : Seuil,
1998.
7
Hassan, Ihab. The Postmodern Turn : Essays in Postmodern Theory and Culture. Ohio : Ohio
State University Press, 1987, pp. 168-173. Ihab Hassan énumère onze critères pour définir
l’esthétique post-moderne : “Indeterminacy, fragmentation, decanonization, self-less-ness (or
depth-less-ness), the unpresentable, irony, hybridisation, carnivalization, performance (or
participation), constructionism and immanence.”
6
partie. Le jeu d’échecs est fondé sur une dynamique de localisation, où les
éléments sont disposés de manière significative les uns par rapport aux autres.
Cet aspect à la fois fragmentaire et de cohérence des éléments entre eux
rapproche le jeu d’échecs du langage, ce qui explique son utilisation
métaphorique dans le domaine de la linguistique. Les pièces du jeu d’échecs
renvoient aux différentes unités linguistiques qui forment la langue dans son
ensemble. Les unités ne sont cohérentes qu’en relation les unes avec les autres.
L’intérêt porté au jeu d’échecs, en effet, ne se limite pas à la production
artistique. Au sein de la critique littéraire, ce jeu de stratégie a été utilisé comme
un outil, notamment par Saussure8 qui l’a présenté comme métaphore du
système de la langue. Toutes les pièces du jeu forment entre elles un ensemble
pertinent et cohérent où les pièces n’ont pas de signification séparément mais en
fonction d’une stratégie d’ensemble.
Cet aspect a été conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille
Plateaux où il oppose le monde strié du jeu d’échecs à l’espace lisse du jeu de
go. «Espace lisse du go, contre espace strié des échecs. […] C’est que les échecs
codent et décodent l’espace, tandis que le go procède tout autrement, le
territorialise et le déterritorialise9.» Deleuze met en relation deux jeux de société
où les pièces n’entretiennent nullement le même rapport à l’espace : il est fermé
pour les échecs, où il s’agit d’occuper l’espace, alors que les pièces du go
évoluent en un mouvement perpétuel en un espace ouvert ; un autre aspect les
oppose : les pièces d’échecs ont des caractéristiques intrinsèques, représentant
chacune une fonction particulière, alors que les pièces du go sont des unités
abstraites, plongées dans l’anonymat. Les pièces sont particularisées au jeu
d’échecs, alors qu’au jeu de go, elles ont une valeur commune et universelle, ce
qui leur enlève toute valeur d’individualisation.
8
Engler, Rudolf et Harrassovitz, Otto, Cours de linguistique générale de Ferdinand Saussure,
Wiesbaden, 1974, p. 1489 : «Une langue n’est comparable qu’à la complète idée de la partie
d’échecs, comportant à la fois les positions et les coups ; à la fois des changements et des états
dans la succession. »
9
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 437.
7
Les pièces d’échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou des propriétés
intrinsèques, d’où découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. Elles
sont qualifiées, le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un
voltigeur. Chacune est comme un sujet d’énoncé, doué d’un pouvoir relatif ; et ces
pouvoirs relatifs se combinent dans un sujet d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou
la forme d’intériorité du jeu. Les pions de go au contraire sont des grains, des pastilles, de
simples unités arithmétiques, et n’ont d’autre fonction qu’anonyme10.
Cette particularisation du rôle bien défini de chaque pièce est liée à la structure
politique et militaire que le jeu d’échecs est censé reproduire. Si l’origine des
échecs n’a jamais été établie de façon irréfutable, les historiens s’accordent à
dire que le jeu reflète l’activité sociale de la guerre. L’analyse diachronique des
termes utilisés pour chaque pièce traduit cette configuration politico-militaire du
jeu. A titre d’exemple, la dame était à l’origine une tente, la tour un char de
guerre et le fou un éléphant, animal lié au déplacement rapide de troupes11. Ces
appellations correspondent à l’ancêtre du jeu d’échecs, apparu au Vème siècle en
Inde : le Chaturanga, qui se jouait à quatre12. Il est intéressant de noter que ce jeu
quadripartite introduisait une part d’aléa, de hasard qui disparut ultérieurement,
le jeu d’échecs étant un jeu agonal13.
Notre étude de ce jeu complexe qui renvoie, comme nous venons de l’évoquer,
aux paradigmes de la guerre et du pouvoir, ne prétend pas retenir tous les aspects
du jeu de manière exhaustive. De nombreuses études ont été consacrées au jeu
10
Idem, p. 436.
11
A. Capece, Le grand livre de l’histoire des échecs, Paris, De Vecchi, 2001, p. 8.
12
Nicolas Giffard et Alain Biénabe, Le guide des échecs, Paris, Robert Laffont , 1993, p. 333 :
« Le jeu de cette époque s’appelait Chaturanga, ce qui signifie quatre rois. Il se disputait
également sur 64 cases, mais se jouait à quatre partenaires. Chacun jouait pour soi-même et
devait lancer un dé qui désignait impérativement la pièce à bouger. »
13
Roger Caillois, Les jeux et les hommes : Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 50-
51 : « Agôn. Tout un groupe de jeux apparaît comme compétition, c’est à dire comme un combat
où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des
conditions idéales susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du
vainqueur. […] Le jeu de dames, les échecs, le billard en offrent des exemples parfaits. »
8
d’échecs dans des domaines aussi variés que la psychanalyse ou la sociologie14.
Pour ce qui est du phénomène échiquéen dans la littérature, il faut citer
l’ouvrage, qui réunit des textes de divers critiques, sous l’égide de Jacques
Berchtold, de Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXèmeXXème)15 ainsi que la thèse de doctorat soutenue par Philippe Cuisset en 199316.
Notre corpus comporte principalement des œuvres modernes et post-modernes,
à l’exception du roman précurseur de Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir17 :
cette œuvre fondatrice associe les paramètres du labyrinthe et du miroir au jeu
d’échecs. Nous mettrons en avant le lien entre l’écriture et les mécanismes et
stratégies de ce jeu agônal fondé sur la compétition. Dans le jeu d’échecs est
évaluée la capacité du joueur à faire évoluer les pièces de manière efficace et
créatrice sur l’espace strié de l’échiquier, évoqué par Deleuze, espace structuré
par la géométrie des huit cases sur huit.
Dans cet espace fini, les possibilités combinatoires sont infinies. La
correspondance entre l’écrivain, produisant son œuvre, et le joueur d’échecs,
engagé dans une stratégie de combinaisons entre les pièces, est d’autant plus
frappante dans la littérature moderne, où le jeu d’échecs est l’emblème de la
création (Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs18 ; Vladimir Nabokov, La Défense
14
A titre d’exemple, il faut citer la thèse de Mehl, J.M., Jeu d’échecs et éducation au XVIIIème
siècle, Université de Strasbourg, 1977. Dans le domaine de la psychanalyse, il ne faut pas oublier
de mentionner Jones, Ernst, Essais de psychanalyse appliquée, Paris : Payot, 1973. Cet ouvrage,
traduit de l’anglais, rappelle l’enjeu de la partie d’échecs sur le plan psychanalytique, p. 144 :
« La connaissance que nous avons de la motivation inconsciente qui pousse à jouer aux échecs
nous apprend qu’ils ne peuvent signifier autre chose que le souhait de triompher du père de
manière acceptable. »
15
Ouvrage publié à Genève : Droz, 1998.
16
Cuisset, Philippe, Lectures en diagonale : dialectiques échiquéennes et littéraires, thèse de
Lettres et de sciences humaines, Université de Reims-Champagne-Ardenne, 1993.
17
Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, édition bilingue, trad.
Henri Parisot, Introduction par Hélène Cixous. Paris : Aubier-Flammarion, 1971.
18
Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, trad. Brigitte Vergne Caïn et Gérard Rudent, Paris :
Delachaux, Collection « Livre de poche », 1991.
9
Loujine19). Cette analogie a été développée dans la littérature post-moderne, où
la création devient tactique de la combinatoire et activité ludique (Georges Perec
La vie mode d’emploi20, Vladimir Nabokov Feu pâle21). Cette parenté entre le
jeu d’échecs et la création artistique n’a pas échappé au structuraliste russe
Viktor Shklovski dans sa théorie de la prose.
L’action d’une œuvre littéraire se déroule sur un champ de bataille. Les masques et les
types du drame moderne correspondent aux pièces du jeu d’échecs. L’intrigue correspond
aux coups et aux gambits, c’est à dire aux techniques du jeu, telles qu’utilisées et
interprétées par les joueurs. Les tactiques et les péripéties correspondent aux coups
exécutés par l’adversaire22.
Cette vision exclusivement fonctionnelle selon laquelle le formaliste Shkovski
envisage la combinatoire des motifs d’une intrigue l’amène à ne pas totalement
prendre en compte toute la spécificité d’une création particulière. Cette
limitation est l’un des griefs que les théoriciens des mondes possibles, tel
Thomas Pavel dans Univers de la fiction, adressent à l’approche structuraliste.
Les théoriciens poststructuralistes réagirent à l’option rationaliste et scientifique du
programme structuraliste, en soutenant qu’il est illusoire de chercher la structure unique et
bien définie des œuvres littéraires, une telle structure découlant elle-même du travail de
l’interprétation qui, de sa nature, est infini et contradictoire23.
19
Nabokov, Vladimir, La Défense Loujine, trad. du Russe par Génia et René Cannac, préface de
l’auteur trad. de l’anglais par Christine Bouvart. Paris : Gallimard, 1964.
20
21
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi. Paris : Hachette, 1978.
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, trad. de l’anglais par Raymond Girard et Maurice-Edgar
Coindreau, Préface de Mary McCarthy traduite de l’Anglais par René Micha. Paris : Gallimard,
1965.
22
Viktor Shklovski, Теория прозы, Moscou, M.L., 1925 (Theory of Prose, trad. B.Sher,
Elmwood Park, Darkey Archive Press, 1991, p.45). (Ma traduction de l’anglais en français).
23
Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, p.8.
10
Pavel dénonce l’approche systématique du structuralisme qui souligne
l’uniformité des fonctions narratives au détriment de la diversité des motifs,
réduisant l’analyse des œuvres à la morphologie.
Sous l’influence de la linguistique structurale et notamment des écrits de Louis Hjelmslev,
les intégristes de la sémantique croient sans réserve à l’autonomie des objets
sémiotiques, au point qu’ils rejettent toute référence à la réalité naturelle ou sociale qui
rend ces derniers possibles24.
Le structuralisme, semble-il, ne rend pas compte la spécificité et l’unicité d’une
œuvre au profit d’éléments sémiologiques généraux, de formes universelles et
récurrentes, que l’on peut retrouver d’une production littéraire à l’autre. En
second lieu, cette approche passe sous silence les relations d’interaction entre le
monde de la fiction et l’univers référentiel en prêtant une attention exclusive au
fonctionnement interne d’une œuvre. Or, les deux univers, celui de la réalité et
celui de la fiction, entretiennent des liens serrés, le monde créé par l’artiste étant
une variante du monde empirique.
Cette conception, sur laquelle nous fonderons notre étude, fait partie de la
théorie des mondes possibles, développée par certains critiques tels que Thomas
Pavel, Brian MacHale, Lubomir Dolezel ou David Lewis, qui permet d’explorer
le statut ontologique de la fiction. Cette approche décloisonne et permet d’aérer
des domaines, traités souvent séparément, tels la littérature, la philosophie ou la
logique modale. En cela, elle alimente la réflexion comparatiste, visant à
l’interdisciplinarité.
L’accent est mis sur la transversalité de ces disciplines, sur l’influence qu’elles
exercent les unes sur les autres. Le décloisonnement concerne le domaine étudié
de la fiction, qui n’est plus isolée du monde empirique : les deux sphères réalité et imaginaire - agissent de manière réciproque. Cette vision consiste à se
démarquer de la conception traditionnelle, ségrégationniste selon la terminologie
de Pavel.
24
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 14.
11
Les philosophes de la fiction ont proposé plusieurs solutions, chacune reflétant leurs
positions épistémologiques vis-à-vis des rapports entre fiction et réalité. Certains
théoriciens conçoivent ces rapports d’un point de vue que j’appellerai ségrégationniste, et
caractérisent le contenu des textes de fiction comme pure œuvre d’imagination, sans
aucune valeur de vérité25.
Cette distinction entre réalité et fiction est fondée sur l’axiome d’existence, où
énoncés référentiels et énoncés fictionnels sont nettement différenciés : les mots,
dans le meilleur des cas ne font que refléter le monde physique, réel. Ce point de
vue a été défendu par Russell : « La réponse de Russell à la question
métaphysique consiste donc à refuser tout statut ontologique aux objets non
existants26.» Dans cette perspective, les seules vérités énoncées sont des vérités
empiriques.
Cette vision réductrice s’oppose à la conception intégrationniste de Pavel : la
vérité fictionnelle est une vérité modale, du possible. La fiction est une extension
des pratiques référentielles27, qui elles-mêmes contiennent des éléments de
créativité. Cette philosophie remet en question la frontière naturelle entre réalité
et fiction. Un monde actualisé, réalisé dans certaines circonstances est le
fondement sur lequel peut se construire un nombre quasiment infini de mondes
possibles : «Chaque univers possède ainsi son propre monde actuel, qui sera
appelé sa base. Un univers abrite de la sorte une constellation de mondes autour
d’une base28.»
Cette tension entre monde actualisé et monde actualisable prend tout son sens
dans l’étude de fictions : chaque fiction est une version actualisée parmi les
actualisables. Cette problématique est particulièrement pertinente pour les
25
Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 19.
26
Idem, p. 23.
27
Nous entendons par pratiques référentielles tous énoncés se référant au monde empirique.
28
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 69.
12
fictions où le jeu d’échecs s’inscrit dans la thématique ou apparaît dans la
structure et dans la stratégie narrative. Le jeu d’échecs est lié à la modalité du
possible, non seulement parce que les joueurs déplacent les pièces en fonction
d’une stratégie fondée sur l’hypothèse ; l’affrontement entre les deux camps
opposés est fondé sur la réalisation ou non d’alternatives possibles.
La stratégie s’appuie sur des combinaisons infinies et aucune partie n’est
identique à une autre. Les joueurs fondent toute leur stratégie sur des attentes et
des hypothèses qui sont des constellations de mondes possibles ; elles peuvent
être remises en question à chaque coup de l’adversaire, la partie étant ponctuée
par des temps de réflexion, où les pièces sont immobiles, interrompus par les
mouvements sur l’échiquier lorsque le joueur choisit de jouer.
Cette conception des mondes possibles est d’autant plus pertinente que notre
corpus englobe des œuvres appartenant à des aires culturelles et linguistiques
variées, où tel joueur manipule « un fou » sur l’échiquier s’il est français (Patrick
Séry Le Maître et le scorpion29) ; un autre joueur pousse « un évêque30 » sur les
cases échiquéennes s’il parle anglais (Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir),
un « coureur31 » s’il se réfère à lui en allemand (Stefan Zweig Le joueur
d’échecs) ou « officier32 » s’il est russe (Vladimir Nabokov La défense Loujine) :
chacun construit son monde possible.
Le joueur est un manipulateur d’illusions -- ce qui est une redondance
étymologique33. Les joueurs vivent chacun dans leur labyrinthe de possibilités,
où sont en jeu la modalité du possible et celle de la volonté, en quête du fil
d’Ariane menant à la mise en échec et mat du roi adverse. Dans Partis pris,
Nabokov, jouant sur l’emboîtement phonétique des mots russes mir -monde- et
mirage, semblable au Français, définit l’artiste comme un créateur d’illusions : «
Ce qui me paraît être le monde réel, c’est le monde que l’artiste crée, son propre
29
Séry, Patrick, Le Maître et le Scorpion, Paris : Flammarion, 1991.
30
Le fou se dit « bishop », « évêque », en Anglais.
31
Le fou se traduit par der « Läufer », « le coureur » en allemand.
32
Le fou se dit « офицер », « officier », en russe.
33
Illusion dérive du latin « in luso », « dans le jeu ».
13
mirage, qui devient nouveau mir par le fait même qu’il se dépouille en quelque
sorte de l’époque où il vit.34 »
De manière subversive, Nabokov opère une permutation entre le monde
engendré par l’artiste, son mirage, qui devient vérité et réalité, et le monde
empirique réduit à néant dans le processus de création : vision aux antipodes de
la conception ségrégationniste35 classique stigmatisée par Pavel. Le jeu d’échecs
s’inscrit comme métaphore de la création littéraire utilisée dans des textes
modernes tels Le Joueur d’échecs de Zweig ( Schachnovelle36, 1942) ou La
Défense Loujine de Nabokov (Защита Лужина37, 1930). Les joueurs
engendrent leurs mondes possibles qui se substituent au réel objectif.
Nous avons intégré dans notre corpus un texte du XIXème siècle qui annonce
cette réflexion sur l’ontologie de la fiction, De l’Autre côté du miroir, variante
d’Alice aux Pays des merveilles traduite en version russe par Nabokov. Le
roman fait la part belle à la création de mondes possibles : la traversée du miroir
s’effectue sur l’échiquier qui métaphorise l’espace de la création et du jeu, et
matérialise le territoire du « let’s pretend » ludique, du « comme si », expression
même de la modalité du possible.
Ce corpus comporte les deux romans écrits à une époque charnière, La Défense
Loujine (1930) de Nabokov Le Joueur d’échecs (1943) de Zweig. D’autre part,
notre corpus comprend des œuvres contemporaines appartenant à des sphères
linguistiques variées : La Variante de Lüneburg de Paolo Maurensig (La
variante di Lüneburg, 199338), Le Tableau du maître flamand de Arturo Pérez-
34
Vladimir Nabokov, Partis pris, Paris, Juillard, 1985,p. 130.
35
Nous reprenons ici le terminologie de Thomas Pavel : la conception ségrégationniste sépare
clairement les énoncés empiriques des énoncés fictionnels, contrairement à la vision
intégrationiste.
36
Zweig, Stefan, Schachnovelle, Frankfurt : Fischer, 2000.
37
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, Москва: Олип, 1997.
38
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, Milano : Adelphi, 1993. ( La Variante de
Lüneburg, trad. François Maspero, Paris : Seuil, 1995).
14
Reverte (La Tabla de Flandes, 199039), Le Maître et le scorpion de Patrick Séry
écrit en 1991. Il est constitué également d’œuvres à l’esthétique post-moderne,
Feu pâle (Pale Fire1962) de Vladimir Nabokov et La Vie mode d’emploi de
Georges Perec (1978).
La Vie mode d’emploi attribue au jeu d’échecs une fonction narrative : les cases
constituées par les pièces de l’immeuble se remplissent au fur et à mesure de la
marche d’un cavalier invisible. Cette utilisation du jeu d’échecs se fonde sur un
principe mathématique et un principe échiquéen, alliant le carré orthogonal
d’ordre dix et la polygraphie du cavalier.40
Dans Feu pâle, la référence échiquéenne est implicite, constituée notamment par
la stratégie de défense et d’attaque que Kinbote, le commentateur du poème de
Shade, utilise en déplaçant les mots du poème initial afin de construire la
cohérence de sa propre interprétation. L’analogie entre poésie et mouvements
échiquéens apparaît de manière explicite dans l’œuvre de Nabokov Poèmes et
problèmes41.
La problématique de la création des mondes possibles est au cœur de l’écriture
post-moderne, où la notion de combinaisons à l’infini mises en œuvre par un
auteur conscient et démiurge renvoie au joueur d’échecs mettant en place sa
stratégie. La littérature postmoderne met en œuvre une littérature de
l’assemblage, de l’association délibérée de l’auteur où l’œuvre n’est pas offerte
au lecteur clef en main, mais soumise à son interprétation comme une énigme à
résoudre. En lecteur vigilant, il ne doit pas se laisser piéger par les manigances et
les faux-semblants.
39
Perez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, Madrid : Alfaguara, 1990 (Le Tableau du Maître
flamand, trad. Jean-Pierre Quijado, Paris : Lattès, 1993).
40
Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris : Folio, 1988, pp. 387-392.
41
Nabokov, Vladimir, Poèmes et problèmes, trad. du russe et de l’anglais par Hélène Henry,
Paris : Gallimard, 1999. (Poems and Problems, New York : McGraw-Hill,1970). Composition
littéraire et démarche ludique sont étroitement liées pour Vladimir Nabokov, comme le montre
cette oeuvre, en 1971 constituée de trois parties : poèmes en russe, poèmes en anglais et
problèmes d’échecs.
15
L’auteur de littérature post-moderne refuse le hasard, l’aléa, auquel il préfère le
calculable, tels les oulipiens comme Perec dont l’écriture représente une
expérimentation des possibles. La littérature devient exploration ludique qui
«possibilise» le monde par le langage à la manière d’un joueur d’échecs qui
envisage mentalement diverses alternatives mises en concurrence pour construire
sa stratégie qui doit conduire à l’échec et mat.
Dans cette perspective, les mots reflètent moins qu’ils n’inventent le monde. Il
s’agit d’une véritable stratégie discursive qui repose sur l’art de l’illusion, où le
possible est associé au vouloir. Le joueur, comme l’auteur, développe la vision
qu’il choisit parmi d’autres mondes possibles, variantes du réel. Les mondes
fictionnels ne redoublent pas, mais enrichissent la réalité. Dans cette optique, le
monde réel ne semble être qu’expérience parcellaire dans l’infinité des mondes
possibles.
Ce constat a amené certains théoriciens des mondes possibles à reconsidérer
totalement la différence ontologique entre monde possible et monde
réel : «David Lewis défend l’idée que les mondes possibles et les objets qui les
composent sont aussi réels que le nôtre42.» En tout cas, la frontière entre monde
réel et monde fictionnel ne semble pas si étanche que l’on pourrait croire. Le
monde empirique n’est qu’une actualisation d’infinis possibles auxquels la
littérature, et particulièrement l’expérimentation post-moderne, donne existence.
Comme le souligne Umberto Eco dans Lector in fabula, la littérature est «une
machine à produire des mondes possibles43». Même si l’œuvre post-moderne se
revendique auto-référentielle, comme le rappelle Bertrand Westphal, elle ne peut
occulter totalement le référent et l’espace humain. « Hors du texte point, point de
salut ! La célèbre formule de Derrida, qui est ici pointée, ne fait que sanctionner
un progressif détachement à l’égard du réel, qui a trouvé d’intéressantes
illustrations notamment dans le nouveau roman ou dans la production sous
contrainte de l’Oulipo44. »
42
Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 66.
43
Umberto Eco, Lector in fabula traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris : Grasset, 1985.
44
Westphal, Bertrand, « Le spectre d’Ulysse ou les aléas du référent » in Kulturpoetik, 2002, p.
1.
16
Cette préoccupation est au centre de son article : « Nous n’en examinerons qu’un
aspect : la question du lien au référent, car il va de soi que tout texte qui
reproduit un espace humain, et donc qui transpose un pan du réel, se positionne à
l’égard de ce même référent45. » La théorie de la fiction ne peut dès lors faire
l’économie d’une prise en compte de la continuité entre réalité et fiction. Chaque
fiction apparaît comme une bifurcation possible du réel.
Une notion essentielle relie ces trois thématiques que sont le jeu d’échecs, la
littérature post-moderne et la théorie des mondes possibles : celle du labyrinthe
évoquant une image centrale dans l’œuvre de Borges. Dans Fictions, un récit est
consacré à ce thème, «Le jardin aux sentiers qui bifurquent» : « Il croyait à des
séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents
et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou
s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités46 .» Bertrand
Westphal s’est inspiré de cette citation dans son commentaire de la notion
d’arborescence47, qu’il relie à celle du labyrinthe. Le parallélisme devient un
simple cas particulier au sein de ce qui ressemble fort au diagramme de
bifurcations évoqué par Prigogine48.
Le labyrinthe s’inscrit dans l’espace comme un ensemble de bifurcations,
schéma qui n’est pas étranger au joueur d’échecs qui, avant chaque coup où il
met en mouvement ses pièces, doit choisir entre diverses possibilités dans le
silence et l’immobilité. Cette évaluation mentale de tous les possibles aboutit à
l’actualisation d’un seul d’entre eux. Ce choix ne repose que sur l’omnipotence
du joueur, démiurge solitaire responsable de son jeu, animateur effacé des pièces
sur l’échiquier. Le rapprochement avec l’auteur est particulièrement nette si l’on
prend en considération la remarque de Brian McHale : « L’auteur post-moderne
45
Idem, p. 1.
46
Jorge Luis Borges, «Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », in Œuvres Complètes, Paris, La
Pléiade, 1993, p. 507.
47
Bertrand Westphal, « Parallèles, mondes parallèles, archipels », paru dans Revue de Littérature
Comparée, n° 298, 2001.
48
Idem, p. 238.
17
s’arroge les pouvoirs auxquels les Dieux ont toujours prétendu : omnipotence,
omniscience49. »
Cette omniscience apparaît tant dans l’espace que sur le plan de la temporalité.
Le joueur se meut dans un va-et-vient constant reliant passé, présent et
développement futur hypothétique, créant ainsi son monde possible : les trois
présents évoqués par saint Augustin sont actualisés pendant la partie d’échecs50.
L’ensemble de la partie se divise en coups, chacun d’entre eux marquant une
bifurcation, qui implique une temps de réflexion et un choix ponctuel. Chaque
bifurcation constitue une étape, une tension entre le coup précédent et le suivant.
La maîtrise de l’espace et celle du temps sont étroitement imbriquées dans la
constitution de l’ensemble de la partie51. Le jeu, qui s’achève en fin de partie, ne
se présente pas seulement comme une métaphore de la création, mais comme
celle de la vie, ce qui met en évidence l’interpénétration et l’interactivité des
mondes.
L’espace apparemment clos du jeu d’une géométrie régulière, invariable, fondée
sur l’alternance des cases noires et blanches, est une porte ouverte sur l’infini,
comme le héros de La Défense Loujine en fait le constat lors de son suicide
final52. L’espace continu permet de tendre vers l’incommensurable , si l’on
pense à titre d’exemple au texte de Perec La Vie mode d’emploi où le
déplacement du cavalier sur l’échiquier amplifié (dix sur dix au lieu de huit sur
huit) est un outil narratif embrassant un nombre infini d’espaces-temps ; mais on
reste à la périphérie, le centre n’étant jamais atteint. Le centre constitue le lieu de
49
Brian McHale, Postmodernist Fiction, London and New York, Routledge, 1987, p. 210 : « The
postmodernist author arrogates to himself the powers that God has always claimed :
omnipotence, omniscience. » (Ma traduction en français).
50
Cité par Paul Ricoeur dans Temps et récit, Vol. 1 : L’Intrigue et le récit historique, Paris,
Seuil, 1983, pp. 41-49.
51
L’alliance du temps et de l’espace apparaît non seulement dans la partie d’échecs, où
s’affrontent deus joueurs, mais dans le problème échiquéen, qui implique de remonter
rétrospectivement dans la « mécanique » de la partie, d’en reconstituer les agencements
successifs.
52
Loujine se suicide en se jetant par une fenêtre ressemblant à un échiquier, prétendant trouver
l’éternité et l’infini.
18
l’irreprésentable dans La Variante de Lüneburg de Maurensig, qui lie le jeu à
l’espace des camps de concentration nazis. Il s’inscrit comme l’espace de l’échec
et mat, de la mort, seul moment statique de la partie, où aucune combinaison
n’est plus possible.
Au lieu de confiner le joueur d’échecs dans un espace étroit tel celui de Zweig
lors de sa détention, le jeu offre une infinité de combinaisons, comme
l’expérimente M. B... dans ce récit. Le jeu d’échecs permet de déployer le
multiple et les plis du récit. Citant le philosophe Bruno dans De triplici mimino,
Deleuze évoque les fonctions du pli. « Expliquer-impliquer-compliquer forment
la triade du pli, suivant les variations du rapport Un-multiple53. » Les espacestemps se multiplient à l’infini, en autant de mondes possibles.
Une des modalités du pli est constituée par la mise en abyme où le principe
esthétique de la répétition et de l’emboîtement crée un effet de miroirs
transcendant toutes limites, effet souligné par Lucien Dällenbach : « Le récit
spéculaire parle de l’impression leibnizienne d’une série de mondes emboîtés les
uns dans les autres vertigineusement répercutés54. » Cette structure spéculaire de
la mise en abyme suscite des images de miroirs vertigineux et de gouffres chez
Loujine.
Elle permet d’inclure des mondes passés chez Maurensig, dans La Variante de
Lüneburg, où est révélé le passé des personnages, qui se sont affrontés sur
l’échiquier dans le camp de la mort ; ces mondes passés sont liés à l’œuvre
picturale du peintre du XVème siècle dans le roman de Pérez-Reverte, Le
Tableau du Maître flamand. La partie d’échecs qui y est représentée devient le
miroir de la réalité passée, qui finit par s’actualiser dans le monde moderne.
Dans Brian McHale évoque cette structure régressive : « Les structures de
répétition peuvent faire apparaître le spectre d’une régression vertigineuse et
infinie55. »
53
Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 33.
54
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Paris, Seuil, 1977, p.35.
55
Brian McHale, the Postmodernist Fiction, op .cit., p.114 : « Recursive structures may raise the
specter of vertiginous infinite regress. » (Ma traduction).
19
Cette structure engendrant des mondes possibles peut également représenter un
effet de « trompe-l’œil » qui induit le lecteur en erreur, tactique utilisée par
l’auteur post-moderne, auquel McHale consacre un chapitre dans Pöstmödernist
Fiction : «« Jean Ricardou a appelé ceci la stratégie de ‘la réalité variable’, c’est
à dire une stratégie par laquelle une représentation soit-disant ‘réelle’ se révèle
avoir été simplement ‘virtuelle’ - une illusion ou une représentation secondaire,
une représentation dans la représentation - ou vice versa, une représentation soitdisant virtuelle est montrée comme étant ‘vraiment réelle’ après tout56. »
L’auteur ainsi placé dans la position autocratique du joueur d’échecs devient un
manipulateur, créateur de mondes possible tel un illusionniste. Il «fait entrer
dans le jeu », comme l’étymologie du mot le suggère. Il règne en maître absolu
de l’espace et du temps, qu’il manipule allègrement, se faisant à l’image de
Dieu, parodiant sa faculté de créer son univers à l’aide des mots. Brian McHale
cite William Gass dans son commentaire sur le rôle démiurge de l’auteur ayant
toute autorité sur son texte, à l’instar du joueur d’échecs : « De nos jours », dit
William Gass, « le romancier reprend souvent l’apparence de Dieu57.»
Cette vision correspond totalement à la vision Nabokovienne de l’auteur créateur
de son mirage, qui apparaît dans La Défense Loujine, œuvre antérieure écrite en
russe, comme dans Feu pâle, œuvre post-moderne en langue anglaise. La
Défense Loujine présente un joueur d’échecs créateur de son monde possible.
Tel un joueur d’échecs, l’auteur pose ses propres règles en début de partie,
comme Lewis Carroll dans son célèbre diagramme dans De l ‘Autre côté du
miroir, quitte à réfuter ses règles ou à les transgresser ensuite ; Perec procède ainsi, un
siècle plus tard, en posant des règles strictes de construction du récit dans La vie mode
d’emploi, règles qu’il occulte au soixante-sixième déplacement du cavalier.
56
McHale, Brian, The Postmodernist Fiction, op. cit., p.116 : « Jean Ricardou has called this the
strategy of “variable reality”, that is, the strategy whereby a supposedly “real” representation is
revealed to have been merely “virtual” – an illusion or secondary representation, a representation
within the representation – or vice versa, a supposedly virtual representation is shown to have
been “really real” after all.”(Ma traduction en français).
57
Idem, p. 210 : « ‘These days, often”, William Gass says ,” the novelist resumes the guise of
God. » (Ma traduction).
20
L’auteur créateur, l’imaginatif construisant son monde possible, représenté par le
joueur d’échecs (comme dans La Défense Loujine) ou par l’un des joueurs (Le
Joueur d’échecs ou dans La Variante de Lüneburg), affronte un « contremonde » antagoniste. Cet achoppement entre deux mondes renvoie à la
bipolarité des échecs, au manichéisme des deux couleurs opposées. Dans le jeu
d’échecs s’exprime une tension entre deux versants, deux versions possibles qui
cherchent à s’imposer à l’autre.
Ces mondes en collision apparaissent au niveau psychologique ( tel M. B…
contre Czentovic dans l’œuvre de Zweig) ou au niveau idéologique : tel est le
cas, dans des contextes historiques similaires dans La Variante de Lüneburg de
Paolo Maurensig ou dans Le Maître et le scorpion de Patrick Séry. Cette
antagonisme prend la forme d’un détournement d’un texte, de son
« altérisation » dans Feu pâle où Kinbote s’approprie le poème de Shade dans la
seconde partie du roman. La collision entre mondes possibles se résout
finalement, dans certaines œuvres par le triomphe du bien sur le mal, par une
résolution éthique. Dans d’autres œuvres, telles La Vie mode d’emploi, aucune
résolution manichéenne du conflit n’est possible ; la collision de mondes est une
collaboration entre deux camps adversaires au lieu d’un combat construit sur un
antagonisme irréductible.
Le combat se joue également entre deux espaces où réalité et espace imaginaires
agissent l’un sur l’autre, justifiant la théorie des mondes possibles : la frontière
entre univers empirique et fictionnel n’est pas intangible. L’influence d’un
monde sur l’autre est réversible. Le monde du réel est contaminé par le jeu ce qui
peut conduire à la folie. Tel est le cas dans La Défense Loujine ou dans Le
Joueur d’échecs où un monde possible se substitue au réel. Les joueurs
construisent leurs mondes possibles, à l’instar d’Alice dans De l’Autre côté du
miroir ; elle traverse un miroir possible, son univers possible, qu’elle construit à
partir du jeu d’échecs. L’invasion se produit de manière réciproque par le
franchissement d’une frontière où le réel peut également faire dévier le jeu hors
de son espace ludique (La Variante de Lüneburg, Le Maître et le scorpion ou Le
Tableau du maître flamand). Plusieurs espaces s’interposent, se superposent,
s’imposent dans un jeu de duplication où sont décloisonnées réel et fiction.
21
La relation entre des espaces hétérogènes, qui sont reliés entre eux par le jeu
d’échecs, orientent les paradigmes de notre étude. Celle-ci aborde, sous l’angle
de la théorie des mondes possibles, trois paramètres : l’infini dans le fini, la
création, le collision et l’interaction entre mondes. La première partie met en
évidence certaines structures à plusieurs dimensions ou répétitives, telles le pli
ou la mise en abyme. Ces configurations soulignent l’aspect de spécularité lié
jeu d’échecs. Par un jeu infini de répétitions et de combinaisons, le jeu d’échecs,
qui a l’apparence d’une structure finie, ouvre sur l’infini et l’illimité.
La seconde partie montre l’affinité du jeu d’échecs avec la création artistique, le
joueur donnant forme à son « mirage », sa variante individuelle, par sa maîtrise
du temps et de l’espace, qu’il explore : par un jeu, où interviennent un ordre
décidé par les règles et une marge d’imprévu et de chaos, le joueur d’échecs
devient un démiurge. Il crée sa variante possible sur l’espace échiquéen, comme
l’auteur engendre son monde fictionnel, variante construite à partir de la réalité.
La troisième partie, met en avant, d’une part, l’élément agônal et binaire du jeu
d’échecs, où intervient une collision entre deux mondes irréductibles et
antagonistes dans une logique de destruction, jusqu’à l’échec et mat de l’un
d’eux : ce processus fait déborder le jeu hors de ses frontières bien délimitées,
mettant en évidence l’interaction entre mondes. A cette opposition binaire se
substitue, dans certains textes, une interaction créative entre deux joueurs qui
sont plus partenaires qu’adversaires. Enfin, l’interaction entre les mondes peut
être liée à la thématique de la folie : cette interaction agit de manière réciproque
et réversible, impliquant un jeu d’influences et de projection entre l’espace
échiquéen et celui du monde empirique, entre le jeu et la fiction, et la sphère de
la réalité.
22
23
PREMIERE PARTIE : L'INFINI
DANS LE FINI
24
« Les jonctions, disjonctions et conjonctions qui ont lieu au cours du jeu du
monde, entre l’unité et la pluralité qui passent constamment l’une dans l’autre,
effectuant à la fois une unité et une lutte des contraires, nous laissent aux prises
avec les problèmes de l’un et du multiple enchevêtrés. »
Kostas Axelos, Le Jeu du monde58.
INTRODUCTION
L’espace échiquéen est structuré de manière rigoureuse. Avec ses soixantequatre cases blanches et noires, ce jeu apparaît comme un monde déterminé où
chaque pièce représente une fonction59. Les cases suivent une alternance
immuable des deux couleurs opposées, le blanc et le noir. La disposition des
pièces en début de partie présente une vision statique, marquant la séparation
bien définie entre deux polarités.
Chaque camp est posé comme le miroir inversé de l’autre. Dans cet espace fini,
les possibilités combinatoires sont illimitées, dès que la tension entre les deux
adversaires s’engage par le déplacement des pièces dans l’espace vide constitué
par trente-deux cases en début de partie. Le nombre de cases vides, trente deux,
est exactement le même que celui des cases occupées par les pièces bien
ordonnées avant que les pièces ne soient déplacées.
La problématique de la combinatoire à l’infini renvoie à l’expérimentation de
l’écriture post-moderne dont Calvino a bien exprimé le défi : « Chaque vie est
58
Paris : Minuit, 1969, p. 442.
59
Le jeu d’échecs est constitué de plusieurs pièces différentes - le roi, la dame, la tour, le fou, le
cavalier et le pion - auxquelles correspondent une position initiale sur l’échiquier et un
déplacement particulier : la stratégie échiquéenne est une stratégie de position et de déplacement.
25
une encyclopédie, une bibliothèque, un échantillonnage de styles, où tout peut se
mêler, et se réorganiser de toutes les manières possibles60 ». Calvino évoque
d’emblée l’analogie entre la vie et l’écriture, posant ainsi la question de l’affinité
ontologique entre le réel et la fiction. L’expérimentation des possibles dans la
fiction, qui ouvre sur l’infini, présente des variantes infinies de possibilités
offertes par l’existence dans la vie réelle.
Chaque monde fictionnel peut être défini comme un monde alternatif, selon la
terminologie de Lubomir Dolezel61, c’est à dire un monde possible qui est une
forme transposée du monde réel ou d’un autre monde possible. La transposition
préserve le schéma et l’histoire principale du monde réel ou du protomonde,
monde fictif déjà construit dans la terminologie de Dolezel, mais les situe dans
un cadre temporel ou spatial différent. Dans ce passage de la réalité à la fiction ,
les éléments de la vie empirique cèdent la place à des mondes possibles.
Selon
Itamar
Even-Zohar,
cette
transposition
opère
« des
sélections
préfabriquées du répertoire dont dispose la culture en question 62». Certains
éléments sont prélevés, tandis que d’autres sont laissés de côté dans la sélection
opérée dans l’ensemble des éléments de la réalité. Le répertoire culturel, se
référant à un monde réel précis, est constitué de ce qu’Itamar Ben-Zohar appelle
réalèmes63. Itamar Even-Zohar met en évidence la continuité du réel et de la
60
Calvino, Italo, Leçons américaines, trad. de l’italien par Yves Hersant. Paris, Le Seuil, 1989,
p. 194.
61
Doležel,Lubomir, Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds. London : John Hopkins
University Press, 1998.
62
Even-Zohar,Itamar, « Les Règles d’insertion des “réalèmes” dans la narration », chapitre de
« Polysystem Studies » in Poetics Today, n° 11 : 1 , trad. Ruth Ammosy ,1995, p.207.
63
Even-Zohar, Itamar, « Les règles d’insertion des « réalémes dans la narration » chapitre de
« Polysystem studies », op. cit. p. 203 : « Il en ressort que « les éléments de la réalité » (tels
qu’êtres humains et phénomènes naturels, voix et meubles, gestes et visages), lors même qu’ils
sont « là » dans le monde extérieur, constituent dans chaque expression verbale qui s’y réfère des
éléments du répertoire culturel, le répertoire des realia ou - en bref, et pour plus de commodité et
de clarté - des « réalèmes .
26
fiction, qui loin de refléter ou de redoubler la réalité, opère des variations à
l’infini, tout comme les combinaisons du jeu d’échecs.
La problématique de l’infini sera étudiée dans la perspective du texte précurseur
en la matière De l’Autre côté du miroir de Lewis Carroll et d’œuvres modernes,
correspondant à une époque charnière, La Défense Loujine de Vladimir Nabokov
et Le Joueur d’échecs de Zweig ; l’infini sera également étudié dans l’optique
d’œuvres contemporaines, certaines correspondant à une esthétique postmoderne, Feu pâle et La Vie mode d’emploi, qui utilise le jeu d’échecs comme
base d’expérimentation fictionnelle.
La notion d’infini liée aux potentialités illimitées du virtuel est évoquée par
Gilles Deleuze dans Le Pli, qui se réfère à Leibniz, présentant le monde comme
un réservoir de potentialités64. Le monde serait constitué de virtualités qui se
plient et se déploient. Plis et déplis, architecture extérieure et intérieure : cette
configuration n’est pas sans rappeler La Vie mode d’emploi de Perec où la
façade de l’immeuble contient des infinis d’espaces temps qui se déroulent au fil
de la narration selon le déplacement continu du cavalier de case en case, de pièce
en pièce : à chaque case le narrateur, partant de ce qu’il voit, du mobilier,
entreprend de restituer le récit de chaque personnage ayant vécu dans
l’appartement .
Les histoires des uns et des autres se croisent et se décroisent, créant une infinité
de mondes possibles, tel la description de la chambre de Geneviève Foulerot65.
La décoration met en scène divers personnages, qui mène à l’évocation d’une
histoire imaginaire qui aurait pas être réelle, se mêlant discrètement aux autres
64
Gilles Deleuze, Le Pli, Paris : Minuit, 1988, pp. 31, 32 : « Mais ce n’est pas moins vrai du
monde : le monde entier n’est qu’une virtualité qui n’existe actuellement que dans les plis de
l’âme qui l’exprime, l’âme opérant des déplis intérieurs par lesquels elle se donne une
représentation du monde incluse. »
65
On notera l’allusion échiquéenne dans ce nom où s’imbriquent deux pièces du jeu d’échecs, le
fou et le roi (permutation d’une lettre).
27
histoires : « L’action se passe dans une région qui évoque assez bien les Lacs
italiens, non loin d’une ville imaginaire que l’auteur appelle Valdrade66. »
Une énigme policière, qui prend l’allure d’un casse-tête chinois, est posée au lecteur, qui
est invité à trouver le centre de cette structure labyrinthique67 ; les récits s’imbriquent les
uns dans les autres, à la manière d’un hypertexte68. Le lien entre immeuble et pièces,
entre échiquier et cases, entre contenant et contenu renvoie à la configuration de mise en
abyme, évoquée par McHale sous le terme de mondes en « Chinese-box », qui peut être
traduite de manière plus parlante en Français par « en poupée gigogne »69. Les
différentes mises en abyme sont autant de fenêtres sur d’autres mondes, comme le
souligne Lucien Dällenbach70, la mise en abyme permettant d’allier différents mondes
selon le principe du miroir, du reflet qui reproduit une image.
66
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, Paris : Hachette, 1978, p. 274. L’histoire relate une
énigme policière, où les coïncidences et accidents inattendus ne sont pas plus nombreux et
extraordinaires que dans la autres histoires. L’opposition binaire entre faits réels et imaginaires
n’apparaît plus comme pertinente.
67
Le nom du mort, « Zeitgeber », « celui qui donne du temps », constitue une allusion au temps
passé à la résolution de l’énigme, qui est une sorte de « passe-temps ».
68
La Vie mode d’emploi constitue une structure fragmentée, où le lecteur peut entrer par
n’importe quel maillon. La non-linéarité est la caractéristique majeure de l’hypertexte. Le lecteur
peut choisir son parcours de lecture, créant un texte à lecture infinie.
69
Brian McHale, The Post-Modernist Fiction, New York : Methuen, 1987, p. 113 : Pinter and
Reisz recast the double ending of Fowles’s novel as a film-within-the-film […]. This ingenious
transformation suggests something like […] nesting or embedding, as in a set of Chinese boxes
or Russian babushka dolls. Both types of strategy have the effect of interrupting and
complicating the ontological “horizons” of the fiction, multiplying its worlds, and laying bare the
process of world-construction « Pinter et Reisz restructure la double fin de Fowles sous la forme
d’un film dans le film[…]Cette ingénieuse transformation évoque quelque chose […] comme
l’emboîtement ou l’imbrication à la manière d’une série de boîtes chinoises ou de poupée russe
baboushka. Les deux types de stratégie ont pour effet d’interrompre et de compliquer
« l’horizon » ontologique de la fiction, multipliant ses mondes et mettant à nue le processus de
construction du monde. »(Ma traduction).
70
Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Paris : Seuil, 1977, p. 136 : « Rassembleur de temps
et d’espace, ce pivot n’est pas seulement un point de concentration : centre de diffusion aussi
bien, son rayonnement est tel que, à l’instar d’une pierre jetée dans une eau calme, il donne
naissance, sans déperdition d’énergie, à une multitude de cercles concentriques qui gravitent
autour de lui. »
28
Cette technique de mise en abyme permet de graviter dans plusieurs espaces
temps, en particulier dans des œuvres telles que La Variante de Lüneburg de
Maurensig ou La Tableau du maître flamand de Pérez-Reverte où le jeu
d’échecs, par un schéma d’inclusion régressive vers le passé, est l’instrument
même de la projection à l’infini. Le tableau, représentant la partie d’échecs,
révèle le meurtre de l’un des joueurs, qui a été perpétré des siècles auparavant.
Cette duplication picturale de la réalité constitue la mise en abyme de l’action
qui se déroule dans l’espace de la réalité actuelle, cessant de représenter
exclusivement le passé : certains personnages sont tués par un mystérieux joueur
d’échecs, qui sévit dans l’entourage de Julia, la restauratrice du tableau.
Cette reproduction de la même structure par effet de miroir, la mise en abyme,
ou les structures à plusieurs dimensions, le pli, permettent de créer une
architecture à embranchements multiples. Les miroirs, la mise en abyme, et les
tiroirs, les plis, sont les composantes d’un texte à plusieurs voies d’accès,
structure similaire à la partie d’échecs : le miroir et le pli sont indissociables de
l’archétype du labyrinthe. Le lecteur doit construire son cheminement à travers
les voies disséminées dans le texte. Lewis Carroll fait figure de précurseur de ce
dédale, ayant annoncé l’avènement du post-modernisme, en introduisant la
polysémie du texte, indissociablement lié à l’entrelacement des lignes dans une
spatialité fragmentée.
Cette architecture, qui met en avant une esthétique de morcellement et
d’hésitation de sens, trouve des échos dans l’œuvre de Nabokov, que ce soit dans
l’œuvre russe moderne La Défense Loujine, qui reprend la notion d’errance sur
l’échiquier, ou dans son roman post-moderne Feu pâle, véritable labyrinthe
textuel. Cette notion apparaît sous des formes diverses dans l’œuvre de Zweig Le
Joueur d’échecs ou dans les autres œuvres du corpus, dont certaines sont postmodernes, où le culte de l’indétermination et de l’hermétisme arrive à son
comble dans La Vie mode d’emploi, à l’inépuisable pluralité de sens.
Comme au jeu d’échecs, ces œuvres orientées vers la fragmentation du sens et de
l’espace construisent des « sens » -sémantique et spatialité- dont la
29
multiplication tend vers l’infini grâce à un jeu de combinaisons, qui caractérise
le jeu d’échecs. Le film canadien Cube71 s’est inspiré de cet aspect du jeu, qui
peut être mis en perspective avec notre problématique de l’errance échiquéenne :
les personnages y sont enfermés dans des cubes, se déplaçant de l’un à l’autre
grâce à un jeu de combinaisons, afin de pouvoir s’échapper de cet enfer
géométrique, qui rappelle les bifurcations combinatoires dans La Vie mode
d’emploi : le mouvement « de pièce en pièce » parcourant le carré de l’immeuble
s’effectue par la marche du cavalier.
Cependant, dans cette construction similaire au jeu d’échecs, les règles sont plus
mouvantes et irrégulières dans ce film post-moderne. Les cases bougent
également, ce qui contrarie les savants calculs et la prévisibilité. Les règles
changent aussi au cours du processus de sortie hors du labyrinthe, l’adversaire
invisible contrecarrant les personnages, dont la rationalité n’est pas un atout
infaillible ; dès qu’ils percent à jour le secret des combinaisons, clé de l’évasion
hors du labyrinthe, la règle ne fonctionne plus et le jeu des combinaisons
invalidé. A la manière de pièces échiquéennes, les personnages sont tués les uns
après les autres, à l’exception du « fou », qui sort du dédale : il s’agit de la mise
en abyme d’une stratégie mortelle aléatoire sans qu’il y ait de logique. Le
labyrinthe échiquéen, qui se déploie de pli en pli, ne constitue vraiment pas le
chemin le plus court, mais un long détour, qui tend vers l’infini.
71
Natali, Vincenzo, Cube, Metropolitan Films, 1999.
30
1. Le pli à l’infini
Le jeu d’échecs enferme les pièces, dont les rôles respectifs sont déterminés72,
dans un espace circonscrit et totalisable. Dans cet espace structuré, le joueur
invente de nouvelles combinaisons, n’épuise jamais toutes les possibilités. La
persistance de l’incommensurable sous l’apparence du mesurable renvoie au
thème de l’infini qui se manifeste derrière l’image de la grille, image même du
matérialisme scientifique. Ce motif a été étudié par Bertrand Rouby dans son
article « Spectres de l’infini : Anno Domini de George Barker »: « Il s’agit de
compléter l’état des lieux du matérialisme ambiant par une vision qui postulerait
une rémanence de l’infini sous le masque du fini73. » Cette conception d’un
incommensurable sous-jacent à la structure limitée et mesurable rappelle les
remarques de Prigogine dans La Nouvelle Alliance. Il y évoque la physique
quantique comme une ouverture vers l’infini.
On peut également penser à la manière dont Anaxagore conçut la richesse des
possibilités créatrices de l’Univers : toute chose contient, en toutes ses parties, jusqu’aux
plus infimes, une multiplicité infinie de germes qualitativement différents intimement
mélangés. Ici aussi, toute région de l’espace des phases garde une richesse de
possibilités qualitativement différentes, reste susceptible d’engendrer des mouvements
qualitativement différents.74
72
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p.436 : « Les pièces
d’échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou des propriétés intrinsèques, d’où
découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. »
73
Rouby, Bertrand, « Spectres de l’infini », dans Shusterman, Robert (éditeur), L’Infini, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2001, p.288.
74
Prigogine, Ilya et Stengers Isabelle, La Nouvelle alliance. Paris : Gallimard, 1979, p. 324.
31
Le jeu d’échecs ne serait-il pas la métaphore de cette connaissance toujours en
expansion car insaisissable dans sa globalité ? L’espace quadrillé de manière
mathématique n’a que l’apparence du fini : au fil de combinaisons se déploient
de nouvelles possibilités tels des plis à l’infini. L’espace strié unifié masque le
multiple, autant de chemins vers l’incommensurable, tel un univers toujours en
mouvement.
C’est là qu’on va de pli en pli, non pas de point en point, et que tout contour s’estompe au
profit des puissances formelles du matériau, qui montent à la surface et se présentent
comme autant de détours et de plis supplémentaires.75
Cette configuration s’oppose totalement à la parallèle, qui induit une temporalité
linéaire, comme l’a souligné Bertrand Westphal : « Il est la métaphore type
d’une temporalité elle-même linéaire, irréversible, en un mot : fluviale76. » Au
contraire, elle suppose l’inclusion d’espaces temps radicalement différents, la
coexistence de multiples mondes possibles, constituant ainsi des univers
parallèles. Cette configuration multiple peut être reliée au concept d’hypertexte,
qui constitue une présentation de l’information comme un réseau de nœuds
reliés, que le lecteur est libre de parcourir librement, de manière non linéaire.
Il autorise des lectures polysémiques, une pluralité de parcours et de lectures,
comme dans Les Villes invisibles77 de Calvino ; le Khan y rêve de cités en forme
d’échiquiers. L’échiquier s’inscrit dans la problématique d’un monde éclaté aux
multiples versants et dimensions, où plusieurs versions du réel peuvent
75
Deleuze, Gilles, Le Pli, Paris : Minuit, 1988, p.23.
76
Westphal, Bertrand, « Parallèles, mondes parallèles, archipels. »,op. cit.,p.237.
77
Calvino, Italo, Les Villes Invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, Paris : Seuil, 1974.
32
coexister dans un univers discontinu. Ces villes invisibles représentent, sous une
forme architecturale, l’écriture post-moderne par une construction hétérogène
aux multiples interstices : le lecteur doit se frayer un chemin dans ce dédale de
mondes possibles de cette ville imaginaire , où « le catalogue des formes est
infini78. »
A . Jeux de combinaisons et de
correspondances : structuration de
l’espace
La cohabitation de plusieurs mondes possibles, dont la prolifération tend vers
l’infini, se matérialise grâce à l’association d’éléments appartenant à des
ensembles divers. Par ce jeu combinatoire, employé de manière systématique par
les écrivains d’Oulipo, est rendue possible la création de mondes alternatifs79
dont l’ambiguïté échappe à toute limite. De l’Autre côté du miroir de Lewis
Carroll, œuvre précurseur, La Vie mode d’emploi de Perec et Feu pâle de
Nabokov élaborent, utilisant le jeu d’échecs chacun à sa manière, des univers
fictionnels grâce à des systèmes de combinaisons et de correspondances.
Si les trois œuvres transposent certains éléments du réel, ne peut-on pas parler,
dans les cas respectifs constitués par De l’Autre côté du miroir et de Feu pâle, de
déplacement et d’expansion d’un monde ou d’un protomonde (monde possible)
selon la terminologie de Doležel ? La Vie mode d’emploi transpose certains
éléments du monde empirique dans un cadre spatio-temporel différent au sens
78
Calvino, Italo, op. cit., p. 161.
79
Doležel, Lubomir, op. cit, glossary, p.279 : “alternative world. A possible world that is a
transform of the actual world or another possible world.” (« Monde alternatif. Un monde
possible qui est une transposition du monde réel ou d’un autre monde possible », ma traduction).
33
propre et figuré : le cadre qui structure la narration est le carré orthogonal de dix
sur dix de la façade d’un immeuble divisé en pièces formant différents
appartements. La narration est fondée sur la combinaison d’un principe
mathématique, carré orthogonal et d’un principe échiquéen, le déplacement
systématique du cavalier sur la surface de l’immeuble divisée elle-même en
carrés correspondant aux cases sur l’échiquier.
Partant d’un pan du réel, Perec met en place un monde qui fait écho au monde
réel. Perec joue sur l’illusion mimétique. Le monde entier, dans toute sa diversité
semble se répercuter par ces divers mondes possibles sur les structures spatiotemporelles englobant quasiment le monde entier : le lieu, c’est à dire chaque
appartement, décrit en suivant le déplacement inexorable du cavalier, déclenche
la remémoration des événements passés de la vie des habitants successifs de
l’immeuble.
Perec effectue la transposition du réel dans une nouvelle structure spatiotemporelle qui inclut elle-même différents espaces temps, changeants et
mouvants ; à partir de la structure fermée, la notion même de voyage et
d’errance est mise en œuvre, en particulier par le personnage central de
Bartlebooth : « Pendant qu’il séjournait près du Cap Saint-Vincent, au sud du
Portugal […] peu de temps avant de commencer son long tour d’Afrique,
Bartlebooth fit la connaissance d’un importateur de Lisbonne […] que l’Anglais
avait l’intention de se rendre prochainement à Alexandrie80. »
Cette notion d’errance sur l’espace échiquéen a été inaugurée par De l’Autre
côté du miroir. Lewis Carroll y évoque le voyage d’Alice sur la surface d’un
échiquier. L’espace échiquéen est la métaphore même de ce que Doležel nomme
« déplacement » : il construit une version essentiellement différente du
protomonde -le monde de départ, supposé réel- en « réélaborant » sa structure,
au point de saper de manière polémique l’autorité du monde initial. Celui-ci
correspond au monde dans lequel se trouve Alice avant la traversée du miroir
horizontal de l’échiquier ; Alice y retourne à la fin de ses péripéties.
Ce protomonde construit par Lewis Carroll est une variante du monde réel, du
monde initial auquel Alice appartient ; chaque élément de ce monde trouve un
80
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 397.
34
équivalent dans la traversée d’Alice, telle la Reine Rouge, où plusieurs éléments
du réel cohabitent – la pièce du jeu d’échecs, le feu qui se consume dans la
cheminée, et la minette blanche, qu’Alice retrouve à la fin par la métamorphose
de la pièce en chat : « La Reine Rouge n’opposa pas la moindre résistance ;
seulement son visage se mit à rapetisser […] et, finalement, c’était bel et bien
une minette81 ». Alice devient elle-même est une pièce dans ce monde ludique
dont le fonctionnement constitue un défi à la logique traditionnelle.
Le roman de Nabokov Feu Pâle est structuré de manière bi-partite, posant deux
mondes possibles dans un relation quasiment antagoniste. La première partie est
consacrée au poème de Shade, dont le nom, « ombre », évoque les cases sombres
de l’échiquier ; la seconde partie comprend le commentaire du poème par
Kinbote, que l’on soupçonne d’être le roi de la Zembla et qui s’approprie la ligne
du récit : le poème de Shade s’estompe. Le commentaire, centré uniquement sur
l’histoire de Kinbote, se substitue au protomonde que constitue le poème. Celuici constitue le monde de départ à partir duquel Kinbote élabore une extension
possible.
Le commentaire de Kinbote82, dont le nom semblable à « king » est un des
multiples éléments renvoyant au jeu d’échecs de ce texte codé, est l’expansion
du monde initial dont il étend la portée, en remplissant ses blancs, construisant
sa préhistoire, sa post-histoire, au point de le faire disparaître dans ce jeu bipartite rappelant le jeu d’échecs : le joueur se sert du développement de
l’adversaire pour imposer sa propre stratégie dont le roi est l’élément central.
Cette appropriation du texte par l’adversaire correspond à la définition que
donne Dolezel de « l’expansion » d’un protomonde. Dans l’expansion, le monde
qui succède au monde de départ lui est complémentaire : ce monde initial est
inséré dans un monde co-texte. L’originalité du monde construit par Kinbote
81
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 238-241 : “The Red Queen made no
resistance whatever ; only her face grew very small […] and it really was a kitten after all.” Le
verbe en italique met en avant la notion d’identité réelle. Il est important de bien établir le
distinction, pour les enfants qui liront son œuvre, entre le monde réel et le monde du rêve. Il ne
faut pas perdre de vue la dimension pédagogique de l’écriture de Lewis Carroll.
82
Son nom évoque également l’allemand « Botschaft », « l’ambassade », Kinbote se constituant
« ambassadeur », prote-parole de la Zembla.
35
réside dans le fait qu’il supplante totalement le poème qui n’est plus qu’une
ombre passée : la mise en échec de Shade est totale dans cette expansion interne
à l’œuvre. La fin de l’introduction, présentée par Kinbote, prend l’allure d’une
victoire annoncée sur Shade : « Pour le meilleur ou pour le pire, c’est le
commentateur qui a le dernier mot83. »
En effectuant diverses opérations, transposition, expansion ou déplacement, les
trois œuvres construisent leur monde possible à partir d’un monde réel ou
fictionnel. Perec évoque les hypothèses de travail qui ont précédé l’élaboration
de La Vie mode d’emploi dans l’Atlas de littérature potentielle
84
, plus
particulièrement dans la section intitulée « Quatre figures pour La vie mode
d’emploi ». Ces structures régissant l’œuvre, tel le schéma connu sous le nom de
bi-carré latin orthogonal d’ordre dix, sont conformes aux principes de l’Oulipo
(Ouvroir de Littérature Potentielle) : refus du hasard dans le processus de
création, mise en place de contraintes formelles, parfois régies par les
mathématiques afin d’éviter l’aléatoire, goût de la combinatoire (association,
permutation, substitution d’éléments).
Dans La Vie mode d’emploi, Perec relie trois ébauches de projet, indépendantes
les unes des autres, concernant l’application à un roman du bi-carré latin
orthogonal dix sur dix, la description d’un immeuble parisien dont la façade
aurait été enlevée et la reconstitution d’un gigantesque puzzle.
La réunion de ces trois points de départ se fit brusquement le jour où je m’aperçus que le
plan de mon immeuble en coupe et le schéma du bi-carré pouvaient fort bien coïncider ;
chaque pièce de l’immeuble serait une des cases du bi-carré et un des chapitres du livre
83
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 25 : “For the better or worse, it is the commentator
who has the last word.” (Feu pâle, op. cit, p. 57). Kinbote affirme la suprématie de sa voix (qui
constitue aussi une voie) sur celle de Kinbote, en rappelant que cette victoire peut être perçue
comme bonne ou mauvaise ; tout est affaire de point de vue, comme au jeu d’échecs. Selon le
camp où l’on se trouve, la victoire de l’un ou de l’autre est positive ou négative.
84
Oulipo, Atlas de littérature potentielle. Paris : Gallimard, 1981.
36
[…] Au centre de ces histoires bâties comme des puzzles, l’aventure de Bartlebooth
tiendrait évidemment une place essentielle85.
Le jeu d’échecs, métaphore même de l’aspect ludique de l’écriture combinatoire,
vient se greffer aux différentes procédures de la construction du roman. La
marche du cavalier sur « l’échiquier-carré-immeuble » introduit la dynamique du
récit.
Il aurait été fastidieux de décrire l’immeuble étage par étage et appartement par
appartement. Mais la succession des chapitres ne pouvait pas pour autant être laissée au
seul hasard. J’ai donc décidé d’appliquer un principe dérivé d’un vieux problème bien
connu des amateurs d’échecs : la polygraphie du cavalier (cf. François Le Lionnais :
Dictionnaire des échecs, P.U.F., 1974, pp. 304-305) ; il s’agit de faire parcourir à un
cheval les 64 cases d’un échiquier sans jamais s’arrêter une seule fois sur la même
case.86
Le principe organisateur de ce « roman-puzzle » est la marche du cavalier en un
deux, sur le côté et en arrière (ou en avant) ou vice versa : ainsi les possibilités
sont au nombre de huit, à chaque coup, pourvu que les cases soient encore
disponibles. Le cavalier est lui-même une pièce qui se prête à la combinaison,
alliant deux mouvements à chaque déplacement. La polygraphie du cavalier
structure le roman en six parties ; Perec joue sur la polysémie de ce mot, à la fois
divisions à l’intérieur du roman et rencontres échiquéennes : dans cette partie
d’échecs pourtant solitaire, chaque fois que le cheval est passé par les quatre
bords du carré de l’immeuble, commence une nouvelle partie.
Un immeuble parisien, le carré mathématique, un puzzle, le jeu d’échecs : tous
ces éléments sur lesquels est fondée La Vie mode d’emploi sont des fragments du
monde réel que Perec a sélectionnés. Il combine deux jeux – puzzle et jeu
85
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op.cit., pp. 387-88. Le nom de Bartlebooth, le
personnage qui collectionne les puzzles, est lui-même un puzzle : un amalgame entre un nom de
personnage de Valery Larbaud et un autre de Melville.
86
Oulipo, Atlas de littérature potentielle, op. cit, p. 389.
37
d’échecs – avec la réalité concrète de l’immeuble et le concept abstrait
mathématique, toutes ces unités formant ce qu’Itamar Even-Zohar appelle les
réalèmes. Dans chaque culture donnée, il existe un répertoire de situations
possibles, susceptibles d’être racontées, où l’écrivain puise afin de créer son
monde possible, qui peut atteindre une relative autonomie par rapport au réel
dont il est issu.
C’est ainsi que les réalèmes peuvent constituer avant tout des secteurs d’organisation
textuelle, contribuant à la démarcation des segments, à l’enchaînement et à d’autres
procédures de cohésion textuelle. Il n’y a certes pas lieu de prétendre que le caractère de
« monde réel » du réalème a été effacé, mais il a pu être neutralisé dans une large
mesure, au gré, bien entendu, des données spécifiques du modèle impliqué.87
Perec transpose des éléments du monde empirique dans un monde fictionnel où
ces unités forment une composition nouvelle porteuse d’une signification qui ne
peut être qu’interne à ce monde possible particulier. Cet assemblage constitue
l’architecture du roman de Perec, où le déplacement du cavalier solitaire
déclenche la narration, de case en case, de pli en pli jusqu’à l’épuisement des
cases possibles.
C’est un jeu de remplissement, où l’on conjure le vide et ne rend plus rien à l’absence :
c’est le Solitaire inversé, tel qu’on « remplit un trou sur lequel on saute », au lieu de sauter
dans une place vide et d’ôter la pièce sur laquelle on saute, jusqu’à ce que le vide soit
complet.88
Ce cavalier échiquéen, ne s’opposant à aucun adversaire, évoque le jeu du
solitaire qui permet de déployer la narration de pli en pli. Il permet de relier
l’ensemble, de donner cohérence et logique aux différentes unités des cases-
87
Even-Zohar, Itamar, “Les règles d’insertion des “réalèmes” dans la narration dans Polysystem
in Poetics Today, op. cit., p.212.
88
Deleuze, Gilles, op. cit., pp.91, 92.
38
appartements, qui détiennent les fragments d’existence des habitants présents et
passés de l’immeuble, dont les vies se croisent et s’entrecroisent, telles les pièces
d’un jeu mues par un invisible joueur dont le collectionneur de puzzles pourrait
être la métaphore. Ce rôle d’unificateur pourrait être tenu par le mouvement
invisible du cavalier tissant inexorablement sa toile sur l’espace échiquéen.
L’utilisation de l’espace du jeu d’échecs par Lewis Carroll dans De l’Autre côté
du miroir offre au lecteur une nouvelle version des aventures d’Alice. Au
voyage horizontal évoquant une plongée dans l’inconscient, la chute dans le
terrier, se substitue une traversée d’un échiquier vertical. Le voyage d’Alice
correspond à un diagramme contraignant qui introduit le roman : « Le pion blanc
(Alice) joue et gagne en onze coups »89.
Cette procédure n’est pas sans rappeler les règles, au caractère ludique,
d’Oulipo. Le texte de Lewis Carroll est précurseur en la matière ; l’analogie avec
L’Ouvroir de Littérature Potentielle ne s’arrête pas à cette utilisation de la
contrainte. La traversée du miroir qu’est le jeu d’échecs métaphorise le passage
de la langue conventionnelle et collective à son utilisation créative et poétique,
où toutes les associations et tous les jeux de mots sont permis.
Tout comme dans Alice au Pays des merveilles, l’espace est structuré en deux
parties dans De l’Autre côté du miroir ; cette spatialité binaire est constituée,
d’une part, par le monde de la réalité, c’est-à-dire le monde référentiel, dont
Alice s’extirpe afin d’entreprendre sa traversée de l’échiquier et qu’elle regagne
à la fin ; d’autre part, cette spatialité duelle est formée par l’univers de l’espace
échiquéen, où les personnages se mettent à jouer non seulement sur l’échiquier,
mais avec la langue, avec les sens des mots qui se déploient en de multiples
associations, constituant des plis dans le corps de la langue.
Il existe une solidarité entre les métamorphoses linguistiques exprimées par les
personnages et celles que subit le corps d’Alice s’imprimant dans l’espace,
rappelant le corps instable et fluctuant d’Alice au Pays des merveilles
(s’agrandissant et se rétrécissant) : au terme de son périple, Alice le pion se
transmute en reine blanche. L’univers n’est plus unifié dans une signification
89
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 42 : “The White Pawn (Alice) to play
and win in eleven moves.”
39
mais fragmenté en plis infinis dans un univers où tous les mouvements
communiquent entre eux, ainsi que Deleuze l’a évoqué : « Sans doute y a-t-il
convergence, parce que chaque monade exprime le tout du monde, et qu’un
corps reçoit l’impression de « tous » les autres, à l’infini »90.
Cette structuration en un double espace correspondant à deux côtés du miroir91 rappelle
la distinction de Frege entre « Bedeutung » et « Sinn », deux aspects de la signification
évoqués par Doležel dans Heterocosmetica92. Le premier terme évoque la signification par
rapport à la réalité, alors que le second n’évoque que le sens en soi, sans référent. Le mot
« sens » est récurrent dans l’œuvre de Lewis Carroll, mettant en avant l’établissement
d’une logique, et d’une spatialité, propres à l’espace de l’autre côté du miroir ; la langue
est un labyrinthe, constituées de bifurcations polysémique : « « J’en déciderai, se dit Alice,
lorsque la route bifurquera et que les poteaux indiqueront deux directions différentes93.»
La structuration de l’espace dans De L’Autre côté du miroir correspond à cette
opposition : un espace relatif à une signification par rapport au monde référentiel et un
espace où elle n’existe que dans la langue. Cette dualité de la signification - liée au
référent ou indépendante de lui - est liée à la conception qu’a Frege de la fiction, perçue
comme une langue poétique, libérée de tout référent94. Cette stricte définition de deux
90
Deleuze, Gilles. Le Pli, op. cit., p. 133.
91
Cette structuration a été reprise dans l’œuvre de Bontempelli, L’Echiquier devant le miroir,
dont le titre est une allusion directe à Lewis Carroll (Massimo Bottempelli, La Scacchiera
davanti allo specchio, Milano : Mondadori, 1922.)
92
Dolezel, Lubomir, op. cit., pp. 3 et 4: “Frege’s semantic treatment of fiction rests on his well-
known distinction between two aspects of meaning, reference (Bedeutung) and sense (Sinn).
Reference is the denotation of an entity in the world; sense “the mode of presentation” of the
reference.” “Le traitement sémantique de la fiction par Frege repose sur sa distinction connue
entre deux aspects de la signification, la référence (Bedeutung) et le sens ( Sinn). La référence
constitue la dénotation d’une entité du monde ; le sens le « mode de représentation » de la
référence .» (ma traduction). Le sens en soi ne s’applique qu’au monde créé par la fiction,
indépendamment de la réalité.
93
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 104-105 :
“‘I’ll settle it,’ Alice said to herself, ‘when the road divides and they points out different ways.’”
94
Dolezel, Lubomir, op. cit., p. 4 : “Fiction is part and parcel of poetry (Dichtung), a pure-sense
language liberated from reference and truth-valuation. Poetic language has to be so exempt in
order to serve its proper aim – providing “aesthetic delight”. In contrast, the language of science
can fulfil its aim – the pursuit of knowledge – only if it is a referential language subject to truth-
40
langues qui se situent, l’une dans la sphère du réel, susceptible d’être porteuse d’une
valeur de vérité et l’autre dans celle de la fiction et n’ayant aucun compte à rendre envers
cette notion, renvoie à la conception traditionnelle de Russell, n’admettant aucune valeur
de vérité à la fiction. Les jeux de la langue seraient une activité à part, n’ayant aucune
prise sur le réel.
Cette conception, manichéenne et systématique, se reflète par une division
spatiale claire et nette, dans les aventures d’Alice, entre un lieu correspondant à
la sphère statique du réel incontournable (le jeu d’échecs comme objet de la
maison d’Alice) et celle, toujours changeante et mouvante, des tribulations
d’Alice sur l’échiquier, lieu de l’errance où tout semble en mouvement
perpétuel, comme Alice s’en rend compte dès qu’elle franchit la frontière : « Les
pièces du jeu d’échecs déambulaient deux par deux95»
Cependant, les métamorphoses des objets (les chats blanc et noir en reines rouge
et blanche, Alice en pion, etc.) comme des mots dans un monde régi par une
nouvelle logique ne s’effectuent-elles pas à partir du réel, comme une variante
possible ? La scission n’est pas si tranchée : les modulations à l’infini des
possibles, dans un monde où les mots recèlent plusieurs sens, se construisent à
partir du monde empirique et statique.
Comme l’a démontré Jean-Jacques Lecercle dans La Violence du langage96, le
passage de la réalité à l’espace ludique dans De l’Autre côté du miroir renvoie à
l’opposition entre la langue, ensemble de conventions collectives, et ce qu’il
appelle « le reste » (« the remainder »), c’est-à-dire les réalisations individuelles
et créatives constituées par le monde mouvant et imprévisible sur l’échiquier, en
valuation94. La fiction fait partie intégrante de la poésie (Dichtung), une langue de pure
signification, libérée de tout référent et de toute valeur de vérité. La langue poétique se doit
d’être aussi épurée si elle veut servir son objectif – procurer un « plaisir esthétique ». Par
contraste, la langue scientifique ne peut accomplir le sien – la recherche de la vérité – que si c’est
une langue référentielle dont la valeur de vérité est susceptible d’être évaluée. » (Ma traduction).
95
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 58-59 :
“The chessmen were walking about, two and two.” La préposition “about” marque l’effet de
désordre, de mouvement dans tous les sens, sans but précis.
96
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage. Trad. Michèle Carlati, Paris : Presses
Universitaires de France, 1996, p.64.
41
dépit du diagramme rigoureux annonçant le sens de la partie. « Le reste » ne peut
exister qu’à partir de la langue référentielle dont il constitue les multiples
variantes créatives. En traversant l’échiquier, Alice explore les virtualités
contenues dans la langue.
On trouve des descriptions du reste dans des récits de délire et de folie; dans des recueils
de plaisanteries et de jeux avec le langage – ce sont des gens comme Lewis Carroll, qui
sont des inventeurs compulsives de jeux complexes comme cela, ainsi qu’une certaine
catégories de poésie et de métafiction97.
« Le reste » n’est formé que des multiples réalisations créatives et ludiques de la
langue, à partir de règles syntaxiques qu’il faut dépasser, afin de briser l’unité de
sens en une pluralité d’associations tendant vers l’infini, comme le commente
Gilles Deleuze : « C’est que, chez Carroll, tout ce qui se passe se passe dans le
langage et passe par le langage ; ce n’est pas une histoire qu’il nous raconte,
c’est un discours qu’il nous adresse, discours en plusieurs morceaux98 ».
Les sens se multiplient en autant de plis, face à un lecteur aussi hésitant et
décontenancé qu’Alice dans les méandres d’un jeu d’échecs dont elle ne maîtrise
pas les règles contradictoires car non définies une fois pour toute. Le personnage
de Humpty Dumpty caractérise, par sa forme même, ce jeu mouvant de la
langue, qui comme le jeu d’échecs, part d’une structure précise et réglementée,
pour inventer des coups imprévisibles et créatifs : « Cependant, l’œuf se
contenta de grossir, grossir et de prendre de plus en plus figure humaine99. »
Humpty Dumpy, œuf et être humain à la fois – les personnages ont souvent une
double identité, comme les mots ont un caractère double et polysémique - initie
Alice au « sens » de l’autre côté du miroir où mêmes les noms sont porteurs de
sens, l’onomastique faisant partie de l’acte créateur.
97
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 21.
98
Deleuze, Gilles, Logique du sens. Paris : Minuit, 1969, p. 34.
99
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 88-89.
42
« Mon nom est Alice, mais… » « Que voilà un nom idiot ! intervint avec impatience
Humpty Dumpty. Qu’est-ce qu’il signifie ? » « Est-ce qu’il est absolument nécessaire qu’un
nom signifie quelque chose ? s’enquit, dubitative, Alice. « Evidemment, que c’est
nécessaire, répondit, avec un rire bref, Humpty Dumpty ; mon nom à moi signifie cette
forme qui est la mienne, et qui, du reste, est une belle forme100. »
Le passage d’Alice « de l’autre côté du miroir » permet le déplacement subversif
du monde ordonné et statique dans un monde alternatif, avec tout un réseau de
correspondances entre le protomonde de départ et le monde possible de
l’échiquier : la structure de départ est ré-élaborée. Ce travail de restructuration
correspond à celui qu’effectue « le reste » qui remodèle la langue.
Feu pâle adopte une configuration bi-partite, l’œuvre étant clairement délimitée
entre une partie consacrée au poème de Shade et son commentaire par Kinbote.
Cette structure rappelle celle de l’échiquier, même si la référence au jeu est plus
discrète, mais non moins présente que pour les deux autres romans. Le terme
d’expansion s’applique à Feu pâle, où le commentaire semble élargir les
perspectives du poème au point de l’annihiler. Cependant, le poème est le
protomonde (monde fictionnel possible), le pré-texte qui permet au commentaire
d’exister, à Kinbote de se révéler, de développer son jeu (je), de « déplier » les
méandres labyrinthiques de son histoire cachée.
Dans son commentaire, il s’efforce cependant de surmonter sa déception en démontrant
que le poème a malgré tout pour référence réelle, et secrète, non point la vie et les
méditations métaphysiques de Shade, mais son histoire à lui, roi de Zembla. La lecture de
Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que Kinbote substitue à la référence du
100
Idem, pp. 150-51 : “‘My name is Alice, but-’” ‘It’s a stupid name enough !’ Humpty Dumpty
interrupted impatiently. ‘What does it mean?’ ‘Must a name mean something?’ Alice asked
doubtfully. ‘Of course it must,’ Humpty Dumpty said with a short laugh : ‘my name means the
shape I am - and a handsome shape it is, too.’” La modalité de l’obligation “must” trahit la
notion de règle : comme dans tout univers ludique, le jeu implique des règles, même dans un
monde qui « a l’air » déréglé.
43
poème de Shade, poème autobiographique et métaphysique, une autre référence qui lui
est propre, faisant de Pale Fire un chant à la gloire de Charles II101.
L’aspect stratégique du jeu d’échecs apparaît dans l’encerclement métatextuel
auquel procède Kinbote : dans l’espace du roman, il attaque le poème de toutes
parts, épigraphe, avant-propos, commentaire (la partie la plus longue) et index.
Le poème de Shade n’est d’ailleurs qu’une ombre posthume, car l’attaque de
Kinbote ne fait que redoubler l’attaque réelle dont Shade a été victime ; il est
assassiné par Gradus venu de la Zembla, théorie développée par Kinbote, ou par
un fou meurtrier, condamné par le juge Goldworth (variation du nom du poète
Wordsworth) et le confondant avec Shade qui loue sa villa. L’acte
d’appropriation intellectuelle, tout le commentaire de Kinbote, est le
prolongement même de son appropriation concrète. A la mort du poète, la
tactique de Kinbote consiste à profiter de la faiblesse de la reine adverse, la
veuve de Shade, pour s’emparer du poème.
Immédiatement après la mort de mon cher ami, je persuadai sa veuve éplorée de
devancer et de déjouer les passions commerciales et les intrigues académiques qui ne
manqueraient pas de s’abattre sur le manuscrit de son mari […] en signant un accord
certifiant qu’il m’avait confié le manuscrit102.
101
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale Fire » dans Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov. Aix-en Provence : Publications de l’Université de Provence, 2000, p. 198.
102
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 15-16 : « Immediately after my dear friend’s
death, I prevailed on his distraught widow to forelay and defeat the commercial passions and
academic intrigues that were bound to come swirling around her husband’s manuscript […] by
signing an agreement to the effect that that he had turned over the manuscript to me” (Feu pâle,
op. cit., pp. 44-45). On note l’aspect éminemment stratégique et calculateur de Kinbote, qui
profite du désarroi de Sybil pour s’emparer du manuscrit. Le verbe « to prevail on » veut en effet
dire « persuader » mais « pervail » sans la préposition « on » peut signifier « gagner, l’emporter
sur » quelqu’un. Il présente à la veuve l’appropriation du manuscrit comme un avantage
stratégique de son point de vue à elle, comme s’il mettait en abyme dans son propre discours sa
propre intention.
44
Le jeu d’échecs est une référence symbolique constante dans Feu pâle, comme
le montre cette manière stratégique de neutraliser l’action de la « dame » Sybil
en l’amadouant par un discours fourbe : il lui fait croire qu’il agit dans son
intérêt à elle, alors qu’il ne veille qu’à la suprématie du sien. Deux axes
antagonistes semblent s’opposer, chacun étant libre de ses propres associations
et combinaisons : celui de l’auteur (Shade) et celui du lecteur-interprète
(Kinbote). Le lecteur inscrit son propre texte à partir du texte de départ qui ne
semble être, comme dans la stratégie échiquéenne, qu’un pré-texte susceptible de
soulever ses propres interrogations, ses propres spéculations.
A certains moments du commentaire de Kinbote, l’ironie du narrateur dévoile la
mauvaise foi évidente du commentateur, tel le commentaire du mot « souvent »
au vers 62 : cet adverbe absolument vide de tout sens précis, puisqu’il peut
s’appliquer à n’importe quel contexte, est récupéré par Kinbote, qui se met à
évoquer sa propre vie, l’allusion textuelle ne participant qu’à l’illusion qu’il
crée.
Souvent, presque toutes les nuits, au cours du printemps de 1959, j’ai craint pour ma vie.
La solitude est le terrain de jeu de Satan […] Tout le monde sait à quel point les
Zembliens sont portés au régicide103.
Kinbote, sous le masque du commentateur, détourne le texte de Shade afin de
développer sa propre création. A la manière de deux joueurs d’échecs élaborant
leur partie, qui se tisse par cette tension entre deux systèmes combinatoires,
l’association de Shade et Kinbote, dans cette œuvre hybride de Feu pâle, révèle
le caractère infini d’une œuvre fictionnelle, toujours ouverte à de nouveaux
développements en autant de plis à l’infini.
103
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 78-79 : “Often, almost nightly, throughout the
spring of 1959, I had feared for my life. Solitude is the playfield of Satan. […] Everyone knows
how given to regicide Zemblans are.” Le régicide, sur lequel Kinbote revient en permanence, est
un thème échiquéen par excellence :pour gagner, il faut « tuer » symboliquement le « roi », le
mettre en situation d’échec et mat.
45
Si dans un premier temps le lecteur a le sentiment que Kinbote ne fait que projeter sur le
poème de Shade ses fantasmes, ses hallucinations, il s’aperçoit peu à peu que le délire
de Kinbote semble non point précéder la lecture, mais procéder de celle-ci : la lecture du
poème semble générer le délire de Kinbote. Il devient dès lors légitime de se demander si
la lecture apparemment délirante de Kinbote ne serait pas au fond une manière d’exploiter
des possibilités narratives contenues en germes dans le poème.104
Le texte-commentaire établit son propre réseau d’associations et de
dédoublements de sens, mettant en place son propre jeu, qui transporte le lecteur
vers un autre échiquier vert et rouge en Zembla105, mot qui dérive du mot
« terre » en russe. Kinbote est maître d’un autre espace où se jouent d’autres
combinaisons, empreint d’une altérité radicale, spatio-temporelle et linguistique.
Cette combinatoire, superposant plusieurs systèmes linguistiques et plusieurs
espaces, s’inscrit dans la texture même de l’écriture nabokovienne.
Dans « Sens et essence du texte de Vladimir Nabokov », Christine RaguetBouvard évoque la nécessité du lecteur de Nabokov d’aller « au-delà de la
surface du texte106 ». Dans cet article, Christine Raguet Bouvard avance que le
passage entre la surface du texte et ses niveaux plus profonds s’effectue par
différents moyens : la dissolution, la transparence et le reflet ; « la dissolution »
procède à des « glissements linguistiques, visuels ou auditifs qui engendrent la
confusion et la fusion d’un sens dans un autre »107 ; un exemple convaincant de
ce procédé est la Zembla elle-même, où sont amalgamés des mots de langues
différentes (« assembler », « zembla », « sembler », « le sem » - qui renvoie à la
signification).
« La transparence » se définit par la mise en oeuvre de « procédés plus
fragmentaires jouant sur les mots, les syllabes et les lettres ». Elle permet
104
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale Fire, op. cit., p.200.
105
Le mot « zembla » est une variation sur le mot russe « Земля » signifiant « la terre ».
106
Raguet-Bouvart, Christine, « Sens et essence du texte de Vladimir Nabokov », dans Ecriture
et modernité (« Les années trente » n° 15), p. 45.
107
Raguet-Bouvart, Christine, « Sens et essence du texte de Vladimir Nabokov » dans Ecriture et
modernité (numéro 15) , p. 46.
46
l’élucidation, la mise au point, donc la quête du sens sur un mode parfois
ironique108 ». A titre d’exemple, Gradus, l’assassin Shade, constitue une double
allusion. Ce nom rappelle l’anglais « gradual », « progressif », qui évoque
l’arrivée méthodique et lente de l’assassin, s’approchant peu à peu de Shade,
telle une pièce échiquéenne. Mais il est également analogue au russe « градус »,
« degré », qui évoque aussi la notion de positionnement dans l’espace. Ce
personnage ne semble constituer qu’au positionnement, tel une forme vide, qui
n’est porteuse d’aucune signification.
Quant au « reflet », « il évoque la duplication et la multiplication109 » qui mène à
« la découverte du plaisir du jeu intellectuel, de la création littéraire que l’on
perçoit comme l’essence même des romans de Vladimir Nabokov110 ». Ce
procédé, qui consiste à créer des gémellités, est constant dans Feu pâle. A titre
d’exemple, New Wye, le lieu où habitent l’émigré Kinbote et le défunt poète
Shade, est bien sûr le double fictionnel de New York.
Les trois procédés, qui trouvent de nombreuses illustrations dans Feu pâle, sont
utilisés comme autant de moyens d’inscrire les plis du texte selon les modes
variés d’un labyrinthe à la multiplicité linguistique : un labyrinthe non sectionné
en parties, mais en plis et replis, rappelant la définition de Deleuze. « Un
labyrinthe est dit multiple, étymologiquement, parce qu’il a beaucoup de plis. Le
multiple, ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est
plié de beaucoup de façons111 ».
Dans le dédale de la polysémie, les voies prolifèrent : chaque embranchement
représente une partie de l’ensemble qui se constitue peu à peu, à la manière
d’une partie d’échecs. Les différents éléments se combinent pour former un
puzzle qu’il s’agit de décoder et de déchiffrer, afin de trouver son chemin dans
ce labyrinthe sémantique et linguistique.
108
Idem., p. 46.
109
Ibid., p. 46.
110
Ibid., p. 47.
111
Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p.5.
47
B. Combinaisons et puzzle
On retiendra que le pli dans les trois œuvres, De l’Autre côté du miroir, La Vie
mode d’emploi et Feu pâle, s’inscrit dans l’esthétique de la combinatoire et de la
composition d’un ensemble à partir des diverses unités linguistiques ou
thématiques112. Ces procédés sont analogues à ceux présentés dans le préambule
de La Vie mode d’emploi.
Seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens :
considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question
impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes
d’essai et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à
l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense
difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle – énigme - désigne si bien
en anglais, non seulement n’a plus raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant
elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus
qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente.113
Perec démonte le mécanisme de son œuvre tout en expliquant le mode de
fonctionnement du puzzle, qui est aussi un principe de « mise en fiction » : la
réalité est décomposée pour être restructurée selon des règles d’association. Ce
procédé de reconstruction doublement requis, de l’auteur élaborant son propre
système, tout comme du lecteur à qui il est dorénavant demandé de résoudre
l’énigme de l’œuvre, correspond à une exigence de l’écriture post-moderne.
Perec s’appuie sur la polysémie du mot « puzzle » en anglais qui ne signifie pas
uniquement le jeu mais aussi « énigme, mystère » et également « perplexité ». Cette
sémantique élastique du mot peut aussi être associée au jeu d’échecs, qui pose une
énigme au joueur, lors d’une rencontre avec un autre adversaire comme face à un
112
Dans La Vie mode d’emploi, Perec, qui a constitué des listes thématiques au préalable,
construit ses associations au fur et à mesure que la construction s’organise.
113
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, Paris : Hachette, 1978, p.17.
48
problème échiquéen114. Le jeu d’échecs adopte le même principe qu’évoque Perec : les
unités ne sont signifiantes que dans le réseau de relations qui les lie, comme le souligne
Deleuze dans Mille plateaux115. Chaque pièce a un rôle défini, en fonction de son identité.
Le puzzle comme le jeu d’échecs s’inscrit dans une stratégie de la combinatoire :
l’association crée une nouvelle réalité et pose une énigme qui appelle une
résolution par une tactique de déchiffrement. Ces ingrédients sont récupérés
sémantiquement dans le mot « puzzle » qui inaugure La vie mode d’emploi et
contribue à son agencement et à sa thématique. Les trois œuvres de Carroll,
Perec et Nabokov explorent les potentialités du langage en coordonnant
différents espaces, élaboration qui constitue une énigme susceptible d’adopter
une infinité de formes. Le mot « puzzle » n’apparaît pas uniquement en tant
qu’élément central de l’esthétique combinatoire de La Vie mode d’emploi ; on
peut relever d’autres occurrences possibles du mot « puzzle » en anglais dans le
texte de Lewis Carroll.
Attendu que le problème d’échecs énoncé a déconcerté plusieurs de nos lecteurs, il sera
sans doute bon de préciser qu’il est correctement résolu en ce qui concerne l’exécution
des coups116.
Le terme « puzzle » apparaît dans son occurrence verbale, et non nominale ; il
peut être alors traduit par « rendre perplexe ». Dans ce texte précurseur, où
l’auteur avoue ses intentions de jouer dans son récit et avec le lecteur dès sa
préface, il va au devant de l’étonnement et de la perplexité du lecteur en
l’assurant de ses bonnes intentions et de sa fidélité aux règles, d’ailleurs
114
En général, les problèmes échiquéens consistent à trouver, en quelques coups, comment
arriver à un échec et mat, à partir d’une situation donnée, qui correspond souvent à une fin de
partie.
115
Deleuze, Gilles, Mille plateaux, op. cit., p. 436 : « Les pièces du jeu d’échecs sont qualifiées,
le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un voltigeur. Chacune est
comme un sujet d’énoncé, douée d’un pouvoir relatif ; et ces pouvoirs relatifs se combinent dans
un sujet d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou la forme d’intériorité du jeu. »
116
Carroll, Lewis, De l’autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 40-41 : «
As the chess-problem, given on the next page, has puzzled some readers, it may be well to
explain that it is correctly worked out, so far as the moves are concerned. »
49
tronquées, du jeu d’échecs dans le diagramme précédant le récit. La polysémie
sème déjà la graine du doute par ce terme « puzzle », qui dédouble la thématique
du jeu sur cet espace de l’échiquier et qui renvoie à la notion de décomposition
et de recomposition, au centre de la traversée d’Alice dans le monde du double
sens. Le passage d’Alice dans l’espace de l’altérité est ponctué de jeux de mots,
de poésies, de créations de mots doubles par association (« les mots-valises», qui
constituent des « puzzles » linguistiques).
Cette occurrence du mot « puzzle » apparaît dans le texte à plusieurs reprises,
dans son acception adjectivale de « perplexe, intrigué » : « Je me demande si
toutes les choses se déplacent dans le même sens et avec la même vitesse que
nous ? » pensait, déconcertée, la pauvre Alice117. » L’adjectif est associé au
verbe « wonder 118», polysémique en anglais : il signifie à la fois « se
demander », qui appartient au même champ sémantique de l’interrogation, du
questionnement face à un problème que « puzzle » ; mais il veut également dire
« le merveilleux, la merveille », qui renvoie à l’œuvre précédente de Lewis
Carroll.
Le mot « puzzle » illustre le lien entre positionnement spatial et quête de sens
par le langage. Le dépassement d’une limite dans l’espace équivaut à la mise en
place d’un problème, phénomène intrinsèque au jeu d’échecs fondé sur le
déplacement. La relation entre espace et sens apparaît dans le récit, et
notamment dans le passage où Alice entre dans une boutique aux objets
insaisissables. Telles les cases d’un échiquier invisible sur lesquelles les pièces
se déplaceraient sans cesse, les étagères pleines à craquer se vident
complètement dès qu’Alice tente de les identifier : la quête de sens par le
langage est infinie. Le langage n’est plus une mécanique docile, assujettie à un
monde dont il serait le reflet servile ; il ne se confine pas à un espace de finitude,
contrairement aux attentes d’Alice : dans une logique du miroir, c’est elle qui est
117
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass- De l’Autre côté du miroir, édition bilingue, op.
cit., pp. 82-83., : “ I wonder if all the things move along with us? thought poor puzzled Alice.”
118
Ce mot qui veut dire “se demander” en anglais ressemble à s’y méprendre au terme “wander”,
signifiant « errer ».
50
décontenancée par la plasticité du possible ; les jeux de la métamorphose ou du
dédoublement sont permis, rendant les choses insaisissables.
« J’imagine qu’il sera bien embarrassé lorsqu’il s’agira de passer à travers le plafond ! »
Mais ce projet, lui aussi échoua : l’objet traversa le plafond le plus aisément du monde119.
La partie se joue entre un emploi figé et conventionnel du langage,
correspondant au positionnement statique et ordonné des pièces avant que la
partie ne s’engage, et une appropriation créative et individuelle, que JeanJacques Lecercle appelle « remainder », « le reste », qui est source d’étonnement
et de jouissance ludique.
La leçon principale qui peut être tirée […] est que dans le langage toutes les règles, non
seulement les règles pragmatiques, peuvent être « défaites » et prêter à exploitation. C’est
là où le reste se révèle négatif et subversif, perpétuellement aux prises avec des
tendances à l’ordre.120
Les règles du diagramme qui donnent un cadre de cheminement sans surprise
sont tronquées et déjouées dans un monde où le parti pris pour la décomposition,
la fragmentation et la duplication démontre une instabilité ontologique.
La référence au puzzle et à la mosaïque apparaît à de multiples reprises dans Feu
pâle. Le roman pourrait se définir comme un jeu infini d’assemblages, sollicitant
sans cesse la vigilance du lecteur qui doit reconstituer les éléments dispersés.
Suzanne Fraysse, dans Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir
Nabokov, note l’analogie du commentaire de Kinbote, qui constitue la majeure
partie de ce roman bi-partite, avec le puzzle : « Le commentaire se lit alors
comme un roman éclaté, fragmentaire, puzzle défait, dont le lecteur doit agencer
les morceaux pour voir apparaître l’image121. »
119
Carroll, Lewis, Through the Looking- Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 138-39:
““I’ll puzzle it to go through the ceiling, I expect.” But even this plan failed : the things went
through the ceiling as quietly as possible.”
120
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit. , p. 120.
121
Fraysse, Suzanne, Lire et délire dans Pale Fire, Idem, p. 228.
51
Le double plan de référence construit par Kinbote, « la Zembla », est une
combinaison de trois mots issus de langues différentes : le terme russe «зембля»
« terre » (analogie que réfute Kinbote) 122 et le mot anglais « resemble », comme
Kinbote l’avoue au lecteur vers la fin du commentaire; mais la sonorité de
« Zembla » évoque aussi au lecteur francophone le mot « assemblage ». Kinbote
« assemble » les éléments du poème de Shade, afin de faire « ressembler » le
poème à sa « terre », la Zembla, ce qui n’est qu’une apparence, qu’un jeu de
faux semblant et en trompe l’œil.
Par contre, le mot « sembler », traduit par « ressembleurs » entre guillemets dans
le texte français, n’existe pas en Anglais. Kinbote s’y réfère en évoquant la
Zembla, comme étant « a Semblerland »123. Nabokov fait une allusion à peine
masquée à Alice au Pays des Merveilles, « Wonderland » (qu’il a traduit en
russe124) ;
en
revanche,
125
« rassembleur »
ce mot
de
« sembler » évoque le français
. En fait, Kinbote ne cesse de construire un sens autours de la
Zembla : la thématique de la ressemblance est indissociable de celle de
l’apparence, sur laquelle joue Nabokov en introduisant le mot « sembler » (
verbe « sembler » en Français). Il construit des analogies et des ressemblances
dans son commentaire, ce qui donne l’impression, par une jeu stratégique de
faux semblant, que le poème est lié à la Zembla.
En faisant jouer les trois langues entre elles à la manière de pièces sur
l’échiquier, un nouveau réseau de relations est créé, alliant la notion d’espace, de
monde (terre) et la ressemblance, la duplication, l’effet de miroir (ressemblance),
avec l’idée d’assemblage. S’inspirant de Lewis Carroll, Nabokov associe le jeu
d’échecs et le thème du miroir : La Défense Loujine, comme Feu pâle, sont
constitués comme de vastes échiquiers.
122
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208). (Feu pâle, op. cit., p. 294).
123
Idem, p. 294. (Idem, p. 208).
124
Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Wonderland, trad. par Vladimir Nabokov (Перевод
владмира Набоква), Москва : Радуга, 2001.
125
Nabokov fait souvent des allusions au français, qu’il maîtrisait parfaitement depuis l’enfance,
comme dans le titre de son roman américain Ada, qui est associé au mot « ardeur» (prononcé à
52
Dans Feu pâle, véritable kaléidoscope multilingue, se tissent des réseaux d’échos
auditifs, sémantiques, intertextuels jouant sur plusieurs tableaux référentiels. On
reconnaîtra des pans de l’histoire de la Russie, dont la Zembla semble être l’écho
fictionnel. De multiples allusions intertextuelles se glissent subrepticement dans le
commentaire. Des personnages d’autres romans de Nabokov se ménagent une entrée
discrète dans le texte, tels Lolita126 ou le Professeur Pnine127. Ces personnages
malicieusement désignés par le narrateur correspondent à ce que David Lewis nomme
« counterpart ». Ce terme correspond en Français au « double », à l’« équivalent » : ces
personnages de fictions antérieures, sont récupérés dans Feu pâle128.
Lewis envisage la transposition d’un personnage réel avec son double fictionnel.
Un personnage fictionnel peut à son tour être intégré dans une autre fiction,
auquel cas le terme de « counterpart » peut de nouveau être appliqué. Dans
Heterocosmica, Lubomir Doležel donne une définition générale de ce terme
dans son lexique : « Une entité d’un monde possible qui est identique, de
manière traversale, à une entité d’un autre monde possible129. »
l’anglaise, les « r » disparaissent de la prononciation, ce qui renforce l’analogie phonétique entre
les deux mots). Nabokov, Vladimir, Ada ou l’ardeur, trad. Gilles Chahine, Paris : Fafard, 1975.
126
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op.cit. ,p.232 : « Une nymphette pirouetta. » (Feu pâle, p.
161: « A nymph came pirouetting.»). Nabokov, Vladimir, Lolita, Harmondsworth : Penguin,
1984.
127
Nabokov, Vladimir, Pnin, Harmondsworth : Penguin, 1986.
128
Lewis, David, Philosophical Papers, Minnesota : Minnesota Press, 1983, p. 27-28 : “The
counterpart relation is our substitute for identity between things in different worlds. Where some
would say that you are in several worlds, in which you have somewhat different properties and
somewhat different things happen to you, I prefer to say that you are in the actual world and no
other, but you have counterparts in several other worlds. […] The counterpart relation is a
relation of similarity.” « La relation que l’on a avec son « double » est celle de l’équivalence
identitaire qui lie les choses d’un monde à l’autre. Là où certains diraient que l’on est dans des
mondes quelque peu différents accomplissant des actions quelque peu différentes, je préfère dire
que l’on est dans le monde réel seulement, mais que l’on a des « doubles » dans plusieurs autres
mondes.[…] La relation de double est une relation de similarité. »
129
« An entity of a possible world that is cross-world identical with an entity in another possible
world» (Ma traduction).
53
Nabokov n’opère pas seulement des passages constants entre deux plans de
référence,
comme
le
souligne
Suzanne
Fraysse130,
mais
établit
des
rapprochements perpétuels entre mondes différents, opposés ou parallèles, dans
un rapport géométrique qui rappelle la structure même de jeu d’échecs. Feu pâle
propose une architecture spatio-temporelle complexe, avec des passages
constants d’un monde à l’autre. Ces associations dynamiques présente une
similitude avec le désordre apparent qui règne sur l’échiquier dès lors que les
pièces sont déplacées dans toutes les directions, selon l’ordre intérieur de chaque
joueur qui guide leurs déplacements.
Les pièces sont placées en miroir de manière quadripartite en début de partie : la
Zembla semble bien être le double de la Russie (deux mondes s’y opposent, les
révolutionnaires et les royalistes), tandis que le monde où vivent Shade et
Kinbote apparaît comme la duplication de l’Amérique avec la référence
quasiment en miroir à New York (New Wye), par ailleurs cité dans le texte. Par
ce jeu associatif, différents plans du réel s’intègrent au monde de la fiction, ce
qui soulève la question du référent, objet de l’article de Bertrand Westphal Le
Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent, où il évoque la notion de « réalèmes »
de Itamar Even-Zohar.
Cette théorie permet entre autres de révoquer en doute la stabilité de la notion de valeur,
car le interactions entre centre et périphérie font continuellement évoluer la notion de
canon. Elle met aussi l’accent sur la relation labile au référent, qui n’est plus un absolu,
mais un point de départ : ce que Even-Zohar appelle un « réalème », un sorte de repère
(A) transposable à merci, dans un contexte à géométrie variable, et non euclidienne
(A’)131.
Les variantes possibles de transposition d’un personnage, d’un autre élément du
réel ou d’un autre monde offrent des formes illimitées, créant ainsi des œuvres à
130
Fraysse, Suzanne, Folie, écriture et lecture, op.cit., p. 199 : « Pale Fire est sans doute un
texte unique en son genre, en ce qu’il met en scène non point seulement deux narrateurs, mais
deux personnages, chacun auteur d’un texte propre. »
131
Westphal, Bertrand, Le spectre d’Ulysse ou les aléas du référent, op. cit., p. 3.
54
multiples dimensions, avec de multiples lectures possibles. Les angles d’attaque
mis en place par l’auteur sont doubles ou multiples, ce qui renvoie à la stratégie
échiquéenne et particulièrement à celle du cavalier susceptible de menacer
plusieurs pièces à la fois. Mettant en scène Jacques d’Argus (un des multiples
noms de l’assassin de Shade) avant de commettre son meurtre, le narrateur
Kinbote le compare à un cavalier. Le jeu d’échecs constitue un réseau
symbolique constant dans Feu pâle. L’analogie entre pièce et personnage
s’accompagne d’une référence à deux espaces, celui de l’échiquier et l’espace
hors du jeu d’échecs.
La projection du peu d’imagination qu’il pouvait avoir, s’arrêtait à l’acte, au bord de toutes
les conséquences que cet acte pouvait avoir ; conséquences fantomatiques comme le
sont les orteils d’un amputé ou l’étalage en éventail de cases additionnelles qu’un cavalier
d’échecs (cette pièce sauteuse de case), debout sur une ligne marginale, « sent » en
extensions spectrales hors des limites de l’échiquier, mais qui n’ont aucun effet sur les
mouvements réels, sur le jeu réel.132
Deux espaces ontologiquement différents s’opposent : celui de l’imaginaire et
celui de la réalité, qui est beaucoup plus étroit et limité. L’imaginaire crée des
espaces périphériques, des plis à l’infini. Les univers, pourtant de nature
différente, tissent des liens, des réseaux de passages « hors limites » rendus
possibles par l’imagination. De cette manière s’effectuent les échanges d’un
monde à l’autre, « les identités transposées »133, « les mondes alternatifs »134 ou
« les doubles », selon la terminologie de Doležel. Feu pâle est un jeu
d’assemblage très complexe, où s’imbriquent différents mondes. Qui dit puzzle
dit pièces déjà existantes préalablement, et non création ex nihilo sans aucun
132
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op.cit., p305.
133
Dolezel, Lubomir, Heterocosmica, op.cit., p. 282 : “Transworld identity. A relationship of
identity between entities that are located in different possible worlds.”(Une relation d’identité
entre des entités situées dans différents mondes possibles, ma traduction).
134
Idem, p. 279 : « Alternative world. A possible world that is a transform of the actual world or
another possible world. » (Un monde possible qui est une transposition du monde réel ou d’un
autre monde possible, ma traduction).
55
référent. Nabokov se montrait ironique vis-à-vis du critique traquant les
moindres allusions référentielles ; sans doute peut-on y voir la défiance du
joueur d’échecs jaloux du secret de sa tactique et y lire en filigrane l’affirmation
de Sebastian Knight dans ce roman de Nabokov selon laquelle ce ne sont pas les
éléments qui comptent mais leur combinaison135.
L’art de rassembler les éléments dispersés est le principe permettant
l’élaboration de La Vie mode d’emploi. Au lieu de décrire de manière linéaire les
appartements les uns après les autres, Perec fonde la narration sur l’ordre de
passage du cavalier sur le bi-carré latin qui correspond à une construction
mathématique précise, dont Stella Béhar reprend la définition.
Le bi-carré latin d’ordre n : c’est un tableau de n x n cases, rempli avec n lettres
différentes et n chiffres différents, chaque lettre une fois seulement dans chaque ligne et
chaque colonne, chaque chiffre figurant une fois seulement dans chaque ligne et chaque
colonne136.
La course du cavalier sur les cases de l’immeuble s’effectue selon des modalités
précises, que Stella Béhar rappelle dans son ouvrage, et pose une énigme, dont le
« puzzle » est une traduction possible, comme le souligne Perec dans son
préambule.
La polygraphie du cavalier est une énigme mathématique qui consiste à faire parcourir à
un C les 64 cases par 63 sauts consécutifs sans répétition ni omission de cases […].
Comme la polygraphie du cavalier s’effectue généralement sur un échiquier de 64 cases,
Perec l’adapte aux dimensions d’un casier de 100 cases afin de la faire coïncider à la
grille de l’autre contrainte : le carré latin orthogonal d’ordre 10137.
135
Nabokov, Vladimir, The Real Life of Sebastian Knight, New York : Penguin, 1995. Ce roman
est sa première œuvre en anglais.
136
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, New-York : Peter Lang, 1995, p. 94.
137
Béhar, Stella, Georges PerecEcrire pour ne pas dire, op. cit., pp. 94-95.
56
Le narrateur remplit les cases au fur et à mesure afin d’aboutir à une totalité, de
la même manière que Bartlebooth, l’aquarelliste millionnaire, qui construit son
œuvre à partir d’un jeu tripartite qu’il entreprend avec Valène, le peintrenarrateur, et Winckler, le faiseur de puzzles.
Chaque puzzle de Winckler était pour Bartlebooth une aventure nouvelle, unique,
irremplaçable. […] il bâtirait son puzzle avec une rigueur cartésienne : diviser les
problèmes pour mieux les résoudre, les aborder dans l’ordre, éliminer les combinaisons
improbables, poser ses pièces comme un joueur d’échecs qui construit sa stratégie
inéluctable138.
Malgré cette grille géométrique de départ les associations sont infinies,
constituant la métaphore même de l’existence humaine : la vie individuelle se
heurte aux limites de la mortalité, mais la richesse des possibilités et potentialités
contenue dans les vies individuelles mises en relation tendent vers l’infini.
Pourtant Perec utilise des listes d’éléments appartenant à des ensembles
thématiques en établissant des règles d’apparition dans le roman.
Dans les annexes 1, 2 et 3 à l’article de Bernard Magné : « La vie mode d’emploi » (232246), sont répertoriés des listes d’ « activités », « peintures », « tableaux » et « livres »,
avec en plus un « modèle du bi-carré latin » répartissant les emprunts aux livres et aux
tableaux. Ce dernier document montre que Georges Perec aurait utilisé plusieurs
échantillons de bi-carré d’ordre 10 afin de manipuler 21 fois 2 séries de 10 éléments139.
Les manipulations de la combinatoire ouvrent sur une potentialité infinie
d’associations qui rappelle, bien plus que le puzzle qui est une grille finie, toutes
les bifurcations possibles du jeu d’échecs. Les déplacements sur l’échiquier sont
codifiés par un système de lettres et de chiffres, grille apparemment fermée et
138
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 398.
139
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 100.
57
finie, utilisée tant dans les parties que pour les problèmes échiquéens ; en fait, les
potentialités au cours d’une partie tendent vers l’infini.
Dans La Vie mode d’emploi, la combinatoire, notion liée aux mathématiques, est
utilisée dans les jeux de manipulation et de permutation de lettres, qu’ils soient
révélés de manière explicite, telles les cartes humoristiques (Adolf Hitler
Fourreur, Jean Bonneau charcutier140) ou les anagrammes (Marie = Aimer,
Sparte = Trépas141), fonctionnant comme des indices pour le lecteur afin qu’il
détecte d’autres jeux de ce genre. Cinoc apparaît comme un personnage
emblématique : il rédige un dictionnaire des mots rares. Son nom est lui-même
soumis à un jeu de transformation par lequel il tente de retrouver son origine,
processus qui rappelle sa ressemblance avec Perec, comme le souligne Stella
Béhar.
Cinoc, dont le patronyme a, tout comme celui de Perec, subi des métamorphoses
remarquables - Kleinhof, Klinov, Szinowcz, Linhaus, etc. -, est un double modeste et
discret. Cinoc est « un tueur de mots ». Employé par les dictionnaires Larousse, il doit
faire la place aux nouveaux mots, éliminer les mots tombés en désuétude.142
Ce rôle destructeur et subversif de Cinoc rappelle le commentaire de JeanJacques Lecercle sur « le reste » (« the remainder »).
Le reste est le retour dans la langue des contradictions et affrontements qui tissent le
social ; c’est la persistance dans la langue de contradictions et d’affrontements révolus, et
l’anticipation de ceux qui s’annoncent143.
« Le reste » constitue un lieu de conflit, qui présente une analogie avec le jeu
d’échecs. Il s’agit, dans le jeu d’échecs, de contredire le jeu de l’adversaire, de
140
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 291.
141
Idem, p.489.
142
Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne dire, op. cit., 1995, p. 182.
143
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 185.
58
déjouer les développements qu’il a prévus. A chaque étape du jeu, à chaque coup
se dessine un embranchement : après une phase de réflexion, le joueur choisit
une bifurcation possible.
C. Combinaisons, permutations,
bifurcations
Ce jeu perpétuel de permutations et de manipulations de la langue détruit les
structures de départ et qui l’ouvre en même temps à de nouvelles structures. Ce
schéma ressemble au « diagramme de bifurcations » de Prigogine144, évoqué
dans l’article de Bertrand Westphal « Parallèles, mondes parallèles, archipels » :
« Dès lors, au lieu de faire un parallèle, on aurait à dessiner « un diagramme de
bifurcations »145 ».
Le parallèle est une construction linéaire, homogène, alors que les bifurcations
forment une arborescence, un réseau de possibilités et de plis : comme au jeu
d’échecs, toutes les lignes bifurquent selon le choix du joueur. La permutation
des lettres fonctionne, tout comme la polygraphie du cavalier de Perec, à partir
d’une règle, d’une structure de départ qui s’ouvre à plusieurs choix, tout comme
le cavalier a plusieurs possibilités équidistantes de moins en moins nombreuses à
mesure que l’immeuble se reconstruit.
La combinatoire, l’harmonie des chiffres et des parcours imaginaires, la pratique des
permutations et des exercices calqués sur les récréations mathématiques, les échos
d’autres textes introduits par le biais de la citation, l’allusion, la parodie ou le plagiat, sont,
144
Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, op. cit., p. 229.
145
Westphal, Bertrand, « Parallèles, mondes parallèles, archipels » dans La revue de Littérature
Comparée, p. 237.
59
parmi les éléments constitutifs de l’œuvre, ceux qui s’inspirent directement de la
cybernétique.146
Cette ambition totalisante de l’œuvre de Perec, qui exprime la complexité du
monde, a des affinités avec certains domaines de l’expérimentation scientifique,
comme le démontre Stella Béhar. Le mouvement Oulipo s’inscrit dans cette
association de l’écriture et de méthodes d’expérimentations scientifiques. Cette
visée poétique et mathématique, alliant chiffres et lettres, de la construction en
forme de vaste arborescence qu’entreprend Perec, rappelle ce que Prigogine dit
de la science contemporaine, qualifiant la science de poétique, au sens
étymologique de créateur147. Cette transformation dynamique de l’objet au cours
de l’expérimentation scientifique et littéraire démontre l’extrême plasticité des
mondes possibles, qui rend dès lors la frontière entre univers empirique et
univers imaginaire plus poreuse. Cette instabilité des mondes en général, déjà
pressentie par le poète scientifique et logicien Lewis Carroll, jouant avec des
personnages aux formes mouvantes et des mots aux contours fluctuants et
insaisissables, illustre les affirmations de philosophes de logique modale tels
Kendall L. Walton , qui souligne l’incertitude épistémologique du réel comme
du fictionnel148.
146
Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p.165.
147
Prigogine, Ilya, et Stengers, Isabelle, La Nouvelle Alliance, op. cit., p. 374 : « Au sein d’une
population riche et diverse de pratiques cognitives, notre science occupe la position singulière
d’écoute poétique de la nature – au sens étymologique où le poète est un fabricant -, exploration
active, manipulatrice et calculatrice mais désormais capable de respecter la nature qu’elle fait
parler. »
148
Walton, Kendall L., “How Remote are Fictional Worlds from the Real World”, in Journal of
Aesthetics and Art Criticism”, 1978, p. 12 : “ The barrier between worlds is non air-tight. There
are epistemological holes. We know a great deal about what happens in fictional worlds […] and
occasionally we are privileged with information about fictional happenings far in future - in year
1984, or 2001”. “La barrière entre les mondes n’est pas étanche. Ils contiennent des ouvertures
épistémologiques. On sait beaucoup de choses sur ce qui se passe dans des mondes fictionnels
[…] et parfois on a le privilège de recevoir des informations sur de faits fictionnels arrivant dans
un avenir lointain – en l’an 1984 ou 2001. »
60
La connaissance scientifique et littéraire est fondée sur l’hypothèse,
l’expérimentation d’un réel fluctuant ou d’un monde fictionnel qui se construit,
de pli en pli, selon le mode des associations à l’infini. La mise en relation active
entre lettres et chiffres dans l’écriture de Perec n’évoque pas seulement les
procédés et méthodes scientifiques et le déplacement de pièces sur l’échiquier,
mais aussi des traditions mystiques fondées sur un réseau de correspondances
symboliques et esthétiques. Stella Béhar a relevé cette aspect de la
combinatoire : « On trouve au début de l’histoire de la combinatoire, comme le
témoignage de tentatives plus au moins développées de réflexion sur l’être
humain et son destin, des interprétations mystiques (carrés magiques) ou
divinatoires (le I Ching chinois) 149. »
Dans La Vie mode d’emploi, trois lettres hébraïques s’inscrivent sur la mezouza
de Cinoc (elles forment le mot Shadaï, un des noms du divin)150. Ce personnage,
dont le nom contient le même nombre de lettres que l’auteur et qui signifie
« petit fils » en russo-polonais, fonctionne comme un double de Perec projet
échiquéen de Perec dans La Vie mode d’emploi151. Ce qui permet le mouvement
149
Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 101. La Cabale figure parmi
ces traditions de mystique ésotérique pratiquant la permutation de lettres, avec un système de
correspondance entre les chiffres et les lettres, la « guématria », que décrit Marc-Alain Ouaknin
dans Concerto pour quatre consonnes sans voyelles Paris : Balland, 1998. La mezouza est un
parchemin écrit à la main qui contient plusieurs passages de la tora et que l’on fixe à la porte de
la maison. (Ouaknin, Marc-Alain, Les Symboles du Judaïsme, Paris : Assouline, 1999, p. 26).
150
151
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 481.
Ouaknin, Marc-Alain, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, op.cit., p. 278 :
« L’espace échiquéen est le monde de ce que la Cabale appelle le din. La rigueur du « c’est ainsi
et pas autrement », qualité d’être qui ne permet pas la survie ; selon le Midrach, le monde a
d’abord été créé par les lois du din et n’a pas pu subsister. Cette analogie a intéressé les
cabalistes au plus haut point lorsqu’ils ont découvert et souligné que « l’énergie sémantique »
(guématria) du mot din était de 64 (dalet = 4 ; yod =10 ; noun = 50). Les 64 cases de l’échiquier
sont littéralement l’espace numérique du din. » Ces jeux de manipulations entre l’hébreu et le
français, même si elles n’ont qu’une dimension ludique, présentent une affinité avec les
spéculations de la Cabale. Dans son ouvrage sur ce sujet, Marc-Alain Ouaknin consacre un
chapitre au jeu d’échecs.
61
sur l’échiquier, donc la créativité et la vie, c’est l’espace du vide de trente-deux
cases entre les cases pleines du même nombre.
Le jeu de permutation des pièces correspond à une libération par rapport aux structures
immobiles et rigides du départ, comme les manipulations du langage s’affranchissent du
cadre traditionnel des conventions langagières. Le cas échéant, cette violence contre les
structures traditionnelles linguistiques peut amener au « meurtre », comme Cinoc,
employé zélé de Larousse qui s’emploie à détruire les mots désuets et à les remplacer par
d’autres. La violence sur l’échiquier, basée sur la volonté de détruire les pièces adverses,
coexiste avec le mouvement et le multiple, ce qui rappelle les réflexions de Jean-Jacques
Lecercle sur « le reste » qui s’exprime dans le langage du fou comme du poète152. La
traversée du reste, c’est évidemment celle d’Alice qui se projette à travers l’échiquier,
monde de la duplication et de la multiplication, le monde de l’altérité où la relation entre
signifié et signifiant devient problématique; c’est aussi le monde du non-sens, objet de
réflexion de Deleuze dans Logique du sens : « Faire circuler la case vide, et faire parler
les singularités pré-individuelles et non personnelles, bref produire le sens, est la tâche
d’aujourd’hui. »
De l’autre côté du miroir, Alice découvre la dualité du sens, la logique du sens
comme du non-sens dont le poème inversé du miroir, « Jabberwocky »153, est
l’émanation. Ce voyage initiatique est entreprit avec un sentiment jubilatoire, qui
fait penser à l’expression de Derrida un siècle plus tard : « L’avènement de
l’écriture est l’avènement du jeu154 ».
Le procédé est du genre suivant : un mot, souvent de nature alimentaire, apparaît en
majuscules imprimées comme un collage qui le fige et le destitue de son sens ; mais en
même temps que le mot épinglé perd son sens, il éclate en morceaux, se décompose en
152
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence de la langue, op. cit., p. 67. Pour passer de la grammaire
au reste, il suffira donc de pratiquer ces deux opérations de façon erronée ou/et excessive. Le
reste est le lieu de l’analyse excessive et de la fausse synthèse Le patient délirant et le poète
inspire s’y laissent aller; la langue aussi.
153
Carroll, Lewis, Through the Looking- Glass , De l’Autre côté du miroir, op. cit. , pp. 64-65.
154
Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 57.
62
syllabes, en lettres, surtout en consonnes qui agissent directement sur le corps, le
pénètrent et le meurtrissent.155
Le mot, souvent d’ordre alimentaire, lié à l’oralité, apparaît dans toute
son incertitude ontologique, insaisissable, voué au morcellement ; un passage
pertinent peut illustrer ce phénomène courant dans ce roman. Alice, pion blanc
promu reine selon la règle échiquéenne et selon les prévisions du diagramme
introducteur, s’attend à faire bonne chair dans le festin final mais son projet est
contredit dans ce chaos final où aucun aliment n’est consommé .
Tout à coup, un rire enroué se fit entendre tout près d’elle. Elle se retourna pour voir
quelle raison avait la reine blanche de rire de la sorte ; mais, à la place de cette dernière,
c’était le gigot de mouton qui était assis sur le siège de la souveraine : « Me voici » cria la
voix de quelqu’un qui devait se trouver dans la soupière, et Alice se retourna de nouveau,
juste à temps pour apercevoir le large et affable visage de la Reine lui sourire un instant
par-dessus le rebord du récipient, avant de disparaître au sein du potage156.
Dépassement de limites, disparition : on est à mille lieues de l’échiquier
symbolisant l’ordre et la rigueur, la partie se jouant entre la langue et le reste qui
fait des siennes et refuse l’enfermement dans un espace circonscrit. La pièce du
jeu est solidaire de cette rébellion. Le rire « hoarse », « enroué », renvoie à
l’homophonie au début de la traversée lorsqu’ Alice entend le cheval arriver : « «
155
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p.107.
156
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’autre côté du miroir, op. cit. , pp. 236-37 :
“ At this moment she heard a hoarse laugh at her side, and turned to see what was the matter with
the White Queen; but, instead of the Queen, there was the leg of mutton sitting in the chair.
“Here I am!” cried a voice from a soup-tureen, and Alice turned again, just in time to see the
Queen’s broad, good-natured face grinning at her for a moment over the edge of the tureen,
before she disappeared into the soup. ” Le début du texte anglais introduit une polysémie
phonétique : “she heard a hoarse laugh” veut dire qu’elle entendit un rire enroué, mais, à l’oral,
peut vouloir dire qu’elle entendit un cheval rire.
63
It sounds like a horse […] « You might make a joke on that -something about
« horse » and « hoarse », you know” 157.”
L’impossibilité de traduire l’homophonie et le jeu entre le son et le sens rend la traduction
malaisée. De même, le passage en miroir où Alice rencontre un faon, « fawn » en anglais
(qui est un double de « pawn », le pion qu’est Alice), ne produit pas en français ce jeu de
duplicité. Jeux de rapprochements auditifs et sémantiques, de dislocation et
d’agglutination : autant d’activités langagières qui ressemblent au chaos mais ne
représentent qu’un nouvel ordre instauré avec la multiplicité de ses plis, comme le décrit
Deleuze dans Le Pli, les définissant comme des nouveaux « compossibles » mondes
compatibles, qui ne le sont pas dans la logique habituelle158.
La combinatoire implique la destruction d’une structure de base, une violence
qui fait éclater le langage, mais la structure d’arrivée instaure un nouvel
agencement, comme c’est le cas pour les mots valises de Lewis Carroll,
constitués de deux mots de départ. Ce dédoublement, où deux termes sont
rassemblés à partir d’une infinité de combinaisons possibles, crée une nouvelle
entité qui contient sa propre cohérence, composée de deux sens, comme
l’explique Humpty Dumpty : « ‘Well, « slithy » means « lithe and slimy » is the
same as « active ». You see it’s like a portmanteau - there are two meanings
packed up in one word”159.”
157
Carroll, Lewis, : « On dirait un cheval en colère qui hennit […] Vous pourriez fabriquer un
jeu de mots à ce propos… Quelque chose sur « hennir » et « en ire », voyez-vous bien. »
158
Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 104 : « D’après une approximation cosmologique, le chaos
serait l’ensemble des possibles, c’est à dire toutes les essences individuelles en tant que chacune
tend à l’existence pour son compte ; mais le crible ne laisse passer que le compossibles, et la
meilleure combinaison de compossibles. Suivant une approximation physique, le chaos serait des
ténèbres sans fond, mais le crible en extrait le sombre fond, le « fuscum subnigrum » qui, si peu
qu’il diffère du noir, contient pourtant toutes les couleurs : le crible est la machine infiniment
machinée qui constitue la Nature. D’un point de vue psychique, le chaos serait un universel
étourdissement, l’ensemble de toutes les perceptions possibles comme autant d’infinitésimales
ou d’infiniment petits. »
159
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 160-61 :
“Eh, bien slictueux signifie souple, actif, onctueux. C’est comme une valise, voyez-vous bien : il
y a deux significations contenues dans un seul mot. »
64
Les exemples sont légion, de l’autre côté du miroir, de ces mots qui, unifiés à
l’intérieur d’une même structure, créent un sens qui n’existait pas. Les motsvalises créent des concepts nouveaux et hybrides, des monstruosités
linguistiques, au sens étymologique de terme (« monstrare »), pour reprendre
l’expression de Jean-Jacques Lecercle : « Nous rencontrons de ces monstres de
langue à chaque page du dictionnaire.»
C’est en partie grâce à eux que le vocabulaire se développe. Tels sont les mots valise,
terme inventé par Lewis Carroll qui en forgea beaucoup (de « bread and butter » et
« butterfly », il fit « bread-and-butterfly », une mouche qui se nourrit exclusivement de
tartines de beurres)160.
Ce procédé démontre l’extrême productivité de la combinatoire et ses
possibilités d’enrichir la langue et, par là même, la réalité : « L’infinité des
possibilités offertes par cette méthode donne le vertige ; toute une bibliothèque
de Babel s’offre à nous161. »
Il démontre que les mots ne sont pas un reflet mécanique et servile du monde. La
notion de miroir chez Lewis Carroll est plutôt liée aux processus divers de
duplication et de multiplication en autant de plis et de replis : les mots inventent
le monde en actualisant des possibles. Cette priorité de l’œuvre d’art sur le réel
rappelle l’argument de Bradley, cité par Lubomir Doležel dans Heterocosmica :
« La nature d’une oeuvre d’art n’est pas de faire partie, ni pour autant d’être une
copie du monde réel (selon l’acception habituelle de cette expression), mais un
monde en soi, indépendant, complet, autonome162. » Pourtant, il est illusoire de
croire en l’absolu affranchissement d’un monde possible par rapport au réel,
d’où la pertinence de la métaphore du puzzle : les éléments existent de façon
préétablie, c’est leur logique de mise en ordre qui fonde l’œuvre d’art.
160
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 93.
161
Idem, p. 91.
162
Dolezel, Lubomir, Heterocosmica , op. cit. « The nature of a work of art is to be not a part,
nor yet a copy of the real world (as we commonly understand that phrase), but a world by itself,
independent, complete, autonomous. » (Ma traduction).
65
Une autre modalité d’assemblage d’un réel préexistant est l’agencement
alphabétique. Cette recomposition selon un ordre lié à la première lettre montre
une volonté affichée d’adopter un critère objectif, ce qui n’est que faux
semblant, comme les prétendues règles objectives du jeu d’échecs censées régir
la traversée d’Alice. Les règles sont, en réalité, totalement soumises à l’arbitraire
et à la volonté de l’auteur, malgré leur référence à un critère objectif.
D. Agencement alphabétique
L’agencement des mots selon le critère alphabétique est une des modalités dont
la littérature post-moderne a laissé quelques exemples163, comme le remarque
Brian McHale : « Moyen efficace d’ordonner les mots, et par conséquent
d’ordonner un monde, l’alphabétisation a parfois été utilisée pour imposer un
ordre arbitraire aux textes post-modernes164. »
Dans la dynamique lexicale du texte de Nabokov apparaît une loi d’énumération
selon l’ordre alphabétique, ce qui est tout à fait cocasse dans un roman
kaléidoscopique où noms et références subissent de continuelles métamorphoses.
L’évocation des quatre filles du juge Goldsworth, que l’assassin aurait confondu
avec Shade (avec le poète : combinaison à partir de Wordsworth), établit une
classification alphabétique allant de la plus jeune à la plus âgée : Alphina (9
ans), Betty (10 ans), Candida (12 ans) et Dee (14 ans)165. Il nomme d’ailleurs
163
On pense à Alphabetical Africa de Walter Abisch (New York : New Directions, 1974) ou
Voir ci-dessous : Amour de David Grossman, traduit par Judith Misrahi et Ami Barrash (Paris :
Seuil, 1991).
164
McHale, Brian, Post-Modernist Fiction, New-York : Methuen, 1987, p. 157 : « An effective
tool for ordering words, and therefore for ordering a world, alphabetization has sometimes been
used to impose arbitrary order on postmodernist texts . » (Ma traduction).
165
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., 1965, p. 111 (Pale Fire, op. cit., p. 68).
66
Wordsworth « le chef de cette famille alphabétique », au cas où le lecteur n’eût
pas prêté attention à l’astuce166, dans une stratégie de secrète manigance et de
dévoilement successif propre au joueur d’échecs. Ce jeu dénote l’obsession du
classement de l’entomologiste collectionneur de papillons.
Ce schéma des lettres en ordre alphabétique associées à des nombres croissant
renvoie au quadrillage des cases de l’échiquier familier au joueur d’échecs
chevronné. La grille représente une structure inflexible et totalisante liée a la loi
qu’incarne doublement le père des petites filles, puisqu’il est juge. Kinbote est
d’ailleurs le locataire de cet éminent juge, dans cette vieille demeure « triste,
noire et blanche, à moitié en bois167. »
La loi est ce qui « lie les choses entre elles », du latin « ligere ». L’espace de la
loi, d’un ensemble de règles déterminées, s’ouvre sur l’infini : le juge
Goldsworth ressemble au poète Shade, avec qui le tueur pourrait l’avoir
confondu, et loue sa demeure au commentateur Kinbote, créateur de ses propres
associations, exégèse à l’infini du poème. Les quatre petites filles ordonnées
selon des lettres et des chiffres font penser à des pions sur l’échiquier qui, à la
manière de la chenille se métamorphosant en papillon, peuvent se changer en
reines à leur arrivée de l’autre côté de l’échiquier. Kinbote projette mentalement
leur métamorphose possible dans l’avenir168.
Le nombre quatre structure le jeu d’échecs, puisque le jeu est composé de deux
fois seize pièces (quatre fois quatre), huit pions (quatre fois deux), quatre fous,
cavaliers et tours, le roi et la reine possédant leur double inversé. Cette
thématique de la duplication inversée apparaît de manière humoristique lorsque
Kinbote découvre la photo des parents Goldsworth, chacun ressemblant à un
166
Idem, p. 112 (Idem, p. 69 : “ this alphabetic family “ ).
167
Ibid., p. 111 (Ibid, p. 68 : “ Actually, it was an old, dismal, white-and-black, half-timbered
house”). Le bois peut rappeler les pièces du jeu d’échecs.
168
Nabokov, Vladimir, Feu pale, op. cit., p. 111 : «… se transformeront bientôt, d’horriblement
gentilles petites écolières, en élégantes jeunes filles et en mères incomparables. » (Pale Fire, op.
cit., p. 68 : “ …will soon change from horrible cute little schoolgirls to smart young ladies and
superior mothers.”)
67
personnages
du
sexe opposé169,
cette
confusion
des
sexes
reflétant
l’homosexualité de Kinbote.
L’encyclopédie dispersée dans la maison de Kinbote révèle une volonté de
remettre en ordre ce qui a été disséminé, volonté liée à la quadrature de
l’échiquier.
Cependant, je ne me souciai pas beaucoup de la bibliothèque familiale était également
éparpillée à travers la maison – quatre séries différentes d’Encyclopédies de la Jeunesse
et une, très volumineuse, pour adultes, qui montait d’étagère en étagère le long d’un
escalier pour aller crever son appendice dans le grenier. A en juger par les romans qui se
trouvaient dans le boudoir de Mrs Goldsworth, sa curiosité intellectuelle était très étendue,
allant de l’Ambre au Zen. Le chef de cette famille alphabétique possédait également une
bibliothèque, mais elle consistait surtout en ouvrages de droit et en un tas de dossiers aux
titres bien en évidence.170
Un jeu de miroir s’instaure entre les membres de la collectivité, de la famille, et
les mots rangés dans des livres. Ce système de correspondances entre le signifié,
le référent, et le signifiant, le mot, est illustré par l’objet même qu’est
l’encyclopédie, qui établit un lien entre l’objet et sa définition linguistique. Les
quatre encyclopédies correspondent aux quatre petites filles. Elles sont mises sur
le même plan, par la notion même de séries, sans être différentiées, ce qui
renforce la similitude avec des pions d’échiquiers disséminés dans l’espace de la
169
Idem, p. 111 : « Dans le cabinet de travail, je découvris une grande photo de leurs parents,
sexes inversés, Mrs G. ressemblant à Malenkov et Mr. G. à une vieille sorcière à chevelure de
méduse. » ( Idem, p. 69 : « In the study I found a large picture of their parents, with sexes
reversed, Mr G. resembling Malenkov, and Mr G. a Medusa-locked hag. »).
170
Pale Fire, op. cit., p. 112. (Feu pale op. cit., p. 69) : « I didn’t bother, though, to do much
about the family books which were also all over the house – four sets of different Children’s
Encyclopedias, and a stolid grown-up one that ascended all the way from shelf to shelf along a
flight of stairs to burst an appendix in the attic. Judging by the novels in Mrs Goldsworth’s
boudoir, her intellectual interests were fully developed, going as they did from Amber to Zen.
The head of this alphabetical family had a library too, bit this consisted mainly of legal works
and a lot of conspicuously lettered ledgers.”).
68
maison. L’encyclopédie des adultes domine totalement l’espace, dans un
déplacement continu.
Cette omniprésence spatiale de Mrs Goldsworth, dont les romans sont classés
d’Ambre à Zen, de manière alphabétique, est particulièrement éloquente. La
lettre majuscule amplifie la puissance du mot, sa potentialité en soi, détachée du
réel. Cette surpuissance d’une connaissance classée de A à Z rappelle
l’omniprésence de la dame aux échecs, qui peut parcourir toutes les cases, en
long, en large et en diagonale, de la case la plus proche à la plus éloignée.
Les livres, c’est à dire les mots semblent tout-puissants et se rebeller contre
l’espace du réel, qu’ils envahissent ; les livres, les mots semblent former des
lignes et construire des mouvements, à la manière de pièces échiquéennes.
Nabokov a d’ailleurs établi, de manière explicite, une corrélation entre les mots
et leur agencement et le mouvement des pièces sur l’échiquier dans sa
publication en 1971 de Poèmes et problèmes171. La combinatoire construit un
réseau de significations à partir d’unités isolées, dans la poésie comme au jeu
d’échecs.
Le roi Kinbote (« king ») se défie de toutes les reines et de leur puissance, et en
particulier de Sybil, le femme de Shade, qui le frustre dans sa jouissance
homosexuelle d’être en présence de Shade et de « jouer » avec ce défunt poète
en participant a l’élaboration de sa poésie : cette dame se place toujours devant
son roi afin de le protéger des avances de Kinbote, comme de nombreux
passages rétrospectifs le démontrent172.
L’ordre abécédaire de Vladimir Nabokov est une de ses modalités ludiques, dont
l’agencement renvoie à l’espace échiquéen. Le déplacement des pièces dans une
position stratégique, décidée par la voix dictatoriale de l’auteur, reflète les jeux
de passages d’une langue à l’autre dont les multiples éclats sémantiques et
auditifs sont livrés à l’astuce du lecteur dans un jeu inépuisable et invérifiable
tendant vers l’infini. Cette écriture codée aux multiples plis, dont la
171
Cette œuvre se compose de trois parties : des poèmes russes de jeunesse, des poèmes en
anglais et des problèmes échiquéens. Nabokov, Vladimir, Poèmes et Problèmes, op. cit.
172
A titre d’exemple, p. 190 , Sybil empêche Kinbote d’entrer en communication avec son mari,
qui se repose. (dans l’édition originale, pp. 128-129).
69
classification alphabétique manifeste la volonté d’ordonner les mots selon une
règle arbitraire mais non aléatoire, s’inscrit dans le définition du « ludus »
donnée par Caillois.
Les mots croisés, les récréations mathématiques, les anagrammes, vers olorimes et
logogriphes de diverses sortes, la lecture active de romans policiers (j’entends en
essayant d’identifier le coupable), les problèmes d’échecs et de bridge, constituent autant
de variétés de la forme la plus répandue et la plus pure du ludus173.
Ces multiples jeux de permutations et d’associations s’inscrivent dans une
dialectique du vide et du plein, qui présente une analogie avec le fonctionnement
échiquéen : les mots et les lettres sont manipulés telles les pièces sur l’échiquier,
qui passent, à chaque coup, d’une case pleine à une case vide, ou pleine
remplaçant une autre pièce qu’elle élimine alors.
E. Le vide et le plein
Tous ces modes du ludique apparaissent dans Feu pâle comme dans La Vie
mode d’emploi. L’énigme policière fait partie de la trame principale de Feu pâle.
L’identité du meurtrier de Shade et sa motivation, sur lesquelles peut spéculer le
lecteur, restent des questions ouvertes sans qu’aucune réponse définitive ne lui
soit apportée. Comme au jeu d’échecs, plusieurs combinaisons sont possibles.
Les perspectives de la logique modale liées à l’intrigue ne se ferment à aucune
interprétation présentée dans le roman, qui se compose comme un problème
d’échecs : le roi Shade ( le nom « Shade » signifiant « ombre » suggère que le
poète correspond au roi noir) a été tué et il s’agit de découvrir quelle a été la
combinaison qui a mené à l’échec.
173
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, op. cit., p. 81.
70
La théorie de Kinbote selon laquelle il interprète le poème de Shade, dans ce jeu
où les gémellités et les dédoublements abondent en autant de passages secrets,
ouvre un monde possible quant à l’intrigue policière : Shade aurait été assassiné
par Gradus, issu du monde de la « Zembla » dont la progression « graduelle »
peut être imaginée comme un possible parallèle à l’élaboration du poème.
Suzanne Fraysse présente un tableau démontrant le déroulement de l’œuvre
poétique et l’arrivée de Gradus, porteur de mort, ponctuée d’étapes comme sur
les cases d’un vaste échiquier : « Un tableau résumera plus simplement qu’un
long discours la façon dont Kinbote fait coïncider d’une part le récit de la
composition du poème, et d’autre part, le thème de l’approche de Gradus chargé
de tuer Charles II174. »
Le roi de Zembla, Charles II, serait Kinbote, la véritable cible de Gradus, ce qui
constituerait une parodie de Gogol175; Shade, qui n’aurait été que son ombre, son
double, aurait été tué par erreur. Rien ne réfute cette thèse dans le récit du Feu
pâle, et rien ne la confirme : elle reste un jeu d’associations cohérent tissé par
Kinbote, un monde possible parmi d’autres. La fiction de Kinbote pourrait être
réalité, ce qui rappelle la vision intégrationniste de Thomas Pavel176 , s’opposant
aux perceptions ségrégationnistes ; le monde de la fiction est une variation
épistémologique, tout comme le monde de la réalité. Réponses multiples
données au réel, dans ces configurations se mêlent l’histoire et l’onirique, le
familier et le fabuleux, représenté par une lointaine terre de Zembla, où le vert et
le rouge projettent leurs étranges reflets.
Les jeux de combinaisons et de miroirs dans La Vie mode d’emploi, où
apparaissent toutes les modalités du jeu, intrigue policière incluse, se constituent
à partir d’un pan déterminé et concret du réel : la façade immobile, à géométrie
174
Fraysse, Suzanne, « Folie, lire et délire : Pale Fire », dans Ecriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov, op. cit., p. 224.
175
Dans Le Journal d’un fou, le personnage délirant se prend pour un roi. Gogol, Nicolas, Le
Journal d’un fou, trad. Sylvie Luneau, dans Gogol : œuvres complètes. Paris : Denoël, 1966.
176
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 19. : « Leurs adversaires adoptent en
revanche une position plus tolérante, voir intégrationniste, et soutiennent que nulle véritable
différence ontologique ne sépare la fiction des descriptions non fictives de l’univers. »
71
invariable en apparence. Par ces jeux de plis et de replis imprévisibles, la
narration échappe à l’espace circonscrit d’une structure qui n’a que l’apparence
du statique, de l’ordonné et du banal.
C’est bien plutôt le baroque qui est le style dominant d’une architecture qui
s’ouvre en multiples jeux associatifs : les effets de réel fusionnent avec
l’incroyable et l’inouï, qui se construisent au fil de la narration. La démesure et
sa géométrie variable investit l’espace, comme dirait Bertrand Westphal,
lorsqu’il évoque « le crépuscule du référent » dans son article « Le Spectre
d’Ulysse ou les aléas du référent » : « dresser l’inventaire des relations
complexes et passionnantes entre le discours et l’espace serait une entreprise
démesurée177. »
Le cadre de départ se situe dans un espace hyper-déterminé, la façade ou
l’échiquier tronqué de dix sur dix dans une temporalité imprécise, une sorte
« d’ici et maintenant » sans bornes. Le jeu structure et remplit l’espace ; il y est
représenté sous toutes les modalités. Parmi les multiples intrigues policières ou
de vengeance, le récit est clôturé par la lettre qui manque au puzzle, construit
dans une collaboration entre Bartlebooth, Valène et Winckler : « la pièce que le
mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son
ironie même, d’un W178 ».
Cette lettre confirme la vengeance de Winckler contre Bartlebooth, qui y laisse
sa signature, tout en renvoyant évidemment à l’œuvre antérieure de Perec, W ou
le souvenir d’enfance179 : au lecteur de démêler la signification de ce fil
d’Ariane.
Selon la terminologie de Deleuze dans Mille plateaux, le jeu d’échecs est une
« structure striée »180. Cependant , par le jeu incessant qu’il établit entre le vide
et le plein, le jeu d’échecs perd cette caractéristique première dans certaines
œuvres de littérature post-moderne telles La Vie mode d’emploi ou Feu pâle : le
référent au contraire dépasse les limites, la frontière qui lui été assignée pour
177
Westphal, Bertrand, Le Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent , op. cit., p. 13.
178
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 578.
179
Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris : Denoël, 1975.
180
Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 437.
72
« se déterritorialiser », c’est à dire pour prendre une « ligne à direction variable,
qui ne trace aucun contour et ne délimite aucune forme181 ».
Cette abolition des frontières ne peut qu’avoir une incidence sur les frontières
ontologiques entre les différents mondes selon des modes tendant vers l’infini,
aux multiples plis et dimensions, dans une dialectique du vide et du plein
inhérente au jeu d’échecs. Les conséquences philosophiques de l’instabilité des
frontières et des lignes ont été explorées dans l’article de Bertrand Westphal :
Ce que Deleuze a brillamment établi dans son discours philosophique trouve des
applications, voire des précédents en littérature. La déterritorialisation gagne les mondes
de la fiction, et les paramètres spatio-temporels qui les régissent. Les catégories du
possible, de l’impossible et de la nécessité qui constituent les modalités structurantes d’un
univers donné se clivent avec de moins en moins de netteté182.
Ces jeux de déplacement entre les différentes modalités du possible s’inscrivent
dans le mouvement perpétuel entre le vide et le plein, qui constitue la dynamique
du jeu d’échecs. Dans son prologue inaugurant Echiquiers d’encre, recueil
d’articles sur la relation entre jeu d’échecs et littérature, George Steiner compare
l’infini de l’univers avec les variantes sur l’échiquier : « On a calculé qu’il existe
plus de variantes possibles dans une partie d’échecs que d’atomes dans
l’immensité de l’univers »183.
La mise en relation de toutes les possibilités entre elles s’effectue par le
remplissage continu, au fil des coups qui alternent entre les joueurs, des cases de
l’échiquier, qui, en début de partie, sont divisées en deux parties égales de trentedeux entre celles qui sont vides et celles qui sont pleines. Le vide appelle le
mouvement. Comme le souligne Marc-Alain Ouaknin dans Concerto pour
181
Idem, p. 624.
182
Westphal, Bertrand, Le Spectre d’Ulysse et les aléas du référent, op. cit., p. 15.
183
Prologue de G. Steiner dans Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs et les lettres, sous la
direction de Jacques Berchtold, Genève : Droz, 1998, p. 14.
73
quatre consonnes sans voyelles, l’écart différentiel qui suscite une dynamique
est inhérent à la vie184.
Le remplissage de cases vides de l’immeuble articule la narration de La Vie
mode d’emploi jusqu’à l’épuisement spatial et symbolique – l’œuvre se clôt sur
la mort de Bartlebooth, le grand architecte « déconstructeur », et sur celle de
l’immeuble, transmuté en espace vide sillonné de quelques lignes géométriques :
« La toile était pratiquement vierge : quelques traits au fusain, soigneusement
tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un plan en coupe d’un
immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter185.»
184
Ouaknin, Marc-Alain, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Paris : Balland, 1991,
p. 141 : « Nous sommes partis en effet de l’intuition qu’il existait à l’intérieur du vivant, quel
qu’il soit, un écart, une béance, un vide, qui maintenait une dynamique d’être sans laquelle le
vivant ne pouvait exister».
185
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 580.
74
La Vie mode d’emploi est fragmenté en myriades de pièces auxquelles Perec
donne vie en les remplissant d’histoires qui se coupent et se recoupent en lignes
discontinues. Partant du vide, Perec effectue un remplissage organisé, en partant
d’éléments combinatoires, mais qui ne cesse de se creuser et qui n’en finit jamais
d’étendre ses strates spatio-temporelles sans jamais les combler. Quoi
d’étonnant, dans cette perspective, que le projet demeure inachevé, aboutisse au
manque dont la trace est inscrite dans la lettre W, porteuse de l’absence liée à
l’enfance et à la mère186? Ce aspect de l’espace vide comme manque suscitant le
désir de construire son propre jeu rappelle le rôle du jeu d’échecs dans Le Joueur
d’échecs de Stefan Zweig, œuvre moderne écrite pendant la seconde guerre
mondiale, et dans Feu pâle de Vladimir Nabokov.
Dans Le Joueur d’échecs, dont le titre français accentue le rôle du héros, M.
B…, met en scène deux joueurs d’échecs qui sont aux antipodes ; Czentovic est
dépourvu de culture et d’imagination alors que M. B… a bien du mal à maîtriser
un imaginaire gouverné par le goût de l’abstraction. L’espace de l’échiquier relie
le récit cadre, situé dans la zone de « l’entre-deux » de l’océan entre New York
et Buenos Aires, et les deux récits enchâssés qui posent des points d’ancrage
dans un passé en Europe.
Ces deux récits enchâssés, dont l’un domine une grande partie du roman (le récit
à la première personne de M. B…), présentent deux personnages qui, en dépit de
leur opposition, se construisent comme joueurs d’échecs à partir d’un vide
culturel et psychologique ou spatio-temporel. Czentovic, avant de faire sa
première apparition sur le bateau qui l’amène vers une rencontre à Buenos Aires,
est évoqué par un portrait sommaire d’un ami du narrateur, qui entreprend de
relater les quelques lignes de sa biographie.
La destinée fulgurante de Czentovic rappelle la métamorphose du pion en pièce
plus puissante, en atteignant le côté adverse de l’échiquier, d’autant que sa
186
Dans W ou souvenir d’enfance, un des deux récits qui forment le roman concerne des
souvenirs d’enfance, reconstruits à partir de photos et de noms de lieu. Cette évocation est liée à
la propre biographie de Georges Perec, qui a perdu sa mère pendant la shoah, alors qu’il n’avait
que six ans.
75
trajectoire convertit le « Bauer » – « paysan » mais aussi « pion » - en
« Schachmeister », maître du jeu d’échecs : Czentovic se construit sur l’espace
du jeu – « Bauer » signifie encore « constructeur » - compensant son inculture,
« Unbildung »187.
Le texte met l’accent sur le manque, le vide : Czentovic compense le manque en
dessinant sa trajectoire propre, individuelle, en devenant un joueur d’exception.
Pauvre, orphelin et « d’une inculture universelle dans tous les domaines188 » ,
son don pour les échecs s’avère être sa potentialité distinctive et exclusive, qui
ne se manifeste qu’avec les pièces concrètes, grâce leur perception visuelle : «
Czentovic ne parvint jamais à jouer une seule partie dans l’abstrait […] Il était
absolument incapable de se représenter l’échiquier en imagination dans
l’espace189 ».
Czentovic est réfractaire à l’abstraction et à l’imaginaire ; le verbe allemand
« fehlte » met l’accent sur l’idée de manque (verbe « manquer » traduit par « ne
pas parvenir », verbe qui à la même racine que « der Fehler », « la faute »,
« l’erreur »). Czentovic représente le réalisme pragmatique qui ne voit rien audelà de l’espace concret. Cependant, la caractéristique qu’il partage avec son
adversaire est l’absence, le vide qui sollicite une dynamique dans l’espace.
Czentovic capture l’espace de l’échiquier, organise la configuration des pièces
vers une victoire qui doit se répéter à l’infini, comme une sourde revanche. Son
« espace-temps » se situe dans les bornes de l’espace du jeu, Czentovic est un
personnage « borné », monomaniaque mécaniquement enfermé dans la répétition
sans limites. Il se situe hors du temps, dénué de connaissances livresques et de
relations humaines, plongé dans le mouvement et le temps du jeu. Czentovic se
187
Il y a une opposition entre Unbildung et le verbe bilden, synonyme de bauen.
188
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 9 : « seine Unbildung war auf allen Gebieten gleich
universell ». (Le Joueur d’échecs, Paris : Livre de Poche, op. cit., p. 11).
189
Idem., p. 15 : “Czentovic brachte es nie dazu, auch nur eine einzige Schachpartie auswendig
[...] zu spielen. Ihm fehlte vollkommen die Fähigkeit, das Schachfeld, in den unbegrenzten Raum
der Phantasie zu stellen.“ (Le Joueur d’échecs, Idem, p. 17).
76
présente comme le simulacre, la ridicule parodie de l’infini, réduit à la répétition
mécanique du même acte de jouer aux échecs.
Sur le bateau qui mène les joueurs au championnat, Czentovic le joueur reconnu
affronte M B…, personnage mystérieux qui dévoile son histoire au narrateur,
récit qui inaugure un point d’ancrage dans l’Autriche de l’Anschluss. Captif des
Nazis, qui comptent par cette stratégie lui faire divulguer des informations, M
B… se trouve alors confiné dans l’espace exigu de quatre murs, carré blanc
dénué de toute décoration. Cette configuration spatiale réduite au minimum
s’accompagne d’une absence totale de mouvement et d’activité : ce long séjour
outre-tombe s’inscrit dans une durée seulement ponctuée par des interrogations
qui constituent ses uniques déplacements. Cet espace hermétiquement coupé du
monde est de l’ordre de la non-existence, du néant, « un vide sans dimensions
dans l’espace et dans le temps 190».
Le texte allemand met l’accent sur l’absence de rupture temporelle et la
totalisation spatiale, avec l’adjectif « ununterbrochen », « ininterrompu », lié à
« überall »191, « partout », qui n’apparaissent pas dans la traduction. L’espace est
investi par ce néant, « Nichts », qui est une redondance dans le texte192. Ce blanc
absolu du non-être représente la case vide sur l’échiquier, qui demande à être
comblée, qui appelle le mouvement si l’on ne veut pas céder à l’instinct
mortifère de l’immobilité et du silence. Le mouvement de la pensée, le
déplacement physique lui étant interdit hormis les interrogatoires, offre une
possibilité de survie. Le monde possible de M B… est un monde nécessaire,
l’expérience extrême poussant à la révélation, dans cet univers totalitaire où
l’infini est galvaudé au vide mortifère, tout en suscitant la révélation évoquée par
190
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 57 :“ die völlige raumlose und zeitlose Leere.“ (Le
Joueur d’échecs, op. cit., p. 52).
191
Ces deux termes sont inscrits juste avant l’expression citée ci-dessus.
192
Dans le texte allemand, le terme négatif nichts, « rien » (dont Nichts, « le néant », est le
substantif correspondant) est répété à plusieurs reprises : “Es gab nichts zu tun, nichts zu hören,
nichts zu sehen, überall und ununterbrochen war um einen das Nichts…“ (« Il n’y avait rien à
faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux. »)
77
Emmanuel Levinas dans Totalité et infini : « L’expérience absolue n’est pas
dévoilement mais révélation193 ».
M. B… reçoit la révélation de son propre infini mental, qui inscrit des lignes
échiquéennes imaginaires répondant au vide existentiel absolu. Enfermé dans le
carré blanc d’une pièce où les sens eux-mêmes sont murés dans un éternel néant,
M B… est privé de ce que Levinas appelle « le face à face », la présence de
l’autre en tant qu’être humain : « L’exister de cet être – irréductible à la
phénoménalité, comprise comme réalité sans réalité – s’effectue dans
l’inajournable urgence avec laquelle il exige une réponse194 ».
La rencontre avec l’autre n’existe pas lors de sa captivité, ses tortionnaires n’ont
pas de visage, car M B… ne peut voir l’humanité en eux, c’est-à-dire la réponse,
l’altérité, la contradiction : la seule ligne de fuite sont les combinaisons mentales
qu’il reconstruit à partir du manuel d’échecs dérobé auxquelles se substituent
bientôt celles qu’il invente contre lui-même à l’infini. Devant l’absence de
l’Autre, il construit cette altérité à l’intérieur de lui-même, qui se dédouble en
combinaisons et en plis vers une « détotalisation » qui n’en finit pas de dévoiler
ses multiples fragments. L’unité initiale et statique est déchirée pour faire place à
l’individualité dynamique et créatrice, qui rappelle l’irruption de l’infini décrite
Totalité et infini : « L’infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une
totalité dans une contradiction laissant place à l’être séparé195. »
Le mur blanc de sa cellule ressemble à un échiquier vide que M. B… comble par
des lignes infinies. Il s’agit de remplir les creux, de créer ses propres
mouvements vers l’infini. M.B… visualise les déplacements de pièces, qui ne
sont perceptibles que pour lui. Les pièces se meuvent, reproduisant les lignes et
les croisements des parties antérieures, jusqu’à ce qu’il crée lui-même ses
propres parties au gré d’une imagination sans limites.
Dans un contexte radicalement différent, Feu pâle présente un schéma
analogue : Kinbote se sert des sillons dessinés par le poème de Shade pour
établir ses propres significations. Comme M. B… se sert, de manière plus
193
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini, Paris : Livre de Poche, 1971, p. 61.
194
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., pp. 233-34.
195
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., p. 77.
78
classique, des parties existantes pour créer son monde possible à l’infini,
Kinbote s’appuie sur le poème de Shade pour établir ses propres réseaux de
signification.
Non content de remplir sémantiquement les creux laissés par les mots du poème,
il en multiplie les incertitudes et les vides par ses interprétations, que Suzanne
Fraysse définit comme un « délire », au sens étymologique du terme de « sortir
des sillons » : « La lecture de Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que
Kinbote substitue à la référence du poème de Shade, poème autobiographique et
métaphysique, une autre référence qui lui est propre, faisant de Pale Fire un
chant à la gloire de Charles II196 ». Respectant tout au plus les vides que sont les
mots du poème, Kinbote raconte sa propre histoire et trace les lignes et les
parallèles par le jeu de déplacement qu’il construit.
Comme le souligne Christine Raguet-Bouvart le pouvoir des mots constitue
l’obsession de Kinbote : « le Verbe. Voilà l’unique préoccupation de
Kinbote197 ». Le poème se compose de 999 vers, ce qui laisse entrevoir la
possibilité d’un poème inachevé ou d’un vers manquant. Le commentaire est dix
fois plus long que le poème. Le roi en exil, « excentrique »198 comme il se définit
ironiquement à plusieurs reprises, comble par ses commentaires ce qu’il estime
être les « manques » du poème : l’absence d’allusion à la Zembla, en dépit de
tous les efforts de Kinbote, qui n’a cessé d’évoquer son pays natal au poète
défunt.
L’exégète Kinbote interprète la métaphore poétique du douzième vers, « la terre
de cristal », dans un sens plus littéral, correspondant à sa propre histoire; nul
doute pour Kinbote qu’il s’agisse de son pays natal. Pour remplir le sens du
poème, qui reste d’autant plus ouvert que l’auteur n’est plus de ce monde, tous
les moyens sont bons pour Kinbote, y compris le rajout qui creuse le poème d’un
196
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire dans Pale Fire », dans Folie, Ecriture et lecture dans
l’œuvre de Vladimir Nabokov, op. cit., p. 198.
197
Raguet-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov, Paris : Belin, 2000, p. 66.
198
Kinbote est un roi excentré, à la périphérie. Il tente de recentrer le poème autour de son
histoire.
79
nouveau sillon : « Sur le brouillon décousu et à moitié effacé que je ne suis pas
du tout certain d’avoir déchiffré correctement, suivent les vers199… ».
Ironiquement Kinbote est de bonne foi dans sa mauvaise foi, à la manière d’un
joueur d’échecs qui dévoilerait ses batteries par fausse naïveté au moment où il
attaque de la façon la plus frontale. Les assauts de Kinbote, afin de s’approprier
le contenu du poème, datent du vivant de Shade, avant l’achèvement du poème.
Kinbote, tout en le poursuivant de ses assiduités homosexuelles, s’efforçait
d’insuffler au poème de son ami ses propres mots à lui, le roi Kinbote, qui vit
comme un reclus dans son château, tel un roi qui aurait « roqué »200 (ce verbe se
traduit en Anglais par « castle »). Cette entreprise de « pénétration » de Shade
s’avère être un échec, d’autant que la reine, Sybil, la femme de Shade, contrôlait
les lignes d’attaque : « Hélas, il en aurait dit considérablement plus, si une
anticarliste au sein de sa famille n’avait contrôlé chaque ligne qu’il lui
communiquait201 ».
Le terme « anticarliste » - contre le roi Charles - doit être pris au pied de la lettre,
car Sybil joue contre Kinbote, qui est ou se prend pour le roi Charles, en
protégeant son propre roi Shade : « La nuit menaçante tirait le pont-levis entre sa
forteresse imprenable et mon humble demeure202 ». Cette brève incursion dans
199
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p. 102. (Pale Fire, op. cit., p. 62 : “ In the disjointed,
half-obliterated draft which I am not sure to have deciphered properly.”).
200
Au jeu d’échecs, le roi peut se poser près d’une de ses tours pour la « faire passer » à coté de
lui, à la double condition que ces pièces n’aient pas encore bougé et que nulle autre pièce ne les
sépare. D’autre part, ce motif du « roque du roi » apparaît également dans La Défense Loujine,
op. cit, p. 25 (Защита Лужина, Москва : Олимп, 1997, p. 20), lorsque le joueur d’échecs se
réfugie dans un château d’où on l’extirpe finalement.
201
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p. 103. (Pale Fire, op. cit., p. 62 : “ Alas, he would
have said a great more if a domestic anti-Karlist had not controlled every line he communicated
to her.”
202
Idem, p. 103. (Idem, p. 62 : “ Grim night lifted the drawbridge between his impregnable
fortress and my humble home.”). Nabokov joue probablement, dans le texte anglais, avec
l’allusion contenue dans le terme “impregnable” : “ to imprernate” signifie “ imprégner” mais
aussi féconder” (“impregnation” peut vouloir dire “fécondation”). La « dame » Sybil joue dans le
camp adversaire de Kinbote, l’empêchant d’insuffler la Zembla dans le poème de Shade, et
contrariant, en même temps, son désir de séduire le poète.
80
les relations complices de Shade et de Kinbote fait place à l’évocation du monde
de la Zembla, qui émerge à partir de l’allusion à « la terre de cristal ».
Les traces laissées par le poème sont autant de prétextes pour redonner vie à ce
lointain passé, qui se dévoile dans toutes ses dimensions. Kinbote évoque, entre
autres, l’histoire du roi, parodiant le roman historique, où le langage est censé
remplir son rôle de mimesis. Il élabore un jeu de déterritorialisation de la langue,
avec l’introduction de mots russes tels que « Сосед», voisin de la Zembla, qui
justement signifie « voisin » ; il construit une partie d’échecs déguisée en
parallèle avec celle que Kinbote joue avec Shade.
Le commentaire de Kinbote est bien une extension du poème, car il suit les pas
que le poème a imprégnés en surface, mais cette extension n’est ni logique, ni
géométrique. Kinbote remplit lui-même les creux laissés par le passage des
mots. A cet égard, le vers 17 portant sur « le bleu graduel »203 est caractéristique.
Cette couleur associée à la neige ne comporte, somme toute, rien d’original et de
remarquable. Kinbote profite de cette allusion à le couleur graduelle pour
introduire l’assassin potentiel du poète Jakob Gradus, dont le nom comporte
plusieurs variantes204.
Kinbote prend sa revanche contre Sybil, en commentant le poète de manière
totalement arbitraire et subjective. Après l’assassinat, Kinbote s’est emparé du
recueil en désarmant la vigilance de Sybil éplorée. Cet acte constitue une
véritable usurpation, car le poème ne lui a en aucun cas été légué. Le « bleu
graduel » évoqué ci-dessus est interprété comme une allusion au meurtrier
Gradus, dont l’approche menaçante est progressive (« Gradual » en anglais). Ce
mot renvoie au russe « Градус », « degré », traduit en anglais par « degree », qui
est une des variantes de l’identité de l’assassin.
Kinbote surdétermine de manière dictatoriale l’espace tracé par le poème.
Derrière le couple que forment le défunt poète et son commentateur posthume se
profilent les silhouettes de Pouchkine et de Nabokov, qui a commenté par sa
203
Feu pâle, op. cit., p. 105. (Pale Fire, op. cit., p. 64).
204
Idem, p. 105 : “ Jack Degree ou Jacques de Grey, ou James de Gray. (Idem,p. 64).
81
traduction annotée le poème Eugène Oneguine205. Nabokov fait sa propre
parodie en présentant un annotateur délirant qui s’empare totalement du texte
d’origine en en déplaçant le sens et la portée. Cette appropriation du texte
d’origine constitue également l’image ironique du traducteur chevronné qu’a été
Nabokov206. Il a également traduit plusieurs de ses œuvres207 et on peut se
demander quel est le statut de ces œuvres : doubles de l’original ou nouvelles
créations ? La question reste entière.
Cependant, cette surdétermination du texte ne se limite pas à cet aspect
parodique de la traduction et de l’interprétation. Le « remplissage » du poème
par des éléments d’altérité absolue représente une tendance générale de la
littérature post-moderniste, qui a été décrite par Bertrand Westphal : « Les postmodernes déplacent leurs personnages dans des mondes parallèles, des
hétérocosmes, qui n’ont plus d’attaches avec le monde connu - sinon des
attaches ludiques208. »
Kinbote joue avec le poème, vaste échiquier vide qu’il remplit de pièces qui se
déplacent entre mondes possibles : souvenirs et éléments imaginaires, histoire et
fantasme. Il crée des mondes parallèles à partir du pré-construit qu’est le poème
de Shade, auteur voué au monde des ombres et supplanté par le commentateur
qui lui a survécu.
Perec construit également des mondes parallèles, en partant de règles qu’il s’est
fixé afin de remplir son échiquier constitué de cases vides : les cases se
remplissent selon la marche d’un cavalier échiquéen, avec l’interdiction de
revenir en arrière et l’obligation de combler toutes les pièces-cases de
l’immeuble.
205
Nabokov, Vladimir, Eugene Onegin : A Novel in Verse by AleksanderPushkin , Princeton :
Princeton U.P., 1964.
206
Nabokov a traduit en russe en 1922 Alice in Wonderland de Lewis Carroll et Colas Breugnon
de Romain Rolland.
207
A titre d’exemple, Lolita, traduit en russe par Nabokov.
208
Westphal, Bertrand, « Le Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent », op. cit., p. 15.
82
La Vie mode d’emploi s’ouvre sur la première case de l’immeuble,
l’escalier, « un lieu anonyme, froid, presque hostile209 ». Le narrateur choisit
d’investir les lieux tout en démontrant son contrôle sur le processus de création,
en dépit des règles de contrainte préétablies. « Oui, ça commencera ici : entre le
troisième et le quatrième étage. […] Une femme d’une quarantaine d’années est
en train de monter l’escalier210 ».
Le cadre formé par l’ensemble des appartements constitue les surfaces à
l’intérieur desquelles le narrateur creuse les histoires de ses personnages. Le
premier chapitre, ou la première case, puisqu’il existe une coïncidence entre
écriture et jeu, s’ouvre sur une absence : Winckler, personnage central
participant à l’œuvre de Bartlebooth, est mort depuis deux. L’appartement ne se
remplit pas ; au contraire, l’unique héritier ne pouvant prendre en charge ce qui
lui a été légué, les meubles ont été dispersés à la manière des pièces d’un puzzle.
La Vie mode d’emploi s’ouvre également sur une énigme, un vide à combler, liée
à Winckler, énigme qui inaugure la thématique de la vengeance, récurrente dans
le roman : « Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si
patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini de s’assouvir211 ».
La fin du roman se pose comme une béance, un vide qui n’est jamais refermé.
Bartlebooth meurt avec la pièce du puzzle isolée, non posée. La boucle est
bouclée : la lettre manquante W représente la signature de Winckler qui a
accompli sa vengeance. Cette lettre renvoie également à l’enfance de Perec et à
l’absence maternelle jamais comblée, à l’absence de souvenirs : « W ou le
souvenir d’enfance, Je me souviens et La Vie mode d’emploi sont des œuvres qui
ont toutes en commun le projet de sonder la mémoire212 ».
Cette exploration constante du passé des personnages qui s’élabore à l’intérieur
de l’organisme social et humain de l’immeuble, avec ses diverses strates spatiotemporelles, n’aboutit qu’au néant, qu’à une représentation d’un immeuble
209
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 21.
210
Idem, p. 22.
211
Ibid., p. 24.
212
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 164.
83
vacant. Valène, l’aquarelliste, meurt quelques semaines après Bartlebooth213, sa
toile presque vide214 si ce n’est l’immeuble sans habitants, formé de carrés
réguliers.
Tel le tonneau des Danaïdes, le narrateur emplit les pièces par des personnages
et des récits de leur passé, ou de celui d’un ancien locataire, sans jamais pouvoir
en combler le vide existentiel. Le projet de Bartlebooth, pourtant élaboré215,
impliquant la participation de l’aquarelliste Valène comme du faiseur de puzzle
Winckler , ne mène qu’à la disparition. Le projet d’écriture est lié au vide ce qui
rappelle le lipogramme de la lettre e, justement La Disparition216, une vacance
qui ne s’emplit jamais. Par une infraction à la règle posée préalablement par
l’auteur, la façade comporte une case manquante, la case soixante-six, où le
cavalier ne passe pas217.
Le nom même de Bartlebooth renvoie au personnage énigmatique, au point d’en
frôler l’absurde, de Bartleby218. Ce personnage melvillien ne dévoile jamais sa
motivation réelle, menant une vie silencieuse, discrète, qui le mène à
l’internement. Le processus du « remplissage » est infini, les éléments s’ajoutent
les uns aux autres afin de décrire les appartements, ses habitants, leurs vies
passées. Tous les procédés sont bons : listes qui n’en finissent pas, biographies
inépuisables où se mêlent soucis d’exhaustivité et mystère jamais résolu. Perec
alterne l’infini du vide et l’infini du trop plein.
213
Bartlebooth meurt à la fin du dernier chapitre, Valène à la fin de l’épilogue, ce qui constitue
un redoublement du même thème.
214
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 580 : « La toile était pratiquement vierge :
quelques traits au fusain, soigneusement tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un
plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. »
215
Idem., p. 153 : « Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire, ni héroïque : ce serait
simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à
l’autre et qui, en retour, gouvernerait, dans tous les détails, la vie de celui qui s’y consacrerait. »
216
Perec, Georges, La Disparition, Paris : Denoël, 1969.
217
Cette question de la case manquante sera traitée dans la seconde partie sur la création.
218
Melville, Herman, « Bartleby », dans Billy Budd and other Tales, New York : Penguin,
Signet, 1961.
84
Cette
configuration
de
l’absence,
de
l’incomplétude
doublée
de
la
surdétermination d’un auteur régissant de manière consciente et distanciée
l’élaboration de son œuvre sont caractéristiques de l’écriture post-moderne.
Cette dualité entre indétermination et sur-détermination pose d’emblée au lecteur
la question du statut ontologique de l’œuvre, ce qui évoque l’analyse du postmodernisme de Brian McHale : « Un monde d’objets déterminés et discrets nous
est donné puis retiré, d’où le double effet de déstabiliser la valeur ontologique de
ce monde projeté et de simultanément mettre à nu le processus de construction
de ce monde219. »
Le processus d’installation des personnages à l’intérieur des cases suit le même
cheminement, malgré la variation de leurs occupations et des lieux où ils ont
vécu. Le schéma est celui d’un vide initial, qui se remplit d’un personnage
présent ou non, il suffit d’en avoir la trace sous la forme d’un objet quelconque ;
le lecteur en suit le parcours singulier dans quelques lieux lointains. A la fin du
chapitre, le personnage, s’il n’est pas sur le point de rendre son dernier souffle,
mène une vie discrète et sobre, cloisonnée dans l’immeuble, dans son
appartement. Les appartements s’emplissent de présences qui se déploient au
point de déborder du cadre de l’immeuble vers d’amples horizons, qui finissent
par se rétrécir au creux d’une case vide. Le narrateur fait apparaître les objets qui
se développent en méandres compliquées pour finalement disparaître
complètement, l’infini du néant succédant à l’infini de l’extension.
A titre d’exemple, la vie ou plutôt les multiples vies de Rorschash220,
successivement artiste de music hall, imprésario d’un acrobate, agent d’importexport voyageant de l’Afrique au Moyen-Orient, écrivain dont il ne reste qu’un
vieillard malade, motif du tableau dont la narration a émergé. Une bibliographie
est laissée comme seule trace de sa vie mouvementée. De même, la Polonaise
219
McHale, Brian, The Post-Modernist Fiction, op. cit., p. 101 : « A world of fixed and discrete
objects is given and then taken away, with the dual effect of destabilizing the ontology of the
projected world and simultaneously laying bare the process of world-construction. »(Ma
traduction).
220
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., pp. 69-75.
85
Elzbieta Orlowska, qui occupe une petite chambre bien rangée221, où quelques
objets arbitrairement énumérés sont les seules vestiges de sa vie aux les
méandres labyrinthiques ; ces traces amènent le lecteur de Pologne en France et
en Tunisie, pour aboutir au petit appartement isolé : « Elle ne connaît presque
personne à Paris. Elle a perdu tout contact avec la Pologne222 ». La seule trace
visible de sa vie de femme mariée est un fils, que le narrateur présente comme
absent à la fin du chapitre : « C’est là que le petit Mahmoud, qui a aujourd’hui
neuf ans, vient de partir pour les vacances223 ».
La partie d’échecs, qui se joue paradoxalement en solitaire sur la façade de
l’immeuble, échiquier singulier de dix sur dix, ressemble à une fin de partie où
les véritables mouvements auraient déjà été exécutés. L’infini se cache derrière
l’espace en trois dimensions des cases vides : l’épaisseur de l’existence aux
modalités infinies prend corps au-delà de ces cases ouvertes à l’énumération
calculée d’objets sortis de listes établies par Perec, dans un ordre néanmoins
arbitraire et factice : le trop-plein ressemble au vide, effet en trompe-l’œil postmoderne, dont la stratégie vise à utiliser le faux semblant et l’illusion.
Cet effet en trompe-l’œil a été défini par McHale comme un des modes de
fonctionnement de la littérature post-moderniste.
En d’autres termes, les textes post-modernes ont tendance à encourager l’effet de
trompe-l’œil, poussant délibérément le lecteur à croire qu’un monde secondaire, enchâssé
est le monde primaire, le monde diégétique. En général, à une telle « mystification »
délibérée succède une « démystification », dans laquelle le véritable statut ontologique de
la soi-disant « réalité » est révélé et, par conséquent, la structure ontologique tout entière
du texte est mise à nue […] Jean Ricardou a appelé cela la stratégie de « réalité
variable », c’est à dire la stratégie par laquelle une représentation soi-disant « réelle » se
révèle avoir été simplement virtuelle224.
221
Idem, p. 321.
222
Ibid., p. 327.
223
Ibid., p. 327.
224
McHale, Brian, The Post-Modernist Fiction, op. cit., p. 115 : « Postmodernist texts, in other
worlds, tend to encourage trompe-l’oeil, deliberately misleading the reader into regarding an
86
Le jeu sur la surface de l’immeuble avoue sa facticité, au fil de ce récit infini, et
la vanité225, au sens étymologique du terme, de ce projet qui serait véritablement
de décrire en remplissant ces espaces. Ce projet constitue un trompe-l’œil, une
supercherie dont le but de tromper s’infiltre dans la définition du puzzle.
L’art du puzzle comme avec les puzzles découpés à la main lorsque celui qui les fabrique
entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre, lorsque, au lieu
de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion :
d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire […] serviront
de départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant
du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de
signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses.226
Le passage, doublement mentionné dans le roman227, met en garde le lecteur
contre un excès de candeur face aux manœuvres et manipulations d’un auteur,
romancier ou faiseur de puzzles, qui maîtrise le fonctionnement de l’œuvre : il
avance masqué, tendant des pièges au lecteur. Le jeu ne consiste pas en un
« remplissage » de sens mécanique, d’une pièce de puzzle à une autre, d’une
pièce de l’immeuble à une autre, qui finirait par contenir une signification stable
et définitive ; à la fin du roman, le puzzle n’est pas reconstitué, seule demeure la
mystérieuse vengeance de la lettre, énigme qui n’est jamais résolue.
embedded secondary world as the primary diegetic world. Typically such a deliberate
“mystification” is followed by “demystification”, in which the true ontological status of the
supposed “reality” is revealed and the entire structure of the text laid bare […] Jean Ricardou has
called this the strategy of “variable reality” whereby a supposedly “real” representation is
revealed to have been merely virtual. » (Ma traduction).
225
Vanité vient du Latin vacus, « vide ».
226
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 241.
227
Ce passage fait également partie de la préface de Perec comme dans un chapitre sur l’art de
Winckler, le faiseur de puzzles.
87
Cette stratégie, mise en place sur un espace structuré et organisé, mais truffé de
pièges et de ruses, renvoie à l’espace échiquéen : le joueur y détourne l’attention
de son partenaire vers des fausses pistes afin d’attaquer par surprise à un
moment et dans un endroit inattendus. Les échecs représentent un jeu de société
où la part du hasard est infime (seulement dans le choix de la couleur
déterminant quel joueur engage la partie), et où le joueur ne peut compter que
sur la ruse, entièrement responsable de sa partie : cette optique correspond à la
volonté de l’écrivain de maîtriser au mieux les effets du hasard et à conduire son
œuvre comme il l’entend, quitte à laisser le lecteur pantois face à l’absence de
toute explication et résolution. Le texte reste ainsi ouvert, encourageant la
relecture et un jeu d’associations et de « remplissage » de sens qui ne s’épuise
jamais.
L’œuvre, écrit pourtant un siècle plus tôt, De l’Autre côté du miroir reste une
création énigmatique, une œuvre « puzzle » offerte à la spéculation hypothétique
du lecteur : ce roman annonce le post-modernisme par la polysémie de la langue
qui s’y révèle. Dans le roman moderne Le Joueur d’échecs, le personnage, sur
lequel le titre de la traduction française recentre l’œuvre présente une énigme
pour le lecteur, un personnage aux multiples dimensions. M B… incarne le
principe du pli avec une vie cachée, qu’il ne « déplie » que par sa confidence au
narrateur. Il apparaît et disparaît de manière mystérieuse228 ; la partie inachevée
est emblématique de la vacance laissée alors dans la narration.
Les romans post-modernes, La Vie mode d’emploi et Feu pâle, sont des œuvres
ouvertes à jamais aux jeux associatifs inépuisables, mondes possibles offerts aux
lecteurs, susceptibles d’y apporter aussi leurs propres mondes possibles, à la
manière de Kinbote. Le commentateur représente la mise en abyme du lecteur
invité à creuser les sillons du texte.
228
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 110. (Le Joueur d’échecs, op. cit., p.95).
88
La musique est restée dans la maison, mais, ce qui a changé, c’est l’organisation de la
maison, et sa nature. Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui
expriment notre monde et notre texte. Nous découvrons des nouvelles manières de plier
comme de nouvelles enveloppes, mais nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours
de plier, déplier, replier.229
Kinbote déplie son interprétation possible, centrée sur sa propre existence, qu’il
structure à partir des vers de son choix. A partir d’un axe purement subjectif,
émanent de son propre imaginaire, le commentateur oriente le poème vers des
mondes parallèles, qu’il déploie et délivre au lecteur, invité par la même à
effectuer la même démarche, tendant vers l’infini. Dans La Vie mode d’emploi,
les jeux associatifs sont inépuisables; les innombrables personnages élargissent
le cadre rigide de départ vers une dispersion englobant le monde entier, où
l’individuel cohabite avec l’universel, et ouvrant vers l’infini.
229
Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 189.
89
Bilan provisoire
Le pli est une construction qui apparaît dans les différentes œuvres du corpus.
Dans celle du roman précurseur de Lewis Carroll, De l’Autre côté du miroir
s’inscrivent l’hésitation du sens (spatialité et sémantique) et le principe de
fragmentation, qui peuvent être mis en perspective avec des œuvres postmodernes telles que La Vie mode d’emploi de Perec et Feu pâle de Nabokov ; les
trois œuvres sont fondées sur la polysémie et l’indétermination, deux faces d’une
même réalité. Le jeu d’échecs est indissociable de la thématique du dédale créé
par la profusion des bifurcations et des mondes parallèles.
Ces œuvres ouvrent sur l’infini par les jeux combinatoires liés au puzzle, dont la
polysémie est exploitée par les trois auteurs, chez qui lettres et mots se
dédoublent et s’inventent au fur et à mesure des permutations et des bifurcations.
L’agencement alphabétique constitue une modalité particulière de la
manipulation ludique, fondée sur un ordre abécédaire et arbitraire ; les éléments
s’agencent les uns avec les autres comme dans une partie d’échecs où les
déplacements sont fondés sur un jeu permanent entre les cases vides et pleines,
qui sont en nombre égal en début de partie.
Echiquéennes
ou
linguistiques,
les
combinaisons
ouvrent
sur
l’incommensurable, comme le montre l’œuvre de Stefan Zweig, Le Joueur
d’échecs. L’espace échiquéen permet le passage d’un univers fini et mesurable,
dédoublé dans le roman de Zweig par l’espace cloisonné de la pièce où est
enfermé M. B…, vers un infini créé par un jeu d’associations abstraites. Cette
voie vers l’infini permet à M. B… de retrouver la liberté, car sa folie nécessite
des soins, ce qui lui donne la possibilité de s’évader. M. B… est le personnage
du pli et du dépli, qui d’ailleurs se replie à la fin du roman en disparaissant de
manière énigmatique, laissant la place vide au commentaire de son adversaire :
le vide absolu et le néant constituent une des modalités de l’infini et de l’illimité.
90
Le jeu d’échecs est un espace en apparence fermé, mais qui contient des
potentialités infinies. La grille, formée de cases noires et blanches qui
s’alternent, n’est que la surface d’un jeu infini d’éléments abstraits, faits
d’hypothèses, de contradictions, d’exceptions et d’incongruités. Dans le secret
de ses calculs élaborés, le joueur bâtit des lignes d’attaque et de défense
invisibles, qui se superposent au autant de mondes parallèles aux déplacements
visibles sur l’échiquier.
Dans ce labyrinthe intérieur, se construisent des lignes kaléidoscopiques,
fragmentées en diverses possibilités, que le joueur va actualiser ou laisser à l’état
de potentialité. Les lignes apparentes, qui sillonnent sur l’espace échiquéen, ne
révèlent pas les réseaux contradictoires et tourmentés des déplacements
imaginaires qui emplissent l’imaginaire du joueur. A chaque coup, à chaque
bifurcation, le joueur actualise une possibilité, qu’il isole des autres pour
l’inscrire dans le réel. Ainsi l’ensemble de la partie forme une arborescence
particulière.
Les auteurs des œuvres évoquées ont exploité la thématique du fini masquant
l’infini derrière la surface. Lewis Carroll quadrille, en apparence, la traversée
d’Alice par l’espace échiquéen. Cette délimitation s’avère être un faux
semblant : le diagramme précédant le roman censé refléter le voyage d’Alice audelà du miroir ne reproduit, par des coups pour le moins fantaisistes, que
certaines étapes. Le diagramme est un masque, donnant l’apparence d’un espace
clos et maîtrisé, alors que la traversée est, par essence, sujette à la surprise et au
jeu du langage, qui tend vers l’infini.
Dans la nouvelle de Zweig, le cloisonnement de M.B…dans un espace clos et
hermétique suscite chez le joueur d’échecs une quête de l’infini par l’abstraction
échiquéenne. M.B… s’identifie lui-même à une partie d’échecs, en se
dédoublant en deux adversaires et en créant ses propres associations et
combinaisons. Le monde parallèle qu’il construit dans le secret de son
imaginaire efface les limites du monde fini et mesurable qu’on lui impose :
M.B… voit les murs de la pièce où il est cloîtré disparaître pour laisser place à
un monde d’abstractions échiquéennes.
91
Dans La Vie mode d’emploi, Perec organise l’exploration de la surface de
l’immeuble à partir de règles précises. Cette maîtrise rationnelle d’un espace fini
n’est qu’un effet de surface : le roman fait plonger le lecteur dans le dédale
secret des vies des occupants de l’immeuble, le projetant dans l’infini de
l’existence. Le narrateur pose préalablement des règles consistant à dominer et à
explorer un espace fini, mais le lecteur se rend vite compte de sa bévue : le
monde est un réservoir inépuisable, où il existe toujours des potentialités à
raconter et des sillons de l’existence à restituer.
L’exégèse que Kinbote entreprend démontre la nature infinie de la
création littéraire et la flexibilité à l’infini des mots et des images poétiques.
Kinbote les retranscrit à son manière et selon un mode qui lui est propre, ouvrant
potentiellement d’autres interprétations possibles. Comme les mouvements
échiquéens censés se confiner à un territoire, mais qui sont projetés vers l’infini
par les spéculations des joueurs d’échecs, les mots de Shade dépassent les
limites du poème pour se déplacer vers des mondes parallèles, qui pourraient se
multiplier à l’infini.
2. La mise en abyme
Le pli, en ouvrant une œuvre à plusieurs dimensions, tend vers l’infini. La mise
en abyme exprime une autre modalité de l’infini, par la répétition d’une même
structure à l’intérieur de l’œuvre. Lucien Dällenbach, dans Le Récit spéculaire :
Essai sur la mise en abyme, précise quelques repères dont deux sont cruciaux :
« 1. Organe d’un retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît
comme une modalité de la réflexion. 2. Sa propriété essentielle consiste à faire
saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre230. »
230
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, 1977, p.
16.
92
On retiendra que la mise en abyme fonctionne comme un miroir intérieur, sous
une forme miniaturisée, et que cette structure reliant contenant et contenu
récapitule la globalité de l’œuvre. Le schéma de mise en abyme constitue un
paramètre important des échecs permettant d’établir un jeu de similitudes et de
miroirs entre les différentes spatialités : espace de l’échiquier et espace où
s’affrontent les joueurs. L’effet de spécularité peut se constituer au moyen d’une
ressemblance entre les éléments du jeu et certains objets et personnages, comme
dans La Défense Loujine. Il existe un jeu de correspondances amusant qu’a
exploité Nabokov entre la structure du roman et le jeu d’échecs : « Mais ces
effets d’échecs que j’ai mis en place ne sont pas seulement repérables dans ces
scènes distinctes ; leur enchaînement se retrouve dans la structure même de ce
séduisant roman231 ».
Ce que Nabokov appelle « l’effet d’échecs » représente bien ce jeu de mise en
abyme savamment exploité, de manière thématique et structurelle. Dans La Vie
mode d’emploi, La Variante de Lüneburg de Paolo Maurensig et dans Le
Tableau du maître flamand d’Arturo Pérez-Reverte la mise en abyme peut
apparaître comme simple allusion thématique. Elle peut revêtir des aspects
beaucoup plus complexes, par un système d’inclusions régressives, et briser la
temporalité linéaire du récit pour faire éclore des zones cachées. Par ce
télescopage
des
frontières
spatio-temporelles,
l’inclusion
est
porteuse
d’éparpillement et de fragmentation qui rendent confuses les limites
ontologiques des différents mondes.
La mise en abyme permet l’introduction de voix narratives plurielles et
contradictoires, productrices d’univers multiples contenus dans l’unicité de
l’œuvre. Cette plongée vers d’autres temps et d’autres espaces remet en question
la notion même de mimesis : ce jeu de réverbérations et de miroirs tend vers
l’infini, échappant ainsi à toute définition figée et unilatérale de la réalité. La
231
Nabokov, Vladimir, The Defence, Oxford : Oxford University Press, 1986, p. 8 : “ The chess
effects I planted are distinguishable not only in their separate scenes; their concatenation can be
found in the basic structure of this attractive novel.” (La Défense Loujine, Préface, Trad.
Christine Bouvard, pp. 13-14).
93
mise en abyme fait éclater tous les cadres, toutes les frontières entre « le dehors
et le dedans », et ouvre les voies de communication entre tous les espaces.
La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans
vide, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps, si petit soit-il, contient un
monde, en tant qu’il soit troué de passages irréguliers…232
A. Répétition du même
La mise en abyme est fondée sur la répétition de la même forme à une autre
échelle. Elle permet de créer un effet de métonymie, en rapprochant de manière
formelle la partie du tout. Dans La Défense Loujine, certains objets rappellent le
jeu d’échecs, réfléchissant ainsi la thématique du roman. Le motif du jeu
d’échecs y apparaît constamment, par un objet quadrillé tel le plaid à carreaux233,
la mappemonde divisée par un réseau de lignes234 ou le carré de la fenêtre par
laquelle Loujine se suicide235.
L’opposition du noir et du blanc imprègne tout le roman. Les exemples de la
combinaison de ces deux couleurs sont légion : « Dans le ciel incolore, une
corneille passait lentement236. » Cette obsession des lignes et de la structure
contrastée blanc-noir apparaît dans l’univers de l’écolier Loujine : « Un
232
233
Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 8.
Nabokov, Vladimir, Защиа Лужина, op. cit., p. 17 : « Руки […] лежали на плечатом
пледе» (La Défense Loujine, op. cit., p. 21).
234
Idem, p. 128 : « Мир, сперва показываемый как плотный шар, туго обтянутый сеткой
долгот и широт » (La Défense Loujine, op. cit., p. 205).
235
Ibid., p. 176 : « отражения окон, вся бездна распадалась на бледные и темные
квадраты » (Idem, p. 282).
236
Ibid, p. 17 : « По бесцветному небу медленно летела ворона » (Idem, p.21).
94
brouillard lui masquait la feuille quadrillée de bleu ; au tableau noir, les chiffres
blancs tantôt s’amincissaient, tantôt devenaient flous237 ».
« В клетку », littéralement « à carreaux », « quadrillé », renvoie clairement au
motif du quadrillage initial, lorsque Loujine revêt un plaid quadrillé (utilisation
du même mot sous une forme adjectivale « клетчатом »). Cette mise en abyme
de la thématique centrale de jeu permet de créer une ligne constante, qui relie
toute la destinée du joueur, de son enfance à la campagne, à la vie écolière et
citadine, et à son existence de joueur d’échecs exilé. Dans le passage cité cidessus, le narrateur évoque cette vision quadrillée et teintée de blanc et de noir
comme « des métamorphoses optiques »238, ce qui donne à ces mises en abyme
de la géométrie du jeu une valeur proleptique : Loujine joueur d’échecs souffrira
de troubles de la perception dus à sa monomanie et à son obsession du jeu
d’échecs.
La vie du joueur est jalonnée de lignes croisées et de jeux d’ombres et de
lumières qui constituent autant de mises en abyme thématiques et structurelles
que d’éléments ancrés dans la destinée et la perception du héros, annonciateurs
de l’avenir de Loujine. Ces mises en abyme concernent spécifiquement la
structure de l’espace échiquéen. Ces configurations de répétitions rappellent ce
que Lucien Dällenbach dit de Robbe-Grillet dans son ouvrage sur la mise en
abyme :
Bâtir, en piégeant la mimesis, quelque chose de solide et qui ait l’attirante gratuité d’un
charme, telle paraît donc être l’ambition première d’un romancier conscient […] et pour
lequel l’écriture se définit avant tout comme un jeu de construction239.
Cette fonction esthétique de la mise en abyme ne doit pas être minimisée.
L’utilisation de la mise en abyme a une fonction ludique : l’écriture est un jeu
237
Ibid, p. 24 : « Страница в голубую клетку застилалась туманом ; белые цифры на черной
доске то суживались, то расплывались» (Idem, p. 33).
238
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 24 : « оптическим метаморфозам » (La
Défense Loujine, op. cit., p. 33).
239
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p 171.
95
qui manipule et construit son espace en dehors de tout souci de reproduire le
réel. Cependant, puisqu’elle se fonde sur une structure existante, elle ne
représente qu’une variation du réel, conception qui représente le fondement
même de la théorie de Thomas Pavel : « Suivant la définition proposée plus haut,
un univers est composé d’une base - un monde réel - entourée par une
constellation de mondes alternatifs240 ».
Nabokov reproduit l’espace échiquéen de manière mimétique et transpose des
éléments de la réalité par ce système d’inclusions. L’univers du roman reproduit
la structure du jeu, comme s’il se comportait à la manière d’un échiquier géant
où se déplaceraient des personnages, à la manière d’Alice dans sa traversée :
« On dirait le dessin d’un énorme échiquier », dit Alice241.
La mise en abyme adopte des modalités fort différentes dans les autres œuvres,
qui appartiennent toutes à la période post-moderne. La Vie mode d’emploi
introduit le jeu d’échecs parmi les objets contenus dans le carré-case de
l’appartement, lui-même inclus dans le gigantesque carré de l’immeuble
échiquier. Par exemple, dans le chapitre portant sur Madame Albin, un jeu
d’échecs fait partie du mobilier de cette locataire : « A Valène, par exemple, elle
a fait admirer un jeu d’échecs en bois de palissandre avec des marqueteries de
nacre242 ».
Au passage, on retiendra que dans cet appartement, « les petits carreaux sur le
sol sont soigneusement cirés243 ». Ce jeu d’emboîtement, d’inclusion de carrés
dans des carrés, ressemble à un jeu de construction. Le jeu d’échecs est présenté
comme un objet esthétique, son possesseur n'ayant rien d’une joueuse. Un autre
exemple illustre une mise en abyme du jeu d’échecs244 non comme objet
240
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 84.
241
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, p. 40.
242
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 262.
243
Idem, p. 262.
244
Dans l’une des énumérations dont Perec est féru, la présence d’un échiquier est mentionnée,
p. 138 : « échiquiers, miroirs, petits cadres[…] ».
96
décoratif, mais montrant une partie célèbre, juste avant qu’Andersen ne donne le
coup de grâce à son adversaire.
Sur la tablette inférieure est posée un échiquier dont les pièces reproduisent la situation
après le dix-huitième coup noir de la partie disputée à Berlin en 1852 entre Andersen et
Dufresne, juste avant qu’Andersen n’entreprenne cette brillante combinaison de mat qui a
fait donné à la partie le surnom de « Toujours Jeune »245.
L’échiquier se trouve sur une étagère au-dessous des peintures d’Altamond,
forme parmi les formes ; sur la tablette supérieure est posé un « vase à profil
trapézoïdal 246», élément de géométrie et « un téléphone blanc »247 dont la
couleur est un rappel du jeu d’échecs. Il ne s’agit plus dans cet exemple d’un jeu
exclusivement à valeur décorative, mais d’une partie d’échecs censée illustrer un
moment célèbre pour les joueurs, tel Altamond, locataire de l’appartement.
La situation précède le mat élaboré par Andersen248. Lors d’un tournoi
international qui eut lieu à Londres en 1851, Andersen remporta la victoire
contre Kieseritzky, partie connue sous le nom d’« Immortelle249 », qui lui valut
le titre de champion du monde. La partie « Toujours Jeune », dont le nom est une
variante de la précédente, se déroula à Berlin l’année suivante contre
Dufresne250.
Dans La Vie mode d’emploi est introduite une autre forme de mise en abyme,
très concrète et ludique : la reproduction de la partie comme illustration251. La
partie d’échecs évoquée sous le nom de partie « Toujours Jeune » se dédouble
245
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op.cit., p. 394.
246
Idem., p. 395.
247
Ibid., p. 395.
248
Andersen (1818-1879), natif de Breslau en Allemagne fut l’un des plus grands joueurs
européens du XIXème siècle.
249
Capece, A., Le Grand livre de l’histoire des échecs, Paris : Vecchi, 2001, p. 53.
250
Idem, p. 170.
251
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 395.
97
sous la forme d’une illustration posée comme un problème d’échecs dont la
solution serait offerte au lecteur. Si l’on compare ce schéma échiquéen et les
annotations données sous forme de formule mathématique (lettre pour la pièce,
signe x pour la prise, lettre associée à un chiffre pour la situation de la pièce sur
l’échiquier) avec les derniers coups de la partie réelle entre Andersen et
Dufresne (à partir du coup 19) fournis dans Le Grand livre de l’histoire des
échecs252, on s’aperçoit que la partie a été effectivement reproduite par Perec.
Cette mise en abyme d’une partie d’échecs permet d’introduire « une partie » de
la réalité, pourrait-on affirmer en faisant jouer la polysémie. Il introduit un pan
de la réalité dans l’univers qu’il bâtit, au sens propre comme au sens figuré ; le
monde fictionnel est construit sur les fondations du monde réel.
Le monde réellement réel jouit d’une priorité ontologique certaine sur les mondes du fairesemblant ; aussi devons-nous distinguer […] entre les univers primaire et secondaire, le
premier étant la fondation ontologique sur laquelle le second est construit253.
Cette manière de placer le schéma de la partie à l’intérieur du roman constitue
une des modalités de la mise en abyme proposée par Le Tableau du Maître
flamand. Ce roman contemporain intègre le thème des échecs dans une intrigue
policière. Julia, restauratrice d’œuvres d’art, est intriguée par une œuvre
flamande dont elle s’occupe et qui date de 1471, La Partie d’échecs de Peter
Van Huys. Le tableau représente une partie d’échec entre Ferdinand, duc
d’Ostenburg, et son ami le chevalier d’Arras, avec en arrière-plan Béatrice de
Bourgogne, femme de Ferdinand et maîtresse du chevalier. Le tableau porte une
inscription : quis necavit equitem ? (« qui a pris, le chevalier ? ») ; derrière cette
question s’en cache une autre : « Qui a tué le cavalier 254? » : Julia, la
252
Capece, A., Le Grand livre de l’histoire des échecs, op. cit., p. 170.
253
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 76.
254
La superposition des deux questions est d’autant plus pertinente que le verbe « mater »,
« faire mat », a la même étymologie que matar, « tuer » en Espagnol.
98
restauratrice du tableau, apprend que le chevalier d’Arras a été mystérieusement
assassiné deux années plus tôt.
D’entrée de jeu, une énigme est posée au lecteur qui considère, comme Julia, la
restauratrice, que cette énigme sera centrale dans le déroulement des
évènements. Afin de résoudre ce problème obsédant, elle décide de recourir à un
joueur d’échecs qui tente de rejouer la partie à rebours à l’aide de schémas
échiquéens censés refléter l’intrigue du meurtre. Cette énigme est secondaire, et
constitue une fausse piste, ce qui fait écho au thème de la manipulation mis en
exergue au début du roman par l’intertextualité.
L’incipit du roman présente la citation de Jorge Luis Borges évoquant le thème
du jeu d’échecs lié à la configuration mise en abyme : « Dieu déplace le joueur,
et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame 255? ».
Cette référence met au premier plan la notion de manipulation. Cette orientation
préalable donnée au roman n’est pas innocente : à l’instar d’un joueur d’échecs,
Pérez-Reverte attire l’attention du lecteur vers une fausse piste dès le début du
roman.
Cette mise en abyme de l’œuvre d’art dans la fiction est porteuse d’une énigme
posée grâce jeu d’échecs. Cette énigme met en valeur à la fois la notion
d’adversité, d’opposition sans merci, et de secret qu’il s’agit de découvrir. La
mise en abyme pourrait se prolonger à l’infini : le tableau représente aussi un
miroir, qui fait face aux joueurs, reflétant la partie d’échecs. Le problème dont il
faut trouver la solution établit un parallélisme entre l’espace de l’échiquier et
l’espace où s’affrontent les joueurs, le duc Fernand d’Ostenbourg et Roger
d’Arras : le « chevalier » est aussi le « cavalier » des échecs en espagnol256. La
clef de l’énigme serait-elle inscrite sur le tableau, dans la partie d’échecs qui est
elle-même mise en abyme ?
255
Pérez-Reverte, Arturo, Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 7.
256
Cette référence au nom ambigu de la pièce est évoquée par un des personnages dans Le
Tableau du Maître flamand, p. 61 : « Sauf erreur, la pièce du jeu d’échecs que nous appelons
aujourd’hui le cavalier s’appelait chevalier au Moyen-Age… C’est d’ailleurs le cas dans de
nombreux pays européens. En anglais, par exemple, elle s’appelle knight, littéralement
chevalier. »
99
Cette configuration par inclusion régressive tend vers l’infini, comme l’a
souligné Lucien Dällenbach : « Miroirs parallèles, infini mathématique,
impression de vertige, boîte dont les motifs se répètent à perte de vue,
impressions leibniziennes d’une série de mondes emboîtés les uns dans les
autres, vertigineusement répercutés257 ». Cette mise en abyme fait partie d’une
stratégie en trompe-l’œil, très usitée au jeu d’échecs : « Il s’agit d’élucider un
assassinat […]. Qu’il ait eu lieu au XVe siècle ne change rien à l’affaire258. »
Cette énigme s’avère être à la périphérie de l’intrigue principale : la série de
meurtres commis dans l’entourage de Julia, qui en cherche la motivation dans le
tableau La Partie d’échecs. L’énigme de départ, qui porte sur un univers spatiotemporel révolu, se métamorphose en énigme policière liée à l’entourage de
Julia. Non seulement La Partie d’échecs fonctionne comme une fausse piste,
mais cette mise en abyme sert de base explicative, de référence permanente au
meurtrier. Celui-ci identifie ses victimes à des pièces du jeu d’échecs dans les
messages qu’il laisse derrière lui et qui correspondent à la position des pièces sur
l’échiquier du tableau. C’est bien l’assassin qui crée le parallélisme entre le
tableau surgi du passé et les meurtres ; il établit ainsi ses mondes possibles, les
lignes propres de l’énigme.
L’assassin établit comme matrice de départ la partie d’échecs du tableau,
représentée concrètement259 comme la partie « Toujours Jeune » de La Vie mode
d’emploi. Cette partie est reconstituée par Muñoz, le joueur d’échecs que Julia et
son collègue César ont sollicité pour résoudre le secret de la partie du tableau et
dont la mission va bifurquer : il va finalement tenter de résoudre l’énigme des
crimes perpétrés par un mystérieux assassin, apparemment joueur d’échecs. Cet
assassin « reprend la partie en main », la transposant du XVe siècle au XXe
siècle, ce qui rappelle la formulation de Prigogine sur la bifurcation.
257
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p. 35.
258
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., pp. 53-54 : « Se trata de resolver un
asesinato […] Que ocurriese en el siglo quince no cambia las cosas….» (Le Tableau du Maître
flamand, op. cit., p. 44).
259
Pérez-Reverte, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 107 (Le Tableau du Maître flamand, op. cit.,
p. 88).
100
A la première bifurcation, la stabilité de l’état stationnaire n’est plus assurée. Si l’on
s’éloigne davantage de l’équilibre, d’autres structures deviennent possibles, et la première
structure peut elle-même devenir instable ; le système, dans l’hypothèse où il serait
contraint par ses conditions aux limites à s’éloigner toujours plus de l’équilibre, se
développera donc par une succession d’instabilités et de fluctuations amplifiées.260
Ce fonctionnement, qui décrit l’entropie261 où l’instabilité s’installe peu à peu,
renvoie à celui du joueur d’échecs qui, à chaque coup, est confronté au choix
après chaque délai de réflexion ; dans Le Tableau du Maître flamand, c’est
l’assassin qui mène le jeu des bifurcations .La polysémie du titre met en
évidence le parallélisme entre la peinture, l’art, et le monde des échecs : c’est
César, l’assassin, - collègue de Julia et joueur d’échecs - qui construit les liens
entre les deux mondes. La partie d’échecs qui s’engage entre le meurtrier et le
joueur Muñoz est transcrite par les différentes mises en abyme des étapes de la
partie, qui se construit au fil des assassinats262.
L’originalité de cette partie réside dans le fait qu’elle doit être rejouée, répétée à
l’envers par le joueur d’échecs détective Muñoz. Celui-ci doit comprendre
l’action du tueur et ses menaces, la cohérence de son jeu. L’échiquier,
représentation par inclusion régressive, fonctionne comme un miroir. En
fonction des coups déjà joués qu’il identifie sur l’échiquier, le jouer d’échecs
doit anticiper ceux prévus par le meurtrier César. Le joueur, véritable Sherlock
Holmes, nomme ce procédé « analyse rétrospective263 ».
La mise en abyme dans le roman permet d’effectuer des retours dans le passé. Le
jeu d’échecs est le cadre qui permet le jeu des suppositions, d’établir de façon
active et dynamique les hypothèses sur les coups passés comme étant possibles.
Chaque diagramme constitue un des maillons des multiples bifurcations. Le
260
Prigogine, Ilya, et Stenghers, Isabelle. La Nouvelle alliance, op. cit., pp. 229-30.
261
L’entropie doit être pris au sens d’état de désordre d’un système.
262
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 143 (Le Tableau du Maître flamand,
p. 119).
263
Idem, p. 105 (Idem, p. 87).
101
cheminement logique du joueur doit amener à la résolution de cette énigme
policière.
Ce système de régression temporelle tendant vers la résolution d’une énigme
rappelle le fonctionnement du roman de Maurensig, La Variante de Lüneburg.
Ce roman allie également échiquiers et énigme policière. L’inclusion régressive
ne prend pas dans ce roman la forme de représentations graphiques de parties
d’échecs. La résolution de l’énigme policière requière aux deux narrateurs, qui
interviennent à tour de rôle dans ce roman bipartite, de relater, en différents
paliers temporels, les parties qui ont été jouées dans le passé : les parties
d’échecs se multiplient dans ce roman à la structure temporelle régressive.
Le problème à la fois échiquéen et policier, qui se pose au début du roman, est le
meurtre de Frisch, homme d’affaires et joueur d’échecs viennois, assassiné alors
qu’est posé sur sa table de travail « un échiquier sur lequel les pièces avaient été
abandonnées dans une position compliquée de milieu de partie264. »
L’univers du roman est accessible par paliers où échiquiers et parties d’échecs se
multiplient, cette prolifération tendant vers l’infini. La mystérieuse partie
abandonnée par Frisch trouvé mort au début du roman ouvre une brèche par
laquelle le narrateur s’engouffre : il y pénètre comme à l’intérieur d’un dédale
dont le centre serait les fatales parties entre Frisch et Tabori, Rubinstein de son
vrai nom, entre le nazi et le juif dans le camp de concentration perdu dans les
bruyères de la lande de Lüneburg. La mise en abyme de la partie d’échecs
constitue le fil d’Ariane qui relie les différentes strates spatio-temporelles du
roman.
Le roman de Patrick Séry, Le Maître et le scorpion, établit également un lien
entre jeu d’échecs et camp de la mort, rapprochement que Michael Rinn a relevé
dans son article. A la variante de Lüneburg pourrait se substituer « la variante de
l’indicible », comme l’a souligné Michael Rinn dans « La Variante de
l’indicible : une mise en texte du génocide265 ». Michael Rinn montre la tension
qui existe chez les protagonistes narrateurs de leur propre histoire, Tabori264
265
Maurensig, Paolo, La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 13.
Rinn, Michael, « La Variante de l’indicible : une mise en texte du génocide », dans
Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs et les lettres, op. cit., p. 539.
102
Rubinstein dans la seconde partie de La Variante de Lüneburg, et Von FrischMorgenstein dans Maître et le scorpion ; ces deux, personnages, qui portent
deux noms selon les périodes de leur vie, sont écartelés entre la volonté de
dévoiler, et celle de cacher ce qui s’est passé : « Comme le montre
l’anéantissement psychique de Rubinstein/Von Frisch, ce processus ne cesse de
gagner en violence pour finir par créer un « vide signifiant » tiraillé entre « je
vous dirai tout » et « je n’ai rien dit »266. »
Tel un joueur d’échecs dissimulant ses véritables intentions à son adversaire,
Tabori avance masqué au fil de la narration qu’il usurpe au narrateur Hans, le
jeune inconnu du train, dès la seconde partie du roman : « Laissons le train
suivre sa course. […] Moins d’une heure les sépare de Vienne, juste le temps
qu’il faut à Hans pour mener la partie jusqu’au coup final en racontant à la
personne qui se cache sous le nom de Frisch mon histoire267. »
Dans ce roman à la configuration spatio-temporelle complexe, la mise en abyme
du jeu d’échecs permet de relier les différentes ramifications de cette histoire,
dont l’énigme policière se métamorphose, au cours des deux narrations, en
question métaphysique insoluble. Dans ce roman où une partie d’échecs en
cache une autre, les parties se multiplient, tendant vers l’infini que symbolise
l’échiquier hébraïque du père de Tabori, qui se transmet au fil des générations.
B. Temporalité : simultanéité
d’espaces
266
Idem, p. 543.
267
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg. Milano : Adelphi, 1993, p. 92 (La Variante de
Lüneburg, trad. François Maspero, Paris, Seuil, 1993, p. 109) : “Lasciamo che il treno prosegua
la sua corsa.[…] Meno di un’ora li separa da Vienna, il tempo necessario perché Hans conduca a
termine il suo finale di partita raccontando alla persona che si cela sotto il nome di Frisch la mia
storia. »
103
La mise en abyme du jeu d’échecs permet d’établir des relations entre différents
espaces-temps : l’inclusion fait apparaître le multiple dans l’unicité. L’espace
déterminé et confiné du jeu d’échecs, défini comme espace « strié » par
Deleuze268, ouvre une brèche vers l’infini par ces inclusions régressives de la
même forme projetant le lecteur vers d’autres mondes possibles, évoque avec la
formulation de Lucien Dällenbach :
Simplifiant la complexité de l’original, la réplique fictionnelle convertit le temps en espace,
transforme la successivité en contemporanéité et, par là même, accroît notre pouvoir de
com-prendre. Aussi Gide n’avait-il pas tort de remarquer que « rien n’établit plus sûrement
les proportions de l’ensemble », ni Valéry de lui faire écho en écrivant que « se mirer, c’est
affronter l’être et sa fonction ». En stylisant ce qu’elle copie, la maquette fait le départ
entre ce qui est essentiel et ce qui n’est qu’accessoire : elle in-forme269.
La mise en abyme oriente le lecteur et synthétise la signification de l’œuvre . Les
romans de Nabokov, de Maurensig, de Pérez-Reverte ou de Perec, qui placent le
jeu d’échecs en figure miniaturisée répétant la structure de l’ensemble,
s’appuient sur cette stratégie afin de faire coïncider simultanément plusieurs
espace-temps. Cette configuration rappelle la notion des trois présents chez Saint
Augustin évoquée par Paul Ricœur , le présent constituant une tension entre
mémoire du passé et attente de l’avenir270.
268
Voir introduction, p. 1.
269
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, op. cit., pp. 77-78.
270
Ricoeur, Paul, Temps et récit : l’intrigue et le récit historique, Paris : Seuil, 1983, pp. 46-
47 : « La théorie du triple présent, reformulée en termes de triple intention, fait jaillir la distensio
de l’intensio éclatée! […] Néanmoins,mon attention (attentio) est là présente ; et c’est par elle
que transite (traicitur) ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, avance
(agitur et agitur), plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout
entière soit épuisée, quand l’action toute entière est finie et a passé dans la mémoire. » Tout ce
paragraphe a pour thème la dialectique de l’attente, de la mémoire et de l’attention, considérées
non plus isolément, mais en interaction270. »
104
Cette conception unificatrice des trois temps du présent, tension entre la
mémoire et l’attente, trouve une illustration parfaite dans le jeu d’échecs où la
position des pièces sur l’échiquier saisie à un moment donné porte en elle le
passé, les différents choix déjà effectués, ainsi que les racines du développement
futur du jeu qui n’est pas encore visible. A chaque moment de réflexion,
ponctuant chaque mouvement sur l’échiquier, le joueur d’échecs est confronté à
cette tension où le présent contient la trace du passé ainsi que les prémices de
l’avenir, échappant par cette tension à toute valeur ontologique stable.
La partie d’échecs abandonnée par Frisch dans La Variante de Lüneburg illustre
ce principe des trois présents : elle constitue un indice majeur permettant de
reconstituer les circonstances du meurtre. La mise en abyme permet de briser le
principe de continuité et de linéarité du récit en l’orientant vers un passé causal
de l’échec et mat infligé à l’industriel Viennois dont la vie est apparemment lisse
et transparente.
La référence à la légende de Sissa271, racontée dans les premières pages de La
Variante de Lüneburg, inscrit l’énigme policière dans une perspective dépassant
les frontières spatio-temporelles de la Vienne contemporaine. Elle invite le
lecteur à résoudre le problème échiquéen du mat272 du roi, l’industriel Frisch
trouvé mort, non en se cantonnant à une banale énigme policière, mais en
l’insérant dans une structure spatio-temporelle plus large.
La reconstitution de la partie, qui adopte la configuration duelle du jeu d’échecs
avec deux parties distinctes, entraîne le lecteur vers des strates temporelles de
plus en plus éloignées. La mise en abyme, l’inclusion d’autres parties dans la
partie de manière régressive, crée un effet d’élargissement des perspectives
initiales d’un « ici et maintenant » limitatif. La partie fatale se trouve reliée à une
partie, liée au passé immédiat de Frisch, où il affronte son collaborateur Baum
271
La légende raconte que Sissa, l’inventeur du jeu d’échecs, demanda à son souverain, en guise
de récompense, de lui donner un grain sur la première case, deux sur la seconde et ainsi de suite,
en doublant le nombre à chaque case. A la fin, le roi s’aperçut que la demande, à première vue
modeste, allait le ruiner, tant la quantité de blé était élevée !
272
Mat vient du mot arabe mort, qui a donné « matar » en Espagnol (« tuer ») et « mater » en
français.
105
dans le train, selon son habitude. Deux indices de « l’Unheimlich » viennent
s’ajouter à cette confrontation habituelle dans la vie de Frisch, réglée comme du
papier à musique : l’utilisation inaccoutumée d’une variante échiquéenne, la
variante de Lüneburg, que Frisch abhorre et qui l’amène à la défaite, et la
présence d’un jeune inconnu, témoin de son échec, qui défend l’efficacité de
cette variante. Derrière le jeune homme se cache un grand maître des échecs qui
révèle son identité en racontant son histoire.
Par ce jeu « d’histoire dans l’histoire », la narration renvoie au passé du jeune
maître derrière lequel se profile un autre maître, qui a initié le jeune homme aux
échecs, et dont la destinée ne semble pas étrangère à celle de Frisch. La structure
de mise en abyme permet d’élargir la perspective du roman, en le faisant tendre
vers l’infini. Cette structure régressive à l’infini rappelle la formulation de Brian
McHale au chapitre « Chinese-box worlds » - « les mondes en structure de
poupée gigogne » - de The Pöstmödernist Fictiön, plus particulièrement au
paragraphe intitulé « vers la régression infinie.»
Quel degré de profondeur doit atteindre une structure régressive avant que la pression
d’une régression infinie ne commence à se faire sentir ? […] Mais ne commençons-nous
pas à ressentir déjà la possibilité d’une régression infinie dans une structure qui se répète
à trois niveaux, comme le chapitre « Le vent meurt. Vous mourez. On meurt » de
Exterminateur de William Burroughs (1973), où un homme, dans une salle d’attente, lit
dans un magazine l’histoire d’un homme qui lit un magazine sur un homme lisant un
magazine ? Si le spectre de la régression infinie est véritablement évoqué ici, ce n’est pas
tant par la profondeur de la structure de répétition que par la force et la manière explicite
par laquelle elle est mise au premier plan. Burroughs permet à l’un de ses lecteurs de
magazine de réfléchir sur l’ontologie à plusieurs niveaux dans laquelle il est lui-même
coincé273.
273
McHale, Brian, The Pöst-Mödernist Fiction, op.cit., p. 114 : How deep does a recursive
structure need to go before the tug of infinite regress begins to be felt? […] But do we already
begin to feel the possibility of infinite regress in a recursive structure of only three levels, such as
the chapter “Wind die. You die. We die.” From William Burroughs’s Exterminator! (1973),
where a man in a waiting-room reads a magazine story about a man reading a magazine story? If
the spectre of infinite regress does get evoked here, it is not so much by the depth of the
106
L’histoire de Burroughs, évoqué par Brian Mc Hale dans ce passage fait
référence à la mise en abyme d’un personnage lisant l’histoire d’un autre homme
qui lit lui-même. De même, trois niveaux d’inclusion régressive structurent le
roman La Variante de Lüneburg. L’histoire du maître Frisch contient celle de
Hans qui, racontant son histoire, amène le lecteur vers son intrigue passée. Ce
récit contient lui-même l’histoire de Tabori-Rubinstein qui intercepte lui-même
la ligne du récit dès la seconde partie du roman.
Comme le souligne Brian McHale, ce jeu d’inclusion tend vers la régression vers
l’infini non pas tant par la profondeur des différentes couches temporelles - qui
sont au nombre de trois dans le roman de Maurensig, le récit de Tabori menant le
lecteur au centre du labyrinthe par l’évocation de ses parties avec le nazi Frisch
au camp de la mort - que par son aspect ontologique explicitement constitué de
plusieurs niveaux.
Cette configuration « en poupée gigogne » permet de porter l’infini. Brian
McHale rappelle les différentes modalités évoquant l’incommensurable : “On
peut aussi approcher l’infini, ou l’évoquer, en effectuant un saut en avant ou en
arrière, afin d’atteindre un autre niveau274. »” Cette construction à plusieurs
niveaux constitue une stratégie pour l’auteur qui porte un coup fatal à toute
stabilité ontologique. La mise en abyme permet le dévoilement du
« Unheimlich » de l’histoire qui aurait dû rester cachée. L’inclusion détourne la
lecture de l’univers sécurisant où tout est ordonné, caractéristique de la vie
menée par Frisch l’industriel.
Le récit aboutit à une modalité du possible où est représentée une scène qui
aurait pu se passer dans l’univers du camp de la mort : la partie confrontant le
nazi et sa victime est une variante, une possibilité du génocide. La légende de
recursive structure as by the vigor and the explicitness of its foregrounding. Burroughs allows
one of his magazine-readers to reflect upon the multi-leveled ontology in which he himself is
sandwiched. (Ma traduction en français).
274
Idem, p. 115 : « Infinity can also be approached, or at least evoked, by repeated upward jumps
of level as well as downward jumps. »(Ma traduction).
107
Sissa qui introduit le roman rappelle un principe de multiplication s’approchant
de l’infini : un grain de blé semble dérisoire, mais sa multiplication progressive
selon la géométrie quadrillée de l’échiquier échappe à toute limite quantitative.
Les parties d’échecs, tout comme le nombre de morts, semblent soumises à ce
principe de multiplication mathématique tendant vers l’infini.
Sous le masque du fini, du mesurable, la mort somme toute banale du joueur
d’échecs Frisch, se cache l’ombre d’une puissance infinie et maléfique où
chaque partie perdue par Tabori dans le camp de la mort correspond à un nombre
d’exécutions humaines selon une relation causale mécanique définie par le
rationnel Frisch. La mise en abyme permet de créer une tension entre l’espace du
connu et du mesurable et celui de la multiplication sans limites annoncée par la
légende de Sissa et par l’échiquier du père de Tabori, dont l’origine se perd dans
la nuit des temps.
La mise en abyme donne la possibilité d’établir une continuité entre le passé et le
présent. L’effet de miroir élargit la perspective d’une « représentation-présence »
vers l’infini du « néant-absence ». Cette tension vers le néant apparaît dans La
Variante de Lüneburg, où la mort prend des dimensions incommensurables :
« J’ai compris qu’en ce lieu, dans une dimension qui m’était interdite, s’était
jouée une partie dont l’enjeu et les pertes étaient incalculables275.» Cette
évocation de l’infini sous les traits d’un néant fantomatique rappelle l’analyse
que livre Bertrand Rouby dans « Spectres de l’infini : Anno Domini de George
Barker » :
L’infini scientifique, non commensurable, fait place à l’infini métaphysique, non mesurable.
Cette présence, ou plutôt cette trace, apparaît sur un mode spectral. L’infini, entendu
comme ce qui transcende les échelles de mesure du monde fini, serait en quelque sorte
l’ectoplasme d’un corps absent. Cette image est frappante dans l’évocation d’Hiroshima276.
275
Maurensig, Paolo, La Variante di Luneburg, op. cit.,p. 158 : « …capii che altrove, in una
dimensione ame preclusa, si era giocata una partita a scacchi la cui posta e le cui perdite erano
incalcolabili. » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 189).
276
Rouby, Bertrand, « Spectres de l’infini : Anno Domini de Georges Baker », op. cit., p. 283.
108
Cette formulation évoquant un poème de Barker sur Hiroshima pourrait
s’appliquer à l’Holocauste et à l’espace du camp de la mort qui affecte la
perception que Tabori a du temps, ne formant plus « qu’un flux ininterrompu où
seul le néant pouvait expliquer le néant277 ». Au centre de l’histoire autour
duquel gravitent les personnages siègent le vide et le néant, qui représentent une
modalité de l’infini. La mise en abyme permet de décentrer l’intrigue de départ,
qui est constituée d’une énigme policière, et d’effectuer un passage vers un
espace d’altérité.
Le Tableau du Maître flamand commence également par une énigme à résoudre,
portant sur le tableau du maître hollandais du XVème siècle. Comme le cavalier
au jeu d’échecs qui peut procéder à une double attaque « en fourchette », la
question quis necavit equitem porte à la fois sur la partie d’échecs mise en
abyme dans le roman et sur le meurtre du chevalier d’Arras survenu quelques
années auparavant. Cette double signification est révélée par la présence de
miroirs, où se reflètent la partie d’échecs comme les personnages. Le narrateur
joue « sur plusieurs tableaux » ; toute signification semble résonner en multiples
échos se répercutant dans plusieurs espaces-temps, ce qui donne au tableau une
valeur intemporelle. L’espace d’altérité surgit dès le début du roman,
déstabilisant l’univers de Julia, restauratrice du tableau : « Elle comprit alors que
La Partie d’échecs allait être autre chose qu’un simple travail de routine 278».
L’œuvre revêt, par le biais du tableau, l’aspect d’un roman historique mais ces
va-et-vient entre le Madrid contemporain et le passé de la noblesse flamande
s’éclipsent sous la prédominance de l’intrigue policière confinée à l’entourage de
Julia. Le joueur d’échecs recruté pour résoudre l’énigme du chevalier en
retrouvant les mouvements antérieurs sur l’échiquier doit dorénavant se
277
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, p.131 : « …un fluire ininterrotto, dove solo il
nulla poteva spiegare il nulla. »(La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 156).
278
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, Madrid : Alfaguara, 1990, p. 9 : « Fue entonces
cuando comprendío que La partida de ajedrez iba a ser algo más quesimple rutina profesional. »
(Le Tableau du Maître flamand, trad. Jean-Pierre Quijano, Paris : Lattès, 1993, p. 7).
109
consacrer à la résolution du problème échiquéen posé par le mystérieux assassin
menaçant des personnes réelles.
Les variantes établies par l’assassin se fondent sur les pièces du tableau : Le
Tableau du Maître flamand illustre l’interaction permanente entre les trois
présents évoqués par Saint Augustin. L’utilisation du tableau dans le roman met
en œuvre la dialectique de la rémanence et du passage, du mouvement : il existe
une partie figée dans un moment qu’illustre le tableau dont la signification peut
se retrouver dans plusieurs espaces (passé, présent, dans le jeu, hors du jeu) mais
également, sur l’échiquier,
plusieurs mouvements possibles peuvent
s’actualiser, changeant le cours des choses. Par ce jeu entre les coups passés qui
doivent être reconstruits et les coups futurs qui doivent être prévus se nouent les
trois présents279. Le temps, qui passe par définition, fait que le présent est
« déchiré», écarté entre le passé et l’avenir.
Ce présent à géométrie variable s’inscrit dans le roman non seulement par la
mise en scène du jeu, par l’intermédiaire du tableau, mais par les différents
diagrammes censés reproduire les coups passés, puis, à l’inverse, la projection
des coups possibles à venir. Les deux « sens » cohabitent, comme dans la
traversée d’Alice à travers le miroir. Dans la logique du monde possible « de
l’autre côté du miroir » construit par Lewis Carroll, l’effet précède la cause,
comme le reflet inversé du monde empirique. La mémoire, comme la logique, y
fonctionne dans les deux sens : « La mémoire s’exerce dans les deux sens280».
La mise en abyme offre un miroir qui fonctionne dans les deux sens, incluant
passé et à venir. Comme dans le monde où Alice évolue281, le joueur d’échecs du
roman d’Arturo Pérez-Reverte effectue une marche à rebours : partant de la
279
Ricoeur, Paul, Temps et récit : L’intrigue et le récit historique,op. cit., p.41 : “ C’est quand il
passe que nous mesurons le temps ; non le futur qui n’est pas, non le passé qui n’est plus, ni le
présent qui n’a pas d’extension, mais « les temps qui passent ». C’est dans le passage même,
dans le transit, qu’il faut chercher à la fois la multiplicité du présent et son déchirement.”
280
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’autre côté du miroir, op. cit., p.132 :
“One’s memory works in both ways”.
281
Idem, pp. 130-31 : “That’s the effect of living backwards.” (« C’est ce qui arrive lorsque l’on
vit à l’envers. »)
110
position des pièces du tableau, reproduite par un diagramme282 qui est en
quelque sorte son miroir, Muñoz retrace le cheminement antérieur des pièces, ce
que César, restaurateur et ami de Julia, appelle « analyse rétrospective283 ».
Ce type d’analyse rappelle les problèmes échiquéens, que Nabokov associe à la
poésie, comme le montre son œuvre Poèmes et Problèmes284. Les dix-huit
problèmes d’échecs de Nabokov, qui suivent trent-neuf poèmes russes et
quatorze en anglais, sollicitent plutôt un sens de l’anticipation chez le lecteur ; il
s’agit de trouver la solution pour arriver à l’échec et mat pour l’un des joueurs.
Cependant, les problèmes proposés demandent parfois au lecteur d’opérer des
retours en arrière avant de prévoir le coup de grâce porté au camp adverse,
comme dans le dernier problème où le dernier coup doit être repris afin d’obtenir
le mat285. Nabokov précise que ce problème a déjà été publié dans un journal de
l’émigration sous son nom de plume V. Sirin, ce qui renforce la similitude entre
poésie et jeu d’échecs.
Comme le problème échiquéen, la littérature, telle que l’auteur post-moderne la
conçoit, sollicite les facultés d’associations du lecteur qui doit déchiffrer les
allusions intertextuelles et la stratégie de l’auteur jouant avec le langage. Les
diagrammes échiquéens dans Le Tableau du Maître flamand ne représentent pas
seulement un mode d’inclusion « du jeu dans le jeu » ; ils constituent la mise en
abyme de la stratégie de l’écriture post-moderne, sollicitant les facultés
d’analyse du lecteur, contraint aux constants aller-retours entre un passé posé en
hypothèse et un présent tendu vers l’avenir.
La mise en abyme permet de répertorier les coups précédents afin d’identifier
l’auteur du crime du tableau et ensuite de prévoir quelles seront les futures
282
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 138 (Le Tableau du Maître flamand,
op. cit., p. 115).
283
Idem, p. 138 : “Análisis retrospectivo “( Idem, p. 115).
284
Nabokov, Vladimir, Poèmes and Problèmes, op. cit.
285
Nabokov, Vladimir, Poèmes et problèmes, op. cit., p. 259. Vladimir Nabokov, fasciné par
l’idée de métamorphose, note qu’ « il y a une sorte de magie blanche dans la transformation
rétrospective de la Tour blanche en cavalier noir, et de la Tour noire en cavalier blanc, avec
symétrie des pièces. »
111
victimes du meurtrier opérant dans l’entourage de Julia. En créant un effet de
miroir englobant le passé et l’avenir, la mise en abyme témoigne du dépassement
de l’univers spatio-temporel du départ, qui évoque la formulation de
Dällenbach pour définir cet effet de spécularité : « miroirs parallèles, infini
mathématique, impression de vertige, boîte dont les motifs se répètent à perte de
vue286 ».
L’approche de l’infini se fait grâce à la reconstruction mimétique des
mouvements passés, posés comme hypothèse pour l’enquêteur dans lequel s’est
transformé le joueur d’échecs. Cette démarche est susceptible d’être mise en
perspective avec la théorie des mondes possibles. Thomas Pavel, évoquant
l’évolution de la logique modale vers des discours non référentiels, affirme
qu’alors devint « perceptible la parenté entre la fiction et le possible287 ».
Muñoz établit son possible, qui est en fait une nécessité logique du point de vue
d’un joueur de bon niveau, et qui équivaut totalement à une fiction, en tant
qu’hypothèse non vérifiable. Le joueur aboutit à la conclusion que le dernier
coup joué a été la reine, « la dame noire » : « En bonne logique, quand nous
éliminons tout ce qui est impossible, ce qui reste doit nécessairement être vrai,
même si la solution paraît improbable ou impossible288 ».
Cette hypothèse débouche sur le diagramme reproduisant la position antérieure :
le joueur reproduit une position, tout comme le peintre Peter Van Huys l’a fait
par le tableau. La polysémie de mot « maître » dans le titre du roman marque
l’analogie entre la peinture et le jeu d’échecs, entre le monde fictionnel et les
suppositions qui constituent toutes les bifurcations par lesquelles s’engage
mentalement le joueur d’échecs, « imaginaires espaces abstraits, visibles de lui
seul289 ». Cette proximité ontologique entre la fiction et le réel - le joueur décrit
ce qui a pu se passer ou ce qui aurait pu se passer - est mise en avant par
286
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p.35.
287
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 8.
288
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 141 : « En pura lógica, cuando
eliminamos todo lo imposible, lo que queda, por improbable o difícil que parezca, tiene
forzamente queser cierto. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 117).
289
Idem, p . « …imaginarios espacios abstractos que sόlo él era capaz de ver. » (Idem, p. 117).
112
Muñoz : « Avec tous les mondes imaginables, comme ce tableau, qui sont régis
par les mêmes règles que le monde réel290 ».
Les spéculations de Muñoz sont les bases sur lesquelles Julia reconstruit
mentalement le meurtre du chevalier d’Arras par Béatrice de Bourgogne,
désignée par le jeu d’échecs, miroir intérieur éclairant la vérité. La structure de
la mise en abyme en cinq niveaux du tableau est résumée par un schéma dessiné
par Julia291. Le cinquième niveau, le miroir, contient tous les autres, reflet
inversé de la scène entière.
L’association du motif de l’échiquier et celui du miroir renvoie à l’œuvre de
Lewis Carroll De l’autre côté du miroir, thème repris ultérieurement par
Massimo Bontempelli292. La notion d’image inversée met au premier plan
l’aspect « trompe-l’œil » que représente la tentative de se « remémorer » des
290
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 136 : « Cualquier mundo imaginable,
como ese cuadro, se rige por las mismas leyes que el mundo real. » (Le Tableau du Maître
flamand, op. cit., p. 113).
291
Idem, p. 225 : « Nivel 1. Julia Nivel 2. El escenario dentro del cuadro, suelo en forma de
tablero de ajedrez que contiene a los personajes. Nivel 3. Personajes del cuadro : Fernando,
Beatriz, Roger. Nivel 4. Tablero de ajedrez en el que dos personajes juegan la partida. Nivel 5.
Piezas que symbolizan a los personajes del cuadro (y ahora también personajes reales). Nivel 6.
Espejo pintado que refleja la partida y los personajes, invertidos. » (Idem, p. 147 : « Niveau 1. La
scène du tableau. Dallage en forme d’échiquier qui renferme les personnages. Niveau 2. Les
personnages du tableau. Niveau 3. Echiquier où se déroule la partie. Niveau 4. Pièces
symbolisant les personnages. Niveau 5. Miroir peint qui reflète la partie et les personnages,
inversés. »). On note que dans le texte original, en Espagnol, sont représentés 6 niveaux, par
opposition à la traduction française, le premier niveau étant constitué par Julia elle-même. Le
niveau 4, correspond au 5 en Espagnol, est défini plus précisément dans cette langue, puisque les
deux aspects de la symbolisation sont donnés explicitement au lecteur : symbolisation par
rapport au personnages représentés, et symbolisation par rapport aux personnages réels, de
l’entourage de Julia.
292
Bontempelli, Massimo, L’Echiquier en face du miroir, trad. Jean-Baptiste Para, Paris :
Gallimard, 1990).. L’œuvre, écrite en 1925, s’inspire de Lewis Carroll : un petit garçon passe à
travers un miroir, où il rencontre des pièces du jeu d’échecs.
113
actes, au sens anglais du terme293. Cette entreprise apparaît dans sa facticité : la
recherche de l’assassin du chevalier n’est qu’une fausse piste ; l’enquête est
déviée vers l’espace-temps des personnages du roman dès lors qu’Alvaro, ancien
amant de Julia, est assassiné, répétant ainsi la trame principale du tableau.
Le tableau acquiert une nouvelle signification : il devient la mise en abyme du
meurtre qui semble se reproduire à l’infini. Le mystérieux assassin propose de
continuer la partie d’échecs, qui semble s’engager dans un jeu de massacres. Les
interprétations du joueur se portent vers l’avenir, après avoir exploré le passé,
comme le souligne Muñoz : « Qui que ce soit, il connaît le déroulement de la
partie et sait, ou imagine, que nous avons découvert son secret en jouant à
l’envers. Parce qu’il nous propose maintenant de continuer de jouer en avant ; de
reprendre le jeu à partir de la position des pièces sur le tableau294. »
L’énigme échiquéenne295 que propose le mystérieux joueur, prêt à « mater » au
sens espagnol du terme296, est la mise en abyme d’un meurtre annoncé. Les
annotations sur la carte en bristol transmise par l’assassin sont codifiées selon les
symboles officiels représentant les mouvements des pièces sur l’échiquier. Il
indique une proposition de jeu pour ses adversaires et sa propre réponse de
manière anticipée.
Les différents diagrammes sont dès lors tendus vers l’avenir, comme celui
témoignant de la prise de la tour blanche297, indice avant-coureur du meurtre de
293
Se remémorer se traduit en anglais par « remember », littéralement « remettre les membres
ensemble », ce qui s’applique particulièrement bien au jeu d’échecs, où les pièces ne prennent
sens que les unes par rapport aux autres.
294
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 197 : « Sea quien sea, conoce el
desarrollo de la partida y sabe, o imagina, que hemos resuelto su secreto hacia atrás. Porque
propone seguir moviendo hacia adelante ; continuar el juego a partir de la posición que las piezas
ocupan en elcuadro.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 166).
295
Idem, p. « Muños indicó la cartulina -, Tb3?…Pd7-d5+ » (Idem, p. 167 : « Muñoz montrait la
carte de bristol.-Tb3 ?…Pd7-d5+. »
296
297
« Matar » signifie « tuer ».
Idem, p. 269 (Idem, p. 226).
114
l’amie de Julia, Menchu Roch, dont le nom renvoie à la tour298. Ils ont une
fonction proleptique tout en restituant au texte sa puissance d’énigme. Les
différents stades du jeu portés sur le diagramme incarnent également les
bifurcations possibles, comme en témoigne la remarque de Muñoz : « La partie
bifurque comme les branches d’un arbre299 ».
Cet aspect de la mise en abyme, métaphore interne de toutes les possibilités de
développement de l’intrigue, rappelle l’analyse de Bertrand Westphal dans
« parallèles, mondes parallèles et archipels » :
Quoi qu’il en soit, on aura à établir un lien de causalité à chaque « point de bifurcation ».
La relation participe d’un ré-enchaînement rétroactif, qui suppose une impulsion
subjective. En outre, elle suppose une téléologie bien ordonnée. En d’autres termes,
l’arbre, quand il est perçu comme une ligne unique et multipare, repose lui aussi sur un
paradoxe : il est censé exprimé une totalité qui relève d’un travail de sélection,
d’élaboration de possibilia. Or totalité et sélection sont antonymes300.
La partie d’échecs, fragmentée en plusieurs moments de la réflexion, qui sont
reproduits schématiquement par les diagrammes du Tableau du Maître flamand,
suppose une sélection, une bifurcation à chaque nouveau coup. Mais l’ensemble
de la partie forme une arborescence représentant une totalité : le jeu d’échecs
métaphorise ce paradoxe évoquée par Bertrand Westphal.
Totalité et sélection, ces deux polarités de l’espace échiquéen, constituent les
paramètres de La Vie mode d’emploi. Le roman rassemble le disjoint, les vies
disparates racontées au fur et à mesure de la constitution de ce vaste puzzle. A
298
Cette clé de l’énigme est révélée par le joueur d’échecs, Pérez-Reverte, La Tabla de Flandes
p. 308. (Le Tableau du Maître, p. 259). Le nom de famille de Menchu est Roch : ce mot est le
même que le mot anglais rook, qui veut dire tour aux échecs, il correspond également au français
roc, ancien nom de la tour et, dans une autre orthographe, roque, mouvement qui fait intervenir
simultanément le roi et la tour.
299
Pérez-Reverte, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 307 : « A partir de este punto, la partida se
bifurca igual que las ramas de un arból. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 258).
300
Westphal, Bertrand, « parallèles, mondes parallèles et archipels », op. cit., p. 238.
115
chaque chapitre, le cavalier est face à un choix, bifurcation qui peut changer
l’ordre des cases dans la formation progressive de cette totalité. La mise en
abyme est le principe structurel sur lequel repose le roman, qui joue sur la
similitude du contenu et du contenant : chaque case est un carré orthogonal à une
autre échelle, comme le montre la description de certaines pièces, Perec jouant
avec la polysémie de ce mot : « C’est une pièce octogonale dont les quatre pans
coupés dissimulent de nombreux placards 301».
Le thème de l’emboîtement apparaît sous la forme miniaturisée de boîtes de
Madame Hourcade contenant les puzzles de Bartlebooth et Winkler.
Avant la guerre, elle travaillait dans une fabrique de cartonnages, qui faisait des
emboîtages pour des livres d’art […] C’est à elle, bien sûr, en mille neuf cent trente-quatre,
quelques mois avant son départ, que Bartlebooth commanda les boîtes dans lesquelles
Winkler devrait mettre ses puzzles au fur et à mesure de leur fabrication : cinq cents
boîtes absolument identiques302.
Le motif du carré et du quadrillage parcourt le roman de manière récurrente,
comme en témoigne le chapitre consacré à madame Moreau. Il apparaît sous la
forme de « grands registres quadrillés reliés de toile noire dont elle numérotait
les pages à l’encre violette303 » ou des « quelques carrés de salade et de
choux304 » qu’elle mangeait. Toutes ces allusions constituent autant de petits
miroirs qui tissent le vaste puzzle du roman. La géométrie du carré se matérialise
également dans l’espace du roman sous forme de mots croisés305 ou schéma
échiquéen306.
Cette forme semble liée aux « souvenirs imaginés » de Perec, comme l’a relevé
Bernard Magné dans le chapitre « Quelques pièces pour un blason » de
301
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p.140.
302
Idem, p. 67.
303
Ibid., p. 129.
304
Ibid., p. 129.
305
Ibid., p. 141.
306
Ibid., p. 395.
116
Portrait(s) de Georges Perec : « Espace réel de l’écriture, qui fait lointainement
écho à l’espace fantasmé, rêvé par l’orphelin de Villars : « Sur la table, il y aurait
eu une toile cirée à petits carreaux bleus »307 ». Privé de souvenir, Perec imagine
« ce qui aurait pu être », autrement dit un monde possible qui est également un
monde fictionnel.
Ce quadrillage de l’espace (il ne faut pas oublier le second sens de
« quadriller308 ») permet de cerner un espace déterminé, de le contrôler : à
l’intérieur, Perec construit à partir du vide. La notion de souvenir lié à une forme
renvoie au titre du roman W ou le souvenir d’enfance309, mais aussi au passage
relaté par Stella Béhar dans Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire.
Parodiant Les mots de Sartre, Perec donne sa version de sa découverte de l’écriture : la
lettre : « Le premier souvenir je suis assis au milieu de journaux yiddish éparpillés. Le
cercle de famille m’entoure complètement […]. Tout le monde s’extasie devant le fait que
j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré
ouvert à son angle inférieur gauche […] » Perec ne laisse pas le lecteur s’accrocher à ce
premier souvenir. Il sème immédiatement le trouble par un correctif en note dans lequel il
reconnaît que tout, dans ce souvenir, est reconstruction, invention ou erreur310.
La forme comme support au l’imaginaire : voilà déjà les prémices d’un Oulipo
avant la lettre. L’analogie surgit entre néant et infini. Le vide suggère la
construction de mondes possibles variables à l’infini ; c’est dans cette
perspective qu’il faut interpréter la mise en abyme dans La Vie mode d’emploi.
« Le cadre décrit dans le cadre », c’est à dire un élément de l’appartement dans
l’immeuble, fait émerger le souvenir. L’ensemble de tous les souvenirs
surgissant à partir d’un objet, qui en est la trace, permet de parcourir tous les
307
Portrait(s) de Georges Perec, sous la direction de Paulette Perec. Bibliothèque Nationale de
France, 2001, p. 208.
308
Bernard Magné relève le second sens de quadriller, présent chez Perec, p. 208 : « établir un
réseau de contrôle dans une zone donnée ».
309
Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, op. cit.
310
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 139.
117
temps et tous les espaces quasiment à l’infini. La présence, la trace mène au
passé absent et dispersé dans l’espace, ce qui n’est pas sans rappeler la
formulation de Jacques Derrida.
Le concept de trace est donc incommensurable avec celui de rétention , de devenir passé
de ce qui a été présent. On ne peut penser la trace - et donc la différance – à partir du
présent, ou de la présence du présent311.
A titre d’exemple, un dessin de Rémi Rorschash, dont le nom contient, au
passage le mot échecs312, suscite l’évocation de sa vie aux milles facettes, « aux
mille plis » puisqu’il a été comique de music hall, imprésario d’acrobate, agent
d’import-export en Arabie et en Afrique Noire où il vécut :
Sur le mur du fond, un grand dessin à la plume représente Rémi Rorschash lui-même […]
La vie de Rémi Rorschash, telle qu’il l’a racontée dans un volume de souvenirs
complaisamment rédigé par un écrivain spécialisé, présente un douloureux mélange
d’audace et de méprises313.
La vie de l’immeuble, instaurée dans ce cadre déterminé et limité, est constituée,
à la manière d’un puzzle, de fragments d’existence dans chaque pièces, où un
objet - pièce dans la pièce, en jouant sur la polysémie - est dépositaire d’une ou
de plusieurs vies. Cette nouvelle narration enchâssée dans la narration principale
porte le lecteur vers une infinité de temps et d’espaces.
Parfois la narration rétrospective n’est pas engagée par la présence d’un objet qui
ouvre vers un ailleurs, mais c’est seulement le pièce en soi comme structure qui
fonctionne comme une fenêtre vers un autre lieu. Tel est le cas pour l’histoire de
Marcel Appenzell, ancien locataire dans l’appartement des Altamont. Le lieu
311
Derrida, Jacques, Marges : de la philosophie. Paris : Minuit, 1972, p. 22.
312
Schach, variante de « schach », signifie « échecs » en allemand.
313
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 69.
118
appelle le processus de la mémoire, qui rassemble les éléments épars, comme
l’exprime le verbe anglais « re-member » que Perec connaissait bien.
Le lieu contient une « présence-absence », paradoxe qui est matérialisé par le
diagramme314 de mots croisés juste avant la narration de la vie de l’ethnologue,
qui vécut dans diverses tribus de l’océan pacifique. L’alternance des cases
remplies et des cases non remplies de la grille est la mise en abyme de cette
dialectique du vide et du plein : le carré vide doit être rempli jusqu’à saturation,
d’où l’histoire complexe et dispersée de l’ethnologue qui vécut dans les îles du
Pacifique. Lors de l’une de ses aventures, l’ethnologue se voit abandonné dans
une village et à son réveil, « les cases étaient vides. Toute la population du
village […] était partie […]315. »
La formulation marque une nouvelle « mise en abyme dans la mise en abyme »
en rappelant le motif des cases vides des mots croisés. L’effacement se produit
de manière impromptue, ce qui avait été annoncé par l’un des mots de la grille,
« étonnement ». Marcel Appenzell s’évertue à suivre la tribu coûte que coûte, en
dépit de sa disparition réitérée, comme s’ils exécutaient à chaque fois un étrange
rituel. Du reste, Appenzell finit par se volatiliser lui même de manière définitive,
cessant toute communication épistolaire avec sa mère qui meurt pendant
l’occupation allemande.
Cette totalité fuyante, où alternent les cases vides et les cases pleines, ne vaut pas
seulement pour les mots croisés, mais également pour le jeu d’échecs.
Contrairement aux jeux de mots qui sont un jeu statique, le jeu d’échecs permet
de varier sur l’échiquier la position des cases vides et des cases pleines par le
mouvement des pièces et la prise des pièces adverses. Aux mots croisés, une
définition et un nombre de cases suggèrent une réponse sans que soit modifié
l’ordonnancement de la grille, alors que toute la créativité du joueur d’échecs
doit se manifester par une dynamique positionnelle des pièces.
314
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 141.
315
Idem., p. 145.
119
C. La mise en abyme de l’activité
créatrice
La présence concrète du jeu d’échecs ou d’une partie d’échecs permet de mettre
en abyme la structure même du roman. Le jeu d’échecs représente également
une modalité du jeu en général. Le projet de Bartlebooth, associé à l’aquarelliste
Valène et au faiseur de puzzle Winkler, présente des analogies avec le jeu
d’échecs.
Cette fois-ci, il ne se laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par
l’impatience, mais il bâtirait son puzzle avec une rigueur cartésienne : diviser les
problèmes pour mieux les résoudre, les aborder dans l’ordre, éliminer les combinaisons
improbables, poser ses pièces comme un joueur d’échecs qui construit sa stratégie
inéluctable et imparable. […] Puis il examinerait toutes les autres pièces, une à une,
systématiquement, les prendrait dans ses mains, les tournerait plusieurs fois dans tous les
sens ; il isolerait toutes celles sur lesquelles un dessin ou un détail serait plus clairement
visible, il classerait celles qui resteraient par couleurs, et à l’intérieur de chaque couleur
par nuances, et avant même d’avoir commencé à juxtaposer les pièces centrales, il aurait
triomphé d’avance des trois quarts des embûches préparées par Winkler.316.
Ce passage correspond en tous points à la stratégie du joueur d’échecs, qui passe
par la maîtrise de l’espace. Le joueur évalue mentalement, dans le secret, toutes
les possibilités et les réponses de l’adversaire. L’aspect agônal n’est pas absent
dans l’activité apparemment solitaire de Bartlebooth : il affronte Winkler, le
faiseur de puzzles, à la fois partenaire et adversaire et doit éviter les fausses
pistes, les tours et les détours : « Le problème principal était de rester neutre,
objectif, et surtout disponible, c’est à dire sans préjugés. Mais c’est par là
précisément que Gaspard Winkler lui tendait des pièges 317. »
316
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 398-99.
317
Idem., p. 399.
120
L’activité monomaniaque de Bartlebooth est la mise en abyme de l’activité de
Perec construisant son édifice de manière consciente et rationnelle, posant les
pièces les unes après les autres. Elle est également la représentation miniaturisée
d’un certaine conception de l’activité artistique, où se mêlent rationalité, maîtrise
(excluant donc en grande partie le hasard) et ludisme, qui correspond à celle de
Perec : « Ecrire un roman, c’est établir un jeu entre l’auteur et le lecteur318 ».
Elle est emblématique d’une certaine forme d’écriture où instabilité et pluralité
de sens surgissent dans la relation entre l’auteur et les éléments de la langue,
plaçant ainsi le lecteur au centre de cette activité ludique. A l’instar de
Bartlebooth, qui fonctionne comme miroir interne de l’auteur, Perec « ne se
laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par l’impatience319 » :
L’opposition à la conception du jeu qui va du dadaïsme au surréalisme est à
peine voilée dans ce passage. Le jeu d’assemblage n’est pas conçu par
Bartlebooth comme une activité tumultueuse et désordonnée reposant sur
l’aléatoire. La conception du jeu oulipien est dominée par la contrainte et la règle
qui atténuent les effets du hasard.
Le jeu d’échecs en est l’emblème parfait : l’issue de la partie relève de la
responsabilité quasi exclusive du joueur, le hasard se limitant au choix de la
couleur qui engage la partie. Ces deux polarités du jeu correspondent à
l’opposition que Roger Caillois établit entre les notions de païdia et ludus.320
Quelles peuvent être l’extension et la signification du terme de païdia ? Je le définirai
quant à moi comme le vocable qui embrasse les manifestations spontanées de l’instinct
de jeu. […] Elle intervient dans toute exubérance heureuse qui traduit une agitation
immédiate et désordonnée, une récréation primesautière et détendue, volontiers
318
Georges Perec, entretien avec Jacqueline Piatier, Le Monde, 29 septembre 1978.
319
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 398.
320
Il est intéressant de noter, au passage, que toutes les modalités du jeu définies par Roger
Caillois se trouvent dans La Vie mode d’emploi : l’ « agôn » (jeux d’échecs, jeu de go,
compétition de bicyclette), « Alea » (jeux d’argent), « Mimicry » (théâtre) et « Ilinx » (vols par
goût du danger).
121
excessive, dont le caractère impromptu et déréglé demeure l’essentielle, sinon l’unique
raison d’être321.
Cette définition correspond à ce que Bartlebooth veut absolument éviter : la
spontanéité incontrôlée et excessive, assujettie « au rêve », c’est à dire à
l’inconscient et aux aléas du processus de création, qui représentent les postulats
mêmes du surréalisme et du dadaïsme. Au contraire, Bartlebooth pense le jeu
non comme turbulence, mais comme un « bricolage322 » rationnel, impliquant
une construction maîtrisée dans l’espace, qui peut être juxtaposée à la définition
que Caillois donne du ludus.
Ici et là sont déjà reconnaissable les aspects fondamentaux du jeu : activité volontaire,
convenue, séparée et gouvernée. […] Enfin, les mots croisés, les récréations
mathématiques, les anagrammes, vers olorimes et logogriphes de diverses sortes, la
lecture active de romans policiers (j’entends en essayant d’identifier le coupable), les
problèmes d’échecs ou de bridge, constituent, sans instruments, autant de variété de la
forme la plus répandue et la plus pure du ludus323.
L’esthétique de l’Oulipo se fonde sur la systématisation de règles, artifice
pleinement choisi par l’auteur, dont le prototype même est le joueur d’échecs
auquel Bartlebooth se réfère : il travaille sur une structure finie et déterminée
qu’il monte et démonte à l’aide de Valène et de Winkler. Cependant, les
fragments que Bartlebooth rassemble méthodiquement pour former un ensemble,
le carré du puzzle, est lui même la condensation des plus vastes fragments de
l’immeuble ; il constitue lui-même la partie d’une création à plus grande échelle,
ce qui rappelle la citation de Jorge Luis Borges placée en incipit du premier
321
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : le Masque et le vertige, op. cit., pp. 76-77.
322
Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage. Paris Plon, 1962, pp. 30-49.
323
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : Le Masque et le vertige, op. cit., p. 81.
122
chapitre du Tableau du maître flamand : « Dieu déplace le joueur, et celui-ci la
pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame324 ? ».
Le même principe pourrait s’appliquer en sens inverse, vers l’infiniment petit,
comme il apparaît par la mise en abyme du joueur d’échecs dans La Défense
Loujine.
Il ne savait de manière précise qu’une seule chose : il jouait aux échecs de toute éternité
et, comme entre deux glaces affrontées reflétant une bougie, il n’y avait, dans la nuit de sa
mémoire, qu’une perspective illuminée qui allait en se rétrécissant et, dans cette
perspective, il se voyait lui-même assis devant un échiquier, puis une infinité d’autres
Loujine, assis devant un échiquier et de plus en plus petits325.
La mise en abyme de Loujine jouant aux échecs, suivant une échelle de plus en
plus réduite jusqu’à l’infini, a pour corollaire l’éternité, infini temporel, que
traduit l’expression russe « спокон века » (« de tout temps »), traduite par « de
toute éternité ». Cette image permet de réaliser la jonction de tous les moments
par une ligne infinie, figure géométrique qui obsède Loujine : « La verticale était
infinie, comme toute ligne, et l’oblique l’était également326 ».
Les lignes formées par le déplacement des pièces semblent dépasser les limites
du cadre fini et continu de l’échiquier. Par ce dédoublement visuel de lui-même,
le joueur d’échecs, créateur de son « mirage », de son « monde » possible –
« мир » en russe – atteint l’infini et l’éternité, par la réduction progressive et
systématique vers l’infiniment petit.
324
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 9 : « Dios mueve al jugador, y éste la
pieza. Qué Dios detrás de Dios la trama empieza ? » (Le Tableau du maître flamand, op. cit., p.
7).
325
Nabokov, Vladimir, Zachtchita Lujina, op. cit., p. 95 : « Единственное, что он знал
достоверно, ето то, что спокон века играет в шарматы,– и в темноте памяти, как в двух
зеркалах, отражающих свечу, была только, светлая перспектива. Лужин за шахматной
доской , и опять Лужин за шахматной доской , только поменьше , и потом еще меньше, и
так далее, бесконечное число раз. » (Trad. La défense Loujine, op. cit., p. 150).
326
Idem, p. 29 : « Вертикальная была бесконечна, как всякая линия, и наклонная, тоже
бесконечная. » (Trad. La Défense Loujine, p. 41.).
123
Infiniment grand, infiniment petit, « cela marche dans les deux sens » soufflerait
la reine à Alice dans De l’autre côté du miroir327 : le jeu d’échecs, malgré son
apparence rationnelle et mesurable, est associé à la démesure et à
l’incommensurable. Le joueur Loujine atteint l’infini en produisant sa propre
image par une mise en abyme de plus en plus réduite, image qui évoque la
notion d’infini chez G. Cantor, qui a baptisé l’infini des nombres entiers Aleph
O : l’infini mathématique embrasse tout l’univers328, l’infiniment grand comme
l’infiniment petit. Dans Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Lucien
Dällenbach évoque la position de Ricardou sur la mise en abyme, qui « œuvre
dans l’infiniment petit […] aussi bien que dans l’infiniment grand […] et que le
seul fil sûr est l’existence de quelque chose qui ressemble à, répète ou
métaphorise quelque autre chose329 ».
Cette vision narcissique de Loujine se mirant dans son reflet tendant vers
l’infini, par un système d’auto-inclusion, symbolise la création d’un monde
possible bouclé sur lui-même, en un défi autiste au monde de la réalité. Cette
conception correspond à celle que se fait Nabokov de la création, comme
indépendante de tout référent, si ce n’est la vision intérieure de l’auteur maître de
son œuvre.
Cependant, les relations ne sont pas si tranchées entre le réel et la fiction, qui est
plutôt une version du monde, une variante du monde de départ : tout comme le
jeu d’échecs fonctionne comme un lieu de passage entre le fini et l’infini,
l’œuvre est une des infinies versions possibles d’une réalité de départ qui est
celle du monde empirique, mesurable et fini.
327
La reine explique à Alice que la mémoire fonctionne dans les deux sens (p. 132 : « One’s
memory works both ways »).
328
329
L’aleph, la première lettre hébraïque, représente traditionnellement l’univers.
Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p. 202
(souligné dans le texte).
124
Bilan provisoire
La thématique de la mise en abyme relie le jeu d’échecs au thème du miroir ;
cette association a été inaugurée par Lewis Carroll, reprise explicitement par
Massimo Bontempelli, dans L’Echiquier devant le miroir, et, de manière plus
allusive, par Nabokov. La référence à Lewis Carroll ne peut échapper au
lecteur : la mise en abyme dans La Défense Loujine développe la thématique du
reflet et de la duplication. Loujine circule d’ailleurs sur un vaste échiquier noir et
blanc structurant le roman, qui rappelle l’errance de la petite fille au-delà du
miroir dans son monde possible. Dans son œuvre post-moderne Feu pâle,
Kinbote met en place un vaste échiquier vert et rouge, qui constitue une allusion
au roman de Lewis Carroll.
Dans La Défense Loujine, la mise en abyme est indissociable du thème de
l’éternité. Le héros est relié à l’éternité, qui est l’équivalent temporel de l’infini,
par l’espace ludique : la fin de sa trajectoire, ou plutôt son prolongement, est
matérialisée par la fenêtre dans laquelle il plonge à la dernière page du roman.
Le jeu crée un phénomène de répétition compulsive, qui prend la forme d’une
mise en abyme de Loujine jouant aux échecs.
Le jeu forme une ligne constante dans l’existence de Loujine. La rencontre avec
le jeu d’échecs était déjà préparée depuis longtemps, par l’analogie entre les
personnages et des pièces du jeu depuis l’ouverture du roman ou par la
fascination de Loujine pour les lignes et les diagonales : elles sont associées
depuis toujours à l’infini pour Loujine, qui ne peut visualiser ou imaginer une fin
à ces forme géométriques.
Cette thématique de l’infini, liée à celle de l’éternité apparaît dans la stratégie de
mise en abyme du Tableau du Maître flamand. Ce roman reprend le motif du
miroir, instaurant un système complexe de mise en abyme. Le tableau, qui
représente la partie d’échecs, contient d’ailleurs un miroir dans lequel la partie se
reflète. Le tableau constitue aussi un miroir au sens propre, la position des pièces
dédoublant la situation dans le monde réel, mais au sens figuré : il révèle la
vérité, ce qui est traditionnellement la signification du miroir. L’effet de la mise
125
en abyme est d’élargir la perspective étroite du hic et nunc de la partie d’échecs
ou du monde étroit des personnages.
Le motif du jeu d’échecs comme chemin labyrinthique menant à la résolution du
meurtre est réactualisé à un moment du récit qui fait bifurquer l’énigme
policière. La mise en abyme apparaît alors sous forme de diagrammes, reprenant
les différentes étapes de la partie. Ces diagrammes reprennent la direction
temporelle imposée par les circonstances. Afin de résoudre l’énigme du passé,
posée par le tableau, le joueur d’échecs doit suivre le fil du temps à l’envers : il
doit poser des hypothèses sur le coups joués précédemment. C’est ainsi qu’il
découvre, ou qu’il est censé avoir découvert, l’assassin du chevalier.
Pour contre, lorsqu’un mystérieux assassin reprend le cours de la partie,
réanimant les enjeux qui semblaient n’appartenir qu’au révolu, il s’agit pour le
joueur d’échecs de prévoir les coups sur l’échiquier. Afin de démasquer les
menaces qui pèsent sur les personnages dans la vie réelle, le joueur d’échecs doit
anticiper les coups futurs. Le cheminement de sa pensée et des possibilités qu’il
envisage sont reproduits par des diagrammes successifs, qui permettent d’arriver
à l’assassin en examinant toutes les bifurcations et toutes les trajectoires. L’effet
miroir des diagramme, où les pièces symbolisent les personnages, permet
d’apporter le clé de l’énigme.
Telle est la cas également dans La Variante de Lüneburg, où l’énigme policière
est finalement résolue grâce à la révélation, par la mise en abyme du jeu
d’échecs, de différentes strates temporelles du passé. Dans ce récit, la victime,
s’avère être le bourreau, dans l’espace de l’irreprésentable du camp de la mort.
La mise en abyme ne prend pas la forme concrète d’un miroir ou d’un
diagramme mais d’échiquiers, où s’affrontent différents antagonistes. La
résolution de l’énigme suppose de suivre la trajectoire formée par ces divers jeux
d’échecs, qui amène le lecteur vers des paliers temporels de plus en plus
éloignés.
Le centre du labyrinthe est l’espace de la mort absolue, où le jeu devient
comptabilité macabre et mécanique. Von Frisch, l’industriel conforme à la
norme sociale, à la vie réglée comme du papier à musique n’est autre que le
monstre, au cœur du labyrinthe constitué par le camp de la mort. Affrontant le
126
juif Tabori au jeu d’échecs, chaque défaite du déporté se soldait par la mort
infligée à des êtres humains. La mise en abyme donne une dimension de
démesure et de folie à la banale énigme policière de départ. Comme la légende
de Sissa l’annonce dès le départ dans l’incipit du roman, la mise en abyme crée
un effet de multiplication qui tend vers l’infin.
La Vie mode d’emploi joue sur l’effet mise en abyme par le schéma même de la
narration : à chaque case, partie miniaturisée de l’échiquier constitué par la carré
de l’immeuble, le récit s’engrange, menant dans les sillons des histoires
individuelles. La mise en abyme est un principe structurant du roman, qui permet
de faire cohabiter et fonctionner en un ensemble cohérent des mondes parallèles,
qui pourrait se multiplier à l’infini. Le roman introduit le multiple dans la
structure unique du départ.
La mise en abyme permet, par son schéma de répétition et de spécularité,
d’engendrer des jeux de symétries et de parallélismes, qui renvoient à la
structure échiquéenne. L’effet de fragmentation et de multiplication brise la
linéarité du texte, où le principes d’unicité et d’identité sont
soumis à
d’incessants dommages. La mise en abyme permet, sans céder à l’éparpillement
et à la désagrégation grâce à la structure de répétition,
d’introduire une
fragmentation ontologique des temps et des espaces, tendant vers l’infini.
127
CONCLUSION
Au terme de cette analyse des procédés esthétiques du pli et de la mise en abyme
dans des textes modernes et post-modernes, nous retiendrons que l’échiquier,
surface aux proportions régulières et mesurables, est d’apparence trompeuse : les
mouvements abscons des pièces témoignent de son infinie capacité à suggérer
de énigmes et à créer des mondes possibles. La structure de l’échiquier est un
schéma de mise en abyme, en grand carré en huit sur huit contenant de tout petits
carrés. Par nature, le jeu d’échecs a une prédilection pour le pli, car c’est un
espace réservé, entre initiés, et entre les deux adversaires, dont la logique n’est
jamais divulguée. Présent par les déplacements des pièces, le joueur s’est retiré
dans son secret, jouant des effets en trompe-l’œil qui induisent l’adversaire en
erreur.
Tous ces aspects se manifestent selon des modalités différentes dans toutes les
œuvres évoquées. En joueur d’échecs chevronné, Perec joue avec les effets de
surface. Sous l’immense échiquier tronqué de dix sur dix se révèle toute
l’épaisseur humaine dans son infinie variété existentielle. Espace divisé, dont les
différentes mises en abyme enrichissent l’épaisseur de la surface plane,
l’immeuble se déroule, non par une description de pièce en pièce comme pouvait
l’attendre le lecteur, dans la profondeur des souvenirs qui s’égrènent peu à peu.
Le cavalier soumis à sa marche inexorable dans l’espace n’est-il pas la
métaphore du temps qui passe jusqu’à l’épuisement - plus la narration avance,
moins il reste de cases disponibles, telle l’aiguille sur le cadran d’une montre?
Pourtant, le récit de toutes ces vies qui s’entrecroisent, se sont entrecroisées, ou
auraient pu le faire, crée une infinité de mondes possibles, qui ne semblent
jamais pouvoir épuiser toutes ses combinaisons.
L’imposteur Kinbote, joueur d’échecs expérimenté, engendre son propre
« mirage » par une secrète logique, jamais contredite par les faits. Il démontre la
proximité entre le possible et la fiction : son « délire » recouvre son sens
128
étymologique, puisqu’il sort du sillon tracé par le poème afin de creuser une
myriade de sillons tendus vers l’infini. Un infini qui prend les allures du néant
pour le joueur d’échecs Tabori. Comme dans La Vie mode d’emploi, la mise en
abyme suit un cheminement régressif. Le lecteur effectue un passage de la zone
de la normalité et la sociabilité vers une zone de l’irreprésentable, de l’infini où
toutes les limites sont abolies. Le jeu d’échecs, tout y semble si raisonné et
raisonnable, est convoqué dans l’espace de l’horreur organisée, de la mécanique
plaquée sur de l’humain.
La clé de l’énigme est ainsi dévoilée à la fin, contrairement au Tableau du
maître flamand, où l’énigme du tableau est une mise en abyme mystificatrice. Le
miroir qui y est représenté s’avère être une parodie de révélation. Cependant, la
partie du tableau est le support visible des ruses et manigances du meurtrier
invisible, qui invente son monde possible à partir de cet élément référentiel. La
partie d’échecs trouve une extension ontologique, puisque César, le meurtrier,
l’intègre dans son monde possible. Encore mieux, César développe la partie, de
manière personnelle, par sa propre créativité, ce qui n’est pas sans lien avec le
délire de Kinbote qui récupère le poème de Shade. Le réel constitue la base à
partir de laquelle des variantes possibles peuvent se constituer dans des
constructions infinies.
De la même manière, le joueur d’échecs intègre des combinaisons et des parties
connues pour créer ses propres associations à l’infini, comme le suggère le récit
de M.B… De la même façon, les associations de langage, sonorités comme
similitudes syntaxiques, constituent le jeu à l’infini qui se tisse sur l’échiquier
dans De l’autre côté du miroir comme dans Feu pâle, où se rejoignent plusieurs
espaces linguistiques. Pour Loujine, l’infini prend
plutôt la forme d’une
compulsion de répétition qui lui fait appréhender la même structure partout, sa
propre image étant mise en abyme, et « de tous temps », dans toute la ligne de sa
vie : l’éternité et l’infini se rejoignent, mais toujours à partir de l’espace
quadrillé de l’échiquier, que la répétition visuelle du joueur ou l’échappée finale
dans l’éternité par la fenêtre carrée.
De tous ces textes se dégage l’intuition d’une démesure du jeu d’échecs, dont le
quadrillage constitue un masque propre à tromper les néophytes. Faut-il évoquer
129
la mégalomanie d’un Steinitz, qui, sombrant dans la folie, jouait aux échecs avec
Dieu330, mais en lui laissant l’avantage d’un pion ? Cette mansuétude en dit long
sur « le franchissement » des limites et du cadre, dont la folie est une des
modalités.
Le jeu d’échecs représente l’infini dans le fini, comme le souligne ce vers extrait
du poème de Borges, « Jeu d’échecs » : « Comme l’autre, ce jeu est infini 331».
Le jeu apparaît dans sa finitude ordonnée en début de partie, les pièces étant
symétriques, organisées selon un face à face statique. Le mouvement par
l’enchaînement des combinaisons produit le passage vers l’infini dans une
dynamique où le joueur, qui s’est retiré dans son secret, manifeste toute sa
créativité.
330
Giffrard, Nicolas, et Biénabe, Alain, Le Guide des échecs. Paris : Laffont, 1993, p. 392 :
« Affirmant qu’il pouvait téléphoner à Dieu, il défia celui-ci dans un match en lui offrant
l’avantage d’un pion ».
331
Echiquiers d’encre : le jeu d’échecs et les lettres, op. cit., p. « Como el otro, este juego es
infinito ».
130
131
DEUXIEME PARTIE : LA
CREATION
132
« Sur les cases du damier du monde , ce n’est pas un joueur qui déplace pions et figures,
en combinant hasard et nécessité, règles et contingences, calcul et fatalité . »
Kostas AXELOS, Le Jeu du monde332.
INTRODUCTION
La thématique de la création est indissociable du jeu d’échecs : dès lors que la
partie s’engage et que les pièces quittent le positionnement statique, déterminé
par la valeur qui leur est assignée, elles sont soumises au jeu créateur des deux
adversaires qui s’opposent sur l’échiquier. Le jeu d’échecs procède d’une
dynamique de localisation où le positionnement volontaire de chaque pièce
donne cohérence à l’ensemble ; on parvient à résoudre une situation bloquée sur
l’échiquier en regroupant, en réordonnant les différentes unités.
Les ramifications de tous les mouvements sur l’échiquier, désordre apparent,
sont le résultat d’un affrontement entre deux mises en ordre possibles qui sont
choisies par les joueurs. La création est de nature hybride, fruit du face à face
entre les adversaires. Ce face à face n’est pas figé mais s’élabore au coup par
coup, chaque joueur répondant à son partenaire selon l’alternance régulière des
moments de réflexion et du mouvement ponctuel des pièces sur l’échiquier. La
partie d’échecs est une création paradoxale, résultant d’une collaboration entre
deux imaginaires et, d’autre part, de stratégies secrètes jamais révélées à l’autre
joueur.
Feu pâle illustre à sa manière cette complémentarité créative, le roman étant
formé du poème initial de Shade et du commentaire de l’exégète Kinbote.
L’interprétation de Kinbote suit la chronologie du poème, en le découpant vers
par vers. Cette méthode analytique reproduit le schéma échiquéen de
332
Paris : Minuit, 1969, p. 424.
133
l’alternance des coups entre les deux joueurs. Ce processus rappelle le
fonctionnement du problème d’échecs, évoqué par Nabokov dans Poèmes et
problèmes, et associé de manière polémique à la création littéraire. Le « faiseur
de problèmes », pour reprendre la terminologie de Perec333, organise sa propre
création, qui devient énigme à résoudre pour les joueur d’échecs. De la même
manière, le puzzle repose sur le résolution d’une énigme, comme son nom
l’indique, qui requiert de répéter les gestes conçus par le faiseur de puzzle :
« Chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant
lui334 ». En tant que verbicruciste –il fut l’auteur de grilles de mots croisés- Perec
n’ignorait pas les modalités d’une telle interaction, le cruciverbiste tentant lui
aussi de reconstituer une énigme.
Cette collaboration fondée sur la répétition n’est pas du tout comparable à celle,
plus active, de la création littéraire telle que la représente Nabokov à travers
l’activité de Shade et de Kinbote. Le commentaire de Kinbote capte l’énergie du
poème afin de le relocaliser dans l’aire de l’histoire de la Zembla, effectuant le
passage d’une écriture métaphorique et universelle à une lecture personnelle et
littérale. Cette interprétation n’est ni réfutée, ni corroborée dans le roman, selon
un principe d’incertitude ontologique propre au post-modernisme et aux
conclusions de la mécanique quantique, où le principe de prévisibilité est remis
en doute : il faut choisir entre la connaissance absolue de la localisation d’une
particule et celle de la mesure de son énergie335.
333
Dans La Vie mode d’emploi, Perec se réfère à Winkler comme «le faiseur de puzzles »,
notamment dans le chapitre consacré à Winckler, p. 240 : « Le rôle du faiseur de puzzle est
difficile à définir. »
334
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, Paris : Hachette, 1978, p. 241.
335
Prigogine, Ilya et Stengers, Isabelle, La Nouvelle alliance, op. cit., p. 306 : « Avant tout, il
avait fallu trouver un concept nouveau, inconnu de la physique classique, qui permette
d’incorporer dans le langage théorique la « quantification », le fait observé qu’un atome ne peut
se trouver que dans des états discrets. Cela signifie en particulier que l’énergie (ou
l’Hamiltonien) ne peut être cette simple fonction des positions et des moments qu’elle est en
mécanique classique. Sans quoi, en donnant à ces positions et à ces moments des valeurs
voisines, l’énergie varierait de manière continue. Or, il y a des niveaux énergétiques discrets. »
134
Cette alternative entre l’identification absolue de la situation spatiale ou de
l’intensité énergétique n’est pas sans rapport avec la création de Shade-Kinbote :
soit l’on appréhende le poème dans son langage métaphorique, et la localisation
reste indéterminée, soit on lui fixe, à la manière de Kinbote, une localisation
certaine, et le poème n’est plus qu’un vague prétexte sans réel potentiel
énergétique. En tout état de cause, il existe un facteur d’instabilité dans le
système, qui rend la réalité probable plutôt que certaine, constatation qui peut
être reliée aux démonstrations des philosophes des mondes possibles. On
retiendra, une fois de plus, que la barrière reste spongieuse entre la réalité et la
création fictionnelle, qui sont toutes deux des actualisations de multiples
possibles.
Le joueur réalise une création possible dans l’espace exigu de l’échiquier qui
libère l’imaginaire. Cette dialectique entre l’emprisonnement et la libération peut
être associée au roman de Zweig, Le Joueur d’échecs : M. B… se libère de la
captivité par l’activité échiquéenne. Lewis Carroll utilise le jeu d’échecs comme
lieu de créativité dans De l’Autre côté du miroir : dans son monde possible
actualisé par la traversée de l’échiquier, Alice franchit une frontière linguistique
et logique. Il existe une topologie de la création qui rend solidaires le corps et le
langage. L’instabilité spatiale, le « déplacement » d’Alice la fait accéder à
l’ambiguïté du sens336 dont l’espace échiquéen représente la frontière337. Dans
La Vie mode d’emploi, Perec réalise le défrichement d’une structure stable, le
carré de l’immeuble, case par case, coup par coup, qui représente le
déchiffrement des vies contenues dans ces espaces contigus. La véritable
création s’effectue, à partir du compte rendu descriptif des pièces, par
l’évocation des multiples vies qui sillonnent l’espace du monde entier. L’aspect
descriptif du roman rend compte de l’illusion mimétique de l’œuvre censée
reproduire la réalité, la vie. L’intervention démiurgique de Perec n’intervient que
lorsqu’il donne vie, derrière l’apparence figée et cloisonnée des choses, à ses
336
Métaphore signifie étymologiquement « déplacement ».
337
L’échiquier est le lieu des jeux de langage. Dans La Violence du langage (op. cit., p. 72) Jean-
Jacques Lecercle parle « du développement autonome de la langue qui n’est nullement freiné par
les contraintes de la référence ou de la cohérence rationnelle. »
135
personnages dont les vies constituent une myriade de péripéties. Feu pâle se
structure par une topologie binaire, avec un va-et-vient créatif entre deux
espaces, qui eux-mêmes se dédoublent338, faisant apparaître un schéma
quaternaire, similaire au jeu d’échecs, dans ce déploiement inattendu. Aux
échecs comme en littérature, la vitalité créative exclue la prévisibilité absolue,
comme le souligne Danièle Roth-Souton en évoquant l’écriture de Vladimir
Nabokov.
Les hommes voient de l’ordre là où ils constatent l’avènement de l’inattendu et du chaos ;
une des fonctions de l’art, nous rappelle Nabokov, est précisément de leur apprendre à
compter avec l’inattendu, et à tirer jouissance de toute déception339.
Dans la création se mêlent ordre et chaos, régularité et surprise. Le joueur
d’échecs fonde sa stratégie sur le principe d’incertitude, où la riposte de
l’adversaire reste de l’ordre du probable. L’esthétique de La Vie mode d’emploi
admet que le désordre vienne perturber la règle, tel le clinamen qui rompt la
marche mécanique du cavalier imaginaire à la case soixante-six. Le chaos peut
n’être qu’apparent, comme sur l’échiquier où l’enchevêtrement des lignes
formées par le mouvement des pièces est censé masquer une cohérence interne et
secrète. De même, le mystérieux assassin du roman d’Arturo Pérez-Reverte, Le
Tableau du Maître flamand, instaure un désordre apparent qu’il faut déchiffrer,
en faisant revivre la partie figée par le tableau. Jouant doublement les démiurges,
César l’assassin ranime l’inerte, la partie éternisée par le tableau, tout en ayant
pouvoir de vie ou de mort sur son entourage.
338
Malgré le rejet de Nabokov de tous éléments référentiels, la sembla est le double
homophonique de « земля », « terre » en Russe. Les allusions historiques et autobiographiques
ne font que confirmer cette interprétation. De la même façon, New Wye constitue un double de
New York.
339
Roth-Souton, Danièle, Vladimir Nabokov : l’Enchantement de l’exil. Paris : l’Harmattan,
1994, p. 150.
136
Comme le rappelle la citation de Borges en incipit du roman340, le joueur
d’échecs se fait créateur de son propre univers en poussant les pièces sur
l’échiquier, à l’instar de l’artiste, qui selon Nabokov crée son propre « mirage »,
jouant ainsi sur la polysémie (mir signifie « monde » en russe). L’artiste n’est-il
pas représenté par Loujine, le joueur d’échecs, puisque non seulement il crée son
propre mirage, qui se substitue au réel, mais il est englouti par sa création et
abandonne le monde en se suicidant ? Le M. B… tirant sa révérence face à son
adversaire à la fin de la nouvelle de Zweig Le Joueur d’échecs, ne risque t-il pas
une telle submersion en créant son propre monde possible, qui est impossible
dans la réalité ? Le risque pour le démiurge est la destruction, comme l’issue de
la partie d’échecs qui est la mort symbolique de l’un des partenaires par l’échec
et mat.
1. Exploration de l’espace : topologie
de la création
Avant d’entamer la partie, le joueur d’échecs doit placer ses pièces selon une
configuration figée, où les trente-deux pièces forment deux rangées de chaque
côté, laissant vides les trente-deux autres cases du milieu de l’échiquier. Ces
alignements bien ordonnés sont brisés dès lors qu’un joueur déplace une pièce,
ouvrant ainsi la partie. Le joueur n’exprime sa créativité et sa liberté que par le
mouvement des pièces à l’intérieur de l’échiquier.
Cette association fondamentale entre création et mouvement est exploitée dans
les trois œuvres De l’Autre côté du miroir, La Vie mode d’emploi et Feu pâle. La
traversée du miroir est indissociable de l’entrée d’Alice dans l’univers du « let’s
340
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes. Buenos Aires : Sudamericana, 1990, p. 9: « Dios
mueve al jugador, y este la pieza. Qué Dios detras de Dios la trama empieza ? » (Le Tableau du
Maître flamand, op. cit., p. 7 : « Dieu déplace le joueur, et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière
Dieu commence donc la trame ? »)
137
pretend », c’est à dire « le faire semblant », le jeu qui s’oppose au monde réel et
à son mode de penser.
Faisons semblant d’avoir découvert un moyen d’y entrer, Kitty. Faisons semblant d’avoir
rendu le verre inconsistant comme de la gaze et de pouvoir passer à travers de celle-ci
Mais, ma parole, voici qu’il se change en une sorte de brouillard ! […] A l’instant suivant,
Alice avait traversé la glace et sauté avec agilité dans le salon du Miroir341.
La solidité du monde empirique, au sens propre comme figuré, semble avoir
fondu comme neige au soleil. Telle une pièce du jeu d’échecs, qu’elle s’avère
être par la suite, le déplacement hors de la pièce, de la case initiale, inaugure le
début du jeu et la fiction. Les marges entre les deux mondes, réalité et fiction,
sont bien délimitées : Alice effectue à la fois une traversée et une entrée, comme
l’indique les deux propositions anglaises through (« à travers ») et into (« à
l’intérieur »). Le monde fictionnel qu’Alice explore spatialement s’avère être
une variante du monde empirique, puisque tous les éléments ont leur
correspondant dans cette réalité.
La Vie mode d’emploi constitue également une incursion dans une structure, qui
peut être mise en parallèle avec le mot into inaugurant le voyage d’Alice ; les
cases du vaste échiquier de la façade de l’immeuble sont visitées lors de la
marche du cavalier imaginaire, qui déclenche la description de l’intérieur des
appartements. Cette restitution méticuleuse du mobilier permet d’effectuer le
« remplissage » de la pièce vide au départ, souvent sur le mode de l’énumération
exhaustive et mécanique.
341
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre coté du miroir, op.cit, pp. 56-58 :
“Let’s pretend there is a way of getting through into it, somehow, Kitty. Let’s pretend the glass
has got all soft like gauze, so that you can get through. Why, it’s turning into a sort of mist now.
[…] In another moment, Alice was through the glass, and had jumped lightly down into the
Looking- glass room.”
138
Un salon vide au quatrième à droite. Sur le sol il y a un tapis […] Sur le mur un papier
peint imitant la toile de Jouy représente de grands navires à voiles […] Il y a quatre
tableaux sur le mur342.
L’évocation des vies passées des habitants hors de l’immeuble, dispersées sur la
surface entière du globe, correspondant à la traversée d’Alice indiquée par le
mot through, représente un voyage « à travers » la surface, la façade de
l’immeuble
Dans Feu pâle, Kinbote organise le passage d’un monde, celui du poème, à un
autre, l’espace de la Zembla. L’exploration dans l’espace s’effectue
de manière
plus complexe, dans la mesure où la véracité des interprétations de Kinbote est
constamment sujette à caution : explore-t-on un espace bien réel en Zembla ou
est en réalité le territoire mental de la folie de Kinbote ? En tout cas, le lecteur
effectue de nombreux déplacements d’une monde à l’autre : espace du poème, la
Zembla, la Russie en ligne parallèle, New Wye, New York en filigrane.
Contrairement à Perec qui utilise l’illusion référentielle, dans le cas de Feu pâle,
on parlera plutôt de métafiction, ce qui peut être rapproché du monde de
l’enfance évoqué par Lewis Carroll.
Dans ce paramètre de l’exploration spatiale, plusieurs phénomènes s’offrent à
l’analyse : le passage d’une frontière donnant accès à un autre espace, le retour
au monde ancestral ou protomonde en fin de parcours et le lien étroit qui peut
s’établir entre métaphore et métamorphose. Enfin, l’association entre les
paradigmes discursifs du défrichement et de déchiffrement traduit le lien entre
spatialité et sémantique.
342
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 34.
139
A. Au-delà de la frontière
Dès qu’Alice engage ses pas sur la surface de l’échiquier, la petite fille-pion se
substitue à la petite fille, variante possible de son identité initiale. Dans cette
métamorphose, elle n’abandonne pas totalement ses caractères ontologiques de
départ. Son identité perd seulement de sa rigidité, de la même manière que la
glace solide se dissipe en fine brume lors du passage. Une appréhension unifiée,
d’une réalité intangible, construite comme un bloc, aurait contrarié le passage
d’Alice dans l’autre « versant » du miroir qui représente un autre « version » du
monde.
Le passage de la frontière permet à Alice d’être confrontée à l’altérité : « Tout le
reste était étrange au possible343». Le texte en anglais est parsemé d’agents de
comparaison tels que as ou so exprimant l’étonnement de la fillette face à ce
« unheimlich » : Alice essaie de mettre en perspective l’inconnu avec le connu.
Une certaine notion de désordre frappe d’emblée la petite fille : « Ce salon-ci
n’est pas tenu aussi bien que l’autre344 ». Cette remarque rappelle le
commentaire de Gilles Deleuze, selon lequel Alice passe du rapport de
désignation à celui d’expression en franchissant les limites du monde empirique
et quotidien.
Passer de l’autre côté du miroir, c’est passer du rapport de désignation au rapport
d’expression – sans s’arrêter aux intermédiaires, manifestation, signification. C’est arriver
dans une région où le langage n’a plus de rapport avec des désignés, mais seulement des
exprimés, c’est à dire avec le sens345.
343
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 58 : “All the rest was as different as
possible”( De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 59).
344
Idem, p. 58 : « They don’t keep this room so tidy as the other ».(Idem, p. 59).
345
Deleuze, Gilles, Logique de sens, op. cit., p. 38.
140
Le désordre représente ce qui n’est pas contrôlé par le censeur, à savoir le
langage, libre de ses mouvements, dans le monde mouvant et facétieux de la
créativité. Alice se meut dans un territoire de l’hétérogène, où cohabitent des
éléments totalement disparates dès lors qu’elle franchit la frontière. Elle est se
libère alors des contraintes du monde référentiel. Le langage n’a de sens que
dans le jeu qu’il établit dans ses propres structures, au-delà des règles codifiées
par le monde empirique.
La configuration spatiale dans La Vie mode d’emploi présente une certaine
analogie avec celle qu’adopte Lewis Carroll dans De l’Autre côté du miroir ; à
l’instar du jeu d’échecs, Alice quitte le monde statique de sa chambre, sa case de
départ, pour accéder au monde instable et fluctuant de « l’au-delà du miroir »,
qui se situe « au-delà de l’apparence ».
Dans La Vie mode d’emploi, Perec part d’une description statique de la pièce,
avec des personnages accomplissant des rituels quotidiens ; cette description
permet d’ouvrir une fenêtre au-delà de cette apparence où les personnages ne se
distinguent pas vraiment les uns des autres et sont souvent interchangeables :
l’essence de leur vie surgit de la narration d’un passé souvent haut en couleurs,
jalonné d’événements mouvementés. A titre d’exemple, la description de la
chambre de bonne, qui s’imbrique astucieusement dans l’appartement de Véra
Orlova, donne accès à des éléments biographiques du passé récent de la
cantatrice, sur lesquels le narrateur reviendra, puis sur son passé lointain, ses
origines et sa spécificité.
Le suicide de Fernand de Beaumont laissa Véra sa veuve seule avec une fille de six ans,
Elisabeth, qui n’avait jamais vu son père, éloigné de Paris par ses fouilles cantabriques, et
guère davantage sa mère qui poursuivait dans l’ancien et le nouveau monde une carrière
de cantatrice que son mariage avec l’archéologue n’avait pas interrompue.
Née en Russie au début du siècle, Véra Orlova […] s’en enfuit au printemps dix-huit et
s’installa d’abord à Vienne où elle fut l’élève de Schönberg au Verein für musikalische
Privataufführungen346.
346
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 41.
141
Cependant, La Vie mode d’emploi ne fonctionnant pas sur un mode binaire
comme De l’Autre côté du miroir, le franchissement de la frontière s’effectue de
manière plus complexe, comme si la narration accédait à différentes couches de
la temporalité reliant les personnages entre eux. Le cadre de départ est purement
conceptuel, cet ensemble n’étant évoqué directement que dans l’épilogue :
« L’immeuble était presque vide 347».
Cette surface acquiert une réelle épaisseur lors de la narration, qui se tisse
progressivement, de case en case, formant des sous-ensembles (plusieurs pièces
constituent l’appartement de tel personnage ou de telle famille). L’énumération
des objets concourt à l’esthétique de fragmentation. Dans le carré de l’immeuble,
les lignes régulières des appartements fonctionnent comme une grille, où tout
serait cadré et répondrait au critère du monde référentiel. Cet effet de réalisme en
trompe-l’œil est représenté par la présence fréquente d’un tableau : Christine
Montalbetti analyse le rapport analogique entre le tableau et la mimésis.
Au mieux, le réel comme tableau offre, dans cette perspective, des points de coïncidence
ponctuelle, où la nature fait déjà art, et où la mimésis pourrait commodément et par
dérogation procéder presque comme un mouvement de copie348.
Cette première exploration purement spatiale se double d’une incursion dans des
espaces spatio-temporels infinis. Cette incursion dans des mondes parallèles
s’articule à partir de description des pièces.
La structure spatiale de départ, la pièce qui contient des objets et des hommes,
permet d’effectuer le travail de mémoire qui rassemble les souvenirs dispersés,
les ramenant ainsi à la vie. Georges Perec bilingue, s’inspirant du mot anglais
« remember » (« re-member »), regroupe les membres de l’immeuble ainsi que
presque toutes les latitudes et les époques.
347
Idem, p. 579.
348
Montalbetti, Christine, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris : P.U.F., 1997, p. 148.
142
Cette exploration articulée autours de différents niveaux spatio-temporels, en
lien étroit avec le monde référentiel, est caractérisée par une volonté de
totalisation dont est dépourvu Feu pâle. Le roman de Nabokov se distingue par
le flou et le fouillis, où l’interprétation de Kinbote, peut-être divagation absolue,
n’entraîne le lecteur que dans un seul sillon : la Zembla natale de Kinbote.
L’introduction et l’index qui cernent le poème, stratégiquement menacé,
apparaissent comme deux barrières qui préviennent toute échappatoire : le
poème est condamné à suivre le même sillon et le lecteur à n’explorer que la vie
de Kinbote, sans doute Charles II349, et à être conduit vers l’espace de la Zembla.
L’oiseau du premier vers, dévié de sa course puisqu’il vient s’écraser contre la
vitre, est capté dès ce premier vers dans l’univers de Kinbote350. Ce début de
poème met au premier plan la notion d’illusion et de reflet trompeur de la vitre.
C’était moi l’ombre du jaseur tué
Par l’azur trompeur de la vitre ;
C’était moi la tache de duvet cendré – et je
Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi351.
Le jeu de double commence dès le premier vers, lié au motif du miroir, avec
l’évocation de l’ombre (« shadow ») qui est le double sémantique et phonétique
de Shade. Le reflet du ciel dans la surface plane de la vitre crée l’illusion d’une
continuité spatiale qui n’existe pas, comme Kinbote n’omet pas de le
commenter.
349
Peut-être tout simplement est-ce un délire de Kinbote. Il ne faut pas oublier l’aspect parodique
que pourrait contenir Feu pâle. Dans Journal d’un fou de Gogol, auteur fétiche de Nabokov, le
fou se prend pour un roi (deux pièces du jeu d’échecs en français, cette polysémie ne
fonctionnant pas dans d’autres langues).
350
Au passage, coïncidence amusante, Kinbote confie être souvent devant la vitre, à épier les
faits et gestes de Shade et de sa femme.
143
L’image fait sans aucun doute allusion à un oiseau qui vient s’écraser, en plein vol, contre
la face extérieure d’une vitre où un ciel réfléchi, d’une teinte légèrement plus foncée et
avec un nuage légèrement plus lent, donne l’illusion d’un espace continu 352.
Le début du commentaire, qui redouble ainsi un thème initial du poème, met en
valeur la notion de tromperie et d’illusion353 qui dévie une trajectoire,
préfigurant ce que Kinbote va entreprendre : orienter la trajectoire du poème vers
une interprétation « déviante », sortant du sillon, comme l’indique l’étymologie
du mot « délire ». Ce sens a été développé par Suzanne Fraysse, qui considère la
lecture de Kinbote délirante : il détourne le poème hors de son sillon.
La lecture de Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que Kinbote substitue à la
référence du poème de Shade, poème auto-biographique et métaphysique, une autre
référence qui lui est propre354.
D’ailleurs, le motif de l’oiseau l’amène, sous le couvert du ton de
l’entomologiste, à un rapprochement des plus arbitraires avec un oiseau de la
Zembla.
351
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “I was the shadow of the waxwing slain / By
the false azure in the windowpane; / I was the smudge of ashen fluff – and I / Lived on, flew on,
in the reflected sky”. (Trad. Feu pâle, op. cit., p. 61)
352
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 61 : “The image in these opening lines evidently
refers to a bird knocking itself out, in full light, against the outer surface of a glass pane in which
a mirrored sky, with its slightly darker tint and slightly lower cloud, presents the illusion of
continued space.” ( Feu pâle, op. cit., p. 101).
353
Le début de La Défense Loujine met en valeur l’opposition entre le vrai et le faux Loujine,
dont le nom en soi évoque le mot « illusion », surtout en anglais avec la chuintante. Nabokov,
Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « …с понедельника он будет Лужиным. Его отец
– настоящий Лужин… » (La Défense Loujine, op. cit., p. 17 : « Dès le lundi suivant, on
l’appellerait Loujine. Son père – le véritable Loujine… »)
354
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale Fire » in Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov, op. cit., p. 198.
144
Incidemment, il est curieux de remarquer qu’un oiseau à crête appelé en zemblien sampel
(« queue de soie »), très semblable au jaseur par sa forme et par sa couleur, est le
modèle de trois créatures héraldiques (les deux autres étant respectivement un renne de
couleur naturelle et un triton azur, à crinière d’or) sur les armoiries du Roi zemblien,
Charles le Bien-Aimé (né en 1915), dont j’ai souvent discuté les glorieuses infortunes avec
mon ami355.
Cette remarque, exprimée sur un ton badin, donne la fausse impression d’une
absence de calcul et d’intention chez Kinbote, alors qu’on est au cœur de sa
stratégie. A la manière d’un joueur d’échecs, il semble, avec sa « Zembla » (du
verbe français « sembler », mais aussi « terre » en russe), opérer quelques
mouvements anodins sur l’échiquier du texte alors qu’il place les pièces
essentielles à son attaque. L’allitération et l’assonance du texte anglais,
intraduisibles en français, du « shape and shade356 » (« forme et couleur »357)
dans ce passage est une allusion au nom du poète. La similitude phonétique des
deux mots renvoie justement au thème de la ressemblance qu’évoque ici
Kinbote, en référence à la Zembla (« re-semblance »).
Le rapprochement des deux mots allie couleur et forme, ce qui pourrait
constituer une allusion aux jeu d’échecs où deux couleurs s’affrontent dans des
formes déterminées ; comme le suggère Mary McCarthy dans la préface, Feu
pâle est constitué comme un vaste échiquier vert et rouge358 : « Lorsqu’Alice
355
Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., pp. 61-62 : “Incidentally, it is curious to note that a
crested bird called in zemblan sample (“silktail”), closely resembling a waxwing in shape and
shade, is the model of the three heraldic creatures (the other two being respectively a reindeer
proper and a merman azure, crined or) in the armorial bearings of the Zemblan king, Charles the
Beloved (born 1915), whose glorious misfortunes I discussed so often with my friend”. (Feu
pâle, op. cit., p. 102).
356
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit. , p. 61 : « closely resembling a waxwing in shape and
shade » (« très semblable au jaseur par sa forme et sa couleur »).
357
Shade signifie « ombre » mais aussi « couleur, teinte ».
358
Cette technique est utilisée de manière évidente dans La Défense Loujine, quadrillée par les
couleurs noire et blanche.
145
traverse le miroir et pénètre sur l’échiquier, c’est un pion blanc. Il y a
certainement un problème d’échecs dans Feu pâle, et qui se joue sur un
échiquier vert et rouge359 ».
La notion de miroir que le poème, comme l’interprétation, met en valeur évoque
l’espace échiquéen, où les pièces de chaque adversaire sont placées en un parfait
jeu de miroir. Kinbote invite le lecteur à pénétrer dans la partie d’échecs de
Kinbote, ou dans son problème d’échecs, qu’il posera comme un espace continu
au poème. Cette interprétation est confirmée par l’allusion au jeu d’échecs dans
le paragraphe suivant : « Le poème fut commencé exactement au milieu de
l’année, le 1er juillet, quelques minutes après minuit, pendant que je jouais aux
échecs avec un jeune Iranien qui suivait nos cours d’été 360. » L’exploration du
poème sera mise en parallèle avec la marche des pièces sur un vaste échiquier,
sorte de faux miroir imaginaire, à la manière de la vitre, donnant « l’illusion d’un
espace continu 361.» A l’instar d’Alice362, Feu pâle constitue l’exploration audelà de la frontière d’un miroir.
« De l’autre côté du miroir », espace clairement séparé du monde empirique du
départ, Alice, tout en gardant son identité de petite fille, se transforme en pièce
du jeu et rencontre diverses pièces, qui ne sont plus des objets inertes, mais des
êtres animés, doués de parole363. Le passage de la frontière amène Alice dans un
monde « à l’envers », à la manière du reflet d’une glace « où les objets sont
inversés364 » et où les mots d’un livre « y sont écrits à l’envers365 ». L’analogie
359
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p.11 : “When Alice when trough the looking-glass she
entered a chess game as a white pawn. There is surely a chess game or a chess problem in Pale
Fire, played on a board of green and red squares”. (Feu pâle, op. cit., 17).
360
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “The poem was begun at the dead centre of the
year, a few minutes after midnight July 1, while I played chess with a young Iranian enrolled in
our summer school”. (Feu pâle, op. cit., p. 102).
361
Idem, p. 61 : « The illusion of continued space » (Idem, p. 101).
362
Alice in Wonderland est d’ailleurs bien connue de Nabokov, qui l’a traduit en russe.
363
Le roman de Bontempelli, L’Echiquier devant le miroir, reprend le motif de l’enfant qui, en
traversant le miroir, rencontre « de l’autre côté » des personnages-pièces de l’échiquier.
364
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, bilingue, op. cit., p. : “only the things go the
other way”. ( De l’Autre côté du miroir, p. 57).
146
met en avant le lien étroit entre le corps, la spatialité et le langage. Alice entre
dans un monde de la surface plane, horizontalité abolissant les limites et les
séparations, comme le souligne Gilles Deleuze :
Et, de sa hauteur, Alice appréhende le miroir comme surface pure, continuité du dehors et
du dedans, du dessus et du dessous, de l’endroit et de l’envers, où le Jabberwocky s’étale
dans les deux sens à la fois […] Alice elle-même entre dans le jeu : elle appartient à la
surface de l’échiquier qui a pris le relais du miroir, et se lance dans l’entreprise de devenir
reine366.
L’exploration de l’échiquier est minée d’embûches dans ce monde instable
ressemblant à une partie d’échecs au développement imprévisible (« Quand le
sentier brusquement bifurqua et s’ébroua367 »). Dès lors, le texte est parsemé de
jeux de mots inattendus, ainsi dans l’intervention des fleurs que rencontre Alice,
qui ressemble à s’y méprendre au passage de Alice aux Pays des merveilles au
sujet du chêne : « Il pourrait se déchaîner, dit la rose368 ». Le texte anglais joue
sur la double signification de « bark », à la fois « aboyer » et « écorce », double
notion habilement traduite en français par « dé-chaîner ».
Ce double angle d’attaque qu’effectue le texte rappelle celle en fourchette du
cavalier sur un échiquier, auquel Nabokov fait souvent allusion, notamment dans
Feu pâle. La pièce est la seule qui chevauche les autres, en allant de deux en
deux, selon diverses combinaisons de un ou deux pas dans différentes directions,
menaçant souvent plusieurs pièces à la fois. Nabokov valorise cette pièce dans
les commentaires : elle offre la possibilité de franchir les limites et d’offrir une
solution de continuité à des espaces différents, mettant en valeur la ligne de
rupture existant entre eux. Le déplacement du cavalier, en deux cases et une,
365
Idem, pp. 56-57 : « only the words go the wrong way ».
366
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 275.
367
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, bilingue, op. cit., p. 70 : “When the path gave a
sudden twist and shook itself”. (De l’Autre côté du miroir, p. 71).
368
Idem, p. 72 : « « It could bark », said the rose » (trad. p. 73).
147
selon huit possibilités, représente la notion de combinaison. Cette pièce incarne
les facultés imaginatives à l’œuvre dans toute activité créative comme le montre
ce commentaire de Kinbote sur Gradus, l’assassin potentiel de Shade :
Il nous faut assumer, je crois, que la projection du peu d’imagination qu’il pouvait avoir,
s’arrêtait à l’acte, au bord de toutes conséquences que cet acte pouvait avoir ;
conséquences fantomatiques comme le sont les orteils d’un amputé ou l’étalage en
éventail de cases additionnelles qu’un cavalier d’échecs (cette pièce sauteuse) […]
« sent » en extensions spectrales369.
Le franchissement des limites que met en avant Kinbote est celui qu’effectue
l’imagination brisant les lignes rigides d’une réalité factuelle, unificatrice et
intangible. La pièce polymorphe qu’est le cavalier permet d’effectuer des sauts
inattendus et relie les pièces entre elles de manière surprenante et créative.
N’est-ce pas ce ainsi que procède Kinbote en créant l’allusion, ou l’illusion, en
actualisant la Zembla ? Le plan (au sens métrique comme au sens stratégique)
qu’il développe relève de l’épistémique, frôle sans cesse les limites de la
possibilité,
comme
le
commente
Suzanne
Fraysse :
« Kinbote
isole
systématiquement les mots du poème de leur contexte pour les transplanter dans
un autre monde, le sien370 ».
L’exploration créative procède d’une déviation, ce qui évoque le vol « dévié » de
l’oiseau du poème contre la vitre, élément que vient percuter l’oiseau. Dans une
œuvre antérieure de Nabokov, Loujine, afin d’éviter le contact avec les autres,
369
Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., p. 217 : « We must assume, I think, that the forward
projection of what imagination he had, stopped at the fact, on the brink of all possible
consequences ; ghost consequences, comparable to the ghost toes of an amputee or to the fanning
out of additional squares with a chess knight (that skip-space piece) […] “feels” in phantom
extensions » (Feu pâle, op. cit., p. 305).
370
Fraysse, Suzanne, Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir Nabokov, op. cit., p.
228.
148
avec la norme sociale et psychologique, se précipite par la fenêtre. Dans Feu
pâle, celle-ci constitue également le point d’observation par lequel Kinbote
observe les faits et gestes de Shade, à l’instar du joueur d’échecs cherchant la
faille chez l’adversaire et l’angle d’attaque possible. Nabokov symbolise souvent
la créativité et l’écriture par une déviation à l’égard de la norme, que ce soit la
folie comme chez Loujine ou une déviation sexuelle, pédophilie dans Lolita371
ou inceste dans Ada. Il s’agit dans tous les cas du dépassement de limites
mentales, morales ou géographiques. Kinbote est défini comme un excentrique,
comme « hors du centre », dans la périphérie du poème tout d’abord, mais aussi
de manière géographique : il est en exil de la Zembla, il a dépassé les bornes de
la normalité (plusieurs allusions sont faites à sa folie). Son homosexualité peut
être considérée comme une « déviance » par rapport à la norme.
Le système de Kinbote consiste à effectuer une sélection parmi les mots du
poème, les autres étant livrés au silence tels des cases vides, ce qui peut
rapprocher la configuration des mots choisis par Nabokov à une partie d’échecs :
d’une « ligne » - « vers » se dit « line » en anglais - à l’autre, Kinbote choisit les
mouvements qui lui sont propres de manière arbitraire, laissant de côté la
majorité du poème. Pourtant, on assiste à un phénomène de multiplication et
d’amplification, puisqu’il y a une inflation de commentaires par rapport au mots
du poème, un mot étant commenté sur une ou plusieurs pages. Tel un joueur
d’échecs, Kinbote se donne un temps de réflexion variable et relatif à chaque
« coup ».
Dans son commentaire, Kinbote procède à un transfert des mots en territoire de
la Zembla. Il déploie le poème dans cette direction, de manière quasiment
exclusive. Ces commentaires portent également sur les souvenirs de sa relation
avec le défunt poème, qu’il observe en permanence, mais cet espace est
371
Lolita constitue, au-delà de la nymphette, un hymne à la beauté des mots et à l’écriture,
comme le suggère le début du roman. Nabokov, Vladimir, Lolita. London : Penguin, 1997, p. 9 :
« Lolita light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta : the tip of the tongue taking
a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. »
149
inéluctablement relié à la Zembla, puisque l’obsession de Kinbote est de
transmettre son « message372 », la Zembla, dans le poème.
Si l’exploration de la lecture de Kinbote constitue le dépassement d’une frontière
et une déviance, La Vie mode d’emploi opère une bifurcation hors de la structure
initiale de l’immeuble. Dès lors que le narrateur divulgue une histoire relative au
passé des personnages, le lecteur suit sa trajectoire problématique et aléatoire.
En dépit de l’apparence beaucoup plus quadrillée et ordonnée du départ, ces
mondes parallèles adoptent une configuration labyrinthique.
La notion de bifurcation est déjà mise en jeu par la marche de « la pièce » (le
cavalier) sur le carré de l’immeuble formé par « les pièces » (les appartements).
La narration se développe grâce aux embranchements relatifs à la marche du
cavalier373. Cette marche, en huit possibilités, évoque la structure doublement
symétrique du jeu d’échecs.374 Perec choisit lui même « la pièce sauteuse »
qu’affectionne tant Nabokov afin de ménager souplesse et surprise dans
l’agencement compliqué des coups, qui bifurquent au gré de la logique interne
du narrateur-joueur d’échecs.
A partir de chaque case, le lecteur franchit toutes les frontières du monde,
puisque les récits « en-globent » la surface terrestre tout entière. Le globe
terrestre apparaît d’ailleurs malicieusement et insidieusement dans le texte avec
l’évocation de M. Jérôme : « il posait le roman policier au pied du divan après
avoir marqué sa page avec une carte postale qui représentait un globe
terrestre375 ». Cet ancien normalien et attaché culturel, de retour rue SimonCrubellier en 1958 ou 1959, « élimé, éliminé, laminé »376, ne cherche qu’une
chambre de bonne, « s’il y en avait une vacante377 ». Le franchissement des
bornes géographiques et temporelles implique toujours un retour à « la case de
372
Le nom de Kinbote peut être rapproché de « Botschaft », « message » ou « ambassade » en
allemand.
373
La cavalier se déplace en deux temps, deux et un, à droite ou à gauche, en avant ou en arrière.
374
Cette structure renvoie au thème du miroir.
375
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 256.
376
Idem, p. 254.
377
Ibid., p. 254.
150
départ », la façade de l’immeuble. A l’instar d’Alice qui revient à l’espace réel à
la fin de l’Autre côté du miroir, chaque personnage revient inexorablement
remplir une des cases « vacantes » de l’immeuble : l’escapade au-delà des
limites ne constitue qu’une « récréation » où toute création est possible.
Le retour à la case de départ fait partie intégrante de la trajectoire des
personnages dans certaines œuvres, ce qui donne une impression de circularité.
Faute de pouvoir s’échapper vers un autre monde possible, ils sont assujettis au
retour au monde initial.
B. Retour à la case départ
Le passage dans le ou les mondes parallèles ne peut s’effectuer que de manière
provisoire, le départ impliquant un fatidique retour : tel est le cas dans De l’autre
côté du miroir, Alice retournant finalement au réel, et dans La Vie mode
d’emploi, où le retour inexorable dans la case de départ, la pièce de l’immeuble,
est la finalité de la trajectoire des personnages.
Le voyage d’Alice comporte un retour final dans le monde de départ, qui confère
au récit un aspect de circularité. Son caractère onirique en fait un monde
provisoire, dans lequel on peut que passer, que transiter. Le monde d’Alice, qui
est seule avec ses chattes noire et blanche comme les cases de l’échiquier,
correspond au principe de réalité et à la loi : à chaque faute correspond une
punition, comme l’indique Alice à sa chatte Kitty.
Cela fait trois sottises, Kitty, et tu n’a encore été punie pour aucune d’entre elles. Tu sais
que je te garde toutes les punitions en réserve pour te les infliger le mercredi en huit. Si
l’on me gardait en réserve toutes mes punitions, à moi, poursuivit-elle à part à part soi
151
plutôt que pour la minette, qu’est-ce que cela pourrait bien faire à la fin de l’année ? On
me jetterait en prison, je suppose, le jour venu378.
Cette loi qui implique une punition à chaque faute est détournée de manière
ludique par Alice, qui la transforme en jeu. Elle en fait un principe ludique, où
les règles ne relèvent plus de la morale, mais du principe de plaisir inhérent au
jeu : déjà Alice décloisonne les séparations rigoureuses. Dans cette case de
départ où elle est enfermée, le dedans et le dehors sont séparés de manière
tranchée : Alice est attirée par le monde extérieur, qui représente le principe de
plaisir et le désir. « Entends-tu, Kitty, la neige qui tombe contre les vitres ? Quel
doux et joli bruit elle fait ! comme si quelqu’un dehors les couvrait de
baisers379 ».
L’érotisme du passage est commenté dans l’introduction par Hélène Cixous380 :
elle en souligne l’aspect dionysiaque et jubilatoire. L’imaginaire de l’enfant est
stimulé par cet espace extérieur, qui est associé au désir et au souhait : « Et
comme je souhaiterais que tout cela soit vrai ! Pour sûr que les bois ont l’air
endormis en automne, quand les feuilles jaunissent 381! » Le désir est associé à
378
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 54 : “ “That’s three faults, and you’ve
not been punished for any of them. You know I’m saving up all your punishments for
Wednesday week - Suppose they had saved up all my punishments!” she went on, talking more
to herself than to the kitten. “What would they do at the end of the year. I should be sent off to
prison”. (De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 55).
379
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 54 : “Do
you hear the snow against the window-panes, Kitty? How nice and soft it sounds! Just as if
someone was kissing the window all over outside.”(trad. p. 55).
380
Cixous, Hélène, « Introduction » dans Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir,
op. cit., p. 30 : « Mais c’est aussi une scène mythologique : dionysiaque, elle se joue depuis la
mort/hiver/enfouissement jusqu’au réveil de la nature/été/resurgissement. Enfin, la distribution
des connotations (couleurs, mouvements, bruits…) implique, pour le texte entier, non seulement
les saisons, mais l’hésitation entre deux saisons complémentaires. Tout vire entre semblant et
vérité, songe et réalité. »
381
Carroll,Lewis, Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 54 : « And I
do so wish it was true ! I’m sure the woods look sleepy in the autumn, when the leaves are
getting brown.” (Trad. p. 55).
152
l’espace ludique du jeu d’échecs qui apparaît contre une « récréation », une
pause dans la logique du monde empirique : « Sais-tu, Kitty, jouer aux échecs ?
Voyons, ne ris pas, ma chérie, je te demande cela très sérieusement […] Faisons
semblant 382». Cette remarque appelle celle de Roger Caillois, qui définit le jeu
comme espace et temporalité séparés de l’existence quotidienne.
En effet, le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du
reste de l’existence, et accomplie, en général dans les limites précises de lieu de temps. Il
y a un espace du jeu : suivant les cas, la marelle, l’échiquier, le damier, le stade, la piste,
la lice, le ring, la scène, l’arène, etc. Rien de se qui se passe à l’extérieur de la frontière
idéale n’entre en ligne de compte383.
Or, dès lors qu’Alice pénètre sur l’espace de l’échiquier au-delà du miroir, le
ligne de démarcation entre le sérieux et le ludique, entre la réalité et
l’imaginaire, est abolie. Alice aborde un monde singulier et étrange où les
séparations, oppositions et catégories forgées par l’habitude volent en éclat, d’où
le désordre qui semble régner dans ce monde insolite.
Si Alice plonge dans un monde créatif et « récréatif » au-delà du miroir, avec ses
règles qui ne sont plus celles de la convention et de l’habitude, les personnages
de La Vie mode d’emploi sont projetés hors de la structure de l’immeuble par le
narrateur qui procède à la restitution de leurs vies. Ces fragments de vie, mis en
perspective avec la terne banalité de la vie dans l’immeuble, apparaissent comme
une « récréation » hors du cadre rigide de départ où se trace la singularité de
« toutes les lignes de vie » qui s’entremêlent et se croisent. On décèle dans cette
géométrie labyrinthique un désir de totalisation qui parviendrait à dire le monde
dans sa complexité et dans toutes ses contradictions. La stratification spatiotemporelle se fait de plus en plus dense, telle un labyrinthe privé de centre.
382
Idem, p.54 : « Kitty, can you play chess ? Now, don’t smile, my dear. I’m asking it seriously.
[…] Let’s pretend”. (Trad. 55).
383
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : Le Masque et le vertige. Paris : Gallimard, 1967, p.
37.
153
Chaque vie semble échapper à la planification du projet de départ, ainsi la
destinée de Joy Slowburn, qui vécut dans l’appartement de Mme Moreau avant
que celle-ci ne s’y installe. Elle mène à l’intérieur du cadre rigoureux de
l’immeuble une vie monastique : « Ses volets étaient toujours fermés ; elle ne
recevait pas de courrier et sa porte s’ouvrait seulement pour des traiteurs qui
livraient des repas tout préparés384. » Cette vie réglée comme du papier à
musique n’est qu’une façade ; la jeune femme semble prendre des moments
d’évasion pour rapport à cette vie cloisonnée et étouffante : « Joy Slowburn ne
sortait qu’à la tombée de la nuit, conduite par Carlos dans une Pontiac noire. […]
Les histoires les plus fantastiques couraient sur son compte385. »
L’opposition est nette entre une vie publique monotone et une vie cachée liée à
l’aventure et à l’imprévu : derrière la façade de Joy Slowburn se cache Ingeborg
Skrifter - ce qui signifie « écriture » en suédois - fille d’un pasteur danois et
mariée à un Américain, Blunt Stanley. Plus l’on s’éloigne du centre, de
l’immeuble vers les mondes périphériques qu’ont sillonnés les personnages, plus
l’imprévu et le désordre s’installent. De l’Amérique, où ils se rencontrent, en
passant par la Corée, jusqu’à Hong Kong, le couple vit d’un spectacle récréatif et
lucratif : ils font apparaître un grotesque Méphistophélès, activité qui les mène
finalement en France. La course effrénée dans l’espace constitue véritablement
la matrice du récit. L’écriture -« Skrifter »- s’incarnerait dans ce parcours
labyrinthique, où cohabitent des régions hétérogènes et mouvantes dont le seul
aboutissement serait la destruction. L’écriture semble liée à la compréhension
rétrospective, comme le souligne David Bellos : « Or la vie se vit en suivant le
temps qui passe, tandis que la compréhension, si compréhension il y a, ne peut
être rétrospective386. »
La récréation s’avère de courte durée dans La Vie mode d’emploi. La trajectoire
mène inexorablement sur les sentiers battus de l’immeuble ; Ingeborg assassinée
par son mari, Stanley rapatrié en Amérique, le retour à la case de départ est
inévitable : « De cette pièce où la Lorelei faisait apparaître Méphisto et où eut
384
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 369.
385
Perec, Georges,La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 369.
386
Bellos, David, Georges Perec : Une Vie dans les mots, Paris : Seuil, 1994, p. 642.
154
lieu ce double meurtre, madame Moreau décida de faire sa cuisine387». On
retiendra le mélange d’anodin et d’horreur dans cet espace double et ambivalent
de la cuisine. A l’aventure succède, de manière quasiment mécanique, le retour
au quotidien, à la banalité et à la dictature de l’objet.
Un laboratoire culinaire en avance d’une génération sur son époque, doté des
perfectionnements techniques les plus sophistiqués, équipés de fours à ondes, de plaques
auto-chauffantes invisibles, de robots ménagers télécommandés susceptibles d’exécuter
des programmes complexes de préparation et de cuisson. Tous ces dispositifs
ultramodernes furent habilement intégrés dans des bahuts de mère-grands, des fourneaux
Second Empire en fonte émaillée et des huches d’antiquaires388.
Dans ce vaste dispositif, l’homme n’échappe pas à la programmation.
L’exploration des lignes entremêlées de cette vaste partie d’échecs qu’est
l’existence ne mène qu’à la mécanique totalitaire de la machine, qu’à ce que
Deleuze nomme « la machine de guerre », liée au jeu d’échecs : «Les échecs
sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un
front, des arrières, des batailles389. »
L’incursion dans la créativité de la vie n’est qu’une escapade, qui paraît
dérisoire et futile par sa gratuité même, comme un jeu qui n’aurait de finalité que
lui-même. Ce retour inéluctable établit une structure circulaire, où l’incursion
dans la différence aboutit à la répétition du même. L’art, l’écriture –« Skrifter »n’est t-elle pas répétition, comme le formule Deleuze dans Différence et
répétition? Il y souligne la notion de simulacre de toutes les répétitions qui
s’inscrit dans l’art, et qu’il oppose à l’imitation : « L’art n’imite pas, mais c’est
d’abord parce qu’il répète, et répète toutes les répétitions, de par une puissance
387
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 379.
388
Idem, p. 379.
389
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 436
155
intérieure (l’imitation est une copie, mais l’art est simulacre, il renverse les
copies en simulacre) 390. »
Cette notion de simulacre est au cœur de l’esthétique post-moderne que Deleuze
distingue clairement de l’imitation ; l’art n’est pas la mimésis, mais produit un
effet de réalité engendrée par le simulacre. L’imitation est liée à la modalité de la
nécessité, alors que le simulacre est liée à celle du possible, à celle de la fiction.
Dans cette optique post-moderne, l’acte d’imitation n’est qu’un faux semblant :
il ne s’agit pas tant de reproduire un modèle que d’affirmer l’existence de la
copie comme monde fictionnel, comme monde possible. Le modèle n’est que
pré-texte, qui s’efface dans l’acte de création.
Dans La Vie mode d’emploi, la stratégie narrative est fondée sur la répétition,
mais chaque élément du puzzle-immeuble apparaît dans sa différence, dans sa
trajectoire particulière qui mène inéluctablement au retour dans l’immeuble.
D’autres exemples illustrent le retour fatidique dans la case initiale de
l’appartement. Cette exploration hors d’une case de l’immeuble peut être de plus
longue durée. Ce schéma est illustré par l’histoire d’Henri Fresnel, cuisinier
silencieux qui vient s’installer dans l’immeuble, quitte femme et enfant du jour
au lendemain pour devenir acteur et part sillonner les routes de France,
d’Espagne et d’Afrique pour devenir cuisinier aux Etats-Unis, où il fonde son
école. A son nomadisme s’oppose la sédentarité absolue de sa femme, qui n’a
pas quitté l’immeuble quarante ans après : « Il fut surpris sans doute d’apprendre
que sa femme vivait toujours dans la petite chambre de la rue SimonCrubellier391. » Pour finir, abandonnant l’appartement, elle cède la place à un
homme : « il est sur son lit, entièrement nu, à plat ventre, au milieu de cinq
poupées gonflables, couché de tout son long sur l’une d’entre elles, en enserrant
deux autres dans ses bras, semblant éprouver sur ces simulacres instables un
orgasme hors pair 392».
Dans cette vision tragique et grotesque, c’est de nouveau l’objet et la mécanique
qui semblent triompher de l’homme : la vie trépidante et libre de l’acteur errant
390
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris : P.U.F., 1968, p. 375.
391
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p.317.
392
Idem, p. 318.
156
ne change rien à la destinée des habitants de l’immeuble vouée au déterminisme
de la machine. Le schéma reste invariable : départ d’une pièce cloisonnée à
l’intérieur de l’immeuble, exploration d’univers spatio-temporels divers et retour
à la pièce initiale, éventuellement occupée par un nouveau personnage.
Dans De l’Autre côté du miroir, à la fin de son périple sur l’échiquier, Alice
réintègre le monde de la réalité dont elle s’était extirpée. Ce schéma est le même
que celui d’Alice au Pays des merveilles : Alice revient du monde où elle a
plongé qui, semble-t-il, aurait correspondu à un rêve qu’elle aurait fait, à un
monde possible conçu dans l’inconscient de la petite fille. De manière similaire
au fonctionnement du rêve, les éléments de la réalité semblent s’être travestis en
variante, tout comme Alice devenue petite fille pion, puis reine, ce qu’illustre sa
remarque : « Ta rouge Majesté ne devrait pas ronronner si fort […] Et tu es
restée avec moi tout le temps, Kitty…d’un bout à l’autre du monde du
Miroir393. »
A chaque personnage onirique correspondrait un être réel, ce qui n’est pas sans
lien avec la définition que Lubomir Dolezel donne du « counterpart »394 : la reine
rouge serait une variante possible du personnage la minette noire dans ce monde
de métamorphose du rêve. Dans le sens métaphorique, au-delà du miroir, les
unités initiales, physiques ou linguistiques, se métamorphosent. Le jeu de ses
métamorphoses finit par mettre en danger la stabilité et l’unité ontologique du
monde initial.
393
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p.242 : “ Your
red Majesty shouldn’t purr so loud […] And you’ve been all along with me, Kitty-all through the
Looking-glass world” (Trad. p. 243).
394
Doležel, Lubomir, Heterocosmetica : Fiction and Possible Worlds, op. cit., p. 279 :
« Counterpart. An entity of a possible world that is cross-world identical with an entity in
another possible world. » (« Double. Entité d’un monde possible qui est la transposition
identique d’une entité dans un autre monde possible » (Ma traduction).
157
C. Métaphore, Métamorphose
La métaphore opère, comme son nom l’indique – « déplacement » en grec - un
transfert sémantique, un écart avec l’usage courant du langage. Cette figure de
style consiste en la substitution d’une terme métaphorique présent à un terme
pris au sens courant qui est dès lors absent. La métaphore est une déviation de la
dénomination. Cette définition de base a été affinée par Paul Ricœur. Sa
réflexion sur la métaphore resserre l’analogie entre la métaphore et le jeu
d’échecs, déjà considérable, l’un comme l’autre effectuant un déplacement
sémantique : Ricœur montre que la métaphore met en relation plusieurs
éléments, leur attribuant un nouveau sens d’ensemble.
Au lieu de substituer à l’expression métaphorique , avec la rhétorique classique, une
signification littérale, restituée par la périphrase, nous lui substituons, avec Max Black et
Beardsley, le système des connotations et des lieux communs ; je préfère dire que
l’essentiel de l’attribution métaphorique consiste dans la construction du réseau
d’interactions qui fait de tel contexte un contexte actuel et unique. La métaphore est un
événement sémantique qui se produit au point d’intersection entre plusieurs champs
sémantiques. Cette construction est le moyen par lequel tous les mots pris ensemble
reçoivent sens. Alors, et alors seulement, la torsion métaphorique est à la fois un
événement et une signification, un événement signifiant, une signification émergente crée
par le langage395.
La métaphore crée un nouveau plan de référence, qui instaure un réseau de
significations inédit formant un ensemble cohérent. La délimitation des
frontières établies par les signifiants devient plus floue : l’emploi métaphorique
crée un jeu polysémique qui rend possible différentes interprétations possibles,
un jeu entre locuteurs et auditeurs, entre auteurs et lecteurs. La métaphore
engendre des identités plurielles, métamorphosant l’identité de départ en
éléments morcelés et épars. La notion de ressemblance est au cœur de ce jeu de
395
Ricœur, Paul, La Métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p. 127.
158
transpositions et de substitutions d’une même unité de départ, comme le souligne
Paul Ricœur.
La métaphore est, par excellence, le trope par
ressemblance. Ce pacte avec la
ressemblance ne constitue pas un trait isolé. […] C’est en effet d’abord entre les idées
dont les mots sont les noms que la ressemblance opère. Ensuite, dans le modèle, le
thème de la ressemblance est fortement solidaire de ceux de l’emprunt, de l’écart, de la
substitution, de la paraphrase exhaustive396.
La notion de ressemblance apparaît dans De l’Autre côté du miroir comme Feu
pâle qui créent des mondes fondés sur la symétrie et le parallélisme ; ces œuvres
jouent sur l’effet de miroir : cette configuration évoque la disposition des pièces
au jeu d’échecs. Tout comme la structure labyrinthique, le miroir est une des
métaphores intrinsèquement associée au jeu d’échecs, qui renvoie à la notion
même de jeu entre le même et l’autre, entre la répétition et la différence.
L’image du miroir relie les deux concepts de métaphore et de métamorphose.
L’identité est transposée, tout en changeant de forme.
Les deux romans, celui de Lewis Carroll comme celui de Nabokov, évoquent le
passage d’un monde initial à un autre, d’un point de vue géographique et
linguistique : celui d’Alice au-delà du miroir, et celui du poème de Shade orienté
vers la Zembla par l’interprétation de Kinbote. Dans les deux cas, le fait de
départ est « déréalisé » et développé par une variante possible. Cette
construction s’élabore à partir du monde de départ qu’elle métamorphose.
La métaphore opère un glissement sémantique ; en entrant dans le monde
polysémique du miroir par le jeu d’échecs, Alice passe du monde univoque du
sens littérale au monde de l’expression poétique et métaphorique. L’espace « audelà du miroir » est une structure parallèle, où les éléments de départ sont
métamorphosés. Cette transposition rappelle le déplacement qu’opère la
métaphore.
396
Ricœur, Paul, La Métaphore vive, op. cit., pp. 221-222.
159
Dans Feu pâle, le processus est plus complexe ; d’une part, Kinbote récupère le
sens métaphorique du poème dans une lecture littérale et égocentrique. D’autre
part, Kinbote est obnubilé par les ressemblances, à partir desquelles ils trace ses
lignes propres et ses interprétations : les mots sont extraits de leur contexte
initial pour prendre un sens nouveau dans une autre « terre », celle de la Zembla.
Ainsi le travail de Kinbote fonctionne comme un réseau de métaphores, où les
ressemblances se font écho. La lecture métaphorique est une tension entre la
ressemblance et la différence, les éléments de départ se métamorphosant
sémantiquement par le transfert : Kinbote effectue un travail semblable à celui
de la métaphore.
Dans ce processus, la réalité de départ est une référence sans être une contrainte.
Kinbote invente un sens nouveau, comme toute métaphore inédite le fait, ce qui
rappelle les commentaires de Paul Ricœur : « Si bien « métaphoriser, c’est voir
la maîtrise des ressemblances, alors nous ne saurions sans elle saisir aucune
relation inédite entre les choses397. »
Dans De l’Autre côté du miroir, Alice part « sur la voie qui conduit du sens
univoque au sens plurivoque 398». Selon Jean-Jacques Lecercle, le langage
métaphorique, au même titre que les mots-valises et les plaisanteries sur la
langue, constitue une des modalités de la polysémie linguistique. La métaphore
établit des équivalences entre des éléments disjoints, introduisant ainsi la
pluralité des sens. Dans Sémiotique et philosophie du langage, Umberto Eco
note que la métaphore peut être définie comme un dysfonctionnement de la
machine conventionnelle linguistique, qui libère une certaine créativité. Une
autre manière d’envisager la question, souligne-t-il, serait de considérer qu’à
l’origine, la langue est métaphorique, et que les règles qui la régissent viennent
ruiner cette créativité originelle399. Les tribulations d’Alice, soumises à un
simulacre de règles échiquéennes, incarnent l’autonomie du langage qui échappe
à la rigidité de son cadre conventionnel.
397
Ricœur, Paul, La Métaphore vive, op. cit., p. 104.
398
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 144.
399
Eco, Umberto, Sémiotique et philosophie du langage, traduit par M.Bouhazer. Paris : P.U.F.
1988, p. 140.
160
A travers ces deux conceptions, apparaît l’opposition entre un langage
conventionnel et rigide et un langage créatif dont la métaphore400 fait partie
intégrante. La métaphore permet de faire émerger « le semblable par-delà le
divorce401». Elle fait partie de ce que Jean-Jacques Lecercle appelle le reste, ce
langage créatif et rebelle qui se rebiffe contre les conventions et qu’explore
Alice pendant la traversée de son monde possible, qu’elle aurait imaginé ou rêvé
comme le suggère le titre du dernier chapitre : « Qui a rêvé cela ? 402».
La traduction française ne rend pas compte du sens exact de la formulation
anglaise « which », qui marque une alternative. S’agit-il du rêve d’Alice ou estce une allusion au roi rouge qui, endormi, rêve d’Alice, selon les dires des
jumeaux Tweedledee et Tweedledum : « Vous n’êtes qu’une espèce d’objet
figurant dans son rêve ! Si le roi venait à se réveiller, ajouta Tweedledum, vous
400
Si l’on s’en tient à une théorie de la métaphore comme substitution, il faudra admettre que la
teneur (tenor) est appréhendée par un véhicule (vehicule) qui a pour fonction de se substituer à
lui. Nous employons la dénomination proposée par I.A. Richards (terminologie citée par
P.Ricoeur,La Métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p. 105).
401
Ricœur , Paul, La Métaphore vive, op. cit., p. 249. Le métaphore est le lieu d’une crise entre
identité et différence, qui crée des tensions qui apparaissent souvent dans De l’Autre côté du
miroir. Suzanne Fraysse ( « Lire et délire : Pale Fire » dans Folie, écriture et lecture dans
l’œuvre de Vladimir Nabokov, op. cit., p. 253) fait référence à l’œuvre de Paul Ricœur en
relation avec Feu pâle : « Ricoeur qui définit sobrement, mais utilement, la métaphore comme
mise en jeu d’une ressemblance et d’une différence nous encourage à voir dans le commentaire
l’expression métaphorique des thèmes développés par Shade dans le poème : les ressemblances
du roman constituent le fondement du jeu métaphorique de Pale Fire. Ricoeur, citant Aristote,
souligne le fait que la métaphore « fait image » : le commentaire serait alors la version en
couleur du dessin grisé du poème. Cette remarque souligne un aspect de la relation du poème et
du commentaire. A notre sens, Kinbote, au contraire, localise et donne un sens littéral aux
métaphores du texte. Maurice Couturier exprime cette complexité insoluble de la relation entre le
poème et son commentaire dans Nabokov ou la tyrannie de l’auteur. Paris : Seuil, 1993, p. 225 :
« Dans Feu Pâle, les référents n’existent pas en tant que tels, ce sont des images qui se font écho,
du poème au commentaire, du commentaire au poème, comme dans les jeux de miroirs évoqués
plus haut, sans qu’il soit possible de dire où se trouve le modèle et où le reflet ».
402
Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 242 : “
Which dreamed it?”. (Trad. p. 243).
161
vous trouveriez soufflée – pfutt - tout comme une chandelle »403. Alice est-elle le
sujet rêvant ou l’objet rêvé 404? Une autre interprétation serait possible : ce
« which » se référerait au reste, à la langue créative qui saborde les règles et les
conventions en une jubilation libératrice et dionysiaque : le voyage d’Alice à
travers l’échiquier serait le « rêve » du langage jouant sur ses propres structures.
Aucune réponse intangible et stable n’est offerte au lecteur sur un plateau
d’argent ; à lui d’élaborer ses propres déductions, de mettre en œuvre sa propre
stratégie de lecture et sa créativité dans cette partie d’échecs qu’il joue avec
l’œuvre.
Cette polysémie, cette ouverture d’interprétation fait partie intégrante du langage
métaphorique inscrit dans Feu pâle. Le fait de départ, le poème de Shade, subit
une métamorphose. Kinbote ne passe pas d’une production univoque à une
interprétation équivoque. du poème. Au contraire, il déplace un sens
métaphorique et ouvert vers une interprétation univoque, mais non moins
créative, où le poème ne serait qu’un prétexte. Ce processus équivaut à un
brouillage entre l’être et le devenir Cependant, la folie de Kinbote peut parfois
s’interpréter comme un déplacement métaphorique du sens premier du poème,
car elle lui fait subir un glissement de sens. Cette ambiguïté a été résumée par
Suzanne Fraysse :
Le délire des personnages fous fonctionne souvent dans les romans de Nabokov à la
façon d’une métaphore. […] Le même jeu se laisse lire dans Pale Fire, mais il devient ici
diaboliquement complexe, jusqu’à ce que le lecteur ne sache même plus très bien où
situer le plan de référence littéral, et le plan de référence métaphorique du texte. Le délire
de Kinbote peut se lire comme l’expression métaphorique de certains thèmes de Shade,
403
Carroll, Lewis, op.cit , p. 118 : “You’re a sort of thing in his dream ! “If that there king was to
wake”, added Tweedledum, “you’d go out-bang-just like a candle”. (Trad. p. 119).
404
Ce thème est repris dans L’Echiquier devant le miroir de Massimo Bontempelli. Un petit
garçon traverse le miroir et y rencontre des personnages du jeu d’échecs : il apprend que ce
monde a plus de réalité et que le monde réel, dont il est issu, est une illusion.
162
tandis que dans le même temps, Kinbote prend au pied de la lettre, littéralement, les
métaphores de Shade405.
Nabokov exploite cette dynamique, cet échange actif entre sens métaphorique et
sens littéral, qui s’effectue dans le déplacement du poème vers la Zembla, ce qui
démontre que la création est fondée sur cette interaction : Feu pâle n’existe, à la
manière d’une partie d’échecs, que grâce aux deux stratégies de Shade et de
Kinbote. Dans Feu pâle comme dans De l’Autre côté du miroir, se construisent
des « protomondes », qui sont les versions possibles d’un monde de départ : la
fiction de Shade dans un cas, et le monde référentiel d’où part Alice dans le
roman de Lewis Carroll.
Dans le monde du rêve, parallèle au monde empirique dont s’exile Alice, elle
fait l’expérience de la précarité de sa situation ; elle a pour identité échiquéenne
d’être un pion qui peut être « soufflé » comme une bougie par le roi rouge dont
elle est l’objet. Cette métamorphose constitue une inversion subversive : dans la
réalité, c’est bien Alice qui manipule les pièces sur son échiquier. Transformée
en pion rêvé par le roi rouge dans le protomonde du miroir, elle n’est plus qu’un
reflet fragile de son image réelle, une pièce soumise à la stratégie du roi. Dans le
jeu mouvant mis en œuvre dans Alice, le corps et le langage subissent de
multiples métamorphoses et mettent en valeur, par cette double flexibilité, la
solidarité entre l’évolution du corps dans l’espace et le langage.
Cette remarque n’est pas sans rappeler les métamorphoses du corps d’Alice dans
Alice au Pays des merveilles. Cette question est commentée par Gilles Deleuze
dans Logique du sens, op. cit., pp. 112-13 : « L’œuvre de Lewis Carroll, on peut
toujours en faire un conte schizophrénique. D’anglais psychanalystes imprudents
le firent : le corps-téléscope d’Alice, ses emboîtements et de déboîtements, ses
obsessions alimentaires manifestes, et excrémentielles latentes ; les morceaux
qui désignent aussi bien des morceaux de nourriture, que des « morceaux
choisis », les collages et étiquettes de mots alimentaires prompts à se
405
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale Fire » dans Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov, op. cit., p. 204.
163
décomposer ; les pertes d’identité, les poissons et la mer… 406». Ce caractère
indissociable de la spatialité et des mots apparaît dans les deux acceptions du
mot « sens », direction dans l’espace et signification, comme dans la remarque
que fait Humpty Dumpty au sujet de son identité : « Mon nom, à moi, signifie
cette forme qui est la mienne407».
La notion même de double remet en question l’intégrité de l’identité et l’unicité
d’un moi cohérent. Le nom de ce personnage, avec le redoublement de
consonnes et de voyelles, fonctionne comme une entité dédoublée. Le
personnage souligne la similitude parfaite entre la forme et le sens : il n’y a pas
d’arbitraire du signe dans ce monde possible. Le nom est motivé par la forme. Le
langage métaphorique, partie intégrante du reste, ne sépare pas le signifié du
signifiant. L’entité de Humpty Dumpty n’est pas une et indivisible, comme son
nom le démontre. Il est la représentation même du mot-valise, dont il fait la
présentation à son interlocutrice : « C’est une valise, voyez-vous. Il y a deux
significations contenues en un seul mot 408».
Les mots se métamorphosent en entités constituées de deux mots, tels « slithy »,
(« slictueux »), forgé à partir de
« lithe » (« agile, souple »)
et de
« slimy »(« vaseux »). Ces mots sont de nature double. La gémellité parcourt le
texte, dans les deux sens, à la manière du jeu d’échecs. Les deux versants de
l’échiquier se font face, se reflètent l’un dans l’autre : les éléments du monde
que quitte Alice, le réel, ont leurs équivalents de l’autre côté du miroir. La
minette noire devient la reine rouge, image que l’on retrouve peut-être avec le
feu qui se consume dans la cheminée du monde de départ. La minette blanche a
pour équivalent la reine blanche dans l’autre versant du monde imaginaire. Une
autre gémellité, non parallèle mais symétrique, s’organise dans le monde du
406
Cette remarque n’est pas sans rappeler les métamorphoses du corps d’Alice dans Alice au
Pays des merveilles. Cette question est commentée par Gilles Deleuze dans Logique du sens, op.
cit., pp. 112-13.
407
Carroll , Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 150 “My
name means the shape I am”. (Trad. p. 151).
408
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 160 : “You
see It’s like a portmanteau - there are two meanings packed up in one word” (p. 161).
164
miroir, à la manière du jeu d’échecs où chaque joueur a des pièces en double,
tels les fous, les cavaliers et les tours : les couples inséparables que rencontre
Alice, tels Tweedledee et Tweedledum, dont seules les deux dernières lettres
différent.
Métamorphose et métaphore sont indissociables dans l’univers du roman : la
métaphore permet de faire coexister deux sens à la fois, deux formes, en jouant
sur le passage d’une image à l’autre. La métaphore permet un jeu sur le langage
qui n’est pas acquis et définitif, mais qui se construit au fil des associations, de la
même manière que la partie d’échecs crée son propre sens au fil des
mouvements.
Dans Feu pâle, les déplacements se multiplient sur le vaste échiquier imaginaire
de Kinbote où s’engrangent les jeux de doubles. Le pays de cristal du douzième
vers du poème se transmute en Zembla par l’interprétation obsessionnelle de
Kinbote. La métaphore poétique est transposée dans une signification unilatérale
et exclusive, où Kinbote règne en maître absolu : elle se dédouble en roi au cours
de la partie, puisqu’il prétend être Charles II. Le délire de Kinbote le fait
basculer vers une perception altérée du poème. Tel un joueur d’échecs qui
prolonge l’espace de ce qu’il perçoit vers un espace virtuel d’un développement
possible, Kinbote se persuade d’une extension du poème.
Sur le brouillon décousu et à moitié effacé que je ne suis pas tout à fait certain d’avoir
déchiffré correctement, suivent les vers :
Ah, je ne dois pas oublier de dire quelque chose
Que mon ami m’a raconté à propos d’un certain roi409.
Le terme anglais « disjointed » met en avant la notion de décomposition mise à
l’œuvre dans l’interprétation de Kinbote qui, isolant les éléments du poème, peut
d’autant plus facilement rassembler « les pièces » selon sa propre créativité. « Le
409
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op.cit, p. 62 : “ After this, in the disjointed, half-obliterated
draft which I am not sure I have deciphered properly:
Ah, I must not forget to say something
That my friend told me of a certain king.” (Feu pâle, op. cit., pp. 102-103).
165
pays de cristal », qui renvoie plus généralement à la neige, se métamorphose en
Zembla par une projection où la mauvaise foi de Kinbote transparaît sous la
plume ironique de l’instance narrative. L’auteur Shade aurait mentionné les
paroles de Kinbote : cette modalité du possible, qui semble de l’ordre de
l’impossible par l’ironique euphémisme (« que je ne suis pas du tout certain »)
devient une quasi certitude sous la plume de Kinbote. Son monde possible est la
projection même de son désir, qui métamorphose l’espace même du poème.
L’exploration de l’œuvre de Shade que Kinbote présente au lecteur se construit
selon des parcours balisés de manière rigide, reposant sur le choix imposé de cet
interprète qui va jusqu’à trahir les mots d’origine.
Cette incursion dans un univers délirant rappelle le commentaire de Maxim D.
Shrayer410 au sujet d’une nouvelle de Nabokov où le sujet transfigure le
représentation picturale « Венецанка» (« la Vénitienne ») : « Pendant l’acte de
lecture, le lecteur, qui suit l’exploration du fou Simpson, fait ainsi l’expérience
d’un simulacre textuel de l’espace pictural que Simpson transgresse dans
l’histoire411. » Cette remarque s’accompagne dans cet article d’une référence
plus générale sur l’exploration spatiale chez Nabokov : « On devrait accorder
une plus grande attention à l’importance que Nabokov accorde au problème de
l’incursion dans un espace dont les paramètres diffèrent totalement avec l’espace
habituel entourant le personnage412 ».
Le passage « de l’autre côté du miroir » apparaît comme l’exploration d’un
espace d’une totale altérité. La logique y est totalement inversée par rapport au
monde habituel, comme la conversation que tient Alice avec les reines rouge et
blanche tend à le démontrer.
410
Maxim D. Shrayer fait partie de la société nabokovienne Zembla.
411
Shrayer, Maxim, “A Dozen Notes to Nabokov’s Short Stories” in The Nabokovian, n°40,
1998, pp. 42-63 : « During the act of reading, the reader who follows Simpson in his lunatic
exploration thus experiences a textual simulacrum of the pictorial space which Simpson
transgresses in the story » (Ma traduction en français).
166
Savez-vous faire une Division ? Divisez un pain par un couteau, qu’obtenez-vous ?…
Qu’obtenez-vous ? » « Je suppose, commençait de dire Alice, mais la reine rouge
répondit pour elle : « Des tartines de beurre, bien entendu. Essayez de faire une autre
Soustraction : Prenez un chien, ôtez lui un os. Que reste-t-il ? […] « Vous vous trompez,
comme d’habitude, dit la Reine Rouge ; il restera la patience du chien413. »
L’illogisme apparent des prépositions traduit le déplacement vers une autre
réalité où la notion de vérité ne revêt plus la même importance. La référence au
monde réel n’est plus un dogme intangible. Cependant, si le rapport au monde
réel se trouve modifié, rien n’indique non plus que les propositions avancées
soient fausses. Dans le monde fictionnel, le rapport à la notion de vérité n’est
plus le même. Les mots qui se rebellent contre les règles contredisent également
le verdict de la réalité, le rapport au vrai. Comme le note Jean-Jacques Lecercle,
le passage du littéral, représenté par le monde réel, au sens métaphorique du
miroir ne représente pas le passage de la vérité à la fausseté : « « Il est temps de
noter que le passage du littéral au métaphorique n’implique pas de déplacement
de la vérité à la fausseté, car la vérité ou la fausseté de toutes les propositions est
au mieux contingente et au pire indécidable414. »
Ce monde nouveau n’est ni plus vrai ni plus faux que le monde empirique. Ce
constat rejoint les remarques des théoriciens du monde possible : un monde
fictionnel représente l’actualisation d’un monde possible, où la notion de vérité
logique est toute relative. Elle peut s’exprimer, selon l’intentionnalité du
locuteur donne le sens du discours par « une sorte de langage radical à la
412
Shrayer, Maxim, op. cit., p. 45 : « One should start paying increasing attention to Nabokov’s
concern with the problem of entering a space whose parameters differ from the regular space
enveloping the character . » (Ma traduction).
413
Lewis, Carroll, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 216 :
“Divide a loaf by a knife – what’s the answer to that?” “I suppose-” Alice was beginning, but the
Red Queen answered for her. “Bread-and-butter, of course. Try another Subtraction sum. Take a
bone from a dog. What remains? “ Alice considered […] “Wrong, as usual”, said the Red Queen,
“the dog’s temper would remain.” (Trad. p. 217).
414
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 149.
167
Humpty Dumpty415». Le monde dans lequel plonge Alice n’est pas celui du
mensonge ; il est simplement gouverné par une logique inversée, subversive par
rapport à « notre monde possible ». Ce fonctionnement différent libère les
canaux de l’inventivité, comme le fait Kinbote dans Feu pâle grâce à la poésie
de Shade, dont il exploite une variation possible, qui aurait pu être autre.
A l’instar du joueur d’échecs, il oriente la partie vers un possible en ouvrant la
lecture sur un nouvel espace inconnu du lecteur et prend appui, avec une
mauvaise foi évidente, sur une image métaphorique de l’hiver enneigé. Fort de
cette prétendue allusion, Kinbote entreprend le récit de la Zembla, qui s’ouvre
avec la référence au roi qui régnait dans son pays. Ce thème du roi, qui apparaît
en permanence, est un des éléments échiquéens de cette métamorphose d’un
espace en un autre qu’entreprend Kinbote.
Kinbote opère, parallèlement au monde de la Zembla qui s’ouvre au lecteur, un
passage dans l’espace échiquéen par la brève évocation de la dame rivale, Mrs
Shade, qu’il met en opposition avec son roi Charles II : « Hélas, il en aurait dit
considérablement plus, si une anticaréliste au sein de sa famille n’avait contrôlé
415
Lewis, David, Counterpart Theory and Quantified Modal Logics, Princeton : Princeton
University, p. 141 “There is a kind of radical Humpty Dumpty language in which the world
means whatever the user intends it to mean”. (Ma traduction : « Il existe une sorte de langage à la
Humpty Dumpty radical, par lequel le monde signifie ce que le locuteur veut bien qu’il
signifie. » Ainsi l’intention du locuteur donnerait une flexibilité totale au langage qui deviendrait
un pur mode d’expression personnel et créatif au-delà des règles et des conventions sociales qui
régissent le langage. Selon Michael J. Loux, les modes possibles, en tant qu’expression et sujet
du discours modal, sont illimités, le monde réel n’étant qu’une actualisation possible, comme il
le souligne en évoquant Leibniz. Loux, Michael J., The Possible and the Actual, Ithaca and
London : Cornell U.P., 1988, p. 15 : “ Our world is not the only possible world, there are other
worlds, the various possible worlds constitute the subject matter of modal discourse” (Ma
traduction : « Notre monde n’est pas le seul monde possible, il existe d’autres mondes possibles,
les divers mondes possibles constituent le sujet du discours modal »). Cette actualisation
potentielle d’une plasticité illimitée amène certains théoriciens à conclure à la proximité
ontologique du réel et du fictionnel, qui sont toutes deux l’expression d’un possible : Alice
franchit le gouffre qui les sépare avec une facilité remarquable.
168
chaque ligne qu’il lui communiquait !416 ». Le texte anglais met en évidence le
jeu de miroirs se déployant dans Feu pâle, où les noms se multiplient pour le
même référent, Charles II en l’occurrence, dont Karl est la variante germanique ;
elle apparaît dans l’expression « anti-Karliste » employé par Kinbote pour
qualifier l’action de Sybil.
Les jeux de doubles se déploient d’une univers à l’autre : chaque vers subit « une
torsion »417 qui permet à Kinbote lui-même de créer un autre texte. Ce
fonctionnement rappelle De l’Autre côté du miroir et son double, Alice au Pays
de merveilles, où le corps d’Alice est malmené par une suite de métamorphoses
qui en fait successivement une géante et une naine. Le corps, comme le langage,
subissent une douloureuse « torsion », une métamorphose permettant au sens
métaphorique de s’exercer. Cette flexibilité nouvellement acquise du corps
d’Alice, symptôme du jeu sur le langage, ouvre la voie de la polysémie. Au
contraire, par la « torsion » qu’il fait subir au texte de Shade, Kinbote manipule
le texte pour l’orienter vers son sens à lui.
Nabokov, qui connaissait le français depuis l’enfance, utilise dans Feu pâle
toute la gamme sémantique du mot « vers ». Le mot du texte originel « line »
permet lui-même d’effectuer un jeu sémantique autours de l’idée de géométrie,
la structure spatiale du poème étant ouverte à un jeu de déplacements et de
coupures de la « linéarité ». Le mot français possède une flexibilité sémantique
encore plus grande. Le « vers », unité poétique, donne lieu à un « retournement »
de la ligne narrative, sens qui se dégage du mot latin « versus » (d’où dérive la
préposition française). Il n’est pas anodin que la couleur verte soit, en opposition
avec le rouge, une de celles du quadrillage échiquéen du roman418. Cette
métamorphose des couleurs habituelles rappelle l’opposition blanc-rouge,
couleur qui se substitue au noir dans De l’Autre côté du miroir.
416
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op.cit., p. : “Alas, he would have said a great deal more if a
domestic anti-Karlist had not controlled every line he communicated to her! “. ( Feu pâle, op.
cit., p. 103).
417
Le verbe anglais « write » , « écrire », a pour étymologie le verbe « tordre ».
169
L’incursion dans l’univers de la Zembla constitue une « trans-lation » ; la lecture
de Kinbote crée des nouvelles lignes419, qui se substituent à celle de Shade. Ce
passage d’un espace à un autre grâce au processus d’interprétation est lié au
problème de la traduction (translation en anglais), souvent évoquée par Christine
Raguet-Bouvart.
Le traducteur-passeur joue un rôle de médiateur. Cherchant à prendre l’empreinte de
l’original, il produit un objet inerte. S’il veut insuffler la vie à sa traduction, il lui faut
effectuer une transmigration420.
.
La traduction dans une autre langue d’un texte de départ dédouble ce texte
d’origine, devenant une sorte d’extension créative, protomonde, à l’arrivée, du
monde de départ. Elle constitue un double du texte d’origine, créé grâce à cette
« translation » dans un autre espace.
Tout comme dans De l’Autre côté du miroir, les images de gémellité parcourent
Feu pâle. Kinbote crée un véritable jeu de doubles et rapproche des personnages
appartenant à des mondes hétérogènes, comme Sybil dont il souligne la
ressemblance avec Disa, la reine déchue de la Zembla. Le titre même du poème,
Feu pâle, se projette comme un reflet du texte de Shakespeare421. Le reflet est
associé à la notion de vol, d’usurpation dans Timon d’Athènes. Timon d’Athènes
y accuse le feu pâle de la lune d’usurper la lumière du soleil. Kinbote, peut-être
418
On peut ajouter à cette liste le verre de la glace sur lequel vient se cogner l’oiseau du premier
vers. Le motif du miroir est récurrent dans le roman. Gradus travaille dans l’industrie du verre (p.
182).
419
« Lines » en anglais possède la polysémie de « lignes » et de « vers ».
420
Raguet-Bouvart, Christine, Paris : Belin, 2000, p. 72. Un peu plus loin, Christine Raguet-
Bouvart parle de déterritorialisation de la langue.
421
Shakespeare, William, Timon of Athens, in The Complete Works of William Shakespeare.
London : Collins, 1959, Act VI, scene 3, p. 813 : I’ll exemple you with thievery: / The sun’s is a
thief, and with his great attraction /Robs the vast sea; the moon’s an arrant thief , / And her pale
fire she snatches from the sun; / The sea’s a thief…” Le feu pâle de la lune est assimilé au vol de
la lumière du soleil, qui lui-même est identifié à un voleur. Cette référence met en évidence la
thématique du vol, de l’appropriation du poème de Shade par Kinbote.
170
comme tout traducteur ou lecteur, s’approprie le texte de départ pour le
métamorphoser en sa propre création422.
Les jeux de doubles ou de reflets sont multiples ; Gradus le tueur se décline en
multiples possibles, par un jeu de permutations de lettres et d’associations
d’idées ;
il
est
également
Gerald
Emerald,
alias
Reginald
Emerald
(« émeraude », rappel de la couleur verte). Gradus se reflète dans une image
évoluant d’un vaste échiquier géant où il avance méthodiquement, « gradually »,
« progressivement », quittant l’espace opposé, la Zembla, pour passer de l’autre
côté de l’échiquier et abattre le roi Shade . Comme Alice qui est promue reine à
la fin du voyage, Gradus traverse l’échiquier qui met en opposition la Zembla et
New Wye, dédoublant métaphoriquement la Russie et New York. Les deux
mots sont métamorphosés, deux lettres permutant dans le passage d’un mot à
l’autre : la structure de Wye423 rappelle les mots à l’envers du poème de l’Autre
côté du miroir 424.
Image à l’envers, pièce qui en menace une autre, attaque de deux pièces à la fois,
jeux de doubles et doubles jeux : la partie d’échecs se développe sur l’échiquier
de Feu pâle à mesure qu’elle avance dans l’esprit de son créateur, l’esprit
obsessionnel et paranoïaque de Kinbote. Celui-ci est un être protéiforme, roi
comme son nom l’indique, et double de Charles II roi de Zembla425, mais sans
doute une dame – Kinbote homosexuel est en concurrence permanente avec la
femme de Kinbote, elle même double de Disa, reine de Zembla - dont
l’omnipotence rappelle les mouvements de la dame sur l’échiquier426. Gradus
422
Derrière la bi-polarité Shade-Kinbote se cache sans doute Nabokov le critique de Pouchkine
ou de Gogol, ou Nabokov le traducteur (il a traduit, entre autres, Alice in Wonderland. )
423
Ce mot ressemble à l’anglais « why », ce qui rappelle la nature du roman : le lecteur doit
résoudre l’énigme de l’interprétation de Kinbote.
424
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 64-65.
425
Kinbote semble être Charles II, comme le suggère leur ressemblance : vérité ou délire ?
Aucune solution n’est apportée au lecteur, qui peut seulement relever les allusions à la folie de
Kinbote, à sa mégalomanie, et mettre en relation Kinbote et le fou de Gogol qui se prend pour un
roi.
426
La dame est la pièce maîtresse, synthèse de la tour (toutes les lignes droites sont accessibles)
et d’un fou ( la diagonale est possible, en autant de cases qu’elle le souhaite).
171
accomplit une double attaque en tuant Shade, puisque, selon l’interprétation de
Kinbote, il aurait confondu le poète avec le juge Wordsmith427. Le jeu d’échecs
est une référence constante, qui aide au déchiffrement au cours de ce
défrichement spatial organisé par Kinbote.
D Défrichement, déchiffrement
Même si l’effet de surface lisse peut donner une apparence de régularité et
d’unité, l’incursion dans un espace à plusieurs dimensions est indissociable d’un
dévoilement de sens : « Le sens est toujours double sens, et exclut qu’il y ait un
bon sens de la relation428. » Cet aspect de la création est intrinsèquement lié au
fonctionnement du jeu d’échecs. Pour le joueur d’échecs, sens et espace forment
une unité. Le joueur attribue une signification à chaque mouvement sur
l’échiquier. Les formes qui s’élaborent sur l’espace échiquéen portent une
logique qui est cachée : à l’adversaire d’en déchiffrer la signification.
Cette notion d’énigme posée à l’adversaire apparaît de manière évidente dans les
œuvres structurées par une trame policière, telles Le Tableau du Maître flamand
et La Variante de Lüneburg. Il s’agit pour le lecteur de déchiffrer un sens caché
au fur et à mesure que se déploie l’exploration de l’espace, menant le lecteur à la
solution de l’énigme à la fin du roman.
Dans Le Tableau du Maître flamand, le joueur d’échecs doit déchiffrer l’énigme
du tableau et identifier l’assassin de l’un des joueurs d’échecs, le chevalier
d’Arras. Dans un deuxième temps, il joue contre un mystérieux assassin-joueur
d’échecs qui a repris la partie et qu’il doit démasquer. La Variante de Lüneburg
débute par le meurtre de l’un des joueurs qui est posée comme une énigme
427
Allusion au poète Wordsworth, dont Shade pourrait être le double.
428
Lewis Carroll joue sur la polysémie du mot « sense », direction dans l’espace et signification.
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 46.
172
policière liée au jeu d’échecs. Arturo Pérez-Reverte comme Paolo Maurensig
jouent sur l’imbrication de plusieurs espaces-temps qui parfois fonctionnent
comme des fausses pistes induisant une lecture erronée429.
Feu pâle n’est pas exempt d’énigme policière, même si cette dimension n’est
que rudimentaire : Shade a été assassiné et l’interprétation de Kinbote intègre
l’auteur du crime au défrichement progressif de l’espace. Kinbote propose même
une nouvelle interprétation du crime, puisque Shade aurait été confondu avec le
juge Goldsworth. La notion de déchiffrement revêt de multiples aspects dans
l’œuvre, non limitée à l’énigme policière, qui n’est qu’un aspect du travail
interprétatif rétrospectif de Kinbote. Celui-ci
analyse rétrospectivement le
poème d’un mort, donc d’un absent. Cette méthode coïncide parfaitement avec
celle d’un joueur d’échecs analysant un problème échiquéen : les joueurs sont
absents, et il s’agit de prendre leur posture mentalement afin de comprendre la
partie et de donner un sens à leurs mouvements.
Le Tableau du Maître flamand utilise cette méthode rétrospective, parfois de
manière visuelle en utilisant des diagrammes, suivant le cheminement
rétrospectif du mouvement des pièces. L’énigme policière est au cœur de ce
roman où il s’agit d’identifier le meurtrier du chevalier d’Arras, puis de celui qui
sévit dans l’entourage de la restauratrice Julia, chargée de l’entretien d’un
tableau représentant une partie d’échecs. L’inscription sur l’œuvre d’art d’une
question Qui a tué le chevalier? est d’autant plus ambiguë que ce mot désignée
au moyen âge le cavalier comme le guerrier réel : il s’agit donc de résoudre
l’énigme policière à rebours selon la position des pièces. Cette ligne temporelle
s’inverse au moment où des meurtres sont
exécutés dans l’entourage de
l’héroïne : il faudra alors prévoir les développements futurs du jeu de
l’adversaire.
La méthode rétrospective liée à l’exploration de l’espace apparaît également
dans La Vie mode d’emploi, qui évoque un certain nombre d’énigmes policières.
Plusieurs récits relatent des crimes ou des vols, dont la solution est donnée
rapidement ou paraît évidente. Ces énigmes sont là pour illustrer le thème
429
Il ne faut pas oublier l’origine étymologique commune des mots « erreur » et « errer » en
français : se tromper équivaut à parcourir l’espace de manière incohérente.
173
général de l’œuvre, celui de l’énigme de l’existence. Espace et sens sont
indissociables dans ce roman. Le défrichement de l’espace, de la structure,
permet de déchiffrer le sens de toutes les vies des habitants de l’immeuble et
mène à une absence de résolution finale.
La notion d’énigme à décoder, à déchiffrer apparaît dans la nouvelle de Stefan
Zweig. Elle met en scène un personnage énigmatique, qui apparaît de manière
inattendue et impromptue au beau milieu d’une partie d’échecs qui oppose le
champion Czentovic et MacConnor. Il intervient en contestant avec véhémence
le choix de MacConnor, se référant à des parties d’échecs historiques.
Si vous faites dame maintenant, il vous attaque immédiatement avec le fou en c1, et vous
ripostez avec le cavalier. Mais entre-temps, il ira menacer votre tour en d7 avec son pion
libre, et même si vous faites échec avec le cavalier, vous êtes perdus et battus en neuf ou
dix coups. Ce sont à peu près les positions qu’avaient Aljechin et Bogoljubow lors du
grand tournoi de Pistyan en 1922430.
Le mystérieux personnage permet à l’assistance de décoder le problème qui se
pose à elle. Il effectue une lecture de la position des pièces en résolvant l’énigme
échiquéenne : « On eût dit que cet homme lisait ses coups dans un livre431. »
Cette dextérité avec laquelle il fait évoluer les pièces sur l’échiquier présente la
partie comme un labyrinthe spatial et mental auquel les néophytes ne
430
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 37 :“ Wenn Sie jetzt eine Dame machen, schlägt er
sie sofort mit dem Läufer c1, Sie nehmen mit dem Springer zurück. Aber inzwischen geht er mit
seinem Freibauern auf d7, bedroht Ihren Turm, und auch wenn Sie mit dem Springer Schach
sagen, verlieren Sie und sind nach neun bis zehn Zügen erledigt. Es ist beinahe dieselbe
Konstellation, wie sie Aljechin gegen Bogoljubow 1922 im Pistyaner Grosstunier initiiert hat.“
(Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 35-36. Le mot allemand « Konstellation » met en valeur
l’aspect énigmatique d’une position qui doit être déchiffrée, en tant qu’ensemble formé
d’éléments signifiants les uns par rapport aux autres.
431
Idem, p. 39 : „Es war, als ob er die Züge aus einem gedruckten Buch ablesen würde“. (Idem,
p. 36). L’adjectif allemand gedruckten (« imprimé ») met l’accent sur la forme des lettres, sur le
signe qui doit être déchiffré par le grand interprète qu’est M. B…
174
comprennent rien. Le joueur d’échecs semble être le dépositaire d’un secret qui
ne se laisse pas percer à jour.
Cette signification liée au rôle du joueur d’échecs rappelle Le Tableau du
Maître flamand. Le joueur d’échecs Muñoz doit déchiffrer le code mystérieux
formé par les lignes échiquéennes des pièces, ce qui plonge Julia dans un
sentiment d’admiration croissante.
Julia hocha lentement la tête. Une simple phrase de Muñoz avait suffi pour qu’un coin de
l’échiquier qui lui avait paru statique jusque là, sans importance, se remplisse de
possibilités infinies. Il y avait quelque chose de magique dans la manière dont cet homme
était capable de vous guider dans ce complexe labyrinthe blanc et noir dont il possédait
les clés secrètes432.
La création, ou la recréation puisqu’il s’agit de retrouver les mouvements
cachés, ressemble à une science occulte, où le joueur d’échecs apparaît comme
un magicien, créateur de sens, déchiffreur et défricheur d’espaces. Comme M
B… , Muñoz semble être le détenteur d’un secret inaccessible au commun des
mortels, situé dans un monde invisible.
M. B… voit au-delà de la position visible sur l’échiquier, du simple
positionnement des pièces. L’énigme de cette seconde partie d’échecs du Joueur
d’échecs, résolue par le personnage anonyme qui obtient le match nul, se double
d’un mystère situé à l’extérieur de l’espace du jeu, celui de l’identité de M. B… .
Si le personnage reste dans l’anonymat, ce qui accentue sa dimension
emblématique, le lecteur parvient à déchiffrer une partie du personnage grâce à
l’incursion dans l’espace de l’Europe nazie qu’il a quitté en s’embarquant sur le
bateau.
432
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 181 : « Julia hizo un lento gesto
affirmativo con la cabeza. Una simple frase de Muños hacía que un rincón del tablero que hasta
entonces parecía estático, sin importancia, se llenara de infinitas posibilidades. Había una magia
especial en el modo en que aquel hombre era capaz de guiar a los demás a través del complejo
labirinto en blanco y negro del que poseía claves ocultas. » (Le Tableau du Maître flamand, p.
152).
175
La clé qui rende accessible la compréhension du personnage réside dans le passé
de M. B… , et plus particulièrement dans sa détention par les nazis dans l’espace
confiné et vide d’une pièce. L’incursion dans l’espace-temps de la Vienne nazie
permet de comprendre l’aspect livresque et purement abstrait du jeu de M. B…
Le secret de sa connaissance parfaite des situations échiquéennes réside dans le
manuel du jeu d’échecs qu’il a dérobé aux nazis et qu’il étudie nuit et jour.
Les signes a1, a2, c7, c8 qui m’avaient paru si abstraits au début se concrétisaient à
présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était
complète : l’échiquier et ses pièces se projetaient dans mon esprit et les formules du livre
y figuraient immédiatement des positions433.
C’est une véritable symphonie mentale qu’exécute M. B… du fond du sa cellule,
la métaphore musicale mettant l’accent sur la création qu’il réalise : M. B…
relie mentalement les signes entre eux en un mouvement qui leur donne vie et
cohérence. La captivité aura fait de M. B… un déchiffreur de signes échiquéens,
ce qui apparaît une seconde fois dans le roman pendant les dernières parties avec
Czentovic. Le narrateur exprime l’inaccessibilité de l’espace échiquéen pour les
joueurs médiocres : « Car plus les pièces composaient sur l’échiquier leurs
étranges arabesques, moins nous en pénétrions le sens caché434. »
Dans Le Joueur d’ échecs, M B…, comme Czentovic, détiennent la capacité de
déchiffrer le secret de l’espace échiquéen. Parallèlement au mystère qui se
433
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 73 : „Automatisch verwandelten sich die anfangs
abstrakten Zeichen des Buches a1, a2, c7, c8 hinter meiner Stirn zu visuellen, zu plastischen
Positionen. Die Umstellung war restlos gelungen : ich hatte das Schachbrett mit seinen Figuren
nach innen projiziert und überblickte auch dank der bloßen Formeln die jeweilige Positionen.“
(Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 65-66). Le terme verwandelten (« se métamorphoser ») met en
valeur la notion de changement, de mise en mouvement des formes. Un passage s’effectue entre
des formes inertes et statiques d’un livre qui s’animent en images mentales, images qui ne sont
que mouvements et forment un tout, les mouvements s’enchaînant les uns après les autres.
434
Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 98 : « Denn je mehr sich die Figuren zu einem
sonderbaren Ornament ineinander verflochten, um so undurchdringlicher wurde für uns der
eigentliche Stand.“ (Ibid., p. 85).
176
construit sur l’échiquier, les deux joueurs constituent eux-même une énigme :
celle de M. B… est, en partie, révélée, tandis que le mystère Czentovic reste
entier. Mirko Czentovic, le Wunderkind435 (« enfant prodige ») se distingue par
sa lourdeur d’esprit et son absence de curiosité intellectuelle, qui apparaît dans le
récit enchâssé de l’ami du narrateur, conduisant le lecteur dans les Balkans d’où
Czentovic est originaire . Le mystère entourant le personnage énigmatique de
Czentovic, génie des échecs mais totalement inculte et indifférent à tous les
autres domaines, n’est pas levé.
Le déchiffrement ou la tentative de déchiffrement d’une énigme grâce au
parcours d’un espace caché apparaît dans La Variante de Lüneburg, où le jeu
d’échecs et la Vienne de l’Anschluß sont de nouveau associés. Le meurtre du
joueur d’échecs Frisch pose une énigme policière dès l’ouverture du roman, qui
prend l’allure d’un problème échiquéen, puisqu’il s’agit de faire l’analyse
rétrospective de la vie du joueur afin de trouver la clé qui permettra de trouver
l’auteur et le mobile du crime. Le passé de Frisch est revisité, menant le lecteur
vers des strates temporelles de plus en plus éloignées.
Un étrange parallélisme s’opère entre le mystère posé par la mort d’un joueur
d’échecs, industriel prospère à la vie réglée comme du papier à musique, et celui
d’une position échiquéenne retrouvée avec le mort.
On a cherché en vain un message, mais tout ce qu’on a trouvé, c’est, sur sa table de
travail, un échiquier sur lequel les pièces avaient été abandonnées dans une position
compliquée de milieu de partie. Etrange échiquier, en vérité, fait de morceaux d’étoffe
grossière cousus ensemble, clairs et sombres alternés, et dont les pièces étaient formées
de boutons de diverses dimensions portant, maladroitement gravées sur une face comme avec la pointe d’un clou -, les figures du jeu 436.
435
« Wundern » signifie « étonner », « intriguer » en allemand, ce qui accentue la valeur
d’énigme. Le terme du « Wunderkind » est souvent employé dans le monde du jeu d’échecs pour
un enfant précoce qui joue comme les grands maîtres dont certains noms sont cités dans le
roman : Allejin, Tartakover, Capablanca , Lasker, Bogoljubow.
436
Maurensig, Paolo, La Variante di Luneburg, op. cit., p. 14 : « Invano si è cercato un
messagio, ma sul suo tavolo da lavoro non si è trovato nulla se non una scacchiera con una
posizione di gioco già sviluppata in un complicato centro di partita. Una strana scacchiera, in
177
Etrange échiquier dont les éléments disparates et désordonnés sont autant de
signes à déchiffrer. La spatialité et la signification sont indissolublement liés : la
position des pièces est une trace des événements passés. La question de la
lisibilité est au cœur du roman, comme l’a relevé Michael Rinn dans « La
variante de l’indicible. », où il rapproche le roman de celui de Patrick Séry La
Maître et le scorpion437 : « L’analyse des parties figurées dans les romans de
Patrick Séry et de Paolo Maurensig a montré que la « variante de l’indicible »
provoque de manière exemplaire des effets d’illisibilité, mais paradoxalement
par « excès de lisibilité438. »
La partie d’échecs laissée comme trace des événement participe de cette
dialectique du secret indicible et de la révélation. La première incursion spatiotemporelle concerne la rencontre de Frisch avec un jeune inconnu dans le train.
Le joueur d’échecs, vaincu par son collaborateur Baum, attribue cet échec au
recours à une variante inhabituelle, « la variante de Lüneburg », qu’il condamne
de manière péremptoire, alors que le jeune inconnu défend cette stratégie. Ce
maître des échecs raconte sa propre histoire, défrichant un nouveau territoire
spatial, tout en révélant peu à peu le caractère calculé de la rencontre avec Frisch
qui semblait fortuite au premier abord : tactique bien connue des joueurs
d’échecs donnant l’apparence d’une manœuvre anodine à leurs attaques les plus
foudroyantes.
Cette technique du va-et-vient entre le présent et un espace appartenant au passé
et qu’il faut déchiffrer est également utilisée dans Le Tableau du Maître
flamand, à cette différence que le retour au tableau représentant la
partie
d’échecs constitue une fausse piste pour le lecteur. La question de l’assassinat,
sur l’échiquier, mais aussi dans la réalité, du cavalier (ou chevalier au Moyen-
verità, cucita assieme con pezze chiare e scure di stoffa grezza ; e con le pedine formate da
bottoni di varie dimensioni che portavano, malamente incise su una faccia – si sarebbe detto con
la punta di un chiodo -, le figure del gioco. » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 13).
437
Séry, Patrick, La Maître et le scorpion, op. cit., 1991.
438
Rinn, Michael, « La Variante de l’indicible » in Echiquiers d’Encre : Le jeu d’échecs et les
Lettres (XIXè-Xxè), op. cit., p. 547.
178
Age, double sens qu’a conservé l’anglais « knight ») éveille la curiosité de Julia,
la restauratrice, au point que celle-ci a recours aux services d’un joueur d’échecs
chargé de résoudre l’énigme : il s’agit de la déchiffrer en étudiant
minutieusement l’espace échiquéen du tableau.
C’est un principe logique qui s’applique aux échecs : ce qui paraît évident n’est pas
toujours ce qui s’est produit en réalité, ou ce qui est sur le point de se produire…
Résumons-nous : nous devons découvrir laquelle des pièces noires qui se trouvent sur ou
hors de l’échiquier a pris le cheval blanc. – Ou qui a tué le chevalier, corrigea Julia439.
Ce décryptage de l’énigme, résolue par le joueur d’échecs, fait partie du jeu de
tromperie échiquéenne : la véritable énigme est celle du meurtrier qui sévit dans
l’entourage de Julia. Déchiffrement et création sont intimement liés puisque la
partie, morte et figée depuis longtemps, reprend vie. Le joueur d’échecs se
substitue à un détective qui doit prévoir les coups du malfrat sur l’échiquier
comme dans la réalité, à partir des propositions de jeu griffonnées par l’assassin
comme un code secret.
Le sens doit, comme dans La Variante de Lüneburg, être décodé, découpé, en
effectuant le passage d’une zone d’ombre et de mystère vers un espace lumineux
de la compréhension. L’assassin, dans les deux œuvres, lance un défi à la
logique et à la capacité de déduire l’enchaînement logique des événements entre
eux. Le récit de l’inconnu, engendré par la discussion sur la variante utilisée et
décriée par Frisch, mène le lecteur à travers les dédales de son histoire. La
caractère heuristique de cette évocation apparaît dès l’introduction du jeu
d’échecs dans la vie du jeune homme : « Mon père avait laissé de nombreux
439
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 109 : « Ese es un principio lógico
aplicable al ajedrez : lo que parece evidente no siempre resulta ser lo que de verdad ha ocurrido o
está a punto de ocurrir… Resumiendo : esto significa que hemos de averiguar cuál de las piezas
negras que están dentro o fuera del tablero, se comió al cabello blanco. – O quién mató el
caballero- matizó Julia. » ( Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 90). Il y a évidemment un
jeu de mot en espagnol avec matar (« tuer » et « faire échec et mat »).
179
livres sur les échecs que j’ai parcourus avec avidité […] en cherchant à ne pas
sombrer dans cet océan de symboles obscurs440. »
Dans le lieu d’initiation au jeu d’échecs « der rote Engel » (l’ange rouge), où se
déroulent simultanément de multiples parties, le jeune homme, qui s’approprie la
ligne du récit, rencontre son maître Tabori, semblable à un prestidigitateur ;
Tabori crée mentalement, de manière rétrospective, le développement possible
qu’aurait pu prendre la partie : « Il lui arrivait de reconstituer une position
intéressante en revenant dix à quinze coups en arrière, et de faire en quelques
minutes la démonstration d’une bifurcation compliquée qui aurait permis de
gagner441. »
Tabori recèle une énigme qui se résout peu à peu, d’abord par l’exploration d’un
espace inconnu par le jeune qui franchit les portes de ce labyrinthe.
Nous avons descendu un long escalier et enfilé un couloir, puis un autre, et encore un
autre, tous parcimonieusement éclairés par de faibles lampes fluorescentes si éloignées
les unes des autres qu’à un certain moment nous avons dû marcher presque dans le noir.
Sans guide, n’importe qui se serait perdu dans ce labyrinthe souterrain442.
L’initiation au jeu d’échecs du jeune Hans par le maître Tabori prend
l’apparence d’une exploration labyrinthique, qui l’amène non seulement à percer
le mystère du jeu d’échecs mais, peu à peu, celui que représente Tabori. De
nouveau, le jeu d’échecs est lié à la métaphore du dédale, d’où il faut sortir en
440
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 38 : « …mio padre mi aveva lasciato
non pochi libri sugli scacchi, libri che io scorsi con avida superficialità, cercando di non
naufragare in quell’oceano di simboli astrusi. »(La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 43).
441
Idem, p. 47 : “ Non di rado ricostruiva una posizione interessante tornando indietro di dieci o
quindici mosse, e mostrava in pochi minuti un’intricata diramazione di soluzioni
vincenti. »(Idem, p. 53).
442
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 74-75 : « Scendemmo una lunga
scala e imboccammo un corridoio, e poi un altro, e un altro ancora, tutti scarsamente illuminati
da fioche lampade fluorescenti,disposte tanto distanti l’una dall’altra che in certi punti ci
trovavamo a camminare quasi al buio. In quel labirinto di corridoi sotterranei, chiunque si
sarebbe perso senza una guida. »(La Variante de Lüneburg, op.cit., p. 87).
180
trouvant un sens, ce qui établit une association indissoluble entre le repérage
dans l’espace et la résolution de l’énigme. Seulement, au centre du labyrinthe se
trouve le trou noir de la destruction absolue. Ce lieu de l’irreprésentable, de
l’innommable est annoncé par le passage initiatique de Hans dans le lieu
mortifère et cloîtré où Tabori lui apprend à jouer : il ressemble au monde
infernal dont Tabori a fait l’expérience.
L’homme l’a ouverte avec une clef qu’il a tirée de sa poche et nous a fait rentrer dans une
vaste salle revêtue de carreaux de céramique jusqu’au plafond, avec des soupiraux
grillagés placés en haut des murs, confirmant l’impression suffocante que j’avais à me
trouver à plusieurs mètres sous terre443.
L’exploration de l’espace permet de déchiffrer l’énigme posée par Tabori ; dans
cette prison symbolique, Hans apprend les secrets du jeu d’échecs, par une
expérience où le corps est rudement mis à l’épreuve. Lors de son apprentissage,
chaque erreur est immédiatement sanctionnée par une décharge électrique
infligée à Hans. Le véritable sens de cette torture n’est révélée au lecteur que
lorsque Tabori prend le relais de la voix narrative, ce qui permet au récit de
changer de voie444 et de défricher d’autres espaces. La première incursion dans
un autre univers spatio-temporel s’effectue dans son passé à Vienne, qui se
transforme, comme pour M. B… dans Le Joueur d’échecs, en Vienne de
l’Anschluß.
La découverte du jeu d’échecs par Tabori enfant se présente comme
une
initiation à un monde ésotérique à déchiffrer, comme une ouverture vers l’infini
443
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 75 : « L’uomo la aprì con una chiave
che aveva in tasca e ci fece entrare in un’ampia sala piastrellata sino al soffitto, altissimo, con
delle grate che si aprivano alla sommità delle pareti, confermando la mia soffocante impressione
di trovarmi parecchi metri sottoterra. » (La Variante de Lüneburg, op.cit., p. 87).
444
Ce changement est clairement indiqué dans le texte par une déviation spatiale, Tabori
exhortant le lecteur de laisser le train suivre sa course, qui mène implicitement au meurtre de
Frisch. Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 92. (La Variante de Lüneburg, op.
cit., p. 109).
181
et la créativité, sous l’apparence du jeu d’échecs cabalistique445. Sur cet étrange
échiquier, qui revêt un caractère sacré, sont gravées les vingt-deux lettres
hébraïques.
Il portait, gravées sur un côté, les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, et sur les
trois autres, à moitié effacées par le temps, trois inscriptions que mon père se souvenait
avoir déchiffrées. Dans tous les trois revenait le mot « douleur » : « Tu ne causeras pas de
douleur », « Tu fuiras la douleur » et « Tu apprendras par la douleur ». Cela sonnait
comme un commandement, ou comme une incompréhensible prophétie. Mon père me
parla également des effets extraordinaires que l’échiquier était capable de produire : il me
dit qu’il avait le pouvoir de punir sur-le-champ toute erreur446.
L’énigme inscrite sur l’espace échiquéen prend des accents prophétiques dès lors
que le narrateur guide le lecteur vers l’abîme de l’espace concentrationnaire, qui
résout du même coup celle du meurtre de Frisch. Afin d’atténuer les nombres de
victimes - à chacun de ses « échecs » contre Frisch le nazi correspond
l’exécution de déportés - Tabori y est contraint de créer des combinaisons
échiquéennes qui mènent à la victoire : « Car il ne déplaçait que des morceaux
445
La cabale constitue la branche ésotérique du judaïsme, basée sur le sens caché dans textes
sacrés, auquel le mystique peut avoir accès grâce à la permutation des caractères hébraïques. Les
lettres hébraïques correspondent à des chiffres. La combinatoire des lettres et des chiffres est liée
dans la tradition cabalistique au thème de la création ; le monde aurait été créé par l’association
des 22 lettres de l’alphabet hébraïque et des 10 chiffres. (Scholem, Gershom, La Kabbale : une
introduction. Origines, thèmes et biographies, Paris : Grasset, 1998.)
446
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 100-101 : «Incise su un lato c’erano
le ventidue lettere dell’alfabeto ebraico, e sui rimanenti tre, semicancellate dal tempo, tre scritte
che mio padre riteneva di aver decifrato. In tutte e tre ricorreva la parola « dolore » : « Tu non
arrecherai dolore », « Tu fuggirai il dolore » e « Tu imparerai dal dolore ». Suonava come un
comandamento, o come un’indecifrabile profezia. Mio padre mi parlò anche degli effeti
straordinari che quella scacchiera sapeva produrre : mi disse che aveva il potere di punire
all’istante ogni errore. » (La Variante de Lüneburg, op.cit., p. 119).
182
de bois inanimés, tandis que je faisais avancer un détachement de véritables
golems447. »
L’incursion progressive à l’intérieur de nouvelles sphères spatio-temporelles
offre une possibilité de déchiffrement au lecteur. Ce principe peut s’appliquer à
une ou plusieurs énigmes, comme nous l’avons remarqué jusqu’ici, mais il peut
s’inscrire dans le fonctionnement général des l’œuvres. Dans La Vie mode
d’emploi, la vaste exploration de l’échiquier donne peu à peu sens à l’ensemble,
ce qui constitue un principe essentiel du jeu d’échecs, où la signification de la
partie se révèle par la position des pièces et la maîtrise de l’espace.
Dans l’œuvre de Perec, le passage du cavalier de case en case, c’est-à-dire de
pièce en pièce, construit une cohérence spatiale : ces mouvements sur l’échiquier
permettent de former des appartements entiers où se trouvent les mêmes
familles, principe qui donne la possibilité d’évoquer plusieurs fois la même
histoire, de l’approfondir, de remplir les « cases vides » du récit et d’ouvrir peu à
peu les tiroirs cachés de la vie des personnages.
Ainsi est révélée par touches successives au lecteur la destinée de Véra Orlova,
cantatrice russe, devenue Madame de Beaumont. La présentation du personnage
se fait par l’intermédiaire de la situation spatiale dans l’immeuble, partant de la
chambre de bonne « qui dépend du grand appartement du deuxième droite, celui
que Madame de Beaumont, la veuve de l’archéologue, habite avec ses deux
petites filles448. » Le lecteur en apprend plus sur son passé en Russie et le suicide
de son mari, et surtout sur l’énigme policière qui lui est posée : le meurtre
447
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « Lui non muoveva che pezzi di
legno inanimati, mentre io facevo avanzare una schiera di temibili golem. » (La Variante de
Lüneburg, op. cit., p. 187). Le rabbin de Prague, qui vivait au XVIème siècle, aurait créé le
Golem afin de protéger la communauté juive des persécutions. D’après ce récit, le Golem devint
l’instrument de libération des juifs de leurs oppresseurs, une sorte de Messie du ghetto. L’œuvre
de création échiquéenne de Tabori est ainsi comparé à celle du créateur du Golem, car il évite,
par une victoire, le massacre d’autres juifs. Dans cette partie sur la création, nous reviendrons
ultérieurement sur l’aspect démiurgique que prend Tabori, a qui la possibilité de donner le vie
comme d’infliger la mort, lui même n’étant qu’une pièce entre les mains de Frisch.
448
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 40.
183
d’Elisabeth, sa fille, et ensuite celui de son mari, qui l’amène à adopter les deux
fillettes449.
L’énigme du violent assassinat (les époux ont la gorge tranchée) n’est résolue
qu’au retour du cavalier dans l’appartement450, et après l’évocation d’une longue
enquête tenant le lecteur en haleine, par la réception d’une lettre exposant le
motif de la vengeance451. Cette incursion dans les petites histoires permet au
narrateur d’évoquer l’Histoire et ses drames : Véra Orlova reste impassible, ce
qui est déchiffré à la lumière de l’Histoire de la Russie, sa famille ayant été
dispersée et assassinée : « Cette apparente indifférence à la mort s’explique peutêtre par sa propre histoire452 ».
Ce principe essentiel du déploiement d’un espace caché comme vecteur de la
création et du déchiffrement d’un sens est également appliqué dans Feu pâle. Par
l’intermédiaire du commentaire se dévoile l’histoire de la Zembla présentée par
le conteur Kinbote. Comme un vaste puzzle, qui rappelle La Vie mode d’emploi,
le récit se construit « pièce par pièce453 ». Chaque vers se présente comme un
espace, parfois quasiment vide, qu’il s’agit de remplir progressivement : « Vers
62 : Souvent. Souvent, presque toutes les nuits, au cours du printemps 1959, j’ai
craint pour ma vie. […] Tout le monde sait à quel point les Zembliens sont
portés au régicide : deux reines, trois rois et quatorze prétendants moururent de
mort violente454. »
449
450
Idem, p.42.
Ibid., p.176. L’emplacement de l’appartement coïncide, de manière rigoureuse, à
l’emplacement qui avait déjà été localisé. Cette cohérence spatiale se retrouve dans tout le
roman, et sera commenté de manière plus détaillée dans la seconde sous partie sur l’ordre et le
chaos.
451
Ce thème récurrent de La Vie mode d’emploi sera exploité dans la troisième partie, « Collision
de mondes ».
452
Ibid., p. 192.
453
Cette composition qui s’élabore peu à peu, non de façon linéaire, fait penser à la manière
dont Nabokov crée ses romans. Voir Nabokov, Vladimir, Strong Opinions, op. cit., 1985, où
Nabokov affirme écrire sur des cartes-fiches, à la manière d’un puzzle (p. 140).
454
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 78-79 : “ Line 62 : often. Often, almost nightly,
throughout the spring of 1959, I had feared for my life. […] Everyone knows how given to
184
Le commentaire n’aide pas à élucider l’espace du poème, contrairement à ce que
pourrait penser le lecteur. Celui-ci est induit en erreur vers une fausse piste, tel
un adversaire au jeu d’échecs. Le commentaire entraîne le lecteur vers le
territoire de la Zembla ; la mauvaise foi de Kinbote apparaît de manière évidente
dans ce commentaire, le mot « souvent » étant vide de tout contexte, ce qui
permet à Kinbote de s’infiltrer malicieusement dans le poème.
La méthode d’exploration de La Vie mode d’emploi semble plus rigoureuse, les
histoires s’élaborant de manière cohérente par l’intermédiaire des pièces qui,
situées côte à côte par le passage du cavalier, forment un appartement, à la
manière d’un patchwork. Incidemment, le patchwork est aussi un élément de la
chambre de Jane Sutton, la jeune Anglaise au pair455. Dans sa chambre, Jane
Sutton « relit456 pour la vingtième fois – une lettre457». Cette action, entreprise
vers le début du roman, est réitérée à la fin : « Jane Sutton relit une lettre qu’elle
attendait avec impatience ». Comme au jeu d’échecs, où les combinaisons
peuvent se
répéter lors d’une partie, Perec exploite la même combinatoire
associant la jeune fille au pair à la lecture d’une lettre. Cette présence répétée de
la jeune fille se solde finalement par son absence de l’immeuble, dernière
allusion à la jeune fille qui clôt le livre : « Les Pizzicagnoli allèrent à Deauville
et y emmenèrent Jane Sutton ». La figure est emblématique de la présence-
regicide Zemblans are : two Queens, three Kings, and fourteen Pretenders died violent deaths.”
(Feu pâle, op. cit., pp. 124-125).
455
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 60 : « Le lit est très étroit […] recouvert
d’un édredon en patchwork. » Cet élément apparaît comme une mise en abyme, tout comme le
puzzle, du travail d’assemblage auquel se livre le narrateur. Le personnage de Jane Sutton , qui
est au pair « relie » les pièces entre elle : elle apparaît, pour faire le ménage, dans plusieurs
pièces (p. 85, p. 263, p. 266, etc.).
456
Perec joue sur la ressemblance, phonique et sémantique, entre « relire » et « relier » : dans les
deux cas, il s’agit de réunir des morceaux pour donner une cohérence. De nouveau, le lien entre
spatialité et sens est mis en avant.
457
Idem, p. 60. Il y a un jeu sur le sens de lettre : la lettre, qui lui a été envoyée, mais aussi la
lettre comme sens à déchiffrer.
185
absence des habitants de l’immeuble, reliés avec ordre et cohérence dans un
même puzzle.
Bilan provisoire
Le paramètre de la création s’inscrit dans un lien indissoluble avec la
spatialité. Cette solidarité entre espace et signification prend toute sa valeur dans
le jeu d’échecs, où les joueurs mettent en place une stratégie de positionnement
et de localisation. Le mot sens, récurrent dans le roman précurseur de Lewis
Carroll, est le vecteur de ce lien entre espace et sémantique. Dans les œuvres
évoquées, la création prend forme pas à pas comme sur un échiquier.
Deux métaphores sont constantes dans cette étude de l’exploration de
l’espace comme paramètre de la création. Celle du miroir, inaugurée par Lewis
Carroll, est liée aux thématique de la bifurcation et de la polysémie. La langue
poétique, au-delà de la surface du miroir, sort hors des sillons de la langue
coutumière et conventionnelle pour entraîner Alice vers l’espace fragmenté du
dédale échiquéen. Le labyrinthe constitue la seconde métaphore liée au jeu
d’échecs à laquelle ont recours les œuvres évoquées dans notre corpus.
La thématique du miroir est reprise dans l’œuvre post-moderne Feu pâle, qui
réactive cette notion de spécularité spatiale et sémantique. La transmigration
vers un autre espace, imaginaire ou lié au passé de Kinbote, permet d’effectuer
des jeux de dédoublements et de duplications. Les identités sont déplacées,
s’entrecroisent et se superposent selon des variantes qui rappellent le
fonctionnement d’une partie d’échecs.
Au jeu d’échecs, une combinaison peut varier selon la situation des pièces et les
réponses de l’adversaire. A partir d’une même base se déploient différentes
variantes, qui jouent entre les phénomènes de répétition et d’altération,
d’altérité : une combinaison peut bifurquer en différentes modifications. Dans
Feu Pâle, le sens se construit en fonction du semblable. Les mots sélectionnés
186
dans l’ensemble du poème sont interprétés par le commentateur Kinbote grâce à
leur identification à ses propres souvenirs, ou fantasmes, de Kinbote : le
commentateur a une relation narcissique avec la création de Shade, dans laquelle
il aperçoit « son sens », sa Zembla. Ce rapport de spécularité narcissique permet
au commentaire d’exister. Comme dans une partie d’échecs, Kinbote isole
certains éléments et les relie entre eux afin de leur donner un sens d’ensemble,
qui n’est valide que pour une partie singulière.
L’appropriation du poème de Shade passe par la « déterriolisation » de mots
sélectionnés par Kinbote et leur « territorialisation » dans un espace propre à
Kinbote, la Zembla. Kinbote implante les signifiants de la langue métaphorique
du poème dans le territoire de sa Zembla natale. La possession du poème se
réalise dans l’espace en un découpage et en un rythme particuliers.
A la manière d’un joueur d’échecs déplaçant les pièces de son choix en une
ordonnancement particulier et ayant recours à la durée de réflexion qu’il
souhaite à chaque coup, Kinbote sélectionne les mots du poème et dessine ainsi
une arborescence à l’intérieur du poème. Il commente ces éléments selon la
durée de son choix. Ce choix d’un rythme pour intégrer les mots de Shade dans
son territoire rappelle les commentaires de Gilles Deleuze et de Félix Guattari :
« C’est qu’un milieu existe bien par une répétition périodique, mais celle-ci n’a
pas d’autre effet que de produire une différence par laquelle il passe dans un
autre milieu458. »
Pour l’exégète Kinbote, faire entrer le poème dans un territoire et l’interpréter
sont des actions concomitantes et indivisibles. Par cette « translation » dans un
territoire autre fait de l’interprétation de Kinbote une véritable création, ce qui
évoque les remarques de Deleuze et de Guattari sur le rapport entre territoire et
création artistique : « Le territoire serait l’effet de l’art. L’artiste, le premier
homme qui dresse une borne ou fait une marque459… »
La spécularité fait partie intégrante de l’acte de création pour Kinbote : il se voit
dans l’œuvre de Shade et peut ainsi l’étendre, en renouveler la portée en le
transposant dans son propre territoire. Le poème est le fruit du poème de Shade
458
Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., pp. 385-386.
459
Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., p. 388.
187
qui en est la base, dans une retournement ironique si l’on songe que Kinbote
souhaiter insuffler les germes de la Zembla dans le poème de son ami. Comme
dans une partie d’échecs, chaque joueur donne la possibilité à son adversaire
d’élaborer sa création : la partie d’échecs se construit de manière polémique par
une collaboration entre deux polarités.
Dans Le Tableau du Maître flamand, le jeu d’échecs permet de traduire un
conflit entre deux polarités sous le mode du roman policier. Le joueur d’échecs
devient enquêteur essayant de déchiffrer les coups de son adversaire. Ce roman
renouvelle le thème du miroir lié au jeu d’échecs . Le tableau représente un
échiquier face à un miroir, introduisant de nouveau l’association entre
spécularité et jeu d’échecs. Cette représentation concrète d’un miroir révèle son
aspect herméneutique : les actions passées apparaissent à travers le
positionnement des pièces. La partie reflète l’identité du meurtrier qui a eu sévit
des siècles auparavant. De plus, lorsque la partie d’échecs reprend, les coups
proposés par le meurtrier traduisent, sur le mode du ludique et métaphorique, ses
violents assassinats.
Le joueur d’échecs doit se retrouver dans ce dédale de mouvements et de
significations comme Alice dans l’espace de la créativité libérée des contraintes
du langage. Espace et sémantique sont indissociables : afin de démasquer
l’assassin qui se dissimule sous les coups qu’il propose, son adversaire, le joueur
d’échecs analyse, la découpe, interprète les éléments hétérogènes de ces
embryons de parties représentés par les diagrammes.
Dans le roman de Zweig, le joueur d’échecs M.B…, emprisonné dans
l’espace de sa cellule, s’en libère grâce aux associations créatives et centrifuges
contenues dans le manuel d’échecs. Le jeu d’échecs, dont la structure quadrillée
peut faire penser à une grille, est créateur de nouvelle espace pour le prisonnier.
Le manuel lui propose une possibilité d’extraterritorialité qui lui permet
d’échapper à l’exiguïté de l’espace et à la monotonie d’un temps uniforme. Par
cette stratégie échappatoire, M.B… supporte la pression crée par les Nazis. Son
univers mental devient un dédale complexe et hétérogène qui s’oppose à
l’uniformité et l’homogénéité de son espace-temps de prisonnier.
188
Dans La Variante de Lüneburg, le lecteur s’engouffre dans le dédale de la
mémoire menant au centre mortifère du camp de la mort. Le récit s’élargit en
cercles concentriques par le récit de Hans qui entrecoupe la trame policière du
meurtre de Frisch. Cette énigme n’est jamais perdue de vue mais le lecteur est
entraîné dans le méandres sinueuses du labyrinthe, dont le centre est l’espace du
camp de la mort. Pour Tabori, le centre ne peut être, comme dans le récit crétois,
que la destruction.
Le labyrinthe apparaît dans les espaces parallèles de La Vie mode d’emploi,
comme dans Feu pâle, où une multitude de mondes parallèles cohabitent. La
marche du cavalier organise l’appropriation de l’espace, pas à pas, avec des
embranchements à plusieurs possibilités. Comme dans les commentaires de
Kinbote, où les temps d’arrêt dans le même vers sont plus ou moins longs, les
passages dans chaque case sont d’une durée variable. Comme au jeu d’échecs, le
narrateur reste sur la même case pendant la durée de son choix. Ces
déplacements réguliers et de durée variable qui permettent d’explorer la surface
de l’immeuble peuvent être mis en perspective avec ce que Deleuze et Guattari
disent du territoire et du rythme.
Le territoire n’est pas premier par rapport à la marque qualitative, c’est la marque qui fait
le territoire. Les fonctions dans un territoire ne sont pas premières, elles supposent
d’abord une expressivité qui fait territoire. C’est bien en ce sens que le territoire, et les
fonctions qui s’y exercent, sont des produits de la territorialisation. La territorialisation est
l’acte du rythme devenu expressif460.
L’exploration du territoire de l’immeuble selon certaines modalités et un certain
rythme constitue la marque de l’auteur choisissant ses règles. Celles-ci
organisent ces espaces labyrinthiques, suggérant la possibilité d’en trouver le
centre.
Cependant,
certains
facteurs
d’imprévisibilité
compromettent cet objectif.
460
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., p. 388.
189
et
de
désordre
2. Création : Ordre et chaos
Tout jeu implique l’application d’un ensemble de règles461 mais le ludus s’avère
impossible sans part d’imprévisibilité. Cette composante constitue le plaisir
même du jeu et sa dominante créative. L’équilibre entre l’ordre et le chaos
permet la création échiquéenne. Les pièces sont rangées selon un ordre précis en
début de partie et correspondent, selon leur valeur, à des mouvements
déterminés : ces règles ne peuvent en aucun cas être transgressées. Cependant, la
notion même de « variantes » laisse entrevoir la part de bifurcation, d’alternative
et de liberté qui font que le jeu n’est pas une mécanique répétitive, ce qui le rend
intéressant et le situe hors du domaine de la certitude.
La réponse de l’adversaire n’est en aucun cas prévisible, elle ne constitue
qu’une probabilité dans un grand nombre. La partie dans son ensemble est une
inconnue totale. Chaque joueur explore un monde possible à chaque coup auquel
répond la partie adverse en suivant sa propre logique. Ainsi se tisse, au fil du
temps, la création qu’est la partie d’échecs, fondée sur un caractère binaire,
résultant d’une tension entre deux logiques qui s’affrontent : leur buts sont
diamétralement opposés, puisqu’il s’agit de mettre le roi de l’adversaire en
situation d’échec et mat.
Le facteur temporel, qui fait alterner les coups et se traduit par des mouvements
sur l’échiquier, reste de l’ordre de l’incertain : chaque joueur dispose d’une
durée de réflexion qu’il choisit. C’est ce qui faisait supposer au narrateur du récit
d’Edgar Poe que derrière la machine se cachait un être humain, puisque les
461
Cette nécessité de règles dans le jeu est évoquée par Kostas Axelos. AXELOS, Kostas, Le
Jeu du monde, Paris : P.U.F., 1973, p. 429 : « Or, tous les jeux ont des règles. Le jeu est la règle
des jeux réglés. »
190
durées de réflexion étaient irrégulières462. Cette modalité du possible fait partie
intégrante de l’être humain, la précision mécanique étant de l’ordre de la
machine.
De l’Autre côté du miroir, Feu pâle, La Vie mode d’emploi et Le Tableau du
Maître flamand illustrent cet équilibre ludique entre le respect de la règle, sans
lequel il n’y a pas de jeu, et qui impose ordre et prévisibilité, et le désordre, qu’il
soit dû à l’aléatoire ou qu’il soit transgression volontaire de la règle. Dans les
quatre œuvres, la création s’effectue grâce à un ordre imposé, à l’instar d’un
joueur d’échecs qui construit par rapport à sa logique interne, et grâce à la
surprise et à l’inattendu, désordre ludique et créatif.
A. La règle comme monde possible
Dans La Vie mode d’emploi, œuvre oulipienne, la référence à la règle est la base
de la création. L’organisation méthodique de l’œuvre par des contraintes
choisies par l’auteur, en réponse à tout élément de hasard dans la création, est
évoqué dans Oulipo : Atlas de littérature potentielle : « Toute œuvre littéraire se
construit à partir d’une inspiration […] qui est tenue à s’accommoder tant bien
que mal d’une série de contraintes et de procédures qui rentrent les unes dans les
autres comme des poupées russes463. »
462
Poe, Edgar Allan, « Le joueur d’échecs de Maezel », in Collected Works of Edgar Poe. Voir
Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXème-XXème s.), op. cit., p 118 : « Il
postule que la régularité temporelle est essentielle au fonctionnement d’une machine et que les
fluctuations temporelles que l’automate révèle en adaptant les intervalles entre ses coups non
seulement aux intervalles entre les coups de l’adversaire, mais encore à la complexité de ces
derniers, passe les capacités d’une pure machine et qu’elle ressortit au monde de l’esprit. »
L’indice de la présence de l’être humain est l’irrégularité, l’imprévisibilité des durées de
réflexion.
463
Oulipo : Atlas de littérature potentielle, France : Gallimard, 1981, et 1988 pou F.A.S.T.L. , p.
53.
191
Le commentaire de Raymond Queneau met l’accent sur l’aspect méthodique de
la construction littéraire, qui se construit selon un ordre dont l’auteur fixerait les
règles de jeu. Des éléments rigoureux cadrent et structurent la création :
l’échiquier de dix sur dix, la marche régulière du cavalier qui circule dans le
cadre par sa trajectoire « cassée » - deux cases puis une case, ou une case puis
deux cases, que ce soit en avant, en arrière, à gauche ou à droite ; ce
déplacement implique la répétition du même pas, dans quelque direction que ce
soit, mais il est soumis à l’interdiction absolue de revenir sur la même case464.
Le préambule désigne les attributs de l’art du puzzle, qui est une référence
permanente de La Vie mode d’emploi. Ces indications données par l’auteur sont
réitérées, mot pour mot, dans le chapitre consacré à Winkler, le faiseur de
puzzles. Seul le nombre de morceaux de puzzle, dessinés pour illustrer le texte,
ne coïncide pas : les « bonshommes » ne sont plus qu’au nombre de trois au lieu
de quatre, « les croix de Lorraine » que deux, et non plus trois, et les croix
passent du nombre de deux à l’unicité. Cette croix ressemble d’ailleurs
étrangement à une croix gammée465.
La notion de répétition rend le texte prévisible et lui donne un caractère presque
rituel et immuable. Elle est un facteur de prévisibilité. Dans Différence et
répétition, Gilles Deleuze évoque la règle comme répétition du même, qui
fonctionne en opposition à l’aléatoire466. Les légères différences entre les dessins
mettent en avant la notion de « variante », très usitée dans le monde des échecs.
Les variantes sont des possibilités de développement sur l’espace échiquéen à
464
465
Cette forme du pas du cavalier fait penser à une sorte d’embryon de lettre hébraïque.
Cette analogie n’est pas étonnante, étant donnée la ressemblance entre « Winkler » et
« Hitler ».
466
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, op. cit., p. 363 : « Un point aléatoire se déplace à
travers tous les points sur les dés, comme une fois pour toutes les fois. Ces différents lancers qui
inventent leurs propres règles, et composent le coup unique aux multiples formes, et au retour
éternel, sont autant de questions impératives […] Monde de la « volonté» : entre les affirmations
du hasard (questions impératives et décisoires) et les affirmations résultantes engendrées (cas de
solutions décisifs ou résolutions) se développe toute la positivité des Idées. Le jeu du
problématique et de l’impératif a remplacé celui de l’hypothétique et du catégorique ; le jeu de la
différence et de la répétition a remplacé celui du Même et de la représentation. »
192
partir d’un même modèle, qui varie selon les ripostes de l’adversaire et la
tactique du joueur. Dans Feu pâle, l’œuvre poétique de Shade est récupérée par
Kinbote. Il en offre une présentation dans son préambule, évoquant différentes
variantes du même poème, que Shade aurait modifiées.
Il datait sa ou ses fiches non pas au moment des dernières retouches mais au jour du
premier jet ou de la première copie au net. Je veux dire qu’il gardait la date de la véritable
création plutôt que celle de la deuxième ou la troisième version467.
Pour Kinbote, ces différentes fiches consignant le même poème, mais sous une
forme plus ou moins corrigée aboutissant à une forme finale, constituent des
variantes, comme il en existe au jeu d’échecs. Dans ces formes répétées qui
indiquent un ordre dans la création, la forme supérieure est la première qui a
surgi de l’imaginaire du poète. Il indique la mise en ordre spatiale et temporelle
du poème, qui comporte quatre parties, quatre chants, ce qui renvoie à la
structure de l’échiquier.
Kinbote prend soin de noter la distribution des vers selon le chant ; le premier
chant est constitué de 166 vers, ainsi que le quatrième, alors que 334 vers
forment les chants deux et trois. Kinbote évoque cette structure, qui eût été
parfaitement symétrique si le poète avait achevé le poème de 1000 vers (au lieu
de 999), d’une manière analogue à celle d’un échiquier : « Il ne restait qu’un seul
vers du poème à écrire (en l’occurrence le vers 1000) qui aurait été identique au
vers 1, et aurait complété la symétrie de la structure, avec ses deux parties
centrales identiques, solides et amples, formant avec les deux parties latérales
plus courtes deux ailes jumelles de cinq cents vers chacune468».
467
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 13 : « He marked his card or cards not with the date
of his final adjustments, but with that of the his Corrected Draft or Fist Fair Copy. I mean, he
preserved the date of actual creation rather than that of second or third thoughts. » (Feu pâle, op.
cit., p. 42). L’usage des majuscules pour les premières formes du poème suggère qu’elles sont
plus importantes pour le commentateur.
468
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit. pp. 14-15 : « There remained to be written only one
line of the poem (namely verse 1000) which would have been identical to line 1 and would have
193
Le commentateur ajoute au poème un dernier vers, le millième, qui est la
répétition du premier vers évoquant l’oiseau s’écrasant sur l’espace transparent
de la vitre. Ce vers, qui enrobe le poème, constitue la reprise du thème du miroir,
structurant le récit échiquéen de Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir. La
création dans Feu pâle, semble impliquer la répétition du même, ce qui évoque
les commentaires de Gilles Deleuze dans Différence et répétition. Il définit le
principe de répétition comme la rémanence d’un élément dans le multiple, dans
des éléments différents469. Ce principe de répétition, d’extension du même sous
des formes diverses constitue l’axe central du poème de Shade, comme l’indique
clairement, de manière typographique, certains vers du texte originel, jouant sur
le mélange du Français et de l’Anglais : « L’if, lifeless tree470.»
Dans le paratexte qui précède l’espace du poème, Kinbote indique les points de
repères temporels qui ont structuré le processus de création, tout mouvement
impliquant le passage du temps, comme au jeu d’échecs (le premier chant du 2
juillet au 4 juillet, le second du 5 au 11 juillet, la création du troisième dure une
semaine, du 11 ou 18, et le dernier est commencé le 19471). La date
completed the symmetry of the structure, with its two identical central parts, solid and ample,
forming together with the shorter flanks twin wings of five hundred verses ». (Feu pâle, op. cit.,
p. 43). La notion de semblable (la « Zembla ») mais non identique apparaît dès lors : l’écart est
infime entre la structure en mille vers qu’aurait dû adopter le poème et celle qu’elle a en fin de
compte. Le verbe anglais to complete indique une idée d’achèvement, d’aller jusqu’à la fin d’un
processus. L’inachèvement crée l’écart, dont peut-être la possibilité de continuer à construire « le
semblable », « la Zembla ». Nous sommes au cœur de la théorie des mondes possibles : il eût été
possible d’achever l’ordre symétrique absolu, mais cela n’a pas été actualisé : dans cette brèche,
il est possible d’expérimenter un autre possible, une autre variante.
469
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris : P.U. F., 1968, p. 59 : «L’éternel retour ne fait
pas revenir « le même », mais le devenir constitue le seul même de ce qui devient. Revenir, c’est
le devenir identique du devenir lui-même. Revenir est donc la seule identité, mais l’identité
comme puissance seconde, l’identité de la différence, l’identique qui se dit du différent, qui
tourne autours du différent. Une telle identité, produite par la différence, est déterminée comme
« répétition. »
470
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 44. (Feu pâle, op.cit., p. 80 : « L’if, arbre sans
vie. »)
471
Idem, p. 14 (Idem, p. 42).
194
d’achèvement du quatrième chant reste approximative, car Shade annonce à
Kinbote le soir du 21 juillet « la fin ou presque de son labeur472 ». Ce cadre que
donne Kinbote préalablement à la lecture du poème garde une dimension
d’incertitude pour ce qui est de la fin du poème. Cet écart laisse une brèche par
laquelle Kinbote introduit son propre imaginaire.
Kinbote annonce une structure au lecteur avant même qu’il ne découvre le
poème, cerné par cette préface et par l’index final. Dans De l’Autre côté du
miroir, le diagramme échiquéen annonce la victoire d’Alice, le pion blanc, en
onze coups. Cette structure ressemble au problème échiquéen, où l’issue de la
partie est indiquée, en précisant le nombre de coups pour y aboutir. A la
différence du problème échiquéen classique, Lewis Carroll annonce toute la
partie, en découpant de manière autoritaire tous les mouvements sur l’échiquier,
ne laissant aucun possibilité au joueur d’échecs d’imaginer le déroulement de la
partie.
Cette mise en ordre préalable est posée comme un cadre dans lequel la position
initiale d’Alice correspond à une des huit places possibles du pion au départ. Les
deux couleurs structurant la traversée d’Alice se retrouvent dans ce schéma
échiquéen qui donne un sens (direction et signification) à la traversée d’Alice.
Le déplacement dans l’espace constitue la métaphore de la création littéraire. La
traversée d’Alice illustre la séparation, évoquée par Jacobson473, entre la langue
conventionnelle et dénotative, et la langue poétique et métaphorique. Le récit est
structuré par ces deux polarités. Le diagramme, faussement contraignant, illustre
le glissement d’une métaphore à une autre où la logique n’est plus assujettie aux
signifiés mais au jeu entre signifiants.
Dans Le Tableau du Maître flamand, les diagrammes ont une propriété
explicative : le joueur d’échecs fait une analyse rétrospective qui suit l’ordre et
la logique du jeu d’échecs. Le joueur, mise en abyme du lecteur déchiffrant
472
Ibid., p. 15 : « the end, or almost the end, of his labors ». ( Ibid., p. 43). De nouveau,
l’incertitude se glisse dans le texte, l’orientant vers un monde possible, mais pas forcément
réalisé. La volonté de Shade était peut-être de laisser le poème inachevé.
473
Jacobson, Roman, Essais de linguistique générale, Paris : Minuit, 1963.
195
l’énigme, recrée les mouvements à rebours des pièces afin de savoir qui a « tué
le cavalier » (ou « chevalier ») : double menace qui rappelle la spécificité du
cavalier au jeu d’échecs, qui peut menacer deux pièces à la fois. Les différents
diagrammes donnent une forme concrète et visuelle à la succession des
déplacements : « Si vous voulez, je peux vous expliquer le raisonnement que j’ai
suivi pour remonter en arrière474 ». Le joueur d’échecs écarte tous les choix et
bifurcations qui n’ont pas pu avoir lieu en toute logique échiquéenne, afin de
déterminer avec la plus forte probabilité possible les mouvements qui se sont
succédés sur l’espace échiquéen. Il aboutit au nécessairement vrai, en se basant
sur l’ordre échiquéen475. Il fait partager aux lecteur ses raisonnements ordonnés,
dont la logique implacable arrive à la quasi certitude d’un déplacement précis de
la dame noire.
Le jeu a ses règles propres et permet d’exploiter la structure comme fin en soi en
littérature476, d’où la fascination des auteurs oulipiens pour la règle : elle offre un
moyen d’ordonner l’œuvre, lui donnant un sens « en soi »477. Dans le préambule
de La Vie mode d’emploi, dont le texte est répété dans un chapitre consacré à
Winkler, le rôle des faiseurs de puzzles est associé à la ruse et au piège. Cette
stratégie implique le recours à un principe organisateur masqué sous des
474
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. : « Si quieren, puedo explicarles el
razonamiento que he seguido hacia atrás ». (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p 114).
475
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., pp. 142-43 : « Eliminando lo imposible,
cuanto nos queda tiene forzosamente que ser cierto ». (Idem, op. cit., p. 119) Le joueur emprunte
mentalement toutes les possibilités du labyrinthe pour arriver au centre, à ce qui s’est
« forcément » passé. Il exclut certains coups pour arriver aux des conclusions précises en suivant
un raisonnement quasiment scientifique : les noirs ont joué, neuf des dix pièces noires n’ont pas
pu bouger, la seule pièce qui ait pu bouger est la dame et trois des quatre mouvements
hypothétiques de la dame sont impossibles. Il aboutit donc à un quasi certitude en faisant
intervenir l’ordre de la logique.
476
On peut se demander s’il n’y a pas une affinité entre le développement du structuralisme en
critique littéraire et le mouvement d’Oulipo en littérature.
477
Le sens se distingue de la signification, qui existe par rapport à un référent, au monde
empirique. C’est la distinction qu’établit Frege entre « Sinn » (« sens ») et Bedeutung
(signification).
196
apparences trompeuses afin d’induire en erreur : le jeu est basé sur un écart entre
celui qui maîtrise les règles et les clés de l’énigme et « la partie adverse » qui
recherche la solution, le but étant de se superposer totalement au raisonnement
du créateur initial qu’est le faiseur de puzzles : « La résolution du puzzle
consistera simplement à essayer à tour de rôle toutes les combinaisons
possibles 478».
Ces tentatives de trouver la bonne combinaison entre les pièces présentent une
analogie avec le problème échiquéen. Dans Le Tableau du Maître flamand, le
joueur d’échecs s’évertue à retrouver un ordre caché en imbriquant les coups les
uns avec les autres : « La dame noire est b2, avant de s’installer en c2. Nous
devons maintenant découvrir par quel coup les blancs ont forcé la dame à
effectuer ce mouvement479. » Il tente de trouver la réponse à l’énigme en
essayant plusieurs variantes. La notion de ruse et de tromperie apparaît dans la
seconde partie du roman, lorsque l’assassin reprend les commandes de la partie
en réorganisant les éléments ou les pièces entre elles, en leur redonnant un sens
dans son propre contexte.
Cette ré-appropriation de l’espace échiquéen, dont le sens est transposé à
l’univers de l’assassin, se construit de manière autoritaire. César impose sa
propre logique en ne laissant aucun choix au joueur d’échecs qui s’oppose à lui :
« Je suppose que ces points d’interrogation nous invitent à jouer ces coups 480».
En réalité, ces coups ne sont pas des suggestions. Ils revêtent un caractère
autoritaire, qui rappelle l’utilisation du diagramme par Lewis Carroll, qui affirme
478
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 19.
479
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. « La dama negra se encuentra todavía
en B2, antes de desplazarse a C2. Así que ahora tendremos que averiguar la jugada de las blancas
que ha obligado a la dama a efectuar ese movimiento. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit.,
p. 120)
480
Idem, op. cit., p. : “Imagino que esos signos son una invitación a que realicemos las jugadas. »
(Idem, op. cit., p. 254) Les propositions de jeu s’expriment par le code échiquéen : de
l’association d’un chiffre et d’une lettre pour indiquer un mouvement particulier. Une lettre
initiale indique la pièce déplacée. Lorsqu’il s’agit d’indiquer les coups qu’il attend de la part de
ces adversaires, l’assassin César, au nom emblématique du pouvoir qu’il détient, ajoute un point
d’interrogation (De7 ? Db3 rd4 ? pb7x pc6 : la prise d’une pièce est transcrite par le signe x).
197
ainsi sa maîtrise absolue sur un jeu en apparence livré à lui même. Dans le
roman de Pérez-Reverte, c’est l’assassin qui mène cette danse macabre selon sa
propre logique. La règle devient omniprésente et toute-puissante.
La soumission à la règle permet d’établir un ordre, que l’auteur élabore
consciemment, sans se laisser envahir par les facteurs d’aléatoire. Le mouvement
Oulipo définit la contrainte comme un anti-hasard : « Le caractère intentionnel,
volontaire, de la contrainte […] est indissolublement lié pour lui à ce vif refus du
hasard et encore plus de l’équation souvent faite entre hasard et liberté481.»
Cependant, dans le roman de Pérez-Reverte, les règles se multiplient,
envahissent l’espace de la réalité, devenant un facteur de désordre qui échappe à
la volonté et à la maîtrise des personnages sur leur vie.
B. Prolifération de la règle
Toute l’ambiguïté du mot « règle » réside dans l’opposition totale de ses
domaines d’application. D’une part, les règles recouvrent des principes de
conduite conventionnels qui régissent la vie sociale. Poussées à l’extrême, ces
règles peuvent aboutir à une discipline autoritaire, voire totalitaire482. D’autre
part, tout jeu appelle l’acceptation de règles, créatrices de jeu. Le ludique
implique des règles et des contraintes. Cette notion de nécessité dans le jeu
évoque les commentaires Roger Caillois.
Les lois confuses et embrouillées de la vie ordinaire sont remplacées, dans cet espace
défini et pour un temps donné, par des règles précises, arbitraires, irrécusables, qu’il faut
accepter comme telles et qui président au déroulement correct de la partie. Le tricheur, s’il
481
Oulipo : Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 56.
482
Le roman de Perec W ou souvenir d’enfance illustre la manière dont fonctionne le système
totalitaire. Dans l’île W, l’organisation de l’espace et du temps est soumis à des règles rigides et
arbitraires, qui apparaissent dans les activités sportives.
198
les viole, feint du moins de les respecter. […] Le jeu n’a pas d’autre sens que lui-même.
C’est d’ailleurs pourquoi ces règles sont impérieuses et absolues : au-delà de toute
discussion483.
Dans le roman de Pérez-Reverte, la partie d’échecs du tableau devient le référent
du meurtrier, qui réanime la partie figée sur le tableau. Ses meurtres s’effectuent
en concordance avec les déplacements qu’il propose au joueur d’échecs chargé
de démasquer ses intentions meurtrières : l’échiquier devient un miroir de la
réalité, qui est envahie par les règles échiquéennes. Cette adéquation
obsessionnelle à la règle engendre une discordance, qui aboutit à un
débordement du jeu sur la réalité484.
La règle devient tyrannique et enferme le joueur dans des résolutions
mécaniques. Il s’agit de démonter la pensée du tueur et sa stratégie de manière
purement rationnelle, en se fiant uniquement aux règles de l’échiquier.
L’émotionnel, l’humain sont larvés par la lecture purement abstraite du joueur
d’échecs qui se poursuit sur les diagrammes échiquéens. Le tueur codifie
astucieusement le déroulement des actions à partir d’associations échiquéennes,
où le référent permanent devient la partie d’échecs. Dès le premier meurtre485,
pour marquer son omniprésence, l’assassin mystérieux laisse une trace de son
passage dans la vie de Julia, une petite carte avec une énigme (Tb3 ?…Pd7-d5).
Cette annotation connecte directement la partie d’échecs avec sa stratégie
meurtrière486.
Quelqu’un […] semble s’intéresser à la partie d’échecs du tableau. […] Qui que ce soit, il
connaît le déroulement de la partie et sait, ou imagine, que nous avons découvert son
483
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : Le masque et le vertige, op. cit., p. 3
484
Ce sujet sera abordé de manière plus précise dans la dernière partie de notre étude, consacrée
à l’interaction entre les mondes.
485
L’assassinat d’Alvaro, ancien amant de Julia, constitue le premier meurtre du roman.
486
Il y a dysfonctionnement : ce qui devrait constituer une création devient destruction.
199
secret en jouant à l’envers. Parce qu’il nous propose maintenant de continuer à jouer en
avant ; de reprendre le jeu à partir des pièces sur le tableau487.
Le joueur inconnu crée sa variante de la partie d’échecs à partir de ce qui existe
déjà. Il met en place sa stratégie, non ex nihilo, mais en se fondant sur le réel, ou
plutôt sur une mise en abyme fictionnelle du monde référentiel, la partie
d’échecs du tableau. Il transpose la partie, à la manière dont une œuvre littéraire
peut être déplacée dans un autre contexte. Le tableau est le pivot du roman qui
relie les différentes spatialités et temporalités.
L’intrigue contenue dans le tableau est détournée par l’assassin : dans une
relation en miroir, le joueur d’échecs Muñoz doit se placer du point de vue du
meurtrier afin de démonter sa logique et déchiffrer ses intentions. Ainsi
l’intrigue du tableau se trouve-t-elle transposée dans un autre contexte. Le joueur
d’échecs attribue à la partie un nouveau « sens488», direction et signification à la
fois, en se basant sur les règles échiquéennes.
Ces deux acceptions du mot « sens » apparaissent dans De l’Autre côté du
miroir. Au-delà du miroir, le « sens » de la réalité est inversé, ce qui modifie les
règles déplacements dans l’espace489 et les principes de la logique. Cette
487
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. « Alguien [...] parece interesado en la
partida de ajedrez que se ruega en ese cuadro. […] Sea quien sea, conoce al desarrollo de la
partida, y sabe, o imagina, que hemos resuelto su secreto hacia atrás. Porque propone seguir
movimiento hacia adelante ; continuar el juego a partir de la posición que les piezas ocupan en el
cuadro. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., pp. 165-66) Le joueur inconnu inverse le
« sens » de la partie. Partant du réel, de la partie existante, il met en œuvre sa propre création, qui
s’avère être une destruction. L’expression espagnole « sea quien sea » traduit, par la redondance,
une effet de circularité : l’adversaire n’est pas identifié et peut être n’importe qui connaissant le
tableau.
488
Nouveau « sens » qui se manifeste aussi dans le fait que l’œuvre picturale représente le réel,
effectuant un déplacement du réel au fictionnel : au contraire, la partie du meurtrier devient
représentation ou prédiction de ce qui ce passe dans le monde empirique.
489
Cette inversion est exprimée par les lettres à l’envers du poème, qui fonctionne comme un
« reflet » du poème, son double inversé. (Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre
côté du miroir, op. cit., pp. 64-65 ). Commentant le rôle des personnages de Alice au Pays des
merveilles et de l’Autre côté du miroir dans Logique du sens (Paris : Minuit, 1969, pp. 95-96),
200
nouvelle logique, rencontrée au-delà du miroir, n’équivaut pas à une négation
des règles : au contraire, elle n’existerait pas sans les règles de départ. De l’autre
côté du miroir, les règles prolifèrent, comme le souligne Jean-Jacques Lecercle
dans son analyse de ce qu’il appelle le « sac à malices »490. Le reste, la langue
créative, est constitué à la fois par les procédés rhétoriques du jeu conscient et
méthodique, analogue à la stratégie échiquéenne, et par la langue laissée à ellemême491.
Gilles Deleuze évoque la figure de la bifurcation, qui traduit une dualité, comme étant opposée à
la trajectoire unidirectionnelle : « De l’autre côté du miroir, le lièvre et le chapelier sont repris
dans les deux messagers, l’un pour aller, l’autre pour le venir, l’un pour chercher, l’autre pour
rapporter, suivant les deux directions simultanées de l’Aiôn. Plus encore, Tweedledum et
Tweedledee témoignent de l’indécidabilité des deux directions, et de l’infinie subdivision des
deux sens dans chaque direction sur la route se scindant en plusieurs chemins qui indique leur
maison.
490
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 97 : « Mon sac à malices s’est
révélé bien rempli. C’est que j’ai voulu montrer que le reste faisait retour partout dans la langue,
dans notre usage quotidien des mots, autant que dans ces jeux complexes que l’on nomme
écriture. Le reste est là, aux deux extrémités du spectre : dans le discours autorisé, riche en
procédés et autres fleurs de rhétorique de l’auteur, et dans le développement autonome de la
langue, ce procès sans sujet. La brissétisation et la wolfsonisation ne sont pas nécessairement des
symptômes de démence ou d’habilité du locuteur. Ils indiquent seulement qu’il se laisse aller,
qu’il cède aux provocations de la langue. » Afin d’illustrer le travail du reste, Lecercle prend
deux exemples. Le premier est Brisset, linguiste français, dont Lecercle décrit la méthode
délirante (idem, p. 68 ): « Sa méthode est simple : elle repose sur l’étymologie poussée à l’excès
[…] Le délire de Brisset ne réside pas dans sa foi en l’étymologie, mais dans sa pratique de
l’analyse étymologique excessive, parce que multiple. » L’usage du langage rappelle
singulièrement l’arborescence du jeu d’échecs. Les phrases semblent s’interpeller entre elles en
un foisonnement où la règle ressemble paradoxalement au désordre. A titre d’exemple : « Les
dents, la bouche, Les dents la bouchent L’aide dans la bouche, L’aide en la bouche » (on croirait
assister à un jeu oulipien). L’autre exemple qu’il donne est Louis Wolfson, juif américain
schizophrène qui, ne supportant pas d’entendre des mots de sa langue maternelle, l’anglais, avait
inventé une technique de traduction instantanée en français, allemand, russe et hébreu. Ce
procédé rappelle l’écriture de Joyce, fondée sur le multi-linguisme polysémique.
491
Lewis Carroll affirmait qu’il fallait s’occuper du sens, et que les sons s’occupaient d’eux-
mêmes.
201
Il y a excès de contraintes dans ce passage à la langue créative, où les sens
bifurquent en doubles attaques échiquéennes et en menaces polymorphes, au gré
des sons produits par la langue: « It sounds like a horse […] You might make a
joke on that–something about « horse » and « hoarse »492. »
La prolifération de règles renforce l’aspect labyrinthique de la partie d’échecs,
ou du problème d’échecs, les deux éléments étant combinés dans Le Tableau du
Maître flamand : « Dans ce labyrinthe mystérieux, qu’il suffisait d’entrevoir
pour frissonner d’impuissance et de terreur, Muñoz était le seul qui savait
interpréter les signes, qui était en possession des clés pour entrer et sortir sans se
faire dévorer par le Minotaure493. » Le joueur d’échecs affronte l’assassin
mystérieux tout en résolvant un problème d’échecs. Il doit démêler les fils du
raisonnement de l’assassin afin de trouver l’ordre caché derrière le désordre de la
prolifération.
Alice s’engage également dans le dédale de l’espace échiquéen, à l’apparence
chaotique494, mais gouvernée par des règles qui sont subversives par rapport à la
réalité et qui inversent les lois de la logique, comme le montre le passage de la
rencontre entre Alice et la reine rouge.
492
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 92-93. Les
mots horse, « cheval », et hoarse, « enroué », forment des doubles phonétiques, ce qui renvoie à
la tension entre le semblable et le différent qui existe dans le langage métaphorique, comme l’a
souligné Paul Ricoeur dans La Métaphore vive. Il y a un double jeu, une double attaque, puisque
les deux mots sont presque identiques phonétiquement et que, de plus, le mot sounds indique à
la fois la similitude (ressembler, sembler) et la question du son (il signifie aussi « son »).
493
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., pp. 221-22 : « En el laberinto misterioso
cuya sola consideración hacía estremecerse de impotencia y miedo, Muñoz era el único que sabía
interpretar los signos ; que estaba en posesión de las claves para entrar y salir sin que lo
devorarse el Minotauro.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 186). Le joueur d’échecs
possède les clés pour se diriger dans le dédale des possibilités. Il a la faculté d’éviter le danger de
la perdition dans le labyrinthe représenté par le Minotaure.
494
Dès qu’elle passe de l’autre côté du miroir, Alice insiste sur le désordre qui semble régner
dans ce monde du reflet.
202
« Je crois que je vais aller au-devant d’elle », dit Alice. […] « Vous n’avez pas la possibilité
de faire cela, dit la rose ; moi, je vous conseillerais plutôt d’aller dans l’autre sens. » Ce
propos parut absurde à Alice ; elle ne répondit rien mais se dirigea immédiatement vers la
Reine Rouge. A sa grande surprise, elle la perdit de vue en un instant, pour se retrouver
en train de franchir le seuil de la maison. […] Elle décida d’essayer, cette fois-là, de
marcher dans la direction opposée. Cela réussit admirablement495.
Alice essaie les deux possibilités dont l’une ne fonctionne pas et l’autre, non
conforme à la logique habituelle, lui permet d’arriver à ses fins, rencontrer la
reine rouge sur l’échiquier. Ce monde de l’échiquier n’a que l’apparence du
chaos ; en fait, les règles n’y sont pas niées mais prolifèrent, manifestant le
travail du reste, la langue des signifiants jouant entre eux, ainsi que le souligne
Jean-Jacques Lecercle : « Mais l’excès de règles et de contraintes n’étouffe pas
le travail du reste : il en est en contraire le symptôme496. »
Sur la surface de l’échiquier, une logique inversée produit le sens, de case en
case, logique où les règles du jeu d’échecs font irruption : en réponse au souhait
d’Alice d’être un pion blanc, la reine rouge lui rappelle certaines règles : « Pour
commencer, vous prendrez place dans la seconde case ; et quand vous serez à la
495
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-79 :
« « I think I’ll go and meet her », said Alice. […] « You can’t possibly do that », said the
Rose : « I should advise you to walk the other way ». This sounded nonsense to Alice, so she
said nothing, but set off at once towards the Red Queen. To her surprise, she lost sight of her in a
moment, and found herself walking in at the front-door again. […] She thought she would try the
plan, this time, of walking in the opposite direction. It succeeded beautifully. » L’expression de
la modalité met l’accent sur l’impossibilité (« You can’t possibly do that »), la rose proclamant
haut et fort que la règle ne correspond pas à celles du monde d’Alice. Ce monde possible
fonctionne « à l’envers » : la notion d’impossibilité y est inversée. L’auxiliaire modal should
permet à la rose d’exprimer ce qui est la règle à respecter dans le monde du « reflet », de l’image
inversée. Cette inversion des lois directionnelles est l’expression même du nonsense, comme le
souligne Alice.
496
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 90.
203
huitième case, vous serez reine497. » Parfois la règle échiquéenne surgit, non de
manière rigoureuse comme semble l’annoncer le préambule, mais brutalement,
comme par exemple l’alternance entre déplacement de la pièce manipulée sur
l’échiquier et immobilisme pendant les moments de réflexion ; ce dualisme du
mouvement apparaît justement lorsque la reine rouge rappelle à Alice la règle
échiquéenne du pion qui, partant d’une case de son camp, peut se muer en reine,
s’il atteint le camp adversaire. La reine est d’ailleurs interrompue dans sa phrase.
A ce moment précis, on ne sait trop pourquoi, elles se mirent à courir. Lorsqu’elle y
réfléchit par la suite, Alice ne put jamais très bien comprendre comment cela avait
commencé : tout ce dont elle se souvint c’est qu’elles couraient en se tenant par la main et
que la reine allait si vite que la fillette avait toutes les peines du monde à se maintenir à sa
hauteur ; et aussi que la reine ne cessait de crier : « Plus vite ! Plus vite ! »498.
Cette course effrénée et subite laisse Alice impuissante et passive comme une
pièce sur l’échiquier manipulée par un joueur invisible. L’arrêt de ce
déplacement impromptu s’avère tout aussi inattendu et surprenant. Les
mouvements dans le monde du miroir ne semblent nullement soumis à la logique
du monde réel.
497
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 80-81 :
“You’re in the Second Square to begin with; when you get into the Eighth Square, you’ll be a
queen.”
498
Carroll, Lewis, Through The Looking-Glass, op. cit., pp. 80-83 : “Alice never could make out,
in thinking it over afterwards, how it was that they began : all she remembered is, that they were
running hand in hand, and the Queen went so fast, that it was all she could do to keep up with her
: and still the queen kept crying “Faster! Faster!”.” L’anglais met en valeur la notion
d’exclusivité (« all she remembered, all she could do »), l’impossibilité de faire autre chose. Cela
implique que le souvenir a ses limites, qui font sans doute partie de règles de la traversée, et que
son action sur l’échiquier est soumise à des règles indiscutables, sur lesquelles on ne saurait
transiger.
204
Puis, tout à coup, à l’instant où Alice touchait à la limite de l’épuisement, elles s’arrêtèrent
net […] La reine la fit alors adosser contre un arbre, et lui dit avec gentillesse : « Vous
pouvez maintenant vous reposer un peu. »499
Ce respect de la règle sur un mode humoristique, et appliqué sans rigueur
absolue dans le roman, apparaît sous un jour surtout parodique, ce qui peut être
relié à la préface de l’œuvre : Lewis Carroll y annonce son respect des règles,
tout en prévenant que certaines seraient bafouées. La parodie constitue bien
l’imitation d’une forme sur un mode ludique et ironique.
C. Parodie de la règle comme monde
possible
Contrairement à la satire, où l’imitation prend la dimension d’une critique
sérieuse destinée à réformer un état des choses, la parodie est la reproduction
d’une forme sur le mode ludique. La réappropriation de règles échiquéennes
prend une forme parodique dans De l’Autre côté du miroir, Feu pâle et La Vie
mode d’emploi. La parodie renvoie à la notion de simulacre qui hante la
littérature post-moderne, où aucun modèle n’a force de loi. Le simulacre y
acquiert une dimension subversive. Une incertitude radicale substitue à
l’instauration d’un sens, unique et intangible, des simulacres qui introduisent une
notion d’ironie ; ces reproductions d’une forme sous le mode ludique, qui
mettent en avant la nature expérimentale de l’œuvre de fiction, sont liées à la
modalité du possible.
499
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 82-83 :
“Suddenly, just as Alice was getting quite exhausted, they stopped […] The Queen propped her
against a tree, and said kindly, “You may rest a little now.” Le may de modalité met l’accent sur
205
Le simulacre renvoie à plusieurs aspects de la littérature post-moderne,
notamment à la pluralité des voies construites par un auteur manipulateur et
conscient des modes de construction de l’œuvre. Comme l’annonce le roman de
Lewis Carroll un siècle auparavant, le simulacre est une manière d’instaurer des
voies multiples et des sens inédits. Il permet de passer d’une vérité unique te
d’une monde figé et intangible à des voies diverses et conflictuelles dans la
construction d’un ou de mondes.
Le simulacre fait apparaître une tension entre le même est l’autre : il ne s’impose
pas comme imitation mais constitue l’expression de la différence. Cet aspect lié
à l’expérimentation post-moderne apparaît dans Feu pâle et La Vie mode
d’emploi. Le roman de Lewis Carroll préfigure cette notion de simulacre de
règle qui est un agent de duplicité et de dissimulation.
L’application scrupuleuse de la règle à laquelle Lewis Carroll semble se référer
procède d’un effet en trompe-l’œil. Cette référence à la règle est contrebalancée
par l’affirmation de son détournement, ce qui révèle l’intention parodique de
cette annonce de partie. Lewis Carroll annonce avec euphémisme que
l’alternance de jeu entre les couleurs adverses n’est pas franchement respectée.
Cette entorse à un règle échiquéenne sur laquelle la partie est structurée remet
en question un principe fondateur de la partie d’échecs. Le diagramme peut,
d’ailleurs, être la rapproché plutôt du problème échiquéen : « Il se peut que
l’alternance des Rouges et des Blancs n’y soit pas observée aussi strictement
qu’il se devrait500 ».
la permission accordée à présent, la gentillesse de la reine succédant à son inflexibilité. Ce
dualisme du comportement reflète l’alternance entre mouvement effréné et repos.
500
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 40-41 :
“The alternation of Red and White is perhaps not so strictly observed as it might be”. On note le
choix du modal might qui exprime la possibilité parmi bien d’autres : Lewis Carroll sélectionne
cette caractéristique parmi d’autres dans le monde qu’il crée. Le modal should aurait une
connotation plus normative et poserait l’alternance comme une norme à laquelle il aurait fallu se
tenir.
206
Le roque des reines n’est pas conforme à la règle ; le roque consistant à déplacer
simultanément du roi et de la tour501, Lewis Carroll lui attribue une signification
littérale : dans l’histoire de la traversée, les deux dames roquent lorsqu’elles
entrent dans le palais ( « roquer » se dit « castling » en anglais ). Le roque du roi
en début de partie, qui constitue une des règles fondamentales du jeu d’échecs,
se transforme en roque des reines en fin de partie : cette transgression de la règle
prend l’apparence d’une règle « à l’envers » évoquant le monde du « reflet » de
l’autre côté du miroir. La structure constituée par l’échiquier et le référent
permanent du jeu d’échecs attribue un cadre, un ordonnancement au récit, mais
le jeu implique aussi la surprise et la liberté, les règles sont inversées ou
détournées, ce qui évite aussi la systématisation stérile.
La règle de roque est également parodiée dans Feu pâle, Kinbote se plaçant luimême dans la situation de ce positionnement échiquéen. Il évoque les deux
possibilités de roque au échecs : « Il m’est impossible, hélas, de reproduire le
méticuleux horaire de ces transpositions, mais je crois me souvenir que je devais
roquer en faisant le grand détour à gauche avant de me coucher, et en faisant le
petit détour à droite, dès que je m’éveillais502.» Kinbote évoque ici les
déplacements de certains meubles, que sa propriétaire Mrs Goldsworth, lui
501
Si les deux pièces, le roi et la tour, n’ont pas encore bougé et s’ils ne sont séparés par aucune
autre pièce, le joueur a la possibilité de placer la tour à côté du roi et, passant le roi par-dessus la
tour, de le poser dans la case voisine. Cette stratégie permet de protéger le roi dans l’une des
ailes de l’échiquier. Le mot anglais « castling » est forgé à partir du mot « castle », « château »,
d’où l’association à laquelle procède Lewis Carroll avec le palais.
502
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 70 : “I cannot, alas, reproduce the meticulous
schedule of these transposals, but seem to recall that I was supposed to castle the long way
before going to bed and the short way first thing in the morning” (Feu pâle, op. cit, p. 114). Ces
transpositions renvoient également aux constants déplacements auxquels procède Kinbote dans
son interprétation du poème. Le terme anglais de « castle » correspond analogiquement au
château de Goldsmith, que Kinbote qualifie de forteresse imprenable : ceci est en accord avec le
sens stratégique du roque au jeu d’échecs, qui consiste à protéger le roi. Kinbote se sent
d’ailleurs, que cela soit vrai ou non, comme un roi menacé.
207
impose de pratiquer503, liés à la position du soleil. Ainsi, comme au jeu d’échecs,
espace et temps sont intrinsèquement liés. Le calque avec le jeu d’échecs est
d’autant plus surprenant que les deux façons de roquer sont évoquées, le grand
roque (consistant à faire passer le roi par-dessus la tour qui était au départ du
côté de la reine) et le petit roque (qui est la même opération, mais avec la tour du
côté du roi). La parodie est d’autant plus amusante qu’effectivement Shade est
roi en exil ou se prend pour le roi. Ainsi, Shade apparaît à la fois comme la pièce
royale504 sur l’échiquier, et comme un joueur à l’œil de lynx face à la partie qu’il
dispute avec des adversaires à géométrie variable. Il est en perpétuelle posture
d’observateur, se livrant « à une orgie d’espionnage505 ».
La règle échiquéenne parodiée semble se dédoubler : elle existe pour les
personnages-pièces se mouvant dans différents espaces, dont la réalité peut être
contestable comme celle de la vitre que l’oiseau prend pour l’extension du ciel
où il vole506. La référence à la règle sous le mode du simulacre ironique existe
également aussi pour le narrateur joueur d’échecs Kinbote, parodie sans doute de
l’auteur lui-même et du Nabokov commentateur du poème de Pouchkine Eugène
Onéguine.
La règle échiquéenne prend un tour inattendu, qu’il convient au lecteur de
déchiffrer, alors que la parodie du jeu d’échecs apparaît de manière ouverte et
503
Le jude Goldsworth, le législateur, et sa femme, ont justement laissé à leur locataire Kinbote
une liste de règles à respecter, dont celle de tirer les rideaux à certaines heures afin que le soleil
n’endommage pas les meubles ou, sinon, de les déplacer.
504
Il peut être interprété comme une pièce polymorphe. Il est à la fois le roi, autour duquel
s’organise la partie, puisqu’il est, que cela soit vrai ou faux, attaqué par des ennemis
omniprésents. Mais il est aussi un fou, par la polysémie qu’offre le français et peut-être une reine
par son omnipotence et la variété de ses mouvements mais aussi par sa rivalité avec Sybil et son
homosexualité, son secret désir d’être « la reine » de Shade.
505
Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., p. 72 : « …to indulge in an orgy of spying. » (Feu pale,
op. cit., p. 113)
506
Dans les premières lignes du poème, l’oiseau s’écrase sur « l’azur trompeur de la vitre. » (Feu
pâle, op. cit., p. 61) Le terme anglais false est encore plus radical et renvoie à une opposition
constante chez Nabokov, qui apparaît dans La Défense Loujine, où il a le père, le vrai Loujine et
le fils, qui vit dans l’illusion, comme les sonorités de son nom le suggère, surtout prononcé à
l’anglaise avec la chuintante.
208
déclarée dès l’ouverture de l’Autre côté du miroir. Lewis Carroll affiche ses
intentions de parodier les règles échiquéennes. Dans le cas du roman de Lewis
Carroll, le jeu d’échecs structure la traversée de manière explicite, alors que le
jeu est exploité de manière plus détournée dans Feu pâle.
La Vie mode d’emploi s’inscrit dans un schéma spatial et narratif précis, avec les
répétitions du déplacement du cavalier. Cette pièce incarne le principe même de
bifurcation en huit possibilités. A chaque coup, le cavalier suit un des
embranchements potentiellement utilisables. Cette marche du cavalier invisible
est soumise aux principe de totalisation (il doit passer dans les cents cases) et
d’irréversibilité (il ne peut revenir en arrière). Ces règles ne correspondent
nullement à celles du jeu d’échecs507. Cette variante par rapport au jeu réel
incarne la volonté de totalisation qui s’inscrit dans l’œuvre de Perec, comme l’a
souligné Brigitte Sion dans « Mater l’oubli » : « D’entrée, le jeu d’échecs
participe de la volonté de tout explorer, de tout dire, de tout écrire, dans une
approche systématique visant à l’épuisement des potentialités508.»
L’aspect répétitif et ordonné du déplacement du cavalier est contrecarré par
l’imprévisibilité des histoires passées des habitants de l’immeuble. La création
échappe à la mécanisation par la surprise apportée au lecteur à chaque histoire
qui n’est pas circonscrite dans les limites rigides du carré. Aucune règle ne
semble gouverner ces aventures dont l’issue est toujours imprévisible, si ce n’est
le retour quasiment certain dans le carré de l’immeuble509. La vie circonscrite
507
Toutes les pièces, aucunement soumises à l’obligation de franchir toutes les cases, peuvent
revenir en arrière, mis à part le pion qui n’avance et ne prend qu’en avant.
508
Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres
(XIXème-Xxème), op. cit., p. 488. Brigitte Sion précise, à la même page, que le problème
consistant à faire parcourir au cavalier du jeu d’échecs toutes les cases de l’échiquier, avaient
passionné les mathématiciens du siècle des Lumières, dont elle cite un ouvrage : Histoire de
l’Académie des Sciences et des Belles-Lettres, Berlin : Haude et Spener, 1766, pp. 310-337.
509
Certains personnages, tels les évadés d’une prison, s’échappent définitivement
mathématiciens du siècle des Lumières, dont elle cite un ouvrage : Histoire de l’Académie des
Sciences et des Belles-Lettres, Berlin : Haude et Spener, 1766, pp. 310-337.
509
Certains personnages, tels les évadés d’une prison, s’échappent définitivement mais ils sont
rares. Telle est la destinée du cuisinier Fresnel (pp. 310-18) qui abandonne femme et enfants
209
dans l’immeuble n’est elle-même pas exempte de surprises, comme le montre
l’épisode concernant Mme Echard510, mère acariâtre, menant la vie dure au
couple (sa fille et son ami) qui vit chez elle. Le nom de famille « Echard » fait
penser par analogie orthographique au jeu d’échecs ; il suffit de modifier les
trois dernières lettres pour passer d’un mot à l’autre. Madame Echard est
d’ailleurs associée à la notion de combinaison, qui permet de donner accès à un
espace dont elle a le secret en ouvrant les cadenas.
Madame Echard […] tantôt accentuait sévices et vexations […] faisant mettre des
cadenas à combinaisons sur tous les placards sous prétexte que les réserves de
sucre, de biscuits secs et de papier hygiénique, étaient systématiquement
pillées511.
Cette analogie avec la reine noire est exploitée dans Feu pâle où Sybil Shade,
l’épouse du poète, est présentée dans sa toute-puissance castratrice, s’opposant à
l’intervention de Kinbote dans la vie de Shade ; c’est du moins la lecture
rétrospective que fait Kinbote de la présence de Sybil dans l’histoire. Elle fait
obstacle à la création qui aurait pu être produite par l’association de Shade et de
Kinbote si elle n’avait été contrariée. Sybil semble contrôler les « lignes »,
l’espace, comme le suggère le triple sémantisme du mot anglais « line » :
Kinbote
trouve
affligeant
le
contrôle
« de
chaque
ligne
qu’il
lui
communiquait512 ».
L’allusion concerne non seulement les « lignes » qu’il écrivait à Shade et qu’elle
interceptait, mais les lignes spatiales (ce qui renvoie au jeu d’échecs) et les
pour devenir acteur. Il reprend sa profession initiale, mais épouse une milliardaire américaine et
ne revient voir sa femme que provisoirement : elle-même quitte l’immeuble après la rencontre.
510
Echard est composé du mot échecs combiné avec l’allemand « Schach ».
511
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p 174. Madame Echard toute-puissante a
seule accès libre à la nourriture, ce qui constitue une déviation machiavélique de l’archétype de
la mère nourricière.
512
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “…every line he communicated to her!” (Feu
pâle, op. cit., p.103 ).
210
« vers » (« lines » en anglais ) ; le poème eût été différent si Sybil n’avait exercé
son contrôle sur la partie, Kinbote, roi de la partie et joueur d’échecs, manipulant
la création de son ami. Le roi est également impuissant, tout comme Shade, face
à l’omniprésence de la reine Sybil.
Comme dans l’épisode des Echard de La Vie mode d’emploi, la référence
échiquéenne apparaît sous un aspect parodique. Les personnages apparaissent
comme des doubles parodiques des pièces échiquéennes, avec un jeu
d’opposition et de symétries inversées. Cette manière ludique d’aborder les
personnages met en échec le caractère faussement mimétique de cette œuvre
reflet de « la vie mode d’emploi », qui n’est qu’un effet trompe-l’œil : l’œuvre
constitue un artefact, structuré selon un mode ludique.
Monsieur Echard représente de manière analogique le roi au jeu d’échecs, qui
somme toute n’a guère de pouvoir ; il avance d’un pas seulement dans le sens
que l’on souhaite. Ses possibilités limitées apparaissent dans l’impuissance de
Monsieur Echard face au pouvoir omniprésent et castrateur de sa femme. Cet
homme débonnaire pourrait être associé, dans le symbolisme manichéen du jeu
d’échecs dont le narrateur entreprend la parodie, au roi blanc : « Monsieur
Echard […] était la bonhomie même513. »
A l’inverse, Madame Echard toute-puissante, soumettant la famille à son pouvoir
de femme méchante et acariâtre, peut être associée à la reine noire514. C’est elle
qui maîtrise l’espace et le temps, qu’elle impose à toute la famille par une
« réglementation des temps d’occupation des locaux sanitaires, strict partage de
l’espace515». Cette pièce essentielle, qui régente la vie de la famille, du groupe
disparaît à la manière mécanique et inattendue d’une pièce échiquéenne.
513
514
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 173.
La reine représente une synthèse du fou et de la tour : elle peut avancer en diagonal, autant
qu’elle souhaite, comme le fou et sur toutes les verticales et les horizontales, comme la tour. Elle
est la pièce la plus puissante du jeu, même si la stratégie du jeu est basée sur le défense du roi et
l’attaque du roi adverse, l’échec et mat marquant la fin de la partie. Du point de vue du strict
déplacement, le roi est une pièce faible qui n’avance que d’une case, dans la direction souhaitée.
515
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 173.
211
Cette vie difficile dura deux ans. Madame Echard, selon ses humeurs, tantôt s’humanisait,
allant jusqu’à offrir à sa fille une tasse de thé, tantôt accentuait sévices et vexations, par
exemple en coupant l’eau chaude exactement à l’heure où Philippe allait se raser […]La
conclusion de ces dures années d’apprentissage fut aussi soudaine qu’inespérée.
Madame Echard, un jour, s’étrangla avec une arête ; Monsieur Echard, qui n’attendait que
cela depuis dix ans, se retira dans un tout petit cabanon qu’il avait fait construire à côté
d’Arles516.
Le retrait de Monsieur Echard peut s’interpréter dans la logique échiquéenne
comme un roque du roi, puisqu’il se retire dans un lieu calme, le cabanon
évoquant une tour. Ce petit cabanon pourrait être l’image parodique et dégradée
de l’image du château contenue dans le mot anglais « castling » (« roquer »). Le
pion qu’était Philippe, le gendre de Madame Echard, se métamorphose en pièce
puissante après la disparition de la reine en fondant une agence de publicité
florissante.
Cet exemple illustre la notion de reproduction déviée qui s’exprime dans la
parodie (para odiê en grec « chant à côté », « chant parallèle »). L’ordre qui
s’inscrit dans les règles échiquéennes n’est pas nié, il est transposé dans une
variante possible. Dans Feu pâle, œuvre que Nabokov relie à la parodie, on
décèle la présence de règles détournées du jeu d’échecs. Nabokov distingue
clairement la parodie de la satire : « La satire est une leçon, la parodie un
jeu517. » Ici la parodie est d’autant plus un jeu qu’elle s’applique à la
transposition de l’univers échiquéen dans celui de la fiction.
L’activité de voyeur pratiquée par Kinbote observant ses voisins Shade et Sybil
derrière la vitre, où l’oiseau du poème vient s’écraser dès le premier vers,
constitue une image parodique de l’activité du joueur d’échecs. Kinbote
construit sa stratégie et son angle d’attaque selon les conclusions qu’il tire en
secret de son observation, le feuillage faisant obstacle à son champ de vision.
516
517
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 174.
Nabokov, Vladimir, Partis pris, op. cit., p. 89.
212
La venue de l’été présentait un problème d’optique : le feuillage usurpateur n’était pas
toujours en accord avec moi : il confondait un monocle vert avec un obturateur opaque, et
l’idée de protection avec celle d’obstruction518.
Comme au jeu d’échecs, la vision est avant tout perception de l’espace. Telle
une pièce venant perturber sa stratégie, le feuillage empêche le joueur Kinbote
(ou le roi sur l’espace échiquéen, d’où le terme d’« usurpateur ») de percevoir
avec clarté les agissements de l’adversaire. Ce problème d’optique peut
également être rapproché d’un problème échiquéen ; comment atteindre le roi
Shade, étant donné la protection dont il bénéficie et la présence de pièce qui
entrave la rencontre entre le poète et son futur commentateur ? Cette analyse
rétrospective de la situation prend les allures parodiques à la fois du problème
échiquéen, qui doit être résolu en solitaire, et de la partie d’échecs où
s’affrontent deux adversaires.
De plus, Kinbote devient le double parodique du joueur d’échecs, qui épie le jeu
de l’adversaire afin d’organiser son attaque. D’ailleurs, il guette son adversaire
symbolique, Shade, en plein processus de création, comme le comment Suzanne
518
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “The coming of the summer presented a
problem in optics : the encroaching foliage did not always see eye to eye with me : it confused a
green monocle with an opaque occludent, and the idea of protection with that of obstruction.”
(Feu pâle, op. cit., pp. 114-15). Le problème survient comme sur l’échiquier de manière
provisoire, coïncidant temporairement avec la venue de l’été. L’anglais met l’accent sur l’effet
de similitude entre le voyeur et ce qui est perçu : l’expression eye to eye produit un effet de
réciprocité, renforcée par l’homophonie des mots eye et I. Le sujet semble fusionner avec l’objet,
ce qui va tout à fait dans le sens de la confusion d’espaces. On note la référence à la couleur
verte, qui est associée au « camp » ou au « champ » de vision de la Zembla et à Kinbote, au
monocle vert. Le sujet qui perçoit semble fusionner avec ce qu’il perçoit, à savoir avec le
feuillage vert. La confusion de la perception semble s’accompagner de celle de la conscience, ce
qui devrait être protection étant perçu par Kinbote comme « obstruction » à son champ de vision.
213
Fraysse : « Et Kinbote d’espionner Shade, en voyeur des processus de création
[…] A sa façon, Kinbote, tout comme Smurov, est un guetteur, un voyeur519. »»
Parmi les pièces qui protègent le roi et l’excluent du champ de vision de
Kinbote, la dame Sybil Shade joue un rôle prépondérant qui rappelle celui de la
reine rouge (couleur opposée au vert, associé à Kinbote dans Feu pâle) dans De
l’Autre côté du miroir 520 : « …Quand je me trouvais nez à nez avec Sybil qu’un
arbuste avait dérobée à mon œil de faucon521. » Curieusement, Sybil se trouve
dans le jardin. Elle s’occupe des fleurs, situation analogue à celle où Alice
rencontre la Reine Rouge alors qu’elle est en train de s’entretenir avec les
fleurs522.
Coiffée d’un chapeau de paille et munie de gants de jardinage, elle était accroupie devant
une plate-bande de fleurs en train d’émonder ou d’attacher quelque chose […] Elle me dit
519
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale Fire.» in Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov, op. cit., p. 206. Suzanne Fraysse fait allusion au héros du roman de Nabokov
Le Guetteur, Traduit du russe par Dimitri Nabokov The Eye, New-York : Phaedra, 1965.
520
La reine rouge est présenté comme une reine autoritaire et castratrice, contrairement à la reine
blanche qui est extrêmement effacée. Elle interrompt Alice, qui a du mal à finir ses phrases. Elle
fait sans arrêt appel aux règles de la bienséance et harasse la petite fille de questions. Elle
ressemble à la reine de cœur, qui est aussi rouge, de Alice au Pays des merveilles, que Nabokov a
traduit en russe. Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, pp. 78-79
: “ ‘Where do you come from?’, said the Red Queen, ‘And where are you going? Look up, speak
nicely, and don’t twiddle your fingers all the time.’
521
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “…and ran into Sybil whom a shrub had
screened from my falcon eye”. (Feu pâle, op. cit., p. ) Le terme anglais screen, « écran », met en
valeur la notion d’espace. Cette obstacle à la vision de Kinbote a été annoncé par le motif
précédent du feuillage masquant sa vision.
522
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-77 :
“Alice looked round eagerly, and found that it was the Red Queen”. Alice est aussi surprise de la
rencontre que Kinbote, d’autant que la reine rouge a considérablement grandi, se
métamorphosant d’une pièce en femme plus grande que la fillette.
214
de ne pas déranger Shade avec ces réclames et ajouta l’information qu’il venait de
« commencer un vraiment grand poème »523.
Image parodique de la dame au jeu d’échecs, et sans doute même de la reine
rouge de Lewis Carroll, Sybil fait irruption dans le champ de vision de Kinbote
et fait obstruction à la rencontre avec le poète absorbé par sa création. Au grand
dam de Kinbote, il ne peut approcher le roi au moment même où son influence
serait la plus efficace, puisque Shade a commencé son œuvre. De manière
analogue à la Reine Rouge de l’Autre côté du miroir, Sybil Shade interrompt
Kinbote.
Je marmonnai quelque chose à propos du fait qu’il ne m’avait encore rien montré, et elle
se redressa, et écarta ses cheveux poivre et sel de son front, et me dévisagea et dit :
« Qu’entendez-vous par rien montré ? Il ne montre jamais quelque chose d’inachevé.
Jamais. Jamais. Il n’en parlera pas même avec vous tant que le poème ne sera pas tout à
fait, tout à fait terminé. » Je ne pouvais pas le croire, mais je découvris bientôt en parlant à
mon ami étrangement réticent que son épouse lui avait bien fait la leçon524.
523
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “Straw-hatted, and garden-gloved, she was
squatting on her hams in front of a flower bed and pruning or tying something […] She said not
to bother him with those ads and added the information about his having “begun a really big
poem” (Feu pâle, op. cit., p. 115). Kinbote évoque tout d’abord le positionnement de Sybil dans
l’espace, qui se tient face à une sorte d’espace en carré, flower bed. Le chapeau de paille posé sur
le tête renforce l’analogie avec un pièce, en particulier avec la dame portant une couronne.
Kinbote met symboliquement la reine en échec, qui réplique immédiatement au coup, comme le
suggère la répétition instantanée de ads, porté par Kinbote et ainsi refusé, dans added, dont les
sonorités pointues constituent une mise en échec, se retournant contre Kinbote.
524
Idem, pp. 71-72 : “I mumbled something about his not having shown any of it to me yet, and
she straightened herself, and swept her black and grey hear off her forehead , and stared at me at
said : “What do you mean - shown any of it? He never shows anything unfinished. Never. Never.
He will never even discuss it with you until it is quite, quite unfinished.” I could not believe it,
but soon discovered on talking to my strangely reticent friend that he had been well coached by
his lady” (Idem, op. cit., p. 115). Le terme de coach met l’accent sur la relation de soumission de
Shade aux règles décrétées par Sybil.
215
L’hostilité de Sybil Shade à son égard, dont il ne fait qu’une référence
lapidaire dans son index final525, lui interdit toute proximité avec le poète et
surtout d’avoir accès à la création qu’il a entamée : il rêvait d’une collaboration
avec Shade, lui insufflant l ‘âme de la Zembla. Il interprète la distance de Shade
à son égard comme une preuve des manipulations calculatrices de Sybil et de sa
toute-puissance. Les deux protagonistes constituent deux pièces ou deux joueurs
qui s’opposent sur un vaste échiquier imaginaire. Leurs relations sont envisagées
exclusivement du point de vue de la stratégie selon un fonctionnement
échiquéen.
Dans La Vie mode d’emploi, la création qui s’élabore - et doit d’ailleurs aboutir
à la destruction de l’œuvre bipartite ou plutôt tripartite526 - entre Winkler, décédé
comme Shade au début du roman527, et Barthebooth - ressemble à une parodie
de partie d’échecs, bien qu’il s’agisse de puzzle. La notion même de réponse à
l’adversaire fait penser à la tension entre deux joueurs qui s’affrontent sur
l’espace échiquéen. Les stratégies des deux joueurs semblent s’affiner au fil du
temps.
Il y avait dix-sept ans que Bartlebooth était revenu […] qu’il s’acharnait à recomposer une
à une les cinq cents marines que Gaspard Winkler avait découpées sept cent cinquante
morceaux […] Puis, au fil des années, c’était comme si les puzzles se compliquaient de
plus en plus, devenaient de plus en plus difficiles à résoudre. Sa technique, sa pratique,
son inspiration, ses méthodes s’étaient pourtant affinées à l’extrême, mais s’il devinait le
plus souvent à l’avance les pièges que lui avait préparés Winckler , il n’était pas toujours
capable de découvrir la réponse qui convenait528.
525
Nabokov, Vladimir,Pale Fire, op. cit., p. 246 : “ Shade, Sybil, S’wife, passim.”
526
Valène peint les aquarelles, Winkler les découpe en puzzle que Bartlebooth recompose, avec
comme projet final de les détruire.
527
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 23 : « Il y a presque deux ans que Winckler
est mort. Il n’avait pas d’enfants. On ne lui connaissait pas de famille ».
528
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., pp. 162-63.
216
Cet affinement au fil du temps d’un jeu intellectuel s’élaborant dans un face à
face imaginaire avec l’autre, Winckler n’étant plus de ce monde, a plus
l’apparence du jeu d’échecs que du puzzle. Winckler semble avoir laissé une
trace et mener un combat contre son adversaire Bartlebooth.
C’est véritablement une parodie de rencontre échiquéenne qui est évoquée, où le
jeu aurait perdu la valeur de plaisir qui lui est inhérente : « Pour Bartlebooth, ils
n’étaient plus que les pions biscornus d’un jeu sans fin dont il avait fini par
oublier les règles, ne sachant même plus contre qui il jouait, quelle était la mise,
quel était l’enjeu529.» Dans cette parodie de jeu, il ne reste que le geste
mécanique, dépourvu de toute signification et de référence à un ordre supposant
des règles et une finalité530. C’est une parodie du jeu au sens péjoratif de
simulacre, d’imitation affadie. La parodie prend ici les connotations péjoratives
d’imitation où la signification n’existe plus. La démarche créatrice semble
affadie et, au contraire, être substituée par la répétition stérile et absurde,
détournée de toute signification.
Cette connotation d’image affaiblie répétant une forme ne pourrait-elle pas être
contenue dans les multiples significations du titre de Nabokov Feu pâle, entre
autre reprise d’un passage de Timon d’Athènes531 ? Cette image, à la limite de
l’oxymore, traduit l’idée d’un double atténué se diluant dans l’espace. L’oiseau
s’écrasant sur la vitre, pièce mise en échec et mat dès le début de la partie, peut
se voir comme l’image atténuée, inversée et parodique de Shade, qui
529
Idem., p 163.
530
Il ne reste dans cette description ni la référence à la règle, ni la notion de détente, qui font
partie intégrante du jeu, comme le souligne Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le Masque
et le vertige, op. cit., p. 75 : « Les règles sont inséparables du jeu sitôt que celui-ci acquiert ce
que j’appellerais une existence institutionnelle. A partir de ce moment, elles font partie de sa
nature […] Mais il reste qu’à la source du jeu réside une liberté première, besoin de détente et
tout ensemble distraction et fantaisie. »
531
Le feu pâle de la lune est accusé de dérober la lumière du soleil, qui lui même est identifié à
un voleur. Cette référence met en évidence la thématique de l’usurpation, de l’appropriation du
poème de Shade par Kinbote. Cela peut également constituer une allusion au fait que Kinbote
usurpe le trône de la Zembla, en se faisant passer pour le roi, fait qui reste de l’ordre du possible.
217
contrairement à l’oiseau ne confond pas les espaces dans son reflet de la vitre532,
mais qui est confondu par l’assassin Gradus ; cette interprétation possible se
dessine dans le récit : Shade aurait été confondu avec le juge Goldworth son
voisin (Kinbote loue sa maison), dont le nom est « voisin » phonétiquement du
fameux poète anglais Wordsworth. En effet, le juge, par ce jeu de permutations
entre syllabes, se transforme en double du poète Shade. Cette menace de Gradus,
qui est double, contre Goldworth et Shade à la fois, rappelle la possibilité du
cavalier de mettre en danger deux pièces à la fois.
Dans la parodie, le référent et ses règles de fonctionnement sont transposés.
L’impression de chaos qui se dégage de Feu pâle n’est qu’un aspect de l’œuvre,
le plus apparent : comme dans une partie d’échecs, un principe organisateur
constitué de règles maîtrise le désordre de surface. De même, l’aspect débridé et
spontané de la traversée d’Alice sur l’échiquier est contrebalancé par les règles
du jeu d’échecs qui structurent l’aventure. En ce sens, Lewis Carroll apparaît
comme un précurseur, annonçant le mouvement Oulipo533. Intégrer la règle d’un
jeu dans une œuvre, c’est déjà introduire une dimension parodique à la création.
Les éléments consécutifs de la création - personnages, objets – deviennent des
« entités compossibles » avec le jeu, pour reprendre la terminologie de Lubomir
532
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. “ I was the shadow of the waxing slain / By the
false azure in the window-pane / I was the smudge of ashen fluff-and I / Lived on, flew on, in the
reflected sky”. (Feu pale, op. cit., p. 61) Le mot anglais shadow est le double sémantique et
phonétique de Shade. Le poète est mort au début du roman, comme l’oiseau meurt au début du
poème. L’oiseau s’est écrasé, passant que l’espace de la vitre était le prolongement du ciel. Il ne
faut pas oublier que, curieusement, Kinbote se tient souvent de l’autre côté de la vitre, à observer
ses voisins. Ce positionnement dans l’espace le place face à l’oiseau, face à Shade, dont il serait
le double, le shadow. Dans beaucoup de récits l’ombre est associée au double, comme dans
l’œuvre de Chamisso (Von Chamisso, Adelbert, L’Etrange histoire de Peter Schlemihl. Trad. de
l’allemand par A. Lortholary. Paris : Gallimard, 1992 )
533
Echiquiers d’encre, op. cit., 171 : « Nous voulons parler de Jacques Roubaud, dont l’avis
nous est d’autant plus précieux qu’il s’est lancé dans un entreprise homologue à celle de Lewis
Carroll avec le jeu de go. » Bernard Schlurick cite alors Jacques Roubaud, citant la poésie
comme jeu de langage, avec ses règles propres. Vladimir Nabokov associe également la poésie et
le jeu d’échecs dans Poèmes et problèmes, op. cit.
218
Dolezel.534 Cependant, la règle, au lieu d’être un objet de parodie, est parfois
tout simplement bafouée par l’auteur, qui affirme ainsi sa liberté et sa volonté.
D. Transgression de la règle
En s’imprégnant de règles ludiques, la création s’élabore selon un certain ordre,
révélant une structuration dans l’espace et dans le temps, et une mise en relation
dynamique de divers éléments entre eux. La création, comme au jeu d’échecs,
n’intervient pas ex nihilo, mais en fonction de structures pré-existantes ; la partie
d’échecs se construit à partir des règles et de combinaisons circonscrites dans un
cadre précis. Les variantes connues, étudiées et pratiquées précédemment par les
joueurs donnent un ordonnancement à leur pensée créatrice. Cependant, l’ordre
sans aucune dimension d’inattendu et de surprise, aux échecs comme dans tout
autre art, ne serait que la répétition stérile et servile d’une machine. L’élément
d’imprévisibilité est nécessaire à la création et peut être introduit dans certaines
œuvres de notre corpus par la transgression des règles échiquéennes que l’auteur
impose au départ.
Dans La Vie mode d’emploi, la règle est déterminée et inflexible : l’entrée du
cavalier imaginaire dans le carré de l’immeuble par l’une des cent cases doit être
suivie d’un agencement précis et ordonné : le cavalier couvre toutes les cases de
cet échiquier géant en se déplaçant selon la règle habituelle du jeu d’échecs, de
deux en un sans jamais revenir sur la même case. Le lecteur est surpris au fil de
la lecture par la rigueur de ces règles si bien respectées que les cases évoquées
au fil de la narration forment des ensembles cohérents d’appartements
regroupant des familles. Une autre règle régit la traversée de l’échiquier : lorsque
534
Doležel, Lubomir, Heterocosmica : Fictions and Possible Worlds, op. cit., p. 279 :
“Compossible entities. Entities that can coexist in one and the same possible world”.
219
le cavalier est passé sur les quatre bords de l’échiquier-immeuble, une partie est
terminée. Jouant sur la polysémie de ce mot, le roman de Perec constitue six
« parties », divisions internes du roman et parties d’échecs.
Ce nombre de six n’est pas anodin : on le retrouve dans la transgression de la
règle qui survient sur l’échiquier à la soixante-sixième case535, réduisant le
nombre de cases parcourues à quatre-vingt-dix-neuf au lieu des cent prévues par
la règle. Cette omission d’une case bouleverse l’ordonnancement et la
prévisibilité des coups possibles sur l’échiquier, comme l’indique Brigitte Sion
dans « Mater l’oubli » : « Avec l’élimination d’une pièce de l’immeuble (une
cave), le cavalier voit sa trajectoire entre la soixante cinquième et la soixante
septième case amputée, n’avançant que de deux cases au lieu de trois536.»
D’ailleurs, les coups possibles se réduisent au fil de la narration : plus le
parcours s’effectue, plus les cases disponibles se font rares537. L’entorse à une
règle est appelée clinamen par les oulipiens538 ; la règle du parcours du cavalier,
535
Sion, Brigitte « Mater l’oubli » dans Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres
(XIXè-Xxé), op. cit., pp. 488-489 : « Avec l’élimination d’une pièce de l’immeuble (une cave), le
cavalier voit sa trajectoire entre la soixante-cinquième et la soixante-septième case amputée,
n’avançant que de deux cases au lieu de trois. Cette faille n’est pas un hasard, encore moins une
erreur » Bernard Magné souligne que dans l’écriture Oulipienne, la règle cohabite avec sa
transgression dans « La Vie mode d’emploi, texte Oulipien ? » dans Perecollages 1981-1982,
Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1995, p158 : « Dans l’écriture Perecquienne comme
dans l’écriture oulipienne, la contrainte est d’autant plus productive qu’elle se combine avec sa
propre contestation. Toute contrainte suppose l’intervention d’un écart, d’un dysfonctionnement
momentané : c’est ce qu’avec les oulipiens Perec appelle le clinamen. »
536
Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres
(XIXème-Xxème), op. cit., p. 488. Cet écart, ce dysfonctionnement est appelé clinamen par les
oulipiens.
537
Cette logique rappelle le jeu d’échecs où l’issue de la partie se dessine au fil du temps,
réduisant considérablement le nombre de possibilités en fin de partie.
538
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 153. « Le clinamen
intervient au moment où le cavalier aurait dû se poser dans une cave, qui peut être liée à la
problématique de la mémoire. Il s’agirait d’oublier. Après la case située au magasin de
l’antiquaire Madame Gracia, le cavalier passe dans une autre cave. Ainsi s’exprimerait peut-être
une tension entre la mémoire et l’oubli. »
220
complètement intégrée dans l’attente du lecteur à ce stade de la partie, est
d’autant plus surprenante que la narration, par ailleurs foisonnante et diverse, est
bien insérée dans cette traversée ordonnée de l’échiquier. Celle-ci s’oppose
totalement à celle d’Alice, qui reste spontanée et inattendue malgré quelques
points de repère apportés par le diagramme.
Les règles énoncées dans la préface de l’Autre côté du miroir jouent sur l’effet
de trompe-l’œil lié à la surface, comme le souligne Hélène Cixous dans
l’introduction lorsqu’elle évoque un déploiement de miroirs lors de la
traversée539. Ces avatars variés du miroir rappellent le thème de l’illusion
trompeuse de la surface : l’espace se fragmente en un myriades d’éclats
dispersés. Certaines règles évoquées ne produisent qu’un effet de faux semblant,
étant utilisés de manière peu orthodoxe dans les aventures d’Alice.
Mais quiconque voudra prendre la peine de disposer les pièces et de jouer les coups
comme indiqué, devra reconnaître que l’« échec » au Roi Blanc du sixième coup, la prise
du Cavalier Rouge du septième, et le final « mat » du Roi Rouge répondent strictement
aux règles du jeu540.
539
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., Introduction,
Cixous, Hélène, p. 28 : « Il y a miroir, mais il n’est pas du côté que l’on pense. Le miroir est luimême réfléchi par les miroirs de rappelle que sont les prés, la mer, les ruisseaux, et surtout
l’échiquier ; vision du monde en planisphère, illusion d’étagement démentie l’étalement du jeu
d’échecs, aplatissement de l’ordre du sens, et dispersion des rapports. »
540
Carroll, Lewis, p. 40-41 : “But the ‘check’ of the White King at move 6, the capture of the
Red Knight at move 7, and the final ‘checkmate’ of the Red King, will be found, by anyone who
will take the trouble to set the pieces and play the moves as directed, to be strictly in accordance
with the laws of the game”. Les termes as directed et in accordance with traduisent l’idée de
fidélité absolue à la règle, d’une adéquation totale qui s’avérera purement ironique, comme le
montre déjà la suite du texte qui parodie une forme d’autoritarisme stérile de la règle : “The new
words, in the poem ‘Jabberwocky’ have given rise to some differences of opinion as to their
pronunciation : so it may be well to give instructions on that point also. Pronounce ‘slithy’ as if it
were the two words ‘sly, the’ : make the ‘g’ hard in ‘gyre’ and ‘gimble’…” Ces instructions
relèvent du nonsense : l’excès de règles ou le débordement des règles produisent une impression
d’absurde et d’arbitraire.
221
Cet ensemble de références à la règle, suivi de prescription sur la prononciation
des mots inventés par Lewis Carroll, ressemble à une sorte de mode d’emploi.
Ces indications qu’il faut suivre, selon les recommandations ironiques de
l’auteur, présente une similitude avec le titre de Georges Perec, La Vie mode
d’emploi : il fait explicitement référence à un ensemble de règles et
d’instructions à suivre et à respecter, cet aspect fonctionnel étant curieusement
associé à une notion aussi indéterminée que la vie. Ce titre, qui fait référence
directement au monde empirique,
révèle paradoxalement l’impossibilité de
l’entreprise : aucune règle ne permet de maîtriser la vie. L’inachèvement de
l’entreprise de Bartlebooth est la marque de cette impossibilité ontologique : La
Vie mode d’emploi vise à l’exhaustivité, tout en offrant des expressions du
manque, de l’incomplétude.
Cette dimension ironique s’inscrit dans l’apparence de rigueur, dans le roman de
Lewis Carroll. L’application stricte de la règle masque ses multiples
transgressions, dont on peut avoir la fausse impression qu’elles viennent juste
d’être énumérées de manière exhaustive, comme pour se dédouaner par
avance541. En fait, lorsque les règles ne sont pas parodiées ou ne prolifèrent pas à
l’excès au-delà du miroir, elles sont purement et simplement transgressées.
L’entorse à la règle surgit avant même que le récit ne commence. L’échec au
roi, annoncé dans le diagramme au sixième coup - nombre déterminé de manière
totalement arbitraire, puisqu’il n’y a pas alternance de coups - ne correspond
nullement à la règle échiquéenne. Le roi fait irruption sur l’échiquier avec des
milliers de soldats, ses pions et ses chevaux. Ce roi débonnaire n’est menacé par
aucun type d’échec. Cette rencontre soi-disant conforme aux règles
échiquéennes se solde par la rencontre d’Alice avec une licorne, qui ne figure
nullement dans le paysage échiquéen. Pour ce qui est de la soi-disant prise du
Cavalier Rouge au coup suivant542, il s’agit simplement de sa chute grotesque
puis, au terme d’un combat avec la pièce blanche qui lui correspond, par sa fuite.
541
Nous faisons allusion là à l’absence d’alternance entre les joueurs et au roque final des dames,
règle inversée, comme nous nous sommes employées à le démontrer.
542
Il est vrai que ce coup survient chronologiquement juste après la rencontre d’Alice avec le
Roi Blanc et avec la licorne.
222
A cet instant, elle fut interrompue dans ses réflexions par un « Holà ! Holà ! Echec ! »
retentissant, et un Cavalier, recouvert d’une armure cramoisie, arriva au galop droit sur
elle en brandissant une énorme masse d’armes. Au moment précis où il allait l’atteindre,
son cheval s’arrêta brusquement : « Vous êtes ma prisonnière ! » s’écria le Cavalier en
dégringolant de sa monture543.
Cette chute fracassante est suivie de celle du cavalier blanc, qui lui est
exactement parallèle544. L’échec au pion blanc Alice est des plus fantaisiste et ne
correspond nullement à la règle échiquéenne, qui est donc transgressée. Après
avoir été vaincu selon « les règles du Loyal Combat545 », le cavalier Rouge
prend la fuite. Quant à l’échec et mat promis dans la préface, il n’existe tout
bonnement pas. Cette annonce disparaît d’ailleurs des coups de la partie
d’échecs que Lewis Carroll découpe analytiquement dans les pages suivantes de
la préface. Curieusement, alors que le diagramme ressemblait plutôt à un
problème d’échecs, cette analyse de partie semble restituer l’alternance des
coups entre les deux camps, alors que l’application de la règle de l’alternance
semble compromise
dans la préface546. Comme le commente Bernard
Schlurick, « son diagramme initial nous initie à un jeu bel et bien pipé547. »
543
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 186-87 :
“At this moment her thoughts were interrupted by a loud shouting of, ‘Ahoy! Ahoy! Check!’ and
a Knight, dressed in crimson armour, came galloping down upon her, brandishing a great club.
Just as he reached her, the horse stopped suddenly : ‘you’re my prisoner!’ the Knight cried, as he
tumbled off his horse.”
544
Il est intéressant de constater que le nom de ces personnages en français n’ait plus rien à voir
avec la pièce échiquéenne, puisque the knight correspond au cheval en français, monture de ces
chevaliers.
545
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 188-89 :
“The Rules of Battle”.
546
Ibid, op. cit., p. 40 : “The alternation of Red and White is perhaps not so strictly observed”.
547
Schlurick, Bernard, « De l’Autre côté de chez Alice » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs
et les Lettres (XIXème-XXème), op. cit., 1998, p. 164.
223
La partie est centrée sur la promotion du pion Alice en reine, qui inaugure sa
victoire, ce qui constitue une transgression de la règle échiquéenne où la partie
s’organise autour du roi. En fait, la partie se détache du modèle, du monde réel.
Cette transgression subversive apparaît également dans Feu pâle, où l’on
reconnaît des rémanences du monde échiquéen d’Alice, telles que la référence au
rouge, comme variante des couleurs habituelles des pièces.
Kinbote, le fou qui se croit roi, option qui n’est pas prouvée mais reste de
l’ordre du vraisemblable548, pourrait transgresser la règle. S’il n’est
effectivement pas le roi de la Zembla, il transgresse la règle en organisant une
partie irréelle qu’il ménerait contre les révolutionnaires et en jouant du même
coup une partie simultanée549 contre Shade, et contre sa femme. Celle-ci veut
préserver le poète de l’influence de Kinbote, qui s’approprie le poème et le
réorganise autour de lui de ses souvenirs et de ses fantasmes, comme l’indique
cette remarque mise entre parenthèses dans la tactique qu’il imagine adopter
contre Sybil : « (Le plan est à moi et clairement signé avec une couronne noire
de roi d’échecs à la suite de « Kinbote »)550 ».
Dans la tension entre deux logiques, celle du poème et celle du commentaire551,
Kinbote affirme avoir « le dernier mot552 ». Il s’attribue la victoire par
anticipation, ce qui ne peut être contesté, le poète étant mort. Il s’autoproclame
548
Œuvre typiquement post-moderne, Feu pâle laisse certaines cases vides : le doute gouverne,
laissant ouvertes plusieurs mondes possibles, comme la réalité de la Zembla et l’identité de
Kinbote, qui pourrait en être le roi.
549
Une partie simultanée est une partie jouée au même moment qu’une autre partie.
550
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit, p. “(the plan is mine and is clearly signed with a black
chess-king crown after ‘Kinbote’)” (Feu pâle, op. cit., p. 136).
551
Fraysse, Suzanne, Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir Nabokov, op. cit., p.
197 : « Dans The Eye l’écart servait de guide à l’interprétation, prises entre deux logique, une
logique de la construction (la référence se construit peu à peu et donc survient au texte) et une
logique de la découverte (la référence naît d’une dynamique construite par l’auteur et donc
précède le texte), Nabokov examine la tension entre ces deux logiques dans son roman publié en
1962, Pale Fire. »
552
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. “It is the commentator who has the last word” (Feu
pâle, op. cit., p. 57).
224
roi de Kinbote et vainqueur de la partie avant qu’elle n’ait été engagée. La
transgression de la règle, sous le masque de la légitimité, apparaît ainsi dès la
préface de Feu pâle. Cette référence à la règle n’est qu’un simulacre, ce qui
évoque l’introduction du roman de Lewis Carroll, qui présente un soi-disant
« parcours à suivre », qui structure le voyage d’Alice, conforme au
fonctionnement de la partie d’échecs.
La préface de La Vie mode d’emploi met l’accent sur l’omniprésence de la
règle : la marche du cavalier incarne cette rigueur méthodique. Le lecteur est mis
en garde ; l’auteur ne se plie pas à des règles extérieures qui le contraindraient et
limiteraient sa liberté de manœuvre. Au contraire, il fixe ses propres règles et le
fonctionnement de l’œuvre qu’il construit.
Les règles sont prescrites d’avance pour cet auteur Oulipien pratiquant sa
technique consciente du roman. Queneau exprime l’implication philosophique
de la contrainte choisie par l’auteur qui s’oppose à l’aléa : la règle constitue la
marque du libre arbitre de l’auteur553. Dans ce roman du jeu, le narrateur investit
l’espace de manière construite et prédéfinie, d’où un effet de prévisibilité
quasiment scientifique, si ce n’est dans les histoires racontées, tout du moins
dans le déroulement formel du fil de la narration. Or, un dysfonctionnement dans
la machine à la case soixante-six réduit le nombre incontestablement attendu de
cent cases de l’immeuble à quatre-vingt-dix-neuf. La disparition d’une case
illustre le principe d’imprévisibilité et de désordre dans la création, qui rappelle
évidemment la prouesse littéraire de Georges Perec La Disparition, écrit sans la
lettre e. Le manque est posé comme une marque qui renvoie à celle gravée dans
l’histoire personnelle de Georges Perec554, puisqu’il a perdu sa mère, déportée à
Auschwitz alors qu’il n’avait que six ans.
553
Oulipo : Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 56 : « Le caractère intentionnel, volontaire,
de la contrainte sur lequel il revient à plusieurs reprises, avec insistance, est indissolublement lié
pour lui à un vif refus du hasard et encore plus de l’équation souvent faite entre hasard et
liberté.»
554
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 84 (chapitre « Femmes :
tous ces e qui nous manquent. »).
225
La transgression de la règle consistant en l’omission de la case soixante-six, qui
est inscrite mais ne correspond pas à la case où l’on devrait se trouver, a été
annoncée dans la case précédente. Cette partie du récit relate la vie de la jeune
Américaine Joy Slowburn, de son vrai nom Ingeborg Skrifter, surnommée la
Lorelei, dont la profession consiste à évoquer Méphistophélès dans des séances
de spiritisme. Cet aspect faustien de son activité annonce ce que Georges Perec a
lui même qualifié de nombre maléfique lorsqu’il s’exprimait sur la déviation à la
case soixante-six555. La transgression de la règle, tout comme le choix délibéré
de la contrainte, constitue une marque de liberté de l’artiste, comme le souligne
Brigitte Sion.
En effet, Perec a volontairement sauté la soixante sixième case, violant du même coup la
règle de départ. […] Cette faille n’est pas un hasard, encore moins une erreur556.
Cet écart entre le fonctionnement prévu, programmé, potentiellement
« actualisable » et ce qui est « actualisé », réellement mis en œuvre, est appelé
clinamen par les auteurs oulipiens, terme dont Bernard Magné donne une
définition précise.
Dans l’écriture perecquienne comme dans l’écriture oulipienne, la contrainte est d’autant
plus productive qu’elle se combine avec sa propre contestation. Toute contrainte suppose
l’intervention d’un écart, d’un dysfonctionnement momentané : s’est ce que l’oulipien
Perec appelle le clinamen557.
555
556
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 103.
Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres
(XIXème-Xxème), op. cit. , p. 488.
557
Magné, Bernard, « La Vie mode d’emploi, texte oulipien ? », in Perecollages 1981-1988,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989, p. 158. L’origine philosophique de
« clinamen », terme latin utilisé par Lucrèce, est détaillé par Stella Béhar, Georges Perec :
Ecrire pour ne pas dire, op. cit.,p. 153.
226
Ce manquement à la règle attire d’autant plus l’attention du lecteur qu’il vient
perturber un ordonnancement sans faille établi grâce au déplacement du cavalier.
Au contraire, dans De l’Autre côté du miroir, la référence à la règle est tronquée
dès la préface. Au cours du récit, la transgression de la règle surgit de manière
ludique et facétieuse dans De l’Autre côté du miroir lors de l’initiation
d’Alice558, où la petite fille rencontre non seulement les pièces du jeu d’échecs,
découverte prévisible, mais des êtres surgissant d’un imaginaire ludique et
débridé. Le narrateur souligne la notion de réciprocité de la découverte entre le
sujet et l’objet, selon la généralisation de la règle de l’image qui se reflète dans
le miroir.
« J’avais toujours cru que les Licornes étaient des monstres fabuleux ! […] « Eh bien,
maintenant que nous nous sommes vues une bonne fois l’une l’autre, dit la Licorne, si
vous croyez en mon existence, je croirai en la vôtre. Marché conclu ?559 ».
Reconnaissance mutuelle d’entités de mondes différents, entités devenant
compossibles dans le monde du miroir560. Dans le monde du reflet, l’identité
n’est pas figée, mais fragmentée et mouvante. Elle varie selon le point de vue, ce
qui produit un effet de relativité qui interdit toute fixation de règles absolues.
Dans Feu pâle, la transgression s’effectue par le personnage de Kinbote, qui en
déviant la signification du poème par rapport à son plan de référence crée son
monde possible, son « mirage » selon la définition qu’en donne Nabokov. Il
insuffle sa propre création dans l’œuvre de Kinbote, en fondant cette création sur
la perception déviante qu’il en a : « Enfin, j’eus la certitude que ma Zembla avait
mûri en lui, qu’il éclatait en rimes appropriées, qu’il était prêt à éjaculer à un
558
Le titre original entier met l’accent sur la notion de découverte : Through the Looking-Glass,
and What Alice Found There.
559
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 180-
82 : “‘ I have always thought Unicorns were fabulous monsters, too !’ […] Now, that we have
seen each other’ , said the Unicorn, ‘if you’ll believe in me, I’ll believe in you . Is that a
bargain ?’”
560
Définition de Lubomir Doležel, Hétérocosmica, op. cit., p. 279.
227
frôlement de cils 561». Kinbote pénètre le vers 42 de Kinbote - Je pouvais
distinguer562 - en se substituant à l’ombre du défunt Shade563; il reprend sans
scrupule le vers de Shade en devenant le sujet « je » narrateur-poète et en
usurpant son identité : « Vers la fin du mois de mai, je pouvais distinguer le
contour de quelques-unes de mes images dans la forme que le génie de Shade
pourrait leur donner564. » Kinbote remplit littéralement les formes laissées par
Shade, qui sont ses vers. La transgression des règles est le fait du personnage
commentateur qui s’approprie la ligne du récit, apposant sa propre marque sur la
texture du poème.
Dans La Vie mode d’emploi, la transgression est constituée par l’omission d’une
case, qui modifie le cheminement attendu du cavalier sur la surface de
l’immeuble. La trajectoire tracée par la marche du cavalier, qui forme une sorte
de lettre, donc d’écriture sur le carré de l’immeuble, est modifiée à la case
soixante-six. La déviation mène au magasin de Madame Garcia. Ce chapitre a
une spécificité dans l’ensemble de l’immeuble ; une case a disparu, mais
l’omission d’une pièce ne remet pas en question la cohérence de l’ensemble.
561
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. : “At length I knew he was ripe with my Zembla,
bursting with suitable rhymes, ready to spurt at the brush of an eyelash” (Feu pâle, op. cit., p.
109). La connotation sexuelle du verbe spurt renvoie au caractère homosexuel de l’attirance de
Kinbote pour Shade. Dans son monde possible, Kinbote aurait « pénétré » Kinbote de sa Zembla,
sa semence qui aurait alors mûri en lui pour naître sous la forme du poème, enfant symbolique.
562
Idem, p. “Line 42 : I could make out” (Idem, op. cit., p. 108)
563
Shade signifie « ombre » en anglais.
564
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 66 : “By the end of May I could make out the
outlines of some of my images in the shape his genius might give them” (Ibid, op. cit., p. 108).
Pour Kinbote, Shade est effectivement une ombre, une forme, qui s’incarne dans le poème.
L’usurpateur Kinbote, qui l’est doublement s’il s’approprie également le trône de la Zembla (ce
qui demeure de l’ordre du doute), crée ses propres images, son monde possible à partir des
images que le problème a figées. Le terme extrêmement laudatif de genius est atténué et
contrebalancé par l’auxiliaire de modalité might, exprimant une possibilité parmi d’autres. Les
auxiliaires de modalité constituent un domaine extrêmement riche de la linguistique anglaise, qui
explique par ailleurs sans doute le développement de la philosophie des mondes possibles dans le
monde anglo-saxon.
228
Tout le chapitre, qui évoque le magasin d’antiquités, ensemble de vieux
meubles ayant appartenu à diverses personnes, met en avant la notion de
lien : « Madame Garcia considère ses clients comme des amis […] elle a réussi à
créer avec la plupart d’entre eux des liens qui dépassent de loin ceux des strictes
relations d’affaires565. » Le tracé du cavalier, qui forme des lettres invisibles sur
l’échiquier, donne cohérence à l’ensemble en créant des liens entre les cases. Il
n’est pas anodin que la transgression de la règle, la disparition d’une case,
achemine la narration vers le magasin de Madame Garcia, où quatre objets,
comme les quatre côtés du l’échiquier, « semblent reliés entre eux par un
multitude de fils invisibles566.»
La création semble s’opérer sur deux plans, celui de la visibilité, de la lettre
écrite, et celui de l’invisible, qui constitue les cases blanches de l’écriture. Cette
conception de l’écriture, où
des mouvements relient secrètement différents
éléments derrière l’unité apparente des choses rappelle le personnage de
Ingeborg Skrifter : ce nom constitue sa véritable identité derrière l’apparente vie
monotone de Joy Sowburn. Cette dialectique de la création et de l’effacement, de
la disparition apparaît à travers le personnage de Cinoc qui, dans la vie active,
était chargé par les éditions Larousse d’éliminer les mots désuets afin de laisser
de la place aux mots nouveaux567. Ce jeu de remplacement de mots par d’autres,
après les avoir supprimés, rappelle le mouvement sur l’échiquier, où les pièces
prennent la place de celles qu’elles éliminent.
Le chapitre sur le magasin de Madame Garcia est suivi de l’évocation de la cave
des Roschach568, que Gaston Bachelard relie à l’inconscient569 et à la mémoire :
des fils invisibles se tissent dans l’acte de création, chaque être portant en lui des
565
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 381.
566
Idem, p. 383.
567
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 347.
568
Idem, p. 389. Le nom du personnage contient le mot “échecs” en allemand (Schach ). La cave
recèle de nombreux objets, dont des pièces du jeu d’échecs : « Une boite octogonale, sans
couvercle, contient quelques pièces d’échecs fantaisie. » D’ailleurs, dans le chapitre soixante-six,
il est rappelé au lecteur que David Marcia, le fils de l’antiquaire, a été le fiancé éconduit de
Caroline Echard, dont le nom renvoie au motif des échecs.
569
Bachelard, Gaston, La Terre et les rêveries du repos. Paris : Gallimard, 1965, p. 87.
229
liens inconscients avec son passé. Cette thématique est indissociable du thème
du temps, la référence aux montres de Madame Garcia prenant une dimension
emblématique : « La véritable spécialité de Madame Garcia concerne cette
variété d’automates que l’on appelle les montres animées570. » Ce motif renvoie
à l’aspect ordonné de la création, conçue comme une mécanique pouvant être
démontée par son concepteur, à la manière d’un puzzle. Cette conception
n’offrirait pas de surprise ou d’inattendu, ingrédients de l’existence même, sans
une marge de transgression volontaire à la règle ou d’aléa dont le créateur même
n’est pas maître : « En fait c’est par hasard que Madame Garcia s’est retrouvée,
avec les années, en posséder huit ; elle n’était pas le moins du monde
collectionneuse571. »
Les notion de règle et de désordre renvoient à l’équilibre entre la nécessité, la
répétition et le hasard, l’imprévisibilité qui caractérise les jeux. La prévision
totale du déroulement d’une partie d’échecs supprimerait toute surprise : une
certaine marge de désordre est donc indispensable au ludique.
E. Hasard et nécessité
La notion de hasard semble totalement occultée dans la création échiquéenne où
s’affrontent deux logiques, le triomphe de l’une des parties revenant
exclusivement à ses qualités intellectuelles et imaginatives. La seule part
d’aléa572 semble se limiter à la couleur, les blancs ayant le privilège de
570
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 384.
571
Idem, p. 387.
572
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes, op. cit., pp. 55-56 : « Alea - C’est en latin le nom du
jeu de dés. Je l’emprunte ici pour désigner tout jeu fondé, à l’exact opposé de l’agôn, sur une
décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, et où il
s’agit par conséquent de gagner bien moins sur un adversaire que sur le destin. »
230
commencer573. Cependant, la création échiquéenne, à l’instar de toute création,
contient d’autres formes d’aléas, même si la développement de la partie repose
effectivement sur les qualités du joueur. Cette introduction du hasard dans ce jeu
intellectuel et imaginatif réside en partie dans l’impact de la vie réelle sur le
jeu574, mais également dans les calculs du joueur qui n’est pas une machine et
dont les choix comportent une part d’aléa. Il s’agit d’envisager dans quelles
œuvres apparaît ce paramètre de hasard.
Une composante d’aléa, créatrice de chaos, est évoquée dans le roman de Stefan
Zweig, Le Joueur d’échecs. Lorsque le personnage de M. B… fait irruption dans
le récit, ses conseils judicieux permettent aux adversaires de Czentovic d’obtenir
une partie nulle575.
Dans les coups suivants, les deux adversaires se livrèrent sur l’échiquier à un manège
auquel nous autres - réduits depuis longtemps au rôle de comparses inutiles – ne
comprenions rien du tout. Après six ou sept coups, Czentovic resta longtemps songeur,
puis il déclara : « Partie nulle576. »
573
La couleur est déterminée par le hasard : deux pions de couleur différente sont dissimulés
dans les mains de l’adversaire ; le joueur fait son choix qui détermine la couleur avec laquelle il
joue.
574
Cette question sera approfondie dans la quatrième partie de cette étude portant sur
l’interaction entre mondes.
575
Il est intéressant de noter que la partie d’échecs ne se solde pas systématiquement par la
victoire de l’un ou l’autre des joueurs, mais qu’elle peut aboutir à ce que l’on appelle dans le
jargon du jeu d’échecs un pat , c’est à dire une partie nulle.
576
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 41 “Es begann in den nächsten Zügen zwischen den
beiden – wie andern waren längst zu leeren Statisten herabgesungen – ein uns unverständlich Hin
und Her. Nach etwa sieben Zügen sah Czentovic nach längerem Nachdenken auf und erklärte :
“Remis.“(Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 39. Cette présentation donne vraiment l’impression
d’un chaos apparent dont il faut démêler les fils afin d’arriver à une vision d’ensemble.
L’allemand Hin und Her, prépositions nominalisées, rend bien l’idée d’un mouvement perpétuel,
soumis à l’aléa des réponses de l’adversaire.
231
M. B… vient à la rescousse des joueurs et réussit à renverser la situation par son
intervention. Les joueurs étaient voués à l’échec contre le champion du monde
lorsqu’il survient de manière inopinée pour les tirer de la déroute inévitable. De
même, les choix des adversaires, qui forment un labyrinthe inextricable pour les
autres adversaires, permettent d’arriver au pat, ce qui ne résulte pas seulement
d’un jeu de calculs précis, mais de choix contenant une part d’aléa puisqu’il faut
anticiper ce que l’autre va jouer.
M.B… doit se placer dans la posture intellectuelle de l’adversaire afin
d’anticiper ses coups. La riposte de l’adversaire qu’imagine M. B… n’est qu’une
probabilité577 parmi d’autres ; c’est une sorte de pari qu’il fait sur le
développement de la partie : les coups qui seront véritablement actualisés dans la
partie d’échecs ne sont pas fondamentalement différents des coups imaginés,
dont ils sont une variante possible. Ce fonctionnement de la partie d’échecs peut
être étendue à toute création, réelle ou fictionnelle. La différence ontologique
entre ce qui est « actualisé » et le virtuel n’est pas si tranchée : toute potentialité
est un possible qui n’a pas été actualisé.
Cette constatation renvoie à la différence infime entre le monde réel et les autres
mondes selon David Lewis578. Dans Le Tableau du Maître flamand, cette notion
est explorée par l’intermédiaire des diagrammes échiquéens. Le joueur d’échecs
émet des suppositions sur les développement passés de la partie d’échecs du
tableau afin de déterminer qui a tué le cavalier quelques siècles auparavant. En
revanche, il étudie les développements potentiels de la partie dirigée par le
mystérieux meurtrier qui remet en mouvement la partie d’échecs du tableau.
577
Cette notion peut être reliée à la théorie des mondes possibles. La riposte de l’adversaire peut
être telle qu’on la prévoit, mais aussi différente, l’arborescence du jeu évoluant dans un autre
sens. La réplique de l’autre est une inconnue que la logique échiquéenne permet d’entrevoir,
mais elle n’est en aucun cas garantie. Le jeu s’est déroulé dans le temps d’une certaine manière,
mais il aurait pu être différent à chaque choix : la logique que l’on applique à l’autre n’est
nullement nécessité. Cette constatation au sujet du jeu d’échecs pourrait s’étendre à toute
création.
578
Lewis, David, « Anselm and actuality », p. 184. Los Angeles. “It is true that our world alone
is actual; but that does not make our world special, radically different from all other worlds.”
232
A chaque embranchement du labyrinthe le joueur construit une hypothèse, tel
Muñoz: « il s’arrêta un instant, totalement concentré, comme si son esprit s’était
mis automatiquement à explorer les possibilités qu’offrait la combinaison qu’il
venait de mentionner579. » Cette conception probabiliste de la riposte de
l’adversaire apparaît dans le combat que mène M. B…, qui s’est substitué aux
joueurs dont il est le ventriloque, contre Czentovic : « Votre partenaire attaquera
probablement sur l’autre flanc […] Puis il poussera un pion de h2 en h4, sur
l’autre flanc du roi, comme l’avait prévu notre sauveteur inconnu580 ».
L’ensemble des ramifications possibles de ce labyrinthe échiquéen forme une
configuration, constituée d’éléments hétérogènes. Cette constellation d’éléments
peut être rapprochée de l’archipel, ensemble d’îles qui dialoguent et s’opposent à
la fois, à la manière des pièces échiquéennes. Ce rapport polémique entre
éléments formant un tout engendre la tension créatrice. Le dynamisme de la
partie est suscité par cette relation polémique entre deux polarités. Dans cette
partie contre Czentovic, M. B. se substitue aux autres passagers et détourne le
cours de la partie en formant des hypothèses sur les mouvements de son
adversaire.
Cette part d’aléa dans la construction de la partie, qui se solde finalement par un
pat, augmente selon la longueur de la partie ; plus la partie dure, plus le nombre
d’embranchements augmente, multipliant les possibilités d’erreurs dans les
hypothèses que constituent les ripostes de l’adversaire. La durée a également une
incidence sur la fatigue des joueurs, ce qui entrave la régulation des calculs, et
les rend encore plus hypothétiques et soumis au hasard des ripostes.
579
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 198 : « se detuvo un instante, absorto,
como si su mente se hubiera internado automáticamente por las posibilidades que ofrecía la
combinación que acababa de mencionar. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 167).
580
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., pp. 38-39 : „Er wird wahrscheinlich den Angriff dann
auf die andere Flanke hinüberwerfen [...] Dann zog er auf dem Königflügel den Bauern h2-h4,
genau wie sie es unser unbekannter Helfer vorausgesagt“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 3637). Le mot wahrscheinlich met en avant la notion de vraisemblable, de ce qui pourrait être
« vrai » (wahr). L’adéquation avec l’hypothèse sur laquelle parie M. B… s’exprime par
l’adverbe genau, qui traduit l’exactitude.
233
Cette part d’imprévisibilité qui augmente au fil du temps est appréhendée dans
La Défense Loujine lorsque le joueur d’échecs, en se mesurant à Turati, sent
l’incertitude le gagner en fin de partie.
De nouvelles possibilités se dessinèrent, cependant personne n’aurait pu dire encore de
quel côté pencherait le plateau de la balance. Loujine réfléchit longuement en préparant
son attaque qui nécessitait une exploration préliminaire des variantes, au cours de
laquelle chacun de ses pas réveillerait un écho dangereux – et il lui sembla qu’un dernier
et immense effort ouvrirait devant lui la voie secrète de la victoire581.
L’arborescence
échiquéenne,
où
toutes
les
possibilités
forment
des
embranchements qui se croisent et s’entrecroisent, se construit dans le secret.
Elle se bâtit comme une construction mentale, ce qui apparaît pour les deux
joueurs Loujine et M B…, qui essaient d’anticiper la réplique de l’adversaire, en
se plaçant de son point de vue. Ce processus mental atteint son paroxysme
lorsque M. B…vit un dédoublement schizophrénique lors de sa captivité : il
intériorise alors la séparation entre les deux couleurs, jouant ainsi contre luimême.
Lorsque M. B… affronte son adversaire Czentovic, l’imprévisibilité, qui
demeure dans le jeu en dépit de tous les calculs, crée une tension qui n’est
581
Nabokov, Vladimir, Zachtchita Lujina, op. cit., p. 97 : « Новые наметились
возможности,нo еще никто не мог сказать, на чьей стороне перевес. Лужин, подготовляя
нападение, для которого требовалось сперво исследовать лабиринт вариантов, где каждый
его шаг будил опасное эхо, на долго задумался : казалось, еще одно последнее
неимоверное усилие, и он найдет тайный ход победы. » (La Défense Loujine, op. cit., pp.
153-54). La version russe utilise de manière explicite la notion de « labyrinthe », « лабиринт ».
Le dédale met l’accent sur l’aspect de désordre dont peut ressortir un ordre, une victoire mais
aussi dans lequel on peut se perdre. Elle met également l’accent sur la notion de découverte du
secret du labyrinthe par l’emploi de « найдет ». Le perfectif russe exprimé par ce verbe au futur
(il existe une forme imperfective qui émet plus de doute quant à la réalisation de l’action) permet
d’évaluer de manière plus positive les possibilités d’actualisation de la victoire du point de vue
de Loujine.
234
résolue qu’à la fin de la partie. Dans Le Joueur d’échecs, lors de la seconde
rencontre, M.B… remporte la première partie, anticipant l’issue de la partie.
« ça y est ! c’est réglé ! » […] Nous nous penchâmes tous, sans le vouloir, vers l’échiquier
pour comprendre cette manœuvre si victorieusement annoncée. […] L’exclamation de
notre ami devait donc se rapporter à un développement ultérieur de la situation que nous
autres, dilettantes à courte vue, ne savions pas prévoir. […] Mais Czentovic ne joua pas :
du revers de la main, il repoussa les pièces de l’échiquier. Nous ne comprîmes pas tout de
suite qu’il abandonnait la partie582.
Cette partie remportée, prévue par les suppositions que fait le joueur à l’avance,
a son revers de la médaille ; les hypothèses peuvent s’avérer être des mirages de
l’imaginaire, des créations comme le prône Nabokov, mais aussi de pures
illusions de l’esprit. L’adjectif « unsichtbar », « invisible », montre que
l’annonce de la victoire n’est pas lisible directement car elle n’est pas encore
actualisée.
Dans le passage qui suit, le joueur d’échecs manifeste le même enthousiasme
triomphant, sûr de sa victoire, alors que cette perception est le fruit du désordre
mental de M. B. Le processus de création peut conduire à la folie583, le chaos
l’emportant sur le principe d’ordre dans ce cas de figure. La création se réalise
par un équilibre entre l’ordre, qui implique déterminisme et prévisibilité, et le
chaos, lié au principe d’incertitude et à l’inattendu.
Ces notions d’imprévisibilité et de désordre apparaissent dans les œuvres postmodernes La Vie mode d’emploi et Feu pâle. Ces notions, que convoque la
582
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., pp. 100-02 : „“So! Erledigt!” […] Unwillkürlich
beugen wir uns über das Brett, um den so triumphierend angekündigten Zug zu verstehen. [...]
Die Äußerung unseres Freundes musste sich also auf eine Entwicklung beziehen, die wir
kurzdenkenden Dilettanten noch nicht errechnen konnten. [...] Aber Czentovic tat keinen Zug,
sondern sein gewendeter Handrücken schob mit einem entschiedenen Ruck alle Figuren langsam
von Brett. Erst im nächsten Augenblick verstanden wir : Czentovic hatte die Partie aufgegeben.“
L’adjectif unsichtbar, « invisible », montre que l’annonce de la victoire n’est pas lisible
directement car elle n’est pas encore actualisée.
583
Cet aspect sera traité dans la dernière partie sur l’interaction entre mondes.
235
littérature post-moderne en général, peuvent être mises en perspective avec
l’évolution actuelle de la science. Cette répartition proportionnée d’ordre
assujetti à des règles et d’imprévisibilité incontrôlée correspond à l’évolution de
la connaissance scientifique sur l’univers, qui admet une marge d’incertitude.
Dans son article « L’univers est-il une machine ? », Paul Davies affirme l’aspect
créatif de l’univers, car il en comporte les deux composantes de la détermination
et du hasard : « Le chaos semble réconcilier les lois déterminées de la physique
et celles du hasard, impliquant que l’univers est authentiquement créatif584. »
A titre d’exemple, Paul Davies cite la physique quantique, qui démontre le
principe d’incertitude par les fluctuations constatées dans ce domaine, inhérentes
à la nature imprévisible en elle-même. Ces découvertes mettent à mal le projet
scientifique d’une connaissance absolue de l’univers, puisqu’elles comportent
une part de chaos échappant à la prédiction de l’analyse.
De manière analogue au projet scientifique, dans La Vie mode d’emploi, Perec
affiche le projet, fondé sur le principe de distanciation et de construction
consciente, d’éliminer la marge d’aléatoire que comporte la création : « Au lieu
de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège,
l’illusion 585.» La préméditation consciente semble réduire au minimum la part
d’aléa dans la construction créative, fondée sur l’expérimentation. Curieusement,
la plupart des histoires que recèle l’immeuble contient une grande part d’aléa.
Perec affiche un désir de maîtriser totalement la création et la vie que traduit le
titre même du roman. Cependant, il inclut dans ses histoires miniatures une
grande part d’imprévisibilité, composante essentielle de la fiction comme de la
vie. La volonté de contrôle absolu de Perec sur son œuvre, à l’instar du joueur
d’échecs, peut être rapprochée de la conception nabokovienne d’un auteur
tyrannique, comme l’énonce Maurice Couturier dans le titre de son ouvrage
584
Paul Davies, “Is the Universe a Machine?”, in Nina Hall, The New Scientist Guide to Chaos.
London : Penguin Books, 1992, p. 213 : “Chaos seems to provide a bridge between the
deterministic laws of physics and the laws of chance, implying that the Universe is genuinely
creative.”
585
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 19.
236
Nabokov ou la tyrannie de l’auteur. Il y commente la volonté de Nabokov de
maîtriser totalement tous les paramètres de son œuvre.
Nabokov est un auteur autoritaire, comme il l’a reconnu lui-même ; il cherche à verrouiller
son texte, à faire entendre pour l’éternité l’écho de sa voix. Cet autoritarisme est d’autant
plus grand qu’il sait, par expérience, que le lecteur va chercher à son tour à imposer sa loi
au texte. Il met d’ailleurs un lecteur en scène dans Feu pâle, Charles Kinbote, le
commentateur du poème de Shade586.
En dépit de la volonté de contrôle absolu de la part de l’auteur, l’œuvre
n’échappe pas aux principes d’incertitude et de désordre aléatoire, principes qui
parcourent La Vie mode d’emploi et Feu pâle. Cette introduction du hasard dans
la création peut être mise en perspective avec ce qu’écrit Frédéric Regard sur le
lien entre l’entropie et la littérature post-moderne. Il analyse le point de
rencontre entre science et littérature : le principe d’incertitude, d’imprévisibilité,
qui fait entrer une part de hasard dans la création : « la contingence devient la loi
de la nature587. » Frédéric Regard commente l’évolution de la littérature en
résonance avec celle de la science et la philosophie.
586
Couturier, Maurice, Nabokov ou la tyrannie de l’auteur. Paris : Seuil, 1993, p. 31. Cette
obsession de tout contrôler chez Nabokov, préoccupation liée au joueur d’échecs et créateur de
problèmes échiquéens, peut expliquer sa sainte horreur de la psychanalyse et de leur théorie sur
l’inconscient (il surnommait les psychanalystes « les petits charlatans de Vienne »).
587
Regard, Frédéric, « Bowing down before the great god entropy : postmodernisme, désir et
mysticisme (sur l’imagination créatrice chez William Golding) », in Fiction et entropie : Une
Autre fin de siècle anglaise, textes réunis par Max Duperray. P.U. de Provence, 1996, p. 29.
Dans les pages suivantes, Frédéric Regard rappelle la théorie scientifique du trou noir : l’univers
serait creusé de trous noirs. Cette théorie énonce que non seulement l’univers est soumis à des
mouvements imprévisibles et aléatoires, mais, selon les termes de Frédéric Regard , qu’il est en
proie à « des forces négatives précipitant un évanouissement absolu de la matière » (pp. 30-31).
Ces trous noirs sont inaccessibles à la connaissance et à l’expérience humaine, laissant une place
considérable à « un Inconnu Absolu ». Curieusement, « ces trous noirs seraient doublés de
« trous blancs », sorte d’anti-trous noirs, qui expulseraient la matière « de l’autre côté » des trous
noirs. » Cette vision d’une sublime poésie d’un monde où s’alternent les couleurs absolues du
237
Là où on le début du XIXème siècle postulait une force mystérieuse pour assigner leur
place à ces mêmes atomes, on interprète aujourd’hui le choix entre les structures
possibles en termes d’entropie et d’information. Le monde n’est donc plus celui de Dieu et
de la métaphysique, ni celui de la Raison et des Lumières. Le monde est un labyrinthe
d’aléas que ne régit qu’une seule loi, celle de l’imprédictibilité588.
Dans La Vie mode d’emploi, ce principe de hasard apparaît à maintes reprises et
peut prendre la forme de la rencontre fortuite ; à titre d’exemple, Riri, le fils du
cafetier, rencontre son ancien professeur Paul Hébert, qui par le passé s’était
enfui avec Laetizia, le femme de Grifalconi589 : « Il aperçut son ancien
professeur : installé à l’entrée d’un supermarché, habillé en paysan normand […]
Paul Hébert proposait aux passants des charcuteries régionales590. »
Cette rencontre fortuite rappelle celle de Mademoiselle Crespi apercevant son
ancienne maîtresse d’école Madame Danglars : « assise sur un banc, rue de la
Folie-Régnaud, c’était une clocharde édentée, vêtue d’une robe de chambre caca
d’oie, poussant une voiture d’enfant pleine de hardes diverses, et répondant au
sobriquet de La Baronne591. » Les mariages se font souvent à la suite d’une
rencontre fortuite, comme entre l’érudit Léon Garcia et son épouse, future
antiquaire (mentionnée à la case soixante-six) : « C’est lui […] qui établit avec
certitude la chronologie des miniatures de Samuel Cooper rassemblées à la
collection Frick : c’est à cette dernière occasion qu’il rencontra celle qui devait
noir et de blanc pourrait laisser à penser que, si Dieu ne joue pas aux dés, comme l’affirmait
Einstein, il jouerait peut-être aux échecs !
588
Idem, (pp. 25-49), p. 28.
589
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 157 : « Grifalconi la laissa partir. Il ne se
suicida pas, ne sombra pas dans l’alcoolisme mais s’occupa des jumeaux avec une attention
inflexible. »
590
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi,op. cit., p. 161.
591
Idem., p. 476.
238
devenir sa femme : Clara Lichtenfeld, fille de Juifs polonais nés aux Etats-Unis,
qui faisait un stage dans ce musée 592».
De même, de nombreux accidents et revers de fortune dus au hasard sillonnent
La Vie mode d’emploi. A titre d’exemple, l’association de Massy et de Margay,
l’entraîneur et le coureur, prend fin subitement avec l’accident de ce dernier qui
est défiguré593. L’aléatoire apparaît dans les diverses existences aux multiples
facettes ; ce constat d’imprévisibilité cohabite avec, à l’opposé, le calcul pur et
simple, la stratégie à long terme, caractéristique du jeu d’échecs, dont une des
variantes est le thème de la vengeance. Elle peut être ourdie pour un motif précis
et avoué, comme pour le meurtre d’Elisabeth, la fille de Véra de Beaumont,
assassinée par un père de famille. Celui-ci agit par pure vengeance, la punissant
d’avoir laissé son fils se noyer dans la piscine quelques années plus tôt,
provoquant ainsi le suicide de son épouse. L’assassinat se pose comme un
problème échiquéen à résoudre, comme dans Le Tableau du maître flamand ou
dans
Feu pâle, où l’assassinat de Shade est posé comme un problème
échiquéen. Il s’agit dans les deux cas de rétablir la trajectoire de l’assassin, liée à
son mobile.
Le thème de l’énigme policière survient à plusieurs reprises dans La Vie mode
d’emploi ; le lecteur prend connaissance de la stratégie patiente et progressive de
Mr Ericson, l’assassin, dans la longue lettre qu’il rédige à Madame de
Beaumont594. Il y révèle les motifs de l’assassinat : Ericson fomente sa
vengeance depuis des années, puisque le fille de Madame de Beaumont était
responsable de la noyade de son fils ; il décrit rétrospectivement, dans sa lettre,
toutes ses trajectoires qui lui permettent de cerner stratégiquement sa victime.
De même, dans Feu pâle, le lecteur suit la lente progression de Gradus
(« gradual » en anglais signifiant « progressif »), semblable à une pièce évoluant
592
Ibid., p. 218. Le thème de l’émigration est récurrent, établissant un jeu de trajectoires fortuites
entre les personnages.
593
594
Ibid., p. 421.
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi.,op. cit., pp. 182-92.
239
selon une tactique qui se construit peu à peu595. Kinbote interprète le meurtre
comme l’acte d’un révolutionnaire qui aurait voulu le tuer, lui le roi de la
Zembla, et non son voisin ; la presse voit dans ce meurtre l’action vengeresse de
Jack Grey, fou échappé d’un asile où l’avait fait enfermer le juge Goldsworth,
avec qui il aurait confondu Shade.
Dans les deux cas de figure se mêlent dans le meurtre le calcul tacticien lié à la
vengeance ou à l’action politique, et le pur hasard, qui fait que le malheureux
Shade est assassiné sans avoir achevé le poème, laissant le dernier mot à
Kinbote. De même Winckler à la fin de La Vie mode d’emploi, qui ourdit une
mystérieuse vengeance contre Bartlebooth, a le dernier mot (dont la marque est,
en fait, une lettre). Bartlebooth meurt, tenant à la main la dernier lettre du puzzle
W, comme Winckler, empêchant ainsi le démiurge qu’est Bartlebooth de
parachever son œuvre totalisante.
Bilan provisoire
La création échiquéenne met l’accent sur le processus de construction,
qui s’ordonne peu à peu. Cette lente élaboration apparaît dans toutes les œuvres
du corpus où le dosage est plus ou moins équilibré entre l’ordonnancement
méthodique, la répétition et la perturbation de l’ordre. Le rapport au échecs se
595
L’approche de Gradus est parallèle à la construction du poème (voir Fraysse, Suzanne, « Lire
et délire : Pale Fire dans Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir Nabokov », op. cit.,
p. 224 : Suzanne Fraysse y inscrit un tableau montrant les différentes étapes de cette élaboration
de l’œuvre, parallèlement à l’approche matérielle de Gradus.
240
place tantôt sur le plan rationnel, tantôt sur le plan du débordement par excès de
règles ou principe d’entropie.
La règle peut être appliquée, de façon répétitive, presque ritualisée chez
Perec, qui en fait un concept d’anti-hasard, comme tous les oulipiens. La
modalité de la volonté se superpose à celle du possible : la règle est la marque de
la liberté de l’auteur qui révèle un monde possible. Parfois la règle est reproduite
de manière subversive, selon les voies de l’inversion et du ludique, comme dans
la traversée d’Alice ou dans Feu pâle, qui réintroduisent les règles échiquéennes
de manière peu orthodoxe dans leur monde possible.
L’application de règles contraignantes est un choix arbitraire pour
l’auteur, une référence permanente permettant paradoxalement à l’imaginaire de
se libérer. Cependant, un ordre trop rigide devient une mécanique totalitaire
aussi toute création implique-t-elle une marge de désordre. L’humain ne saurait
être totalisable comme une machine dans la fiction ainsi que dans la vie ; ainsi le
manquement à le règle et le facteur de désordre fait-elle partie de la liberté. Le
principe d’organisation choisi par Perec est transgressé à la case soixante-six. Ce
clinamen remet en question l’attente du lecteur : l’auteur pose sa marque, son
territoire, le manquement à la règle faisant partie de sa marque, de sa signature, à
la manière de Winckler. Bartlebooth meurt avec l’initiale de son nom, la lettre
manquante qui fait défaut au puzzle.
La structure échiquéenne propose un mode d’organisation qui peut parfois
engendrer une prolifération de règles, comme dans Le Tableau du maître
flamand. La partie d’échecs devient le référent constant de l’assassin, qui s’avère
être aussi un joueur qui manipule son adversaire en l’invitant à devenir détective.
L’application systématique de la règle échiquéenne devient un facteur de
désordre à l’extérieur de l’espace échiquéen. Les règles deviennent meurtrières
et dangereuses, semblant frapper de manière arbitraire et mécanique. Le
meurtrier est froid et calculateur se plaçant uniquement sous l’angle de la
stratégie échiquéenne, agissant selon les contraintes des règles de l’échiquier. Il
frappe là où il peut et veut attaquer en codifiant ses actes selon la géométrie du
jeu d’échecs. Ainsi apparaît le paradoxe de ce jeu à double sens : l’assassin se
cache autant qu’il se dévoile derrière les déplacements échiquéens. César le
241
meurtrier ne prend finalement pas la reine noire alors menacée, qui représente
son amie Julia ; César prend la tour qui est la métaphore de Menchu Roch alors
tuée. Cette bifurcation échiquéenne permet alors de démasquer l’assassin.
Les règles échiquéennes sont récupérées par l’assassin qui en fait un référence
ordonnatrice. L’enquête, par échiquiers interposés, devient un positionnement à
déchiffrer, une logique à démonter comme une mécanique. L’enquêteur raisonne
du point de vue de la logique de son adversaire, ce qui est une caractéristique du
jeu d’échecs : chaque joueur doit se placer du point de vue de son adversaire afin
de prévoir ses coups et le déroulement probable de la partie. Devant la
prolifération des règles, qui tue en réalité à l’extérieur de l’échiquier, le joueur
d’échecs doit rentrer dans la tactique rationnelle du meurtrier.
Dans le roman de Lewis Carroll, sur le miroir aux multiples plis et replis où
Alice circule, les règles prolifèrent comme un jeu qui n’en finirait pas de se
développer en méandres inattendues. Le monde parallèle de l’autre côté du
miroir permet à la langue de se libérer des contraintes du monde réel et
conventionnel. Dans cet espace de récréation les signifiants se mettent à jouer
entre eux et les règles prolifèrent dans ce monde de polysémie. De l’autre côté
du miroir, ce ne sont plus les signifiés qui sont les référents absolus mais les
signifiants, dont les règles se multiplient, échappant au contrôle du locuteur.
Cette prolifération n’est pas dénuée d’un aspect ludique et humoristique dans le
monde du miroir. Dans Feu pâle, l’humour apparaît sous l’aspect ludique des
parodies de règles échiquéennes. Les personnages peuvent être assimilées à des
pièces d’échecs. Nabokov a déjà utilisé cette transposition dans son œuvre russe,
bien antérieure, La Défense Loujine. Dans Feu pâle, cet aspect parodique du jeu
d’échecs apparaît clairement dans un jeu d’opposition de couleur qui apparaissait
déjà dans La Défense Loujine. Nabokov associe la parodie au jeu, qu’il oppose
clairement au sérieux de la satire, qui implique une volonté de réformer et de
changer les choses. La gratuité ludique est une caractéristique de la parodie.
Les références aux règles se mêlent ainsi à leur mise à distance par la parodie.
Cette distanciation peut même aller jusqu’à la transgression, comme le démontre
l’œuvre de Perec, qui applique le principe du clinamen, du manquement à la
règle. Les contraintes doivent être contournées, niées, déconstruites au moment
242
où l’auteur démiurge le souhaite. La structure n’existe que pour être
transgressée : le clinamen démonte les mécanismes rigides, en mettant l’accent
sur la liberté du créateur. Les contraintes arbitrairement choisies comme la
transgression la règle démontrent le libre arbitre de l’auteur démiurge
construisant sciemment son œuvre.
3. Le joueur d’échecs comme
métaphore du démiurge
Dans cet espace parcellaire du monde de l’échiquier, le joueur démiurgique
donne vie aux pièces qu’il organise, ainsi que le suggère Tabori dans La
Variante de Lüneburg, « faisant avancer un détachement de redoutables
Golems596. » Le joueur d’échecs manipule les pièces, statiques et inertes au
début de la partie, puis animées par un mouvement qui semble raconter une
histoire ; elle prend forme par la dialectique dynamique du conflit des joueurs.
Par la réflexion distanciée et impassible, dont les secrètes motivations ne sont
divulguées qu’en fin de partie, le joueur construit son œuvre dans le conflit et le
secret.
Dans l’œuvre de Pérez-Reverte, le tableau du maître flamand semble relever
d’un art pictural statique qui a figé la partie telle qu’elle fut à un moment donné,
alliant ainsi le ponctuel et l’éternel ; lorsque la partie reprend vie, le tableau
semble s’animer en sortant de son éternité immuable. L’histoire se raconte en
matérialisant les choix par des points de bifurcation. Le joueur inconnu devient
conteur, engendre le mouvement et la surprise, ancrant la partie dans un hic et
nunc.
596
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « Io facevo avanzare una schiera
di temibili golem. » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 187)
243
La métaphore se fait jour : le joueur d’échecs est un artiste créant son monde
possible dans l’affrontement à l’autre. Il construit sur l’échiquier son « mirage »,
le mot convenant tout à fait, car il se réfère à l’inclusion du monde de l’artiste
dans la vie réelle, qui pour Nabokov n’a pas plus de vérité que l’illusion fictive
créée par l’artiste. Feu pâle comme La Défense Loujine valorisent au contraire le
virtuel construit par l’artiste, joueur d ‘échecs explicite ou implicite (Kinbote qui
d’ailleurs joue aux échecs avec un Iranien « à l’ouverture » du commentaire597).
Cette conception d’un artiste créant son propre mirage est une constante de
l’œuvre nabokovienne, comme le souligne Jocelyn Maixent dans Leçon littéraire
sur Vladimir Nabokov, de La Méprise à Ada où il définit Nabokov comme un
anti-réaliste qui s’évertue de mettre à mal le monde référentiel : « Il s’agit, au
contraire, d’être anti-réaliste, de mettre le lecteur à l’école de l’inexact et de
l’imprécis, déconstruisant le réel référent et l’acte même de le raconter, cette
école est l’anti-chambre de l’art598. » Ce processus de reconstruction se produit
au cœur même de l’illusion mimétique, ce qui est le cas dans La Défense
Loujine, où le héros s’exile après la révolution bolchevique ; mais il ne faut pas
s’y laisser prendre : l’écriture est bel et bien un jeu.
Cet aspect ludique de l’écriture, que prône Nabokov dans son art, le rapproche
des auteurs oulipiens tels que Perec. Dans La Vie mode d’emploi, le titre de
l’œuvre trace, de manière ironique, le lien entre monde fictionnel et monde
référentiel. L’illusion référentielle n’est qu’un faux semblant, et la construction
du roman, s’édifie comme un jeu. Ce traitement de l’art, qui ressemble à la lente
élaboration d’une création artisanale, est mise en abyme par le projet tripartite de
Bartlebooth. Le projet se construit peu à peu, à la manière d’une partie d’échecs,
mettant à contribution l’aquarelliste Valène, et Winckler, le faiseur de puzzle (ou
déconstructeur d’aquarelles). La création s’effectue donc en trois temps : Valène
597
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “The poem was begun at the dead centre of the
year, a few minutes after midnight July 1, while I played chess with a young Iranian.” Le mot
« dead » renvoie à la mort du poète, qui n’achève pas son oeuvre. La création semble porter sa
finitude en soi, c’est à dire la mort.
598
Maixent, Jocelyn, Leçon littéraire sur Vladimir Nabokov, de la Méprise à Ada. Paris : P.U.F.,
p. 101.
244
peint les aquarelles, Winckler les fragmente pour en faire des puzzles, et
Bartlebooth , les reconstituant, en fait la collection.
Si on établit une analogie entre cette fragmentation des rôles et la linguistique,
Valène correspond au mot, représenté par une image, Winckler, par le
découpage, à la lettre, et Bartlebooth, qui rassemble les aquarelles, à la phrase.
Cette œuvre organisée aboutit à la destruction : la finalité trouve cohérence dans
l’arbitraire et l’absurde, la création devant être détruite. Le jeu contient sa propre
finalité, justification et finitude à la fois, ce qui présente une similitude avec les
« happenings599 », très en vogue dans les années soixante, où le caractère
ponctuel et éphémère de l’œuvre était mis en avant.
Toutes les œuvres du corpus élaborent une construction méthodique qui contient
sa propre destruction. Dans La Variante de Lünebürg, Tabori développe une
lente tactique qui aboutit au meurtre de son ancien bourreau et adversaire au jeu
d’échecs ; la tactique de la vengeance, récurrente dans La Vie mode d’emploi, est
portée à son paroxysme par la victoire finale de Winckler qui sabote le projet de
Bartlebooth, l’œuvre s’achevant sur l’incomplétude et la mort.
Le joueur d’échecs peut être un démiurge destructeur, ce qui apparaît surtout
dans Le Tableau du Maître flamand où le joueur qui prend l’initiative de
remettre en marche la partie est l’assassin, où il peut être détruit lui-même dans
le processus de création. Loujine est absorbé par sa propre création, le carré de la
fenêtre analogue à l’échiquier, par lequel il se suicide ; Shade est déjà mort au
début du poème, qui commence par celle de l’oiseau qui, dans un mouvement
inverse à celui de Loujine, vient s’écraser contre la vitre de la fenêtre. Le
créateur est voué à la destruction, comme le laissent présager les paroles
annonciatrices de Kinbote, à la fin de son œuvre, de l’arrivée d’un Gradus « plus
grand, plus respectable, plus compétent 600».
599
Le mot signifie “évènement”. Ces créations, qui ne duraient que le temps d’un spectacle,
exigeait la participation spontanée du public.
600
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 236 : “a bigger, more respectable, more competent
Gradus” (Feu pâle, op. cit., p. 330).
245
A. Le créateur et son mirage : son
monde alternatif
Le jeu d’échecs fait appel à la logique et à la rigueur rationnelle du joueur, tout
en faisant la part belle à l’imagination et à l’innovation ; le joueur s’apparente à
l’auteur « bricoleur » moderne ou postmoderne qui lie entre eux des éléments
fragmentaires en construisant son œuvre de manière distanciée et consciente.
Cette parenté entre jeu d’échecs et œuvre postmoderne est mise en évidence dans
Echiquiers d’encre par George Steiner, qui rappelle également le jeu
qu’établissent de telles créations avec le lecteur.
Dans ce même ordre d’idée, un grand nombre de romans modernes traitant du jeu ne
manquent pas d’exhiber eux-mêmes les procédés matriciels et combinatoires ayant été
opératoires dans leur propre genèse, témoignant par là de leur conscience auto-réflexive.
Rompant avec le pacte de l’illusion référentielle du roman réaliste ou naturaliste, de tels
textes favorisant l’inclusion du blason emblématique par lequel ils se désignent euxmêmes (le jeu d’échecs occupe dès lors cette fonction de façon privilégiée) font à leur tour
de la relation ludique instaurée entre le lecteur et le texte-jeu à déchiffrer un élément cosubstantiel de la relation esthétique601.
Chaque univers littéraire possède son propre fonctionnement interne, l’auteur
réorganisant les structures existantes avec d’autres composantes, comme le
rappelle Thomas Pavel au sujet de Don Quichotte : « DonQuichotte exhibe une
structure complexe de mondes actuels et possibles602. » A l’instar du joueur
601
Steiner, George, « La mort des rois : prologue », in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et
les Lettres (XIXème-XXème s.), op. cit., p. 21.
602
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 81. Il faut prendre le mot « actuel » dans son
acceptation de monde actualisé, tel qu’il existait à l’époque où Cervantés a écrit son œuvre, où se
mêlent des mondes possibles non réels. Don Quichotte est un Loujine de son époque, les romans
de chevalerie jouant le même rôle que de contamination que le jeu d’échecs pour Loujine. A
246
d’échecs, l’auteur réorganise les structures en déplaçant des éléments qui
appartiennent à des mondes disparates. Cette conscience réorganisatrice apparaît
d’autant plus clairement chez des auteurs post-modernes, ou précurseurs tels que
Lewis Carroll, qui associent, déplacent, mélangent des éléments devenant
compossibles dans le monde inédit qu’ils créent.
Lewis Carroll choisit le jeu d’échecs, lié à la structure du miroir par la
disposition bipartite symétrique et parallèle des pièces, pour illustrer le voyage
dans la créativité où l’enfant développe son monde possible au-delà de la surface
du miroir ; elle y rencontre des pièces d’échecs qui prennent une dimension
démesurée, telle la reine : « Elle avait beaucoup grandi, en effet […] et voilà
que, maintenant, elle dépassait Alice d’une demi-tête !603 » Ces disproportions et
distorsions rappellent les transfigurations d’Alice dans Alice au Pays des
merveilles604, où la petite fille elle-même est sujette à des changements de taille
inattendus, passant du gigantisme au nanisme.
Cette flexibilité des formes illustre la création d’un monde possible à partir des
formes existantes que sont les pièces du jeu d’échecs, ainsi que la parenté entre
le jeu et le monde de la fiction, qui façonnent de manière subversive la texture
même du monde réel. Alice passe à travers le miroir de son monde possible.
L’imaginaire semble constituer un vaste réservoir d’images réelles, où le sujet
lui-même, sitôt qu’il entre dans le jeu, est matière à décomposition et à
recomposition.
Comme le remarque Gilles Deleuze, le sujet lui-même fait partie intégrante du
jeu d’échecs dès lors qu’il traverse la surface du miroir et déambule sur celle de
l’échiquier: « Après s’être brièvement comportée comme bon sujet ou voix
retirée vis-à-vis des pièces d’échecs, (avec tous les caractères terrifiants de cet
objet ou de cette voix), Alice elle-même entre dans le jeu : elle appartient à la
l’instar de Loujine, le monde réel est « contaminé » par les mondes possibles que Don Quichotte
porte en lui.
603
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-77 :
“She had indeed […] and here she was, half a head taller than Alice herself!”
604
Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Wonderland, édition bilingue d’H. Parisot, Paris:
Aubier-Flammarion, 1971.
247
surface de l’échiquier qui a pris le relais du miroir, et se lance dans l’entreprise
de devenir reine605 . » Alice, être de fiction manipulé par un joueur invisible,
devient une autre variante fictionnelle à deux dimensions (la petite fille et le
pion), comme la surface de l’échiquier-miroir, dès que son univers ontologique
se transforme.
Dans La Vie mode d’emploi, Perec construit un cadre de référence, l’édifice, qui
s’élabore progressivement à la manière d’une partie d’échecs ; le cavalier semble
se mouvoir sous l’action consciente d’un joueur invisible et omniscient qui
maîtrise l’espace selon le mode de la séparation, regroupant les appartements
entre eux. Le projet se présente d’ailleurs comme un problème d’échecs, la règle
étant de parcourir l’ensemble (totalisation) sans revenir sur la même case
(irréversibilité).
Cet espace à l’apparence d’un monde possible à deux dimensions, mais la
structure bi-dimensionnelle se complexifie dès les premiers chapitres : derrière
cet espace visible maîtrisé par le démiurge, joueur d’échecs présent et absent à la
fois, existe ou subsiste une troisième dimension, celle du souvenir, au-delà de la
surface plane de l’immeuble, qui n’émane pas des mémoires individuelles mais
que les lieux semblent receler. Le démiurge omniprésent multiplie les points
d’intersection entre les personnages dans un enchevêtrement qui occupe
l’univers hors de l’immeuble. Dans l’immeuble, les seuls points de rencontre mis
en place dans le dispositif sont les parties communes ; ailleurs, les habitants sont
séparés les uns des autres par leurs cases respectives, qui par la territorialité
marquent leur différence, en dépit de la similitude de leurs actions.
Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple
cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les
mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, mettre la
table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, et d’immeuble
en immeuble, et de rue en rue. Ils se barricadent dans leurs parties privatives606.
605
606
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 275.
Perec, George, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 21.
248
Telles des pièces d’échecs, les habitants circulent dans l’immeuble de manière
simultanée et non régulée pour venir se cloîtrer dans la case qui est la leur,
différenciés les uns des autres par l’attribution d’un espace individuel, marque de
leur différence. Les frontières sont nettement constituées à l’intérieur de
l’immeuble dans un structure où chaque personnage, chaque pièce a sa place.
Le démiurge nabokovien brouille au contraire les espaces, le créateur
introduisant la confusion des identités. Cette exploitation de la ressemblance
renvoie à la structure du jeu d’échecs mise en évidence par John T. Irwin dans
Echiquiers d’encre : la structure en miroir est redoublée à l’intérieur du
dispositif initial d’un même joueur : « La symétrie dans la disposition initiale
des blancs et des noirs redouble sous la forme d’une confrontation la symétrie
interne que montre la disposition des ailes gauche et droite de chacun des
joueurs607. » La disposition des pièces offre une structure doublement en miroir :
dans « le face à face » avec l’adversaire et à l’intérieur du jeu de chaque joueur.
Cette structure est aussi exploitée dans De l’Autre côté du miroir, où est mis en
place un jeu de correspondances entre les deux versants du miroir ; à titre
d’exemple, les deux chattes blanche et noire deviennent par analogie les deux
reines blanche et rouge. Dans le jeu de déplacement, le démiurge, joueur
chevronné, transpose, en les réorganisant, les éléments entre eux : le rouge, qui
renvoie au feu dans la cheminée, se substitue au noir du jeu réel608. Le monde de
départ met en évidence une opposition tranchée entre le rouge, lié au feu dans la
cheminée et à l’intériorité, et le blanc de la neige qui tombe abondamment, à
l’extérieur, et vient appuyer la couleur échiquéenne qu’est le blanc, conservée
607
Irwin, T. John, « La Manualité et le moi : le Joueur d’échecs de Poe » dans Echiquiers
d’encre : Le Jeu d’échecs et les lettres, op. cit., p. 126.
608
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 56-57 :
“‘Let’s pretend you’re the Red Queen, Kitty” […] First, there’s the room you can see through the
glass-that’s just the same as our drawing-room, only the things go the other way. I can see all of
it when I get upon a chair-all but the bit just behind the fire-place. Oh! I do so wish I could see
that bit! I want so much to know whether they’ve a fire in the winter.’”
249
au-delà du miroir. De l’Autre côté du miroir exploite le jeu de symétrie et de
parallélisme, la tension entre ressemblance et différence609.
Alors que dans La Défense Loujine, l’opposition traditionnelle entre le blanc et
le noir est conservée610, Feu pâle exploite également le rouge comme couleur de
son jeu imaginaire, couleur opposée au vert, qui est aussi une tonalité récurrente
dans le roman611. Le rouge constitue, d’ailleurs, une des allusions de Vladimir
Nabokov au texte de Lewis Carroll, dont il fut le lecteur assidu ainsi que le
traducteur. Loujine crée sa version de la réalité en transposant le jeu sur le
monde référentiel. Il compose son monde possible à partir de son expérience
empirique, dont les contours se limitent à l’espace échiquéen. Loujine, à l’instar
de l’artiste, matérialise son « mirage », dans le sens nabokovien du terme612 :
« Aux images de rêve venaient se mêler, plus ou moins distinctes, celles de sa
vie réelle de joueur d’échecs613. »
Son imagination créatrice transfigure l’espace : par un tour de passe-passe de
prestidigitateur, c’est le monde référentiel qui perd toute réalité, tel un mirage au
sens commun du terme : « Depuis que ce monde, où tant de choses n’étaient pas
609
Cette tension constitue la définition même de la métaphore de Paul Ricœur
dans La
Métaphore vive, op. cit. (pp. 247-49).
610
Tout le roman est imprégné de cette opposition qui s’inscrit dans les paysages, les objets et
les personnages. Cette question relève également de l’interaction entre mondes, traitée dans la
dernière partie de notre étude.
611
Le rouge renvoie sans aucun doute à l’œuvre de Lewis Carroll, que Nabokov a traduite, mais
aussi à la signification politique de cette couleur, exploitée sans cesse par les bolcheviques. A la
manière d’un reflet qui inverse l’image initiale, le rouge est connoté positivement dans Feu pâle.
Au contraire, le vert et tous ses homonymes français sont associés aux éléments négatifs. A titre
d’exemple, le feuillage vert l’empêche d’épier ses voisins, obstruant sa vision et ses calculs
échiquéens.
612
« Mirage » est forgé à partir du mot russe mir.
613
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 93 : « .Все время, однако, то слабее, то
резче, проступали в этом сне тени его подлинной шахматной жизни. » (La Défense Loujine,
op. cit., p. 148) Sa création est une combinaison, une association entre ses rêves et sa vie de
joueur d’échecs.
250
intelligibles, s’était évanoui comme un mirage614. » Sa vérité se constitue, de la
même manière que l’artiste recompose sa vérité esthétique, la seule qui existe
dans le monde auto-référentiel du roman. Cette conception renvoie à la
distinction de Frege entre Sinn, « sens », et Bedeutung, « signification ». Il
distingue la dénotation des mots, qui se référent à des signifiés et ont une
signification en relation avec le monde empirique, et leur connotation spécifique,
leur sens à l’intérieur d’une œuvre particulière615.Cette opposition à l’intérieur
de la langue est reprise par Vincent Descombes, qui se réfère à Frege dans ce
passage, en distinguant sémiotique de sémantique.
La différence du sémiotique et du sémantique est assignée à la langue, elle passe entre
deux « fonctionnements » ou « modes de signifiance » de la langue. Le mode de
signifiance sémiotique appartient aux signifiants formant « un système signifiants », aux
signifiants saussuriens. Le mode de signifiance sémantique consiste à signifier quelque
chose, à faire référence à quelque chose hors de la langue616.
La gratuité du jeu, où les codes n’ont de signification qu’à l’intérieur de son
monde possible, est emblématique. La création artistique est auto-référentielle.
Le processus de création suit ses propres règles dans la partie d’échecs comme
dans l’œuvre artistique. Cette exploitation du jeu qui s’inscrit dans les lois
arbitraires construites par l’auteur a fasciné les auteurs oulipiens, comme Perec
qui crée son monde possible à partir de modes de fonctionnement choisis par
l’auteur conscient de bâtir une œuvre. Le projet de Bartlebooth s’inscrit dans
cette problématique.
614
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : «… ощупывая окружавший его не
совсем понятый мир […] когда этот мир расплылся в мираж.» (Idem, p. 148) Le monde qui
l’entoure, celui de la réalité, ne lui est pas compréhensible ; il ne parvient pas à en dégager sens
et cohérence, alors que le jeu d’échecs « fait sens » pour lui.
615
Frege, Gottlob, Ecrits logiques et philosophiques, trad. Par Claude Imbert, Paris : Seuil, 1971.
616
Descombes, Vincent, Grammaire d’objets en tous genres, op. cit., p. 194.
251
Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire, ni héroïque ; ce serait simplement,
discrètement un projet, difficile, certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à l’autre
[…] l’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace comme des coordonnées
abstraites617.
Le contrôle absolu de l’espace et du temps, simplement dans un espace
circonscrit, offre une similitude avec le jeu d’échecs, où le joueur occupe
l’espace tout en respectant les tempos, qui sont les unités de temps aux échecs.
Les mouvements y sont indissociables de la temporalité, sans lien avec le
monde concret, empirique, ce qui fait du joueur, comme du créateur qu’est
Bartlebooth, un véritable démiurge. Il s’agit de découper l’espace-temps en
unités cohérentes et régulières, à la manière des cases du jeu d’échecs ; les
mouvements des pièces sont marqués par l’association abstraite de lettres et de
chiffres.
Dans Le Joueur d’échecs, M. B… bâtit ainsi ses parties d’échecs abstraites en
amalgamant des lettres et des chiffres qui correspondent à des mouvements sur
l’échiquier abstrait construit de manière imaginaire, « hors de la réalité » : « Du
matin jusqu’au soir, je ne voyais que des pions, tours, rois et fous, je n’avais en
tête que a, b et c, que mat et roque » 618. Ces créations abstraites existent en
dehors de tout échiquier réel : M. B. ne découvre la réalité empirique dès lors
qu’il est face au champion d’échecs Czentovic. Le champion reconnu dans le
monde des échecs est le premier joueur réel qu’il affronte sur un échiquier
concret.
617
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 153.
618
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 83 : „Von früh bis nachts dachte ich an nicht als an
Läufer und Bauern und Turm und König und a und b und Matt und Rochade“. (Le Joueur
d’échecs, op. cit., p. ) Les termes allemands « Läufe »r (« fou » mais aussi « coureur ») et
« Bauer » (« pion » et aussi « bâtisseur ») mettent l’accent sur le mouvement, sur l’aspect
dynamique des images mentales créées par le joueur d’échecs. Les allitérations (nacht, dachte,
nicht) ainsi que les assonances (nachts, dachte, als) rendent l’impression d’emprisonnement
mental dans lequel se trouve le joueur d’échecs.
252
Je fixais l’échiquier où je contemplais mes diagrammes concrétisés par les figurines
sculptées d’un cavalier, d’une tour, d’un roi, d’une reine et de pions véritables. Pour saisir
les positions respectives des adversaires, je fus obligé de transposer le monde abstrait de
mes chiffres dans celui des pièces qu’il maniait sous mes yeux619.
A l’instar de Loujine face à l’inextricable incohérence du monde, M. B… a
construit sa défense. Lors de sa détention par les Nazis, il se construit à partir du
manuel d’échecs un espace structuré qui s’oppose au vide ontologique qui
l’entoure, « un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps620 » :
l’absence caractérise cette détention solitaire au beau milieu d’une pièce vide,
sans qu’aucune activité vienne interrompre l’écoulement du temps, hormis les
moments d’interrogatoire. Reproduisant la cosmogonie biblique, le joueur
d’échecs démiurge crée à partir du vide et du chaos un espace ordonné dont les
cases noires et blanches marquent la différentiation, la séparation entre les
éléments.
La Vie mode d’emploi offre également une régulation de l’espace, où
l’agencement créatif semble mettre de l’ordre dans l’aléa existentiel : à
l’accidentel et à l’adversité, le narrateur oppose le dessein rationnel, dont
l’arbitraire a pour origine le créateur qui décrète les lois et ne subit plus celles
de l’accidentel et du hasard. Tout repose sur la responsabilité du joueur-créateur
qui compose sa création selon les règles qu’il choisit et qu’il réfute quand bon lui
619
Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 82 : „Wie magnetisch festgehalten strarrte ich
auf das Brett und sah dort meine Schemata, Pferd, Turm, König, Königen und Bauern als reale
Figuren, aus Holz geschnitzt; um die Stellung der Partie zu überblicken, mußte ich sie
unwillkürlich erst zurückmutieren aus meiner abstrakten Ziffernwelt in die der bewegten Steine“
(Idem, p. 81). Le joueur d’échecs effectue une transposition de l’abstrait vers le concret, ce qui
est contraire à la démarche habituelle du joueur qui apprend d’abord le jeu concret et qui peu à
peu arrive à construire une partie de manière abstraite et mentale. Son monde possible intérieur
est un monde de chiffres et de lettres associés en de multiples combinaisons.
620
Zweig, Stefan, Idem, p. 57 : „ die völlige raumlose und zeitlose Leere.“ (Le Joueur d’échecs,
op. cit., p. 52)
253
semble. L’artiste démiurge fait fonctionner son œuvre selon ses propres règles,
tout en se réservant la prérogative dans sortir en toute liberté.
Cette notion de démiurge est associée à la légende du Golem dans La Variante
de Lüneburg, où le grand ordonnateur Tabori détient le secret des mouvements
échiquéens, les pièces devenant ses Golems dans son combat lorsqu’il lutte pour
la survie des siens dans le camp de la mort : « Dans ces moments-là, je me
sentais aussi puissant que Steinitz quand il affirmait pouvoir contre Dieu en lui
donnant l’avantage du pion621. »
La même allusion est faite au champion d’échecs démiurge qui affronte Dieu
dans Le Maître et le scorpion de Patrick Séry. Ce roman reprend le même
schéma de la victime affrontant son bourreau aux échecs dans l’environnement
extrême du camp de la mort : « L’Autrichien Wilhelm Steinitz avait achevé sa
vie dans une maison de santé où il jouait avec Dieu, adversaire réputé inférieur à
qui il offrait un pion et l’avantage du trait622 ». Comme dans le roman de
Maurensig, le héros Morgenstein doit vaincre les puissances de la mort et se
substituer au démiurge. L’enjeu de la partie géante qu’il joue contre le nazi est la
mort de pièces qui sont en réalité des êtres vivants623 : « Un immense échiquier
en bois, spécialement dessiné, avait été installé au centre de l’appelplatz. Sur
chacune des trente-deux cases de départ était amarré un être humain portant une
parure carnavalesque censée symboliser une figure624. » Dans ces conditions
extrêmes, le joueur doit se faire créateur absolu et animer des créatures vivantes
dans son combat contre la mort. Dans La Variante de Lüneburg, Tabori
réactualise cette notion de création démiurgique, qui est sa variante possible de
la vengeance, lorsqu’il construit sa partie d’échecs contre Frisch et utilise Hans,
621
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « In quei momenti mi sentivo
onnipotente come Steinitz quando asseriva di poter giocare contro Dio concedendogli il
vantaggio di un pedone. » (La Variante de Lüneburg, p. 187.
622
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion. Paris : Flammarion, 1991, p. 114.
623
Ce thème de la partie géante et réelle, impliquant la mort des pièces, juifs des camps de la
mort, est exploité également dans Simmons, Dan, L’Echiquier du Mal.
624
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 173.
254
qu’il manipule comme une sorte de Golem justicier. La trame policière est
résolue à la fin de la première partie du roman , lorsque Hans évoque sa dernière
rencontre avec son père symbolique Tabori et annonce à Frisch son ultime
menace.
Et c’est alors que, pour la première fois, il m’a parlé d’un homme qu’il cherchait depuis des
dizaines d’années. Le seul lien susceptible de le mener à lui était les échecs. […] Il me
suppliait de lui pardonner de s’être servi de moi comme d’un pion. Il m’a demandé de
rester sur mes gardes, cependant, car j’étais toujours dans le jeu et je devais mener la
partie jusqu’au bout625.
Tabori apparaît comme un démiurge invisible, manipulant l’assassin que va être
Hans qui accomplit ses dernières volontés. Hans est chargé par son maître
Tabori d’assassiner l’ancien nazi Frisch. Le démiurge Tabori met en ordre en
donnant un sens à la création, à la partie. Cette configuration d’un démiurge
caché évoque la nouvelle d’Edgar Poe, « Le Joueur d’échecs de Maezel », où le
narrateur analyse les raisons qui laisseraient penser qu’un être humain se cache
peut-être derrière l’automate jouant aux échecs626.
La notion de démiurge manipulateur apparaît aussi dans Le Tableau du Maître
flamand, où l’assassin prête un sens nouveau au tableau en le réactualisant dans
le contexte du présent de la narration. Le joueur invisible stimule l’esprit
d’analyse et la propre créativité du joueur d’échecs Muñoz en lui proposant une
625
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 91 : Ed è stato allora che, per la prima
volta, mi ha parlato di un uomo che stava cercando da decenni. L’unico legame che avrebbe
potuto condurlo a lui erano gli scacchi. […] E mi pregava di perdonarlo anche di questo, di
avermi usato come una pedina. Mi ha avvertito di stare in guardia, perché mi trovavo ancora in
gioco e avrei dovuto portare la partita sino in fondo. » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p.
107).
626
Poe, Edgar Allan, « The Maezel », in The Stories of the Strange and the Extraordinary . Cette
histoire renvoie à la présence de l’auteur tout-puissant et démiurge opérant par l’intermédiaire
d’un narrateur. Le récit s’inspire certainement de l’histoire de Vaucanson, qui avait présenté à la
Cour de Louis XV un automate capable de jouer aux échecs, dans lequel était dissimulé un nain.
255
énigme. Cette invitation à jouer avec lui traduit la créativité ludique de l’écrivain
qui sollicite la participation du lecteur à la résolution du problème. L’auteur
démiurge souligne que toute création naît d’un point de vue particulier qui
façonne une œuvre. Le tableau du peintre flamand n’a que la signification qu’on
veut bien lui donner ; la partie figée n’a pas de sens en soi. Elle peut être
interprétée par rapport à un contexte passé, comme le fait Julia, mais elle peut
être porteuse d’une autre signification, selon la volonté d’un auteur omnipotent
qui oriente sa création comme il l’entend. Comme tout élément du monde
référentiel, la partie du tableau peut être intégrée selon la stratégie de l’auteur.
Cette constatation atteste de l’impossibilité, selon Thomas Pavel, de dégager une
seule version de l’univers, dans quelque domaine que ce soit627.
Il n’existe pas qu’une seule modalité de la création. Plusieurs démiurges peuvent
cohabiter. Dans La Vie mode d’emploi, plusieurs modalités de la création sont
représentées dont les piliers sont Valène, Winckler et Bartlebooth. Valène
constitue l’impulsion créatrice initiale en peignant les aquarelles. Il envisage
d’effectuer la mise en abyme de son action créatrice dans l’un de ses
tableaux : « Il se peindrait en train de se peindre, et autour de lui, sur la grande
toile carrée, tout serait déjà mis en place628. » Le second élément de la création
tripartite est constitué par le faiseur de puzzles Winckler : il s’inscrit dans
l’action de découpage et de séparation629. En dehors de la découpe des aquarelles
qu’il envoie sous forme de puzzles à Bartlebooth, Winckler confectionne des
bagues, ce qui évoque le mythe germanique des Nibelungen : « C’est un peu
plus tard qu’il commença à faire des bagues, il prenait des petites pierres, des
627
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 97 : « Nelson Goodman tient pour acquis
qu’il n’y a point de monde au sens strict, mais uniquement des versions de mondes occasionnées
par les théories scientifiques, les textes, les œuvres d’art, versions qui n’ont pas d’existence
autonome en dehors des activités intellectuelles ou artistiques qui les produisent. »
628
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 280. Cette image peut faire penser à
l’image biblique de la Genèse, qui évoque l’acte de création.
629
La sonorité de son nom rappelle celle Hitler, ainsi que certaines similitudes biographiques,
telle sa rencontre avec Valène en 1932, son arrivée dans la capitale en 1929 ou la mort de sa
femme et de leur enfant mort-né en 1943.
256
agates, des cornalines, des pierres de Ptyx, des cailloux du Rhin630. » Les
anneaux confectionnés par Winckler631 introduisent dans leur structure un
élément de manque qui rappelle la case omise dans le parcours du cavalier du
carré de l’immeuble, ainsi que la pièce qui fait défaut au puzzle à la fin du
roman.
L’admirable, dans les bagues de Winckler, était que les anneaux, une fois entrelacés,
ménageaient, sans rien perdre de leur stricte régularité, un minuscule espace circulaire dans lequel
venait s’enchâsser la pierre semi-précieuse qui, une fois sertie, serrée de deux minuscules coups
de pince, fermait pour toujours les anneaux. « C’est seulement pour moi, dit-il un jour à Valène qu’il
sont diaboliques. Bartlebooth lui-même n’y trouverait pas à redire632. »
Cette référence à une création diabolique, d’apparence parfaite mais contenant
un manque, renvoie au commentaire de Perec sur l’omission de la case soixantesix, qu’il qualifie de « nombre diabolique633 ». Il est possible de mettre en
parallèle cette allusion à une pierre précieuse, aux connotations à la fois de sacré
et de maléfique, avec la constante référence au vert dans Feu pâle. Cette couleur
est celle-là même de la pierre tombée du front de l’archange de lumière qu’était
Lucifer dans le mythe biblique de la chute des anges.
Dans Feu pâle, le vert est connoté négativement dans l’optique échiquéenne de
Kinbote. Il constitue le seul point de vue éminemment subjectif, annexant tous
les autres, de l’œuvre alors que dans La Vie mode d’emploi, la création est
tripartite, le troisième démiurge étant Bartlebooth, le « bâtisseur » : « Winckler
630
Idem, p. 52.
631
Winckler, associé au mythe des Nibelungen, rappelle Wagner.
632
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 52. L’aspect « diabolique », trompe-l’œil
de l’œuvre de Winckler n’est pas divulgué à son adversaire Bartlebooth. Cette notion de secret
est analogue à la stratégie échiquéenne basée sur la dissimulation et la tromperie.
633
Béhar, Stella, Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 103. Se référant à un entretien de
Perec, Stellaz Béhar rappelle qu’il y justifia ainsi l’omission de cette case : le nombre soixantesix, est selon la cabale, un nombre maléfique, le six étant le chiffre du diable.
257
acheva, comme prévu, le dernier des puzzles que Bartlebooth lui avait
commandés634. »
Cette création qui requiert l’action complémentaire de trois personnes structure
le roman ; un des chapitres consacrés à Winckler constitue presque la répétition
de la préface de l’auteur635, ce qui suggérerait que ce personnage, indissociable
des créations initiales de Valène et du projet de Bartlebooth, est emblématique
du rôle de l’auteur démiurgique. Ce terme de « presque », qui suggère une non
complétude infime, se retrouve dans la structure de l’immeuble, auquel il
manque une case, comme dans celle des anneaux créés par Winckler, comme
dans la lettre qui fait défaut à l’ensemble en fin de parcours. Le projet
démiurgique semble toujours effleurer la totalisation dans La Vie mode
d’emploi636.
Le projet de Bartlebooth637 comporte l’action de création initiale de
l’aquarelliste, celle du découpage du faiseur de puzzle et sa propre action finale
de préservation. A cette opération, où tous les auxiliaires du projet ont un rôle
déterminé, s’ajoutent de nombreuses images de démiurges dans La Vie mode
d’emploi, notamment celle de Rorschash, au nom significatif638. Ce personnage
aux activités multiformes639, devenu cinéaste, nourrit le projet de reproduire la
mise en œuvre du projet de Bartlebooth.
634
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 52.
635
Idem, pp. 239-242. Ce passage restitue quasiment mot pour mot le préambule de Perec (pp.
17-20). Ce paratexte souligne l’importance de l’agencement de l’ensemble de la création, ce qui
rapproche le puzzle, évoqué de manière explicite, du jeu d’échecs, dont la présence est plus de
l’ordre de l’implicite et du suggéré.
636
Roschash parvient presque à concrétiser son projet de réaliser une émission sur l’action
démiurgique triangulaire de Valène, de Winckler et de Barthebooth (Ibid, p. 95 ) Cette notion d’
œuvre presque achevée renvoie au poème de Shade, qui pourrait ne pas été mené à son terme.
637
Son projet est de vouer cette œuvre, dont la richesse est fondée sur sa gratuité totale, à la
destruction. Nous reviendrons sur cet aspect majeur de l’action démiurgique.
638
Son nom l’associe naturellement à la création comme projection d’images.
639
Il est décrit comme artiste de music hall, impresario d’un trapéziste, agent d’import-export au
Moyen-Orient et en Afrique et romancier (chapitre 13). D’une manière ou d’une autre, il est lié
258
Mais Rorschash s’emballa et l’évocation parcellaire de ces vingt ans de circumnavigation, de ces
tableaux découpés, reconstitués, redécollés, etc., et de toutes les histoires de Winckler et de
Morellet, lui donnèrent l’idée d’une émission gigantesque où l’on ne ferait rien moins que
reconstituer toute l’affaire640.
La création envisagée par Rorschash, le terme « émission » mettant l’accent sur
l’aspect réaliste du projet, implique la re-duplication d’une œuvre déjà inscrite
dans la réalité. Il veut reconstituer un puzzle, ou retrouver des pièces sur
l’échiquier, comme dans un problème d’échecs. Son œuvre serait une
recombinaison possible d’éléments réels. Cette re-création reprend en la
transposant des éléments de la réalité qu’elle recompose en un effet miroir.
Ce projet, qui met en valeur la question de l’image transposée dans un autre
espace, présente une analogie thématique avec le début du poème de Shade dans
Feu pâle. Il s’agit non seulement de l’évocation de la mort de l’oiseau s’écrasant
sur sa propre image, reflétée sur la surface plane de la vitre, mais du jeu de
duplication entrepris par le narrateur-poète lui-même.
Et de l’intérieur, également, je savais reproduire
Mon visage, ma lampe, une pomme sur une assiette :
Dévoilant la nuit, je laissais la vitre obscure
aux mouvements, aux déplacements, à la fragmentation polymorphe des images, que ce soit par
ses multiples imitations d’artistes de music hall ou par l’intermédiaire du trapéziste qui s’ébat
dans l’espace : « Quand je le voyais, écrit Rorschash, poser le pied sur l’échelle de corde,
grimper rapide comme l’éclair et se percher enfin là-haut, je vivais toujours l’un des plus beau
moment de ma vie » (Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 71) Ensuite, en tant
qu’homme d’affaires international, Rorschash se déplace beaucoup, s’occupe de transactions, ce
qui constitue des déplacements financiers. Quant au roman qu’il entreprend, il s’agit en grande
partie de la transposition de son aventure africaine, ce qui relève encore une fois du mouvement
du monde référentiel vers un monde possible fictionnel.
640
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 94. De nouveau, Rorschach semble fasciné
par le mouvement, l’échange qu’implique cette œuvre démiurgique.
259
Suspendre le mobilier au-dessus de l’herbe641.
Le mot « également »642, mis en évidence par son insertion entre deux virgules,
traduit l’idée de réciprocité de l’image, qui évoque la structure du jeu d’échecs.
Le poète Shade (« ombre ») dévoile la nuit, ce qui représente l’encre de l’auteur
se répandant dans le monde : cet acte démiurgique permet aux éléments de se
refléter les uns dans les autres, créant un effet d’illusion et de mirage.
Cette image pourrait être une allusion à De l’Autre côté du miroir, où
l’opposition est marquée dès le début de l’œuvre entre l’intérieur et l’extérieur,
la neige tombant contre la vitre : « Entends-tu, Kitty, la neige qui tombe contre
les vitres ?643 ». Le passage met l’accent sur la qualité acoustique du contact de
la neige avec la vitre, qui constitue l’élément intermédiaire entre l’intérieur et
l’extérieur, alors que Shade révèle les qualités visuelles de la réverbération dans
le miroir. Le poète traduit l’idée d’une confusion entre le sujet qui perçoit et
l’objet perçu.
Et puis le bleu graduel et double
Quand la nuit unit le voyant et la vue644.
641
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29: “And from the inside, too, I’d duplicate /
Myself, my lamp, an apple on a plate: / Uncurtaining the night, I’d let dark glass / Hang all the
furniture above the grass.” (Feu pale, op. cit., p. 61.) Le terme anglais « duplicate », rimant avec
« plate », “assiette”, renvoie à une surface plane qui rappelle la vitre où l’oiseau s’écrase. Cette
partie du poème reprend d’emblée l’opposition échiquéenne entre le blanc (« the snow »)
recouvrant l’herbe verte (« the grass ») et le noir (l’oxymore « dark glass »). Du point de vue du
poète, le blanc et le vert semble être associés, ce qui est repris aux quelques vers suivants : « And
how delightful when a fall of snow / Covered my glimpse of lawn… »
642
En russe, du mot « тоже » (« également ») dérive le mot « тождество » (« identité »). Il y a
identité entre le mécanisme de reproduction de l’extérieur vers l’intérieur et celui de l’intérieur
vers l’extérieur.
643
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 54-55 :
“Do you hear the snow against the window-panes, Kitty?”
644
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29: “And then the gradual and dual blue / As night
unites the viewer and the view.” (Feu pale, op. cit., p. 61.) En anglais, le terme « view » est
260
Cette relation entre le sujet et l’objet ressemble à celle qu’établit le joueur
d’échecs avec sa partie, qui est l’émanation de son pouvoir créateur. La partie
d’échecs réunit tous les sens résultant de la polysémie du mot anglais « view » :
elle est la vue qui se présente au joueur et se développe au fur et à mesure selon
« son point de vue »645, et enfin elle contient « l’intention » du joueur, bien sûr
inavouée, qui projette la partie dans l’avenir. Comme Alice qui finit par être
absorbée dans son monde possible derrière le miroir, l’acte créateur semble
s’identifier à la perception visuelle qui s’offre au créateur : « Mes yeux étaient
tels qu’ils prenaient littéralement des photographies646. »
Le créateur visualise ce qui est à l’extérieur par l’intermédiaire de la fenêtre, ce
qui évoque le suicide final de Loujine dans La Défense Loujine. Le créateur
s’identifie à sa vision, son mirage, qui l’absorbe totalement à la fin du
roman647. A la différence de Loujine, qui pénètre dans la fenêtre, Shade absorbe
ce qu’il perçoit à l’intérieur de lui-même.
Chaque fois que je le permettais
Ou que d’un frisson silencieux, je l’ordonnais,
ambigu, car il signifie la « vision », ce qui est perçu, mais aussi l’interprétation, « l’opinion » sur
quelque chose, ce qui met en valeur la subjectivité. Ce mot signifie également l’intention, « la
vue » orientée vers l’avenir.
645
Dans le jeu d’échecs comme dans la fiction, il n’existe pas de création, sans point de vue. Le
point de vue, éminemment subjectif, crée le monde possible.
646
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, p. 30: “My eyes were such that literally they / Took
photographs…” (Feu pâle, p. 62)
647
Le motif de la fenêtre apparaît de manière récurrente dans l’œuvre de Nabokov. Par exemple,
c’est le cas dans la nouvelle « La Vénitienne » (La Vénitienne et autres nouvelles. Trad. Bernard
Kreise. Trad. de l’anglais, établissement du texte et avant-propos de Gilles Barbedette. Paris :
Gallimard, 1990). Simpson est amoureux de la vénitienne représentée sur le tableau dans lequel
il a l’impression d’entrer (p. 213 : « Et Simpson, après avoir profondément respiré, partit vers
elle et entra sans efforts dans le tableau »). En fait, on le retrouve le lendemain sous la fenêtre, ce
qui illustre le thème de la confusion des espaces (p. 219). On retiendra les couleurs, présentes
dans La Défense Loujine et dans Feu pâle, du blanc, du noir et du vert.
261
Tout ce qui entrait dans mon champ de vision […]
Etait imprimé sur la face interne de ma paupière648.
Le passage de la vision extérieure à l’image intérieure semble de l’ordre de la
pure duplication. Cependant, Shade le poète annonce ce à quoi va s’employer
Kinbote, qui interprète le poème selon son point de vue (« view » ) : le poète
établit à un écart entre le monde réel et son monde à lui, les carrés du monde
étant déplacés comme les cases d’un vaste échiquier.
Peut-être qu’un accroc dans l’espace
A fait qu’un pli ou un sillon a déplacé
La fragile éclaircie, la maison en bois entre
Goldsworth et Wordsmith sur son carré de verdure649.
Cette mobilité d’un paysage formé de carrés constitue une allusion intertextuelle
aux tribulations d’Alice de l’autre côté du miroir, lorsqu’elle parcourt collines et
648
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 30: “Whenever I’d permit, / Or, with a silent shiver,
order it, / Whatever in my field of vision dwelt […] / Was printed on my eyelids’ nether side”
(Feu pale, op. cit., p. 62). Le démiurge agit sur le monde (« it »), qui est réifié, en le maîtrisant
totalement («permit »). Les choses viennent remplir (« dwelt ») son champ de vision.
649
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 30 : “Maybe some quirk in space / Has caused a
fold or a furrow to displace / The fragile vista, the frame house between / Goldsworth and
Wordsmith on its square green” (Feu pâle, op. cit., p. 62). « Quirk », traduit par « accroc »,
possède également le sens de caprice, d’excentricité, qualificatif souvent appliqué à Kinbote dans
le roman. C’est bien l’excentricité (« hors du centre ») du point de vue qui déplace le plan du réel
vers une autre monde possible, vers la vision créatrice de l’artiste. L’allitération qui relie les
termes « fold » (« pli »), furrow (« sillon »), « fragile » (« fragile ») et « frame » (« cadre » mais
aussi « maison en bois » associée à « house ») relèvent d’une dimension spatiale, qui est
modifiable, instable (« fragile »). « Vista », traduit par éclaircie, signifie « point de vue »,
« perspective », renforçant l’idée que la perspective modifie la vision (« fragile vista »).
262
jardins650. Les deux noms propres eux-mêmes (le nom du juge Goldworth et de
l’université Wordsmith) ressemblent à des carrés assemblés par le jeu de
combinaisons du démiurge651 (Gold-Worth-Word-Smith) : « Wordsmith », le
nom de l’université où enseigne Kinbote, signifie « forgeron de mots », ce qui
suggérerait que l’interprétation des textes par les professeurs consisterait à créer
de nouveaux sillons à partir de textes littéraires652. Tous les commentateurs
seraient des Kinbote en puissance, des démiurges déplaçant le sens des mots653.
Shade annoncerait ce que Kinbote s’évertue à faire à partir de son poème :
effectuer un déplacement de sens qui donne une nouvelle orientation au texte.
Le second élément de ce quadrillage sémantique fait référence au juge
Goldsworth, dont Kinbote occupe la maison654, et dont le nom évoque la
recherche d’une pierre précieuse. (« Gold », « worth » si l’on décompose le
nom). Kinbote, locataire chez Goldworth serait un alchimiste capable d’insuffler
au poème sa vraie signification, un feu véritable, et non plus « pâle ».
Cette notion de quête d’une pierre sacrée, qui apparaît dans La Vie mode
d’emploi sous la forme des bagues créées par Winckler, constitue une allusion à
l’alchimie, qui consiste à métamorphoser la pierre brute en or. Il s’agit, dans la
création de Winckler, d’une « pierre semi-précieuse655». La pierre est qualifiée
de diabolique à cause de son incomplétude : accomplir la plénitude parfaite
revient à obtenir le matériau parfait, l’or du Rhin auquel le texte fait allusion.
Dans le mythe germanique des Nibelungen, la pierre précieuse à une valeur
sacrée. Les deux romans, La Vie mode d’emploi et Feu pâle, évoquent, de
manière détournée et implicite, le thème de la quête d’une pierre sacrée,
symbolisant la perfection d’un monde perdu.
650
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 72-
73 : “However, there was the hill full in sight.”
651
Les deux mots sont formés à partir du nom du poète Wordsworth.
652
Le mot « furrow », « sillon », apparaît dans le texte.
653
En premier lieu, Nabokov, professeur de littérature, et interprète de Pouchkine.
654
Kinbote est spatialement présent dans les deux endroits, à l’université comme chez le juge.
655
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 52.
263
Dans le roman de Nabokov, le tueur possible de Shade, selon le mirage
démiurgique développé par l’imaginaire de Kinbote, se nomme Gradus ; il est
associé à l’émeraude, non seulement parce qu’il travaille à l’origine dans une
entreprise de verre, mais parce qu’il est commandité par Uzumrudov656, alias
Gerald
Emerald,
alias
Reginald657
Emerald,
professeur
d’anglais
élémentaire.Dans le dernier commentaire, où il s’arroge le droit d’ajouter un
millième vers, Kinbote jubile de s’être emparé du poème, et de pouvoir examiner
son « trésor 658». A ses yeux, l’œuvre est une matière « brute », qui n’a pas
restitué « l’or » qu’il attendait.
Un récit autobiographique, foncièrement appalachien, plutôt démodé, dans un style
prosodique néo-Pope - très bien écrit naturellement - Shade ne pouvait écrire que très
bien, mais où rien ne subsistait de ma magie, de ce courant spécial et riche de magique
folie qui, j’étais sûr le parcourait tout entier et le ferait transcender son époque 659.
Kinbote apparaît comme un alchimiste qui veut transmuter « le feu pâle » du
poème, qui n’est pas imprégné comme il le pense de « son sang » au sens
métaphorique du terme (ce terme rapprochant une nouvelle fois Kinbote du
rouge), c’est-à-dire de cette énergie qui aurait dû traverser l’œuvre : il s’agit pour
lui de changer ce « feu pâle » en véritable feu. A mesure qu’il reprend peu à
656
657
658
Il est un des patrons des Ombres, qu’on rencontre sur la Riviera en veston de velours vert.
Ce prénom renvoie à la pièce échiquéenne du roi.
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 232 : “But only at daybreak did I find it safe enough
to examine my treasure.” (Feu pâle, op. cit., p. 325) C’est dans la clarté du petit jour que Kinbote
a loisir d’étudier le poème qui, à première vue, n’a rien à voir avec sa Zembla natale.
659
Idem, p. 233 : “An autobiographical eminently Appalachian, rather old-fashioned narrative in
a neo-Popian prosodic style-beautifully written of course-Shade could not write otherwise than
beautifully-but void of my magic, of that special rich streak of magical madness which I was
sure would run through it and make it transcend its time.” (Idem, pp.325-326) L’allitération de
“magical” et de “madness” met en valeur l’association de la folie et de la créativité, qui donne le
jour à ce qui n’existe pas : l’œuvre démiurgique est bien un mirage, une nouvelle fenêtre qui
donne accès à une autre monde.
264
peu660 son calme, Kinbote entrevoit dans son mirage des allusions à la Zembla,
ce sens caché (« sem ») qu’il veut restituer au lecteur en donnant à l’œuvre une
dimension d’éternité (« transcender son époque »).
Le démiurge est maître du temps, comme l’exprime Perec dans La Vie mode
d’Emploi par le chevauchement du cavalier, semblable aux aiguilles d’une
montre au mouvement irréversible. Cette œuvre, dont la visée totalisante est
« presque661 » réalisée, restitue d’innombrables strates temporelles englobant
l’histoire de l’humanité.
B. Le démiurge, maître de la
temporalité
Dans La Vie mode d’emploi, le quadrillage échiquéen, qui alterne le blanc et le
noir, évoque le paradoxe de la mémoire qui oscille entre la re-création
démiurgique qu’est le souvenir et le vide constitué par l’oubli. Cet aspect double
et antithétique du rapport au temps est souligné par Brigitte Sion dans « Mater
l’oubli : le jeu d’échecs dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec662 ». Elle
660
Le terme anglais “gradually” pourrait constituer une allusion à Gradus, comme nous le
soulignerons ultérieurement. (Ibid, p. 233)
661
Cette notion du « presque », qui marque l’approche d’une totalisation est récurrente. Dans le
tableau de Madame Foulerot, les éléments de résolution de l’énigme policière de la mort de
Zeitgeber sont « presque » tous présents. (Perec, Georges, LA Vie mode d’emploi, Idem, p. 274 :
« Le tableau avait été inspiré par un roman policier […] qui rassemblerait en une scène unique
presque tous les éléments de l’énigme. »
662
Sion, Brigitte, « Mater l’oubli : le jeu d’échecs dans La Vie mode d’emploi de Georges
Perec » dans Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXème – XXème s.), op. cit., p.
494 : « L’ambiguïté du jeu d’échecs - comme objet et comme pratique - en fait justement une
métaphore de la mémoire qui tend, d’une part, à tout consigner dans des listes, des archives, des
livres, pour ne rien abandonner à l’oubli, et, d’autre part, se heurte à l’amnésie, au blanc. » Selon
Brigitte Sion, ce paradoxe est incarné par un personnage, Cinoc, dont l’activité consiste à
265
voit dans le jeu d’échecs une métaphore de la mémoire, qui tend, d’une part à
tout consigner, et d’autre part, se heurte au blanc, à l’oubli. Cette contradiction
de la mémoire entre le plein du passé ressuscité par la narration et le vide
constitué par l’ellipse est inscrite dans le roman. Certaines évocations regorgent
de détails, ainsi l’histoire rocambolesque de Carel Van Loorens et d’Ursula von
Littau en Arabie, située dans une strate temporelle pourtant éloignée du temps de
la narration, à l’époque napoléonienne663. Au contraire, un élément manquant
peut s’introduire dans la chaîne d’un récit précis relatant les faits récents de
personnages de l’immeuble, par exemple lorsque le projet cinématographique de
Rorschash, qui a pourtant longtemps essuyé le refus catégorique de Bartlebooth,
semble être enfin de l’ordre du possible.
Et, curieusement, c’est Rorschash que Bartlebooth vint alors voir pour qu’il lui
recommandât un cinéaste qui irait filmer la phase ultime de son entreprise. Cela ne lui
servit d’ailleurs à rien, sinon à l’enfoncer davantage dans un réseau de contradictions
dont, depuis plusieurs années déjà, il savait qu’il connaîtrait l’inexorable poids664.
Aucune explication n’est offerte au lecteur pour expliquer le revirement de
Bartlebooth, ni sur le fait que le projet n’ait pas abouti. Les « blancs » du texte
ne sont jamais comblés, ce qui le rend ouvert à diverses interprétations,
différents mondes possibles étant compatibles avec lui. Cette esthétique de
l’amnésie peut être reliée au roman auto-biographique de Perec, W ou le
souvenir d’enfance, qui commence par la déclaration suivante : « Je n’ai pas de
souvenir d’enfance665.»
éliminer les mots tombés en désuétude pour laisser place aux mots nouveaux. Une fois à la
retraite, le personnage, au contraire, ressuscite les mots sous la forme d’un dictionnaire.
663
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., pp. 440-49.
664
Idem, p. 95.
665
Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 13.
266
Cette hésitation entre la dissimulation et la révélation apparaît dans Feu pâle.
Dévoiler, comme l’exprime Shade dans le poème666, c’est répandre le noir de la
nuit, l’encre de l’écriture. Après le décès du poète, Kinbote se transforme en
démiurge, en véritable maître du temps. Offrant une lecture singulière et
éminemment subjective du poème, il réactualise de manière dynamique et
créative l’action du poète Shade, renouvelant ainsi la vision du monde présentée
dans le poème. Kinbote donne accès à un autre espace : « Je laissais la vitre
obscure Suspendre le mobilier au-dessus de l’herbe667. » Le miroir prolonge le
champ de vision en répliquant l’original ; cependant, le noir de la nuit constitue
également un brouillage des pistes qui rend problématiques et incertaines
l’interprétation et la remémoration du passé effectués par Kinbote. Dans Feu
pâle, ce qui est en jeu n’est pas tant l’opposition entre le souvenir et la mémoire,
selon le principe de La Vie mode d’emploi, que le brouillage du passé :
l’imaginaire et la mémoire semblent s’y mêler. Perec conserve l’opposition du
quadrillage échiquéen, selon le principe de séparation, tandis que Feu pâle
traduit une confusion entre souvenir et imaginaire.
En jouant sur la fausse analogie, Kinbote offre une extension spatio-temporelle
au poème, les contorsions qu’il fait subir méthodiquement à l’histoire ; par
exemple, Sybil668 représente dans l’imaginaire et dans le souvenir de Kinbote la
« reine » rivale protégeant farouchement son roi, alors que cette vision n’est que
l’interprétation égocentrique d’un être « excentrique669». Or, rien ne confirme ni
ne permet de réfuter cette interprétation. Il se pourrait que Shade ait été excédé
666
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “Uncurtaining the night…” (Feu pâle, op. cit.,
p. 61.)
667
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “Uncurtaining the night, I’d let dark glass Hang
all the furniture above the grass.” (Feu pâle, op. cit., p. 61.)
668
Le prénom de la femme de Shade évoque le mot « sibyllin » qui traduit l’idée d’un sens
obscur. Elle est donc l’adversaire qui s’opposerait à Kinbote, dépositaire de l’interprétation, d’un
message clair et univoque. (« Botschaft » signifie, d’ailleurs, « message » en allemand).
669
Le terme apparaît dans le texte dans les commentaires que font les autres sur Kinbote.
L’adjectif met l’accent sur « l’éloignement hors du centre, à la périphérie » (évoquant le
glissement vers un autre espace qu’est la folie), d’où l’incertitude qui règne quant à la réalité des
souvenirs de la Zembla.
267
par la personnalité envahissante du poète, qui préfigure son appropriation future
du poème, comme le suggère l’ironie du narrateur.
« Je croyais, dis-je à mon ami, que vous veniez faire une promenade avec moi. » Il
s’excusa en disant qu’il ne se sentait pas très bien, et continua à nettoyer le fourneau de
sa pipe aussi férocement que si c’était mon cœur qu’il creusait670.
Kinbote manipule le souvenir dans un récit rétrospectif où le lecteur attentif ne
peut que nourrir un doute sur sa véracité, ou tout au moins sur l’objectivité ou
même la plausibilité de son interprétation. Au sujet du récit de Kinbote, toutes
les modalités du possible sont recevables, du mensonge pur et simple à la vérité,
l’ironie du narrateur671 masqué derrière Kinbote étant le seul indicateur. Il se
pourrait que la Zembla n’ait jamais existé, et que sa restitution d’un passé
historique ne soit que le travestissement d’une création ou une divagation pure et
simple672. En tout cas, la référence à la Zembla passée ne dépend que du bon
vouloir du grand maître Kinbote, pour qui le poème n’est qu’un pré-texte.
Dans La Vie mode d’emploi, Perec met en œuvre une esthétique de l’omission
qui fait partie de l’incomplétude ontologique post-moderne. Elle ne provient pas
d’un personnage divaguant et d’une mauvaise foi évidente comme Kinbote. Elle
provient d’un narrateur omniscient qui regroupe l’humanité à des époques
disparates, effleurant la totalisation mais dont le manque constitue la marque : la
mémoire cohabite avec l’oubli du passé.
En englobant le passé de l’humanité, le narrateur de La Vie mode d’emploi,
creuse plusieurs sillons, ouvre plusieurs mondes virtuels, tel un joueur d’échecs
670
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 75 : “ ‘I thought,’ I said to my friend, ‘you were
coming out with me for a stroll.’ He excused, saying he felt out of sorts, and continued to clean
the bowl of his pipe as fiercely as if it were my heart he was hollowing out.” (Feu pâle, op. cit.,
p. 120.)
671
Le terme « persona », équivalent de « narrateur », provient du mot latin qui signifie
« masque ».
672
Le thème de la folie sera l’objet de la dernière partie de notre étude (l’interaction entre
mondes).
268
restituant les diverses bifurcations, alors que Kinbote creuse l’unique sillon dont
il est le maître, développant la partie ou les parties d’échecs comme il les aurait
menées.
Ce prestidigitateur dévoile ce qui aurait été possible, puisque son
analyse est rétrospective, qu’il s’agisse de ses souvenirs de la vie de Shade ou de
la Zembla. Ses révélations mettent au jour son point de vue éminemment
subjectif et son pouvoir de dissimulation, comme l’ironie du narrateur le laisse
souvent transparaître.
Cette hésitation de la lecture qui se tient en suspension au dessus d’un vide
ontologique du texte met en évidence l’illusion mimétique d’une écriture qui
semble, selon un effet en trompe-l’œil, être étroitement liée au monde
référentiel, ce qui rappelle la notion de « mondes stylisés » de Brian McHale
dans Postmodernist Fiction673. Cette soi-disant duplication du monde réel, qui
semble établir un accord entre le monde et les mots, en dévoile au contraire
l’écart. Les mots ne reflètent pas, loin s’en faut, le monde mais révèlent le conflit
entre signifiants et signifiés dans le monde de la fiction. Tout effet de réalité
mais qu’un effet en trompe-l’œil destiné à induire en erreur le lecteur sur
l’intention qu’aurait l’auteur de restituer le réel, comme le titre du roman de
Perec le suggère.
L’artificialité du texte met en avant le pouvoir démiurgique de l’auteur-joueur
d’échecs qui manipule le texte à sa guise, en utilisant les différents niveaux
temporels, dans une tension permanente entre le dévoilement et la dissimulation.
Ce jeu entre la révélation et l’intentionnalité cachée, le secret indicible, apparaît
dans trois œuvres où le jeu d’échecs est lié à l’histoire du nazisme, Le Joueur
d’échecs de Stefan Zweig, La Variante de Lüneburg de Paolo Maurensig, et le
roman de Patrick Séry Le Maître et le scorpion, où la narration met en évidence
un jeu entre différentes temporalités.
Alors que dans le roman de Paolo Maurensig, différentes strates temporelles sont
peu à peu dévoilées. Le Joueur d’échecs met en place une stratégie narrative
673
McHale, Brian, The Post-Modernist Fiction, op. cit., pp. 150-51 : “The objective is not to
efface the world once and for all but to lay bare the tension between word and world.”
(« L’objectif n’est pas d’effacer le monde une bonne fois pour toutes, mais de mettre à nu la
tension entre le mot et le monde. », ma traduction).
269
complètement différente : le passé de Czentovic est brièvement évoqué au style
indirect, tandis que M. B… devient l’instance narrative dans son récit enchâssé à
la première personne. Dans Le Maître et le scorpion de Patrick Séry, le narrateur
extérieur effectue un balancement entre le présent de la narration, lié au joueur
d’échecs Von Frisch, et à son passé dans le camp de la mort alors qu’il portait le
nom de sa mère juive Morgenstein.
Le jeu entre les différentes strates temporelles est également mis en œuvre de
manière dynamique dans Le Tableau du Maître flamand, tout en introduisant une
dimension d’éternité par l’intermédiaire de la partie du tableau. Le tableau
permet de faire le lien entre différentes couches temporelles ; d’une part, il
permet d’évoquer le passé où se sont affrontés le duc de Bourgogne et le
chevalier d’Arras ; d’autre part, la partie du tableau fait pivoter l’action du passé
au présent puisque le meurtrier reprend la partie inanimée. Le jeu entre les
différentes instances narratives apparaît de manière totalement différente dans
ces quatre œuvres, chacune étant constituées de différentes sphères temporelles.
Dans Le Joueur d’échecs, les deux joueurs d’échecs Czentovic et M. B...
suscitent une incursion spatio-temporelle dans un espace d’altérité constitué par
le passé des joueurs en Europe Centrale. Le narrateur rencontre sur le bateau,
espace intermédiaire naviguant entre deux Amériques, un ami qui lui offre la
possibilité de compléter le tableau de la vie passée de Czentovic, dont le
narrateur a gardé quelques détails en mémoire. Ainsi s’ouvre une vanne sur le
passé du joueur en Europe Centrale, brisant l’isolement du bateau dans un
espace confiné de l’entre-deux non seulement spatial, mais temporel : les
personnages sont tendus entre un passé qu’ils portent en eux et un avenir que le
lecteur appréhende dans ce lieu du voyage ; Czentovic est d’ailleurs en route
vers un championnat d’échecs qui a lieu en Argentine : « Il s’en va cueillir de
nouveaux lauriers en Argentine674. » Le joueur d’échecs, dans ce lieu de passage
qu’est le bateau, est en suspension entre un passé brièvement évoqué par
l’intermédiaire d’un personnage et un avenir se résumant au championnat qui
l’attend.
674
Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 8 : « Er […] fährt jetzt zu neuen Triumphen
nach Argentinien. » (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 11.)
270
Ce présent, où s’exerce la tension entre le passé et l’avenir, doit être mis en
perspective avec le commentaire que fait Paul Ricœur du triple présent conçu
par Saint Augustin, où apparaît une constante dynamique entre « intentio» et
« distentio».
C’est quand il passe que nous mesurons le temps ; non le futur qui n’est pas, non le
passé qui n’est plus, ni le présent qui n’a pas d’extension, « mais les temps qui passent »
(souligné dans le texte). C’est dans le passage même, dans le transit, qu’il faut chercher à
la fois la multiplicité du présent et son déchirement. Dans son chapitre « Intensio et
distensio », Ricoeur, se référant au triple présent de Saint Augustin, met l’accent sur
l’aspect insaisissable et paradoxal du temps : le passé par définition n’existe plus, l’avenir
n’est qu’une potentialité non actualisée et le présent est un point sans extension. Le
présent est en fait déchiré par une discordance entre la mémoire et l’attente, qui lui fait
perdre toute unité675 .
Ces deux polarités créent une dialectique entre la mémoire du passé et une
attente tournée vers l’avenir. Ce triple présent est à l’œuvre dans le jeu d’échecs
où le temps modifie la structure au fil du développement de la partie. Elle résulte
des choix face aux bifurcations antérieures dont hérite le joueur. Lorsque M. B...
intervient brutalement au beau milieu de la partie de Czentovic, il peut obtenir
une partie nulle mais non une victoire, car, la partie étant irréversible, il ne peut
revenir sur les choix du joueur amateur McConnor. La partie en cours implique
de reprendre à son compte les coups passés, formant une arborescence
particulière.
De même, le joueur d’échecs dans le roman de Pérez-Reverte reprend une partie
en cours, formant un ensemble d’embranchements particulier. La notion de
reconstitution de partie à rebours intervient dans Le Tableau du Maître flamand.
Muñoz, le joueur d’échecs, fait apparaître la rémanence des bifurcations passées
à un moment donné de la partie. Celui-ci est chargé d’étudier le déroulement
possible, selon la logique échiquéenne, de la partie antérieurement à la position
675
Ricoeur, Paul, Temps et récit, Vol. 1 : L’Intrigue et le récit historique, Paris : Seuil, 1983, p.
41.
271
figée sur le tableau, afin d’identifier l’assassin du chevalier d’Arras, un des deux
joueurs. Lorsque la partie reprend vie, elle se construit en une tension
expectative
vers l’avenir. Dans les deux cas, la position des pièces sur
l’échiquier, représentée par les diagrammes échiquéens, incarne la tension de ce
présent « déchiré » entre la mémoire et l’attente : elle fait le point de jonction
entre ce qui s’est passé et ce qui va se produire.
Pérez-Reverte illustre par l’intermédiaire du jeu d’échecs la mise en place
d’éléments analeptiques et proleptiques dans un monde fictionnel. Les
hypothèses posées par le joueur d’échecs réactivent le passé et préfigurent
l’avenir. L’auteur démiurgique manipule le temps, comme le joueur d’échecs
Muñoz, qui ouvre une brèche dans le tableau statique et figé : il arrive à la
conclusion d’une logique irréfutable que la reine noire est la dernière pièce qui a
bougé sur l’échiquier et pris le cavalier. Cette conclusion fait revivre le passé
dans l’imaginaire de la restauratrice de tableaux, liée par sa fonction même au
passé que recèlent les œuvres d’art :
C’est Béatrice de Bourgogne qui a fait tuer le chevalier […] Et la scène lui apparut avec
une netteté parfaite : le peintre dans son atelier en désordre […] mais le duc de Fernand a
raison : « La clé est trop évidente, maître Van Huys676. »
Les diagrammes sont ainsi des fenêtres faisant la jonction entre le passé et le
présent, où sont conduites les interprétations du joueur. Cette ouverture vers le
passé brise la linéarité chronologique du récit, faisant cohabiter différents
espaces-temps. La création s’effectue en intégrant des éléments spatio-temporels
676
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., pp. 183-84 : « Significa […] que fue
Beatriz de Burgoña la que hizo matar al caballero. […] Y lo vio con perfecta nitidez : el pintor en
su desordenero taller […] pero el duque Fernando tenía razón : « Es demasiado evidente, maestro
Van Huys. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., 154). Le peintre semble doublement
s’arroger ce titre : en tant que peintre mais aussi comme stratège échiquéen, comme maître du
jeu, et maître de l’énigme laissée aux générations futures.
272
hétérogènes. L’entrée dans une autre univers introduit une dimension d’altérité
absolue dans le récit, comme c’est le cas dans la nouvelle de Zweig.
Le récit enchâssé de M. B… ouvre une brèche dans le présent cadre de la
narration principale. Son histoire prend une dimension emblématique renforcée
par l’utilisation des initiales au lieu d’un nom propre. Le narrateur à la première
personne fait figure de médiateur entre l’expérience passée de M. B… et le
lecteur. Il révèle l’événement central de la nouvelle, son emprisonnement par les
nazis, comme le souligne Christophe Laumont dans « Echecs et navigation677»,
récit antérieur et intérieur où la découverte du livre d’échecs constitue
l’événement structurant de la nouvelle.
Le personnage énigmatique de M. B…, comme revenu d’entre les morts, semble
tendu dans un entre-deux temporel, entre son passé de prisonnier et un avenir
indéchiffrable, insaisissable (représenté par son nom énigmatique, B suivi de
trois points) comme sa disparition soudaine à la fin de la nouvelle. Il ressemble à
un passeur relatant l’énigme de sa détention, secret qui explique son génie
échiquéen.
De même, le peintre Van Huys dans Le Tableau du maître flamand est
dépositaire d’un témoignage du passé, malicieusement transmis aux générations
futures par l’intermédiaire de l’œuvre d’art. Contrairement à M. B… qui
représente le mouvement, physique par sa nervosité et mental par sa pensée
fluide et rapide, personnage incarné dans l’histoire et narrateur d’une partie du
récit, Van Huys est l’auteur invisible, le démiurge caché derrière sa créature,
détenteur d’un secret dont la résolution est figée pour l’éternité.
677
Laumont, Christophe, « Echecs et navigation » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les
Lettres (XIXème-XXème), op. cit., p. : « Le récit intérieur de M. B…est une nouvelle dans la
nouvelle et « son événement inouï », qui se transforme en tournant, est la découverte du manuel
d’échecs.»
273
Car tout était là : la vie, la beauté, l’amour, la mort, la trahison. Ce tableau était une œuvre
d’art qui survivrait à son auteur, aux personnages qui s’y trouvaient représentés. Le vieux
peintre flamand sentit dans son cœur le souffle chaud de l’immortalité678.
La partie d’échecs semble cristalliser le fugitif et l’irrationnel de la vie humaine,
en un instant de la partie livré à l’éternité. Ce que n’a pas prévu le peintredémiurge, c’est la reprise de la partie, qui pourrait être transposée dans n’importe
quel contexte puisqu’elle cristallise des situations du monde empirique liées à
des problématiques universelles de l’être humain. Une myriade infinie de
possibilités de création se déploie autour de la partie du tableau.
De la même manière que l’entropie, la localisation se produit de manière
inattendue, sortant le tableau des bornes de son éternité figée679 pour s’actualiser
hors des bornes de la signification que lui donnait le peintre. Ce schéma est lié à
la notion d’aléatoire : le tableau s’est actualisé dans un contexte précis qui aurait
pu être un autre. L’ordre statique institué par le peintre est remis en question par
le meurtrier qui crée un phénomène entropique.
L’entropie dans le récit de fiction correspond à une mise en crise du fantasme d’ordre et
du désir de complétude qui imposerait au réel, au temps et à l’espace, de se conformer à
un dessein prédéterminé. Entre l’aléatoire et la conspiration, telle serait la tension qui
donnerait lieu à la fiction entropique680.
678
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 185 : « Porque todo estaba allí : la
vida, la belleza, el amor, la muerte, la traición. Aquella tabla era una obra de arte que le
sobreviviría a el y a cuantos en ella estaban represantodos. Y el viejo maestro flamenco sintió en
su corazón el cálido soplo de la inmortalidad. » L’œuvre est la trace du passé, de son auteur, des
personnages réels qui ont existé et ont été transposés dans la fiction, mise en abyme dans le
monde fictionnel du roman, celle du tableau qui a fixé pour toujours le mouvement échiquéen à
un stade de la partie réelle.
679
Paradoxalement, le tableau est fini, spatialement parce qu’il est confiné aux bornes du tableau,
et du point de vue esthétique, puisque Van Huys en a figé la signification en achevant son
oeuvre. En même temps, le tableau est livré à l’éternité, qui est un infini temporel.
680
Ce schéma est lié à la notion d’aléatoire : le tableau s’est actualisé dans un contexte précis qui
aurait pu être un autre. Frédéric Regard dans « Bowing down before the great god entropy :
274
Le tableau est destitué de son ancrage temporel passé et , en même temps, de sa
valeur universelle, investie d’une dimension humaine commune ; il s’enracine
dans le « hic et nunc » des personnages. Les diagrammes échiquéens jouent le
rôle de marqueurs dans l’orientation du récit, faisant coexister plusieurs récits à
la fois. La structure linéaire du temps est remise en question ; le peintre
démiurge a créé par le tableau une fenêtre possible vers d’autres univers spatiotemporels. Autrement dit, c’est bien l’intention du démiurge qui crée le plan de
référence, ce qui rappelle les commentaires de Vincent Descombes.
Le référent reste intentionnel, il reste le corrélat des intentions de l’énonciateur, ou
peut-être le correspondant des intentions de l’énoncé. Ce que l’on appelle monde
reste un objet, le complément d’objet d’un verbe intentionnel681.
Dans Le Tableau du Maître flamand, la transposition du ludique, et du meurtre,
d’un contexte passé vers celui du présent dépend de la seule volonté d’un sujet
qui manipule la structure de départ. Cette intentionnalité permet de faire
coïncider, par un jeu de parallèles et de symétries, plusieurs espaces-temps
hétérogènes.
Les trois oeuvres, Le Joueur d’échecs, La Variante de Lüneburg et Le Maître et
le scorpion, sont inscrites dans l’expérience historique du nazisme. Les deux
romans
contemporains,
publiés
récemment,
évoquent
l’univers
concentrationnaire, monstruosité de l’histoire que l’humanité ne pouvait même
pas imaginer à l’époque, où Zweig a écrit sa nouvelle. M. B… fait entrevoir son
postmodernisme, désir et mysticisme (sur l’imagination créatrice chez William Golding) in
Fiction and Entropie : Une Autre fin de siècle anglaise), op. cit., p. 36.
681
Le référent peut changer selon l’intervention d’une volonté démiurgique, ce qui corrobore les
remarques du philosophe Vincent Descombes sur l’émancipation du signifiant (Grammaire
d’objets en tous genres, op. cit., p. 203).
275
passé par un récit enchâssé selon un schéma temporel classique, fenêtre faisant
entrevoir un destin singulier.
La Variante de Lüneburg et Le Maître et le
scorpion évoquent tous deux l’espace de l’innommable, pénétrant ainsi au cœur
de l’appareil nazi. Le Maître et le scorpion joue sur un balancement permanent
entre le présent de la narration, lié au nom officiel du personnage, et un passé
indicible d’un narrateur à la première personne portant le nom de sa mère ; La
Variante de Lüneburg, par l’intermédiaire de plusieurs narrateurs, dévoile
progressivement les différents cercles temporels pour arriver au centre à la fin du
roman, au camp de la mort.
Le lecteur plonge au gré de la voix narrative dans les cercles concentriques du
passé, qui s’organisent autour du meurtre de Frisch. La variante échiquéenne
s’inscrit comme une marque du passé, le message qu’il faut décoder pour arriver
au meurtrier. Le narrateur met le lecteur dans la confidence, dont l’attention est
alors éveillée et tendue vers le cheminement à rebours dans le passé où réside la
résolution de l’énigme : « De même, personne n’a compris que c’était justement
dans la disposition des échecs que se trouvait le message codé du joueur682. »
Dans Le Maître et le scorpion, les chapitres alternent en faisant contraster deux
temporalités liées au nom porté par le personnage principal, qui, curieusement,
s’appelle Von Frisch dans le cadre spatio-temporel du début du roman. Le
personnage, qui vit tranquillement chez sa sœur dans une calme vallée suisse,
joue aux échecs par correspondance avec des grands maîtres étrangers. Dès le
second chapitre, l’entrée dans le second champ spatio-temporel est brutale, la
voix passant d’un narrateur extérieur à un narrateur à la première personne : « Morgenstein ! Morgenstein ! Les deux fois j’avais tressailli, tant de sourde peur
que de surprise, à ces appels lancés comme des coups de fouet683. » Aucune
transition n’est ménagée pour le lecteur : la trajectoire est directe, et non
labyrinthique comme celle empruntée par La Variante de Lüneburg.
682
Maurensig, Paolo, La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 15 : « Come nessuno ha capito che
propio in quella posizione di scacchi era codificato il suo messaggio. »
Lüneburg, op. cit., p. 14)
683
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 29.
276
(La Variante de
Ces intrusions du passé, selon des modes différents, marquent deux stratégies
possibles face à sa persistance dans la mémoire des joueurs d’échecs, dont l’une
est
fondée
sur
l’enfoncement
progressif
dans
le
« Unheimlich »,
l’irreprésentable, l’autre sur l’opposition directe entre deux polarités temporelles.
Le démiurge est maître du temps comme de l’espace : l’attaque est frontale et
emprunte la ligne droite chez Séry, alors qu’elle est celle du dédale chez
Maurensig.
Le labyrinthe représente la ligne la plus longue entre deux points et implique un
écoulement temporel à la mesure de ce parcours tourmenté. Le schéma
labyrinthique se dégage des différents récits à travers plusieurs évocations : celle
du Rote Engel (« L’ange rouge »), lieu où les jeux d’échecs et les joueurs
prolifèrent dans un espace diffus, ensuite celle du lieu sépulcral et souterrain
dans lequel Tabori initie Hans au jeu d’échecs, ou celle de l’errance du jeune
Rubinstein, alias Tabori qui tente d’échapper aux nazis. L’errance s’inscrit dans
une temporalité en extension, ce qui évoque les commentaires de Ricœur sur la
relation entre le passage du temps et le déplacement dans l’espace : « Passer, en
effet, c’est transiter […] On le voit, c’est le terme « passer » (transire) qui
suscite cette capture dans la quasi-spatialité684. »
Le mouvement devient le signe du passage du temps, tel le cavalier invisible qui
marque son passage irréversible sur les cases dans La Vie mode d’emploi : il
représente un sablier symbolique qui indique l’écoulement du temps, se
rapprochant progressivement d’une fin imminente. Ce passage marqué par le
déplacement dans l’espace correspond aux longs moments de réflexion des
joueurs, le mouvement réel de la pièce étant au contraire instantané et ponctuel.
Dans Le Maître et le scorpion, la notion de durée d’une partie est d’autant plus
significative que le joueur-démiurge Von Frisch joue contre des adversaires par
correspondance, la durée de réflexion étant beaucoup moins limitée que pour un
championnat habituel.
684
Ricœur, Paul, Temps et récit, op. cit., p. 35.
277
Un championnat par correspondance s’étalait sur trois ans. La durée des parties était, par nature,
imprévisible, d’autant que les échanges postaux entre des adversaires nécessitaient parfois deux
bonnes semaines685.
Ce joueur démiurgique organise le temps de manière souple dans une présenceabsence qui n’est pas sans lien avec l’écriture. Depuis plusieurs années, ce
maître des échecs a disparu physiquement de la vie échiquéenne, il s’est retiré,
manipulant dans l’invisibilité des pièces abstraites, symbolisées par des chiffres
et des lettres dans des courriers envoyés à des adversaires, tout aussi désincarnés.
Son sens du beau, son goût de la combinaison brillante passaient avant les motifs de l’utile, c’est à
dire de la victoire. Son talent, qualifié par ses pairs de « spéculatif » et de « poétique », s’était
exprimé également dans la composition de problèmes686.
La créativité du joueur ne s’exprime pas seulement dans la progression spatiotemporelle d’une partie687, mais aussi sous la forme d’œuvre éternelle par des
problèmes créés à la manière des poèmes688 consignés dans des œuvres
spécialisées. Le joueur-démiurge entre dans un moment d’éternité, comme
l’exprime Tabori dans La Variante de Lüneburg : « Paradoxalement, le joueur
d’échecs a l’impression d’immobiliser le temps, de l’ancrer dans l’anse d’un
présent éternel689. »
Dans un univers historique totalement différent, la Russie pré-révolutionnaire,
Loujine, le jeune joueur d’échecs tente d’échapper au temps chronologique par
685
686
687
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 46.
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 58.
Les grandes parties sont elles-mêmes conservées dans des ouvrages consacrés au jeu
d’échecs.
688
Nabokov a fait le rapprochement entre ces deux types de création. Les deux formes de
créativité sont analogues par la concision de la forme.
689
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 16 : « Paradossalmente, il giocatore di
scacchi assapora l’arrestarsi del tempo in un’ansa di eterno presente. » (La Variante de
Lüneburg, op. cit., p. 16)
278
l’intermédiaire de l’échiquier : c’est à cette éternité d’un éternel présent que le
héros dans La Défense Loujine. Il s’agit pour ce héros démiurgique d’échapper à
l’emprisonnement du temps historique et chronologique. Il refuse l’irréversibilité
du temps.
Loujine comprenait toute l’horreur du changement annoncé par son père […] Jamais plus ne se
renouvelleraient les promenades quotidiennes du matin avec la française690.
Le jeu d’échecs lui permet de devenir maître de la partie, de l’espace fini, et de
se projeter dans un éternel présent. Le père de Loujine comprend toute la
dimension métaphysique du jeu pour Loujine : « Ce n’est pas pour s’amuser
qu’il joue aux échecs, il y célèbre un culte691. » Loujine accède au sens par la
structure quadrillée de l’échiquier, espace où sont consignées les pièces qu’il
déplace tel un démiurge ; l’espace échiquéen devient le lieu qui lui permet
d’abolir le temps linéaire. Il existe exclusivement dans l’espace ludique, double
de l’enfance qu’il ne veut pas quitter, ce qui évoque l’espace échiquéen de Lewis
Carroll, symbole de l’enfance et de la fiction.
Pour des raisons d’ordre pédagogique, le retour à la réalité et à une temporalité
ordonnée, qui ne fonctionne que dans « un sens », est inévitable pour Alice. Il ne
faudrait pas que l’enfant confonde le monde virtuel de la fiction et du jeu avec la
réalité : l’enfant revient dans le monde de la réalité après avoir exploré son
mirage. Ce retour avait une vertu pédagogique évidente. Le roman, écrit pour les
enfants dans l’Angleterre victorienne, se devait de distinguer clairement le réel et
la fiction.
690
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 19 : « …он понял весь ужас перемены, о
которой ему говорил отец. […] Eжeдневная утренняя прогулка с француженкой[…]
никогда не повторится » (La Défense Loujine, op. cit., p. 23)
691
Idem p. 48 : « Он не просто забавляется шахматами, он священнодействует. » Cette
remarque place Loujine au rang d’intermédiaire entre le monde quotidien du fini et de l’éternité
(Idem, p. 73). Le ludique créatif débauche sur l’éternité.
279
La fin s’inscrit au cœur même de la création, comme le rappelle le poème de De
l’Autre côté du miroir où « le doux nid joyeux de l’enfance qui chante692 » n’est
qu’un enchantement éphémère693, comme toute création, qu’elle soit fictionnelle
ou vivante, dans l’espace de la vie empirique ou dans celui que circonscrit le
livre ou l’échiquier. Le démiurge échiquéen élabore un monde virtuel qui aboutit
à la fin de la partie. La mort s’inscrit dans le processus même de création,
comme l’illustre La Vie mode d’emploi : le passage du cavalier dans l’espace de
l’immeuble est une marche irréversible où les cases possibles, comme dans la
vie, s’épuisent peu à peu, laissant de moins en moins de possibilités. Cette
restriction de l’espace incarne l’approche progressive de la fin de l’existence
comme de la fiction.
C. Le démiurge : construction,
destruction
L’action créatrice du démiurge construisant son monde s’accompagne d’une
destruction qui apparaît selon des modalités variées dans les œuvres du corpus.
Comme au jeu d’échecs, la création est indissociable de l’anéantissement final.
La mise en place de stratégies faisant circuler les personnages, proposant
d’habiles camouflages et des cheminements variés, aboutit à l’évocation
obsédante de la mort.
692
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 46-47 :
“And the childhood’s nest of gladness”.
693
Idem, op. cit., pp. 48-49 : “For ‘happy summer days’ gone by, / And vanish’d summer glory”.
Il ne reste plus qu’une ombre de cet Eden de créativité et de jeu, ce qui rappelle le nom du poète
dans Feu pâle, Shade.
280
Dans De l’Autre côté du miroir, les images créées par la petite fille reprennent
finalement leurs formes initiales, dans une fulgurance qui contraste avec la lente
progression d’Alice, qui se construit pas à pas comme une partie d’échecs. La
déconstruction du personnage de la reine blanche se produit en une succession
de deux chapitres sommaires.
« Quant à vous, […] je vais vous secouer, je vais vous secouer le poil jusqu’à ce que vous vous
transformiez en minette, vous n’y couperez pas ! » (fin du chapitre IX)694
La Reine Rouge ne lui opposa pas la moindre résistance ; seulement, son visage se mit à
rapetisser, rapetisser, et ses yeux à verdir et à s’agrandir ; puis, tandis qu’Alice continuait de la
secouer, elle ne cessa de se raccourcir, d’engraisser, de s’adoucir, de s’arrondir…et …et… (fin du
chapitre X)695
et finalement, c’était bel et bien une minette.696
694
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 236-37 : “
As for you, […] “I’ll shake you into a kitten, that I will” (end of chapter IX). L’anglais construit
de manière plus imbriquée la relation de cause à effet entre le moyen (« shake », « secouer ») et
le résultat de l’action (« into a kitten ») ; la préposition « into » est le marqueur par excellence de
la transformation. (mouvement « à l’intérieur de » comme « turn into », « transformer ». Le
modal « will » (qui n’est pas la marque grammatical du futur, qui n’existe pas en anglais, mais
bien un modal) met l’accent sur la volonté de l’agent démiurge Alice (le modal « will » est lié à
la volonté, mot qui se dit d’ailleurs « will » en anglais)
695
Idem, pp. 238-39 : « The Red Queen made no resistance whatever ; only her face grew very
small, and her eyes got large and green : and still, as Alice went on shaking her, she kept on
growing shorter – and fatter – and softer – and rounder – and – ». L’anglais marque de manière
beaucoup plus concise les signes du changement grâce au verbe « grow », qui peut être associé à
n’importe quel adjectif pour exprimer l’accentuation d’une caractéristique, ce qui met en valeur
le retour à la forme primordiale du chat qui se laisse deviner au fil de la description. Cette
progression est extrêmement rapide et condense plusieurs chapitres aux formules lapidaires, ce
qui contraste avec la lente construction d’Alice sur l’échiquier.
696
Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, p. 240-41 : “-and it
really was a kitten after all”. Le retour au principe de réalité se fait brusquement et constitue un
chapitre à part. L’identité réelle des choses est soulignée par l’italique (verbe être) et l’adverbe
« really » (composé de « reality ») ; le mot « after all » montre la tension qui a pu exister entre le
281
En l’espace de trois chapitres, selon une formule lapidaire, comme si le temps
s’accélérait brutalement, l’image de la Reine Rouge retourne à sa forme initiale,
disparaissant à tout jamais sous l’action d’Alice, démiurge tout-puissant et non
plus pion manipulé dont rêve le Roi Rouge qui sommeille. La mort du rêve
signifie la fin du jeu, ce qui est un facteur structurant et stabilisant pour Alice,
qui abandonne sa condition de pièce sur l’échiquier manipulée par le démiurge
invisible de la langue créative, où les règles prolifèrent et se dérèglent à la fois :
elle retourne au monde empirique d’autant plus structurée que sa traversée, où
elle gagne comme l’annonce la préface, préfigure son entrée dans le monde
adulte697.
Le monde virtuel d’Alice disparaît et marque la fin de son errance. Ce schéma
est aux antipodes du parcours de Loujine. Dans La Défense Loujine, le héros est
finalement happé par sa création, qui prend la forme d’une fenêtre ressemblant à
un vaste échiquier. A l’instar d’Alice, Loujine traverse la surface de la vitre et
pénètre dans son monde virtuel. Il franchit également un seuil, les limites du
monde référentiel, en se hissant laborieusement à l’intérieur de la fenêtre.
Mais le carré de la nuit était encore beaucoup trop haut. Ployant le genou, Loujine hissa la chaise
sur la commode. La chaise n’était pas d’aplomb, il était difficile de s’y tenir en équilibre, mais
Loujine finit par y parvenir. Maintenant il pouvait s’accouder au bord de la nuit noire.698
réel et l’imaginaire et qui est finalement résolue. Pendant toute la traversée de l’échiquier-miroir,
l’hésitation sur l’identité des êtres a été une caractéristique dominante – Alice elle-même étaitelle une petite fille, un pion devenue reine ou une image rêvé par le Roi Rouge, menacée de
disparaître comme une pièce sur l’échiquier ? Rassurons-nous, à la fin tout rentre dans l’ordre !
697
Winnicot, Donald W., Jeu et réalité, trad. Cl. Monod et J. B. Pontalis. Paris : Gallimard,
1995. L’approche psychanalytique de Winnicot montre que le phénomène transitoire du jeu
préfigure les expériences culturelles de l’adulte. Le jeu a donc une valeur structurante et
pédagogique pour l’enfant.
698
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 175 : « Квадратная ночь, однако, была
еще слишком высоко. Пригнув колено, Лужин втянул стул на комод. Стул стоял нетвердо,
трудно было валансировать, все же Лужин долез. Tеперь можно было свободно
облокотиться о нижний край черной ночи. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 281).
282
Le suicide du démiurge prend des allures grotesques. Son corps maladroit et
incongru, inadapté à l’espace de la vie réelle, rend son suicide cocasse et
ludique : après tout, il ne fait que fusionner avec son monde possible. Le créateur
s’engouffre dans le monde de la virtualité, ne laissant nulle trace de son passage
ni de son œuvre purement gratuite, qui ne s’inscrit que dans l’éphémère.
Tel est l’objectif de Bartlebooth dans La Vie mode d’emploi : ce « bâtisseur » se
« bat », à l’instar du joueur d’échecs, afin de construire peu à peu une œuvre
totalement gratuite, n’ayant de sens qu’en soi, avec comme finalité d’être
entièrement détruite.
Le troisième, enfin, fut d’ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l’unique garantie de sa rigueur,
le projet se détruirait de lui-même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait ; sa perfection serait
circulaire : une succession d’événements qui, en s’enchaînant s’annuleraient : parti de rien,
Bartlebooth reviendrait au rien, à travers des transformations précises d’objets finis699.
L’absurdité apparente de cette œuvre, qui s’élabore difficilement au fil du temps
comme une partie d’échecs, constitue le mystère même de Bartlebooth. L’œuvre
est destinée à être détruite dans son intégralité : « Aucune trace, ainsi, ne
resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement
mobilisé son auteur700. »
On pourrait rapprocher cette recherche du point zéro, du vide, de la notion
scientifique de trou noir qu’annonce Loujine, maître d’œuvre d’une littérature
moderniste niant le schéma linéaire du temps et la continuité spatiale. Le héros
699
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p.153. Ce procédé de construction pour
détruire ensuite fait penser à la notion de « déconstruction » dans la littérature post-moderne. Il
construit un sens qui est contredit en même temps, contrariant l’horizon d’attente du lecteur.
L’écart s’accentue entre le signifié et le signifiant, ce qui rappelle les remarques de Frédéric
Regard, «Bowing down before the great God entropy» op. cit., p. 33 : «En d’autres termes, pour
qu’il y ait une œuvre, il faudrait qu’il y ait dés-ordre, le degré de néguentropie d’une fiction
dépendant viscéralement de son dérèglement entropique, la structure procédant de cet espacetemps où se produit l’effondrement gravitationnel des schémas linéaires et progressifs. »
700
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 154.
283
retrouve l’éternité d’une enfance qu’il n’a jamais quittée en se jetant dans le
gouffre noir de la nuit. Il ne reste qu’une image acoustique coupée de toute
présence physique.
« Alexandre Ivanovitch ! Alexandre Ivanovitch ! » hurlèrent plusieurs voix. Mais il n’y avait plus
d’Alexandre Ivanovitch701.
Loujine disparaît dans le trou noir702 et devient souvenir, créateur ne laissant
aucune œuvre à la postérité. Sa relation au temps, une temporalité où se mêlent
constamment les images du passé, construites à partir de sensations présentes, en
fait la représentation même de la littérature moderne, fondée sur la relativité et la
subjectivité.
Dans La Vie mode d’emploi, les trois personnages incarnent trois modalités de la
création703, l’œuvre étant vouée au néant en fin de parcours selon le projet de
Bartlebooth. Chacun participe à la création d’ensemble, mais correspond à une
occurrence particulière de la création ; cette disposition d’ensemble, à l’intérieur
de laquelle chaque élément entre en résonance avec les autres, renvoie au puzzle
ou au jeu d’échecs. Les trois démiurges représentent, par leurs rôles respectifs,
différentes finalités artistiques et esthétiques. L’aquarelliste qui, en peignant des
701
Nabokov, Vladimir, Ζащита Лужина, op. cit., p. 176 : « « ΑлександрИванович ! Αлександр
Иванович ! » - заревело несколко голосов.Но никакого Αлександра Ивановича не было ».
Loujine reprend son prénom et son patronyme (construit à partir du prénom du père), signe qu’il
coupe avec le monde de la réalité qui l’avait contraint à s’appeler Loujine dès le début du roman,
le sommant de devenir adulte. L’incipit de Lolita introduit les sonorités du prénom, évoquant la
présence-absence de l’objet de la passion du condamné Humbert-Humbert.
702
Cette remarque rappelle ce que dit Jankélévitch dans son ouvrage sur la mort. Jankélévitch,
Vladimir, La Mort, Paris : Flammarion, 1977, p. 7 : « Contrairement aux apparitions féeriques,
elle n’est pas un gain, mais une perte : la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine
continuation de l’être ; l’existant rendu soudain invisible comme par l’effet d’une prodigieuse
occultation, s’abîme en un clin d’œil dans la trappe du non-être. »
703
Les trois personnages démiurgiques correspondent à la signification des trois lettres
hébraïques mères, qui sont des modalités de la création : « aleph », l’impulsion créatrice (Valène
l’aquarelliste), « mem », la création-destruction (Winckler, le faiseur de puzzle qui découpe) et
« shin », la préservation (Bartlebooth). (Voir Sérouya, Henri, La Kabbale. Paris : Grasset, 1947).
284
tableaux, représente l’acte créateur dans son acception la plus classique. Le
faiseur de puzzles, en découpant la création, renvoie à une esthétique postmoderne : il s’agit de séparer ce qui a été constitué comme une unité, de
fragmenter, non au hasard mais en anticipant les difficultés de ceux qui
s’emploieront à reconstituer l’ensemble, à faire émerger un sens général à partir
des différentes structures séparées.
Ce rôle est défini dans le préface de l’œuvre et dans un chapitre sur Winckler ;
cette répétition à la lettre rend encore plus tangible l’analogie entre le faiseur de
puzzles et l’auteur masqué derrière le narrateur : « D’une façon préméditée, tous
les éléments figurant sur l’image à reconstruire […] serviront de départ à une
information trompeuse704. » Le faiseur de puzzles déconstruit l’ensemble, il en
détruit l’esthétique d’unité porteuse de sens afin de mettre en œuvre une
esthétique de la séparation, de la fragmentation, qui passe forcément par la
destruction minutieuse de l’œuvre primordiale.
Une analogie se dessine entre l’opération de destruction de Winckler et Kinbote,
qui mutilent l’œuvre d’un créateur primordial en détournant les éléments
originaux de leur contexte. Kinbote représente non seulement le critique
littéraire qu’il doit être par sa fonction même de professeur d’Université, mais
une esthétique post-moderne : il décompose un par un les vers du poème de
Shade, les détache de leur contexte et les détourne de leur fonction, à l’instar de
Winckler qui entreprend « la découpe » méthodique des aquarelles. De la même
manière, le personnage de Cinoc, dans La Vie mode d’emploi, incarne la
thématique de l’effacement par sa fonction même. Ce curieux personnage est
chargé d’éliminer devenus rares.
704
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 241. Cette volonté de déjouer la vigilance
de l’adversaire renvoie au joueur d’échecs, mais également à l’auteur post-moderne qui induit
son lecteur en erreur, s’ingéniant à le pousser vers une errance labyrinthique. L’auteur postmoderne joue aux échecs avec son lecteur, ce qui est clairement exposé dans Le Tableau du
maître flamand.
285
Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux métier. Comme il le disait luimême, il était « tueur de mots » : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors
que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur
faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude705.
Ce jeu entre les mots qu’ils faut enlever et ceux qu’il faut placer, dans une
dialectique du vide et de plein, rappelle le jeu d’échecs, où le mouvement est
créé par cette dynamique des pièces évoluant des cases vides aux cases pleines.
Le nom « Cinoc » évoque le mouvement. (kinesthésie, qui vient du grec
« kinein », « se mouvoir » ; « кино » signifie « cinéma » en russe, comme en
allemand « das Kino )».
Le poème de Shade, exilé dans un autre espace et un autre contexte par
l’interprétation de Kinbote, représente le passage706 d’un texte moderne à une
littérature post-moderne : le langage est détourné de sa fonction et le texte n’est
plus porteur d’un sens stable et univoque. Les interprétations les plus
personnelles sont permises. De même que Cinoc est un « tueur de mots » dans
La Vie mode d’emploi, Kinbote est « un tueur de textes » et Winckler « un tueur
d’aquarelles », fonction qui renvoie à la violence du jeu d’échecs, qui justement
met l’adversaire « en échec ».
« Cinoc », « le fils » en russe, détruit, pendant sa vie active, une partie du
patrimoine linguistique, tuant707 l’ancien pour faire place au nouveau : son
activité professionnelle consiste à éliminer les mots désuets pour faire place aux
nouveaux. Cependant, pendant sa retraite – étant lui-même passé à « l’ancien »
705
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 347. Le nom met de « Cinoc » en avant la
notion d’héritage, puisqu’il veut dire « fils » en russe (formule affectueuse, par rapport au mot
habituel « сын »).
706
Déplacement géographique et linguistique qui renvoie à la propre expérience de Nabokov.
D’ailleurs, il fut un écrivain russe moderniste et devient un auteur post-moderne en se
métamorphosant en prosateur de langue anglaise.
707
Le bilan de cette triste besogne est décrit dans La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 347 : « il
avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de
croyances… »
286
par son âge - Cinoc ressuscite les mots qu’il a détruits en les rassemblant sous la
forme d’un dictionnaire : « Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à
peu, son projet pris corps et il se décida de rédiger un grand dictionnaire des
mots oubliés708. »
Cette fonction, qui consiste à rassembler ce qui a été détruit, pourrait être
rapprochée de celle de Bartlebooth, à cette différence que le collectionneur de
puzzles reconstitue ce qui a été morcelé alors que Cinoc restitue des mots – des
signifiants, et non des signifiés comme les morceaux d’aquarelles - qu’il avait
tout bonnement fait disparaître.
L’objectif final de Bartlebooth est de livrer la collection au néant, non de
préserver ce qu’il a péniblement acquis au fil des années. De nouveau, la
fonction du collectionneur est détournée. Il rassemble des œuvres d’art
transformées en puzzles, ce qui évoque les conceptions esthétiques du
mouvement Oulipo, qui consiste à associer l’art au jeu. La destruction finale fait
partie intégrante du projet en accentuant sa gratuité et son inutilité. Cette
esthétique renvoie à la notion d’auto-référentialité de l’œuvre post-moderne qui
n’a de finalité qu’en elle-même. Dans La Vie mode d’emploi, construction et
déconstruction s’imbriquent dans le projet démiurgique : cette dialectique
dynamique structure la partie d’échecs, où la stratégie est fondée sur la
disparition progressive des pièces sur l’échiquier, qui ne s’effectue que rarement
de manière exhaustive, le mat étant souvent réalisé avant que les pièces ne soient
totalement éliminées.
Dans Feu pâle, la notion de destruction liée à la création ne concerne pas
l’œuvre en soi, mais la relation entre la création du démiurge dans l’espace
fictionnel et la mort effective du créateur. Suzanne Fraysse résume sous forme
de tableaux le parallélisme entre l’élaboration du poème et la progression
« graduelle » du meurtrier (Gradus)709. Cette synchronisation met en parallèle le
mouvement sur l’échiquier de la pièce menaçante de Gradus et la construction
du poème, qui débute d’ailleurs par l’évocation de la mort : « C’était moi
708
La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 349.
709
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Feu pâle », op. cit., p. 224.
287
l’ombre du jaseur tué710. » Le démiurge, en dévoilant la mort de l’oiseau,
annonce sa propre mort : il se définit comme l’ombre de cet oiseau qui s’écrase
dans son propre reflet, comme son double ; le mot « shadow », « ombre »,
constitue un écho du nom du poète, « Shade711 », qui est une métaphore de la
mort. De même, le commentateur-démiurge annonce sa propre mort, après avoir
ressuscité, ou inventé, la Zembla : « Quelqu’un, quelque part, se mettra
tranquillement – quelqu’un s’est déjà mis en route, quelqu’un, encore très loin
retient une place, monte dans un autocar […] et bientôt il sonnera à la porte712.»
On retiendra que ce jeu de doubles fait l’effet de « poupées gigogne » ; le poètenarrateur, qui regarde par la fenêtre, se fait le reflet l’oiseau tué, annonçant par là
même sa propre mort, élément proleptique qui trouve un écho dans la prédiction
finale de Kinbote. Feu pâle met l’accent sur la confusion des identités, et plus
particulièrement entre le sujet et l’objet : un monde virtuel, qui ne peut être
totalement réfuté, est l’identité possible de Shade713 et de Kinbote714, qui aurait
710
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “I was the shadow of the waxwing slain.” (Feu
pâle, op. cit., p. 61)
711
Les deux mots « shadow » et « Shade » traduisent une tension entre le différence et la
similitude. Il sont comme le reflet l’un de l’autre.
712
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., 236 : “Somebody, somewhere, will quietly set out –
somebody has already set out, somebody still rather far away is buying a ticket, is boarding a bus
[…] and presently he will ring at my door.” (Feu pâle, op. cit., p. 330) L’arrivée progressive de
l’assassin, telle une pièce s’avançant sur l’échiquier, est rendue en anglais par la forme -ing : la
scène se déroule au fil de la lecture qui devient ainsi un exercice de visualisation spatiale. La
dernière phrase met en scène une action virtuel, par le modal de prédiction « will », qui crée un
effet de proximité spatiale et temporelle. Le lecteur a l’impression nette d’assister au
déplacement d’une pièce sur l’espace échiquéen. Encore une fois, le rapprochement se fait entre
création et mort du démiurge.
713
Dans de nombreuses traditions, l’ombre est le double de l’être : avoir perdu son ombre
reviendrait à perdre son âme.
714
Kinbote est souvent devant la fenêtre, en train d’épier. Il aurait pu inventer le personnage du
poète, comme l’histoire de la Zembla, ce qui ferait de l’ensemble de la création un mensonge
schizophrénique : pour Nabokov, la seule vérité est la vérité esthétique d’un monde fictionnel.
288
écrit le poème et annoncerait donc la mort qu’il pressent à la fin de son
commentaire.
Un des démiurges est déjà mort depuis deux ans dans La Vie mode d’emploi, le
faiseur de puzzles, qui ourdit une vengeance contre Bartlebooth, menant ainsi
une « bataille » invisible contre lui. La Vie mode d’emploi s’achève sur une
vision de mort, de la création comme des créateurs : Winckler, suivi de peu par
Valène dans l’épilogue laissant « une toile pratiquement vierge715 », s’éteint à la
fin de la sixième partie (nombre fatidique), ces deux morts coïncidant avec la
vacuité de l’immeuble : « L’immeuble était presque vide716. » Ce vide
ontologique, aboutissement de la métaphore de la vie constituée par ce roman
labyrinthique, qui s’élabore lentement selon la stratégie de la construction
échiquéenne, rappelle que la mort s’inscrit dans toute création, réelle ou
fictionnelle. L’incomplétude en est l’essence, qui s’inscrit dans la texture même
de la création : « Le trou noir de la seule pièce non posée dessine la silhouette
presque parfaite d’un X717. »
Ce X, l’inconnu en mathématique, reprend la structure doublement symétrique
du jeu d’échecs : ainsi cette lettre, découpée en deux à la verticale ou à
l’horizontale, puis recollée donne la lettre W718. Ce procédé de déconstruction et
de reconstruction est emblématique de l’activité de Winckler et de Bartlebooth,
l’un décomposant, l’autre recomposant.
Telle une partie d’échecs, dont la fin statique contraste avec le long combat, le
roman s’achève par l’évocation de la pièce manquante, qui met Bartlebooth en
échec, victime de la victoire de Winckler - trois V successifs – qui apparaissent
715
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 580. Le récit s’achève quasiment sur une
case blanche, un vide.
716
Idem, p. 579.
717
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit.., p. 578. Le X est à la fois une lettre et un
chiffre roman, ces chiffres marquant les chapitres du roman. On retiendra que ce chiffre a pour
valeur dix, nombre qui structure l’immeuble.
718
On retiendra également l’allusion probable au roman de Perec W ou le souvenir d’enfance, op.
cit. Cette œuvre comprend an aspect d’autobiographie plus fantasmé et imaginaire que réel.
289
comme une signature. La création ne peut être que liée à la destruction : le roi se
voit infliger un échec et mat où s’inscrivent le W comme un double « vie », qui,
à l’envers, constitue un M comme « Mort ». Feu pâle débute par l’échec et mat,
sur lequel on revient à la fin, indiquant que Kinbote et Shade pourrait ne faire
qu’un, être l’ombre l’un de l’autre ; à moins que Shade n’ait été tué par le fou
échappé de l’asile, qui ne serait que le démiurge, le voleur Kinbote.
Bilan provisoire
Le joueur d’échecs apparaît comme la métaphore de l’artiste créateur
élaborant sa propre stratégie de création. La partie d’échecs, comme l’œuvre
d’art, prend forme du le point de vue singulier de l’auteur. Il définit ses propres
règles, ses propres finalités qui sont des variantes à l’infini du monde actualisé :
l’auteur expérimente des potentialités fictionnelles dont chaque œuvre incarne
un monde possible.
Cette mise en ordre du « mirage » qui lui est propre permet à l’auteurjoueur de faire cohabiter des mondes parallèles, à géométries et à temporalités
variables. Cette remise en question d’une ligne temporelle et spatiale, unique et
unilatérale, donne lieu à la coexistence d’une pluralité de mondes. A partir du
manuel d’échecs qu’il dérobe aux nazis, le héros de la nouvelle de Zweig
construit son monde qu’il projette dans l’univers de sa cellule. Il élabore ses
propres variantes qui finissent par se dessiner dans le monde réel.
Son dédoublement schizophrénique
est une manière de pousser le
fonctionnement psychologique des joueurs d’échecs à son paroxysme. Le joueur
d’échecs doivent, afin d’anticiper le déroulement de la partie d’échecs, se mettre
à la place du joueur adverse. Il projette son monde possible qui est un monde
exclusivement échiquéen. A l’instar de M.B…, Loujine crée son monde
possible : il perçoit le monde exclusivement a travers le prisme du jeu d’échecs,
en créant ses propres variantes. Une vaste partie d’échecs, à échelle humaine, se
290
déroule sous les yeux de Loujine, qui finit par interpréter le monde à travers les
règles de stratégie échiquéenne.
Dans ces différents mondes possibles, variantes créatrices de l’univers, plusieurs
espace-temps cohabitent en différents mondes parallèles d’une complexité
variable. Cette concordance de différentes temporalités peut varier du récit
enchâssé, comme dans le roman de Zweig, au va-et-vient symétrique entre le
passé et le présent comme dans Le Maître et le scorpion de Patrick Séry, ou à
l’établissement de réseaux de temporalités concentriques comme dans La
Variante de Lüneburg. Des solutions plus complexes sont offertes dans La Vie
mode d’emploi où, de la structure stable et unique de l’immeuble, des
temporalités et des spatialités centrifuges créent un effet de kaléidoscope. Feu
pâle crée un monde de brouillages spatio-temporels permettant à une pluralité
d’univers d’exister.
Les temporalités se heurtent et s’entrechoquent, prenant des formes diverses. Les
récits classiques du Joueur d’échecs, La Variante de Lüneburg ou Le Maître et
le scorpion adoptent des configurations où les différentes strates temporelles
sont clairement séparées et définies. Par contre, Feu pâle et La Vie mode
d’emploi présentent des configurations temporelles complexes où les univers
semblent se répondre et se faire écho ; des myriades de mondes possibles sont
contenues dans le microcosme de l’immeuble. Cette configuration fermée
semble éclater en éléments hétérogènes qui cohabitent. Feu pâle joue sur
l’enchevêtrement d’espace-temps où le lecteur a du mal à s’orienter.
Dans ces deux romans, il n’y a pas de solution de continuité : les univers sont
dispersés, séparés ; il sont reliés par la structure de l’immeuble dans La Vie mode
d’emploi. Ces univers diffus sont agencés par l’imaginaire de Kinbote dans Feu
pâle. Kinbote met en place les éléments selon les associations qu’il met luimême en place. Dans La Vie mode d’emploi, les éléments hétérogènes sont mis
en relation par un structure globale et « objectivée » par le projet de l’auteur, la
loi mathématique et échiquéenne de l’exploration de l’immeuble par le cavalier.
En revanche, dans Feu pâle l’imaginaire, la subjectivité de Kinbote est la
puissance organisatrice de l’ensemble. Le roman de Perec traduit une aspiration
291
à l’universel et à la totalisation ; celui de Nabokov est fondé sur un point de vue
subjectif et individuel.
Dernier point qu’il faut relever : le processus de création est indissociable
de la destruction, comme pour une partie d’échecs qui se termine par la mort
symbolique de l’un des joueurs. Dans Le Joueur d’échecs, le jeu mène à
l’effacement : M.B…disparaît à la fin du roman. Ce processus mortifère se
retrouve dans les romans évoquant l’holocauste, La Variante de Lüneburg et Le
Maître et le scorpion. Le processus de destruction est évoqué de manière plus
implicite dans Feu pâle ou La Vie mode d’emploi.
Kinbote annonce sa propre mort par un autre Gradus à la fin de l’œuvre, qu’il ait
tué le poète Shade, perdu aux royaume des ombres, ou qu’il soit la prochaine
pièce éliminée sur l’échiquier complexe du récit où les mondes s’embrouillent et
s’entremêlent. Cette fin souligne le parallélisme entre création de l’œuvre et
processus de destruction. La fin de la création implique la mort de l’auteur,
comme semblait l’indiquait la disparition de Shade à la fin – ou quasi fin si
effectivement il manquait le vers final comme le soutient Kinbote. La Vie mode
d’emploi s’achève sur un constat d’impossibilité de restituer la vie dans sa
totalité : le projet de Bartlebooth, et, en filigrane, de l’auteur, est mis en échec.
CONCLUSION
Dans le jeu d’échecs, le joueur gouverne le système comme lieu géométrique
dont il doit cultiver une vision panoramique. La partie se veut une exploration à
la fois méthodique et imaginative. Le joueur démiurge ne s’engage pas dans les
ramifications de la partie en se soumettant à des lois mécaniques. Il a recours à
sa propre créativité, comme toutes les œuvres l’auront montré.
L’exploration de l’espace échiquéen s’inscrit dans la thématique générale du
dédale, qui entraîne le lecteur dans les méandres d’espaces organisés et
superposés (La Vie mode d’emploi de Perec), d’espaces diffus et glissants (Feu
292
pâle), concentriques et immergents (La Variante de Lüneburg), binaires et
entrecoupés (Le Maître et le scorpion), passéistes et proleptiques (Le Tableau du
Maître flamand). Ces mondes virtuels engagent vers une mosaïque de lieux
mouvants où le joueur peut s’enfoncer pour l’éternité (La Défense Loujine),
disparaître subrepticement (Le Joueur d’échecs) ou en revenir plus apte à
affronter les étapes d’un réel structuré par le temps et la logique (De l’Autre côté
du miroir).
Le système arborescent est maîtrisé par un pouvoir central permettant d’avoir
prise sur les segments labyrinthiques où se coordonnent bifurcations et
agencements. Le joueur engage la partie vers une logique d’appropriation du
territoire, dans un réseau de déplacements cohérents qui assemblent et
désunissent au gré des choix et des hypothèses. Le éléments se mettent en place
tout en malmenant les attentes et les prévisions rationnelles : Alice doit répondre
à une prolifération logique qui frôle le non-sens, comme le souligne Deleuze719.
L’affluence et la confluence de règles créent un système où le principe de
l’analogie est prépondérant et où doubles jeux et jeux de doubles se répondent en
un effet de miroir : Le Tableau du Maître flamand érige la règle comme seul
référent possible, transposable à l’infini.
A l’inverse, l’excès donne accès au désordre où profusion devient fusion. Le
Joueur d’échecs comme La Défense Loujine ouvrent une brèche dans l’effet de
surface, dans la rationalité et entraîne vers les abîmes du chaos absolu : génie et
folie cohabitent dans cette métamorphose de la maîtrise en impuissance
mortifère.
Le réseau d’associations logiques et de créativité dans La Vie mode d’emploi et
dans Feu pâle n’est pas sans béances et fissures où s’introduit le doute
ontologique intrinsèque au monde post-moderne. L’ordre spatio-temporel
719
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 83 : « Il a deux faces, puisqu’il appartient
simultanément à deux séries, mais qui ne s’équilibrent, ne se joignent ou ne s’apparient jamais,
puisqu’il est toujours en déséquilibre par rapport à lui-même. Pour rendre compte de cette
corrélation et de cette dissymétrie, nous avons utilisé des couples variables : il est à la fois excès
et défaut, case vide et objet surnuméraire, place sans occupant et occupant sans place,
« signifiant flottant » et signifié flotté, mot ésotérique et chose exotérique, mot blanc et objet
noir.»
293
s’écroule ainsi que la signification stable et mesurée ; le lecteur entre dans
l’instabilité entropique aux antipodes des mondes stables et convenus ; l’écart se
creuse entre signifiés et signifiants, laissant de l’espace aux mondes
hypothétiques construits par le démiurge tout puissant, qui peut élaborer sa
vengeance pas à pas dans la texture du roman (La Variante de Lüneburg).
Le démiurge ouvre la voie vers des mondes dont il suppose, pressent
l’existence ; La Défense Loujine et Le joueur d’échecs, œuvres conçues à une
époque charnière, ainsi que l’œuvre du précurseur Lewis Carroll De l’Autre côté
du miroir, laissent deviner la présence de mondes virtuels comme variante de la
réalité. Le roman de Lewis Carroll fait entrevoir l’existence d’un monde au-delà
de l’apparence et de la réalité empirique. Dans Le Joueur d’échecs, M. B…
affirme l’existence d’un monde parallèle, son univers d’abstractions et
mouvements invisibles. Dans La Défense Loujine, se trouve valorisé le point de
vue de l’artiste-joueur démiurge qui affirme la suprématie de sa variante
possible.
Le joueur d’échecs de La Variante de Lünebürg, comme celui du Maître et le
scorpion, s’inscrit dans cette histoire où l’innommable a surgi d’une humanité
dont la sociabilité n’est qu’un vernis. Des mondes posés comme hypothèses
surgissent de la surface plane du tableau-partie d’échecs du Tableau du Maître
flamand. Le lecteur est un Sherlock Holmes à la recherche d’un assassin, mais ce
n’est qu’une fausse piste échiquéenne, puisque la partie reprend à l’envers.
Le post-moderne mêle les genres, les modes et les mondes, tel Kinbote qui
pourrait avoir assassiné son poète préféré afin d’instaurer son ordre imaginaire
tout puissant : fantasme de partie d’échecs solitaire, où l’adversaire est neutralisé
dès le début de la partie. Le démiurge crée un lieu de passage entre la réalité
tangible qui, telle une partie d’échecs, est un monde « actualisable », qui s’est
« actualisé », et le monde de la fiction, où il expérimente méthodiquement une
hypothèse, un monde virtuel. Ce lien entre le réel et le fictionnel apparaît dans
La Vie mode d’emploi, jeu métaphorique de la création fictionnelle, comme de la
vie, qui lorsque la lettre est retournée devient la mort. Cette dualité s’exprime
dans la lettre manquante du W : il suffit de manipuler les signes pour inverser les
294
valeurs720. Perec utilise les mathématiques et la géométrie ; il fait le lien entre la
science et la création artistique, dans un jeu qui n’aboutit qu’à l’incomplétude.
La science contemporaine renouvelle la réflexion sur l’aléatoire et le discontinu
qui s’expriment dans l’entropie et la mécanique quantique : y aurait-il une
mystérieuse solidarité entre le mode d’expérimentation scientifique et le
développement de la littérature ? En tout état de cause, ces effets de parallélisme
démontre la parenté ontologique de la réalité la plus tangible et de la fiction,
dont le jeu d’échecs, à la fois matériel et abstrait, pourrait constituer la figure
emblématique.
Le jeu, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, constituait l’allégorie
parfaite de la guerre et du pouvoir721. Fondé sur une disposition des pièces en
miroir interne (localisation des pièces d’un joueur) et externe (localisation des
pièces de l’autre joueur), le jeu constitue lui-même un miroir de l’affrontement
guerrier. La scission s’inscrit dans la structure du jeu d’échecs, fondé sur un
ordre binaire où deux polarités s’affrontent. La division manichéenne entre les
pièces blanches, qui offrent au joueur le privilège de commencer la partie, et les
pièces noires, a pour fonction dans les œuvres de représenter le conflit entre
deux mondes , qui finissent soit par entrer en collision, soit par entretenir des
relations d’interaction.
720
Tels les Nazis inversant la Svastika hindoue.
721
Voir l’histoire du jeu d’échecs dans l’ouvrage de Giffard, Nicolas et Biénabe, Alain, Le Guide
du jeu d’échecs, Paris : Laffont, 1993. (pp. 333-656). Un autre ouvrage montre le lien entre le jeu
d’échecs et le hiérarchie militaire et politique à travers le nom des pièces : Capece, A. L’Histoire
de échecs, Paris : Vecchi, 2001.
295
TROISIEME PARTIE :
COLLISION ET INTERACTION
DE MONDES
296
INTRODUCTION
« L’unité de soi avec son contraire, de l’identité et de la différence, ne joue-telle pas le jeu du
Même ? »
Costas AXELOS722.
Le jeu d’échecs offre un dispositif complexe, avec des pièces aux
mouvements variés, qui permet la confrontation de deux mondes irréductibles.
Le « face à face » échiquéen intervient dans un climat d’animosité guerrière :
l’échiquier se présente comme un obstacle que le joueur doit surmonter afin de
mettre son adversaire en échec. Il s’agit pour le joueur d’échecs d’imposer à son
adversaire le développement qu’il souhaite. Le jeu d’échecs exprime une tension
entre deux mondes possibles qui s’affrontent. Il représente doublement un
conflit, en tant que lutte agônale bien réelle entre deux joueurs, et en tant que
figuration imaginaire et guerrière sur l’échiquier. La partie d’échecs constitue la
transposition d’un conflit entre deux armées, entre deux monarchies, dont
l’objectif est la conquête du territoire adversaire et sa mise à mort723. Le jeu
incarne ainsi un meurtre symbolique.
La collision entre mondes peut se jouer de manière binaire, selon l’opposition
manichéenne entre les deux couleurs blanc et noir. Plusieurs œuvres du corpus
illustrent cette opposition, tant sur le plan psychologique qu’idéologique, entre
deux polarités inconciliables. Tel est les cas du jeu de contraste entre les deux
joueurs d’échecs du roman de Stefan Zweig. Czentovic apparaît comme le
double inversé de M. B… : les joueurs constituent tous deux une énigme, un
mystère, mais ils sont l’image inversée l’un de l’autre. La même remarque peut
s’appliquer au roman contemporain de Maurensig, où les joueurs Frisch et
722
Le Jeu du monde, op. cit., p. 441.
723
Mat provient du mot arabe signifiant « mort ».
297
Tabori sont présentés comme des doubles inversés. Ces jeux d’opposition
s’inscrivent dans la manière de jouer, dans le style de stratégie utilisée par les
joueurs, que ce soit dans Le Joueur d’échecs ou dans La Variante de Lüneburg.
Ce contraste entre deux adversaires apparaît dans Le Fou noir. Dans la nouvelle
d’Arrigo Boito724, les personnages qui s’opposent sur l’échiquier, le blanc
esclavagiste et le noir émancipé, sont des doubles inversés. De plus, comme dans
Le Joueur d’échecs ou La Variante de Lüneburg, le conflit qui se joue sur
l’échiquier figure une autre tension, qui se déroule sur le plan imaginaire, entre
deux idéologies inconciliables. Le récit de Boito, publié en 1867, met en scène,
par échiquier interposé, un conflit idéologique entre les forces du bien et celles
du
mal :
l’anti-esclavagiste
noir
s’oppose
à
l’esclavagiste
blanc725.
L’esclavagiste finit par tuer son adversaire noir, qui est en train de le vaincre sur
l’échiquier. Cette mise en scène d’un conflit guerrier par l’intermédiaire du jeu
démontre la proximité du jeu des activités sociales, comme le souligne Roger
Caillois, qui traduit le débordement du ludique hors de ses frontières et son
intégration dans la sphère de la vie réelle.
Hors de l’arène, après le coup de gong, commence la perversion véritable de l’agôn, la
plus répandue de toutes. Elle apparaît dans chaque antagonisme que ne tempère plus la
rigueur de l’esprit du jeu. Or la concurrence absolue n’est jamais qu’une loi de nature […]
La corruption de l’agôn commence là où aucun arbitre, ni arbitrage n’est reconnu726.
Au meurtre symbolique sur l’échiquier se substitue le meurtre réel du rival noir,
qui n’est que le prolongement dans le monde empirique du conflit imaginaire,
idéologique qui était sous-jacent. Ainsi la collision des mondes est indissociable
de l’interaction qui s’exerce entre le monde réel et le monde de la fiction, du
ludique : l’opposition irréductible entre deux mondes aboutit à la contamination
du jeu sur le réel.
724
725
Boito, Arrigo, Le fou noir, trad. par Jacques Parsi, Paris : Actes Sud, 1987.
Cette nouvelle propose une inversion des valeurs accordées habituellement à ces deux
couleurs, puisque le noir incarne ici les forces du bien.
726
Caillois, Roger, Les Hommes et les jeux, op. cit., pp. 106-107.
298
Dans Le Joueur d’échecs, la mise en scène contrastée des deux joueurs peut être
interprétée comme la victoire du nazisme conquérant sur l’humanisme vaincu à
la fin de la nouvelle. Cette opposition est réinvestie de manière plus tranchée
encore dans La Variante de Lüneburg : le combat se joue entre le bourreau et la
victime, dans le lieu de ces « pires horreurs concentrées en quelques hectares
ceints de barbelés », pour reprendre la formule de Bertrand Westphal dans
« Pour une approche géocritique des textes : Esquisse727. » Tabori le juif y
affronte Frisch le nazi, schéma qui est repris dans le roman de Patrick Séry, La
Maître et le scorpion. Ce lieu de l’irreprésentable, de l’horreur indicible se tient,
a priori, à mille lieues du ludique. Or, l’enjeu des parties, dans le roman de
Maurensig, comme dans celui de Séry, mêle le ludique et le macabre : aux
parties perdues correspondent des pertes en vies humaines.
Le combat, situé hors de l’échiquier, consiste à défier la mort. Dans cette
antagonisme irréductible, le jeu déborde sur la réalité. Le seule manière de
prendre sa revanche consiste pour Tabori à vaincre l’adversaire en dehors de
l’espace échiquéen en le faisant assassiner par son Golem symbolique, Hans, son
fils adoptif : ce meurtre apparaît comme la résolution éthique du conflit. Cette
« contamination avec le monde réel » est définie par Roger Caillois comme une
corruption du jeu728. Le jeu déborde également de ses limites dans le roman Le
Tableau du maître flamand, dont la trame principale est constituée par une
énigme policière. Le ludique prend forme dans le monde empirique, un jeu de
correspondances macabres s’établissant entre les pièces et les êtres humains
menacés ou tués par l’assassin-joueur d’échecs.
Cet effet de contagion du jeu sur le réel est réversible : au départ, la partie reflète
le meurtre qui a eu lieu des siècles auparavant, dont la position échiquéenne
727
Westphal, Bertrand, « Pour une approche géocritique des textes : Esquisse. » in La
Géocritique mode d’emploi, op. cit., p. 9. Dans son article, Bertrand Westphal souligne la
rupture, engendrée par les horreurs de la deuxième guerre mondiale, qui s’est produite dans la
perception du temps et de l’espace.
728
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes, op. cit., p. 103 : « L’empire de l’instinct redevenant
absolu, la tendance que parvenait à abuser l’activité isolée, abritée et en quelque sorte neutralisée
du jeu, se répand dans la vie courante et tend à la subordonner autant qu’elle peut à ses propres
exigences.»
299
constitue la trace visible. Cette réversibilité de l’interaction entre mondes
correspond à la métaphore du miroir associée au jeu d’échecs. Ce passage d’un
monde à l’autre, en traversant la surface transparente du miroir, a été inauguré
par le voyage d’Alice au royaume des échecs. Ce texte précurseur est fondé sur
une partie d’échecs où « le face à face » prend des allures singulières, puisqu’il y
a deux couleurs opposées, mais pas d’adversaires, ni d’alternances de coups.
Quelle est cette partie insolite qui se développe sur l’échiquier au-delà du
miroir, du monde de l’apparence ? La collision, qui émerge dans cette
disposition binaire de l’univers réel face au monde de la fiction, s’effectue entre
le langage conventionnel et fonctionnel, et le langage de la créativité729. Ce
conflit, que Lewis Carroll met en jeu, entre l’empirique unificateur et le
labyrinthe du langage multiple et créatif est résumé par Deleuze dans Critique et
clinique : « Il met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques.
Il entraîne la langue hors des sillons coutumiers, il la fait délirer730. » Dans ce
« face à face » échiquéen, l’enjeu de la partie est d’ordre esthétique et
ontologique : il s’agit de montrer la prépondérance d’un monde sur un autre. La
retour d’Alice à la norme, par sa réintégration au monde réel, a ce côté rassurant
du conte pédagogique.
La Défense Loujine s’inspire de l’œuvre de Lewis Carroll : le « face à face »
entre Loujine et ses adversaires reflète son conflit avec le monde réel, Loujine
qui, comme son nom l’indique, représente le monde de l’illusion et de
l’imaginaire. Contrairement à Lewis Carroll, Nabokov introduit un brouillage
permanent des frontières entre réalité et ludique qui aboutit à la disparition finale
de Loujine par la fenêtre, analogue au carré de l’échiquier. La folie de Loujine
constitue une projection du jeu sur le réel : cette transfiguration peut être définie
comme son « mirage » qui se substitue au réel, ce thème rappelant la folie de
M.B…dans Le Joueur d’échecs.
729
Cette opposition envoie aux fonctions du langage chez Jakobson, la fonction dénotative et la
fonction poétique. Jacobson, Roman. Essais de linguistique générale : 1-Les fondations du
langage, op.cit.
730
Deleuze, Gilles, Critique et Clinique, Paris : Minuit, 1993, p.9. Deleuze prend là le mot
« délirer » dans son sens étymologique, c’est à dire « sortir des sillons ».
300
Cet effet de contamination du réel par l’imaginaire surgit d’une tension entre
deux polarités dans Feu pâle: celle qui oppose le poème, ou son auteur,
« l’ombre » (qui fait penser au noir échiquéen), et son exégète délirant Kinbote.
Les jeux de doubles sont infiniment complexes dans ce texte, où s’affrontent des
espaces hétérogènes. « La voyant et la vue s’unissent731 », ce qui suggère que les
joueurs sont aussi des pièces dont l’image se fragmente, tel Gradus, pièce à la
marche inexorable. Le texte n’est pas dénué d’allusions aux couleurs
manichéennes du jeu d’échecs, le noir (l’ombre) et le blanc (la neige).
Cependant, l’opposition majeure qui imprègne le texte, est constituée par le
rouge (allusion à l’œuvre de Lewis Carroll) et le vert.
Ces deux couleurs n’expriment pas une opposition tranchée mais, au contraire,
une gradation, contenue dans le second sens de « Shade », « la nuance ». Elles
traduisent une complémentarité, ce qui suggère l’absence de toute résolution
éthique possible : chaque joueur adopte un point de vue éminemment subjectif
qui contamine la réalité, où chacun peut être un joueur, ou une pièce, négatif ou
positif selon l’angle où l’on se place. L’idée de complémentarité dans ces
œuvres évacue toute possibilité de résolution nette et tranchée de la tension
échiquéenne.
La conception d’une complémentarité nuancée, plus que d’une opposition
manichéenne suggérant une résolution éthique, se dégage de La Vie mode
d’emploi. Le jeu s’établit entre trois joueurs (Valène, Winckler et Bartlebooth),
ce qui change la bi-polarité en une triangularité qui échappe au manichéisme et
traduit la complexité de la vie et de la création. La mystérieuse opposition entre
Winckler et Bartlebooth, à l’insu de celui-ci, se solde par la victoire mystérieuse
du W vengeur, sans qu’aucune signification stable puisse se dégager de cette
opposition.
On peut se demander qui affronte le cavalier à la marche inflexible et solitaire.
Cette pièce, qui unit par son déplacement l’ensemble de l’immeuble, réduit peu à
peu les possibilités de dire les choses, puisqu’il reste de moins ou moins de
cases-pièces disponibles. Elle traduit métaphoriquement l’incomplétude de la
731
Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p.61.
301
fiction, du mot qui ne peut jamais vaincre la complexité du réel : « la face à
face » ne peut aboutir que « presque » à une victoire.
1. Mondes antithétiques et corruption
du jeu
La structure des forces en présence révèle une lutte guerrière primitive entre
deux camps qui s’opposent jusqu’à l’anéantissement de l’un d’eux. Les couleurs
antithétiques du jeu d’échecs, opposition dédoublée par l’alternance des cases
blanches et noires, constituent une allégorie de la lutte entre les forces du bien et
du mal. Cette dualité manichéenne a été utilisée, notamment dans la littérature de
la Renaissance, comme dans la pièce de Thomas Middleton A Game at Chess732
publiée en 1624.
Dans A Game of Chess, les personnages sont nommés comme des pièces
d’échecs, dans tout un système de doubles inversés (roi noir, roi blanc, reine
blanche, reine noire, etc.) : la pièce représente, dans une lecture parfaitement
732
Middleton, Thomas, Women Beware Women and other Plays, New York, Oxford University
Press, 1999, pp. 238-309. La pièce de Middleton traduit, autant qu’une vision générale de
l’opposition des deux royautés, une préoccupation politique du moment : l’échec des
négociations entre le Prince Charles et le Duc de Buckingham, en 1663, menées afin d’aboutir au
mariage du prince avec l’Infante espagnole. Les personnages portent le nom de pièce d’échecs en
anglais, avec un jeu d’opposition de couleur ( Black Bishop, White Bishop, Black Knight, White
Knight, etc) et correspondent à des personnages réels, ce qui confère à la pièce une réelle valeur
d’allégorie politique (par exemple, l’ambassadeur d’Espagne est représenté par le cavalier noir –
chevalier en anglais).
302
manichéenne d’événements historiques, une situation politique précise opposant
la couronne d’Angleterre (les blancs) à celle d’Espagne (les noirs).
Cette incursion dans le temps démontre l’utilisation du manichéisme des
couleurs dans cette connivence féconde qui s’est toujours exercée entre le jeu
d’échecs et les lettres. Certaines œuvres du corpus révèlent cette utilisation des
couleurs pour opposer deux mondes antithétiques, comme Le Joueur d’échecs,
écrit en plein contexte historique de l’avènement du nazisme et de l’Anschluß.
Les deux romans contemporains, La Variante de Lüneburg et Le Maître et le
scorpion, réinvestissent cette thématique de la lutte contre le mal nazi, dans
l’espace même de la solution finale. Cette lutte à mort entre deux polarités ne
peut être contenue à l’intérieur de l’espace échiquéen : elle en déborde les
limites, le jeu n’étant plus que la métaphore d’un autre conflit d’une violence
inouïe.
Par le choix délibéré de l’un des joueurs, qui pousse la
systématisation de la règle jusqu’à ses conséquences extrêmes, l’aspect ludique
du jeu est perverti, détourné de son sens initial : la mort symbolique sur
l’échiquier prend une forme concrète dans l’univers réel733. Dans Le Maître et le
scorpion, il s’agit de la mise en œuvre d’un échiquier vivant, où
l’instrumentalisation de l’humain est poussée à son degré extrême. Il prend des
allures sacrificielles, où les nazis se font assassins de ceux qu’ils considèrent
comme l’altérité absolue, dans « ce face à face » échiquéen qui n’est plus du tout
du ressort du jeu.
Dans un tout autre contexte, où se mêlent le monde des échecs et
celui de la peinture, Le Tableau du maître flamand, l’espace échiquéen
contamine la réalité : le tableau, au départ censé reproduire une situation réelle
de meurtre perpétré des siècles auparavant, reprend vie sous l’impulsion
dévastatrice d’un mystérieux assassin. Celui-ci applique les règles échiquéennes
à sa construction démoniaque, que doit combattre le joueur d’échecs Muñoz, en
733
Cette thématique se retrouve dans l’œuvre de science fiction de Dan Simmons, L’Echiquier
du mal, trad. par Jean-Daniel Brèque. Paris : Denoël, 1989. Dan Simmons évoque le même
détournement du ludique au cœur de l’horreur de la solution finale : l’échiquier est constitué
d’êtres humains qui sont massacrés au fil du développement de la partie.
303
prévoyant ses coups et en démasquant finalement l’assassin .Cette lutte
manichéenne aboutit à une résolution éthique, que ce soit dans l’énigme
policière ou dans le roman de Maurensig. Dans ces deux œuvres, le mat final est
infligé au joueur porteur d’ombre et de destruction. Dans La Variante de
Lüneburg, l’aspect purificateur d’un mat justicier infligé à la partie adversaire,
qui incarne la monstruosité sous le vernis de la civilisation, prend d’autant plus
l’allure emblématique d’une victoire des forces du bien contre le mal.
A. Collision de mondes antithétiques
Le symbolisme manichéen contenu dans des couleurs qui se font face dans leur
altérité radicale se prête aisément à la thématique de l’opposition de forces
contraires. Le joueur s’identifierait lui-même à la couleur de son camp, et serait
emblématique d’une des polarités morales du bien et du mal. La négativité serait
d’ailleurs associée à la destruction symbolique figurée dans le mat final « mort » en arabe - de l’un des adversaires734. Ce jeu rigoureux et rationnel a pu
être ainsi être utilisé comme allégorie de questions métaphysiques : tel est le cas
du film d’ Ingmar Bergman, Le Septième sceau735, où le chevalier Block joue
contre la mort, personnage allégorique au visage de cire sous un voile noir qui
l’habille de pied en cap.
Cet affrontement aboutit à la fin du film à la mort réelle du chevalier, mise en
parallèle avec le mat que lui inflige la mort (qui a les pièces noires) sur
l’échiquier : la partie d’échecs avec la mort constitue la structure matricielle de
ce film dont l’action se déroule au Moyen-Age, pendant la grande peste. Le
chevalier semble être en sursis pendant la durée du film, affrontant la mort,
734
La seule alternative possible au mat est le « pat », où les deux joueurs obtiennent l’égalité.
735
Bergman, Ingmar, Le Septième Sceau, Stockholm : Filmindustri, 1957. Le film est, d’ailleurs,
réalisé en noir et blanc, contrainte technique qui sert les desseins du réalisateur.
304
faucheuse implacable des pièces humaines. Le personnage principal,
emblématique de la condition humaine vouée à la mortalité, est un « chevalier »,
traduction du « cavalier » en anglais : il est joueur et pièce manipulée à la fois,
ce qui apparaît nettement dans la scène de confession où la grille entre le moine
et le chevalier ressemble à un échiquier. Comme le souligne Serge Brusorio,
« l’affrontement du Chevalier et de la Mort sur l ‘échiquier est bien le pivot
esthétique sur lequel s’articule le film736. »
Le combat sur l’échiquier a une valeur allégorique et prend une dimension
métaphysique dans ce film philosophique sur la toute-puissance de la mort. Le
film puise sa puissante charge symbolique dans l’opposition de l’homme à
l’énigme insoluble et inéluctable du « mat » final. D’une manière atténuée ou
transposée dans un contexte historique, sans intervention du fantastique comme
dans Le Septième Sceau, la lutte contre la mort apparaît dans certaines œuvres
exploitant le jeu d’échecs.
La thématique du jeu d’échecs est associée au contexte du nazisme dans trois
œuvres de notre corpus. Le Joueur d’échecs, publié en 1943, quelques mois
avant le suicide de Zweig en exil au Brésil, met en scène deux joueurs d’échecs,
qui sont présentés à la fois de manière symétrique et antithétique. Le récit cadre
a lieu sur un bateau, qui navigue entre deux polarités, l’Amérique du Nord, New
York étant le lieu de départ, et Buenos Aires, destination du narrateur comme du
champion Czentovic, se rendant à un tournoi. Les deux joueurs ont un ancrage
en Europe centrale : Czentovic est le fils d’un bateleur du Danube, qui, orphelin,
est élevé par un prêtre, tandis que M.B… est originaire de Vienne. Czentovic,
comme M.B… , est porteur d’un mystère, d’une énigme ; ils sont tous deux à la
périphérie de leur lieu d’origine, en exil, que ce soit pour des motifs politique
(M.B…) ou professionnel (Czentovic).
Ils représentent un mystère pour le narrateur, qui tente de percer leur secret, et
en particulier, le mystère de l’origine de leur don pour l’inculte Czentovic
736
Brusorio, Serge, « Les Lendemains de l’Apocalypse : A propos du Septième Sceau d’Ingmar
Bergman » in « Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXème-XXème), op. cit., p.
571.
305
comme pour l’anonyme de M.B…, qui garde le masque des initiales dans toute
la nouvelle. Enfin, les deux personnages sont coupés du monde social :
Czentovic n’a aucun contact avec les autres, si ce n’est par l’intermédiaire de
l’espace échiquéen, tandis que M.B…, surgi de l’inconnu où il retourne à la fin,
ne rompt sa solitude que lorsqu’il qu’il se confie au narrateur dans un récit
enchâssé.
Ces parallèles tracés entre les deux personnages sont assortis d’un jeu
d’opposition qui en fait les représentants de deux mondes antithétiques et
irréconciliables. Czentovic est un paysan du Danube : la polysémie du mot
« Bauer » en Allemand laisse entrevoir plusieurs aspects de ce personnage
taciturne. Hormis ce sens de « paysan », le mot signifie également un « pion » du
jeu d’échecs. Ne représente t-il pas, par un jeu d’analogies, le « pion » qui, selon
la règle échiquéenne, peut se métamorphoser en pièce de son choix ? De sa
condition initiale de « paysan », Czentovic devient un maître du jeu en
construisant ses parties, ce qui constitue le troisième sens du mot « Bauer », « le
constructeur » : il compense ainsi son inculture, « Unbildung »737.
Au contraire, M.B… descend d’une vieille famille autrichienne, proche du
pouvoir politique et financier, avant l’Anschluß, et est l’héritier de la vieille
culture européenne. Alors que Czentovic constitue le point de mire des
passagers, comme maître des échecs reconnu, M.B…apparaît comme un roi en
exil : il garde son d’anonymat pendant tout le voyage, et apparaît et disparaît en
catimini. Il s’avère être le perdant de la rencontre échiquéenne contre son
adversaire inculte et d’un pragmatisme brutal, ce qui, comme le commente
Christof Laumont, permet de lire la nouvelle de Zweig comme une allégorie
politique : « La dernière œuvre de Zweig peut être lue comme le récit de la
737
Le terme « inculture », « Unbildung », est composé du verbe « bilden » et d’un préfixe
privatif, synonyme de « bauen », « construire » : l’activité échiquéenne est posée comme
l’élément compensatoire d’un manque.
306
victoire du fascisme sur l’intellectualisme conservateur et humaniste
européen738.»
Cette lecture peut être étayée par le thème du récit enchâssé à la première
personne que fait M.B… au narrateur : sa captivité par les Nazis, qui est au cœur
de la nouvelle. M.B. a fait les frais de la brutalité politique dans le cadre de sa
détention.
Cette opposition entre la victime et le bourreau, en résonance avec le
manichéisme des échecs, est accentuée dans les deux romans publiés très
récemment, La Variante de Lüneburg de Maurensig et Le Maître et le scorpion
de Patrick Séry. Les deux romans, publiés respectivement en 1993 et en 1991,
jouent sur la dualité des identités, révélée et cachée des personnages, tous liés
aux nazisme dans leur passé, qu’ils aient été victimes ou bourreaux.
Dans le roman de Séry, un balancement s’opère entre le présent, où l’ancien
déporté, joueur d’échecs de renom, a repris le nom de son père aristocrate Von
Frisch, et son passé de déporté lorsqu’il portait le nom juif de sa mère
Morgenstein. Le mot, qui introduit la rétrospection vers l’horreur, est l’impératif
« choisis », que le kapo adresse à Morgenstein739. Cette notion de choix, lié à
l’espace ludique, est transposé dans une univers où elle prend des allures d’ordre
et d’invective : le joueur Morgenstein, le déporté, affronte le commandant nazi.
Morgenstein souligne la relation antithétique qui sous-tend les rencontres
échiquéennes : « Je suis juif uniquement parce que vous êtes nazi 740.»
Ce rapport antithétique à l’autre s’inscrit également dans La Variante de
Lüneburg, où l’histoire rétrospective de Frisch, l’industriel au passé nazi, trouvé
assassiné après une partie d’échecs, entraîne le lecteur vers l’espace du camp de
738
Laumont, Christof, « Echecs et navigation : allégorie et structure narrative dans Le Joueur
d’échecs de Stefan Zweig » in Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs et les Lettres (XIXèmeXXème), op. cit., p.335. Cette échec de l’intellectuel face à la force brutale peut être mis en
perspective avec le suicide de Zweig quelques mois après : cet échec, ainsi que le thème de
l’exil, prend une dimension autobiographique.
739
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 29.
740
Idem, p. 41.
307
la mort, dans un affrontement avec son rival ancestral, Tabori-Rubinstein, qui a
alors pris le relais de l’instance narrative de départ741. Ce « face à face » entre le
déporté et le nazi coïncide avec l’opposition des couleurs : « Guidés par leur
froide logique, les blancs s’enfonçaient parmi les noirs, les forces contraires
s’équilibraient 742.»
Cette partie est l’aboutissement d’un antagonisme qui s’est exprimé dans le
temps : pendant son récit rétrospectif, Tabori-Rubinstein relate d’abord, de
manière chronologique, les faits qui ont précédé son arrestation, et notamment
son affrontement avec Frisch alors qu’il étaient enfants. En évoquant leur
première
rencontre
échiquéenne,
le
narrateur
emploie
l’expression
d’ « adversaire prédestiné743.» Cette opposition ontologique avec Frisch
constitue l’archétype de la compétition entre des polarité irréconciliables, étant
aux antipodes l’une de l’autre. Elle hante Tabori dès la première
rencontre : « Tout au long de ces premières années, la présence de mon
adversaire d’élection ne cessa de me poursuivre744.» Le narrateur met en avant le
contraste physique entre les deux protagonistes.
Même au physique nous ne pouvions être plus dissemblables : à l’époque j’étais petit et
joufflu, lui était grand et très maigre, un véritable échassier en culottes courtes. J’étais
brun et frisé, lui blond avec des cheveux plats et fins qui lui tombaient sur les tempes.
Bref, j’étais juif et lui aryen745.
741
Dans la seconde partie du roman, c’est Tabori qui devient l’instance narrative.
742
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 140 : « Guidate da una loro fredda
logica, le figure bianche si incuneavano tra quelle nere, le forze contrarie si equilibravano.» (La
Variante de Lüneburg, op. cit., p. 168).
743
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 110 : « Il mio avversario
predestinato.» (La Variante de Lüneburg, p. 131).
744
Idem, p. 111 : “ In quei primi anni, la presenza del mio avversario elettivo non cessò mai di
perseguitarmi. ” (Idem., p. 132).
745
Ibid, p. 113 : “Anche sul piano fisico, non potevamo essere più diversi : se io a quel tempo ero
piccolo e paffutello, lui era alto e magrissimo, un autentico trampoliere in calzoni corti. Se io ero
bruno e ricciuto, lui era biondo e con i capelli lisci e fini che gli ricadevano sulla tempia.
Insomma, io ero ebreo e lui ariano.” (Ibid, op. cit., p. 134).
308
Cependant, la différence la plus sensible pour un joueur d’échecs s’inscrit dans
le style du jeu. Le jeu conservateur de Frisch est comparé à celui de Tarrasch,
joueur d’échecs célèbre pour son conformisme, qui soutenait qu’il y avait des
coups « comme il faut » au jeu d’échecs. Frisch semble s’être inspiré de ce
paragon du conformiste dans un jeu pourtant créatif.
Je connaissais son jeu ; j’avais analysé plusieurs de ses parties sans leur trouver la
moindre originalité : elles étaient celles d’un conservateur qui ne s’était pas débarrassé du
schématisme d’un Tarrasch (le père germanique des échecs) et ne devait rien à
l’influence des théories ultramodernes alors en vogue. Mais c’était justement ce manque
d’originalité, de risque, de fantaisie, cette soumission au dogmatisme qui m’inquiétaient746.
Frisch est un homme qui peut pousser l’esprit de système jusqu’à ses extrêmes
limites. Au contraire, Tabori porte le même nom que Rubinstein, joueur connu
pour la richesse et le caractère novateur de son jeu747. Ainsi Frisch et Tabori sont
campés comme des personnages aussi contrastés que les couleurs échiquéennes.
Le déporté est censé apporter, dans le contexte du système de destruction
massive dans le camp de la mort, une dimension de jeu à son tortionnaire. Le jeu
d’échecs devient un terrain d’opposition, de conflit entre le bourreau et la
victime, tout en étant inévitablement le lieu où un contact entre eux est possible.
Tabori est placé dans une relation interactive avec son bourreau, par
l’intermédiaire du jeu d’échecs, ce qui le rend involontairement complice du
système dont il est victime : la perversité du fonctionnement échiquéen mis en
746
Maurensig, Paolo, La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 112 : « Conoscevo il suo gioco, avevo
analizzato parecchie sue partite senza trovarvi nulla di originale ; il suo era un gioco
conservatore, legato ancora agli schematismi di Tarrash (il Padre tedesco degli scacchi), e non
era stato per nulla influenzato dalle teorie ipermoderne allora in voga. Eppure, era propio quella
mancanza di originalità, di rischio, di fantasia, quell’asservimento al dogmatismo, che mi
inquietavano.» (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 133).
747
Giffard, Nicolas et Biénabe, Alain, Le Guide des échecs, op. cit., pp. 406-407. Le caractère
des joueurs se révèle dans la manière de jouer. Ainsi des différences très nettes de style
apparaissent, ainsi que des mouvements esthétiques, tel que le romantisme.
309
place par les normes et les règles de Frisch constitue à faire participer Tabori,
par le jeu d’échecs, à la destruction physique des déportés.
Dans La Variante de Lüneburg comme dans Le Maître et le scorpion, la victime
juive et le bourreau nazi forment un couple emblématique, qui peut évoquer le
roman de David Grossman Voir-ci dessous Amour748. Dans ce roman, Neigel, le
commandant du camp de la mort demande au conteur Wasserman, déporté juif,
d’adopter le rôle de Schéhérazade et de lui raconter les aventures des Enfants au
cœur vaillant, ses héros de roman. Dans la quatrième et dernier partie du roman,
« l’encyclopédie complète de la vie de Kazik », cette histoire est racontée sous la
forme d’un dictionnaire, qui met en avant les relations du déporté et de son
tortionnaire, dans une perspective ludique, contrastant avec le contexte du camp
de la mort.
L’antithèse entre mondes qui entrent en collision apparaît également dans
le jeu d’opposition entre Czentovic et M.B…dans Le Joueur d’échecs. Par ce jeu
d’oppositions, on voit même se dessiner une analogie entre les personnages et
les pièces du jeu d’échecs. Czentovic au large front, au jeu d’une lenteur
imperturbable, réfractaire au pouvoir de l’imagination, présente une similitude
avec la tour à l’implacable et prévisible déplacement en lignes droites. Il se
démarque par un comportement de retrait, replié dans « sa tour d’ivoire ». Quant
à M.B…, sa pâleur fantomatique et son visage anguleux le rapprochent d’un fou
blanc : « Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse,
et l’étonnante pâleur de ce visage relativement jeune me frappa de nouveau. Ses
cheveux étaient tout blancs749.»
Il apparaît de façon impromptue, comme surgi d’une diagonale, et prend congé
de manière fuyante : « Il s’inclina encore une fois et s’en fut, de la même
748
Grossman, David, Voir ci-dessous: Amour, trad. par Judith Misrahi et Ami Barak, Paris :
Seuil, 1991. Par ses récits, Wasserman doit distraire son bourreau, ce qui introduit une dimension
de jeu.
749
Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 46 :“ Der scharfgeschnittene Kopf ruhte in der
Haltung leichter Ermüdung auf dem Kissen; abermals fiel mir die merkwürdige Blässe des
verhältnismäßig jungen Gesichtes besonders auf, dem die Haare blendend weiß die Schläfen
rahmten.“(Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 43).
310
manière mystérieuse et discrète qu’il était apparu la première fois750.» Par cette
disparition finale, le joueur d’échecs cède le terrain à son rival qui a le dernier
mot : ce retrait et cette défaite peuvent être lus comme l’échec des valeurs de la
culture et de la démocratie face à la force imperturbable et mortifère du nazisme
conquérant. Sa déroute est totale à la fin de la nouvelle, comme l’a relevé
Christof Laumont dans « Echecs et navigation ».
M.B…n’est qu’un fou, un dés-axé, un pion poussé hors de la vie […] L’unique défaite du
champion du monde peut bien faire entrevoir brièvement l’espoir de vaincre son régime ;
M.B… est au-delà de la zone dangereuse, mais il a échoué : le « somnambule » apparaît
comme le revenant d’un monde perdu751.
M.B… et le monde qu’il représente sont tenus en échec avant même que la
partie soit terminée, puisque M.B…l’abandonne. Ces mondes antithétiques et
inconciliables, qui entrent en conflit, sont à l’image de la structure symétrique de
jeu d’échecs : les pièces se font face en un système de doubles inversés.
Dans Le Maître et le scorpion, le schéma de l’inversion est repris à plusieurs
niveaux du récit. Il présente un monde à deux dimensions ; l’une est visible, liée
à l’identité paternelle du protagoniste Von Frisch et au présent de la narration ;
l’autre appartient au monde souterrain dont Morgenstein, nom lié à la filiation
maternelle du joueur d’échecs, a fait l’expérience dans le camp de la mort,
comme l’annonce l’incipit du roman : « Je suis Lazare, revenu d’entre les morts
pour tout vous dire et je vous dirai tout… 752»
Le retour brutal au passé de Von Frisch sous le nom de Morgenstein entraîne le
lecteur vers la zone sombre de ce que Freud appelait « Unheimlich », ce qui
aurait dû rester dans l’ombre mais s’est finalement manifesté. Cette opposition
750
Zweig, Stefan, Der Schachnovelle, op. cit., p. 110 :“ Er verbeugte und ging, in der gleichen
bescheidenen und geheimnisvollen Weise, mit der er zuerst erschienen.“(Le Joueurd’échecs, p.
95).
751
Laumont, Christof, « Echecs et navigation : allégorie et structure narrative dans Le Joueur
d’échecs de Stéfan Zweig » in Echiquiers d’encre, op. cit., p. 348.
752
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 9.
311
entre deux mondes mis en parallèles présente une similitude avec La Variante de
Lüneburg : derrière la vie du respectable Frisch, réglée comme du papier à
musique, se dissimule son passé de nazi, où il affronte Tabori-Rubinstein dans le
camp de la mort.
Comme au jeu d’échecs, une variante en cache une autre : dans Le Joueur
d’échecs, derrière le récit-cadre se profile le récit enchâssé de M.B…, qui relate
sa détention par les nazis. Dans La Variante de Lüneburg, la trame policière ne
constitue que le symptôme d’un processus de revanche, mené par un maître
échiquéen qui tire les ficelles de l’action : il construit peu à peu sa vengeance
contre Frisch le nazi.
Dans Le Maître et le scorpion, à l’affrontement échiquéen concret entre le
déporté et le commandant nazi, se sont substituées les parties abstraites que Von
Frisch (Morgenstein) mène par correspondance avec de lointains adversaires. Au
moment d’un affrontement contre joueur d’Amérique du Sud, qui lui déclare son
antisémitisme, Von Frisch revit l’opposition avec son ennemi ancestral.
Qu’un adversaire déclaré du grand Reich devînt champion du monde leur était forcément
désagréable, ils feraient tout pour aider le Sud-Américain. Julius les pressentait dans
l’ombre depuis quelque temps, tournant autours de la maison. Il ne les avait jamais vu
mais ils étaient là. Des hommes aux ordres de cet officier SS qui lui avait lancé avec un
rire sardonique : « Ah, c’est toi, Morgenstein753 ? »
Le conflit déborde le cadre de l’échiquier dans cette opposition ontologique, qui
se manifeste de manière plus au moins violente dans Le Joueur d’échecs, La
Variante de Lüneburg et Le Maître et le scorpion. La collision des mondes
n’offre pas d’autre issue que la destruction réelle ou imaginaire de l’adversaire.
Dans le roman d’Arturo Pérez-Reverte s’inscrit cette problématique de deux
mondes irréconciliables, surtout à partir du moment où le meurtrier reprend la
partie à son compte en affrontant le joueur d’échecs Muñoz. Celui-ci évoque lui
même l’opposition ontologique entre les joueurs comme un aspect presque
753
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 119.
312
invariable du jeu d’échecs : «Souvent, sur un échiquier, ce ne sont pas deux
écoles d’échecs qui s’opposent dans la bataille, mais deux philosophies, deux
manières de concevoir le monde754.»
Dans Le Tableau de Maître flamand, le tableau représentant la partie d’échecs
exprime cet aspect violent et irréconciliable : la partie n’est que le reflet d’une
rivalité amoureuse, qui a conduit au meurtre de l’un des joueurs. L’énigme à
double sens, qui renvoie aux attaques doubles du cavalier, Qui a tué le
cavalier ?755 inaugure le jeu interactif entre le monde empirique et le monde de
l’imaginaire du ludique : le combat échiquéen masque un autre conflit qui a lieu
dans l’espace réel. Ce jeu de correspondances démontre l’interaction du réel et
de la fiction, qui est réversible et fonctionne dans les deux sens.
Cette relation de réciprocité entre les sphères du réel et de l’imaginaire
est évoquée par Brian McHale dans The Pöstmödernist Fiction : « La
confrontation ontologique a lieu entre notre monde et quelque autre monde ou,
autres mondes, adjacent ou parallèle au notre, d’une manière ou d’une autre,
accessible au-delà d’une limite ou d’une frontière. »756.
Le système analogique selon lequel procède le meurtrier permet
d’effectuer des passages d’un monde à l’autre. Le jeu déborde ainsi des limites
qui lui sont assignées : le jeu comporte désormais des implications réelles aux
conséquences fatales.
754
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 218 : « A menudo, sobre un tablero, la
batalla no es entre dos escuelas de ajedrez, sino entre dos filosofías…Entre dos formas de
concebir el mundo. »»(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 183).
755
Le mot « cavalier » désigne la pièce sur l’échiquier, comme le personnage qui joue au
échecs : « le cheval » se dit « cavalier » dans plusieurs langues, telles que l’anglais, « knight ».
756
McHale, Brian, The Pöstmödernist Fiction, op. cit., p. 61 :“ The ontological confrontation
occurs between our world or worlds somehow adjacent or parallel to our own, accessible across
some kind of boundary or barrier. ”(Ma traduction en français).
313
B. Opposition et perversion du jeu
Le jeu est une activité coupée du monde réel, comme le dit Roger
Caillois dans Les Jeux et les hommes : « Opposant du moins fortement le monde
du jeu au monde de la réalité, soulignant que le jeu est essentiellement une
activité à part, elles [ « ses six qualités » ] laissent prévoir que toute
contamination avec la vie courante risque de corrompre et de ruiner sa nature
même757.»
L’opposition entre deux mondes antithétiques dans un affrontement sans
merci aboutit au fatal débordement hors de l’espace échiquéen. La séparation
entre les deux univers, le jeu et le réel, devient poreuse et fragile. Le jeu
contamine la réalité, qui épouse ses lois et ses fonctionnements. Ce schéma de
corruption du réel par le jeu apparaît dans les trois œuvres La Variante de
Lüneburg, Le Maître et le scorpion et Le Tableau du maître flamand.
Dans La Variante de Lüneburg, le récit enchâssé de Hans, dans la
première partie, relate sa rencontre avec Tabori, qui l’a initié au mystère des
échecs. Tabori annonce de manière énigmatique au néophyte Hans l’étrange
relation entre le jeu d’échecs et la vie.
C’est ça, l’Attention dont je parle ! Comme si l’enjeu était ta propre vie, ou mieux : pas
seulement la tienne – parce que tu pourrais tout simplement avoir envie de te suicider mais celles des personnes qui te sont le plus chères. Tout le reste : la stratégie, la
tactique, l’étude des ouvertures et des fins, tout cela n’est qu’un corollaire qui devient
superflu en l’absence de cette forme d’attention758.
757
Caillois, Roger, Les Jeux et les Hommes : le Masque et le vertige, op. cit., p. 101.
758
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 59 : «Questa è l’Attenzione di cui
parlo ! Come se la posta in gioco fosse la tua stessa vita, o meglio : non solo la tua –perché tu
potresti anche essere un potenziale suicida-, bensì quella delle persone che ti sono più care. Tutto
il resto : la strategia, la tattica, lo studio delle aperture e dei finali, tutto ciò è un corollario che
diventa superfluo se viene a mancare questa forma di attenzione. » » (La Variante de Lüneburg,
op. cit., p. 68).
314
Tabori indique à son initié le lien qui peut s’établir entre l’espace échiquéen et le
monde empirique. Il préconise une forme supérieure de l’attention du joueur : la
vigilance, où il s’agit d’imaginer que le jeu puisse impliquer une destruction bien
réelle pour soi-même et pour les autrui. Le jeu semble se dépouiller de tout
plaisir : les échecs deviennent un instrument de tragédie et de souffrance, dès
lors détournés de leur fonction ludique initiale. Dans son chapitre consacré à la
corruption des jeux, Roger Caillois parle de « déviation funeste759 », terme qui
est particulièrement approprié pour le roman de Maurensig. Cette conception
d’un jeu perverti, « déjoué » par le réel même, surgit dans l’étrange manière dont
l’initiation est transmise à Hans. Il se voit infliger une punition à chaque fois
qu’il perd, sous forme de décharges électriques : Tabori impose à son néophyte
une sorte d’enjeu où le corps est rudement mis à l’épreuve.
La démarcation entre le jeu et le monde réel, physique, semble ainsi s’estomper.
Cette étrange solidarité entre les parties d’échecs et le corps annonce le jeu
macabre évoqué par Tabori, qui prend le relais de la narration dans la seconde
partie du roman : les parties d’échecs entre le nazi Frisch et Tabori le juif se
soldent par l’assassinat réel de déportés à chaque fois que ce dernier perd la
partie. Le meurtre de l’industriel Frisch au début du roman cache des milliers de
meurtres absurdes introduisant le jeu d’échecs dans le cadre de la solution finale.
La résolution de l’énigme échiquéenne a pour enjeu des massacres réels : dans le
labyrinthe, Tabori doit combattre le Minotaure, le monstre nazi, mélange de
rationalité et de cruauté bestiale, association que Martin Amis définit dans son
roman La Flèche du temps comme un « cerveau reptilien construit sur une
autobahn qui y conduisait760 .»
759
Caillois, Roger, Les Hommes et les Jeux, op. cit., p. 112 : « Il est remarquable que pour
l’agôn, l’alea ou la mimicry, en aucun cas l’intensité du jeu ne soit cause de la déviation funeste.
Celle-ci est toujours issue d’une contamination avec la vie ordinaire.»
760
Amis, Martin, La Flèche du temps, trad. Géraldine Koff d’Amico, Paris : Christian Bourgois,
collection 10/18, 1993.
315
Le choix des condamnés (l’enjeu des parties) serait effectué sur une liste de prisonniers
suffisamment bien portants pour que la mort ne soit pas pour eux un cadeau. Nous ne
nous servirions pas de la liste en cas de partie nulle ; en revanche, chacune de ses
victoires détermineraient la mort d’un nombre de prisonniers qui irait en augmentant,
suivant une progression géométrique, comme cela avait été le cas pour les premières
parties. Toute défaite de sa part me donnerait le droit de supprimer de la sélection, en
nombre égal, les noms de ceux qui, ainsi exclus du jeu, seraient (mais pour combien de
temps ?) sauvés761.
Cette progression géométrique, ces calculs mathématiques peuvent être rattachés
à la légende de Sissa, évoquée dans l’incipit du roman, où la demande se
convertit en exigence démesurée, qui causa l’exécution de l’inventeur du jeu. De
même, l’enjeu de la partie est soumis à des calculs mécaniques appliqués à des
êtres humains : la partie sur l’échiquier, qui aboutit à la mort symbolique
prononcée par le mat final, dépasse les limites de l’échiquier.
A l’imaginaire se substituent des règles mécaniques qui réduisent les êtres
humains à de simples pions manipulés par Frisch. Ce droit de vie ou de mort,
pouvoir discrétionnaire, sur les déportés constitue déjà une prérogative du
commandant nazi. Il intègre un élément ludique dans le système de la solution
finale, ce qui paraît d’autant plus monstrueux. Comme le laissait présager sa
manière de jouer dogmatique, Frisch pousse à l’extrême l’esprit de système
jusqu’à ses conséquences ultimes et paradoxales.
Dans Le Maître et le scorpion, la contamination du réel par le jeu surgit de
manière visuelle, puisque l’échiquier devient un échiquier à échelle humaine,
constitué d’êtres vivants. Aux parties contre le commandant Hemmrich que
761
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 154 : « La scelta dei condannati (la
posta in gioco) si sarebbe fatta utilizzando una lista di prigionieri sufficientemente in salute
perché la morte non fosse loro di premio. Di questa lista non ci saremmo valsi per le partite che
si fossero concluse in parità; ogni vittoria da parte sua, invece, avrebbe determinato la morte di
un numero di prigionieri che sarebbe aumentato di volta in volta, come già era accaduto per le
prime partite, con progressione geometrica. Ogni sua sconfitta, invece, mi avrebbe concesso di
cancellare da quell’elenco, in ugual numero, i nomi di coloro che, venendo esclusi dal gioco, si
sarebbero (ma per quanto ancora ?) salvati. »» (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 184).
316
Morgenstein joue, échappant ainsi à « l’impitoyable rigueur d’un traitement
collectif de destin762 », se substitue une rencontre échiquéenne avec le nouveau
commandant du camp de la mort, Diemler : l’échiquier est remplacé par un jeu
vivant où des êtres humains tiennent lieu de pièces.
Un immense échiquier en bois, spécialement dessiné, avait été installé au centre de
l’appelplatz. Sur chacune des trente-deux cases de départ, était amarré un être humain
portant une parure carnavalesque censée symboliser une figure. Sur les rangées
frontales, les pions n’avaient pour seul accessoire, par-dessus leur tenue zébrée, qu’un
petit chapeau pointu, comme on n’en voit dans les cirques sur la tête de Monsieur Loyal,
blanc ou noir selon le camp, Les pièces, rois, reines, tours, cavaliers, fous, arboraient des
habits gaufrés confectionnés pour la circonstance et des atours en carton-pâte763.
Un autre élément de jeu est introduit par le motif du travestissement, la mimicry,
que Roger Caillois définit dans sa classification des jeux comme le
travestissement, le déguisement liés à l’identité simulée764. Le caractère ludique
et volontaire de cette feinte, qui normalement doit marquer l’entrée dans
« l’illusion », dans le jeu, est évidemment effacé puisque ce sont les nazis qui
disposent des déportés comme de pions.
L’aspect carnavalesque de ce grotesque travestissement ajoute un élément de
macabre. Il s’agit d’un grotesque plus orienté vers l’horreur, par opposition au
grotesque comique765 : un grotesque inquiétant, qui peut être rattaché à l’analyse
762
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 121. Dans ce passage, Morgenstein se
demande s’il doit continuer à accepter un traitement de faveur de la part des nazis, dans la
mesure où il joue aux échecs contre le commandant Hemmrich.
763
Idem, p. 173.
764
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes, op. cit., pp.60-61 : «Le jeu peut consister, non pas à
déployer une activité ou à subir un destin dans un milieu imaginaire, mais à devenir soi-même un
personnage illusoire et à se conduire en conséquence. […] Il oublie, déguise sa personnalité pour
en feindre une autre. »
765
Le grotesque dans son orientation comique a été analysé par Mikhail Bakhtine dans L’œuvre
de François Rabelais au Moyen-Age et sous la Renaissance, Paris : Gallimard, 1970.
317
de Wolfgang Kaiser766, qui a élaboré une théorie du grotesque autour du thème
de l’insécurité et de la transformation d’un monde familier en un monde
inquiétant767. Le monde physique, dans ce processus, prend des allures
d’irréalité, proche du fonctionnement du cauchemar. L’aspect carnavalesque des
déportés, grimés de telle façon qu’ils perdent l’apparence d’êtres humains, fait
de ce jeu une mise en scène de la mort. Au lieu d’être suspension du réel, le jeu
opère au cœur de la réalité : la mise en scène accentue l’horreur et le tragique de
la situation. Le décor moyenâgeux rappelle les exécutions publiques qui avaient
lieu alors.
Un partie d’échecs vivante ! […] L’idée, étrange en ce lieu, eût été plutôt réjouissante si,
au fond de la place, à une vingtaine de mètres, un autre décor pour une autre mise en
scène n’était venu en contrepoint du théâtre ludique profiler sa sale gueule : une double
potence. […] Un carnaval de mort, oui !768
Le carnaval est l’expression d’un renversement des valeurs, où le jeu fait partie
intégrante de la logique d’extermination. Dans ce déguisement grotesque,
l’humanité de l’autre est à peine reconnaissable : le masque permet de cacher le
visage de l’autre, ce qui rend d’autant plus possible le passage du meurtre virtuel
de l’espace échiquéen au meurtre réel d’autant plus possible. La notion
d’absence de visage liée au meurtre rappelle les remarques d’Emmanuel Lévinas
dans Totalité et infini. Le meurtre se fait dans l’absence de représentation de
l’autre, son humanité devenant alors invisible769.
766
Kaiser, Wolfgang, Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, Olenburg, 1957.
Son analyse porte, en l’occurrence, sur l’oeuvre de Hoffmann.
767
Kaiser parle de « Verfremdung » : dans ce processus, le réalité devient d’un inquiétante
étrangeté (« unheimlich »). L’aspect normal et rassurant du réel fait place à un monde proche du
cauchemar.
768
769
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 173.
Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 216 : « La
profondeur qui s’ouvre dans cette sensibilité modifie la nature même du pouvoir qui ne peut dès
lors plus prendre, mais peut tuer. Le meurtre vise une donnée sensible et cependant il se trouve
devant une donnée dont l’être ne saurait pas se suspendre par un appropriation. […] Ni la
318
Dans cette grotesque mascarade, le joueur d’échecs Morgenstein participe à
l’entreprise de destruction, dans une interaction active sur l’échiquier avec le
commandant du camp. Il se fait ange de la mort, complice involontaire en
acceptant, dans la contrainte, les règles de jeu macabres.
Voici les règles de jeu fixées par le commandant Diemler. Les détenus qui sortiront du jeu
seront pendus sur-le-champ. Libre à toi de chercher à épargner ceux de ton camp ou ceux
du camp adverse, mais n’oublie pas que ta propre vie est en cause. Tu ferais bien de
gagner cette partie770.
Le détenu joue contre la mort, une mort imminente, immédiate, brutale. Les
parties que Tabori-Rubinstein mène sur un échiquier formé de pièces, et non
d’êtres humains, contre le nazi Frisch dans La Variante de Lüneburg se
cantonnent à l’espace échiquéen. Les parties de Tabori et de Frisch ont
également pour enjeu des vies humaines, mais les massacres n’ont pas l’aspect
visuel et théâtral de ceux perpétrés par le commandant Diemmler dans Le Maître
et le scorpion : Morgenstein est directement témoin des meurtres, qui se
déroulent sous ses yeux au fil de la partie.
Les deux scènes, l’échiquier et le gibet, les deux spectacles, le jeu qui était supplice et le
supplice qui était jeu, les deux publics, maîtres et esclaves, s’imbriquaient donc
étroitement771.
destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination des vivants – ne visent le visage qui n’est
pas du monde. […] Le meurtre seul prétend à la négation totale. La négation du travail et de
l’usage, comme la négation de la représentation – effectuent une prise ou une compréhension,
reposent sur l’affirmation ou la visent, peuvent. Tuer n’est pas dominer mais anéantir, renoncer
absolument à la compréhension.»
770
771
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 174.
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 177.
319
Cette manière de « donner à voir » la mort, selon un principe de jeu, présente
une analogie avec les jeux des empereurs romains : le nazi «avait transformé le
noble jeu en jeu de cirque772. » Le joueur nazi manipule ces pièces humaines
comme s’il s’agissait de pions : « Le cavalier du roi avança en zigzag, comme lui
indiqua le kapo d’un mouvement de son tuyau en caoutchouc773.»
L’effet de grotesque, où se mêlent le morbide et le ludique, est renforcé
par l’accoutrement dont sont affublés les pièces humaines, habillés de « robes à
crinoline d’antan, d’où partait, au niveau des fesses, une queue de plumes
blanches ou noires774.» Cette manière de ridiculiser la victime que l’on va
assassinée peut être rapprocher de l’esthétique grotesque du film de Roman
Polanski, adaptation du roman Le Pianiste775, où certaines scènes opèrent un
mélange entre horreur et comique grotesque, la victime étant totalement réifiée
par la volonté des nazis776.
Contrairement au conflit échiquéen contre la mort que Tabori joue avec
Frisch dans La Variante de Lüneburg, où les victimes sont assassinées ou non
après la partie selon son issue, la partie de Morgenstein implique l’assassinat
immédiat et attendu de la pièce perdue sur l’échiquier.
Les hommes sur le plateau pouvaient tout ignorer du jeu d’échecs, la règle du jeu leur
sautait aux yeux ; ils savaient que chaque coup contenait une menace777.
772
Idem, p. 179.
773
Ibid, p. 179.
774
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 179.
775
Polanski, Roman, Le Pianiste, New York, 2002. Ce film est une adaptation du roman de
Szpilman, Wladyslaw, Le Pianiste, Paris : Laffont, 2001.
776
On peut penser, par exemple, à la scène où le nazi fait danser devant tout le monde un
homme très petit et gros avec femme maigre et très grande. Certaines victimes entrent dans ce
jeu du grotesque afin de survivre.
777
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 180.
320
Le jeu devient machine de mort, ce qui peut être rapproché de l’allégorie de la
mort dans Le Septième sceau. Mais dans cette partie, ce n’est pas le joueur
vaincu qui perd la vie du même coup, mais les pièces humaines, ce qui place
Morgenstein dans des situations de choix inextricables. Le paroxysme de cette
partie, où les personnages-pièces dissimulent leur visage authentique, est atteint
lorsque le commandant nazi tente d’obtenir la partie nulle par l’échange des
dames, alors condamnées.
La dame blanche cessa ses prières et, sans qu’on ne lui eût rien demandé, les violons se
turent comme s’ils ne pouvaient accompagner l’explosion de silence qui se fit sur la place
lorsque la reine déchue se tourna vers moi, arracha d’un même geste désespéré sa
bouillie de couronne en carton-pâte et la perruche d’or frisotée d’anglaises devenues
nouilles pendouillantes racornies par la pluie, et découvrit une tête brune, rasée, de petit
garçon. Esther ! Une taie tombée sur les yeux, avait éteint leurs phares dévorants. Pétrifié
par l’incroyable métamorphose, je ne fus plus qu’une statue de sel778.
Au jeu qui frappe des victimes inconnues de manière arbitraire, se substitue un
autre jeu, où se mêlent Eros et Thanatos, puisque la reine n’est autre que la
femme dont Morgenstein est épris. La monstrueuse mascarade est gravée à
jamais dans la mémoire de Morgenstein, qui ne prend pas sa revanche contre son
bourreau, comme Frisch dans La Variante de Lüneburg, mais qui finit, comme
cela sera évoqué ultérieurement, par confondre les espaces : « Les échecs sont
son monde et le monde n’est plus qu’un terrain de jeu779. » Le chiasme traduit
bien l’enfermement dans lequel vit Morgenstein.
Les trois œuvres qui mettent en scène l’affrontement avec les nazis d’une
manière atténuée comme dans Le Joueur d’échecs, ou de manière très violente
778
Idem, p. 189. Avec la mansuétude d’un empereur romain lorsqu’il accorde sa grâce à la
victime condamnée, Diemler, le commandant nazie, épargne la victime.
779
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 247. Cet enfermement mental rappelle celui
de Loujine dans La Défense Loujine ou M.B…dans Le Joueur d’échecs. Cet enfermement
implique, en même temps, un décloisonnement des espaces, espace ludique et espace de la
réalité.
321
comme dans les deux autres œuvres, utilisent la symbolique manichéenne du jeu
d’échecs. Il s’agit d’un affrontement avec le mal absolu, qui débouche, dans La
Variante de Lüneburg comme dans Le Maître et le scorpion, sur l’invasion du
réel par le jeu. La mort symbolique infligée à la fin de la partie au joueur perdant
se métamorphose en morts bien réelles d’êtres vivants.
Dans La Variante de Lüneburg, le jeu investit le réel, non seulement dans
les monstrueuses parties jouées contre le nazi Frisch, mais dans la vengeance
que Tabori-Rubinstein ourdit contre lui : le début du roman commence, à la
manière d’un problème échiquéen, par l’échec et mat infligé à Frisch, trouvé
assassiné. L’énigme policière se pose comme un problème échiquéen qui aurait
contaminé la réalité. Frisch est d’ailleurs trouvé mort devant une partie
d’échecs : « On a cherché en vain un message, mais tout ce qu’on a trouvé, c’est,
sur sa table de travail, un échiquier sur lequel les pièces avaient été abandonnées
dans une position compliquée de milieu de partie780. »
Cette imbrication d’une partie d’échecs et d’une énigme policière
constitue la trame du roman de Pérez-Reverte, Le Tableau du Maître flamand.
L’énigme policière et le problème échiquéen ne font qu’un dans ce roman, où le
tableau du maître flamand porte la marque d’une question à élucider par son titre
même Quis necavit equitem, Qui a tué le chevalier ?, en jouant sur la polysémie
du mot : la pièce du jeu, le cheval, qui se disait ainsi au XVème siècle, et le
chevalier d’Arras est un des deux joueurs, amant de la dame, Béatrice de
Bourgogne, et rival de son époux, l’autre joueur d’échecs, Fernand
d’Ostenbourg. Ce double référent, la pièce de l’échiquier et le personnage réel,
confère à la partie une double dimension, sur l’échiquier et dans la réalité,
d’autant que le chevalier d’Arras fut effectivement assassiné.
L’assimilation d’une pièce à un personnage permet de mettre au jour le
lien entre la réalité et le jeu, qui a débordé des limites de l’échiquier : Julia, la
780
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 14 : « Invano si è cercato un
messaggio, ma sul suo tavolo da lavoro non si è trovato nulla se non una scacchiera con una
posizione di gioco già sviluppata in un complicato centro di partita.»(La Variante de Lüneburg,
op. cit., p. 13).
322
restauratrice du tableau, a recours aux services d’un joueur d’échecs, qui retrace
les mouvements les plus probables des pièces sur l’échiquier afin de retrouver
l’assassin, en procédant par analogie.
Et c’est là, en c2,que la dame noire a pris le cavalier pour se protéger de la tour et
s’emparer d’une pièce. […] Oui, fit Muñoz en haussant les épaules. C’est la dame noire
qui a pris le cavalier…Et vous en tirerez les conclusions que vous voudrez. […] Les
conclusions, murmura t-elle, encore abasourdie par cette révélation, c’est que Ferdinand
Altenhoffen était innocent […] C’est Béatrice de Bourgogne qui a fait tuer le cavalier781.
Le jeu offre la clé de l’énigme posée par le tableau, dont le jeu échiquéen ne
constitue qu’une représentation analogique des faits. La frontière entre la fiction,
ludique et imaginaire, et le réel semble ténue dans ce jeu d’analogies entre pièces
et personnages. La fiction et le ludique constituent une représentation du réel : ils
trouvent leur source dans la réalité, à l’inverse des romans La Variante de
Lüneburg et Le Maître et le scorpion, où, à partir du jeu, la réalité est
transfigurée, perd son autonomie, n’est conçue qu’en fonction de l’issue de la
partie.
L’affrontement entre les deux adversaires, le chevalier d’Arras et Ferdinand
d’Ostenbourg, masque une rivalité amoureuse. Le tableau, la partie d’échecs
fonctionnent comme des miroirs de la situation réelle : de nouveau, la
thématique du miroir surgit comme corollaire de la partie d’échecs. Cette
référence à Lewis Carroll, qui est cité en exergue en début de chapitre782, est
781
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., pp. 182-183 : « Y fue allí, en C2, donde
la dama negra, para protegerse de la amenaza de la torre y para ganar una pieza, se comió el
caballo […] Sí,- Muños se encogió de hombros -. Fue la dama negra la que mató al
caballero…Signifique eso lo que signifique. […] Significa – murmuró, aún aturdida por la
revelación – que Fernando Altenhoffen era inocente […] Significa […] que fue Beatriz de
Borgoña la que hizo matar al caballero. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., pp. 153-154).
782
Idem, p. 49 : « Se diría que está trazado como un enorme tablero de ajadrez –dijo Alicia al
fin. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., chapitre II, p. 40 : « On dirait le dessin d’un
énorme échiquier, dit Alice.») Le mot espagnol « tablero de ajedrez » permet de faire une jeu de
mot avec « tabla », « le tableau », alliant ainsi la thématique échiquéenne à la thématique
323
étayée par la présence d’un miroir qui redouble tous les personnages et toutes les
pièces du tableau.
Cependant, la collision entre deux mondes antagonistes intervient de manière
inattendue par l’intervention d’un assassin anonyme qui a repris la partie
d’échecs, figée depuis des siècles. Cet assassin, qui sévit mystérieusement,
constitue l’aspect mortifère du jeu, et les forces du mal et du chaos. Il s’oppose
aux forces du bien et de l’ordre, représentées par l’intervention salvatrice du
joueur d’échecs, qui essaie, en association avec Julia, la restauratrice, de trouver
l’identité du meurtrier. Cette collision de mondes, qui apparaît dans le contraste
des couleurs, est exprimée dans la citation de Kasparov, épigraphe dans le
chapitre VII : «Les pièces blanches et noires semblaient représenter des
oppositions manichéennes entre la lumière et l’obscurité, le bien et le mal, dans
l’esprit même de l’homme783. »
L’intrigue policière débute avec le meurtre d’Alvaro, l’ancien amant de Julia.
L’assassin établit un lien avec la partie en proposant une énigme codifiée selon
les règles échiquéennes sur une petite carte. Muñoz décrypte le code afin
d’établir une signification probable du message.
J’interprète le point d’interrogation comme signifiant qu’on nous propose un coup. D’où
nous déduisons que nous jouons avec les blancs et l’adversaire avec les noirs784.
picturale. Le chapitre IV du roman s’appelle «De miroirs et d’échiquiers» (Le Tableau du Maître
flamand, op.cit., p. 122) , associant ainsi directement le jeu et le miroir. (La Tabla de Flandes,
op. cit., p. 147 : « De los tableros y los espejos »).
783
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de flandes, op. cit., G. kasparov, p. 178 : «Las piezas blancas
y negras parecían representar divisiones maniqueas entre la luz y la oscuridad, el bien y el mal,
en el mismo espíritu del hombre. »(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., G. Casparov, p. 149).
784
Idem, p. 198 : “Lo acompaña un signo de interrogación, que yo interpreto como que se nos
sugiere ese movimiento. Eso permite deducir que nosotros jugamos con blancas y el adversario
con negras. » (Idem, p. 167).
324
La symbolique des couleurs renvoie à l’esprit manichéen du jeu, qui est l’objet
du commentaire de Kasparov dans la citation au chapitre précédent. L’assassin
dirige le camp des noirs et le joueur d’échecs, assisté de Julia, les blancs. Cette
référence aux couleurs reprend la division manichéenne qui apparaît dans La
Variante de Lüneburg et Le Maître et le scorpion. Le jeu d’échecs est
emblématique d’une lutte entre les forces du bien et de la vie contre celles du
mal et de la mort. Les joueurs, dans leur affrontement sans merci, représentent
l’archétype de cette lutte manichéenne, dont une des oppositions emblématiques
est le nazi contre sa victime. Dans Le Tableau du Maître flamand, il s’agit de la
lutte entre l’assassin mystérieux et le joueur, assisté de sa coéquipière, qui
doivent rétablir l’ordre en résolvant l’énigme. Dans La Variante de Lüneburg
comme dans Le Tableau du Maître flamand, une résolution éthique de la tension
nous est proposée par le triomphe final du bien sur le mal.
C. La résolution éthique
Dans Le Maître et le scorpion, Morgengenstein-Von Frisch (l’ancien déporté)
sombre finalement dans la folie, trajectoire similaire à celle de M. B…,
submergé par son imaginaire dans Le Joueur d’échecs. Au contraire, dans La
Variante de Lüneburg, une résolution éthique est proposée dès l’ouverture du
roman à l’insu du lecteur, qui ne connaît pas la véritable identité de Frisch.
Celui-ci est retrouvé mort dès le début. La trame policière masque la dimension
éthique et métaphysique de l’histoire, comme au jeu d’échecs où une variante en
cache une autre : le meurtre isolé de l’industriel allemand, dès lors que la vérité
émerge par les récits de Hans et, surtout, de Tabori, apparaît comme un acte de
justice rendu pour des milliers d’autres meurtres.
La similitude entre la mise en place la vengeance perpétrée contre Frisch, et le
jeu d’échecs se manifeste également par l’élaboration lente et graduelle de la
tactique de Tabori, qui mène au mat fatal.
325
Si différentes hypothèses ont continué à osciller entre le suicide et l’accident, effleurant
même le crime, en revanche personne n’a pensé à la possibilité d’une exécution capitale,
simplement différée dans le temps. De même, personne n’a compris que c’était justement
dans la disposition des échecs que se trouvait le message codé du joueur : ni imaginé non
plus que ce message soit adressé au juge qui venait de le condamner785.
La partie d’échecs constitue le fil d’Ariane permettant de remonter jusqu’au
centre du labyrinthe, les parties d’échecs entre le nazi et le juif dans le camp de
la mort. Pour trouver la solution du problème, le lecteur est invité à retracer la
partie à rebours. Cette régression temporelle s’effectue par l’évocation des
différentes strates de la vie de Frisch en allant des événements les plus récents
jusqu’à un lointain passé. Comme pour un problème échiquéen, où il s’agit de
démonter la chaîne des coups précédents, la chaîne de causalité, le narrateur
remonte au coup précédent : « La sentence a été prononcée le vendredi soir, dans
le rapide Munich-Vienne786.»
Ce fonctionnement « à rebours », pour évoquer les faits réels de la vie réelle de
Frisch, est analogue au principe des coups « à rebours » sur l’échiquier
parcourus par Muñoz afin de trouver le meurtrier passé du chevalier dans Le
Tableau du Maître flamand. Cependant, lorsque qu’il doit trouver qui est
l’assassin qui sévit dans l’entourage de Julia, le joueur d’échecs étudie les
potentialités des coups qui vont être joués dans l’avenir proche par l’assassin.
Ces interprétations, qui peuvent mener à la paranoïa et à la méprise, offre une
logique arborescente, une logique des possibles. Le joueur d’échecs parcourt
785
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 15 : « Se le varie ipotesi hanno
continuato a oscillare dal suicidio alla disgrazia, sfiorando finanche il delitto, nessuno ha pensato
invece alla possibilità di un’esecuzione capitale, seppure differita nel tempo e nello spazio. Come
nessuno ha capito che propio en quella posizione di scacchi era codificato il suo messaggio ; né
immaginato, del resto, che quel messaggio fosse indirizatto al giudice che l’aveva appena
condannato. » » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 14).
786
Idem, p. 15 : « La sentenza è stata pronunciata venerdì notte, sul rapido Monaco-Vienna.» (La
Variante de Lüneburg, op. cit., p. 15).
326
mentalement tous les possibles dans chaque situation, à chaque bifurcation, afin
d’identifier les coups futurs.
Ces spéculations permettent de déjouer l’imprévisibilité des attaques réelles
menées par l’assassin. Elles suscitent du même coup l’effet d’angoisse et de peur
typique du roman policier. Le coup proposé par le meurtrier à la suite du premier
assassinat –Tb3 ?…Pd7 – d5+ - laisse entrevoir une menace potentielle de la
dame blanche, à laquelle s’identifie Julia, comme semble lire sa destinée dans ce
miroir échiquéen : « Et comme si l’échiquier était devenu miroir, elle découvrit
quelque chose de familier dans la petite pièce en bois qui représentait la reine
blanche, sur sa case e1, menacée par les pièces noires voisines, pathétiquement
vulnérable787. » Son rôle est celui d’un détective qui doit prévoir les menaces
afin d’éviter les assassinats et, finalement, trouver le coupable. Il s’agit de lui
imposer un échec et mat en l’empêchant définitivement de nuire. Le joueur
d’échecs, assisté par Julia, parvient par un travail long et méthodique à identifier
l’adversaire anonyme et, par conséquent, à le vaincre.
De même, dans le contexte très différent d’une vengeance de justicier, Tabori
parvient à éliminer son adversaire. L’efficacité de son action apparaît dès le
début par la mort de Frisch, mais c’est en remontant les faits jusqu’à leur source
que le narrateur confère au meurtre sa dimension réelle. La reconstitution des
faits à rebours laisse apparaître les éléments de tactique mis en place par le
joueur Tabori, qui est invisible au début du récit. La première strate temporelle
amène le lecteur quelques jours avant la mort de Frisch, qui affronte, dans le
train selon son habitude, au jeu d’échecs son collaborateur Baum. Deux éléments
viennent perturber cette activité routinière : Frisch perd la partie, en utilisant une
variante, que ce joueur normatif décrie ensuite comme mauvaise, ne pouvant
mener qu’à la défaite. Le deuxième élément perturbateur est constitué par la
présence d’un inconnu, qui, au contraire, vante les mérites de cette variante. Les
deux points de vue sont d’emblée irréconciliables : alors que Frisch affirme que
787
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 200-201 : « Y como si el tablero se
hubiera tornado espejo, descrubrió algo familiar en la pequeña pieza de madera que representaba
a la reina blanca, en su casilla E1, patéticamente vulnerable en la proximidad amenazadora de las
piezas negras.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 169).
327
cette variante mène inéluctablement à la défaite, l’inconnu du train soutient qu’il
a toujours788 utilisé cette variante avec succès.
La tactique adoptée pour démasquer Frisch fait penser aux déplacements de
pièces calculés à l’avance par le joueur d’échecs. Dans l’après-midi, Frisch avait
reçu un appel téléphonique anonyme, et il s’était enquis à ce sujet auprès de sa
secrétaire. La réponse apportée laisse entrevoir l’analogie avec les pièces du jeu
d’échecs, la secrétaire interprétant l’appel comme une manière de connaître les
allées et venues de Frisch.
Mais j’ai peur que ce n’ait été qu’un expédient pour s’informer de vos mouvements.
S’informer de mes mouvements ? C’est seulement après avoir prononcé cette phrase que
Frisch se rendit compte qu’il n’avait fait qu’ajouter un point d’interrogation aux derniers
mots de la secrétaire789.
Le narrateur Tabori, qui lègue la parole à son fils adoptif pour une partie du
roman, évoque sa stratégie en posant le jeu d’échecs comme référence et comme
clé de l’énigme, l’industriel viennois Frisch ayant été retrouvé mort après une
partie d’échecs, abandonnée sur l’échiquier. Le lecteur associe la présence de
l’inconnu dans le train à l’énigme policière ; Tabori a déjà évoqué l’existence de
son fils adoptif Tabori : le lecteur devine ainsi l’identité de l’inconnu.
Dès sa rencontre avec Frisch, Hans, le fils adoptif de Tabori, adopte une tactique
d’approche progressive, qui a abouti – le lecteur le sait déjà – à l’échec et mat
final. La stratégie échiquéenne permet de cerner l’adversaire Frisch, de retourner
la situation et d’arriver à la résolution éthique. L’inconnu arrive à la manière
788
En italique dans le texte.
789
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op.cit., p. 20 : « « Ma temo che si sia trattato
solo di un espediente per avere qualche informazione sui suoi movimenti ».
« Sui miei
movimenti? ». Solo allora Frisch si accorse di non fare altro che aggiungere un punto
interrogativo alle ultime parole pronunciate dalla segretaria.» (La Variante de Lüneburg, op. cit.,
p. 20).
328
d’un pion poussé sur un échiquier invisible. Il est, d’ailleurs, pressenti comme
une menace par Frisch.
Plongé comme il l’était dans ses réflexions, il ne s’était pas aperçu qu’un voyageur était
entré dans le compartiment et s’était assis à côté d’eux. Il arrivait si rarement que
quelqu’un, malgré les rideaux tirés, décide de s’installer dans leur compartiment que
Frisch leva la tête de l’échiquier pour lancer à l’intrus un coup d’œil chargé d’hostilité790.
L’entrée de l’inconnu dans le compartiment est perçue par Frisch comme une
intrusion en territoire ennemi. L’apparence extérieure du jeune homme s’oppose
au caractère ordonné, qui distingue Frisch tant dans la vie qu’aux échecs.
L’intrus pouvait avoir un peu plus de vingt ans. Ses cheveux blonds lui tombaient sur les
épaules, il était mal rasé et portait un imperméable blanc qui n’était pas de la dernière
fraîcheur, fermé jusqu’au cou. Un genre d’habillement que, naturellement, Frisch
détestait791.
L’inconnu attire l’attention de Frisch et de son collaborateur en commentant la
défaite de Frisch pendant la partie d’échecs et en soulignant l’efficacité de la
variante que Frisch vient de décrier. Il révèle avoir été un champion d’échecs
mais être atteint d’une étrange phobie, qui l’amène à redouter de jouer avec un
790
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 27 : « Immerso com’era nelle sue
riflessioni, non si era neppure accorto che un viaggiatore era entrato nello scompartimento e
stava prendendo posto accanto a loro. Capitava così di rado che qualcuno decidesse, nonostante
le tendine tirate, di occupare propio il loro scompartimento, che Frisch alzò il capo dalla
scacchiera e rivolse all’intruso un’occchiata carica di fastidio. » (La Variante de Lüneburg, op.
cit., p. 29).
791
Idem, p. 27 : « L’intruso poteva avere poco più di vent’anni. Aveva i capelli biondicci che gli
arrivavano fin sulle spalle, era mal rasato e si stringeva addoso un impermeabile, bianco ma non
più candido, chiuso fino al collo. Un tipo di abbigliamento che Frisch naturalmente detestava.
»(La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 29).
329
adversaire réel. Cette révélation éveille la curiosité des ses interlocuteurs, ce qui
amène Hans à prendre le relais de la narration, à la première personne.
Sa tactique consiste à pousser l’ennemi dans ses derniers retranchements.
Le récit de Hans, qui relate sa vie de joueur d’échecs, et son initiation par
Tabori, est entrecoupé par des retours réguliers au présent de la narration dans le
train. Au fil du récit, Frisch reconnaît peu à peu le visage de l’autre, de Tabori
son ennemi ancestral, derrière celui de Hans racontant son histoire. L’approche
progressive se traduit par les retours réguliers récit cadre dans le train, où Hans
affronte Frisch, qu’il tente de démasquer. Dans la première partie de son récit,
Hans évoque le lieu où il rencontre Tabori, Der rote Engel 792: joueurs d’échecs
et échiquiers se multiplient dans ce premier labyrinthe qui permet à Hans de
développer son jeu face à l’adversaire Frisch. Dès l’introduction du personnage
de Tabori, Hans suggère que ce grand maître des échecs a connu l’enfer.
Strumpel Lump s’est réveillé de son espèce de torpeur bavarde, et ses yeux
habituellement inexpressifs ont semblé s’aimer, comme s’ils reprenait conscience : pour la
première fois le vieux m’a regardé en face. « Tiens-toi loin de cet homme ! a-t-il tonné,
d’un voix de prédicateur de campagne. Cet homme…cet homme a joué en enfer ! 793»
Cette allusion à la vie passée du maître des échecs est un indice pour que Frisch
reconnaisse son ennemi ancestral. Des allusions à la vie passé de Tabori
parsèment le récit de Hans Mayer, d’où le sentiment de vague menace éprouvée
par Frisch, comme si le danger s’approchait de plus en plus. La première partie
du récit s’achève au moment où Hans évoque son initiation aux échecs par
792
793
Ces termes signifient « l’ange rouge », ce qui évoque l’idée de violence justicière.
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit, pp. 44-45 : « A questa domanda Strumfel
Lump si svegliò da quella specie di sonniloquio e i suoi occhi perennemente inespressivi
sembrarono raccogliersi come uno che si tiri su le brache : per la prima volta il vecchio mi
guardò dritto in faccia. « Sta’lontano da quell’uomo ! » tuonò con un piglio da predicatore di
campagna. “Quello …quello ha giocato all’inferno.”» (La Variante de Lüneburg, op. cit., pp. 5051).
330
Tabori : chaque erreur – ou chaque faute – est sanctionnée par une décharge
électrique lui parcourant tout le corps.
Frisch n’avait pas bougé ; jambes et bras croisées, il avait attendu que s’achèvent les
formalités du passage de la frontière et, maintenant que le train avait repris sa vitesse de
croisière, il semblait s’apprêter à écouter la suite du récit de Mayer. On eût dit qu’il avait
compris que ce récit, d’une manière ou d’une autre, le concernait794.
Le voyage dans l’espace, et le franchissement de la frontière géographique, sont
la métaphore d’un déplacement temporel projetant Frisch dans son passé de nazi.
Cette métaphore spatiale renvoie au jeu d’échecs, où le positionnement
dynamique des pièces donne la signification d’ensemble de la partie. Les
moments de silence évoquent les temps de réflexion au jeu d’échecs.
Cependant Mayer ne reprit pas tout de suite la parole. Impossible de dire combien de
temps ils restèrent ainsi silencieux : peut-être le temps interminable que dure la réflexion
précédant un coup difficile. Ce fut finalement Frisch qui demanda à Mayer de poursuivre,
en portant son buste en avant de façon imperceptible. Un mouvement qui dénotait de la
curiosité, et peut-être une légère appréhension. – Continuez, je vous en prie. C’était le
mouvement qu’attendait Mayer795.
794
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 68-69 : « Frisch non si era mosso dal
suo posto; con le gambe accavallate e le braccia conserte aveva aspettato che terminassero le
varie formalità alla frontiera, e ora che il treno aveva raggiunto una velocità costante, sembrava
apprestarsi ad ascoltare il seguito del racconto di Mayer. Era come se avesse intuito che quella
storia in qualche modo lo riguardava. » (La Variante de Lüneburg, op. cit., pp. 79-80).
795
Idem, p. 67 : « Mayer, tuttavia, non riprese subito a parlare. Non avrebbe saputo dire per
quanto tempo fossero rimasti in silenzio : forse l’interminabile tempo di riflessione necessario
per una mossa difficile. Fu Frisch a chiedere a Mayer di proseguire, spostando in avanti il busto
in maniera appena percettibile. Un gesto che denotava curiosità, e forse anche una lieve
apprensione. « Continui, la prego. » Era la mossa che Mayer aspettava.»(La Variante de
Lüneburg, op. cit., p. 80).
331
La vengeance – ou revanche – de Tabori, qui se cache derrière Hans Mayer son
fils adoptif, se construit peu à peu comme une partie d’échecs : la résolution
éthique de la tension entre les forces du bien et du mal est le résultat de cette
lente élaboration. Dans Le Tableau du Maître flamand, le joueur d’échecs
parvient à dévoiler l’identité de l’assassin en établissant un parallélisme entre les
mouvements échiquéens et ce qui se passe dans la vie réelle. Le lien avec
l’échiquier se fait directement, sous forme de diagrammes, alors que, dans La
Variante de Lüneburg, l’attaque réelle de Hans Mayer contre l’ancien nazi
Frisch correspond, de manière plus implicite et suggestive, à la tactique
échiquéenne de l’encerclement progressif.
Ainsi, comme la légende de Sissa évoquée dans l’incipit du roman, l’arrivée de
Hans Mayer dans le compartiment apparaît comme un événement anodin de la
vie quotidienne, alors qu’elle va provoquer la mort de Frisch. Le détail
insignifiant se métamorphose en catastrophe pour l’un des joueurs. Ce double
développement de l’action – un visible et l’autre invisible, porteur de l’échec
final – est analogue au jeu d’échecs, où les coups visibles sur l’échiquier cachent
d’autres variantes qui n’émergent sur l’échiquier que peu à peu : à la fin de la
première partie du roman, Hans apparaît comme le véritable meurtrier de Frisch.
La seconde partie, racontée directement par Tabori, laisse entrevoir une partie
d’échecs plus vaste, où il s’oppose à Frisch, qu’il a finalement vaincu : cette
seconde partie offre une interprétation plus large, donnant au mouvement final,
fatal pour Frisch, une valeur de résolution éthique de la tension entre les forces
du mal et celles du bien. L’intervention de Hans Mayer fait partie d’une plus
vaste tactique : son attaque progressive, coup par coup, fait alterner des moments
de tension et des moments de calme, dus à la résolution d’un problème.
Il ressentait la même chose lorsqu’il jouait aux échecs : d’abord une tension insupportable,
à laquelle, à un moment donné, succédait un calme souverain où tout devenait clair et
cohérent, où il lui était accordé d’appréhender l’avenir dans ses nuances les plus
infimes796.
796
Maurensig, Paolo, La variante di Lüneburg, op. cit., p. 67 : « Gli succedava la stessa cosa
quando giocava a scacchi : daprincipio una tensione intollerabile alla quale, da un certo momento
332
Le second récit de Tabori entraîne le lecteur vers un labyrinthe, menant à une
salle « revêtue de carreaux de céramiques jusqu’au plafond797 ». Dans ce lieu
étrange, Tabori, qui n’a pas joué aux échecs depuis quarante ans, initie
progressivement Hans aux échecs. Tabori inflige des décharges électriques à son
élève, punissant durement chaque faute. Tabori finit par disparaître
mystérieusement, ce qui plonge Hans dans le désespoir : après quoi il ne joue
plus aux échecs. A la fin de cette seconde partie du récit, Baum, l’allié de Frisch
qui pourrait le défendre, prend congé de ses compagnons de voyage : le « face à
face » avec son adversaire est total et direct .
Hans tira la porte que Baum avait laissée ouverte et retourna s’asseoir, cette fois dans le
fauteuil qu’avait occupé Baum, faisant ainsi face à l’autre comme à un adversaire qui
s’apprête à conclure rapidement la partie. La manœuvre n’avait pas échappée à Frisch. Il
avait eu un léger mouvement de surprise, et, pour surmonter sa contrariété, il regarda sa
montre798.
La tactique de Frisch est de se réfugier dans le rythme d’une vie réglée comme
une horloge, et de vérifier l’heure. Mais ce geste renvoie implicitement à la
partie d’échecs, où le nombre de tempos est calculé pour chaque joueur. Hans,
en joueur d’échecs chevronné doit surmonter son impatience d’accomplir la
vengeance prématurément : son jeu est prévu à l’avance et il ne faut pas brûler
les étapes, étudiées depuis longtemps, ce qui ruinerait la stratégie d’ensemble.
in poi, subentrava uno stato di calma sovrana, dove tutto diventava chiaro e conseguente, dove
gli era concesso di impugnare il futuro in ogni sua minima sfumatura.» (La Variante de
Lüneburg, op. cit., p. 80).
797
Idem., p.75 : «piastrellata sino al soffitto.» (Idem, p. 87).
798
Ibid., p. 85 : « Hans accostò la porta che Baum aveva lasciato aperta, e tornò a sedersi, questa
volta però sulla poltrona lasciata libera da Baum stesso, mettendosi così di fronte all’altro come a
un avversario, con il fare di chi si appresti a concludere rapidamente la partita. A Frisch non era
sfuggita la manovra. Aveva avuto quasi un moto di sorpresa, e per superare il disappunto guardò
l’orologio.» (Ibid., p. 100).
333
La tentation d’extraire le paquet de chiffon faillit le submerger, de même qu’en d’autres
temps il lui arrivait de ne pouvoir s’empêcher de jouer un coup prématuré qui détruisait
tout son jeu. Mais, cette fois, il avait bien appris la leçon. Il fit un effort sur lui-même. Il ne
devait pas céder avant le moment prévu, il devait respecter le plan qu’il s’était fixer et
patienter jusqu’à Vienne799.
Le joueur d’échecs doit surmonter son émotion et développer son jeu de manière
rationnelle et efficace afin d’arriver à la résolution éthique de la partie contre
Frisch. Cette manière de procéder, d’établir une stratégie à long terme sans céder
à l’émotion, rappelle le roman de Pérez-Reverte. Dans Le Tableau du Maître
flamand, le joueur d’échecs doit procéder de manière rationnelle et méthodique
face au meurtrier et ne pas céder à l’émotion, même lorsque Julia est menacée
par l’analogie avec la reine noire, en danger sur l’échiquier, comme le souligne
le joueur d’échecs : « La petite croix à côté des chiffres veut dire échec.
Traduction : nous sommes en danger800. »
Il s’agit pour le joueur de vaincre l’émotionnel afin de contrôler la partie.
Dans le roman de Pérez-Reverte, le danger est imminent et proche, alors que,
dans La Variante de Lüneburg, Hans, qui est le double de son maître Tabori, ne
doit pas céder à l’empressement d’infliger la punition fatale pour les crimes
perpétrés par Frisch dans le passé. Le plan suit le cours prévu, Frisch lui
799
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 85-86 : « La tentazione di estrarre
l’involto di pezza fu lì lì per sopraffarlo, così come in altri tempi gli accadeva di non poter
trattenersi dal fare una mossa prematura, rovinando tutto il gioco. Ma ora aveva imparato la
lezione. Si face forza. Non doveva cedere prima del previsto, doveva rispettare il piano che si era
prefissato, e pazientare finché non fossero arrivati a Vienna.» (La Variante de Lüneburg., p.
100).
800
Pérez-
Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 199 : « La crucecita junto a
las cifras significa jaque. Traducido : estamos en peligro. » (Le Tableau du Maître flamand, op.
cit., pp. 167-168).
334
demandant d’achever le récit de « l’échiquier de la douleur 801», ainsi qu’il
nomme le jeu de Tabori.
Ici, je peux affirmer avec certitude, le regard de Hans Mayer laissa transparaître la
satisfaction intime du joueur d’échecs qui voit se réaliser sur l’échiquier, coup après coup,
tout ce qu’il a prévu et qui se dit : « Voici le coup fatal !» Désormais, tout n’était plus
qu’une question de pure technique. Pas besoin d’improvisation, de génie, mais
simplement de technique802.
La partie d’échecs semble s’accélérer vers une résolution finale ; la dernière
partie du récit est très succincte. Hans pose ses dernières pièces; il a revu Tabori
récemment qui, après l’avoir adopté officiellement, l’a chargé de retrouver un
homme, le jeu d’échecs étant le fil d’Ariane pour parvenir au bout de sa
mission : « Il m’a demandé de rester sur mes gardes, cependant, car j’étais
toujours dans le jeu et je devais mener la partie jusqu’au bout803.»
Le roi noir se trouve en position de Zuswang, terme échiquéen signifiant que le
pièce ne peut que se mettre en échec et mat soit même en se déplaçant : il ne
peux que se reconnaître dans l’ennemi que Tabori veut éliminer : « Je suppose
que je suis cet homme, dit Frisch804. » Quoi qu’il joue, il ne peut plus qu’être à la
merci de son adversaire. L’énigme policière étant ainsi résolue, la seconde
partie, menée par Tabori narrateur jusqu’à la fin, permet de justifier la partie que
vient de, ou que va, remporter Hans. Cette deuxième partie constitue une
801
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 88 : «La « scacchiera del
dolore » ! » (La Variante de Lüneburg, op. cit., p. 104).
802
Idem, p. 89 : « Posso dirlo con sicurezza, nello sguardo di Hans Mayer trasparve l’intima
soddisfazione dello scacchista che veda realizzarsi sulla scacchiera, mossa dopo mossa, tutto ciò
che aveva previsto, e pensi : « Ecco il finale.» Da quel momento in poi tutto era dunque affidato
alla pura tecnica. Non c’era bisogno di improvvisazione, di genialità, ma semplicemente di
tecnica.» (Idem, p. 104).
803
Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 91: “ Mi ha avvertito di stare in
guardia, però, perché mi trovavo ancora in gioco e avrei dovuto portare la partita sino in fondo.”
(La Variante de Lüneburg op. cit., p. 107).
804
Ibid, op. cit., p. 91 “ “Suppongo di essere io quest’uomo” disse Frisch.” (Ibid, op. cit., p. 107).
335
justification de la revanche de Tabori : l’issue qui vient de se jouer apparaît
comme une résolution éthique, qui résulte de la tension entre les forces
justicières du bien, représentées par le tandem Tabori-Hans, et les forces du mal,
par le nazi Frisch. L’action de Tabori et de Hans doit alors être interprétée
rétrospectivement comme le triomphe du bien805.
Le lente élaboration échiquéenne menée par Hans et, en filigrane, par Tabori,
mène à une résolution éthique. La fin du texte – ou le début pour ce roman –
traduit la punition des forces du mal par une action perpétrée par la victime, qui
représente le triomphe de la justice. Celle ci est actualisée dès le début du
roman : l’interprétation rétrospective des faits permet au lecteur de parvenir à
cette lecture éthique de la partie d’échecs, où s’affrontent le bien et le mal.
Dans Le Tableau du Maître flamand, cette résolution n’apparaît qu’à la fin du
roman. Le joueur d’échecs Muñoz, dans l’espace délimité de l’échiquier, est
absorbé dans un face à face avec l’assassin inconnu, qui sévit dans l’entourage
de Julia. Le meurtrier laisse des cartes anonymes proposant de continuer la partie
d’échecs, qui déborde de l’espace échiquéen et contamine la réalité sous forme
de menaces potentielles ou de meurtres réels.
Le lien entre le premier meurtre et les cartes proposant la continuation de la
partie n’apparaît, au début, que comme une hypothèse, une possibilité, ce qui
renvoie au fonctionnement du jeu d’échecs : les coups de l’adversaire sont de
l’ordre du possible, non de la certitude, comme le souligne César, l’antiquaire
avec qui travaille Julia : « Ce n’est pas une preuve, c’est une hypothèse806.»
Cette hypothèse se vérifie peu à peu pour devenir une certitude, lorsque Menchu,
amie et collaboratrice de Julia, est tuée ; le mystérieux assassin note sur une
805
Les cheveux noirs de Tabori sont devenus blancs, métamorphose emblématique du triomphe
du bien sur le roi noir Frisch. Ibid., op. cit., p. 90 : « I suoi capelli e anche la barba, che mi era
sembrata scura, erano improvvisamente incanutiti. »(Ibid, op. cit., p. 106 : « Ses cheveux et
même sa barbe qui m’avaient semblé si noire étaient devenus blancs d’un seul coup.»). Cette
métamorphose soudaine correspond à la promptitude des dernières étapes d’une vengeance
préparée depuis longtemps, ce qui est analogue aux derniers coups d’une partie d’échecs, prévue
pourtant depuis longtemps à l’avance.
806
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 204 : « Eso no es una prueba. Es una
hipótesis.»(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 171).
336
carte anonyme le code « D X T » : « Avec les signes D X T , l’assassin établit un
rapport entre la mort de votre amie et la prise de la tour par la dame noire807.»
L’assassin joue sur la frontière poreuse entre la réalité, les faits, et le virtuel,
l’interprétation : par des correspondances entre les pièces et les personnes
réelles, l’assassin fait imaginer au joueur d’échecs, par les coups qu’il propose,
des attaques potentielles qui peuvent être réalisées ou non. Une bifurcation peut
être proposée, pour être ensuite réfutée et remplacée par une variante différente.
La menace portée à la reine blanche, qui représente Julia, selon une très forte
probabilité, se transforme en une autre proposition de jeu menaçant la tour.
Le pion noir de la case a7 prend la tour blanche en b6…, expliqua-t-il en leur montrant le
mouvement sur l’échiquier. C’est ce que notre adversaire dit dans sa carte. – Et qu’est-ce
que ça signifie ? demanda Julia. Muños attendit quelques secondes avant de répondre. –
Qu’il renonce à un autre coup qui nous faisait peur, d’une certaine manière. Je veux parler
de prendre la dame blanche en e1 avec la tour noire de c1…Ce coup aurait
nécessairement entraîné des échanges de dames […] Julia écarquillait les yeux. – Vous
voulez dire qu’il renonce à me prendre808 ?
Par analogie, l’attaque potentielle de la dame traduisait un danger pesant
sur Julia. Une autre pièce est menacée à présent, ce qui se manifeste dans la
réalité par le meurtre de Menchu, amie et collaboratrice de Julia. Arrivant pas à
pas à la résolution de l’énigme, et au dénouement éthique de la trame policière,
807
Idem., p. 308 : « El asesino relaciona aquí, utilizando los signos D x T, la muerte de su amiga
con la torre comida por la dama negra. »(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 259).
808
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 268-269 : « - El peón negro que
estaba en la casilla A7 se come la torre blanca en B6…- dijo, mostrándoles la situación en el
tablero -, Es lo que nuestro adversario dice en su tarjeta. – Y eso significa ? preguntó Julia.
Muños tardó unos segundos en responder. – Significa que renuncia a hacer otra jugada que, en
cierta forma, habíamos estado temiendo. Me refiero a comerse la dama blanca en E1 con la torre
negra de C1…La jugada habría supuesto forzosamente un cambio de damas – levantó los ojos de
las piezas y miró a Julia, preocupado-. Con todo lo que eso implica. […] – Quiere decir que
renuncia a comerme a mí ? »(La Tableau du Maître flamand, op. cit, pp. 226-227).
337
le joueur d’échecs donne la clé de l’analogie entre la tour et Menchu. L’assassin
procède par un jeu d’analogies et de correspondances.
Le nom de famille de Menchu était bien Roch, n’est-ce pas ? Eh bien, ce mot est le même
que le mot anglais rook qui veut dire « tour » aux échecs, et il correspond également au
mot français roc, ancien nom de la tour, et, dans une autre orthographe, roque,
mouvement qui fait intervenir simultanément le roi et la tour809.
La solution de l’énigme établit de façon certaine le lien entre l’espace ludique et
la réalité. La disparition de la pièce sur l’échiquier correspond à l’élimination
réelle de Menchu. Dans la dernière partie du roman, Muñoz se lance dans une
démonstration échiquéenne ; elle permet de dévoiler la vérité et l’identité du
tueur masqué : le jeu d’échecs apparaît de nouveau comme un miroir de la
réalité.
Le voilà : le fou qui occupe une place de confiance à côté du roi et de la reine. Pour
romancer un peu l’affaire, le bishop anglais, l’évêque intriguant. Le grand vizir traître qui
conspire dans l’ombre car, en réalité, il est la Dame noire déguisée810.
Le joueur d’échecs semble lire dans la disposition des pièces la clé de l’intrigue
policière. Le fou qui se trouve près du roi et de la dame représente César, allié de
Julia et de Muñoz, qui, en fait, joue un double jeu et un jeu de double : il est le
mystérieux « assassin-joueur d’échecs ». Muñoz dénonce sa duplicité : il opère
809
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 308 : « El appellido de Menchu era
Roch ? Y esa palabra, lo mismo que la inglesa rook, puede traducirse como roca y además com
roque, término con el que, en ajedrez, también se designa a la torre. » (Le Tableau du Maître
flamand, p. 259).
810
Idem, p. 357 : « Ahí lo tiene : el alfil, que ocupa un lugar de confianza junto al rey y la reina.
Puestos a novelar la cosa, el bishop inglés, el obispo intrigante. El Gran Visir traidor que
conspira conspira en la sombra porque, en realidad, es la Dama Negra disfrazada.» (Le Tableau
du Maître flamand, op. cit., p. 300).
338
dans le secret, dans l’ombre, et derrière le fou apparent se cache la dame noire.
Ce rapprochement analogique avec la dame noire est d’autant plus pertinent que
César est homosexuel, et peut donc être assimilée à une pièce féminine. Cette
caractéristique peut être également attribuée, selon Muñoz, au fou : « Le fou […]
La pièce que l’on peut le mieux assimilée à l’homosexualité, avec ses profonds
mouvements en diagonale811.»
Il annonce à César qu’il a perdu la partie, puisque la dame noire va être
irrémédiablement éliminée. César, en apparence ami et allié des blancs, est en
réalité le joueur inconnu jouant les noirs, « le meurtrier-joueur d’échecs. » Un
des indices menant à la résolution de l’énigme est un aspect émotionnel lié à la
réalité ; le joueur inconnu avait tout intérêt à prendre la dame blanche, qui
représente Julia et n’a pas fait ce choix pour des raisons affectives. Le réel a
débordé sur le jeu, le miroir jouant dans les deux sens, et il existe une
réversibilité : le jeu contamine le réel, mais le monde empirique contamine le
jeu. Le second indice consiste en l’identification de la dame noire avec
l’assassin.
Le lien avec les assassinats était évident : seules les pièces prises par la dame noire
correspondaient à des morts réelles. J’ai alors analysé de plus près les mouvements de
cette pièce, ce qui a permis d’aboutir à des conclusions intéressantes. Par exemple son
rôle protecteur par rapport au jeu des noirs en général, un rôle qui s’étendait même à la
dame blanche, sa principale ennemie, qu’elle respectait pourtant comme si elle était
sacrée812.
811
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 364 : « El alfil […] Una pieza que
resulta la más asimilable a la homosexualidad, con su movimiento diagonal y profundo. » (Le
Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 307).
812
Idem., p. 362 ; : «La relación con los asesinatos era evidente : soló aquellas piezas comidas
por la dama negra simbolizaban muertes reales. Me apliqué entonces a estudiar los movimientos
de esa pieza, y obtuve conclusiones interesantes. Por ejemplo, su papel protector respecto al
juego de las negras en general, extensivo además a la dama blanca, su principal enemigo, y a la
que sin embargo respectaba como si fuese sagrada. » (Idem., p. 305).
339
Le joueur d’échecs était lui-même assimilé au cavalier dans ce jeu de
correspondances, alors que César était à la fois cette dame noire au jeu ambiguë
et le fou blanc, jouant apparemment du côté de Julia et de Muñoz.
Et vous, César, vous avez joué dans tout cela un rôle extraordinaire : fou blanc travesti en
reine noire, qui jouait des deux côté de l’échiquier. […] Le coup de grâce, vous vous l’êtes
donné vous-même : le fou blanc prend la dame noire, l’antiquaire ami de Julia se trahit luimême, lui, le joueur invisible, le scorpion qui se pique la queue… Je peux vous assurer
que c’est la première fois de ma vie que je suis témoin d’un suicide sur l’échiquier réussi
avec une telle perfection813.
Le paradoxe de cette lutte entre le bien et le mal réside dans l’absence de désir
de gagner la partie du côté des noirs ; le jeu d’échecs est pourtant un jeu agônal,
motivé par la compétition et la volonté de vaincre l’adversaire, de lui imposer
son point de vue. Le jeu de doubles de César aboutit à un dédoublement de point
de vue : il joue des deux côtés à la fois, d’où l’aspect autodestructeur de son jeu,
qui entraîne sa perte.
Contrairement à La Variante de Lüneburg, où la revanche contre Frisch
le surprend dans sa vie quotidienne, « le joueur assassin » manipule ses
adversaires, prenant la partie figée par l’œuvre d’art comme référence pour ses
crimes. Il est mis en échec pour le joueur Muñoz, victoire qui offre une
résolution éthique de la partie. Ces deux œuvres, présentant deux mondes qui
s’opposent, propose une résolution finale exprimant la victoire du bien sur le
mal ; dans cette lutte l’espace ludique et fictionnel déborde des limites de
l’espace échiquéen pour contaminer le réel, pervertissant ainsi la notion même
de jeu.
813
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 363 : « Usted, César, ha jugado en
todo esto un papel extraordinario : alfil blanco travestido de reina negra, actuando a uno y otro
lado del tablero . […] Y el golpe de gracia lo recibe de su propia mano : el alfil blanco se come a
la dama negra, el anticuario amigo de Julia delata con su propio juego al jugador invisible, el
escorpión se clava la cola….Le aseguro a usted que es la primera vez en mi vida que presencio,
logrado con tan alto nivel de perfección, un suicidio sobre el tablero.»(Le Tableau du Maître
flamand, op. cit., pp. 305-306).
340
Bilan provisoire
L’opposition entre deux camps ennemis irréconciliables structure les romans
évoqués dans cette partie de notre étude. Le Joueur d’échecs de Zweig est
concentré, comme le titre l’indique, sur un seul joueur, M.B… qui est mis en
opposition avec son adversaire Czentovic. Celui ci incarne le dogmatisme et la
volonté de puissance et s’oppose ainsi radicalement à M.B…, qui représente la
vieille culture européenne, notamment par son impuissance à résister à l’ennemi
nazi : il est mis en déroute à la fin du roman.
Cette opposition est reprise dans La Variante de Lüneburg et Le Maître et le
scorpion, qui reprennent de manière plus schématique l’opposition entre doubles
inversés, le bourreau nazi et la victime juive. La confrontation échiquéenne revêt
une valeur idéologique, où le jeu devient un instrument de torture et de
destruction, et s’intègre à la machine de destruction nazie. Dans La Variante de
Lüneburg comme dans Le Maître et le scorpion, le jeu est perverti et devient, et
n’est plus associé au plaisir et à la liberté, mais à la servitude absolue : les
joueurs Tabori et Morgenstein sont contraints de jouer selon les règles arbitraires
des nazis.
Dans La Variante de Lüneburg, la défaite aux échecs de Tabori, qui affronte
Frisch, a pour conséquence mécanique, dans une logique de destruction,
l’assassinat d’êtres humains. Cette action est perpétrée après l’issue de la partie,
alors que dans Le Maître et le scorpion, le nazi construit une mise en scène
macabre et monstrueuse814 de la destruction. Il élabore un jeu d’échecs réel, où
les pièces sont des êtres humains, éliminés physiquement au fur et à mesure de la
partie.
814
Monstrueux vient étymologiquement de « monstrare », « montrer ».
341
Ce débordement du jeu hors de ses frontières apparaît également dans Le
Tableau du Maître flamand. L’intrigue policière est fondée sur la partie d’échecs
représentée par l’œuvre d’art. L’assassin reprend la partie en construisant une
signification analogique établie par une correspondance entre les pièces et les
personnes. Les assassinats et les menaces sur l’échiquier, qui devient un
véritable miroir, se matérialisent dans la réalité.
Le roman propose une résolution éthique : l’assassin est démasqué par le joueur
d’échecs, qui a relevé les faiblesses et les contradictions de l’adversaire. Le
logique spéculative du joueur d’échecs, fondée sur l’hypothèse, permet de
démasquer le véritable assassin. Les premières suppositions quant au mystérieux
assassin s’avèrent alors avoir été erronées. Le soupçons s’étaient portés sur
Belmonte, et sa belle fille Lola, les possesseurs du tableau. Ces possibilités ont
été méthodiquement rejetées au cours des analyses échiquéennes, à la manière de
coups impossibles sur l’échiquier. Les potentialités examinées par le joueur,
devenu enquêteur, le mène à la résolution de l’énigme.
La Variante de Lüneburg offre également une résolution éthique, qui émerge dés
la début du roman par le meurtre de l’industriel Frisch. Le lecteur, qui découvre
peu à peu la vérité sur le passé de Frisch, interprète rétrospectivement cet
assassinat comme la résolution éthique d’une tension entre le bien et le mal,
entre la vie et la mort. Dans les romans évoqués, la collision des mondes est
radicale : le lecteur identifie deux polarités, positive et négative, dans les joueurs
qui s’opposent sur l’échiquier et dans la réalité. Cependant, dans d’autres
romans, l’opposition n’est pas si tranchée et il est impossible d’établir une
interprétation manichéenne de l’affrontement.
2. Collision et collusion
A l’inverse de cette lecture manichéenne, fondée sur le caractère binaire des
couleurs au jeu d’échecs, certains romans proposent une interprétation plus
342
nuancée de l’affrontement échiquéen. Les adversaires ne s’opposent pas de
manière radicale et tranchée : la lutte est fondée sur un principe de relativité où
les adversaires peuvent tenir, selon le point de vue adopté, des rôles positif ou
négatif. Chaque représentation est construite à partir d’un point de vue
particulier, qui peut être remis en question ou modifié.
Il s’agit de l’élaboration des mondes possibles, hypothétiques, où aucune
interprétation définitive n’est offerte sur un plateau d’argent au lecteur. La Vie
Mode d’emploi et Feu pâle élaborent des mondes parallèles qui peuvent entrer
en conflit, en collision, mais paradoxalement être parfois en collusion. La
création tripartite de Valène, Winckler et Bartlebooth, qui forment une
association triangulaire, marque le refus de la polarité binaire et manichéenne.
Les rôles des différents acteurs de l’action créatrice se complètent.
En même temps, la notion d’opposition n’est pas complètement niée : un conflit
sourd s’inscrit dans la relation entre Bartlebooth et Winckler. Celui-ci, qui est
déjà mort au début du roman, ourdit à titre posthume une vengeance contre son
collaborateur Bartlebooth, qui se solde par la défaite finale du collectionneur.
Ainsi, les deux notions de collision, marquant le conflit entre des mondes, et de
collusion, traduisant au contraire l’idée de convergence, trouvent leur place dans
ce roman qui préfère la nuance et l’indétermination, dans une esthétique postmoderne, à l’opposition manichéenne. L’écriture post-moderne déconstruit les
schémas linéaires pour les faire évaluer vers des structures plurielles où
coexistent des mondes possibles.
Dans Feu pâle, qui participe également de cette esthétique post-moderne de la
pluralités des lectures, Kinbote est l’architecte de mondes parallèles. Plusieurs
personnages qui se dédoublent en différents reflets s’affrontent en divers
espaces. Kinbote le commentateur s’oppose au poète Shade en récupérant son
poème et en l’intégrant à l’espace de la Zembla. Kinbote, roi possible ou
supposé de la Zembla, affronte Gradus, qui incarne les forces révolutionnaires
ayant chassé le roi Charles II : il est perçu par Kinbote comme l’assassin du
poète Shade, dont le meurtre est évoqué dès la préface de Feu pâle.
Dans ce monde complexe, l’affrontement, ou les affrontements, ne sont pas
posés comme intrinsèquement binaires ou manichéens. Ils sont le fait de la
343
perception éminemment subjective de Kinbote. Les mondes construits par le
poème et par le commentaire - Feu pâle présentant ainsi une structure binaire sont structurés par les couleurs verte et rouge, cette dernière constituant une
allusion intertextuelle au roman précurseur De L’Autre côté du miroir.
Ce roman annonce la pluralité des mondes possibles, qui est au cœur de
l’esthétique post-moderne. Alice parcourt un monde structuré par le jeu
d’échecs, où les deux couleurs qui s’affrontent sont le vert et le rouge. Lewis
Carroll construit un monde qui n’est pas binaire, puisque plusieurs sens peuvent
cohabiter. La partie d’échecs ne présente d’ailleurs pas une partie d’échecs très
orthodoxe : les camps ne s’opposent que sur le mode du grotesque, avec des
attaques impromptues sans résultat concret. A la fin de la partie, les deux reines,
blanche et rouge, sont réunies autour d’un banquet final. Ce roman précurseur
inaugure la polysémie du sens qui s’élabore dans un labyrinthe échiquéen.
Dans Feu pâle, le vert et le rouge se superposent souvent au traditionnel noir et
blanc, comme le traduit le titre du roman : le feu peut être associé à la couleur
rouge tandis que l’adjectif « pâle » renvoie au blanc. Le feu constitue également
une allusion intertextuelle au feu qui apparaît au début du voyage d’Alice à
travers l’échiquier. Dans le roman de Lewis Carroll, les deux couleurs mises en
opposition sur l’échiquier sont le blanc et le rouge, prolongement du feu dans la
cheminée du monde de départ.
Dans Feu pâle, le vert et le rouge, sont récurrents : ces couleurs n’expriment pas
l’opposition manichéenne du blanc et du noir, mais, au contraire, sont des
couleurs complémentaires qui traduisent l’idée de gradation. Les éléments ne
sont pas mis en opposition de manière manichéenne, mais semblent participer à
une création commune. Comme au jeu d’échecs, la tension entre joueurs et
espaces contribue à une création par la complémentarité. Dans le roman de
Nabokov, la création s’opère autant par l’association d’éléments qui se
complètent que par l’opposition.
Ainsi, comme dans La Vie mode d’emploi, la collision de mondes constitue
également une collusion, une collaboration créative. L’association de ces
couleurs au blanc ou au noir semble varier dans ce monde polysémique, où tout
semble dépendre du point de vue. Pour Kinbote, le rouge semble plutôt connoté
344
positivement : par un retournement parodique, cette couleur semble liée à la
royauté dans le monde de la Zembla. Le titre du poème semble associer le rouge
au blanc, à la polarité positive. Au contraire, le vert constitue souvent un
obstacle du point de vue de Kinbote, comme le montre le feuillage qui obstrue sa
vision lorsqu’il épie son voisin Shade. Mais ces associations de couleurs
connaissent des variations. Feu pâle n’est pas l’expression d’un sens univoque et
stable, mais est constitué de mondes parallèles et mouvants.
A. Mondes parallèles
Le roman de Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir, écrit un siècle
avant La Vie mode d’emploi et Feu pâle, inaugure la création d’un univers où
s’élaborent différents possibles. Au-delà du miroir, structuré par les
déplacements échiquéens, Alice est initiée au monde de la polysémie
labyrinthique. Les méandres que suit Alice dans cet espace à plusieurs
dimensions la font pénétrer dans un monde parallèle à celui du réel. Ce espace
de l’inattendu et de la surprise est analysé par Jean-Jacques Lecercle dans La
Violence du langage comme le déploiement de la langue livrée à elle-même,
abolissant ainsi la maîtrise et la domination du locuteur sur le message qu’il
formule : la langue devient autonome dans ce monde parallèle du reflet, de
l’autre côté du miroir.
Mais l’échec du linguiste crée des doutes sur la maîtrise du locuteur. Le contenu affectif
n’est pas toujours conscient, sa transmission pas toujours délibérée – nous sommes plus
proches de l’obsession ou de la possession. De ce point de vue, le texte constitue une
formulation paradoxale de l’indicible, ou de l’innommable. […] La langue n’est plus simple
instrument, elle semble avoir pris son indépendance. C’est la langue qui parle : elle suit
345
son propre rythme, sa propre cohérence partielle, elle prolifère de façon chaotique, et
parfois violente815.
Cette libération de la langue, qui s’affranchit du caractère univoque de la
signification, fait cohabiter des sens contradictoires, polysémie incarnée par les
personnages de Tweedledum et Tweedledee. Ces doubles, dont les noms
représentent une bifurcation à partir d’un élément semblable816, expriment la
cohésion de deux possibles sans constituer une contradiction. L’identité de ces
doubles est fondée sur une dialectique du même et de l’autre : ils se ressemblent
à s’y méprendre, comme leur noms, mais se distinguent cependant l’un de
l’autre.
Leur discours constitue en même temps une parodie de la logique binaire qui
structure le monde réel. Poussant à l’extrême les principes de logique, fondé sur
les liens de causalité, leur discours aboutit au pur non-sens. Le monde possible,
au-delà de la surface transparente du miroir, introduit Alice dans un univers où
cohabitent plusieurs sens et voies opposées qui se contredisent parfois. La
créativité semble venir au jour dans la violence : Alice passe de l’espace lisse de
la réalité empirique et pragmatique au terrain de jeu, plus accidenté et tourmenté,
au-delà du miroir.
« Je sais à quoi vous pensez, dit Twideuldeume ; mais cela n’est vrai en aucune façon. »
« Si, tout au contraire, c’était vrai, poursuivit Twindeuldie, il se pourrait que ce ne fût pas
faux ; et si cela n’était pas faux, ça devrait être vrai ; mais comme ce n’est pas vrai, en
bonne logique, c’est faux817. »
815
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 6.
816
Tweedle est l’élément commun qui les relie, tandis que la seconde syllabe marque l’altérité
entre ces doubles. Ce jeu entre le même et l’autre rappelle les échecs où les pièces ont leur
double inversé traduisant une dialectique du semblable et du différent.
817
Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, édition bilingue, op.
cit., pp. 108-109 : « « I know what you’re thinking about, » said Tweedledum : « but it isn’t so,
nohow.»”Contrariwise”, continued Tweedledee, “if it was so, it might be; and if it were so, it
would be : but as it isn’t, it ain’t. That’s logic.” Les modaux du texte anglais font apparaître
l’ordre du possible qui s’exprime dans la réplique du second personnage. La validation d’un fait
346
Ces prépositions, qui semblent se référer à une logique rigoureuse, se révèlent
être une parodie de la logique binaire, comme dans le chapitre sur le non-sens
dans La Logique du sens de Gilles Deleuze.
Aux deux figures du non-sens correspondent donc deux formes de l’absurde, définies
comme « dénuées de signification » et constituant des paradoxes : l’ensemble qui se
comprend comme élément, l’élément de tous les ensembles […] L’absurde est donc tantôt
confusion, tantôt cercle vicieux dans la synthèse disjonctive818.
Le monde au-delà du miroir, parallèle au monde réel, ouvre une brèche dans la
stabilité de la relation entre le signifié et le signifiant. La traversée d’Alice offre
au langage de nouvelles potentialités créatrices, associant différents sens entre
eux qui, au lieu de s’opposer, forment un autre monde possible, qui a sa
cohérence interne. Dans cette œuvre s’élabore un espace parallèle à la réalité, qui
en contredit la logique et le fonctionnement ; alors que le monde référentiel est
structuré par une logique binaire en matière de vérité819, la traversée représente
dans la réalité, qui d’ailleurs est posée comme une hypothèse « if it was so », constitue une
possibilité parmi d’autres possibles, « might be ». Le texte reformule une seconde fois
l’hypothèse, mais avec le verbe être « were », et non plus « was », qui éloigne de la certitude :
« were » marque une plus grande opacité entre le fait et sa validation, une « déréalisation » qui
plonge alors dans le « would », condition, paradoxalement plus proche du réel qui le « might »
associé à « was » ! Il n’y a donc aucune logique dans cette logique supposée rigoureuse ! Le
summum de l’illogisme est atteint par la redondance finale « isn’t » et « ain’t ».
818
819
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 86.
Les assertions sont dites vraies ou fausses si elles sont validées ou non par le monde
référentiel. Ce fonctionnement binaire de la réalité se traduit, dans le roman de Lewis Carroll,
par l’opposition entre le monde réel, d’où part Alice et où elle revient à la fin, et le monde
fictionnel de la traversée échiquéenne. Cependant, cette dichotomie peut être nuancée : selon la
théorie de Thomas Pavel, le réel peut être exprimé par le langage selon des points de vue
tellement variées que le réel lui-même semble se rapprocher ontologiquement de la fiction.
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 70 : « La structure de notre monde semble dès
lors posséder une plasticité irréductible, qui exclut l’existence d’un point de vue privilégié à
partir duquel l’organisation du savoir puisse être maîtrisé.»
347
l’univers de la fiction, où la notion de vérité est sujette à caution, chaque monde
fictionnel constituant une variante possible du monde référentiel. Le monde de la
fiction entre en collision, de manière créative et récréative, avec le monde réel.
Le texte de Lewis Carroll, en illustrant le dynamisme et l’instabilité de la
langue par la métaphore échiquéenne, inaugure la création d’un monde parallèle
à celui de la réalité. Il annonce les romans post-modernes, tels La Vie mode
d’emploi ou Feu pâle, qui construisent non un monde parallèle, mais une
pluralité de mondes possibles, où plusieurs interprétations cohabitent. Les deux
œuvres sont fondées sur l’aspect stratégique et labyrinthique du jeu d’échecs afin
d’établir ces différents mondes parallèles.
Dans La Vie mode d’emploi, des mouvements centrifuges entraînent le
lecteur hors de la structure initiale, hors du carré de dix sur dix que forme
l’immeuble. La mémoire, qui relie le présent de l’immeuble au passé des
personnages, fait éclater les limites dans lesquelles sont insérés les habitants de
l’immeuble. Ainsi s’élaborent des mondes parallèles sur un mode rétroactif.
Cette esthétique du souvenir comme base de la création peut être reliée aux
commentaires de Stella Béhar sur W ou souvenir d’enfance lorsqu’elle rappelle
le rôle de la mémoire dans ce roman de Perec et souligne, de manière générale,
la dialectique du souvenir et de l’amnésie dans l’œuvre de Perec820.
Le narrateur trace des lignes possibles en évoquant la vie passée des
personnages. Cette déstructuration d’un ensemble spatio-temporel unifié en une
multiplicité de mondes possibles peut être mise en perspective avec l’action
820
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 146 : « Dans la mesure où
la thématique de W ou le souvenir d’enfance pose d’une façon aiguë le problème de la mémoire,
l’ouvrage l’aborde aussi comme source d’inspiration esthétique. Depuis le début du siècle, deux
courants esthétiques distincts se partagent l’exploration de la mémoire. Chez Proust, celle-ci
surgit de la sensation, chez les surréalistes, où les travaux de Freud ont trouvé l’application
esthétique la plus militante, la mémoire est, par le rêve, explorée jusque dans l’inconscient.
Confronté à l’absence de souvenir, ou cette forme d’amnésie abécédaire dont nous avons déjà
parlé, Perec se doit de définir une autre voie.»
348
tripartite de Valène, Winckler et Bartlebooth, où « chaque puzzle de Winckler
était pour Bartlebooth une aventure nouvelle, unique, irremplaçable821. »
L’action de Winckler consiste à diviser l’ensemble constitué par chaque
aquarelle de Valène. Cette entreprise reflète le morcellement du passé des
personnages en récits miniatures, qui s’imbriquent dans l’immeuble. La mémoire
collective de la communauté constituée par les habitants présents ou passés de
l’immeuble se subdivise en myriades d’unités spatio-temporelles. (De même,
l’immeuble comporte différentes « pièces »822, qui le morcelle). Chaque
expérience individuelle fait partie, cependant, de la totalité formée par
l’immeuble. Ces mondes parallèles peuvent être rattachés à « la mise en puzzle »
de Winckler à partir de l’unité créée par Valène. Bartlebooth serait, en tant que
collectionneur, la vaste mémoire conservant le tout, jusqu’à la mort à laquelle
l’œuvre est vouée.
De manière analogue au jeu d’échecs, où les pièces823, statiques et figées au
départ, ne prennent une signification que par le mouvement, l’ensemble brisé de
l’aquarelle morcelée devient le vecteur d’une dynamique significative pour le
faiseur de puzzles comme pour Bartlebooth, « tout le travail consistant en fait à
opérer ce déplacement qui donne à la pièce, à la définition, son sens824. »
Dans cette création tripartite, Valène ne joue qu’en filigrane, en apportant
l’unité initiale. L’affrontement crucial a lieu entre Winckler et Bartlebooth, dont
les objectifs entrent alors en collision, chacun voulant mettre en échec les ruses
de son adversaire. Comme dans une partie d’échecs, la mémoire des coups
passés – des aquarelles de Valène – peut induire en erreur en plaquant le
souvenir sur la situation particulière.
Chaque fois il se promettait de procéder avec discipline et méthode, de ne pas se
précipiter sur les pièces, de ne pas tenter de retrouver tout de suite dans son aquarelle
821
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 398.
822
Perec joue à plusieurs reprises sur la polysémie de ce terme.
823
Cette acception du mot constitue le troisième sens de ce terme.
824
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 400.
349
morcelée tel ou tel élément dont il croyait garder le souvenir intact : cette fois-ci il ne se
laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par l’impatience, mais il bâtirait avec
une rigueur cartésienne : diviser les problèmes pour mieux les résoudre, les aborder dans
l’ordre, éliminer les combinaisons improbables, poser ses pièces comme un joueur
d’échecs qui construit sa stratégie inéluctable et imparable825.
La tactique adoptée par Bartlebooth pour contrer son partenaire Wickler le
faiseur de puzzles, afin de reconstituer l’ensemble, fait penser au jeu d’échecs.
Au lieu de se lancer spontanément dans la résolution des problèmes, Bartlebooth
calcule avec préméditation. Il analyse l’ensemble des combinaisons en rejetant
celles qui ont peu de chance de fonctionner.
Cette lutte agônale entre les deux partenaires ne débouche pas sur une
opposition manichéenne où chacun incarnerait des polarités contradictoires. Au
contraire, il apparaît que l’affrontement avec l’autre permet au jeu et à la
création d’avoir lieu. Le combat, où les points de vue des deux protagonistes
entrent en collision, souligne l’activité de réflexion et de stratégie, qui renvoie au
jeu d’échecs. Les deux adversaires, le faiseur de puzzle et le collectionneur qui
tente de les reconstituer, forment une association complémentaire : Winckler
brise l’unité initiale des aquarelles créées par Valène, tandis Bartlebooth restitue
une unité en rassemblant les pièces.
Cette double activité, où les deux camps s’opposent autant qu’ils se complètent,
renvoie à la construction qui s’élabore dans le roman. Le narrateur part d’une
structure fermée de dix sur dix, dont les éléments, les habitants, s’éparpillent de
manière centrifuge par le recours à la mémoire. A la fin de chaque récit, qui
transporte le lecteur hors des marges de l’immeuble, le narrateur revient
quasiment systématiquement à la structure de départ, l’immeuble.
L’émiettement de l’unité initial souligne la notion de pluralité, de diversité qui
est au cœur du récit : des mondes parallèles se déploient par les histoires
individuelles qui s’enchaînent à partir de la structure figée de l’immeuble. Le
narrateur est un créateur de mouvements, à l’instar d’un joueur d’échecs. Les
récits, entrecoupés par les retours à l’immeuble qui permettent de les relier,
825
Idem, p. 400.
350
suivent des trajectoires variées et uniques. Des lignes invisibles semblent se
constituer, en dehors des lignes visibles dans l’immeuble : comme au jeu
d’échecs les variantes évidentes masquent celles qui, sous-jacentes, fondent la
stratégie du joueur d’échecs.
Ces parcours tracés par le narrateur semblent s’élaborer sous l’angle objectif
d’une mémoire collective, qui rassemblerait les souvenirs de tous les habitants
de l’immeuble. Cette volonté affichée d’objectivation, qui peut être rattachée à la
description minutieuse des objets que recèle l’immeuble, n’est qu’un simulacre
qui a parfois peine à masquer l’aspect fondamentalement ludique et fictionnel de
la construction de ces mondes parallèles.
Le narrateur crée un univers fondé sur le jeu dans une dialectique du fini –
l’immeuble – et de l’infini. Une vaste mémoire emmagasinerait les expériences
du passé et en ferait l’inventaire de manière exhaustive de la même manière dont
le narrateur se lance dans la description d’objets. Les descriptions des pièces de
l’immeuble se font de manière minutieuse, avec une volonté d’exhaustivité826,
qui tend vers la totalisation sans qu’elle s’accomplisse. L’esthétique de La Vie
mode d’emploi est fondée sur la somme (dix sur dix, les cases s’additionnant au
passage du cavalier) et le manque (999 cases au lieu du 100 attendu).
Un désir de totalisation s’exprime dans ces évocations de mondes parallèles, les
éléments étant reliés entre eux par la présence d’habitants ou d’objets dans
l’immeuble ; la construction perecquienne dans La Vie mode d’emploi révèle un
désir de totalisation, tendant vers l’infini, désir d’achèvement qui se traduit dans
le jeu tripartite de Valène, Winckler et Bartlebooth : celui-ci tente de parachever
son œuvre en ne laissant « aucune case vide », aucune pièce du puzzle
manquante. Bartlebooth apparaît comme « le grand rassembleur », qui donne
unité à l’ensemble même si cette cohérence est de l’ordre du provisoire, l’œuvre
devant être finalement détruite.
826
Ce soucis de totalisation rappelle la bibliothèque de Babel de Borges : Borges, Luis, « El
Aleph » dans Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1993. Dans cette œuvre, la bibliothèque
Borgésienne contient l’univers tout entier, dans un véritable labyrinthe, où toutes les parties et
embranchements sont codés.
351
Feu pâle élabore également des mondes parallèles, où semblent se faire échos
les doubles et les images inversées. Ce jeu de doubles fait penser aux pièces du
jeu d’échecs. Plusieurs adversaires s’affrontent sur des échiquiers imaginaires
tout au long de l’élaboration de mondes parallèles créés sur un mode
éminemment subjectif par Kinbote le commentateur. L’échiquier constitue un
référent implicite du roman de Nabokov, comme le souligne Mary McCarthy
dans la préface de l’ouvrage, en évoquant l’intertextualité avec De l’Autre côté
du miroir.
D’autre part, lorsque Alice traverse le miroir et pénètre sur l’échiquier, c’est un pion blanc.
Il y a certainement un problème d’échecs dans Feu pâle, et qui se joue sur un échiquier
vert et rouge. Le poète décrit sa demeure comme « une maison démontable située entre
Goldsworth et Wordsmith sur son carré de gazon » : la Cour Rose, dans le palais royal
d’Onhava, capitale de la Zembla, est pavée de mosaïque sécable reproduisant des roses :
les pétales sont faits de pierre rouge, les épines de marbre vert827.
Cette double coloration est récurrente dans le roman, qui traduit l’idée de
complémentarité dans l’opposition, comme dans La Vie mode d’emploi. Cette
affrontement du vert et du rouge apparaît dans le contraste entre Kinbote, qui est
végétarien et se nourrit de salade (vert), et Shade qui mange de la viande (rouge).
Kinbote et Shade peuvent être considérés comme deux joueurs d’échecs face à
face, l’un étant mort au début du roman. Kinbote est maître du jeu dès
l’ouverture du roman, régnant en monarque absolu du jeu et de ses
développements.
Kinbote établit une triple rétrospective, liée à deux espaces différents antérieurs
au meurtre ; la première comporte le jeu échiquéen qui oppose Kinbote et Shade,
827
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. xi : “Now when Alice went through the looking-
glass she entered a chess game as a white pawn. There is surely a chess game or a chess problem
in Pale Fire, played on a board of green and red squares. The poet describes as “the frame house
between Goldsworth and Goldsmith on its square of green”; the Rose Court in the royal palace in
Onhava (Far Away), the Zemblan capital, is a sectile mosaic with rose petals cut out of green
marble.” (Feu pâle, op. cit., pp. 17-18).
352
associé à Sybil sa reine jusqu’à son assassinat dans l’espace de New Wye. Les
deux autres affrontements échiquéens ont lieu dans l’espace de la Zembla : le
récit, parodie du roman historique, de l’affrontement du roi de la Zembla et des
révolutionnaires qui ont pris le pouvoir, et celui du parcours de l’assassin
Gradus, qui quitte la Zembla pour venir tuer Shade à New Wye. Ces différentes
collisions de mondes sont développées sous l’angle d’attaque de Kinbote. Il n’est
nullement proposé au lecteur une grille où s’affronteraient deux polarités, l’une
négative et l’autre positive : tout semble dépendre du point de vue et, en
l’occurrence, de celui de Kinbote.
La référence au roman échiquéen de Lewis Carroll, qui se dessine en filigrane,
trouve toute sa pertinence. L’œuvre de Lewis Carroll révèle la polysémie du
langage et du sens, sur laquelle est fondée la création de mondes parallèles.
Kinbote crée son sens possible – sa Zembla, son « sème» - structuré par
plusieurs espaces échiquéens conflictuels. Le premier conflit oppose Kinbote et
Shade, qui est déjà mort au début du poème.
Cette mort prend une dimension métaphorique évidente et figure la mort de
l’auteur, qui s’efface bon gré mal gré derrière la parole du commentateur.
Kinbote reprend dans son commentaire, point par point, les étapes des relations
conflictuelles qui les ont animés. Suzanne Fraysse commente cette relation du
lecteur Kinbote sous l’angle de son homosexualité. Kinbote le lecteur de l’auteur
Shade veut renverser cette distribution des rôles et devenir le pôle actif de la
relation : « Pour Kinbote, pas de doute : il est le séminateur ; Shade doit jouer le
rôle de génitrice portant leur enfant commun828.» Ainsi Kinbote et Shade
engendreraient une création commune, que serait le poème associé à la Zembla.
Cette création s’élaboreraient d’une tension entre deux polarités, à la manière
d’une partie d’échecs.
Shade apparaît donc autant comme adversaire que comme partenaire permettant
de créer : la collision constitue en même temps une collusion, liant la notion de
conflit avec celle de complémentarité créatrice. Kinbote veut insuffler
l’évocation de la Zembla dans l’œuvre du poète. Il s’agit pour Kinbote d’inspirer
828
Fraysse, Suzanne, « Lire et délire : Pale fire in Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de
Vladimir Nabokov, op. cit., p. 206.
353
la création poétique. Kinbote est animé du désir de pénétrer l’œuvre de Shade, ce
qui renvoie à son homosexualité.
La référence dionysiaque au vin, rendue par l’expression « folle générosité de
l’ivrogne », traduit le caractère érotique du projet de Kinbote. De nouveau, la
couleur rouge, qui figure la passion et le désir du commentateur, apparaît dans le
passage par l’évocation du vin et du feu. Par l’intervention de Kinbote, le poème
deviendrait le fruit d’une collaboration intellectuelle, et érotique, entre le poète
et son commentateur.
Vers la fin du mois de mai, je pouvais distinguer le contour de quelques-unes de mes
images dans la forme que le génie de Shade pourrait leur donner ; vers la mi-juin, je me
sentais enfin assuré qu’il recréerait dans un poème l’aveuglante Zembla qui flamboyait
dans son cerveau. Je l’en hypnotisai, je le saturai de ma vision, je lui imposai, avec la folle
générosité de l’ivrogne, tout ce que j’étais capable de mettre en vers moi-même829.
L’image de la Zembla rougeoyante dans l’imaginaire du poète, alliée à celle de
l’ivresse, renvoie au rouge évoqué par le titre du poème lui même : c’est comme
si le « feu pâle » du poème devenait plus éclatant et plus accompli sous la plume
d’un Shade inspirée par la Zembla. En même temps, l’évocation de cette création
fusionnelle a des connotations sexuelles évidentes et évoque un orgasme entre
Kinbote et Shade, qui aboutirait à l’engendrement d’un nouveau poème.
Le combat qu’il mène contre Shade - Kinbote entre en collision avec sa vision
poétique à laquelle il s’évertue de substituer la sienne - est également un
partenariat qui comporte une collusion d’intérêts : le poème lui-même est
l’aboutissement de cette complémentarité créatrice, malgré l’opposition. Kinbote
insiste sur les différences qui les séparent, démontrant leur altérité. Comme au
829
Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., pp. 66-67 : “By the end of May I could make out the
outlines of some of my images in the shape his genius might give them ; by mid-june I felt sure
at last that he would recreate in a poem the dazzling Zembla burning in my bit, I saturated him,
with a dunkard’s wild generosity, all that I was helpless myself to put into verse.” (Feu pâle, op.
cit., 1008-109).
354
jeu d’échecs, les partenaires s’opposent dans l’affirmation de leurs différences,
qui aboutit à la création échiquéenne.
Il est certain qu’on ne trouverait pas facilement dans l’histoire de la poésie un cas
semblable – celui de deux hommes, différents par leur origine, leur éducation, leurs
associations d’idées, leur intonation spirituelle et leur code mental, l’un érudit cosmopolite,
l’autre, poète sédentaire, concluant un pacte secret de cet ordre. Enfin, j’eus la certitude
que ma Zembla avait mûri en lui, qu’il éclatait de rimes appropriées, qu’il était prêt à
éjaculer à un frôlement de cils830.
L’expression anglaise « to be ripe with », rendu en français par « avoir mûri en
lui » traduit bien le désir homosexuel que Kinbote projette sur son partenaire. La
notion de secret évoque le jeu d’échecs, où les deux partenaires se trouvent
coupés du monde de la réalité le temps de la partie, dans un univers qui leur est
propre, et où ils sont guidés par le secret des combinaisons invisibles qu’ils
élaborent au même moment, chacun dans l’intimité de ses pensées.
Cette connivence créative entre Kinbote et Shade présente une analogie
avec celle de Bartlebooth et de Winckler dans La Vie mode d’emploi. Les deux
partenaires entrent en collision, jouant de ruses et de pièges pour contrecarrer
l’autre. Cependant, le jeu ne peut exister que dans cette adversité qui lie les deux
partis, partis qui sont aussi, paradoxalement, en collusion dans l’activité ludique.
Comme dans la création que Kinbote imaginait avec son partenaire, le
narrateur souligne la notion de plaisir, qui fait partie de la définition même du
ludique. Dans son opposition à Winckler, dont il tente de reconstituer les
830
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 67 : “ Surely, it would not be easy to discover in the
history of poetry a similar case – that of two men, different in origin, upbringing, thought
associations, spiritual intonation and mental mode, one cosmopolitan scholar, the other a fireside
poet, entering into a secret compact of this kind. At length I knew he was ripe with my Zembla,
bursting with suitable rhymes, ready to spurt at the brush of an eyelash.”(Feu pâle, op. cit., p.
109).
355
puzzles, Bartlebooth éprouve le vertige de la compréhension totale qui est
similaire à celle du joueur d’échecs maîtrisant sa partie.
Bartlebooth atteignait une sorte d’état second, une stase, une espèce d’hébétude tout
asiatique, peut-être analogue à celle que recherche le tireur à l’arc […] Cette impression
de grâce durait parfois plusieurs minutes et Bartlebooth avait la sensation d’être un
voyant :il percevait tout, il comprenait tout831.
Par son activité mentale intense, le joueur semble atteindre une jouissance
intellectuelle presque mystique dans ce face à face avec l’adversaire.
L’impression d’omnipotence de Bartlebooth dans son monde possible constitué
par le jeu évoque la voix dictatoriale de Shade, créant ses propres règles selon
une interprétation purement personnelle. Ce monde parallèle qu’il crée sur un
mode purement subjectif se révèle ironiquement être un leurre, puisque le poème
ne porte pas, finalement, sur la Zembla comme Kinbote l’escomptait.
Dans son désir homosexuel, Kinbote semble projeter sa propre image de manière
spéculaire sur Shade, croyant ainsi percevoir une réciprocité illusoire; Shade
résiste aux assauts de Kinbote : « Il ne me violera pas !832 » Kinbote, dans son
combat pour imposer sa vision et sa pulsion homosexuelle à Shade, interprète la
présence de Sybil comme un obstacle, une reine toute puissante, comme au jeu
d’échecs, qui l’empêcherait de jouer avec Shade. Les sonorité du verbe « rape »,
« violer », constituent un écho à « ripe », « être mûr », qui vient d’être évoqué,
image du désir de Kinbote d’engendrer son poème – dont la Zembla serait le
centre, le « soleil » - en « infiltrant » l’œuvre de Shade. De nouveau, les polarités
masculine et féminine apparaissent dans la vision de Kinbote. Shade, et sa
Zembla figureraient le « soleil », capable de diffuser le « feu véritable », alors
que Shade serait lié au féminin, à « la lune », par le « feu pâle » de son poème.
La reine Sybil fait sans arrêt obstruction à son désir de voir Shade, mais l’ironie
de l’instance narrative apparaît clairement dans les phrases que prononce Shade :
831
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 404.
832
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208 : “ He won’t rape me!”. (Feu pâle, op. cit., p.
293).
356
il n’a lui-même, contrairement à ce que pense Kinbote, aucun désir de collaborer
avec Kinbote de quelque manière que ce soit. Il essaie d’éviter sa présence
envahissante en se réfugiant derrière sa femme. Ce décalage entre la perception
de Kinbote et l’appréciation de Shade apparaît particulièrement dans la manière
dont Kinbote voit des ressemblances partout, d’où les analogies qu’il n’a de
cesse d’établir avec la Zembla833, alors que Shade perçoit les différences.
« Il n’y a pas la moindre ressemblance J’ai vu le roi dans les actualités et il n’y a aucune
ressemblance. Les ressemblances sont les ombres des différences. Des personnes
différentes voient des similarités différentes et des différences similaires.»834
Cette dichotomie émerge d’une discussion à propos de la ressemblance supposée
de Kinbote et du roi de la Zembla, ressemblance que Shade réfute. Il est
intéressant de noter la référence métaphorique de Shade, aux ombres, qui
renvoient à la fois à son propre nom et au jeu d’échecs où « les ombres »
représentent les noirs : les pièces du jeu d’échecs sont placées selon une
dialectique de la similitude et de la différence, de l’identité et de l’altérité, les
noirs étant les doubles inversés des blancs.
Ce passage crucial fait la jonction entre l’affrontement de Kinbote et de
Shade, et celui qui oppose les révolutionnaires, qui ont pris le pouvoir, et le roi
de la Zembla835, mort ou exilé selon les convictions des uns et des autres.
833
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208 : « …the name Zembla is a corruption not of
the Russian zemblya, but of Semblerland, a land of reflections, of « ressemblers »» (Feu pâle, op.
cit., p. 294 : « …le nom de Zembla est une corruption non du russe zemlya, mais de Semblerland,
un pays de reflets, de « ressembleurs »). La Zembla évoque également le jeu de sosies en
Ruritanie qui apparaît dans Le Prisonnier de Zenda. Hope, Antony, Le prisonnier de Zenda,
1982.
834
Idem., p. 208 : “There is no resemblance at all. I have seen the King in newsreels, and there is
no resemblance. Resemblances are the shadows of differences. Different people are different
similarities and similar differences.” (Feu pâle, op. cit., p. 294). Le chiasme reprend la structure
en miroir et rappelle la configuration du jeu d’échecs.
835
Ce roi exilé pourrait être Kinbote, qui signe Charles Kinbote à la fin de l’introduction
précédant le poème.
357
Plusieurs possibilités sont évoquées au sujet du monarque de la Zembla ; les
énoncés le concernant sont de l’ordre de l’épistémique et aucune certitude
intangible n’est permise. Plusieurs hypothèses sont avancées, dont l’une est
émise par Shade.
Le Roi est peut-être mort ou il est peut-être aussi vivant que vous et Kinbote, mais
respectons les faits. Je tiens de lui, - me désignant, - que cette histoire de bonne sœur
qu’on a répandue partout est une vulgaire fabrication proextrémiste. […] mais la vérité est
que le Roi est sorti à pied de son palais, a traversé les montagnes et a quitté le pays, non
pas sous l’habillement noir d’une pâle vieille fille, mais habillé comme un athlète en
lainage écarlate836.
Les couleurs fondamentales dans le roman de Nabokov se retrouvent : la pâleur
(cette variante du blanc renvoie au titre du poème), le noir et le rouge suggéré
par le terme « écarlate ». Par une sorte de renversement parodique, si l’on songe
à l’histoire de la Russie, le rouge est en effet associé au roi, tandis que les
révolutionnaires donnent l’impression d’incarner le camp des verts comme
Gradus, du côté des révolutionnaires au pouvoir – ils ont renversé le roi Charles
II : un de ces doubles se nomme « Emeraude », il travaille pour une usine de
verre. Ce personnage, issu du pouvoir révolutionnaire zemblien, apparaît dans
une troisième partie d’échecs, celle qu’il semble disputer contre le poète,
finalement tué. Ainsi les fils et les lignes des trois parties – celle entre Kinbote et
Shade (et sa femme), celle du roi de la Zembla contre les révolutionnaires et
836
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 209 : “ The King may be dead, or may be as much
as alive as you and Kinbote, but let us respect facts. I have it from him [pointing to me] that the
widely circulated stuff about the nun is a vulgar pro-Extremist fabrication. The Extremists and
their friends invented a lot of nonsense to conceal their discomfiture; but the truth is that the king
walked out of the palace, and crossed the mountains, and left the country, not in a black garb of a
pale spinster but dressed as an athlete in scarlet wool.” (Feu pâle, op. cit., p. 295). L’usage du
modal “may” indique la possibilité qu’il soit mort, hypothèse tout aussi valable que celle selon
laquelle il serait vivant. Plusieurs mondes possibles sont recevables. Une des hypothèses
implicite est que Kinbote serait, en fait, le roi Charles II.
358
enfin celle que Gradus mène contre Shade – se mêlent et s’entremêlent pour
former un véritable labyrinthe.
Cette confusion labyrinthique, régie par l’interprétation exclusive de
Kinbote, présente une similitude avec les lignes entrecoupées des mondes
souterrains du passé, sous la surface de l’immeuble carré, qui sont ressuscités par
le narrateur de La Vie mode d’emploi. Un des personnages principaux, Winckler,
est d’ailleurs déjà mort au début du roman. Le narrateur spécule sur l’œuvre
qu’il a construit avec Valène, dont il découpe les toiles pour en faire des puzzles,
reconstitués par Bartlebooth : il tente d’en saisir la chronologie ainsi que les
modalités de l’association avec le collectionneur milliardaire.
Il y a vingt ans, en mille neuf cent cinquante-cinq, Winckler acheva, comme prévu, le
dernier des puzzles que Bartlebooth lui avait commandés. On a tout lieu de supposer que
le contrat qu’il avait signé avec le milliardaire contenait une clause explicite stipulant qu’il
n’en fabriquerait jamais d’autres, mais de toute façon, il est vraisemblable qu’il n’en avait
plus envie837.
Le narrateur construit des hypothèses, des probabilités concernant le
passé de Winckler. La mémoire du passé ne constitue pas des actions certaines
qui ont été actualisées, mais des mondes possibles, des mondes parallèles reliés
au centre, c’est à dire à l’immeuble. Le souvenir est lié au possible, plus qu’à
une réalité certaine comme le commente Stella Béhar au sujet de W ou le
souvenir d’enfance.
Dans le dernier chapitre de la partie confession de W ou le souvenir d’enfance, Perec fait
en quelque sorte une dernière tentative pour faire surgir ces souvenirs qui n’existent pas.
La recherche s’organise autour de points de repère précis tels que des photos, des lieux,
des dates. Rien n’est laissé à la sensation. Ce qui va tenir lieu de souvenir est une
déduction analytique conçue comme un vraie enquête policière838.
837
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., pp. 51-52.
838
Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 146. Stella Béhar montre
comment Perec utilise des indices pour restituer son enfance, dont il n’a pas souvenir.
359
Ce procédé est employé dans La Vie mode d’emploi, où les listes d’objets
apparaissent comme des indices permettant d’identifier le passé des personnages.
Winckler semble particulièrement énigmatique : le texte lacunaire ne concède
que peu d’éléments dans la restitution de son passé, notamment sur les
motivations de son jeu avec Bartlebooth ; le faiseur de puzzles entretient avec le
collectionneur des relations de partenariat actif et binaire; il doit y avoir
collusion de vues pour reconstituer les puzzles, mais le jeu établit une collision
où les deux partenaires s’affrontent : Winckler ourdit une mystérieuse vengeance
contre le collectionneur.
Dans La Vie mode d’emploi comme dans Feu Pâle, les notions
d’opposition et de complémentarité sont les deux aspects du jeu, qui engendrent
la création. Il n’y a pas opposition irréductible entre deux polarités bien
différentiés, mais jeu interactif entre plusieurs personnages. Le mouvement est
rendu possible par cet affrontement créatif qui permet d’instaurer des mondes
parallèles et des pluralités de sens. En effet, la collision et la collusion entre les
partenaires rend la création polysémique et multiple, échappant à un sens unique.
La Vie mode d’emploi, comme Feu pâle, engendre des mondes possibles où
cohabitent plusieurs sens probables.
Shade apparaît dans cette création de mondes possibles, non seulement
comme un joueur d’échecs construisant sa partie d’échecs mais comme une
pièce de nature polymorphe, à la fois roi, fou839, dame – on pense à sa rivalité
avec Sybil Shade - ou cavalier, qu’il définit comme « une pièce sauteuse840»
capable de dépasser les lignes étroites du concret et d’imaginer ce qui est
possible au-delà de cette frontière entre le réel et le fictif. Kinbote est
omniprésent dans cette partie qu’il construit. Il semble s’identifier à toutes les
pièces à la fois, tout en manipulant le développement de la partie en joueur
d’échecs expérimenté.
839
Cette polysémie n’existe ni en anglais, ni en russe, mais Nabokov parlait le français depuis
l’enfance.
840
Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., “Skip-space-piece.” (p. 217).
360
De plus, les couleurs changent selon le point de vue et l’espace où il se
trouve. Il s’identifie plutôt au rouge, comme ses constantes références au feu le
suggère. Il s’oppose au vert dans plusieurs espaces, jouant contre Gradus,
associé à des homophones variés de cette couleur, ou contre – et avec – Shade,
qui est amateur de verdure en matière culinaire et de jardinage. Dans l’espace de
la Zembla, lorsqu’il s’oppose aux révolutionnaires, Kinbote semble également
lié au rouge, qui représente la monarchie. Un passage illustre cette association du
roi de la Zembla et du rouge : lorsqu’il fuit les attaques des révolutionnaires, on
organise un simulacre de fuite du roi.
Il n’aurait jamais atteint la côte occidentale si l’idée de se faire passer pour le Roi en fuite
ne s’était répandue parmi ses partisans secrets de romantiques et héroïques casse-cou.
Ils s’accoutrèrent de chandails rouges et de bonnets rouges pour lui ressembler, et
surgirent ici et là, embrouillant complètement la police révolutionnaire841.
Cette tactique, qui consiste à attirer l’attention de l’adversaire afin de permettre
au roi de fuir, présente une similitude avec le jeu d’échecs : afin de mener une
attaque ou de placer les pièces importantes dans une position plus protégée, il
s’agit de faire semblant - sens de « impersonating » dans le texte original traduit
par « se faire passer pour842 » -, de donner à l’adversaire l’impression que
l’essentiel se déroule à un endroit précis, alors que cela n’est qu’une diversion.
Les multiples partisans, qui se travestissent tous de la même manière, font penser
aux pions qui se ressemblent tous et sont efficaces dans des attaques collectives.
Ces individus, pour se travestir en roi, arborent des vêtements rouges. Un de ces
faux rois déguisé est poursuivi « de l’hôtel Kronblick, dont le télésiège amène
841
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 81: “ He never would have reached the western
coast not had a fad spread among his secret supporters, romantic, heroic daredevils of
impersonating the fleeing king. They rigged themselves out to look like him in red sweaters and
red caps, and popped up here and there, completely bewildering the revolutionary police.”(Feu
pâle, op. cit., p. 128).
842
Idem, p. 81 : He would never have reached the western coast had not a fad spread among his
secrets supporters, romantic, heroic daredevils of impersonating the fleeing king.
361
les touristes au glacier Kron843.» Le mot « Kron » renvoie au « roi », car il
signifie « couronne » en Russe Dans un passage Kinbote signale que un plan a
été signé avec une couronne noire de roi d’échecs à la suite de Kinbote.
Cependant, le récit de Kinbote ne fait qu’entretenir la fusion – Kinbote
pourrait être Charles II - et la confusion (il n’a de cesse, à cet égard, d’établir des
similitudes et des ressemblances) ; dans son face à face avec le poète, le rouge et
le vert semblent se superposer, d’où l’incertitude quand à l’identité des deux
camps opposés. On retiendra, comme il a déjà été mentionné, que Shade est
végétarien, tandis que Shade est un mangeur de viande rouge ; à l’inverse, le
vert, tel le feuillage qui contrarie l’activité de Kinbote et épie son voisin, est
souvent un obstacle pour lui.
Le troisième jeu échiquéen est l’attaque de Gradus contre le poète Shade,
cet assaut unifiant l’espace de la Zembla, d’où Gradus provient, et celui de New
Wye. L’arrivée progressive de Gradus correspond aux différentes étapes qui
graduent le poème. Gradus approche au fur et à mesure que le poème se
construit ; lorsqu’il tue Shade, si tant est qu’il soit le véritable assassin, celui-ci
vient d’achever le vers 999 : le poème est presque achevé selon Kinbote,
ajoutant un dernier vers, le même que le premier. Dans son obsession pour les
similitudes, il attribue ainsi une structure circulaire et spéculaire au poème : la
similitude constitue une répétition.
En fait, les adversaires ressemblent à des doubles dans cette interprétation de
Kinbote. Les mondes en collision sont aussi des mondes en collusion, d’où les
inversions et confusions entre couleurs : le blanc et le noir échiquéen, auxquels il
est fait allusion souvent dans le roman, sont supplantés par le vert et le rouge,
couleurs complémentaires et qui, de plus, se superposent parfois et varient selon
le point de vue adoptée. Kinbote affronte Shade à qui il s’oppose sur bien des
843
Ibid., pp. 81-82 : “ …the Kronblick Hotel, whose chairlift takes tourists to the Kron glacier”.
(Ibid., p. 129).
362
plans ; d’autre part, le poète fonctionne comme un double : dans de nombreux
traditions littéraires, le double est d’ailleurs représenté par « l’ombre »844.
D’ailleurs, au moment où Kinbote achève le poème, il s’identifie à Shade, et
annonce l’arrivée menaçante d’un Gradus plus compétent qui va le tuer. Le
poème s’achève d’ailleurs, selon le monde possible de Kinbote, sur la notion
d’identité et de spécularité dans la mort : « C’était moi l’ombre du jaseur
tué845. » De même, Gradus semble résolument opposé à Kinbote et à Shade, par
son pragmatisme et son absence totale d’imagination. Il semble disparaître à la
fin, cédant la place à un autre assassin potentiel, puisque l’assassin pourrait être
un fou évadé de l’asile, qui aurait confondu Shade et le juge Goldsworth846.
Gradus semble se métamorphoser brusquement en Jack Grey. Cette substitution
pourrait indiquer que Gradus est une des multiples facettes de Kinbote qui, luimême fou, pourrait être Jack Grey. Celui-ci aurait confondu Goldsworth et et
Kinbote, de part certaines analogies. Les deux voisins, Goldsworth et Shade
constituent deux éléments semblables : il habitent tous deux dans une demeure
similaires, des châteaux, se protégeant ainsi dans un coin, tels des tours sur
l’échiquier.
Kinbote et Gradus pourraient être deux fous, si le meurtre a été perpétré par un
aliéné évadé de l’asile, qui, croyant se venger de l’homme de loi qui l’a fait
844
Dans le roman de Chamisso, par exemple, l’ombre constitue le double du protagoniste.
Chamisso, Alderbert, La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl, trad. A. Lortholary, Paris :
Gallimard, 1992.
845
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 229 : “ I was the shadow of the waxing slain.” (Feu
pâle, op. cit., p. 321).
846
Sur l’échiquier virtuel de Kinbote, Goldsworth pourrait être une tour ; son nom possède une
structure carrée « Golds-worth », qui en permutant avec le nom de l’Université de Kinbote
« Words-smith » donne le nom d’une poète : en fait, il y a eu permutation, c’est à dire
changement de place. Goldsworth est une tour qui a changé de place, une tour qui a roqué
(permutation de place avec le roi). D’ailleurs, il habite dans un château : « roquer » se dit
« castling » en Anglais.
363
arrêter, aurait tué Shade847. Ainsi nous nous trouvons face à deux couples de
doubles, comme c’est souvent le cas au jeu d’échecs : le nombre quatre structure
le jeu, qui forme d’ailleurs un carré. Il y aurait deux tours confondues
(Goldsworth et Shade, les victimes ayant été confondues, et deux fous (Gradus,
devenu brutalement une certain Jack Grey et, peut-être, Kinbote).
Il existe une possibilité de confondre l’assassin, comme la victime, et d’établir
une conjonction d’identité entre Gradus, Jack Grey, et Kinbote, qui pourrait être
l’assassin, comme nous l’avons déjà suggéré. En tout cas, dans ce monde de
confusion et de fusion, plusieurs interprétations peuvent cohabiter. De même
dans La Vie mode d’emploi, les mondes parallèles ressuscités par le souvenir
offrent plusieurs lectures possibles. Dans ces deux exemples, le jeu d’échecs
n’illustre pas une lutte manichéenne. Au contraire, ces deux exemples montrent
la complexité d’un affrontement à plusieurs dimensions, qui exclut toute
transparence de la réalité, comme le traduit l’oiseau qui s’écrase sur « la
transparence » de la vitre. L’adversaire représente à la fois le même et le
différent, comme le reflet de la vitre, où sont unis « le voyant et la vue », pour
reprendre la formulation du poème de Shade.
Dans cette perspective, il est impossible d’arriver à une résolution éthique de la
partie, qui selon laquelle les deux camps incarnent les polarités négative et
positive. Si résolution il y a, elle ne saurait être que plurivoque, laissant entrevoir
plusieurs dimensions et points de vue.
B. Impossibilité de résolution finale
847
Le fou contourne justement la loi, la référence au réel. Le nom de « Goldsworth » valorise
« l’or », le bien matériel, la norme (étalon or) alors que le fou Kinbote valorise le pouvoir des
mots, qui peut faire dévier du réel. La permutation de syllabes entre Goldsworth et Wordsmith
donne le nom du poète romantique « Wordsworth », qui peut être associé à Shade.
364
Contrairement aux romans où le manichéisme des couleurs est exploité,
La Vie mode d’emploi et Feu pâle ne proposent pas la vision de deux camps ou
polarités nettement tranchés. Les adversaires coopèrent autant qu’ils s’opposent.
Aucun ne détient la vérité ou n’incarne la polarité positive, ou négative, de
manière absolue. Les attributs des uns et des autres se mélangent, si bien que le
lecteur ne peut acquérir une vision stable et indiscutable de l’une ou l’autre des
parties, qui fluctuent selon le point de vue ou la situation particulière : ces
variations expriment le relativisme de la représentation.
Ces métamorphoses constituent des variantes possibles du même objet.
Dans La Vie mode d’emploi, Winckler ou Bartlebooth apparaissent absorbés
dans un travail dont la finalité semble discutable, ou tout au moins ils semblent
se consacrer à un objectif d’ordre esthétique tout à fait énigmatique. La « mise
en pièces » des aquarelles de Valène afin de créer des puzzles fait apparaître une
esthétique du morcellement, de la création de mondes parallèles à partir d’une
structure de départ.
Son projet avec Bartlebooth reste sous le sceau du secret, ce qui en fait une sorte
de complice lié par une sorte d’engagement mystérieux : « Gaspard Winckler
venait alors d’arriver à Paris. Il avait à peine vingt-deux ans. Du contrat qu’il
passa avec Bartlebooth rien ne transpira jamais848.» Winckler s’engage, ou plutôt
s’est engagé dans une revanche, dont le sens n’est jamais révélé au lecteur,
contre son partenaire Bartlebooth. Le lecteur ne connaît pas du tout l’enjeu de
cette vengeance, thème qui parcourt tout le roman à travers les histoires
miniatures de plusieurs personnages.
Cette vengeance qu’il ourdit depuis longtemps évoque l’affrontement échiquéen
où, le temps d’une partie d’échecs, les partenaires préparent dans le secret et de
manière préméditée la tactique qui leur permettra de faire subir un échec et mat à
leur partenaire. Cette analogie avec le jeu est renforcée par la vengeance finale
de Winckler, au-delà de sa mort, sur le terrain du jeu, de sa création :
Bartlebooth ne peut achever son œuvre, puisqu’il manque à l’ensemble une
dernière pièce, le W, signature de Winckler. La collision entre la volonté des
deux hommes, l’un voulant parachever l’œuvre, et l’autre voulant contrarier ce
848
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 243.
365
projet pour des raisons inconnues, échappe au lecteur : il ne saurait y avoir de
résolution éthique, puisque ces deux volontés opposées ne peuvent être
interprétées sous l’angle de l’opposition morale.
La lettre manquante qui est finalement apposée à la fin du roman constitue la
trace de la victoire de Winckler. Cette revanche a valeur posthume, Winckler
étant décédé. La lettre W ne peut qu’être reliée à W ou le souvenir d’enfance. Le
souvenir y apparaît comme un jeu de construction plus qu’une restitution réelle.
Stella Béhar commente la relation de Perec avec ses propres souvenirs, qui
ressemblent à des constructions à partir de signes graphiques.
La correspondance entre l’objet et la forme du caractère qui représente la lettre fait
déraper le souvenir sur un jeu de transformations de caractères ou de symboles
graphiques. Perec joue à y représenter différentes façons d’arranger les traits de la lettre
W /VV en lui faisant prendre la forme d’un X, d’une étoile juive, d’une croix gammée849.
Dans La Vie mode d’emploi, la lettre W est confondue dans un premier temps
avec la lettre X. Cette méprise s’inscrit dans la logique de construction présente
dans le roman par la référence constante aux puzzles: le X travaillé, découpé,
manipulé peut devenir un W. Cette fin de roman illustre la notion d’élaboration
progressive, de tension permanente entre éléments contradictoires (le projet
tripartite de Valène, de Winckler et de Bartlebooth), tension qui se solde par une
stase finale. Dans la vie comme au jeu d’échecs, l’aboutissement de la partie, qui
représente le mouvement suscité par l’opposition, la contradiction, tout autant
que la collaboration dans la différence, est la stase finale de l’échec et mat. Cette
stase finale énigmatique traduit une impossibilité de résolution claire et nette de
la partie qui s’est jouée dans le roman.
Feu pâle et La Vie mode d’emploi adoptent des tactiques très divergentes dans
la construction de leur univers. Le roman de Nabokov donne l’apparence d’un
chaos total. Ce roman très codé est, comme une partie d’échecs, plus organisé
qu’il n’en a l’air au premier abord élaborant un jeu de transformations et de
849
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 149.
366
transpositions linguistiques. Au contraire, Perec donne certaines clés au départ et
construit un monde plus structuré, avec des liens étroits avec le monde
référentiel ; cependant, il ne faut pas s’y méprendre, ce texte lacunaire aux
ambitions référentielles affichées, contrairement au roman de Nabokov, est avant
tout un jeu, ce qui est représenté par le jeu tripartite entre Valène, Winckler et
Bartlebooth. Les deux romans établissent surtout une pluralité de lectures qui
cohabitent : ils créent des mondes possibles où plusieurs interprétations restent
ouvertes. La Vie mode d’emploi et Feu pâle posent plus de questions qu’ils
n’offrent de réponses.
Dans La Variante de Lüneburg, l’aspect binaire du jeu d’échecs est utilisé pour
exploiter le paramètre de la collision de mondes. Au contraire, les romans postmodernistes La Vie mode d’emploi et Feu pâle souscrivent à l’aspect
combinatoire du jeu d’échecs qui tend vers l’infini ; une variante est choisie,
mais on peut toujours revenir en arrière et s’interroger sur le développement
possible de la partie si la bifurcation avait été différente.
Les enjeux ontologiques d’une telle démarche sont clairs : la frontière entre
l’« actualisé » et « l’actualisable », entre l’empirique et le possible, n’est pas si
intangible que cela. Un choix différent à tel embranchement aurait pu faire
évoluer la partie dans un sens complètement différent. La pluralité des mondes
possibles est aux antipodes de la résolution d’une tension manichéenne. Elle
implique moins la collision entre deux adversaires, qu’une collusion des points
de vue qui sont confrontés et réévalués de manière rétrospective, la dimension
régressive étant cruciale dans les deux romans.
La Vie mode d’emploi restitue le puzzle de l’immeuble, puzzle ne contient pas la
seule dimension de surface, contrairement à ce qui est annoncé : l’évocation des
habitants de l’immeuble creuse de multiples sillons qui s’étendent sur le monde
entier ; cette reconstruction s’établit de manière souterraine, au-delà de la bidimensionnalité apparente de l’immeuble. De même, l’histoire de la
collaboration tripartite entre Valène, Winckler et Bartlebooth ne peut être
restituée que de manière régressive, puisque Winckler est décédé au début du
roman.
367
Feu pâle s’inscrit également dans une dynamique rétroactive. Le
commentateur se fait l’exégète d’un texte posthume auquel il se permet d’ajouter
le millième vers, répétition du premier : cet ajout constitue la marque même de
la référence au passé, au « semblable » - la Zembla - dont Kinbote fait un usage
continuel et obsessionnel. Kinbote imagine différentes variantes possibles dans
cette référence au passé qui ne semble pas être une réalité fixe et immuable, d’où
les métamorphoses et les gémellités qui foisonnent dans son discours.
Depuis le début de son exégèse, où il trace un sillon possible, les espaces et les
personnages semblent se mêler et former les variantes d’une même entité et
d’une même obsession. Ce mélange d’identités qui se reflètent les unes dans les
autres apparaît particulièrement dans le dernier chapitre du roman, où est
présenté rétrospectivement la scène du meurtre de Shade ; le poète n’est
effectivement plus qu’une ombre au début de l’exégèse, puisqu’il a été assassiné.
Cette fin de roman, en tant que clôture de la rétrospection interprétative de
Kinbote, montre l’impossibilité d’une résolution éthique de la ou des tensions
exprimées dans le roman.
De même, il est intéressant de mettre en perspective cette fin, où aucune
résolution n’est apportée au lecteur, avec celle de La Vie mode d’emploi. Le titre
même du roman associe le terme « mode d’emploi » à une notion existentielle
aussi vaste que « la vie » : il suggère l’idée d’une maîtrise de la vie, d’une sorte
de recette qui serait révélée au lecteur, le contraste entre les deux mots laissant
entrevoir une possible ironie de la part du narrateur. Le déroulement des
histoires parallèles à l’occupation de l’espace de l’immeuble fait ressortir
l’aspect mécanique et contrôlé de la construction. Ces règles données au lecteur
dans le déroulement de la narration se reflètent dans l’activité tripartite des
principaux protagonistes, Valène, Winckler et Bartlebooth, qui divisent les
tâches à la manière d’un mode d’emploi.
Cependant, de multiples failles et écueils laissent deviner que, malgré ces
aspects rationnels et continus dans la construction du roman, aucune maîtrise
absolue n’est possible : les histoires miniatures s’enchaînent et se déchaînent
sans qu’un ordre ne puise être défini. Les événements ne semblent être soumis à
aucune loi, d’où une impression de désordre absolu. De surcroît, la case
368
manquante de l’immeuble, qui annonce l’incomplétude, ainsi que les failles et
lacunes entourant l’activité des trois associés, laissent présager l’impossibilité
d’une résolution finale, qu’elle soit d’ordre éthique, esthétique ou ontologique.
Comme le souligne Stella Béhar, La Vie mode d’emploi est l’expression d’une
époque en proie aux doutes et confrontée à l’instabilité ontologique du monde.
Le jeu est pour Perec un moyen de traduire la société post-moderne, où aucune
réponse intangible ni aucune représentation stable du monde ne peuvent
émerger : « Chez Perec, cette conception du jeu va être développée de façon
systématique et originale comme une réponse esthétique capable de capter la
diversité, les malaises, les contradictions d’un Occident post-atomique, postcolonial, post-Shoah850.»
L’absence de réponse tangible à la question de l’existence que révèle le roman,
au bout du compte, est l’expression du mouvement esthétique post-moderne,
fondé sur le doute ontologique et l’impossibilité d’arriver à une représentation
stable de la réalité ; la pluralité des lectures possibles est le corollaire positif de
cette incapacité : plusieurs interprétations du monde sont possibles, aucune
vérité absolue ne pouvant émerger.
Perec entretient un lien entre son monde fictionnel et le monde réel ; au
contraire, Nabokov revendique l’auto-référentialité de l’œuvre, affirmant
l’indépendance de l’œuvre envers le réel, auquel elle n’est en rien redevable. Feu
pâle, contrairement à La Vie mode d’emploi, ne prétend pas refléter une époque
ou des préoccupations de la société post-moderne. Mais cette œuvre de Nabokov
est comparable à celle de Perec par ses choix esthétiques post-modernes
impliquant l’absence de toute résolution à la fin du roman, où une pluralité
d’interprétations sont possibles, dans un récit relaté du point de vue fluctuant et
très subjectif d’un Kinbote probablement fou.
Avant d’ajouter le millième vers, qui est le même que le premier, Kinbote
fait allusion à un nouveau personnage, le jardinier ; il introduit ce personnage par
le début du vers 998 qu’il choisit de commenter, « jardinier d’un voisin851 ».
850
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 65.
851
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 228 : “ Some neighbour’s gardener.” (Feu pale, op.
cit., p. 319).
369
Cette partie de l’avant-dernier vers est la dernière allusion au poète, puisque
Kinbote réitère lui-même le premier, selon sa volonté de démiurge absolu.
Comme il apparaît tout au long du poème, le commentaire est forcément
lacunaire et subjectif, Kinbote laissant tomber de nombreux éléments du poème
et commentant le poème selon les bifurcations de son choix.
Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que les mots que Kinbote choisit de
commenter à l’intérieur de chaque vers forment un réseau de bifurcations qui
évoque les mouvements des pièces sur un échiquier. Les quatre premiers vers,
commentés dans leur intégralité, rappellent d’ailleurs les quatre rangées
parallèles des joueurs en début de partie. Ces quatre premiers vers sont les seuls
que Kinbote commente dans leur intégralité852 ; ensuite il ne choisit qu’un vers
ou une partie du vers, ce qui crée un effet de mouvement et de bifurcation
comparable au jeu d’échecs. Les mots, en passant d’un vers à l’autre, forment
des lignes et des trajectoires. Si l’on poursuit l’analogie avec le jeu d’échecs,
certaines cases sont pleines, se remplissent d’un commentaire, d’autres restent
vides. On pourrait aussi voir dans le contraste entre les mots commentés et ceux
qui ne le sont pas l’alternance des cases noires et des cases blanches853.
Kinbote choisit à la fin du poème de se faire l’exégète du mot « jardinier »,
laissant dans l’ombre les autres termes du dernier vers854. Le « jardinier » est le
dernier mot du poème que Kinbote détache du poème pour le commenter,
personnage lié au jardin et à la verdure, « étranger travaillant pour un
852
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 61 : “Lines 1-4 : I was the shadow of the waxwing
slain, etc.” (Feu Pale, op. cit., p. 101 : « Vers 1-4 : C’était moi l’ombre du jaseur tué, etc.»
853
On peut considérer que les mots qui font l’objet d’un commentaire écrit seraient des cases
noires et que ceux qui ne le sont pas représenteraient les cases blanches. A l’inverse, on pourrait
aussi bien affirmer que les mots commentés sont, bien que d’une manière subjective, « mis en
lumière » par le commentateur Kinbote, alors que les autres restent « dans l’ombre », et forment
les cases noires.
854
Idem, p. 58 : « Some neighbor’s gardener, I guess – goes by Trundling an empty barrow up
the lane. » (Idem, p. 98 : «Jardinier d’un voisin sans doute, passe, Remonte l’allée, poussant un
brouette vide. »). Ces derniers mots, après avoir mentionné la présence d’un jardinier, mettent
l’accent sur la notion de mouvement, d’une trajectoire précise, mentionnant la présence d’un
objet vide qui pourrait annoncer l’activité de « remplissage » effectuée par Kinbote, ou peut-être
même la mort de Shade, qui va laisser une place vide.
370
étranger855.» Kinbote crée une fois de plus un effet de spécularité entre lui-même
et ce nouveau personnage, qu’il associe aux deux couleurs de ses jeux d’échecs
imaginaires : « Il était debout au sommet d’une échelle verte […] Sa chemise de
flanelle rouge gisait sur l’herbe856. »
Cette image est proleptique de l’assassinat de Shade, où il sera étendu sur
l’herbe, le sang s’écoulant comme une tache rouge. Cette scène finale est
évoquée à partir du vers répété par Kinbote, qui reprend la thématique de la mort
par méprise857. Quatre personnages sont réellement présents, d’après le récit de
Kinbote : le jardinier étranger qu’il vient d’engager, Shade, lui-même et Gradus.
A ces quatre personnages, deux autres s’ajoutent par extension imaginaire,
similaire à l’espace du ciel qui s’étend dans l’espace fictif de la vitre :
Goldsworth, le juge que, selon une interprétation de l’assassinat, le fou Jack
Grey aurait voulu tuer par vengeance et qu’il aurait confondu avec le
malheureux poète voisin.
Mais une autre confusion d’identité a pu avoir lieu : Gradus, l’assassin venu de
la Zembla, aurait pris Shade pour Kinbote, roi déchu de la Zembla. Ainsi à la fin
du commentaire, le problème de l’assassinat n’est pas résolu : plusieurs lectures
sont possibles, aucune n’étant réfutée de manière catégorique. Il y a au moins
quatre pistes plausibles dans cette confusion d’identités et d’espace-temps. La
première est effectivement celle, déjà évoquée, de la double superposition
d’identités entre, d’une part, Shade et son voisin Goldsworth le juge, et, d’autre
part, Gradus et Jack Grey, fou condamné à l’asile par Goldsworth quelques
années auparavant.
Cet intrus est terrassé par le jardinier, cette défense quelque peu grotesque
produisant un effet parodique d’une partie d’échecs. Le jardinier jouerait du côté
des verts, surgissant de la haie et terrassant l’assassin fou Jack Grey : «…mon
855
Ibid, p. 228 : “ A stranger working for a stranger.”(Ibid, pp. 319-320).
856
Ibid, p. 228 : “He stood at the top of a green ladder […] His red flannel shirt lay on the grass.”
(Ibid., p. 320).
857
Cette thématique fait écho au premier vers : l’oiseau s’écrase sur la vitre, car il a confondu
deux espaces, celui du ciel et celui du reflet dans la vitre.
371
jardinier donna à Jack le tueur, de derrière la haie, un coup formidable sur le
crâne, l’abattant et faisant voler l’arme de sa main858. » L’assassin fou est
associé au rouge, d’autant qu’il se suicide en se tranchant la gorge dans sa
prison. Cette résolution possible du meurtre est d’ailleurs la version officielle,
donnée à la nation.
Coexistant avec cette interprétation plausible des faits, une autre possibilité de
lecture est offerte au lecteur, fondée elle aussi sur la confusion des identités :
Gradus, en clamant une fausse identité, celle de Jack Grey, pour justifier son
crime, visait non pas Shade mais Kinbote, roi déchu de la Zembla. Cette lecture
est liée à la mémoire défaillante de Kinbote, et constitue non la version
officielle, mais celle qui découle de toute l’interprétation du commentaire, avec
la trajectoire de Gradus parallèle à l’élaboration du poème : « Avais-je déjà vu
Gradus autrefois ? Laissez-moi réfléchir. L’avais-je vu ? La mémoire branle en
moi859. »
L’interprétation de Kinbote le place au centre de l’agression. Il y aurait
un écart entre le sujet visé et le sujet touché par le meurtrier, dont le nom signifie
« degré » en russe. La thématique de l’écart apparaît tout au long du
commentaire, par la folie de Kinbote et son interprétation du poème, révélant
finalement une trajectoire en décalage.
Sa première balle arracha un bouton à la manche de mon blouson noir, une autre chanta
à mon oreille. C’est une niaiserie méchante d’affirmer qu’il ne me visait pas moi (moi qu’il
venait juste de voir à la bibliothèque – soyons logiques, messieurs, après tout, nous
vivons dans un monde rationnel !) mais qu’il visait le gentleman à cheveux gris derrière
moi. Oh c’était bien moi qu’il visait, et qu’il ratait chaque fois, l’incorrigible maladroit […]
John se cramponnait à moi, me tirait derrière lui, derrière la protection de ses lauriers avec
858
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 231 : « …my gardener’s spade dealt gunman Jack
from behind the hedge a tremendous blow on the pate, felling him and sending his weapon flying
from his grasp.”(Feu pâle, op. cit., p. 323).
859
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit.., p. 230 : “ Had I ever seen Gradus before? Let me
think. Had I? Memory shakes her head.” (Feu pâle, p. 322).
372
l’empressement d’un pauvre enfant boiteux essayant d’écarter son frère paraplégique des
pierres que font pleuvoir sur eux des garçons de l’école860.
Cette scène est la parodie d’une attaque échiquéenne, où une pièce attaquée est
couverte par une autre pièce afin de se protéger. En dehors de cet aspect du jeu
plaqué sur la vie réelle, ce passage est doublement ironique, car il fait perdre à
cette interprétation du meurtre une grande part de crédibilité, même si elle ne
devient pas pour autant totalement caduque. D’une part, Kinbote fait appel à la
rationalité du lecteur à qui il demande de valider son interprétation. Cet
argument ne peut que l’amener au doute : l’interprétation du poème est
intégralement fondée sur le facteur émotionnel et personnel, et ne fait
aucunement appel à la raison. D’autre part, la description de la scène par
Kinbote souligne la notion d’écart. Kinbote, dans la logique égocentrique qui est
la sienne, interprète l’agression de Gradus comme une attaque contre lui, le roi
réel ou imaginaire de la Zembla.
Le fait que Shade soit touché ne peut être, selon lui, que l’effet de la maladresse
de l’agresseur. De plus, Kinbote insiste sur l’aspect héroïque de Shade
protégeant Kinbote, le plaçant derrière lui, alors que cette insistance devient on
ne peut plus suspecte. A l’inverse, on peut se demander si Kinbote, se sentant
menacé, à tord ou à raison, ne s’est pas glissé volontairement derrière Shade,
dans le but de se protéger.
A cette interprétation on ne peut plus égocentrique, qui correspond à
l’interprétation générale du poème, viennent s’ajouter deux autres lectures
possibles qui émergent du récit de Kinbote. Cette troisième piste possible,
contrairement à l’interprétation officielle des faits et à celle de Kinbote, n’est pas
860
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 230-231 : «His first bullet ripped a sleeve button
off my black blazer, another sang past my ear. It is evil piffle to assert that he aimed not at me
(whom I had just seen in the library – let us be consistent, gentlemen, ours is a rational world
after all), but at the grey-locked gentleman behind me. Oh, he was aiming at me all right but
missing me every time, the incorrigible bungler […] John kept clawing at me and pulling me
after him, back to the protection of his laurels, with the solemn fussiness of a poor lame boy
trying to get his spastic brother out of the range of stones hurled at them by schoolchildren. »
(Feu pâle, op. cit., p. 323).
373
explicitement formulée, mais consisterait à identifier complètement le
commentateur Kinbote, et « son ombre » Shade : Shade ne serait que le double
imaginaire de Kinbote, qui l’aurait inventé afin de restituer le Zembla de
manière oblique et allusive.
Ainsi Kinbote et Shade seraient la variation du même personnage, d’où le
doute survenu sur l’identité du sujet visé par le tueur. Le dernier vers, que
Kinbote vient greffer sur le poème prendrait une toute autre signification :
l’ombre du jaseur tué ne serait que Shade imaginé jusqu’à sa mort par Kinbote le
démiurge. Gradus serait lui-même sorti de l’imagination de Kinbote, comme
toute cette histoire, et ne représenterait que la menace potentielle de la mort pour
le créateur, comme semble le suggérer son arrivée à la fin du roman, l’œuvre
étant achevée.
Une quatrième interprétation de ce texte à plusieurs dimensions et
mondes parallèles serait, non moins implicite et cachée qu’il incomberait au
lecteur de découvrir, que l’assassin soit le soi-disant ami et acolyte du poète, le
commentateur Kinbote. Il aurait ainsi pu s’emparer du poème et en devenir le
maître absolu. Gradus ne serait alors qu’une pure invention, comme sans doute
la Zembla d’où il provient. La phrase que Kinbote aurait prononcée, comme une
menace contre l’intrus Gradus, ne serait adressée qu’au poète Shade : « Je le
tuerai », murmurai-je […] « Oh, je le tuerai », répétai-je en sourdine - tellement
je trouvais intolérable de penser que la volupté du poème puisse être
retardée861.»
La priorité pour Kinbote est de transfigurer le poème en évocation de la
Zembla. Tout obstacle à cet objectif apparaît comme un élément nuisible dont
Kinbote doit se débarrasser. L’assassinat du poète constitue la seule possibilité
de régner en maître absolu sur Feu pâle. Après la mort de Shade, Kinbote prend
possession du poème en utilisant un subterfuge auprès de Sybil, et, prenant
conscience qu’il ne contient pas la moindre allusion à la Zembla, fait état de sa
861
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, p. 230 : « “I will kill him !”, I muttered. […] “ Oh, I will kill
him !”, I repeated under my breath – so intolerable was it to think that the rapture of the poem
might be delayed.” Le modal “will” met en valeur la notion, non seulement de prédiction sur
l’avenir, mais de volonté. (Feu pâle, op. cit., p. 322).
374
grande déception face à « un récit autobiographique, foncièrement appalachien,
plutôt démodé, dans un style prosodique néo-Pope862.»
Cependant, rien ne prouve que Kinbote ait suivi l’ordre chronologique
des événements dans son récit peu fiable, d’où émergent des contradictions863. Il
se peut qu’il ait tué Shade après avoir pris connaissance de poème, ce qui
expliquerait son violent désir de meurtre et l’introduction d’un tueur peu
crédible. Gradus apparaît comme une projection de Kinbote, qui avance pas à
pas, tel un pion sur l’échiquier à mesure que s’élabore le poème. Il affiche
brusquement une autre identité, celle de Jack Grey, qu’elle soit vrai ou fausse,
dilemme qui n’est jamais résolu. De plus, Gradus apparaît comme un personnage
construit à la manière d’une fiction. Il disparaît aussi mystérieusement qu’il était
survenu, à la manière d’une fiction construite par Shade. Il met fin à ses jours en
prison, ayant assumé le rôle qui lui était assigné, ce que Kinbote ne manque pas
de relever, justement en affirmant le contraire : « Il mourut non pas tant parce
que ayant joué son rôle dans cette histoire, il ne voyait pas de raison d’exister
plus longtemps […] Cela suffit. Exit Jack Grey864.»
Un Gradus fonctionnel et fictionnel aurait été construit de toutes pièces par
Kinbote, qui le congédie après l’avoir utilisé dans sa création imaginaire. Le
véritable assassin apparaît sous le masque du narrateur Kinbote, il se dessine
pour servir son but exclusif : à l’instar du joueur d’échecs tendu vers son objectif
de l’échec et mat, Kinbote est obsédé par son désir d’infiltrer la Zembla dans le
poème de Shade. Le poème de « Shade », « l’ombre », ne semble être qu’un pré-
862
Idem, p. 233 : “ An autobiographical, eminently Appalachian, rather old-fashioned narrative
in a neo-Popian prosodic style.” (Idem, p. 325).
863
Par exemple, il se décrit, au moment de l’agression, comme se tenant derrière Shade, censé
vouloir à tous prix le protéger, alors qu’il affirme juste après ne plus sentir sa présence derrière
lui.
864
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 235 : « He died, not so much because having played
his part in the story he saw no point in living any longer. […). Enough of this. Exit Jack Grey.”
(Feu pâle, op. cit., p. 328). Cette façon de congédier les personnages, qui rappelle le
fonctionnement du jeu d’échecs.
375
texte pour évoquer la Zembla. Shade aurait été assassiné par celui qui affirme
être son ami, son frère.
On peut se demander si ce schéma du meurtre fratricide ne pourrait pas évoquer
le meurtre de Caïn : le poème de Shade constitue une évocation du lien
primordial de l’homme et de la nature, tandis que le commentaire de Kinbote
s’inscrit dans une thématique de la construction intellectuelle élaborée. Cette
opposition permettrait d’établir un parallélisme entre Caïn et Kinbote, condamné
à l’errance géographique, en tant qu’exilé, et psychologique, puisqu’il est fou.
Ainsi quatre pistes se dessinent dans l’interprétation de ce meurtre final, qui
donneraient un éclairage général sur le roman dans son ensemble. Aucune de ces
quatre interprétations possibles n’est réfutée ni confirmée. La version officielle
d’un tueur fou, Jack Grey, qui aurait confondu Shade avec le juge Goldsworth,
responsable de son internement à l’asile, est plausible, de même que la version,
plus douteuse, de Kinbote, selon laquelle il aurait été la véritable cible en tant
que roi déchu.
Les trajectoires possibles plus cachées, telles les variantes invisibles construites
par les joueurs d’échecs, cohabitent dans ce texte polysémique : Shade peut
constituer le double imaginaire de Kinbote, qui aurait composé lui-même le
poème, comme Kinbote peut avoir tué le poète afin de ravir le poème et d’en
faire un commentaire autocratique. Cette dernière interprétation justifierait la
référence à la citation shakespearienne de Timon d’Athènes, par l’intermédiaire
du titre Feu pâle, qui souligne la notion de vol et de transgression. Kinbote aurait
dérobé le poème après avoir supprimé son auteur.
Cette incertitude quand à l’interprétation de l’œuvre , où cohabitent plusieurs
mondes possibles, rapproche Feu pâle de La Vie mode d’emploi. Dans ces deux
romans post-modernistes, où se déploient des mondes parallèles, aucune
résolution finale n’est apportée. Au contraire, les romans s’achèvent sur
l’indétermination et par une stase finale actualisée dans le cas du roman de
Perec, l’immeuble étant presque vide, et par une stase annoncée dans celui de
Nabokov. Kinbote annonce sa destruction par un autre Gradus. Comme au jeu
d’échecs, la tension, génératrice de mouvement, se termine par une stase finale,
qui est constituée par l’échec et mat, la mort symbolique. Ce schéma apparaît
376
dans La Vie mode d’emploi : le conflit propose une fin énigmatique, même si
elle semble marquée par la victoire de Winckler, impossible à interpréter avec
certitude.
La vengeance que prépare Winckler est évoquée dès les premières pages du
roman : « Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si
patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini de s’assouvir865. »
Cette phrase énigmatique laisse supposer que Winckler fomente une vengeance
méthodiquement mise en place, à l’instar d’un joueur d’échecs, et dont les
conséquences dépassent les limites de son existence. Le narrateur annonce que
son œuvre va se prolonger au-delà de sa mort.
Winckler, co-équipier et adversaire de Bartlebooth, deux termes indissociables
où s’inscrivent les notions de collision et de collusion, a disparu dés le début du
roman. Cette relation bipartite, où un joueur n’est présent que par l’intermédiaire
de son œuvre, rappelle la relation de l’écrivain et du lecteur ; l’écrivain prépare
un espace où « se rassemblent les significations866.» Le lecteur, à l’instar de
Bartlebooth, doit reconstruire les réseaux de significations en rassemblant les
pièces dispersés.
La vengeance de Winckler serait d’induire en erreur son collaborateur
Bartlebooth, en jouant sur la similitude trompeuse des formes. Comme au jeu
d’échecs, le joueur, à la fois partenaire et adversaire, ne doit pas se laisser
tromper par l’évidence : les combinaisons visibles et apparentes masquent celles
qui sont cachées, de l’ordre de l’abstraction et de l’invisible. Certaines pièces
épousent la forme de lettres, « des pièces en J, en K, en L, en M, en Z, en X, en
Y et en T867.» Cette ressemblance fait de ce jeu de construction une métaphore
de l’écriture. Comme au jeu d’échecs, les pièces n’ont de signification que dans
leur rapport à l’ensemble. De la même manière, le joueur d’échecs, et il en va de
même pour Winckler et Bartlebooth, ne se construit et n’existe que par rapport
au jeu de son adversaire.
865
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 24.
866
Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 105.
867
Perec Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 399.
377
La collusion et la collusion sont indissociables dans les rapports qu’entretiennent
les joueurs. Bartlebooth et Winckler sont les deux facettes d’une même réalité, le
jeu étant bipartite et n’existant que grâce à un troisième élément : les puzzles
sont forgés à partir des aquarelles de Valène. L’aboutissement de la partie ne
peut représenter, dans cette perspective, une réelle résolution, éthique ou
esthétique, de la tension s’exprimant dans la vengeance posthume de Winckler,
qui semble se déplier au fur et à mesure de l’écoulement du temps.
Ce jeu, qui se solde à la fin du roman par l’inachèvement du puzzle pour
Bartlebooth, représente l’incapacité, dans l’art comme dans l’existence, de capter
une signification définitive, qui se réduirait à une certitude intangible. Les
fluctuations dans la perception de l’objet montrent l’instabilité du réel qui
échappe à tout schéma réducteur et mécanique. Les difficultés rencontrées par
Bartlebooth lorsqu’il construit les puzzles laissent présager l’impossibilité finale
de compléter le puzzle dans un ensemble cohérent et définitif à la fin du roman.
Ce n’était que plusieurs heures plus tard, quand ce n’était pas plusieurs jours, que
Bartlebooth s’apercevait que la pièce adéquate n’était pas noire mais gris plutôt clair –
discontinuité de couleur qui aurait dû être prévisible si Bartlebooth ne s’était laissé pour
ainsi dire emporter par son élan868.
Comme au jeu d’échecs, Bartlebooth met en œuvre une tactique d’occupation de
l’espace pour construire les puzzles. Il s’agit d’envisager la pièce sous toutes ses
formes, sous tous les angles, à la manière dont un joueur d’échecs visualise
mentalement tous les coups possibles à partir d’une position déterminée. La
pièce devient polymorphe, elle n’est plus une forme figée, comme les pièces
statiques du début de partie : à chaque pièce correspond une place possible. Dès
que les pièces se mettent en marche, les bifurcations se multiplient et forment
plus des lignes droites, mais des archipels aux ramifications labyrinthiques.
868
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 399.
378
D’une manière similaire, la pièce du puzzle doit être déplacée, bougée afin de
trouver la solution ; parfois, les formes se confondent et se superposent, comme
le W final de la pièce manquante, qui est prise pour un X, à la silhouette
« presque » parfaite. La fin traduit la stase finale, à laquelle aboutit
inexorablement la tension entre les joueurs d’échecs. Winckler semble
administrer un échec et mat final à Bartlebooth, en signant de son initiale W.
Cependant, cette victoire finale n’apporte aucune résolution éthique ou
esthétique. Elle semble témoigner de l’impossibilité pour l’artiste d’atteindre la
totalité, d’exprimer tous les ressorts du réel, de la vie sur laquelle aucun mode
d’emploi ne peut être plaqué.
Cette pièce manquante préfigurée par la pièce occultée au coup soixante-six du
parcours du cavalier dans l’immeuble, traduit plus une impossibilité de
résolution finale que la victoire d’une adversaire, qui, d’ailleurs, est mort. Le
désir de tout dire, dans La Vie mode d’emploi, est indissociable de l’occultation
et de l’oubli. L’œuvre est, comme le commente Blanchot869, inachevable en soi,
l’absolu dans la création reste une visée qui n’est jamais réalisée. L’écriture
post-moderne renvoie à des critères esthétiques précis déjà définis, dont La Vie
mode d’emploi et Feu pâle se font l’expression. L’œuvre de Perec fait de
l’incomplétude, caractéristique intrinsèque à l’écriture selon certains critiques ou
même auteurs, tels Mallarmé, le fondement de son esthétique : l’œuvre reste
dans une incertitude ontologique, ouverte à une infinité d’interprétations et
n’offrant pas de résolution ferme et définitive.
Feu pâle représente également cette esthétique de l’indétermination et de la
pluralité des lectures. Dans ces deux œuvres, l’aspect labyrinthique du jeu
d’échecs, avec ses mondes possibles qui s’ouvrent à l’infini, est exploité au
détriment de l’aspect manichéen et binaire de ce jeu agônal. La fin de l’œuvre
exalte plusieurs interprétations possibles en relation avec les règles échiquéennes
dans Feu pâle. Elle porte en elle l’incomplétude du monde, réel ou fictionnel,
porté au cœur même du jeu dans La Vie mode d’emploi. Dans les deux cas, le
résultat de la tension aboutit à une impossibilité d’arriver à une solution ferme et
869
Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre. Paris : Gallimard, 1980, pp. 95-100.
379
définitive. Tel est l’enjeu de la partie d’échecs : aboutir à la pluralité des mondes
possibles.
Bilan provisoire
Le contraste est net entre les œuvres fondées sur le jeu d’échecs qui
offrent une résolution éthique de la partie, telles La Variante de Lüneburg ou Le
Tableau du Maître flamand, et celles dont l’objectif même est de représenter
l’univers dans sa multiplicité et son incertitude ontologique. Le jeu d’échecs,
dans La Vie mode d’emploi, apparaît comme la mécanique, le système qui
permet à la narration de prendre forme par la marche inexorable du cavalier
passant de case en case, d’appartement en appartement.
Le système est lui-même mis en échec : il manque une case, la soixantesixième, marque de la liberté de l’auteur qui réfute son propre système, comme
de l’impossibilité d’apporter une réponse ferme face à la complexité et à
l’indicibilité du réel. Cette absence de résolution finale doit être interprétée non
seulement comme une impossible totalisation, mais, de manière plus positive,
comme un constat d’irréductibilité de la vie comme de l’art à une réponse
certaine et figée. La seule certitude apportée dans la stase finale de La Vie mode
d’emploi est celle de la mort.
Dans Feu pâle, le poème de Shade débute par le motif de l’oiseau mort,
écrasé sur son propre reflet ; le poète Shade est déjà mort quand le roman
s’ouvre avec l’introduction de Kinbote. Le commentateur annonce la fatalité de
son propre assassinat par un Gradus plus compétent. Le nom même de l’assassin
est un rappel de l’approche inexorable, « graduelle », progressive de la mort.
Comme dans La Vie mode d’emploi, où le passage du cavalier ressemble à celui
des aiguilles d’une montre ponctuant le passage du temps, la seule réalité
incontournable, est la stase finale, comme dans une partie d’échecs.
A la manière des variantes du jeu d’échecs, où le joueur choisit entre
plusieurs bifurcations possibles, le narrateur de Feu pâle laisse entrevoir, de
380
manière explicite ou implicite selon les cas, plusieurs résolutions possibles du
problème. L’assassinat de Kinbote peut être rétrospectivement résolu de
plusieurs manières, comme un problème échiquéen, dont la plus extrême serait
de considérer que Shade n’est effectivement qu’une « ombre », une invention
sortie de l’imagination démesurée de Kinbote.
Le discours du commentateur peu fiable traduit les distorsions entre le réel et
l’imaginaire, qui sont relevées sur le mode ironique par le narrateur. La
possibilité de l’invention pure et simple de la Zembla et, le cas échéant, de Shade
n’est pas à exclure. L’univers est jalonné de modalités du possible, plus ou
moins marquées, « graduelles » allant du vraisemblable au probable. Comme
dans La Vie mode d’emploi, le jeu d’échecs est la métaphore d’une
représentation du réel non uniforme, mais au contraire multiple et dénuée de
toute résolution. Le jeu n’est pas marqué par son caractère binaire dans ces
textes, mais par l’aspect labyrinthique, et, surtout dans le cas de Feu pâle, lié au
motif du miroir.
Les images de miroir sont récurrentes parmi les objets évoqués dans La Vie
mode d’emploi. Cette évocation peut être rattachée à l’esthétique de la
multiplication mise en œuvre dans le roman. Les images et les personnages
semblent se disjoindre et s’éparpiller dans l’espace au départ circonscrit de
l’immeuble. Cette dispersion trouve un écho dans la métaphore du puzzle, qui
illustre une esthétique de la fragmentation. L’immeuble est « mis en pièces »
tous comme les aquarelles de Valène afin de créer les puzzles. Les différents
éléments sont cependant reliés à un tout qu’il appartient à Bartlebooth de
retrouver. A la fin du roman, il s’avère impossible de reconstituer le tout : la
fragmentation est intrinsèquement liée à la vie, l’art ne pouvant qu’exprimer
cette dispersion, le désir de totalisation et d’unité absolues n’étant que de l’ordre
de la visée. Ce constat final d’inachèvement résulte de la vengeance ourdie par
Winckler le faiseur de puzzle. Son esthétique de « la mise en pièces » émerge de
l’image finale de la pièce W manquante, ce qui rappelle le commentaire de
Maurice Blanchot sur la fragmentation dans L’Ecriture du désastre.
381
Mais la mise en pièces (le déchirement) de ce qui n’a jamais préexisté (réellement ou
idéalement) comme ensemble, ni ne pourra se rassembler dans quelque présence
d’avenir que ce soit. […] Le fragment, en tant que fragments, tend à dissoudre la totalité
qu’il suppose et qu’il emporte vers la dissolution870.
C’est bien une image de dissolution qui l’emporte à la fin de La Vie mode
d’emploi. Dans l’épilogue qui suit la mort de Winckler, Valène s’éteint à son
tour, laissant « une toile pratiquement vierge […] esquisse d’un plan en coupe
d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter871. » Valène
semble, à l’unisson de Bartlebooth, répéter le même schéma de l’incomplétude,
dont les trois protagonistes sont les complices. Au-delà de l’affrontement, de la
collision, Bartlebooth, Winckler et Valène participent d’une collusion parfaite
qui aboutit à l’anéantissement presque total : la vie, comme l’art, ne saurait
s’ériger en absolu. La fin du roman est de l’ordre du « presque », du relatif, où la
totalité n’est pas atteinte.
Contrairement à cette vision sobre qu’offre la fin du roman de Perec, Feu pâle
exprime la même esthétique sous l’angle du foisonnement et de la confusion. Le
commentaire de Kinbote s’étend déjà bien au-delà des marges du poème, et le
dépasse démesurément par son longueur ; Kinbote prend la liberté d’y ajouter un
vers de son choix, qu’il développe en relatant l’assassinat du poète. Les lignes du
récit sont tracées selon son bon vouloir, ce qui suggère qu’il y a autant de
commentaires possibles que de commentateurs : chaque subjectivité, chaque
compréhension individuelle produit une nouvelle signification.
Kinbote relie les éléments du récit selon sa perception des choses, qui semble
bien fluctuante, et laisse de nombreuses questions en suspens, notamment
l’identité des personnages, qu’il convoque ou congédie selon sa volonté
autocratique. Gradus, ou Jack Grey le fou évadé et vengeur, met fin à ses jours,
après avoir assumé son rôle dans l’histoire, comme le relève Kinbote. Cette
fonctionnalité affirmée des personnages ne fait que souligner leur facticité.
Kinbote crée son « mirage », son artefact.
870
Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre, op. cit., p. 100.
871
Perec, Georges, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 580.
382
Il joue sur le phénomène analogique, ce qui est un effet de spécularité liant le jeu
d’échecs, où se disputent plusieurs parties, avec le miroir, association que Lewis
Carroll a inaugurée dans De l’Autre côté du miroir. Ainsi les identités se
brouillent dans un dédale de possibilités qui rend impossible toute résolution des
différentes parties superposées – Kinbote contre Shade, Kinbote contre Gradus,
les royalistes et les révolutionnaires de la Zembla.
Dans cette perspective, il demeure impossible de résoudre le problème du
meurtre qui revêt plusieurs dimensions, mobiles, selon les cibles visées par le
meurtrier. Quel que soit le cas, une confusion d’identités est mise au jour, le
poète ayant été pris pour le juge ou pour le commentateur, celui-ci pouvant bien
aussi être l’assassin. Comme à l’oiseau qui meurt dans son reflet, la mort est
suscitée par la confusion ou l’identification symbolique : Kinbote aurait pu
assassiner son double, le poète dont l’œuvre pourrait susciter l’évocation de sa
Zembla.
La collision entre le désir de Kinbote d’introduire la Zembla dans le poème et la
réticence du poète à accomplir cette demande aurait pu aboutir au meurtre ; cette
collision fatale, en anéantissant le monde de l’autre, aurait ainsi permis à
Kinbote d’arriver à cette collusion entre le poème et son commentaire. Sous la
plume de Kinbote, s’opère une métamorphose du poème, puisqu’il n’y voit
qu’une allusion à la Zembla, son illusion, son « mirage ». Kinbote fait penser à
Prospéro dans La Tempête872, le créateur d’illusions manipulant les autres dans
son île d’émeraude, couleur constamment associé au récit de Kinbote. Le thème
de l’oiseau se fracassant sur son propre reflet dans la vitre place la notion de
mirage au centre de cette histoire à multiple dimensions.
Il se pourrait que la Zembla ne soit qu’un « sem », un « sens » construit par
l’imaginaire déviant de Kinbote. De même, Shade pourrait n’être qu’un double,
un ombre de Kinbote. Shade peut être associé à la pâle lumière de la lune,
évoquée dans la citation extraite de Timon d’Athènes, la lune représentant
l’imagination. Par opposition, Kinbote est un roi solaire, comme le suggère le
titre d’un problème d’échecs qu’il associe à la situation du roi de la Zembla – qui
872
Shakespeare, William, “The Tempest” in Complete Works, London : Collins Press,1959. Dans
cette pièce, deux personnages jouent aux échecs, Miranda, la fille de Prospéro, et Ferdinand.
383
pourrait être Kinbote, « solus rex », « le roi seul », autours duquel toute
l’interprétation est organisée : comme dans un partie d’échecs, les lignes qui se
construisent s’organisent autours du roi, chaque joueur devant protéger son roi et
mettre en échec et mat le roi adverse.
Il est intéressant de relier ces deux personnages complémentaires, Kinbote et
Shade, à la référence shakespearienne qui évoque la lune et le soleil, qualifiés
tous deux de voleurs par Timon. Kinbote détourne le poème, quel que soit le réel
assassin, pour en faire son œuvre où l’imagination côtoie la folie. Celle-ci
constitue une modalité de la collision et de l’interaction entre mondes, où
l’imaginaire, ou le jeu, ne peut plus être dissocié de la réalité. Le plan du réel et
celui de la fiction ne forment plus qu’un seul et même monde, brisant toute ligne
de séparation entre les deux espaces.
3. Interaction de mondes : le réel et
l’imaginaire
La notion d’espace et de frontière est au cœur de la problématique de
l’interaction entre mondes : le jeu est censé appartenir à un territoire bien
délimité, séparé du réel par une barrière infranchissable. Parmi les
caractéristiques essentielles qu’il donne du jeu, Roger Caillois relève qu’il est
une activité fictive, définie comme « accompagnée d’une conscience spécifique
de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante873. » Le jeu
est constitué comme un espace fictionnel, avec une borne d’entrée et une borne
de sortie.
Il faut reprendre le jeu à la frontière convenue. De même pour le temps : la partie
commence et prend fin au signal donné. Souvent sa durée est fixée d’avance. […] S’il y a
873
Caillois, Roger, Le Jeux et les hommes, op. cit., p. 43.
384
lieu, on la prolonge, après accord des adversaires ou décision d’un arbitre. Dans tous les
cas, le domaine du jeu est ainsi un espace réservé, clos, protégé : un espace pur874.
L’interaction entre mondes neutralise la division supposée intangible
entre le monde référentiel et celui du jeu. La délimitation séparant deux mondes
ontologiquement disparates s’estompe pour parfois s’effacer totalement. On
constate qu’il y a réversibilité du processus, le jeu figurant le réel et, à l’inverse,
le réel étant contaminé par le ludique.
Nous n’aborderons pas dans cette partie le sujet, déjà traité dans la première
sous partie « Mondes antithétiques et corruption du jeu », de la perversion du jeu
par son détournement volontaire et destructeur dans l’espace de la réalité,
comme il apparaît dans Le Tableau du Maître flamand ou dans La Variante de
Lüneburg. La thématique de la contamination du réel par la folie du joueur sera
abordée à travers certaines œuvres du corpus où le processus de projection du
jeu sur le plan du réel est mis en valeur. La notion de réversibilité s’inscrit dans
le passage d’un monde à l’autre : le reflet dans le monde de la fiction constitue
une transposition du réel, comme le montre le roman précurseur de Lewis
Carroll, écrit au XIXème siècle, mais annonçant le modernisme et le postmodernisme.
Cette œuvre reste rassurante, puisque le voyage onirique d’Alice à travers
le jeu d’échecs admet un retour à la réalité. Le mot du reflet, au-delà du miroir,
représente une transposition d’éléments du réel, à la manière d’une rêve qui a
une borne de départ, la surface du miroir, et une borne d’arrivée, le retour final
au réel. Les pièces du monde imaginaire sont une variante possible du réel,
qu’Alice réintègre à la fin de la traversée.
Au contraire, dans les œuvres modernes fondée sur le jeu d’échecs, La
Défense Loujine et Le Joueur d’échecs, les joueurs d’échecs plongent dans leur
monde possible, leur projection du jeu sur la réalité. Tous deux suivent une ligne
de fuite vers leur monde possible, qui finit par se confondre avec le réel, que ce
soit M. B…prenant furtivement congé de son adversaire dans Le Joueur
874
Idem, p. 37.
385
d’échecs ou Loujine se jetant par la fenêtre dans La Défense Loujine. Ces
disparitions finales sont déjà annoncées par la confusion d’espaces qui s’opère
dans l’univers des personnages au cours de la narration.
Dans ces œuvres, on est a mille lieues du rassurant passage d’Alice dans
le monde de l’onirique, qui aboutit au retour final ; cette œuvre didactique, qui
appartenait au champ de la littérature enfantine lorsqu’il a été écrit, se doit de
bien séparer les mondes : l’interaction entre mondes existe mais sur le mode
rassurant du passage du réel à l’onirique, espace délimité où les pièces
échiquéennes constituent des variantes du réel. Au contraire, Le Joueur d’échecs
et La Défense Loujine sont écrits au siècle suivant, dans le contexte tragique de
l’exil ; Zweig a quitté la Vienne de l’Anschluss et Nabokov sa Russie natale. Ces
œuvres modernes présentent des personnages qui mènent un réel combat contre
la mort et contre le temps, qui les mène à la folie.
Le thème du joueur d’échecs monomaniaque confondant le jeu et le réel
est un thème de prédilection, d’autant que les exemples sont légion de joueurs
d’échecs ayant vraiment sombré dans la folie875. Dans Le Maître et le scorpion,
déjà étudié sous l’angle de la perversion du jeu par l’autorité absolue du nazi sur
les vies humaines devenues des pièces, le joueur von Frisch, ex Morgenstein,
sombre dans la folie, le jeu d’échecs contaminant le réel dans la deuxième partie
du roman.
Dans Feu pâle, Nabokov exploite le thème de la folie associée au jeu
d’échecs, même si le jeu d’échecs n’est pas une référence explicite comme dans
son œuvre moderne La Défense Loujine. Kinbote se démarque lui aussi du réel
en l’interprétant de manière éminemment subjective. Comme dans La Défense
Loujine, Nabokov met en scène un fou, dont les délires représentent un écart par
rapport à la norme. L’illusion s’oppose radicalement au principe de réalité. Dans
l’histoire de Loujine, le joueur d’échecs s’oppose « au vrai Loujine », son père,
qui incarne l’inexorable réalité du temps qui passe. Il est mis en échec à la fin du
875
Quelques exemples suffisent à étayer cette tendance à la folie et à la mégalomanie. Morphy a
sombré dans la folie. Steinitz est mort fou, jouant contre Dieu, en lui laissant l’avantage d’un
pion. (Capece, A. Le Grand Livre de l’histoire des échecs, op. cit.).
386
roman par son suicide final, alors que le fou Kinbote est maître du commentaire
du poème qu’il s’approprie, même si il est aussi victime de sa propre illusion à la
fin du roman où l’arrivée de l’assassin Gradus est annoncée, comme ultime et
fatale menace.
Gradus apparaît comme une projection de Kinbote, comme une sorte de
double inversé : Kinbote insiste sur son caractère pragmatique, incapable
d’imagination par opposition à la capacité de Kinbote de passer de la réalité à sa
fiction, à son propre monde possible. Il traverse si souvent le miroir de
l’imaginaire que le lecteur peut s’interroger sur la fiabilité de toutes ses
assertions. Toute certitude de Kinbote est sujette au doute et apparaît comme
étant de l’ordre de l’incertitude.
En jouant sur les analogies et les similitudes, Kinbote crée un monde où
les gémellités et les duplications foisonnent. L’allusion intertextuelle à De
l’Autre côté du miroir apparaît notamment par la mention constante du rouge,
associé à divers espaces et personnage, et par cette référence permanente aux
doubles, qui s’inscrit dans un jeu de miroirs et de reflets. Cette thématique
participe du thème de la folie, de l’obsession de la « ressemblance », de la
« Zembla. »
Dans l’œuvre de Lewis Carroll, la notion de gémellité se traduit par les
figures de la traversée, qui peuvent être associés au caractère double des pièces
échiquéennes, et par le jeu de correspondances qui fonctionnent entre les
personnages de départ et ceux qu’elle rencontre dans son voyage au-delà du
miroir, dans le monde de l’imaginaire. Alice ne perd pas la raison, elle quitte le
monde possible qui se trouve au-delà du miroir en fin de parcours pour
réintégrer le monde empirique.
A. Le jeu d’échecs comme reflet
L’univers d’Alice, comme Alice aux Pays des merveilles, que Nabokov a traduit
en russe, est constitué de manière binaire, avec un monde référentiel de départ et
387
un monde fictionnel qui relève du jeu et de l’imagination. Jean-Jacques Lecercle
a clairement démontré les enjeux sémantiques et linguistiques qui relevaient de
cette opposition. La partie se joue, avec une violence à peine masquée par
l’aspect ludique entre le monde de la réalité et de la convention, et celui du
« terrain de jeu », où la langue se libère de ses contraintes, en jouant avec ses
propres structures. Cette topologie binaire met en contraste la langue familière et
un versant de la langue étrange et créatif, que Jean-jacques Lecercle nomme « le
reste ».
Nous ne pouvons plus traiter le reste simplement comme la face cachée de la langue,
comme objet d’exclusion, en termes négatifs, le reste est bien de l’autre côté de la langue,
mais ce n’est pas le verso obscur d’un recto juste. C’est plutôt l’ombre portée par la
langue, cette compagne discrète que l’on oublie facilement, mais dont la disparition – qui
se produit habituellement dans les récits fantastiques – a des conséquences néfastes. Il y
a en effet de l’Unheimlich dans le reste : il participe des deux sens opposés de ce mot
primitif, il est trivial et domestique, mais il est aussi étrange et inquiétant876.
Les deux espaces opposés, séparés par la frontière transparente du miroir,
correspondent à deux versants de la langue, à deux versions de l’univers, la
première uniforme et pragmatique, l’autre polysémique et ludique. La distinction
est clairement posée entre langue conventionnelle et langue jubilatoire, créative,
récréative. Le jeu d’échecs, qui prend la forme d’un labyrinthe dans les
aventures d’Alice sur l’échiquier, devient la figuration spatiale de cette entrée
dans le territoire du reste, de la langue libérée des contraintes imposées par les
conventions sociales.
Au-delà du miroir, la langue est libre des cheminements qu’elle impose au
locuteur, comme le montrent les péripéties d’Alice sur l’échiquier. Le locuteur
ne contrôle plus, dans son passage dans l’espace de cet « unheimlich»
linguistique, le jeu des reflets et des duplications polysémiques fondés sur la
langue émancipée de tout contrôle. Cette libération émancipe le discours de ses
876
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 97.
388
liens avec le monde référentiel, caractéristique du reste, que Jean-Jacques
Lecercle souligne dans La Violence du langage : « La langue ne me délivre
aucun message au-delà de la prolifération de ses chemins, ou de son triomphe
facile sur mes piètres tentatives pour m’assurer sa maîtrise877.»
Le jeu d’échecs est associé au miroir, ce qui rappelle la structure spéculaire des
pièces au jeu d’échecs. Cette alliance entre espace échiquéen et surface
spéculaire est fondatrice, et trouve un écho dans de nombreuses œuvres du
corpus. Elle permet de poser la problématique du lien entre monde réel et monde
de la fiction. Le jeu d’échecs reflèterait la réalité, cette interaction étant
réversible : La Défense Loujine est structurée comme un vaste échiquier vivant,
construit sur l’opposition constante du noir et du blanc.
Cette construction selon un schéma échiquéen vivant apparaît également dans
son œuvre post-moderniste Feu pâle, où Kinbote joue constamment avec la
notion de double et de reflet. Dans l’œuvre de Arturo Pérez-Reverte, Le Tableau
du maître flamand, un chapitre est introduit par une citation de l’Autre côté du
miroir878. Le roman, qui montre l’interaction entre la réalité et la fiction, se
réfère donc également à l’œuvre fondatrice de Lewis Carroll, où Alice franchit
une frontière, passant du monde référentiel au monde fictionnel et ludique.
L’œuvre de Massimo Bontempelli, L’Echiquier devant le miroir879, publiée en
1925, reprend littéralement l’histoire d’Alice : le petit garçon, partant du monde
réel, traverse le miroir dans lequel l’échiquier se reflète. A l’instar d’Alice, il
rencontre les pièces échiquéennes au-delà du miroir. Marco Sabbatini, dans son
article « De l’éternité des échecs », souligne la préférence de Bontempelli, qui
ignore les règles du jeu d’échecs, pour le motif du miroir.
877
Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., pp. 107-108.
878
Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla de Flandes, op. cit., p. 49 : « « Se diría que está trazado
como un enorme tablero de ajedrez – dijo Alicia al fin. » (Le Tableau du Maître flamand, op.
cit., p. 40 : « « On dirait le dessin d’un énorme échiquier »», dit enfin Alice. »).
879
Botempelli, Massimo, « La Scacchiera devanti allo Speccio » in Opere scelte, Milano :
Mondadori, 1991.
389
En proclamant d’emblée son ignorance des règles du jeu, Bontempelli nous fait
comprendre que son récit n’est pas organisé comme une partie. Dans le couple
« échiquier/miroir », c’est le second terme qu’il privilégie, avec toutes les conséquences
structurales que ce choix implique. […] Les évènements relatés dans chacune des deux
séquences semblent également répondre à un principe d’organisation spéculaire880.
La thématique du miroir, qui révèle un monde où les images se reflètent dans un
monde inversé, permet d’aborder la relation entre le monde réel et le monde
imaginaire. Comme dans les aventures d’Alice, la surface du miroir représente
l’espace intermédiaire entre le réel et la fiction, qui tient lieu de frontière entre
les deux univers.
La préférence accordée par Massimo Bontempelli au miroir n’a rien d’exceptionnel : c’est
là un motif récurrent dans son œuvre. Le miroir y joue habituellement le rôle
d’intermédiaire entre deux réalités, entre deux mondes différents et parallèles dont la
coexistence met en crise la notion même de vérité881.
Tandis qu’Alice se demande « qui l’a rêvée882 », le jeune protagoniste du roman
de Bontempelli apprend, au-delà du miroir, par une inversion subversive que le
monde du reflet et ses habitants constituent la réalité alors que le monde de « la
réalité » n’est qu’une illusion. L’univers au-delà du miroir est un espace qui est
éternel, alors que le monde d’où vient l’enfant, la réalité quotidienne, est
transitoire et empirique. L’enfant est saisi du même vertige métaphysique
qu’Alice pendant la traversée et s’interroge sur sa réalité ontologique.
880
Sabbatini, Marco, « De l’Eternité des échecs » in Echiquiers d’Encre : Le Jeu d’échecs et les
Lettres (XIXème-XXème siècles), op. cit, pp. 232-233. Marco Sabbatini précise que l’œuvre est
divisée en 24 chapitres, à savoir le double du livre de Lewis Carroll.
881
Sabbatini, Marco, « De l’Eternité des échecs » in Echiquiers d’Encre : Le Jeu d’échecs et les
Lettres (XIXème-XXème), op. cit., p. 233.
882
Carroll, Lewis, Trough the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 242-43.
390
Les deux romans permettent ainsi de poser le problème de la relation entre la
fiction et la réalité. Le roman de Bontempelli met en avant l’aspect éphémère de
la vie, alors que le monde au-delà du miroir, le monde du reflet est caractérisé
par l’éternité, mais aussi par l’ennui : l’enfant de L’Echiquier devant le miroir
pénètre dans un éternel présent, sans divisions, sans tensions, et empreint d’un
mortel ennui. D’une certaine manière, l’enfant rejoint une stase, un état de fixité
qui ne correspond pas du tout au jeu d’échecs. Bontempelli prend grand soin de
préciser qu’il ne sait pas jouer aux échecs, alors que Lewis Carroll connaît très
bien les règles échiquéennes, et s’y réfère dans le diagramme initial. Le voyage
sur l’échiquier est loin de représenter l’ennui et une sorte d’éternité
indifférenciée ; au contraire, la traversée d’Alice est ponctuée d’aventures et
d’hésitations, qui renvoient aux bifurcations échiquéennes au moment où le
joueur choisit sa variante parmi bien d’autres variantes.
Le jeu d’échecs, lié au thème du miroir et du labyrinthe dans De l’Autre côté du
miroir, constitue la métaphore même de l’entrée dans le monde de la fiction.
Cette thématique est largement reprise dans La Défense Loujine : le récit
s’inscrit dans l’opposition entre le monde du réel, régi par des lois temporelles
et spatiales fermes et rigides, et celui de la fiction et du jeu. Le joueur d’échecs
Loujine y apparaît comme la métaphore même de l’artiste, dont la création
s’élève au dessus des règles de la réalité, en établissant ses propres normes.
La Défense Loujine semble reprendre l’opposition entre le monde du réel,
incarné par son père « le vrai Loujine » et le monde du jeu. Ce contraste s’inscrit
en effet dans le roman de Lewis Carroll, où Alice affectionne le jeu par
opposition à sa sœur qui représente l’esprit de sérieux et le principe de réalité :
« Faisons semblant d’être des rois et des reines », et que sa sœur, férus
d’exactitude, avait prétendu le simulacre impossible attendu qu’elles n’étaient
que deux883.»
883
Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 54-55 : “ “Let’s pretend we’re queens
and kings”; and her sister, who liked being very exact, had argued that they couldn’t, because
they were only two of them.””
391
Parmi toutes les modalités du jeu décrites par Roger Caillois, il en est une qui
semble fondamentale, et à laquelle se réfère le narrateur du roman de Lewis
Carroll dans ce passage : il s’agit de ce que Caillois appelle la mimicry, qui
consiste feindre d’être un autre, le terme anglais se référant au mimétisme884. Ce
processus fondamental du jeu qui consiste à devenir l’autre – et peut-être aussi
soi même, en construisant son identité - apparaît clairement dans toute activité
fondée sur les jeux de rôle, comme le théâtre.
Cependant, cette transformation revenant à devenir un autre est mise en œuvre
dans toute activité ludique : pendant la période où se déroule le jeu, débutant par
l’entrée « dans l’illusion », le joueur devient un autre ; qu’il se mette à jouer aux
échecs ou au poker, qu’il joue à un activité agônale ou aléatoire, il existe
toujours une part de mimicry dans le jeu. Caillois, bien que classant la mimicry
comme catégorie à part, en donne une définition qui inclut toute forme de jeu : «
Tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce
mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un
univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif885.»
Alice présente déjà dans le monde de la réalité les caractéristiques d’une
joueuse : elle possède la capacité d’être une autre, de se métamorphoser, par
opposition à sa sœur qui, au nom de la logique – elle ne veut pas jouer plusieurs
personnages alors qu’elles ne sont que deux – refuse de se prêter au jeu de la
mimicry . Elle représente la loi castratrice à l’égard du désir qui, au nom de
l’exactitude et de la fidélité au réel, pose son véto sur « l’entrée en lusio », dans
l’illusion en général. Le jeu et l’illusion que constitue l’art sont indissociables et
s’opposent au principe de vérité référentielle. Les deux univers dans De l’Autre
côté du miroir marquent la séparation hermétique entre réalité et illusion.
Dans La Défense Loujine se retrouve cette dichotomie entre le personnage qui
incarne l’illusion et celui qui représente le principe de réalité dès l’ouverture du
roman. Le nom même du protagoniste renvoie au principe d’illusion, « Loujine»
ressemblant fortement au mot « illusion », surtout prononcée à l’anglaise – avec
la chuintante -, langue que Nabokov connaît dès l’enfance. Les sonorités du nom
884
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes, op. cit., p. 61.
885
Idem, p. 60.
392
du héros renvoie au mot russe « лужа», flaque, qui suggère l’idée de reflet.
Loujine semble donc appartenir au monde de la fiction, au-delà du miroir.
En revanche, son père, auquel il est mis en opposition dès la seconde phrase du
roman, constitue son double inversé : il incarne le principe de réalité, du temps
qui passe, auquel Loujine n’a de cesse de vouloir échapper : « Son père – le
véritable Loujine, Loujine l’aîné, celui qui écrivait des livres886. » Le fait que ce
Loujine « du réel » soit écrivain aurait de quoi surprendre, mais on apprend au
cours de la narration qu’il est un mauvais écrivain. Le père de Loujine est
présenté comme le « vrai » Loujine, celui qui fait partie de l’espace du réel, par
opposition au « faux » Loujine, celui qui est justement valorisé dans l’histoire,
celui qui appartient au domaine de La fiction.
Loujine refuse, dès l’ouverture du roman, le passage du temps qui voudrait le
plonger dans le monde des adultes, puisque dorénavant, le héros doit être appelé
par son nom de famille, signe même de son obligation de quitter l’enfance : « Ce
qui le frappa le plus, c’est que, dès le lundi suivant, on l’appellerait Loujine887.»
Le verbe français « frapper » met en relief la double valeur du verbe russe
« поразило» - étonner, choquer, mais aussi frapper au sens physique ; « поразит
удар » signifie aussi « porter un coup » : le combat que mène le joueur d’échecs,
dès l’enfance, se joue contre la réalité inexorable du temps. On retrouve dans
l’opposition mise en place dans La Défense Loujine entre monde empirique et
monde fictionnel celle du roman de Lewis Carroll, où conventions et logique
réaliste sont violemment remises en question par « le reste », les jeux de la
langue libérée de ses contraintes.
Le jeu d’échecs, dans les deux œuvres, constitue la métaphore de la création
artistique, où l’art devient autonome par rapport au monde référentiel. Dans cette
métaphore ludique de l’écriture, la fiction doit représenter non pas le monde,
mais un problème posé par l’artiste, à la manière d’une partie d’échecs ou d’un
problème échiquéen. Le monde du reflet de Lewis Carroll annonce cette
886
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « Его отец – настоящий Лужин,
пожилой Лужин, Лужин, писавший книги. »(La Défense Loujine, op. cit., p. 17).
887
Idem, p. 15 : « Болъше всего его поразило то, что с понеделъника он будeт Лжиным. »
(Idem, p. 17).
393
conception de l’écriture où l’artiste est maître du problème qu’il veut présenter,
sans avoir de comptes à rendre à la notion même de vérité, d’où le retournement
subversif de La Défense Loujine : le « véritable » est opposé à « l’illusion » qui
finit par le supplanter, Loujine père est un mauvais écrivain alors que son fils est
un génie des échecs.
Le monde au-delà du miroir est celui du jeu et de l’écriture, qui se fonde sur une
même réalité, ce qui annonce une certaine conception de l’art formulée, par
exemple, par Roubaud au siècle suivant : « La poésie, c’est d’abord un jeu, c’est
un jeu de langage, et comme tous les autres jeux, il a ses règles propres888.»
Selon une conception oulipienne, l’écriture est associée au jeu.
L’analogie entre l’écriture et le jeu d’échecs, inaugurée par Lewis Carroll, est
reprise par Nabokov, et par de nombreux auteurs post-modernes. Le mouvement
Oulipo, est fondé sur la similitude entre le fonctionnement du jeu et la
construction de la fiction. Feu pâle joue sur cette similitude, à la manière d’un
auteur post-modernE. La Défense Loujine est une œuvre antérieure, œuvre
charnière, qui fait la transition entre deux époques, tout en appartenant à la
modernité. De manière explicite, Loujine représente l’artiste vivant dans sa
fiction, dans son « mirage » comme l’appelait Nabokov : cette illusion construite
par l’artiste avait, au yeux de Nabokov, plus de vérité que la réalité même. Cette
vision subversive apparaît dans La Défense Loujine, où la vérité de Loujine, son
illusion, finit par se substituer au réel.
Folie et création semblent intimement liée dans plusieurs œuvres, notamment
dans La Défense Loujine et Le Joueur d’échecs. Les deux joueurs perdent la
raison à la fin du roman, M.B. s’effaçant discrètement à la fin de la nouvelle,
alors que Loujine disparaît définitivement par la fenêtre à travers laquelle il se
suicide. Ecrit des décennies plus tard, le roman de Patrick Séry, Le Maître et le
scorpion, met en scène un joueur d’échecs qui devient fou à la fin, finissant par
confondre jeu et réel. Dans Feu pâle, Kinbote, qui met en place mentalement
différentes parties d’échecs où s’affrontent et collaborent, en une œuvre toujours
888
Roubaud, Jacques, in « poésie sur parole », France-Culture, 1989. Roubaud a, pour sa part,
utilisé le jeu de go pour écrire sa poésie. Voir Roubaud, Jacques, ε. Paris : Gallimard, 1967.
394
en mouvement, plusieurs adversaires, est selon toute apparence fou, détournant
sans arrêt le réel vers ses propres fantasmes et ses propres règles.
Kinbote, comme les héros des autres œuvres qui viennent d’être évoquées,
introduit un écart entre le réel et ce qu’il voit ; dans cet écart, où Loujine finit par
s’engouffrer, se rejoignent créativité et folie. Le jeu d’échecs devient une
métaphore de cette créativité qui débouche sur la folie. Au lieu de maîtriser des
règles à l’intérieur de l’espace circonscrit du jeu, le joueur est entraîné dans les
méandres de son propre chaos, qui se matérialise par une extension, progressive
ou totale, du jeu vers le réel, qui débute par un écart entre réel et perception : les
espaces du jeu ou de la fiction se superposent. Cet écart peut se matérialiser par
une projection du jeu d’échecs, à proprement parler, sur le réel, ou par une
projection de son jeu, au sens plus large – il impose ses règles propres - comme
Kinbote qui introduit sans arrêt une distension entre le poème et son
commentaire.
B. La folie comme écart : extension du
jeu
Cette notion d’écart renvoie à un personnage littéraire aux dimensions
mythiques, Don Quichotte, auquel Nabokov a consacré un essai889. Don
Quichotte apparaît comme une œuvre fondatrice où le héros ne voit pas la réalité
telle qu’elle apparaît à tous, mais comme une projection de son imaginaire.
Comme dans les œuvres du corpus, où la folie est évoquée, le chevalier errant vit
à la fois un exil géographique et un exil mental constitué par un écart avec le réel
et l’imaginaire. Les géants perçus par Don Quichotte ont plus de vérité pour lui,
889
Nabokov, Vladimir, Lectures on Don Quixote, ed. F. Bowers, préface G.Davenport. Orlando :
Harcourt Brace Jovanovich, 1983.
395
de son point de vue subjectif, que les moulins à vents observables pour les
autres.
Cette problématique posée par l’œuvre de Cervantes, qui a été
commentée par Nabokov, évoque le personnage de Loujine, qui est un exilé à
bien des égards ; il a quitté sa Russie natale dans la seconde partie du roman,
mais son exil a d’autres dimensions : il vit dans un écart temporel avec le monde,
refusant de quitter le monde de l’enfance, et paraît inadapté au milieu où il vit,
que ce soit le lycée russe, ou, plus généralement, le monde social. Enfin, la
dernière facette de son exil, qui n’est pas des moindres, est constituée par sa
folie, qui au départ se manifeste par simple écart entre la vision normative du
monde et la perception qu’il en a.
A l’instar de Don Quichotte, Loujine opère des déplacements, la stase
n’étant apportée, pour les deux personnages, qu’avec la mort finale. Cette
configuration d’une tension menant à la stase finale rappelle le jeu d’échecs, où
les joueurs s’affrontent jusqu’à la résolution de la partie, l’échec et mat de l’un
des adversaires. L’enjeu du combat est le triomphe du principe de réalité ou de la
fiction ; la question n’est pas réglée par la topologie, par la division entre deux
espaces bien définis comme dans De l’Autre côté du miroir.
La question que Rachel Reichelberg pose sur le problème du conflit entre
réel et imaginaire, dans Don Quichotte ou le roman d’un juif masqué, pourrait
s’appliquer à Loujine. Ce combat associe le mouvement et les déplacements à la
vie, alors que la stase finale signifie mort, configuration qui s’exprime
totalement dans le jeu d’échecs : « Plus l’histoire avance, plus l’enjeu du combat
quichottesque se dessine : il s’agit d’opposer la vie, dans son mouvement
irrépressible, à toutes les simagrées de la vie qui débouchent sur la mort890.»
L’écart entre le réel et l’imaginaire s’inscrit dans la spatialité même du
roman : les personnages s’y meuvent à la manière de pièces sur l’espace
échiquéen. La Défense Loujine s’inspire des voyages d’Alice dans son monde
possible constitué de pièces à échelle humaine. Si la réalité et l’imaginaire dans
De l’Autre côté du miroir sont bien délimités, dans l’œuvre moderne La Défense
Loujine, où le point de vue du personnage est mis en valeur, la perspective, au
890
Reichelberg, Rachel, Le Roman d’un juif masqué, Paris : Seuil, 1999, p. 92.
396
début même du roman, est imprégnée par le jeu d’échecs. Les personnages se
meuvent à la manière de pièces échiquéennes dans un monde quadrillé par le
blanc et le noir.
Dans ce monde en mouvement, l’écart psychologique et ontologique de
Loujine avec les autres apparaît dans sa relation spécifique à la spatialité et dans
sa façon de se déplacer. Les gestes de Loujine sont continuellement évoqués,
dans le texte russe, par les composés de « бок », « le côté », et par l’adverbe
« криво », signifiant « de travers ». Il est ainsi intrinsèquement lié à l’oblique, à
la diagonale du fou. Ce positionnement perpétuel dans l’espace connote un
certain écart avec le monde réel. La mère de sa fiancée l’associe continuellement
à sa position « спиной », « de dos », la seule qui soit ancrée dans la mémoire de
ses compagnons d’école.
On peut établir un parallélisme, à cet égard, entre ce héros nabokovien et
le personnage de M. B… dans Le Joueur d’échecs, écrit à la même époque.
Comme Loujine, M.B… apparaît totalement en décalage par rapport au monde
empirique du voyage sur le bateau voguant de New York à Buenos Aires. Sa
seule identité, tout au long du récit, consiste en ces deux initiales suivies de
points : M.B… ressemble plus à des références abstraites qu’à un personnage
ancré dans une réalité matérielle. Cette identité formulée en deux lettres lui
confère une dimension emblématique, qui contraste fort avec la présentation de
Czentovic, sommité des échecs, qui se rend à un championnat.
Il s’oppose à la quiétude du voyage et à l’aspect rassurant d’une narration
linéaire, excepté la brève incursion dans le passé de Czentovic, évoqué par un
ami du narrateur. M.B…est porteur d’une dimension d’inquiétude qui fait surgir
ce que Freud appelait « unheimlich », « l’inquiétante étrangeté ». Il détourne le
fil de la narration au profit du récit angoissant de sa détention par les Nazis, dans
la solitude absolue d’une pièce vide. Cette expérience d’un monde caché, où il
est devenu joueur d’échecs, d’un monde mortifère se manifeste par sa blancheur
fantomatique que le narrateur relève à plusieurs reprises.
Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse, et l’étonnante
pâleur de ce visage relativement jeune me frappa de nouveau. Ses cheveux étaient tout
397
blancs ; j’avais, je ne sais pourquoi, l’impression que cet homme avait vieilli
prématurément891.
M.B…semble avoir été soumis à un processus d’accélération du temps, son
apparence ne correspondant pas du tout à son âge. La vélocité de ses
mouvements dans l’espace semble refléter la promptitude de sa pensée et
l’excitation extrême de son activité cérébrale. Face à la lenteur de son adversaire
Czentovic, lorsqu’il l’affronte pour le seconde fois, M.B…est mis au supplice
face à l’attente devant l’échiquier. Il est sans cesse dans l’anticipation du coup
suivant, dans une tension permanente où s’inscrit la mémoire des parties jouées
lors de sa détention et la visualisation des coups à venir.
Autant les moments de réflexion s’accompagnent de statisme chez Czentovic,
autant l’impatience et le mouvement caractérisent l’attitude de M.B…, qui
semble « arpenter toujours le même espace892.» M.B…agit de manière
totalement décalée par rapport au monde extérieur. Comme pour Loujine, le jeu
semble trouver une extension dans la vie réelle par le comportement de
protagonistes pris dans la mouvance perpétuelle de leurs déplacements dans
l’espace et de leurs pensées. La prédominance du jeu se révèle d’ores et déjà par
cette incessante activité.
Les deux personnages doivent affronter un monde hostile, contre lequel il s’agit
de s’inventer une défense. Dans Le Joueur d’échecs, M.B…fait l’apprentissage
du jeu d’échecs alors qu’il est emprisonné par les nazis dans une solitude
absolue. Afin d’affronter cette épreuve et de ne pas céder à l’instinct mortifère
de ce confinement, M.B…trouve un moyen de salut dans le seul livre qu’il arrive
891
Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p.“Der scharfgeschnittene Kopf ruhte in der
Haltung leichter Ermüdung auf dem Kissen; abermals fiel mir die merkwürdige Blässe des
verhältnismäβig jungen Gesichtes besonders auf, dem Haare blendend weiβ die Schläfen
rahmten; ich hatte, ich weiβ nicht warum, den Eindruck, dieser Mann müsse plötzlich gealtert
sein.“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 43).
892
Idem, p. 101 :“Auf und ab immer nur die gleiche Spanne Raum ausmaβen.“ (Idem, p. 88).
398
à se procurer, par ruse et à l’insu de ses tortionnaires. Ce manuel d’échecs lui
ouvre tout un monde qu’il ne connaissait pas et le transforme en joueur d’échecs.
Loujine est également contraint à se trouver une ligne de défense - le titre du
roman ne renvoyant pas seulement à sa défense sur l’espace échiquéen – afin
d’affronter un monde qui lui est hostile et qu’il ne maîtrise pas du tout. Sa
stratégie consiste à se transformer en joueur d’échecs, ce qui lui permet
d’échapper au réel, qui lui est totalement étranger. La concentration de Loujine
sur le jeu et ses règles propres lui permet donc de construire une ligne de fuite.
D’une certaine manière, les deux personnages semblent créer leurs propres
règles à partir de leur point de vue de joueurs d’échecs. M.B…est un personnage
énigmatique, dont les réactions suscitent l’étonnement dès qu’il apparaît :
« Surpris, MacConnor lâcha la pièce qu’il tenait dans la main et regarda,
émerveillé comme nous tous, cet homme qui semblait tomber du ciel, tel un ange
sauveur893.»
Il apparaît comme un homme de « l’entre-deux », encore vivant mais sur le point
de rendre l’âme, appartenant au passé légendaire incarné par sa famille, ancienne
famille viennoise influente et cultivée, chassée par l’Anschluβ ; en quête d’une
place qu’il ne trouve pas, ce fantôme revenu d’outre-tombe n’appartient pas à
l’espace du nouveau, incarné par le voyage en bateau dans un espace
intermédiaire. Face à la logique militaire de Czentovic, M.B…s’efface à la fin
du roman. Sa fuite hors du confinement dans lequel les Nazis le maintenaient ne
semble le mener à rien : il apparaît comme « dés-axé », voué désormais à son
obsession échiquéenne, qui constituait pourtant sa défense au départ.
Pendant son confinement, la tactique échiquéenne, qu’il calque déjà sur le réel,
lui sert d’arme contre les incessants interrogatoires dont il fait les frais : « Sans
le savoir, j’avais sur l’échiquier amélioré ma défense contre les menaces feintes
893
Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, op. cit., p 54 : “McConnor lieβ erstaunt die Hand von der
Figur und starrte nicht minder verwundert als wir alle auf den Mann, der wie ein unvermuteter
Engel helfend vom Himmel kam.“ (Idem, p. 36).
399
et les détours perfides894.» D’ores et déjà, la vie et le jeu entretiennent des
relations
interactives
dans
ce
milieu
hostile,
M.B…étant,
grâce
au
développement de sa logique échiquéenne, plus à même de faire face à
l’adversaire nazi. Sa confusion mentale, survenue à cause du jeu d’échecs, lui
permet d’ailleurs d’échapper à la détention, puisqu’il est pris en charge par le
corps médical.
Dans La Défense Loujine, le point de vue échiquéen existe avant même que
Loujine ne devienne un joueur d’échecs, puisque les personnages sont assimilées
à des pièces dès l’ouverture du roman895. Il s’agit d’annoncer à Loujine que,
désormais, on l’appellerait par son nom de famille. La tactique, en vue
d’apprendre la nouvelle à l’enfant, a été vainement mise en œuvre pendant tout
l’été, ce qui est évoqué de manière rétrospective.
C’était en effet un soulagement. Tout l’été – un bref été passé à la maison de campagne
et qui se résumait en trois odeurs : lilas, foin coupé, feuilles mortes -, tout l’été ils s’étaient
demandé de quelle façon et à quel moment ils allaient lui apprendre la nouvelle et,
d’ajournement en ajournement, ils avaient différé leur décision jusqu’à la fin août. Ils
traçaient prudemment autour de lui des cercles de plus en plus étroits896.
Afin d’annoncer la nouvelle, les parents utilisent une tactique échiquéenne
d’encerclement, annonçant ainsi le thème du roman. L’ajournement de la mise
894
Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 75 : “ Unbewusst hatte ich mich auf dem
Schachbrett in der Verteidigung gegen falsche Drohungen und verdeckte Winkelzüge
vervollkommnet.“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 67).
895
On peut d’autant plus parler d’ouverture du roman, dans la mesure où « ouverture » est aussi
un terme échiquéen.
896
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « Это было и впрямъ облегчение.
Все лето – быстрое – дачное лето, состоящее в общем из трех запахов : сирень, сенокос,
сухие листья – все лето они обсуждали вопрос, когда и как перед ним открытъся, и
откладывали, откладывали, дотянули до конца августа. Они ходили вокруг него, с опаской
суживая круги.»
400
en œuvre de l’objectif final rappelle également la stratégie échiquéenne. Il s’agit
d’agir avec prudence, de calculer le moment opportun pour mener l’attaque.
Ainsi Loujine n’est pas seulement le futur champion d’échecs, mais une pièce se
déplaçant comme sur un échiquier imaginaire, en proie aux agressions des autres
personnages : l’altérité constitue une menace permanente pour Loujine, qu’elle
se profile sous l’apparence des ses parents ou de ses compagnons de lycée, dont
Loujine subit l’hostilité.
Afin de se protéger, Loujine adopte une tactique de positionnement dans
l’espace, comme en prémonition de sa future vocation de joueur d’échecs.
L’écart qui le sépare des autres le met en position de danger et préfigure le « face
à face » opposant Loujine à ses adversaires au jeu d’échecs.
Loujine se levait, quittait la voûte pour l’arrière-cour carrée, faisait quelques pas, tâchant
de trouver un point équidistant de trois de ses disciples qui étaient particulièrement
féroces à cette heure-ci, évitait, en se jetant de côté, un ballon […] Il avait choisi ce coin
dès le premier jour, dès ce sombre jour où il sentait senti entouré d’une telle haine […] que
tout ce qu’il voyait subissaient des métamorphoses optiques fort compliquées897.
Loujine, avant d’affronter ses adversaires sur le terrain des échecs, doit faire face
aux autres, qui représentent un danger permanent pour lui. La défense qu’il se
construit dans le réel, prémonitoire de sa future activité, comporte un aspect de
positionnement dans l’espace. Loujine se défend en se situant en un point spatial
précis ; telle une pièce échiquéenne, il se place à l’endroit, un coin, où il se sent
le plus protégé. D’un certaine manière, devenir un joueur d’échecs reflète l’écart
de Loujine avec les autres, avec ses condisciples : il retrouve sur l’échiquier les
897
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 23-24 : « Лужин вставал с дров, выходил
из-под арки в четырехуголъный задний двор, делал несколъко шагов, стараясь найти
точку, равноотстояшую от тех трех его одноклассников, которые бывали особенно
свирепы в этот час, шарахался от мяча, yдостоверившись. […] Он избрал это место в
первый же день, в тот
темный день, когда он почувствовал вокруг себя такую ненависть. […] что на что он
гладел подвергалось замысловатым оптическим метаморфосам. »(La Défense Loujine, op.
cit., p. 33).
401
mêmes stratégies de défense que celle qu’il avait développées dans la vie réelle.
L’hostilité du monde l’amène à le percevoir sous un jour déformé, que le mot
«métamorphose» traduit : l’écart s’incarne également dans la vision que l’enfant
a du monde.
Ainsi il existe une réversibilité, car Loujine, qui finira par plaquer le jeu sur le
réel, a tout d’abord reproduit sur l’échiquier des stratégies mises en œuvre dans
sa vie empirique. Cette réversibilité rend les relations entre réalité et imaginaire
extrêmement étroites. La Défense Loujine illustre parfaitement la théorie de
Thomas Pavel, et d’autres théoriciens de logique modale et de la philosophie des
mondes possibles : les mondes fictionnels ne sont que des variantes possibles
d’une même base, constituée par la réalité référentielle. La vie réelle est
constituée
d’innombrables
points
de
vue
possibles,
ce
qui
marque
l’impossibilité de séparer de manière radicale l’ontologie du réel et celle de la
fiction : « La structure de notre monde semble dès lors posséder une plasticité
irréductible, qui exclut l’existence d’un point de vue privilégié à partir duquel
l’organisation du savoir puisse être maîtrisée898.»
Toute vision du réel engage un point de vue particulier, subjectif qui interdit
toute prédominance d’une perception sur une autre. Dans l’univers de la fiction,
un monde possible est développé à partir d’une base commune, le monde
référentiel. Ainsi la séparation entre réalité et fiction apparaît comme poreuse et
donne lieu à des va-et-vient, à des passages entre ces deux ensembles ouverts
l’un sur l’autre ; c’est cette fenêtre entre les deux mondes, permettant des
mouvements de passage dans les deux sens de l’un à l’autre, que Nabokov
représente dans son œuvre, et dans La Défense Loujine en particulier.
Le motif de la fenêtre est d’ailleurs récurrent dans l’œuvre de Nabokov. Il
apparaît dans La Défense Loujine au dernier chapitre, Loujine se suicidant en se
jetant par une fenêtre, mais cette fin est déjà annoncée dans le premier chapitre ;
cette double position aux extrémités du roman, au début et à la fin, crée un effet
de symétrie et de parallélisme typique du jeu d’échecs. Loujine enfant tente
d’échapper à la menace qui pèse sur lui. Il doit fuir le passage du temps, qui
s’inscrit dans le nom de famille qu’il doit désormais porter, au lieu du prénom et
898
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 70.
402
du patronyme comme c’est l’usage en Russie, et dans l’obligation de quitter la
vie paisible à la campagne avec ses parents pour le pensionnat en ville.
Il s’agit pour Loujine dans un premier temps de trouver refuge dans les cases
sombres, comme le suggère sa course dans le bois, « où le sentier zigzagua une
dizaine de minutes899.» Il va ensuite trouver refuge dans le château, ce qui
évoque un roque900 au jeu d’échecs, en passant par la fenêtre, qui remplit le rôle
d’un intermédiaire entre deux espaces ; la fenêtre pourrait jouer le rôle du miroir,
d’espace intermédiaire. Il est intéressant de noter que, dans ce premier chapitre,
Loujine accomplit le chemin inverse de cette fin du roman, puisqu’il bascule par
dessus le rebord de la fenêtre afin de pénétrer à l’intérieur du château.
La fenêtre fait partie de l’écart entre le héros et le monde extérieur, d’ordre
psychologique et mental, qui revêt une dimension géométrique et spatiale. Ce
motif fait partie du parcours dévié du héros nabokovien, où l’espace du réel
semble changer au gré de sa volonté et de sa perception et selon ses propres
règles. Dans La Défense Loujine, la fenêtre renvoie à la dimension ludique du
roman et à l’obsession échiquéenne. Loujine découvre, après avoir franchi la
frontière constituée par la fenêtre, un jeu d’échecs fendu, qui préfigure
l’ouverture de la fenêtre par laquelle Loujine s’engouffre : le jeu d’échecs est
aussi inséparable de la fenêtre chez Nabokov que du miroir chez Lewis Carroll.
Ce motif de la fenêtre, lieu de passage entre l’extérieur et l’intérieur, apparaît
dans d’autres romans de Nabokov où se jouent l’interaction du réel et de la
fiction. Dans sa nouvelle « La Vénitienne901 », la fenêtre joue le rôle crucial
d’intermédiaire entre réalité et fiction. Cette nouvelle traduit deux obsessions de
Nabokov, qui apparaissent dans La Défense Loujine. D’une part, la nouvelle, qui
899
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 19 : « Тропинка, минут десять поюлив в
лесу. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 25).
900
Roquer se dit « castling » en Anglais – terme formé à partir de « castle », « château ». Ce
terme est utilisé, notamment dans le diagramme, dans De l’Autre côté du miroir. Carroll, Lewis,
De l’Autre côté du miroir, Through The Looking-Glass, op. cit. pp. 44-45 : “ Alice castles.”
“Alice roque”.
901
Nabokov, Vladimir, La Vénitienne et autres nouvelles, précédé de Le Rire et les rêves et de
Bois laqué, traduction du Russe de Bertrand Kreise, traduction de l’Anglais, établissement du
texte et avant propos de Gilles Barbedette. Paris : Gallimard, 1990.
403
se passe, comme le début de Loujine, dans un château, débute par une scène de
jeu où des joueurs s’affrontent au cricket902. Le parallélisme entre jeu et écriture
y est d’emblée souligné : « Les mouvements d’un joueur durant une partie sont
exactement les mêmes que son écriture au repos903.» Le narrateur fait allusion à
l’écriture de manière polysémique, à la manière de tracer les mots, mais
également à l’art de l’écrivain.
D’autre part, la nouvelle souligne les liens qui existent entre réalité et fiction,
traçant les lignes qui se construisent par le passage d’un monde à l’autre. Elle
met en avant l’importance de la fenêtre comme frontière entre les deux mondes.
Dans cette nouvelle, un colonel passionné de peinture invite dans son château
son ami et restaurateur de tableau, Magor, accompagné de sa femme Maureen,
qui est aussi la maîtresse du fils du colonel, Frank ; celui ci a amené son ami de
Cambridge, un autre étudiant, Simpson, personnage timide, en total décalage
avec le monde et ses règles, à l’instar de Loujine.
Dans ce vaudeville, où les deux amants, Frank et Maureen, s’enfuient à la fin de
la nouvelle, l’essentiel est concentré sur le personnage de Simpson, qui, faute de
prendre activement part à l’histoire se déroulant autour de lui, incarne la notion
même de mirage, en mettant en place sa propre fiction qui se substitue au réel.
Simpson tombe amoureux de Maureen, mais encore plus de son équivalent dans
le monde de la fiction, le portrait que son mari Magor dévoile à l’étudiant.
L’étudiant timoré, en retrait et vivant « en écart » du monde réel, plonge dans la
variante possible fictionnelle de la femme réelle, le portrait : « Et Simpson, après
avoir profondément respiré, partit vers elle et entra sans effort dans le
tableau904.»
A l’instar de Loujine, ce personnage inadapté, gauche et timide, pénètre dans son
monde possible, tout du moins de manière provisoire, le temps d’une nuit,
puisque le jardinier le découvre le lendemain matin sous la fenêtre par laquelle il
902
Ce jeu est un renvoi à Alice au Pays des merveilles, que Nabokov a traduit en Russe, d’autant
que l’action se passe en Angleterre. Cette nouvelle inédite fut écrite en Russe en 1924, et
provient des archives de Nabokov de Montreux.
903
Nabokov, Vladimir, La Vénitienne et autres nouvelles, op. cit., p. 176.
904
Nabokov, Vladimir, « La Vénisienne » dans La Vénisienne et autre nouvelles, op. cit., p. 213.
404
est visiblement tombé. Le motif de la fenêtre apparaît en effet pendant le mirage
vécu par Simpson, où il est absorbé par le monde fictif du tableau, d’une manière
inquiétante qui remet en question les limites du réel.
Il se dirigea vers la fenêtre. […] Le charme avait disparu. Il tenta de regarder à gauche,
vers la Vénisienne, mais il ne pouvait tourner le cou. Il était empêtré comme un mouche
dans le miel ; il frissonna, se figea, il sentait son sang, sa chair, ses vêtements se
transformer en en peinture, se fondre dans le vernis, sécher sur la toile. Il devint une partie
du tableau905.
Cette métamorphose prend effet dans la réalité : Simpson devient une
partie du tableau, qui s’est incrusté sur le portrait de la jeune femme, que Magor
découvre le lendemain : « Sur la toile de Luciani, à côté de la Vénitienne, une
nouvelle figure était apparue. C’était le portrait superbe, bien que fait à la hâte,
de Simpson906. » Le virtuel, le désir imaginaire semble avoir pris sa revanche sur
le réel, où Frank et Maureen sont réunis à la fin, laissant Simpson à ses chimères.
Cependant, Magor efface définitivement Simpson du tableau, « la figure noire et
le visage blanc907 » ayant complètement disparu. Le portrait devient un double
métaphorique du réel, problématique qui renvoie à d’autres œuvres lues par
Nakobov, tels Le Portrait de Nicolas Gogol ou Le Portrait de Dorian Gray de
Oscar Wilde. Ces œuvres traduisent la même préoccupation et interrogent le lien
entre le monde empirique et celui de la création et de la fiction, qui d’une
manière ou d’une autre, finissent par se substituer au réel.
L’imaginaire de Simpson finit par superposer son jeu, ses règles propres
sur le plan du réel, qui d’ailleurs est déjà une création, le portrait. Ainsi Nabokov
apporte une dimension supplémentaire aux œuvres de ses prédécesseurs, ayant
exploité la notion du double d’un personnage formé par le portrait. Il s’agit par
Simpson d’agir en démiurge sur une création artistique, d’imposer ses règles et
ses mouvements au réel, à l’instar de Loujine. Les deux personnages, inadaptés
905
Idem, p. 214.
906
Ibid, p. 216.
907
Ibid, p. 218.
405
au réel et au monde social, prennent leurs revanche, de manière subjective et
subversive, sur la réalité en en remodelant le fonctionnement.
Simpson modifie le portrait grâce à son mirage, à son imaginaire et
impose son monde possible, même si ce n’est que de manière provisoire,
puisqu’il est vaincu par Magor qui efface toutes les traces de son passage sur le
tableau. De la même manière, Loujine, dès lors qu’il devient joueur d’échecs,
permet au jeu de dépasser les frontières de l’espace échiquéen et d’étendre ses
règles et son fonctionnement sur le réel. Dès l’ouverture du roman, les
personnages adoptent des mouvements similaires aux pièces et le réel semble
quadrillé par le jeu ; cependant, l’extension du jeu prend de plus en plus
d’ampleur : l’imaginaire de Loujine transforme le plan du réel en vaste échiquier
vivant.
La nouvelle inédite de Nabokov, « La Vénitienne », écrite en 1924
exprime déjà les préoccupations de Nabokov : son goût pour les stratégies en
trompe-l’œil, l’opposition constante entre le vrai et le faux et les jeux qui relient
ces deux domaines, l’expression de l’art comme déviation. Le héros nabokovien
porte en lui un écart, une déviation qui est marque même de l’expression
artistique, de l’écriture. Simpson, comme Loujine, n’est pas adapté au réel et au
monde de la norme. A l’instar de Don Quichotte, il crée ce qu’il voit, de manière
décalée et subversive par rapport au monde réel.
Les héros de Nabokov traduisent une déviance, qu’il s’agisse d’un joueur
d’échecs obsessionnel, comme La Défense Loujine, ou, comme dans ses œuvres
post-modernes, qu’il s’agisse un amateur de nymphette dans Lolita ou d’un
personnage incestueux dans Ada. Cette déviance est liée à une obsession qui est
placée au dessus de tout : à l’instar de l’écrivain qui crée son œuvre non à partir
d’un réel placé comme référent et absolu, mais de sa variante possible, le héros
de Nabokov étend son mirage auquel il donne forme sur le plan de la réalité. Son
interprétation finit par prédominer dans La Défense Loujine, comme dans Feu
pâle, où la réalité est remise au question par la version subjective du créateur
autocrate.
Dans « La Vénitienne », on apprend à la fin de la nouvelle que le tableau n’est
pas le vrai, celui qui a été peint par Luciani, mais un « faux », une imitation faite
406
par Frank. Ainsi Simpson, en intégrant mystérieusement sa propre image à
l’intérieur du tableau, procède à l’extension de l’œuvre. A partir de l’œuvre de
son ami Frank, Simpson crée son propre mirage qui le rattache à l’objet de son
désir et de son amour, Maureen, modèle du tableau . Ce processus présente une
analogie avec l’interprétation de Kinbote dans l’œuvre post-moderne, écrite
quelques décennies plus tard : le héros de Feu pâle ajoute une extension au
poème de son ami Shade, pour lequel il éprouve une attirance homosexuelle. Le
poème ne portant pas sur la Zembla, que Kinbote a pourtant tenté d’insuffler
dans l’œuvre de Shade, Kinbote en fait l’extension, détournant l’interprétation
vers son univers obsessionnel de la Zembla.
Ecrit beaucoup plus tard que La Défense Loujine, Feu pâle met également en
scène un personnage porteur d’un écart, d’un décalage avec la norme. Exilé de
son pays natal, homosexuel et probablement fou, comme l’ironie de la narration
le laisse supposer, Kinbote représente la déviation par tous ces éléments de son
identité, mais aussi par son activité d’interprète : il procède à l’extension du
poème de Kinbote en faisant dévier le texte de sa ligne initiale. Kinbote traduit
de façon littérale le langage métaphorique du poème suivant une ligne qui lui est
propre.
Cette élaboration de lignes personnelles et déviantes à partir de ce qui existe déjà
offre une similitude avec l’activité échiquéenne. Le joueur utilise de manière
personnelle et créatrice les combinaisons qui existent déjà et qui sont des
références préalables avant d’entamer la partie d’échecs. Le joueur se base sur
ces pré-construits, conçus antérieurement par d’autres joueurs, pour tracer les
lignes de leur propre jeu qui en est une adaptation personnelle, une extention
créatrice. Le joueur traduit ses diverses variantes dans son mirage qui lui est
propre. Il imite les variantes possibles, qui, cependant, sont transposées dans
l’univers de sa partie à lui, de manière dynamique et créative. Kinbote se sert de
la création préalable, statique, définitive de son ami, pour mener sa propre
création.
Cette activité déviante, exprimant des préoccupations obsessionnelles, et qui
consiste à tracer des lignes à partir d’une lecture dominante et d’une orientation
prédéterminée, peut être rapprochée, comme l’a fait Christine Raguet-Bouvart,
407
de l’activité de traducteur de Nabokov : « La frontière entre traduction et
création est floue et comme il craint de s’y perdre, Nabokov voudrait posséder la
faculté de s’y dissoudre, de se fondre dans ses textes afin d’être là pour prévenir
les glissements incontrôlés des traducteurs908. »
La métaphore de la fusion est parlante : Simpson fusionne avec l’œuvre en
intégrant le tableau, Loujine ne fait plus qu’un avec son œuvre échiquéenne en
se précipitant par la fenêtre, tandis que Kinbote est obsédé par les similitudes
entre les gens et les mondes, créant des superpositions entre les éléments et entre
les êtres. Nabokov utilise la métaphore du jeu d’échecs pour représenter l’écart
et le déplacement d’éléments statiques en un nouveau réseau de significations,
qui est celui d’un auteur particulier, mais les lignes se complexifient au fil de la
création pour, dans Feu pâle, constituer un espace de confusion propice au doute
et à l’indétermination. Cet effet de fragmentation et de confusion est typique
d’une interprétation-création post-moderne, comme la « trans-lation » de
Kinbote.
Le traducteur comme le joueur d’échecs met en place une « translation909 »
d’éléments existants déjà, mais en construisant ses propres lignes selon son
imaginaire. Ainsi, il s’écarte de la ligne initiale qui lui est proposée pour
constituer sa configuration particulière, selon une interprétation individuelle et
subjective. Kinbote ne fait pas qu’effectuer le passage du métaphorique au
littéral,
mais
établit
un
réseau
d’interprétations
possibles
qui
rend
paradoxalement l’œuvre polysémique et ouverte, comme le commente Christine
Raguet-Bouvart.
Cette métaphore de la dissolution, de la fusion se retrouve dans toute son œuvre ; les
personnages qui ont cette qualité ne sont pas confinés à l’espace bi-dimentionnel de leur
univers fictionnel, celui de la feuille où s’alignent les signes de l’écriture ; ils ont une faculté
908
Raquet-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov. Paris : Belin, 2000, p. 88.
909
A cet égard, le mot anglais « translation », « traduction », est très révélateur : il souligne
l’idée de déplacements linguistiques, mais ainsi interprétatifs, qui s’opèrent inévitablement.
408
qui leur donne accès à un autre univers et leur permet de fuir l’horreur et la souffrance
diégétique pour accéder au monde supradiégétique de leur créateur910.
Par le délire du créateur exégète Kinbote se met en place une vision
kaléidoscopique de la réalité qui se substitue à celle de départ. Le délire permet
au discours créateur de s’opérer dans ce théâtre de masques qu’est Feu pâle. La
folie est une des modalités de l’interaction entre mondes. Contrairement à De
l’Autre côté du miroir, où la ligne de partage entre le réel et le rêve est bien
établie, dans Feu pâle, comme dans les œuvres antérieures La Défense Loujine
ou Le Joueur d’échecs, la folie prend le pas sur l’activité rationnelle et
structurante du joueur d’échecs réel ou implicite, tel Kinbote. Tel est également
le cas dans Le Maître et le scorpion, où le joueur d’échecs Von FrischMorgenstein, devient fou : il voit se constituer une partie d’échecs dans l’univers
de la réalité.
La réalité est alors contaminée par les règles du jeu, au sens propre ou
figuré dans Feu pâle, où Kinbote impose ses propres règles au poème de départ.
Le jeu est, parallèlement à cette métamorphose du réel, détourné de sa nature
initiale. Le conflit entre la réalité et la fiction, neutralisé par le caractère onirique
des aventures échiquéennes d’Alice, aboutit dans ces œuvres à la confusion des
deux mondes, que ce soit une défaite ou une victoire pour le héros devenu fou
ou, dans le cas de Kinbote, un fou probable dès le début du commentaire.
C. La folie : Contamination du réel,
corruption du jeu
Le jeu d’échecs fait la part belle à l’aspect agônal et compétitif du
ludique. Il est fondé sur la compétition, sur l’affrontement entre deux joueurs qui
doivent démontrer leurs talents et leurs compétences en infligeant un échec et
910
Raguet-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 86.
409
mat à l’adversaire. L’élément de hasard, d’aléa est extrêmement faible et
n’apparaît qu’au début de la partie ; les couleurs sont déterminées par le hasard,
les blancs ayant l’avantage de commencer. Cette réduction au minimum de l’aléa
s’inscrit dans le fonctionnement intrinsèque du jeu et laisse au joueur l’entière
responsabilité de l’issue de la partie. Le joueur d’échecs aspire dès lors à
maîtriser tous les paramètres de la partie et à démontrer sa volonté autocratique
sur le jeu.
Dans cette perspective, la dérive possible du joueur d’échecs est
l’obsession d’un contrôle absolu sur le déroulement de la partie, qui peut le
conduire à la folie, sous une forme souvent paranoïaque et mégalomane. Cette
dérive l’amène à étendre les limites du jeu au-delà de la frontière du réel et à
créer ainsi un monde possible, à l’instar d’Alice. Cependant, contrairement à
l’univers onirique construit par Lewis Carroll, ce monde émergeant de
l’imaginaire du joueur créateur s’insère dans l’espace même du réel.
C’est le cas dans les deux œuvres La Défense Loujine et Le Joueur
d’échecs ; c’est paradoxalement en voulant contrôler le jeu à l’extrême que
Loujine comme M.B…perdent totalement la maîtrise de leur vie. Leur monde
possible, qui fonctionne à la manière d’une partie d’échecs, s’étend sur le tissu
du réel. De même, dans Le Maître et le scorpion – le jeu d’échecs est envisagé
comme inclus dans le processus de destruction – le joueur d’échecs Von FrischMorgenstein finit par mélanger jeu et réalité, corrompant la nature même du jeu
par ce processus de contamination.
Dans Feu pâle, Kinbote, contrairement au autres personnages qui
viennent d’être évoqués, ne devient pas fou, mais l’est probablement au départ :
le doute qui demeure quant à la folie possible de Kinbote fait partie de
l’esthétique post-moderne fondée sur l’incertitude ontologique et la pluralité des
lectures. De même, l’allusion au jeu d’échecs, où Kinbote apparaît à la fois
comme joueur autocratique et pièce du jeu, comme d’autres personnages de ce
roman, est de l’ordre de l’implicite et fait partie de la stratégie en trompe-l’œil
de Nabokov.
Quoi qu’il en soit, toutes ces œuvres illustrent la contamination du plan
du réel par le jeu – ou le je – du joueur manipulateur, corrompant ainsi la nature
410
même du ludique, censé rester confiné à un espace délimité spatialement, et se
dérouler dans des bornes temporelles déterminées. Les frontières ontologiques
entre rêve et réalité volent en éclats à cause de la folie du créateur qui plonge, au
sens propre ou figuré, dans son monde possible. Le sujet créateur substitue son
propre monde possible, son « mirage » à la réalité qui n’est plus intangible et
unique, mais sujette aux modulations, aux variations d’un « je » autocratique
établissant son « jeu » qui met en échec le réel.
Dans La Défense Loujine comme dans Le Joueur d’échecs, Loujine et
M.B… deviennent tous les deux fous et finissent par plaquer le fonctionnement
échiquéen sur le tissu de la réalité. La folie envahit progressivement les deux
joueurs, qui passent par un stade de créativité intense où l’imaginaire est débridé.
Cet élément de créativité évoque le roman précurseur de Lewis Carroll, Alice
traversant un monde dans lequel la langue est libérée des contraintes de ses
conventions. Le joueur semble développer son jeu de manière autonome, sans
avoir de comptes à rendre au monde référentiel, la réalité devenant une notion
instable et variable.
Dans Le Joueur d’échecs, le jeu d’échecs apparaît comme un élément
structurant pour M.B…, qui se trouve confiné dans une pièce vide, confronté à
l’absence totale et sans limites. Les interrogatoires auxquels il est soumis sont
les seules bornes qui confèrent un cadre temporel à ses journées. Cette
expérience préliminaire prédispose M.B…à sombrer dans la folie. La découverte
du manuel d’échecs lui donne accès à une pensée logique et structurante. Au
début, M.B…se contente de reproduire mentalement les parties d’échecs du
manuel. Le jeu d’échecs revêt rapidement un aspect créatif : ayant épuisé toutes
les parties déjà réalisées par de grands joueurs, M.B…se met à créer ses propres
parties mentalement.
En passant de la simple répétition à la création, M.B…élabore ses
propres parties selon la règle échiquéenne de l’alternance des coups entre les
deux joueurs ; c’est ainsi qu’il se met, de manière totalement schizophrénique, à
jouer contre lui-même. Il engendre de nouveaux espaces, tout en perdant de plus
en plus le contrôle de ses pensées, comme le suggère l’expression de « jeu de
411
fou », « irres Spiel 911». En Allemand, comme en français parfois, le verbe
« irren » signifie à la fois « errer » et « se tromper » : ce terme met l’accent sur la
perte de contrôle de M.B…, dans ses mouvements comme dans ses pensées.
M.B…crée des mondes possibles, par ce phénomène de dédoublement
intérieur, comme il le décrit au narrateur à la première personne du récit cadre.
« Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire…[…] Mon cerveau se
partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et en cerveau noir, pour y combiner à
l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les deux camps, la
tactique912.» La folie de M.B…a ce stade n’implique pas la confusion des
espaces, mais une division intérieure telle qu’il est les deux adversaires à la fois.
M.B…intériorise le jeu à tel point qu’il s’affronte lui-même, changeant de point
de vue selon le camp où il est.
Ce fonctionnement présente une analogie avec la littérature moderniste,
période à laquelle Zweig appartient, où la focalisation interne peut varier, selon
la relativité de la perception : M.B…passe d’une version de la partie, impliquant
des choix subjectifs à une autre, qui lui est complètement opposée, avec toujours
la volonté d’anéantir l’adversaire. Par ce dédoublement de la personnalité, les
parties défilent dans l’imaginaire du joueur monomaniaque. Cette créativité
incontrôlée et fébrile annonce la dernière partie où il affronte Czentovic,
puisqu’il finit par contaminer le réel.
M.B…, narrateur relatant sa chute dans la folie monomaniaque, nomme
cette maladie mentale, qui fait déborder le jeu des limites d’un espace échiquéen,
reproduit de façon imaginaire, d’ « intoxication par le jeu d’échecs913 ».
L’intoxication par la lecture du manuel d’échecs, qui amène M.B…à percevoir
son monde possible dans le tissu de la réalité, évoque la folie de Don Quichotte
qui, contaminé par ses lectures de romans de chevalerie, transfigure la réalité.
911
Zweig, Stefan, Der Schachnovelle, op. cit., p. 84 : « Mein irres Spiel . » (Le Joueur d’échecs,
op. cit., p. 74).
912
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 80 : „ Ich mußte […] bei diesem Spiel im abstrakten
Raum der Phantasie als Spieler weiß vier oder fünf Züge vorausberechnen und ebenso als Spieler
Schwarz, also alle sich in der Entwicklung.“
913
Idem, pp. 85-86 : « Eine Schachvergiftung ». (Idem, p. 74).
412
L’imaginaire du fou intoxiqué envahit l’espace du réel par des hallucinations
obsessionnelles. Don Quichotte et M..B… substituent leur monde possible,
construit comme la répétition de structures connues, à un réel jusqu’alors
supposé intangible.
Cette transfiguration de la réalité est un processus subversif qui remet en
question le monde référentiel. Thomas Pavel considère l’univers de la fiction
comme une variante possible du monde empirique. Les mondes de la fiction
s’élaborent par rapport à une base, le réel, à partir de laquelle ils forment une
constellation de variantes liées à la modalité du possible. La folie des joueurs
d’échecs dans La Défense Loujine et dans Le Joueur d’échecs, contaminés par le
jeu, à l’instar de Don Quichotte, projettent leur monde possible sur le monde
empirique.
C’est bien à partir de cette base formée par le réel que s’ébauche leur
variante, terme qui appartient aussi au monde des échecs. Cependant, la
projection de ce monde fictif sur l’espace même du monde référentiel finit par en
menacer, de manière subversive, les fondements mêmes. La contamination du
joueur, qui devient fou, prive la réalité de son caractère stable et intangible, et
par là même de son caractère de référent. La folie permettant à l’imaginaire
d’être un élément prédominant et de régner en maître autocratique, la base qu’est
le réel prend alors le statut de variante possible parmi tant d’autres. Le monde
imaginaire vient contester la base de départ.
Le joueur d’échecs contaminé par le jeu – à l’instar de Don Quichotte
intoxiqué par ses lectures de chevalerie, qui sont en décalage avec le réel, étend
cette contamination sur le plan du réel. M.B…, à la fin de la nouvelle, projette
une partie qui se substitue à la partie réelle. Soumis au rythme de ses propres
parties imaginaires, il voit une partie qui n’existe que pour lui. La tension
permanente entre la mémoire des parties jouées – qu’il les ait lues dans le
manuel ou qu’il les ait construites dans son propre imaginaire – et l’anticipation
du coup suivant, vers lequel le jouer exalté tend en permanence, aboutit à la
projection de la partie imaginaire. Cependant, contrairement à Loujine, M.B…se
soumet, du moins en apparence, au verdict de la réalité : « Il s’inclina encore une
413
fois et s’en fut, de la même manière mystérieuse et discrète qu’il était apparu la
première fois914. »
La folie et la confusion d’espaces créent un univers autonome, qui se
détache de sa base référentielle. Pour M.B…cette substitution se produit pendant
la partie d’échecs, à la fin de laquelle le joueur prend congé des autres passagers
et quitte les lieux sans qu’aucun autre indice sur son destin ne soit révélé au
lecteur. La question du conflit entre le réel et la fiction reste ainsi en suspens ;
aucune résolution au problème n’est apportée, hormis l’affirmation finale de la
victoire du pragmatique Czentovic qui a le dernier mot. Le joueur
M.B…disparaît définitivement, apportant avec lui les mondes possibles qu’il
crée sur l’espace échiquéen.
Le statut du réel est menacé de manière plus radicale dans La Défense
Loujine, où l’imaginaire du joueur d’échecs envahit progressivement le monde
empirique. Loujine ne se contente pas de construire, à l’instar de M.B…, des
mondes possibles, qui n’existent pas, sur l’espace ludique : le jeu investit
progressivement l’espace du monde référentiel, à la manière d’une partie
d’échecs. M. B. perçoit des parties imaginaires, qui surviennent sous forme
d’hallucinations. Ces perceptions sont le prolongement des parties qu’il
s’inventent à partir du manuel d’échecs. Pendant sa détention, il voit des parties
d’échecs se dessiner : elles prennent la place du monde réel.
Dans La Défense Loujine, des personnages analogues à des pièces se
déplaçant sur l’espace échiquéen, avant même que Loujine ne soit devenu
champion d’échecs. Cette perspective esthétique s’élargit et, dans la dernière
partie du roman, toute la signification de la vie de Loujine semble contenue dans
une combinaison échiquéenne. Loujine interprète tout ce qui lui arrive à travers
le prisme du jeu d’échecs. A titre d’exemple, lorsque son ancien imprésario, qui
l’avait abandonné dans le passé, resurgit et lui demande de figurer dans un film
qui porterait sur sa vie, Loujine y voit une attaque potentielle, contre laquelle il
914
Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit. , p. 110 : « Er verbeugte und ging, in der gleichen
beschneidenen und geheimnisvollen Weise, mit der er zuerst erschienen. » (Le Joueur d’échecs,
op. cit., p. 95).
414
ne peut que suivre une ligne de fuite à travers la vitre de la fenêtre. Contre ce
coup presque imparable, Loujine est placé devant la seule possibilité qui le reste,
le suicide.
Le jeu d’échecs prend pour Loujine une dimension de révolte et de
subversion contre le réel qu’il n’accepte pas. Dès le début du roman, Loujine
affirme son conflit avec le réel, qui relève pour lui de l’impossibilité : « Au lieu
de cela, l’attendaient des choses d’une nouveauté et d’une incertitude
répugnantes, un univers impossible, inacceptable915.» Loujine plonge dans
l’espace ludique, qui est une ligne de fuite916 du réel, qu’il doit subir et auquel il
veut échapper : le jeu lui permet enfin de contrôler ce qui se passe et de rester
confiné dans un refuge géométrique. Son père, « le vrai Loujine », souligne que
son fils ne joue pas aux échecs pour s’amuser, mais qu’ « il célèbre un culte917. »
Le jeu représente l’affirmation de l’imaginaire, qui agit en dehors de la
structure temporelle du réel. Loujine n’a plus à subir la tyrannie du temps : il
devient un joueur d’échecs, identité intangible et constante, indépendamment du
temps qui s’écoule. Sur l’échiquier, l’intemporalité lui est offerte. Loujine
devient une figure de l’artiste, dont l’œuvre se soustrait à la temporalité. Ce
personnage est d’autant plus une métaphore de l’imaginaire que les lignes
invisibles construites mentalement par le joueur abolissent les frontières
habituelles entre le réel et le virtuel.
La folie de Loujine revient à interpréter le monde en termes échiquéens,
effectuant ainsi le passage entre le ludique, le virtuel et le réel. Comme dans Le
Joueur d’échecs, la folie du personnage est annoncée par une première
convalescence, où se manifeste le délire du personnage. M.B…perd la raison une
première fois à la fin de sa détention ; Loujine tombe malade dans la première
partie du roman, qui se passe dans la Russie d’avant la Révolution. Loujine
915
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op.cit., p. 19 : «Взамен всего этого было нечто
отвратительное своей новизной и неизвестностью, невозможный, неприемлемый мир. »
(La Défense Loujine, op. cit., p. 24).
916
917
Le titre initial du roman de Nabokov était La Course du fou.
Idem, p. 48 « Он священнодействует. » (Idem, p. 73).
415
perçoit alors le monde selon un point de vue exclusivement échiquéen : « Tout
cela s’amalgamait dans son délire et prenait la forme d’une monstrueuse partie
jouée sur un échiquier fantomatique et vacillant, qui s’élargissait sans fin918.»
Comme Don Quichotte projette son monde possible sur le réel, les délires
de Loujine consistent à transgresser les limites du jeu en l’élargissant à l’infini
dans l’espace du monde qui l’entoure. L’échiquier fantomatique rappelle, à une
autre échelle, l’échiquier fendu que Loujine découvre dans le grenier dans le
premier chapitre. Cette image annonçait l’entrée de Loujine dans son refuge,
dans son monde possible échiquéen. La réalité, dans ce processus, est menacée
dans son statut même de monde référentiel, comme Don Quichotte lorsqu’il
projette le monde de la chevalerie sur le réel.
Le monde imaginaire supplante le réel, comme le commente Rachel
Reichenberg : « Chacune de ses aventures est toujours lue en deux temps, de
sorte que le réel quotidien proposé et perçu par Sancho, initialement existant, se
trouve peu à peu évacué par un système de cohérence qui finit par créer non
l’unique réalité possible, mais la seule réalité vraie919.» A l’instar de Don
Quichotte, Loujine substitue son système de référence, le jeu d’échecs, à celui de
la réalité, qui s’estompe totalement. Don Quichotte donne cohérence et
signification au réel en interprétant la réalité selon son point de vue, qui ne cadre
pas du tout avec le réel.
De la même façon, la réalité créée par Loujine n’est pas une référence
universelle et intangible, mais elle est son monde possible, le seul monde vrai
pour lui, lui permettant d’évacuer un réel insaisissable au profit d’un monde
qu’il rêve de contrôler de façon absolue, comme une partie d’échecs. Sa folie est
basée sur une compulsion de répétition, puisque son imaginaire est structuré par
les parties d’échecs, le seul domaine qu’il connaisse. Loujine est la métaphore de
l’artiste, défini par Nabokov comme un illusionniste, capable de créer un réalité
918
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 51 : « все это участвовало в его бреду и
принимало подобие какой-то чудовищной игры на призрачной , валкой, бесконечно
расползавшейся доске. »( La Défense Loujine, op. cit., p. 78).
919
Reichelberg, Rachel, Don Quichotte ou le juif masqué, op. cit., p. 92.
416
qui n’existe pas. Christine Raguet-Bouvart commente ce processus de
métamorphose du réel dans l’œuvre de Nabokov : « Paradoxalement, devenir
« réel » équivaut à savoir matérialiser l’irréel, à créer à partir de données
objectives un monde fantastique que Nabokov nomme réalité objective dans son
étude de la Métamorphose de Kafka920.»
La folie est un thème de prédilection de la littérature russe921, où le fou
est souvent valorisé ; chez Nabokov, folie et créativité font bon ménage : le fou
crée son propre monde possible, sa variante à partir d’une base qui se trouve
finalement menacée. Loujine, comme le préfigure son délire lorsqu’il est enfant,
crée son monde possible qui envahit de plus en plus l’espace du réel dans la
seconde partie du roman, alors qu’à la quarantaine il est menacé par le joueur
d’échecs, jeune et alerte –marquant de nouveau la suprématie du temps – Turati,
dont le nom pose ironiquement le rapprochement entre pièce d’échecs et
personnages. L’analogie entre le fou et le créateur illusionniste apparaît dans bon
nombre de personnages nabokoviens, comme le souligne Suzanne Fraysse dans
son article « L’ailleurs : The Defense ».
De nombreux personnages nabokoviens prennent ainsi la réalité pour une illusion. Ainsi,
le narrateur de The Eye, également publié en 1930, est fermement convaincu qu’il a
réussi son suicide et prend le monde qui l’entoure pour le simple fruit d’une imagination
qui survit à la mort du corps. De même, dans King, Queen, Knave, un personnage
secondaire, le vieil Enricht, qui loue une chambre au héros Franz, se prend pour un
magicien […] et se figure qu’il est l’auteur du monde922.
920
Raguet-Bouvard, Christine, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 39.
921
De nombreux exemples viennent illustrer ce propos : Souvenirs du sous-sol de Dostoïevski,
Le Journal d’un fou de Gogol, la nouvelle « La Chambre 42 » dans Récits de Tchekhov. Dans
L’Idiot, les figures du fou et du sage cohabitent à travers le personnage principal.
922
Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir Nabokov, op. cit., p. 100.
417
L’espace du jeu, version possible de l’univers selon Loujine, investit le
champ de la réalité à tel point que l’espace réel « s’évanouit en un mirage923.»
Par un renversement subversif, le monde référentiel devient mirage et illusion.
Le schéma du jeu d’échecs finit par s’infiltrer dans les rêves de Loujine, puis
dans sa perception du réel sous formes d’hallucinations et de phénomènes de
confusion d’espaces : « …et il cessa alors de percevoir nettement la différence
entre le café des échecs et la maison de sa fiancée924.»
Loujine est un magicien qui, par sa folie, anime l’inerte et le statique
pour créer des mouvements échiquéens, comme lorsqu’il évite de regarder trop
longtemps les petits objets en bois, qu’il transforme en pièces échiquéennes.
Loujine génère de nouveaux espaces en un mouvement compulsif de répétition,
créant des parties imaginaires systématiquement perdues ou des mises en abyme
à l’infini de sa propre image devant l’échiquier : « Il se voyait lui-même assis
devant un échiquier, puis une infinité d’autres Loujine, assis devant un échiquier
et de plus en plus petits925.»
Loujine substitue un monde à un autre, qui devient son monde vrai et
réel, et compromet la base de départ, le monde empirique. Dans son délire,
Loujine fait subir une métamorphose au réel, qu’il a l’impression de contrôler
totalement : « Comme cette vie réelle, celle des échecs, était belle, claire, et
fertile en aventures ! Loujine constatait fièrement qu’il la maîtrisait sans
difficultés926. » La folie apporte une compréhension absolue du monde : le
joueur d’échecs calque le jeu d’échecs sur le monde qui l’entoure. L’inquiétude
est le fondement même du désir de maîtrise absolue tant pour Loujine, qui trouve
923
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : «Этот мир расплылся в мираж. » (La
Défense Loujine, op. cit., p. 148).
924
Idem, p. 88 : « …и уже перестал отчетливо чувствовать грань между шахматамии
невестиным домом. » (Idem, p. 139).
925
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 95 : « Лужин зa шахматной доской,
иопять Лужин за шахматной доской, только поменьше, и так далее, бесконечное число
раз. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 150).
926
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : « Стройна, отчетлива и богата
приключениями была подлинная жизнь, шахматная жизнь, и с гордостью Лужин замечал,
как легко ему в этой жизни властвовать. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 148).
418
refuge dans le jeu d’échecs afin d’échapper à la réalité du temps et à l’obligation
d’entretenir des contacts humains, que pour M.B… dans Le Joueur d’échecs,
victime des nazis et confiné dans un espace vide.
M.B…se plie, du moins en apparence, au verdict de la réalité, qui est en
décalage avec son monde possible, à la fin de la nouvelle. Il décide de se retirer,
laissant à le soin de conclure à Czentovic, qui incarne une vision pragmatique et
unilatérale de la réalité. Dans La Défense Loujine, aucun compromis avec le réel
n’est possible et le combat contre le réel se solde par la mort, schéma qui évoque
le fonctionnement de la partie d’échecs, où l’échec et mat constitue la stase
finale, la résolution de la tension entre les deux joueurs qui s’affrontent.
La folie relève de l’imaginaire et du virtuel, et permet au joueur de créer
sa version du monde. Cependant, en se fondant sur une compulsion de répétition,
elle condamne le fou à la destruction. Loujine, qui sombre de plus en plus dans
la paranoïa, est obsédé par une combinaison qui semble se répéter à l’infini aux
échecs, lorsqu’il affronte Turati, comme dans la vie. Confronté à des gens qu’il a
rencontrés dans son passé, Loujine est persuadé de répéter le même schéma à
l’infini. Lorsqu’il retrouve Valentinov, son ancien imprésario, Loujine construit
une stratégie de défense : il se jette dans la case – ou échiquier – de la fenêtre, en
suivant la diagonale qui semble lui être assignée depuis toujours .
Dans son suicide final « à travers son miroir », Loujine suit la trajectoire
qui lui est associée depuis le début du roman, celle de la ligne oblique, du fou
échiquéen : « La verticale était infinie, comme toute ligne, et l’oblique, qui
l’était également […] était condamnée à se mouvoir perpétuellement927.» Le
terme russe « обречена » - traduit en Français par « condamnée » - exprime
l’inévitabilité de son mouvement le menant au suicide ; ce mot peut être
rapproché d’un autre, traduit par « inévitable », « неубежный » (dérivé de la
« course928 », « бег ») : littéralement, aucune course ne peut le faire échapper à
cette ligne fatale.
927
Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 29 : « Вертикальная была бесконечна,
как всякая линия, и наклонная, тоже бесконечная […] обречена была двигаться вечно. »
(La défense Loujine, op. cit., p. 41).
928
Ce mot peut être rapproché du titre initial La course du fou.
419
La folie le fait glisser d’un espace à l’autre à la fin du roman, où il
plonge dans l’éternité de son monde possible, à travers la fenêtre-jeu d’échecs.
L’absence du héros qui a disparu est signalée par la mention non du nom de
famille Loujine, qui marquait le passage à la vie adulte, mais par la mention de
son prénom et de son patronyme Alexandre Ivanovitch, signe de son intégration
définitive dans l’univers du ludique et de la fiction. Cette mention de l’absence
de Loujine, qui finit par se projeter lui-même dans le jeu, signale aussi par le
patronyme une réconciliation avec le père929 lié au temps de l’enfance,
réconciliation qui intervient dans un décalage total avec le monde réel, puisque
Loujine disparaît.
Cette fin renvoie au passage d’Alice à travers le miroir, qui est de l’ordre
de l’onirique et implique un retour au réel. Au contraire, le déplacement de
Loujine dans le ludique ne peut être que définitif, et constitue le signe de la fin
du roman, perçu comme une partie d’échecs qui s’achève, comme le souligne
Suzanne Fraysse dans « L’Ailleurs : The Defense.»
Luzhin entre définitivement dans l’espace ludique et, ce faisant, détruit le rêve de la vie.
Parce que l’illusion de la vie n’est plus possible, le roman s’achève. Tout se passe comme
si le roman n’était possible qu’à la limite difficile entre rêve et réalité, dans la tension entre
les deux930.
La construction du roman avance par la tension entre le réel et la fiction,
et la stase finale, lorsque Loujine se précipite hors de la pièce par la fenêtre,
marque la sortie hors du roman. La folie de Loujine implique un glissement,
représenté de manière métaphorique dans l’engloutissement de Loujine dans
l’espace ludique. Loujine ressemble à un fou qui suivrait sa diagonale inexorable
vers un espace, où il est promu à l’éternité. Cette représentation échiquéenne, qui
joue sur la polysémie du mot « fou », apparaît également à la fin de la nouvelle
de Zweig. M.B…disparaît de façon impromptue vers une ligne inconnue. On se
929
Le patronyme est formé à partir du prénom du père.
930
Fraysse, Suzanne, « The Defense » dans Folie, écriture et lecture dans l’œuvre de Vladimir
Nabokov, op. cit., p. 102.
420
souviendra que Zweig s’est suicidé peu après, ce qui apparaît comme un
prolongement tragique de la fiction dans la réalité.
Les deux personnages fous adoptent une ligne de fuite plus ou moins
radicale, qui exprime l’impossibilité de trouver un compromis avec la réalité. La
folie semble créer des mondes possibles, irréconciliables avec le monde
empirique, où perception et création semblent se mêler. Loujine comme
M.B…visualisent un monde en même temps qu’ils le créent, à la manière du
personnage de Don Quichotte qui fait se mouvoir un monde possible, une
variante du réel, à partir de ses lectures.
Dans le roman de Lewis Carroll, l’univers au-delà du miroir contredit la
logique du monde empirique. Les mondes possibles engendrés par le pouvoir
imaginaire et autocrate des joueurs d’échecs Loujine et M.B… se démarquent du
réel et en menacent les fondements mêmes. Ils créent des univers autonomes, qui
se superposent au réel, en attaquant son statut ontologique avec une violence qui
rappelle celle du jeu d’échecs : la partie se solde par une mort symbolique, seul
moment où la tension entre les deux joueurs est résolue.Dans le monde d’Alice,
les deux mondes du réel et de l’imaginaire sont partagés et ne communiquent
entre eux que par l’intermédiaire d’Alice, qui effectue la traversée et retourne
dans le monde de la réalité, la traversée étant reléguée dans l’onirique. La folie
de Loujine et de M.B…crée une tension au cœur même du réel.
Loujine et M.B…donnent sens à un monde frappé d’incohérence par le
jeu d’échecs, M.B…en inventant des parties fictives qu’il contrôle par son
imaginaire, Loujine en plaquant les règles et les fonctionnements échiquéens sur
la réalité. Dans ces œuvres, le jeu d’échecs prend valeur de métaphore de la
création artistique et comporte ses règles propres, qui peuvent mener à la folie.
Le délire échiquéen crée une variante possible construite à partir de la réalité, qui
finit par menacer le statut même du réel en donnant forme à une version de la
réalité devenue autonome par rapport au monde référentiel.
Dans Le Maître et le scorpion, l’action est campée dans l’Europe postShoah ; le thème du jeu d’échecs est lié à celui de la solution finale, puisque le
joueur d’échecs Von Frisch cache une autre identité, celle de Morgenstein, nom
de sa mère qu’il a porté pendant son existence de déporté juif. La narrateur
421
adopte une stratégie binaire, à la manière d’une partie d’échecs, avec
l’alternance d’une narration à la troisième personne évoquant le joueur d’échecs
Von Frisch et de la narration à la première personne du déporté Morgenstein, qui
relate son passé de déporté dans le camp nazi. Ce va-et-vient continu relie de
manière dynamique le présent et le passé, la paisible campagne suisse, où vit
Von Frisch, et le camp de la mort ; le récit imbrique ainsi deux types de
narrations, à la troisième et à la première personne, et deux noms et identités,
liées au père et à la mère.
Dans son passé de déporté, il a fait l’expérience de l’interaction entre le
monde réel et le monde du ludique. Il est contraint par les nazis à jouer contre
eux une partie d’échecs avec des pièces vivantes, qui sont massacrées au fur et à
mesure de l’affrontement. Le jeu, lié au plaisir et à la liberté, est ainsi perverti : il
est détourné par les nazis et fait partie intégrante de la machine d’extermination.
Cette perversion du jeu est une forme d’interaction entre le réel et le jeu931, qui
traduit l’aliénation du joueur par le système totalitaire, excluant les notions de
liberté et de plaisir.
Dans la dernière partie du roman, le joueur d’échecs Von Frisch plonge
dans la folie et mélange de plus en plus le monde empirique et le jeu d’échecs,
ce qui constitue une autre forme d’interaction entre le réel et le jeu. Von Frisch
superpose différents plans de son existence et mélange fantasme et réalité.
Lorsqu’il affronte par correspondance le Sud-Américain Sifurano, il est persuadé
de jouer contre Birshmayer, nazi contre qui il a joué avec les pièces humaines et
criminel de guerre enfui en Argentine. L’obsession des échecs structure la
pensée de Von Frisch, qui ne peut dissocier le jeu d’échecs de l’existence
même : « Longtemps en effet qu’il ne voyait plus le monde que par les soixantequatre petites fenêtres de l’échiquier932.»
Cette obsession échiquéenne se double d’une incapacité à contrôler le jeu
et les pièces qui, en devenant fluctuantes et floues, transgressent l’espace qui
leur est assigné. Elles se mêlent aux ombres que Von Frisch perçoit dans sa
931
Ce thème est développé dans la première sous-partie « Mondes antithétiques et corruption du
jeu » de la troisième partie de notre étude « Collision et interaction de mondes ». (pp. 341-388).
932
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op. cit., p. 213.
422
paranoïa et quittent le terrain du jeu pour entrer dans l’espace du monde
empirique.
Pourtant, « ils » allaient venir, il l’avait toujours su et ces ombres l’annonçaient. Il comprit
qu’ils étaient là le jour où, pour la première fois, ses pièces ne lui obéirent plus. Elles se
déplaçaient sans but sur le plateau, se dérobaient à son contrôle, semblables dans leur
pantomime anarchique à la gesticulation d’un orchestre privé de son chef933.
La confusion des espaces s’accompagne d’une perte de contrôle et d’un
sentiment permanent de menace liée à son passé de déporté : la folie est
indissociable du passé et des souvenirs, qui envahissent le présent de Von Frisch.
Il superpose espaces et périodes de sa vie. Le récit se fragmente entre son passé
de champion d’échecs, avant le camp de la mort, sa déportation lorsqu’il prend
le nom de sa mère Morgenstein, et son présent de joueur vivant dans la
campagne suisse chez sa demi-sœur ; cette confusion, accentuée par une cécité
progressive, se double de l’absence de délimitation entre le jeu et la vie : « Les
échecs sont son monde et le monde n’est plus qu’un terrain de jeu934.»
La folie de Von Frisch apparaît comme une réponse au jeu macabre qu’il
a mené contre les nazis sur l’échiquier vivant. A son tour, Von Frisch fait
progressivement sortir le jeu de ses limites, si bien qu’il identifie totalement
espace de la réalité et espace ludique à la fin du roman. Sa seule stratégie
possible est une ligne de fuite vers la mort, afin d’échapper à ses poursuivants
imaginaires : « Vivant il était perdu, mort il se tirait d’affaire935.»
L’enjeu pour Von Frisch n’est pas de mettre en échec, à la manière de
Loujine ou de M.B…, un réel impossible ou insupportable. Sa folie n’est pas
l’affirmation subversive d’une réalité autonome, créatrice, qui se substitue au
réel. Elle est en continuité avec le traumatisme vécu pendant le Shoah, où
933
Idem, p. 221.
934
Séry, Patrick, Le Maître et le scorpion, op.cit, p. 247.
935
Idem., p. 258.
423
Morgenstein était contraint de jouer avec la vie humaine. Le terrain de jeu s’était
transformé en espace de mort, par l’inversion totale des valeurs inhérente au
nazisme. Le ludique se transforme en son contraire, l’horreur et le macabre. Von
Frisch-Morgenstein revit, sous la forme d’un désordre psychique, cette intrusion
du jeu dans la réalité.
L’histoire se situe au cœur de la Shoah, contrairement à la nouvelle de
Zweig, où le personnage, arrêté par les nazis, reste à la périphérie du système
nazi. La nouvelle de Zweig est située chronologiquement dans une période
intermédiaire : les horreurs auxquelles peuvent aboutir l’esprit de système et le
totalitarisme idéologique n’ont pas encore été révélées. Dans Le Maître et le
scorpion, le thème de la folie, impliquant une extension du jeu dans la réalité, est
en continuité avec l’expérience des camps de la mort. Le nom de Morgenstein
est indissociable de la partie cachée de la vie de Von Frisch, qui refait surface et
l’entraîne dans la folie.
Ce roman adopte une stratégie narrative conventionnelle, avec un
découpage spatio-temporel binaire, qui met en parallèle deux parties de
l’existence du personnage . Le récit des événements antérieurs apparaît avec
limpidité. Il établit un lien entre le perversion du jeu dans l’univers du camp et la
folie du personnage : Morgenstein a joué aux échecs avec des pièces vivantes,
image même de l’instrumentalisation absolue et absurde de l’être humain. Cette
expérience l’entraîne vers la folie, glissement psychologique par lequel le jeu
contamine le réel en s’étendant au-delà des limites de l’échiquier.
Contrairement à cette exploitation conventionnelle de la folie du joueur
d’échecs dans Le Maître et le scorpion, Nabokov intègre ce thème à l’esthétique
post-moderne de Feu pâle. La folie fait partie du labyrinthe de ce roman, où le
lecteur est invité à jouer activement, à la manière d’un joueur d’échecs, contre
l’auteur : il doit déjouer ses tactiques et ses fausses pistes et est appelé à
déchiffrer une écriture codée, qui pose une énigme similaire à un problème
échiquéen. Le lecteur est invité à reconstruire ce qui s’est passé avant l’échec et
mat de Shade.
Dans cette perspective, la folie supposée de Kinbote est partie prenante
de la stratégie post-moderne du roman : Kinbote apparaît comme un narrateur
424
peu fiable, dont les allégations sont sujettes à caution. Plusieurs insinuations à sa
folie se glissent dans son récit, tel l’avis de ses collègues qui le tiennent pour
fou. Qu’il soit fou ou pas, Kinbote entraîne le poème hors de ses sillons, vers
l’espace de la Zembla. Son délire permet de développer certaines potentialités du
texte, parmi d’autres commentaires possibles contenus dans le poème.
Le délire de Kinbote effectue un déplacement de sens, spatial et
sémantique936, des mots du poème qu’il prend grand soin de choisir et qu’il
commente de manière parfaitement égocentrique. La vie de Kinbote, ou ses
diverses vies notamment en Zembla et à New Wye, se déplient comme « un
labyrinthe mystificateur », comme un dédale échiquéen, image que Kinbote
utilise dans son commentaire au vers 810 : un tissu de sens .
Quelle satisfaction de le voir prendre, comme des rênes entre ses doigts, le long ruban de
la vie de l’homme et le retracer à travers le labyrinthe mystificateur de toute la
merveilleuse aventure…Ce qui était dévié, redressé. Le plan dédalien simplifié par un
regard d’en haut – estompé pourrait-on dire par quelque coup de pouce magistral qui
aurait fait de toute cette chose involutive, confuse, un seule belle ligne droite937.
Kinbote décrit exactement ce qu’il est en train de faire par son
commentaire. Kinbote crée un réseau de sens qu’il contrôle en maître
autocratique et mystificateur, traçant, tel un joueur d’échecs chevronné, les
lignes bifurcatrices de ses propres élucubrations. A partir du dédale formé par le
poème, Kinbote oriente la lecture vers un sillon, une ligne droite. Cependant,
cette interprétation ne représente que la première strate, le premier degré dans la
936
Ce double aspect, spatial et sémantique à la fois, renvoie à la traversée d’Alice. On retiendra
que le mot « Zembla » traduit à la fois la spatialité (« terre » en russe) et de sens (« le sème »).
937
Nabobov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 205-206 : “ What satisfaction to see him take, like
reins from between his fingers, the long ribbon of man’s life and trace it through the mystifying
maze of all the wonderful adventure…The crooked made straight. The Daedalian plan simplified
by a look from above – smeared out as if it were by the splotch of some master thumb that made
the whole involuted, boggling thing one beautiful straight line. ”(Feu pale, op. cit., p. 291).
425
lecture du texte de Kinbote : dans sa volonté d’ordonner le sens selon une ligne
droite, Kinbote crée lui-même un autre dédale où le lecteur a du mal à s’orienter.
Son délire emmène le lecteur vers des mondes possibles, qu’il élabore à
partir du poème. Si dans La Défense Loujine le héros élabore son monde
possible à partir de la réalité, dans Feu pâle le commentateur délirant crée les
méandres de multiples mondes possibles à partir d’une fiction. Loujine, dans sa
folie, se contente de substituer un monde fictionnel au plan du réel ; Kinbote
élabore non une variante possible mais des variantes possibles à partir d’un
monde qui est déjà fictionnel, celui du poème. Afin d’arriver à ses fins, Kinbote
se fonde sur des analogies et des ressemblances totalement subjectives qui lui
permettent d’effectuer ses déplacements. Ce fonctionnement apparaît clairement
lorsque Kinbote invite le lecteur à percevoir la ressemblance entre Sybil, la
femme de Shade, et Disa, celle du roi déchu de la Zembla, qui pourrait être
Kinbote.
Mais ce qu’il y a de curieux dans tout cela, c’est que Disa à trente ans, la dernière fois que
je la vis en en 1958, ressemblait étrangement non pas à Mrs. Shade telle qu’elle était
quand je la rencontrai, mais à la peinture idéalisée et stylisée que le poète a brossée d’elle
dans ces vers de Feu pâle. En réalité, il n’y avait idéalisation et stylisation qu’en ce qui
concerne la plus âgée des deux femmes, pour ce qui est de la reine Disa, telle qu’elle était
cette après-midi là sur la terrasse bleue, la ressemblance sans retouches était évidente938.
Le passage est révélateur de la manière dont fonctionne le commentaire
de Shade. Son délire consiste à déplacer constamment le plan de référence de
l’œuvre du poète. L’image qui correspond à Sybil, la femme de Shade, dans
l’œuvre du poète est déviée vers un autre plan de référence constitué par les
938
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit.,p. 164 : “ Now the curious thing about it is that Disa at
thirty, when last seen in September 1958, bore a singular resemblance not, of course, to Mrs
Shade as she was when I met her, but to the idealized and stylised picture painted by the poet in
those lines of Pale Fire. Actually it was idealized and stylised only in regard to the older woman;
in regard to Queen Disa, as she was that afternoon on that blue terrace, it represented a plain
unretouched likeness.” (Feu pâle, op.cit., p. 236)
426
souvenirs ou l’imaginaire de Kinbote. Par un glissement spatial et sémantique,
l’équivalent de Sybil dans la fiction se métamorphose en Disa, souvenir ou
création pure et simple de Kinbote.
Kinbote construit, tel un joueur d’échecs expérimenté, des projections et
des lignes fictives rapprochant des êtres éloignés dans le temps et dans l’espace.
Il crée mentalement des déplacements possibles et des pistes de lectures
potentielles. Avant que le roman ne s’achève, Kinbote projette un éventuel futur
en s’imaginant être le metteur en scène d’une pièce de théâtre où il envisage trois
rôles principaux : « un fou qui tente d’assassiner un roi imaginaire, un autre fou
qui s’imagine être ce roi et un poète de talent qui se trouve par hasard dans la
ligne de feu et périt dans le choc entre ces deux fictions939.»
Cette projection semble refléter les trames possibles que Kinbote le fou a
développées à l’attention du lecteur à partir du poème. Il expose lui même les
interprétations possibles du commentaire, suggérant sans doute que le lecteur
lui-même doit développer ses propres interprétations et continuer à l’infini
d’élaborer les lignes et les sens en reliant les personnages entre eux, à la manière
de pièces échiquéennes. Kinbote s’est fait le metteur en scène d’un scénario où
coïncident deux folies, celle de l’assassin Gradus voulant tué un roi imaginaire,
Kinbote, lui-même se prenant pour le roi de la Zembla. Shade, comme les autres
éléments, pourrait n’être que pure invention, coïncidant harmonieusement avec
les deux autres éléments mis en place.
Cette configuration correspond parfaitement bien avec le jeu d’échecs :
deux camps – ou champs – fictionnels semblent s’opposer, l’un visant à « mettre
en échec et mat » le roi, l’autre à s’identifier à un roi, la tension entre les deux
parties adverses entraînant la mort du poète. La finalité du jeu d’échecs consiste
à organiser sur l’espace échiquéen la mort symbolique de son adversaire.
Kinbote suggère que toute histoire est une projection, une mise en relation
d’éléments créant un monde ou des mondes possibles.
939
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 236 : “ a lunatic who intends to kill an imaginary
king, another lunatic who imagines himself to be that king, and a distinguished old poet who
stumbles by chance into the line of fire, and perishes in the clash between the two figments.”
(Feu pâle, op. cit., p. 330).
427
Quelques décennies plus tôt, M.B… s’était opposé au pragmatisme et au
réalisme brut de son adversaire Czentovic et Loujine à une version possible de la
réalité, qu’il a remplacé par la sienne. Dans Feu pâle, Kinbote a son double
antithétique et meurtrier, le pragmatique Gradus, incapable d’imaginer et de
créer, qui ne croit qu’à une version de la réalité. Le fou Kinbote incarne les
potentialités de l’imaginaire et du fictif, qui engendre plusieurs versants et
versions d’une réalité qui échappe à la transparence, à la vérité comme l’oiseau
s’écrasant sur la vitre dans le poème de Shade. Tout exégète semble porteur d’un
délire, car il construit son propre cheminement plus ou moins fondé : la folie
s’avère être éclairante et peut révéler des vérités possibles dans cette
fragmentation kaléidoscopique, où les éléments sont reliés entre eux à la manière
d’un jeu d’échecs.
Bilan provisoire
Dans cette dernière partie traitant de l’interaction entre mondes, on
retient la réversibilité des passages qui s’effectuent entre la sphère du réel et
celle du jeu, de l’imaginaire. La frontière est plus en moins tangible et ferme
entre les deux univers. Selon la version de Lewis Carroll, Alice franchit le seuil
constitué par le miroir afin de pénétrer dans le monde du reflet et de la
duplication, où l’unicité des mots et des concepts se brisent dans une polysémie
labyrinthique. Le jeu d’échecs fonctionne par déplacements et glissements
spatiaux et sémantiques.
Ce roman précurseur fait la part belle à l’invention linguistique polysémique
friande de jeux de mots et de jeux de doubles. La réalité est sujette aux
métamorphoses les plus inattendues, où les extensions et distensions du corps
renvoient à celles qui s’effectuent sur la surface de la langue. Cette version du
jeu d’échecs confère au ludique un aspect de liberté et d’inventivité, où les
pièces ne sont plus assujetties à la logique. L’espace situé au-delà du miroir
428
constitue le territoire de la trouvaille linguistique et de l’innovation sémantique,
où les formes se dédoublent et se multiplient, comme le souligne Deleuze.
Mais, de toute manière, ils ont pour caractère d’aller en deux sens à la fois, et de rendre
impossible une identification, mettant l’accent tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ces
effets : telle est la double aventure d’Alice, le devenir-fou et le nom-perdu. C’est que le
paradoxe s’oppose à la doxa, aux deux aspects de la doxa, bon sens et sens commun. Or
le bon sens se dit d’une direction : il est sens unique, il exprime l’exigence d’un ordre
d’après lequel il faut choisir une direction et s’en tenir à elle940.
Les aventures d’Alice portent un coup à l’ordre et à la logique, et met en échec
la notion même de bon sens. Alice est soumise au double sens, au propre comme
au figuré : les directions sont doubles et contradictoires, s’éloigner revenant à se
rapprocher et la langue est constituée de multiples bifurcations, cette disjonction
possible ayant lieu à chaque mot. Alice s’ouvre à un monde où l’illogisme et la
folie construisent le sens et les mouvements. Cependant, cette prolifération
jubilatoire et chaotique à laquelle on assiste et qui mène au désordre final,
lorsque Alice est sacrée reine, se termine par la réintégration d’Alice dans
l’espace de la normalité et de la réalité.
Contrairement à cette traversée, dont le caractère onirique est souligné, Le
Joueur d’échecs et La Défense Loujine mettent en scène la folie progressive d’un
joueur d’échecs. La folie est un processus, dont le lecteur suit le développement
au fur et à mesure du récit. M.B…substitue une partie imaginaire à une partie
réelle, créant ainsi son monde possible qui n’est visible que pour lui. Le réel est
envahi par le jeu ou par le «je», le sujet imaginant qui élabore son monde
possible de manière totalement subjective. Loujine, quant à lui, substitue son
monde imaginaire, dont l’unique référent est le jeu d’échecs, non seulement à
une partie réelle mais à la réalité toute entière.
Son interprétation du monde est exclusivement fondée sur le jeu d’échecs, d’où
sa peur d’être agressé et sa phobie des autres. M.B…sombre dans la
schizophrénie en se dédoublant en deux adversaires qui s’opposent sur
940
Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 93.
429
l’échiquier ; Loujine plonge dans une paranoïa qui l’amène à se jeter finalement
par la fenêtre afin d’échapper à ses ennemis. Comme au jeu d’échecs, des lignes
invisibles semblent se tracer sous l’action de calculs virtuels et imaginaires. La
réalité perçue par Loujine devient sa seule réalité possible. Le «je», sujet
imaginant, mène le jeu dont il construit les règles, tel un démiurge qui fonde sa
création sur le fonctionnement du jeu d’échecs.
La réalité perçue par M.B…et Loujine est décalée par rapport au réel, ce qui
trace une ligne de séparation entre le joueur et les autres. M.B. voit une partie
qui n’existe que pour lui, créant ainsi sa variante possible du monde empirique
qui se déploie sur l’espace échiquéen. Loujine finit par confondre le jeu avec sa
propre vie, en l’interprétant selon les termes et la logique de ce jeu. Il substitue
le langage métaphorique à celui du réel. Les personnages deviennent pièces
d’échecs sous l’emprise de l’imaginaire de Loujine.
Cette métamorphose psychique renvoie à la violence ontologique faite au réel
dans la traversée d’Alice, que Jean-Jacques Lecercle nomme «la violence de la
langue». Cependant, le voyage d’Alice prend une forme onirique et rassurante,
alors que Loujine entreprend une traversée finale et sans retour en se suicidant à
travers son «miroir» possible, la fenêtre carrée, qui rappelle une case ou un
échiquier. Loujine est happé par le labyrinthe psychique dans lequel il est
enfermé.
Dans Le Maître et le scorpion, écrit quelques décennies après, le joueur d’échecs
porte en lui-même sa bifurcation, liée au jeu d’échecs : Von Frisch, qui vit dans
la paisible campagne suisse et ne joue plus que par correspondance, dévoile peu
à peu, à travers une narration à la première personne, son passé de déporté juif
du nom de Morgenstein. Le joueur a choisi alors de porter ce nom et d’en
assumer les conséquences. Cette réalité du passé qu’il évoque devient de plus en
plus tangible, dans une dialectique entre l’absence et la présence, entre cacher et
dévoiler. Le passé, l’espace de l’horreur remonte à la surface, ce qui présente
une analogie avec la configuration géométrique dualiste du jeu d’échecs.
Morgenstein gagne de plus en plus de terrain par rapport à Von Frisch, qui
métamorphose le réel par le jeu d’échecs.
430
Cette confusion entre réel et ludique est indissociable de la tragédie passée. Von
Frisch confond tout autant le passé et le présent que le jeu et le monde
empirique. Le joueur argentin invisible qui l’affronte par correspondance, prend
les traits du nazi contre lequel il a joué sur un échiquier vivant. La folie
représente pour Von Frisch-Morgenstein un glissement spatio-temporel et
sémantique à la fois. Dans cette confusion, liée à l’espace de l’innommable, Von
Frisch ne trouve d’apaisement, à l’instar de Loujine, que dans la mort, la seule
stase possible pour le joueur d’échecs confronté à ses tensions psychiques.
Dans Feu pâle, la seule stase possible pour le commentateur présumé fou est une
mort annoncée, qui serait infligée par un autre Gradus. Kinbote trace les fils
d’une invisible stratégie, dont il est le seul maître et dont il est le seul à détenir le
secret, tel un joueur d’échecs expérimenté. La dernière projection dans l’avenir
rappelle le fonctionnement mental d’un joueur d’échecs, où les développements
futurs de la partie sont de l’ordre du virtuel et du possible. Dans tout son
commentaire, Kinbote aura fait valoir son ou ses points de vue sans qu’aucun
adversaire ne s’y oppose. Sur l’échiquier, le joueur doit composer avec une
dialectique entre la modalité du possible et celle de la volonté. Il élabore sur plan
selon ce qu’il veut jouer dans la mesure de ses possibilités, en tenant compte des
ripostes probables de son adversaire.
Pour Kinbote, probablement fou, possibilité et volonté se superposent
totalement : tout au long de son commentaire, aucun adversaire ne vient
contrecarrer ses désirs et il est maître absolu de ses associations et analogies,
aussi délirantes soient-elles. Il dispose totalement du jeu, créant à sa guise ses
déplacements sémantiques, linguistiques et spatio-temporels. Il substitue son
interprétation au plan du réel. Il est impossible de démêler le vrai du faux de son
jeu de fou, si bien que ce texte s’ouvre à de multiples lectures possibles. Comme
le représente l’oiseau qui s’écrase sur la transparence trompeuse de la vitre dans
le poème de Shade, il n’y a pas de transparence possible du réel qui est multiple.
Comme son ancêtre Loujine, le «je», qui imagine et reconstruit est maître du
jeu. Cependant, Kinbote fait fonctionner un jeu kaléidoscopique et fait entrer
plusieurs espaces et échiquiers qui se superposent dans cette vision délirante,
tirant le poème hors de son espace, le propulse vers un ailleurs où s’entremêlent
431
souvenirs et imaginaire. Sa vision est spécifiquement analogique et nostalgique,
ce qui rappelle le fonctionnement du problème échiquéen, art où Nabokov était
passé maître.
La projection finale est le seul moment où Kinbote ne se tourne plus vers le
passé, mais vers l’avenir ; il imagine un adversaire qui le mettrait finalement en
échec, lui infligeant une mort non plus symbolique, mais bien réelle. Il convoque
la vision d’un autre Gradus, en jouant de nouveau sur l’analogie et la
ressemblance, mais d’un Gradus digne de l’affronter : pour la première fois
Gradus est valorisé dans le discours de Kinbote. Gradus est malmené dans tout le
commentaire de Kinbote. Il semble incarner un principe de réalité que Kinbote le
fou tient en horreur. Gradus, réfractaire à l’imaginaire, fait partie des
révolutionnaires qui ont renversé et supplanté le roi de la Zembla, Charles X. Il
se situe aux antipodes des convictions de Kinbote, qui pourrait d’ailleurs être le
roi déchu.
De plus, Gradus incarne la généralité par opposition à l’individualité et la
spécificité du fou Kinbote : «Il adorait les idées générales et le faisait avec un
aplomb
pédantesque.
Toute
généralité
était
divine,
toute
spécificité
diabolique941.» Gradus est le principe même contre lequel s’insurge Kinbote,
celui d’une vision unilatérale et universelle qui confère au réel un caractère
unique, intangible et en fait une référence permanente accessible à tous. Kinbote
démontre, par son commentaire le caractère multiple et infini des mondes
possibles créés par l’auteur. Aucune piste n’est privilégiée et identifiée comme la
vérité absolue selon un principe post-moderne qui a été commenté par JeanFrançois Lyotard dans La Condition post-moderne.
La marque même de la condition post-moderne, chronologiquement située après
la seconde guerre mondiale, est la réfutation de tout système, qui a pu mener à la
destruction de masse, organisée par la rationalité humaine. Dans la condition
post-moderne, le scepticisme et la crise de la représentation cohabite avec
941
Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 123 : “ He worshipped general ideas and did so with
pedantic aplomb. The generality was godly, the specific diabolical.” (Feu pâle, op. cit., p. 183).
432
l’acceptation de la relativité et, par conséquent, de la pluralité des visions
possibles.
La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la
positivité aveugle de la légitimation. […] Le consensus obtenu par discussion comme le
pense Habermas ? Il violente l’hétérogénité des jeux de langage. Et l’invention se fait
toujours dans la dissentiment. Le savoir post-moderne n’est pas seulement des pouvoirs.
Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter
l’incommensurable942.
Comme Loujine luttant contre le principe de réalité, Kinbote montre que toute
exégèse contient un délire, une appropriation d’un texte par un autre. La
substitution d’une réalité par une autre, glissement qui relève de la folie, aboutit
à une remise en question de l’intangibilité du réel. La folie peut s’avérer
éclairante et créatrice et rend un monde autonome par rapport à la base
référentielle. Comme Loujine plongeant dans son monde possible, Kinbote
permet à l’imaginaire et la modalité du possible de supplanter le réel.
Conclusion
Le jeu d’échecs permet de mettre en place, sur le plan structurel comme
sur le plan de la thématique, des collisions et des interactions de mondes.
Plusieurs applications métaphoriques de l’échiquier apparaissent, qui ne sont pas
toujours compatibles. Dans certaines œuvres, l’aspect manichéen du jeu
d’échecs est exploité. Des mondes antagonistes et irréductibles s’y opposent, ce
qui donne lieu à une perversion du jeu qui déborde des frontières de l’échiquier
et vient s’insérer dans l’espace du réel en y transposant sa violence symbolique :
942
Lyotard, Jean-François, La Condition post-moderne, Paris : Minuit, 1979, pp. 8-9.
433
la lecture métaphorique y devient lecture réelle, la menace et la mise à mort
finale prenant un caractère concret et meurtrier.
Le dualisme de l’échiquier est largement exploité dans les œuvres qui allient le
thème de la shoah et le jeu qui, ainsi détourné, perd son caractère ludique. Le
jeu, par une systématisation monstrueuse, est intégré au système de destruction
massive lié à une idéologie. Le déporté juif affronte son adversaire nazi
directement sur un échiquier vivant, comme dans Le Maître et le scorpion, ce
qui implique une théâtralisation du meurtre. Le meurtre réel sur l’échiquier
devient spectacle, d’où l’aspect grotesque et carnavalesque de la mise à mort
réelle.
Dans La Variante de Lüneburg, l’issue des nombreuses parties entre le juif
Tabori et le nazi Frisch détermine le sort de milliers de déportés : l’enjeu de la
partie devient les vies humaines, la victoire de Tabori étant la seule chance de
survie pour les déportés promis à la mort en cas d’échec. Dans les deux œuvres,
le jeu se transforme en mécanique écrasant l’être humain et l’aliénant de sa
liberté. Le totalitarisme fait feu de tout bois, ce qui évoque le roman de Perec, W
ou le souvenir d’enfance943. Une partie de ce roman, qui défie toutes les
stratégies de lectures linéaires par l’alternance de deux récits finissant par se
rejoindre, est consacrée à la description de l’île W. Cette construction décrit un
monde totalitaire dans les moindres détails de la vie, en particulier dans
l’organisation de sports.
Jeu et totalitarisme sont ainsi alliés, ce qui pervertit la notion même de ludique,
lié au consentement des joueurs et au plaisir qu’ils éprouvent à jouer. Cette
opposition « agônal » de mondes antagonistes trouve une résolution éthique dans
La Variante de Lüneburg. Tabori fomente une vengeance contre son tortionnaire
depuis des années, à la manière de certains personnages de Perec, adoptant la
stratégie d’anticipation des joueurs d’échecs. Le lecteur découvre dès la fin de la
première partie que le meurtre initial de Frisch représente une résolution éthique.
De même, le roman de Pérez-Reverte Le Tableau du Maître flamand, se termine
par une résolution éthique de la partie, l’assassin étant démasqué par le joueur
d’échecs. Dans ce roman, écrit dans les années quatre-vingt dix comme La
943
Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1975.
434
Variante de Lüneburg et Le Maître et le scorpion, apparaissent l’antagonisme et
l’interaction entre mondes. Le thème du meurtre, lié au jeu d’échecs, est
initialement révélé par le tableau du XVème siècle du maître flamand. Il est
réactualisé par le mystérieux assassin qui exploite et prolonge la partie d’échecs
du tableau. L’énigme est finalement résolue par Muñoz le joueur d’échecs
chevronné, qui découvre l’assassin grâce aux transpositions métaphoriques sur
l’échiquier.
En effet, dans ce roman, l’interaction entre l’espace réel et l’espace ludique est
réversible. Le tableau est le reflet d’un meurtre réel fomenté dans le passé, où un
des joueurs représenté sur cet espace fictionnel a été assassiné. Le nouveau
meurtrier, qui sévit dans l’entourage de Julia, réactualise le tableau et attribue
aux pièces une correspondance dans la réalité. Par un glissement analogique,
l’amie de Julia, Menchu Ruch, est une tour sur l’échiquier, le nom «ruch»
rappelant les sonorités du mot «roque», qui consiste à déplacer le roi et la tour.
La résolution de l’énigme fait intervenir une fois de plus la dialectique baroque
de l’être et du paraître : les meurtres ont été perpétrés par César, en apparence
allié de Julia et du joueur d’échecs. Cette résolution éthique apaise les tensions
qui ont lieu sur l’échiquier comme dans le réel, l’échec ayant perdu son caractère
symbolique pour revêtir un aspect meurtrier et tangible. Le jeu sort de son
espace rigoureusement délimité pour envahir le réel. Cette corruption du jeu
prend fin avec la résolution éthique.
Cette résolution définitive de la partie s’avère impossible dans les romans à
l’esthétique post-moderne Feu pâle et La Vie mode d’emploi. Les énigmes
posées dans l’enchevêtrement des mondes parallèles, qui se dessinent au fil des
récits, restent ouvertes à plusieurs lectures possibles. Les reconstructions du
passé, dans ces deux romans, apparaissent de l’ordre de la possibilité et semblent
fonctionner comme des projections mentales, de l’ordre de la probabilité,
construites par les joueurs d’échecs. Dans ces romans complexes, qui échappent
à tout manichéisme, la collision entre personnages s’accompagne d’une
collusion, d’une collaboration.
Dans Feu pâle, Kinbote s’oppose à Shade, qui est réduit au silence par une mort
prématurée dès l’ouverture du roman ; en même temps, le commentaire, aussi
435
loin qu’il puisse dériver du poème de Shade, s’en inspire et en est le
prolongement. Le roman dans son ensemble est le fruit d’un collaboration, d’une
collusion entre les mots du poème et la mémoire, ou l’imaginaire, de Kinbote. Le
commentateur construit un sens possible – ou plutôt des sens possibles -, d’un
point de vue spatial comme sémantique, parmi tant d’autres sens potentiellement
acceptables.
Il existe autant de Feu pâle potentiels qu’il y a des commentateurs, telle est
l’implication qui semble se dessiner : les commentaires sont autant de variantes
possibles, terme relevant aussi du jeu d’échecs. Une gamme de variantes
possibles est offerte au joueur à chaque coup, permettant de faire évoluer la
partie dans des directions et configurations variées. Le poète et son
commentateur sont donc reliés à la manière de deux joueurs qui créent la partie
dans la tension qui les oppose. De même, il n’y a pas de création sans la tension
engendrée par l’opposition à l’autre, qu’il prenne le visage de Gradus ou de Jack
Grey qui sont autant de variantes possibles de la même projection.
De même, dans La Vie mode d’emploi les trois personnages principaux
collaborent autant qu’ils s’opposent. Leur collision est également une collusion.
Les aquarelles initiales de Valène renvoient au début de la partie d’échecs, où les
pièces sont rangées dans un ordre statique. Au contraire, Gaspard Winckler, qui
sépare les aquarelles en différents éléments, rappelle la «mise en pièces» de
l’ordre initial dès lors que les pièces échiquéennes sont mises en mouvement.
Bartlebooth donne cohérence à l’ensemble, tel un joueur d’échecs qui introduit
sens et cohérence le temps de la partie : l’œuvre est promise à la destruction944.
Dans ces romans, où collaboration se superpose avec collusion, il n’existe pas de
résolution éthique ou esthétique. La fin de Feu pâle ramène à la mort initiale du
poète, et au premier vers945, que Kinbote choisit de réitérer, faisant écho à Shade.
Aucune résolution n’est apportée à ce problème échiquéen posé par la mort de
Shade : plusieurs variantes se dessinent, comme autant de possibilités
944
Cette configuration rappelle les «happenings», très en vogue dans les années soixante, où
plusieurs artistes collaborent pour une création éphémère, qui dure le temps d’un spectacle.
945
Le nom «vers» dérive du mot latin «vertere», «revenir», reliant étymologiquement la poésie à
la thématique de la répétition et du retour.
436
échiquéennes. Dans ce jeu de projection mentale, Shade et son poème pourraient
tout aussi bien avoir été inventés par Kinbote, qui demeure le maître absolu d’un
jeu de doubles et de doubles jeux.
De même, la fin de La Vie mode d’emploi, n’apporte ironiquement aucune
résolution : au problème posé par la vie et la fiction qui se veut une de ses
variantes, aucun mode d’emploi n’est donné sur un plateau d’argent au lecteur.
Ce roman construit une présence, qui aspire à la totalisation, par une
énumération d’objets et par l’évocation de personnages se déployant à l’infini
dans un espace- temps incommensurable. Cette lente élaboration, qui se construit
à la manière d’une partie d’échecs, par la marche inflexible d’un cavalier
invisible, aboutit à l’absence, à la pièce W manquante, trace laissée ironiquement
par Winckler.
Le roman semble intrinsèquement et ontologiquement insoluble : il se termine
par une quadruple absence - Bartlebooth meurt, ainsi que Valène, le puzzle est
inachevé et les toiles quasiment vides. La victoire de Winckler, qui laisse sa
marque par un manque, semble vide de sens. Le parcours semble s’annuler par
cet aboutissement au non-lieu, à l’absence ce qui laisse entrevoir au lecteur
l’effet «trompe-l’œil» de cette œuvre post-moderne. Ce parcours n’était
qu’artifice provisoire et adopté de manière arbitraire selon des règles ponctuelles
auxquelles échappe toute totalisation. Claude Burgelin commente cette quête qui
se construit pas à pas pour aboutir au néant.
Faut-il voir dans La Vie mode d’emploi […] un inventaire d’un monde où on ne prend plus
plaisir qu’à fabriquer des trompe-l’œil, des amusettes sophistiquées ; où les signes et
emblèmes du faux reviennent de manière obsédante ; où écrire devient proposer d’habiles
collages ou camouflages de citations ; où copier devient l’origine et la butée de tout
problème littéraire ; où circuler d’histoire en histoire, de roman en roman, revient à
raconter toujours la même histoire d’une quête qui n’aboutit pas, qui ne mérite pas
d’aboutir ; où l’on conjure l’obsession de la mort par des rituels et des amusements
répétitifs…946
946
Burgelin, Claude, Georges Perec, Paris : Seuil, 1988, p. 216.
437
Ce roman qui, selon toute apparence, a des visées référentielles, fait apparaître
son artifice et son aspect fictionnel en fin de parcours. Le jeu d’interaction entre
le réel et la fiction emprunte des chemins variés. La folie apparaît comme une
modalité particulière de ce passage, de ce glissement d’un espace à un autre.
Cette problématique est exploitée dans différentes œuvres du corpus comme Le
joueur d’échecs et La Défense Loujine ou dans des romans publiés plus
tardivement, comme Le Maître et le scorpion, ou le roman à l’esthétique postmoderne Feu pâle.
Dans ces différentes œuvres, la réalité est travestie par l’imaginaire du joueur
d’échecs autocratique. Le jeu investit progressivement l’espace du réel. Dans Le
Joueur d’échecs, la plongée dans la folie est mise en place et annoncée par le
récit de la détention de M.B… ; fragilisé par des conditions de détention
extrêmes, où le vide ontologique qui l’entoure menace déjà son équilibre mental,
il structure le temps et l’espace grâce au jeu d’échecs : il reconstruit les parties
du manuel qu’il a dérobé aux nazis, pour ensuite créer ses propres parties dans
un combat où il se dédouble entre deux joueurs. Ce processus schizophrénique
aboutit à des hallucinations, où M.B…transpose des parties d’échecs sur le réel.
Ce processus de projection aboutit au délire final où M.B…, jouant contre le
pragmatique Czentovic, substitue une partie irréelle, qu’il ne voit que dans le
secret de son imaginaire, à la partie réelle. Après cet échec final, M.B…disparaît
aussi vite qu’il était apparu. Ce personnage énigmatique est en décalage
ontologique avec le monde qui l’entoure, comme Loujine qui réfute le primat du
réel sur l’imaginaire et refuse la réalité du temps qui passe. M.B…trouve refuge
dans le jeu d’échecs afin de lutter contre l’espace dans lequel il est confiné ;
Loujine s’insurge contre le principe de réalité, qui s’inscrit dans le passage du
temps. Les deux personnages sont en décalage avec le monde qui les entoure au
point d’aspirer à entrer dans une réalité dont ils seraient les seuls maîtres.
La folie permet de projeter leur monde possible sur le réel, ce qui apparaît
comme éminemment subversif. Dans le roman précurseur de Lewis Carroll, qui
n’a cessé d’imprégner l’œuvre de Nabokov, les espaces sont bien partagés entre
le réel et la fiction. Il s’agit de ne pas mélanger les mondes dans ce livre destiné
au départ aux enfants. Cet aspect pédagogique et structurant apparaît dans
438
l’aspect onirique qui caractérise la traversée d’Alice à travers le miroir
échiquéen. Les mondes appartiennent à des sphères bien délimitées, ce qui
semble neutraliser l’aspect subversif. Cependant, il se manifeste pourtant dans
l’utilisation polysémique du langage contrecarrant la langue conventionnelle.
En contraire, pour M.B…et surtout pour Loujine, il s’agit d’infliger au réel une
métamorphose qui menace sa supériorité ontologique, en tant que référent
absolu. Loujine commence par mélanger les deux sphères, en interprétant le réel
selon les termes du jeu d’échecs, mais les deux mondes finissent par fusionner :
seul son monde possible subsiste et se superpose totalement au réel.
L’engloutissement de Loujine dans la fenêtre représente son immersion totale
dans le ludique.
Si Loujine est un fou réel, reconnu comme tel par son entourage, dans cette
œuvre moderne, Kinbote est un fou probable, sans que sa folie soit confirmée
directement. Elle est suggérée ironiquement dans les discours qui sont rapportés
par Kinbote lui-même. Ce doute ontologique fait partie de l’esthétique postmoderne de cette œuvre. L’interprétation du poème fait apparaître un
phénomène de distorsion et de délire : le poème est déplacé, mot par mot, dans
l’orbite de Kinbote. Il choisit totalement les mots du poème, qui forment un
dessin particulier découpant le poème de Kinbote947. Dans tout le commentaire,
Kinbote rentre – et fait rentrer le lecteur – dans son monde possible, à partir de la
fiction du poème.
L’œuvre de Shade est déjà une variante du réel. Kinbote en prolonge l’extension
et se l’approprie dans une variante qui lui est propre, tel un joueur d’échecs
lorsqu’il répond à son adversaire. Cependant, il n’y a pas alternance des coups.
Ceux de Shade sont posés, figés définitivement, et il revient à Kinbote d’en
construire les mouvements. Il s’emploie à déplacer les éléments qu’il choisit du
poème, afin de construire sa fiction, son monde possible, qui s’achève par la
947
Ce découpage pourrait bien renvoyer à une partie d’échecs. Par exemple, les quatre premiers
vers sont commentés dans leur ensemble, ce qui n’arrive qu’un fois dans tout l’exégèse : ces
quatre rangées de mots rappellent la manière dont les deux rangées symétriques – formant quatre
rangées – se font face au début d’une partie d ‘échecs. Cette interprétation est d’autant plus
pertinente que le poème évoque, dans ces quelques lignes, le thème du miroir et de la
duplication.
439
prédiction de sa propre mort : il n’était lui-même qu’une projection de l’auteur
destinée lui ainsi à périr à la fin du roman.
Cette entrée des protagonistes dans leur monde fictif possible évoque le
personnage féminin du film de Woody Allen La Rose pourpre du Caire948, qui
choisit de plonger dans l’espace de la fiction. Fascinée par le film qu’elle regarde
au cinéma, elle entre dans le film qu’elle est en train de regarder afin d’y
rencontrer un homme imaginaire, renonçant ainsi à son ami réel. Ce film montre
le passage possible entre le réel et la fiction, qui ne sont plus deux univers
séparés ontologiquement. De manière subversive, le personnage préfère pénétrer
dans l’univers virtuel et fictionnel. La stabilité ontologique du réel est mise en
échec par le constitution du mirage de la fiction, qui happe le lecteur, comme le
joueur le temps de la partie.
948
Woody, Allen, La Rose pourpre du Caire. (The Purple Rose of Cairo). New York :
Metropolitan Film, 1999.
440
CONCLUSION GÉNÉRALE
Le jeu d’échecs permet de décliner plusieurs dimensions des mondes
fictionnels du corpus. La présence du jeu, plus ou moins visible, illustre des
notions telles que l’infini, la création ou la collision et l’interaction de mondes.
Ces différents aspects liés au jeux d’échecs contribuent à mettre en valeur les
relations entre monde référentiel et monde fictionnel, ce qui rejoint les
préoccupations de critiques tels que Thomas Pavel. L’intégration d’une
composante ludique, comme le jeu d’échecs, dans le domaine de la fiction met
en relief l’effet de simulation et d’artifice contenu dans l’œuvre littéraire.
Thomas Pavel souligne la valeur épistémologique des œuvres en soi et
dans leur intégralité ; par là même, il réfute la vision ségrégationiste qui, en
séparant le bon grain de l’ivraie, distingue les énoncés référentiels et les énoncés
simulés.
A l’instar des théories, les textes de fiction produisent du sens en tant que système, et de
même qu’en physique il est souvent impossible de séparer les éléments
« authentiquement » référentiels de l’appareil mathématique, dans les textes de fiction on
peut se passer de suivre à la trace les phrases simulées et authentiques, car de telles
distinctions ne brouillent pas leur pertinence globale949.
Procédant ainsi, Thomas Pavel refuse de placer les énoncés fictionnels dans une
zone de marginalité, où ils ne seraient pas respectables et dignes d’intérêt
épistémologique, par opposition aux énoncés référentiels. L’intégration d’une
dimension ludique montre que l’effet de simulation est totalement revendiqué
949
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 37.
441
par l’œuvre, qui n’en comporte pas moins des aspects référentiels : la création ne
se produit pas «ex nihilo», mais en interaction avec le monde empirique.
Les œuvres du corpus auront mis en évidence les va-et-vient entre mondes, qui
permettent de décloisonner les espaces, et d’ouvrir le fini et le mesurable vers
l’infini. Les trois paramètres étudiés – infini, création et collision, interaction de
mondes – fonctionnent ensemble, dans un processus qui se construit peu à peu
comme une partie d’échecs. Le jeu d’échecs semble embrasser la totalité du
phénomène réflexif, adoptant la configuration de la mise en abyme ou
multipliant les duplications et les chemins labyrinthiques. Dans une création qui
tend vers l’infini, des mondes se mettent en place, se heurtent, se mélangent, se
reflètent les uns dans les autres.
L’espace du jeu est celui de la créativité et de la déviation de la norme. A cet
égard, Lewis Carroll apparaît comme un précurseur. Il invente un espace de
rébellion en opposition aux conventions et à la norme de l’époque victorienne. A
la respectabilité d’un discours normatif, Lewis Carroll répond par une langue qui
se métamorphose et bifurque en un jeu spéculaire. Ses préoccupations ne
rejoignaient-elles pas celles du contemporains Thomas Pavel, qui s’insurge
contre la vision normative des ségrégationistes, qui sépare discours référentiels
et discours simulés, même dans le domaine créatif de la fiction ?
Appelons «intégrationnistes» cette approche qui nous encourage à considérer les
comportements marginaux comme des manifestations du côté créateur des
comportements sociaux et à attribuer leur caractère marginal à la «canonisation» indue
d’une normalité passagère950.
Thomas Pavel souligne l’impact qu’ont les discours fictionnels sur le monde
référentiel : les passages entre mondes sont réversibles, comme le montrent les
œuvres de cette étude, fondées sur le jeu d’échecs. Cette zone créative et
marginale,
pour
laquelle
Thomas
Pavel
souhaite
raviver
l’intérêt
épistémologique, n’est-elle pas ce territoire au-delà du miroir qu’Alice découvre
950
Pavel, Thomas, Univers de la fiction, op. cit., p. 38.
442
en passant au-delà de l’apparence? La contrainte du retour s’inscrit dans
l’obligation pédagogique de bien scinder les deux univers afin d’éviter la
confusion entre les deux espaces.
Comme le souligne Thomas Pavel, la frontière ontologique entre monde
référentiel et mondes fictionnels n’est pas si étanche. Les univers s’influencent
réciproquement et fonctionnent parfois de manière similaire. Le jeu, qui est un
espace fictionnel en soi, reflète la société d’une époque tout autant qu’il
l’influence, comme le commente Roger Caillois : «Toutes les manifestations
culturelles sont calqués sur le jeu951.»
Si le jeu entretient des liens étroits avec la réalité, il fonctionne selon ses règles
spécifiques, d’où l’utilisation du jeu dans la littérature comme métaphore d’un
espace autonome et créatif. L’entrée dans le jeu marque l’immersion dans le
monde de la fiction, dans le monde de l’illusion. Ce thème est inauguré par
Lewis Carroll dans le domaine échiquéen : Alice traverse le miroir pour entrer
dans le monde de la fiction, dont elle accepte spontanément les règles arbitraires.
Nabokov, traducteur de Lewis Carroll, reprend à compte ce fonctionnement, de
manière encore plus subversive.
Son œuvre en langue russe est teintée par l’univers de Lewis Carroll :
Loujine semble évoluer sur un échiquier géant, même avant de sombrer dans la
monomanie échiquéenne. Les personnages-pièces se déploient sur un vaste
univers quadrillé en noir et blanc. Dans son œuvre post-moderne Feu pâle, la
structure échiquéenne se complexifie, car le quadrillage noir et blanc se double
d’un autre vert et rouge, cette dernière couleur étant un clin d’œil à Lewis
Carroll, une allusion à l’univers rouge et blanc d’Alice, dans ce jeu d’illusions et
en trompe-l’œil.
Selon Nabokov, l’artiste « fait naître un monde ou des mondes qui lui sont
propres952». Comme Loujine, l’artiste crée son monde possible sur un mode
parfaitement subjectif. La variante fictionnelle à laquelle l’auteur donne vie se
substitue au monde référentiel, qui finit par s’effacer, et acquière ainsi plus de
vérité et de réalité que cette base de départ. Cette version d’Alice d’un voyage
951
Caillois, Roger, Les Jeux et les hommes : le Masque et le vertige, op. cit., p. 125.
952
Nabokov, Vladimir, Partis pris, op. cit., p. 206.
443
sans retour apparaît dans La Défense Loujine, où le joueur s’engouffre dans son
monde, fusionnant ainsi totalement avec sa création.
Cette disparition finale montre que les mondes ne peuvent plus cohabiter, et que
seule la fuite, la diagonale du fou, est possible. Cette configuration de fuite face
à l’impossible coexistence d’univers s’inscrit dans la fin de la nouvelle de
Zweig, où M.B…repart définitivement, suivant sa diagonale, sa déviance par
rapport à la norme ne pouvant plus être confrontée au réel. La scission entre la
normalité et la déviation se creuse et fait apparaître l’exclusion d’un monde
comme seule solution possible. Cette irréductibilité reprend le schéma duel du
jeu d’échecs, où l’une des parties est mise en échec par l’autre.
Le monde ludique, partant du réel, peut se détacher totalement de sa base,
au point de remettre sa primauté radicalement en question. Cette subversion
prend une allure radicale dans Feu pâle, œuvre à l’esthétique post-moderne, où
la crise de la représentation et la réfutation de l’esprit de système aboutissent à
un monde pluriel. Des mondes possibles se déploient, où s’entremêlent les fils
des lignes visibles et réelles et ceux des lignes invisibles et virtuelles, ce qui rend
impossible toute lecture unique.
Comme au jeu d’échecs, le virtuel - envisagé dans le secret des combinaisons
mentales du joueur - et le réel - les déplacements actualisés par les joueurs –
s’entrecroisent et se superposent au fil des bifurcations. Kinbote n’est après tout
qu’un masque, qui cache et exprime953 à la fois : il fait partie des multiples
projections et artifices de cette œuvre extrêmement codée, à l’apparence
chaotique. Feu pâle est un jeu de combinaisons et de fragmentations à l’infini,
orchestré par le génial fou Kinbote.
Il déplace le poème d’une manière artificielle et arbitraire et révèle que la
cohérence d’ensemble ne peut être donnée que par un point de vue particulier.
Comme au jeu d’échecs, c’est la vision d’ensemble du joueur qui permet de
relier tous les éléments dans un ensemble signifiant. Le délire de Kinbote donne
paradoxalement un sens possible à l’ensemble du poème, les mots qu’il choisit
formant un dessin arbitraire qui rappelle des mouvements possibles de pièces
d’échecs.
444
Cette utilisation du jeu d’échecs comme élément de la combinatoire
apparaît dans La Vie mode d’emploi. La surface de dix cases sur dix sur laquelle
se déplace le cavalier imaginaire représente une potentialité qui permet de rendre
compte de la multiplicité du monde, de la réalité et de l’identité des choses et des
êtres. Ce processus de remplissage des cases, qui renvoie à la construction
progressive d’une partie d’échecs, met en place une dialectique de l’apparition et
de la disparition ; ce paramètre est une composante essentielle de la création
chez Perec954.
Cette problématique est liée à celle de la mémoire et de ses failles : la marche de
cavalier d’appartement en appartement permet d’évoquer le passé dans un
ailleurs lointain, qui est dévoilé au moment où le cavalier est posé sur la case. Le
passage à la case suivante fait disparaître ce passé particulier afin d’en
reconstruire un autre, lié à ce nouvel appartement, et ainsi de suite jusqu’à la
disparition finale, qui est la mort.
C’est bien la dialectique de la vie et de la mort qui est au cœur de cette narration,
dont le titre semble afficher clairement des ambitions référentielles : il semble
suggérer qu’il y aurait « un mode d’emploi », une façon de résoudre de manière
pragmatique l’énigme de l’existence; de manière ouvertement ironique, car la fin
liée au manque et à l’incomplétude démontre l’impossibilité de réaliser cette
aspiration à l’absolu et à la totalisation.
La forme indique le manque, elle en est la marque : la lettre W,
confondue dans un premier temps avec un X, laisse le puzzle de Bartlebooth
dans l’incomplétude. La similitude des deux lettres – W est un X coupé en deux
et recomposé – renvoie aux fonctions des trois personnages : Valène, dont les
aquarelles sont découpées par Winckler et recomposées par Bartlebooth. Ces
formes, qui sont des variantes l’une de l’autre – le W et le X – évoquent aussi la
marche du cavalier sur l’échiquier imaginaire : cette pièce a, au maximum, huit
953
«Masque» se dit «persona» en latin, ce qui traduit cette ambiguïté.
954
Perec, Georges, La disparition. Paris : Denoël, 1969. Dans ce roman, la lettre e est totalement
occultée, renvoyant à Ester, prénom de sa mère disparue pendant la shoah. Dans La Vie mode
d’emploi, une des cent cases prévues dans l’évocation de l’immeuble disparaît, puisqu’il y a une
case manquante.
445
variantes possibles, selon sa position, c’est à dire deux fois quatre, le nombre de
lignes composant ces lettres.
Les fonctions des trois personnages, comme le morcellement de l’histoire en
différents récits par la marche du cavalier, sont emblématiques de l’activité
d’écriture. En dépit des intentions affichées de représenter le réel, l’auteur
rappelle que l’art est avant tout représentation et recomposition, au gré de la
liberté de l’auteur qui peut créer la règle et en sortir de manière arbitraire.
L’aspect purement formel pose le monde fictionnel comme une variante du réel,
reconstruite par l’auteur, à la manière d’un joueur d’échecs s’inspirant de
variantes déjà préconçues.
La marche du cavalier, préétablie par l’auteur comme composante formelle de
l’œuvre, traduit le passage du temps menant à la mort : le nombre de cases
accessibles au cavalier se réduit au fur et à mesure de la narration, qui aboutit à
la stase finale. Comme au jeu d’échecs, le mouvement est créé par la tension
entre les deux adversaires, la stase n’étant atteinte qu’avec la mort symbolique
d’un des joueurs.
L’espace échiquéen représente dans certaines œuvres le terrain de l’angoisse
existentielle. Le film d’Ingmar Bergman, Le Septième sceau, déjà évoqué dans le
troisième volet de notre étude, met en scène un affrontement échiquéen entre le
chevalier Block et la mort, représentée par un personnage inquiétant recouvert de
pied en cap par un voile noir. Le film se déroule entre la première partie
d’échecs, où la mort, qui ne découvre pas la combinaison secrète du chevalier,
accorde un sursis à son adversaire, et la seconde, qui se solde par la victoire de la
mort. Le film s’achève sur une danse macabre où la grande faucheuse emporte
ses victimes, au nombre desquelles se trouve le chevalier Block.
Cette représentation allégorique place la question existentielle de la mort au
cœur du combat échiquéen955. Cette problématique de la survie face à une
altérité menaçante apparaît dans toutes les œuvres, de manière plus ou moins
marquée. Dans De l’Autre côté du miroir, les deux poèmes qui encadrent les
955
Le jeu d’échecs est une allégorie de la guerre, où chaque pièce correspond à l’origine un
représentant de la vie politique et militaire. Giffard, Nicolas, et Biénabe, Alain, Le Guide des
échecs, op. cit., 1993. (pp. 333-356).
446
aventures d’Alice évoquent de manière métaphorique l’imminence de la mort : «
Le soleil a l’horizon sombre; L’écho s’assourdit et le sombre Automne étend son
ombre956 ».
Après la partie d’échecs, métaphore de l’existence même, la mort
survient de façon inévitable.
Le terrain de jeu jubilatoire qu’a traversé Alice n’est qu’une étape vers la mort,
ce qui est rendu de manière beaucoup plus directe et explicite dans le texte
original par le verbe «die», restitué de manière allusive dans la traduction
française par «sombre». De même, l’idée d’opposition entraînant la mort de
l’autre, qui rappelle l’affrontement échiquéen, n’est pas rendu en français,
puisqu’en anglais littéralement « les gelés de l’automne ont tué l’été ». Cette
tonalité d’inquiétude cerne la traversée du miroir, qui n’est qu’un passage : la
fiction comme la réalité est soumise, de manière ontologique, a des bornes
temporelles, à la manière d’une partie d’échecs.
Dans Le Joueur d’échecs, comme dans La Défense Loujine, le joueur se
construit par le jeu afin de s’opposer à un milieu hostile. M.B…élabore sur
l’espace échiquéen sa défense contre les nazis : il est sur le point de sombrer
dans la folie lorsqu’il découvre le manuel d’échecs. Ce moyen de survie le voue
paradoxalement à la destruction, puisque M.B… perd la raison. Au cœur même
de la logique et du rationalisme se trouvent le désordre et l’irrationnel. Les
calculs géométriques finissent par entraîner M.B… dans l’emprisonnement
mortifère de la folie. De même Loujine, qui s’était construit une ligne de défense
imparable contre la réalité, se suicide en plongeant dans la seule case qu’il lui
reste, le fenêtre en forme d’échiquier.
Feu pâle, écrit par Nabokov des années plus tard et dans une langue qu’il a dû
s’approprier, est hanté par le thème de la mort. Le poète Shade a déjà été
assassiné, comme le précise Kinbote le commentateur, rédigeant une
introduction qui précède le poème. L’œuvre posthume de Shade débute par
l’évocation de l’oiseau tué par son propre reflet dans la vitre qu’il a prise pour le
prolongement du ciel. Cette vision introduit les thèmes de la spatialité, de la
956
Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir-Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 246-247 : “
Long has paled that sunny sky: Echoes fade and memories die: Autumns frosts have slain July”.
Le premier poème qui débute le roman évoque également la fugacité des choses (pp.48-49).
447
spécularité et de la mort, liée à l’illusion et à la tromperie. Ces problèmes sont
tous des paramètres du jeu d’échecs : il consiste à occuper, de la manière la plus
efficace et rationnelle possible, l’espace échiquéen, avec les pièces dont la
disposition initiale forme un double miroir, intérieur et extérieur, afin de mettre
en échec son adversaire par la ruse et l’illusion.
Comme dans la partie d’échecs où l’élaboration progressive de la partie aboutit à
la stase finale, la création et la mort sont indissociables. L’arrivée de Gradus,
assassin potentiel de Shade, est parallèle à l’écriture du poème, les deux
processus étant marqués par des étapes précises. Les deux personnages semblent
être, comme au jeu d’échecs, les doubles inversés l’un de l’autre se faisant face :
Gradus est un pragmatique dénué d’imagination, Shade représente la création
artistique.
Il se pourrait que tous deux ne soient que des projections de Kinbote, qui
pourrait avoir inventé le poète, ou son assassin. Celui-ci semble fluctuant,
soumis à plusieurs variantes. Il se transforme en Jack Grey, un fou, à un moment
du récit de Kinbote. Celui-ci pourrait se cacher sous ce masque et avoir tué le
poète afin de dérober le poème : autant de variantes possibles, qui peuvent être
des projections et spéculations de Kinbote. Il élabore sa partie d’échecs ou son
commentaire, qui devient une œuvre en soi, indépendamment du poème.
En tout cas les processus de création et de destruction sont indissociables,
comme au jeu d’échecs. Shade est mort alors qu’il allait achever son œuvre,
l’assassinat étant survenu comme un inattendu échec et mat. De même, lorsque
le commentaire de Kinbote arrive à son terme, il imagine un Gradus plus
compétent qui viendrait l’assassiner. A l’instar d’un joueur d’échecs, Kinbote
actualise de nouvelles possibilités par les coups qu’il crée mentalement. En effet,
le joueur d’échecs ouvre de nouvelles possibilités à chaque coup, en essayant de
rendre possible ce qui peut s’avérer totalement impossible au départ. Kinbote fait
bifurquer la fin vers une mort potentielle, en l’annonçant, ce qui est une manière
de manipuler l’imaginaire du lecteur dans cette partie d’échecs encore en cours
dans cette oeuvre post-moderne, où Nabokov ne revendique aucune intention
référentielle.
448
Trois œuvres du corpus, La Variante de Lüneburg, Le Maître et le scorpion et
Le Tableau du Maître flamand, inscrivent pleinement le jeu d’échecs, de
manière explicite, dans le paramètre de la lutte pour la vie et de la mort. Ces
œuvres offrent une stratégie discursive relativement classique, avec un point
d’ancrage dans le passé. Dans Le Tableau du Maître flamand, qui allie jeu
d’échecs et énigme policière, cette référence au passé est de l’ordre de la
spéculation : l’énigme de la partie d’échecs, éternisée par le tableau du Maître
flamand du XVème siècle, invite les protagonistes, Julia et le joueur d’échecs
Muñoz, à découvrir l’assassin d’un des joueurs.
Dans La Variante de Lüneburg et Le Maître et le scorpion, l’ancrage dans le
passé s’articule entre histoire collective et individuelle. Tabori-Rubinstein et
Von Frisch-Morgenstein révèlent leur passé de passé de joueurs d’échecs dans
l’univers du camp de la mort. L’un comme l’autre ont participé à la mécanique
d’extermination, l’enjeu des parties étant les vies humaines des déportés,
transformés en pièces échiquéennes, au sens propre dans Le Maître et le
scorpion et au sens figuré dans La Variante de Lüneburg.
Dans Le Tableau du Maître flamand, la partie, liée à la thématique du meurtre,
est réactualisée dans le contexte contemporain. L’assassin, qui sévit dans
l’entourage de Julia, continue la partie en proposant à Muñoz des coups,
matérialisés par des diagrammes échiquéens. Les mouvements et menaces sur
l’échiquier correspondent à des meurtres réels. Le jeu d’échecs fonctionne
comme un miroir du réel, dans un jeu de doubles et de reflets trompeurs.
L’assassin démasqué n’est autre que le meilleur ami de Julia.
Dans les trois romans, le sens métaphorique et symbolique du jeu, avec ses
mises en échec et ses échecs et mat, est transposé dans le réel et prend un sens
littéral. Cette valeur concrète et effrayante du jeu matérialise une interaction
réversible entre l’espace du jeu et l’espace réel. Le jeu d’échecs plonge ses
racines dans la hiérarchie féodale du Moyen-Age, reflétant le pouvoir politique
et militaire et fonctionne comme une allégorie de la guerre. Dans ces romans, le
cheminement inverse se produit : le jeu se projette avec ses règles et ses
mécanisme sur le plan du réel.
449
Ces œuvres exploitent la puissance symbolique du jeu en projetant les
mécanismes et les règles échiquéennes sur l’espace de la réalité. L’adversaire
devient littéralement la mort elle-même, comme dans la figure allégorique du
film de Bergman. La mort survient comme une conséquence logique, que ce soit
celle du joueur ou, comme dans ces œuvres, celle des autres, arithmétique
abstraite dans La Variante de Lüneburg ou comme une mise à mort en direct
dans Le Maître et le scorpion, le jeu devenant monstrueux au sens étymologique
du terme. Les victimes sont dépouillées préalablement de leur humanité, dans le
spectacle grotesque comme dans le calcul arithmétique, ce qui évoque les
commentaires de Lévinas sur la relation entre visage et éthique.
Ni la destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination des vivants – ne visent le
visage qui n’est pas du monde. […] Le meurtre seul prétend à la négation totale. La
négation du travail et de l’usage, comme la négation de la représentation. […] Tuer n’est
pas dominer mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension957.
Les notions de domination, d’assujettissement et de pouvoir sont des
composantes intrinsèques au jeu d’échecs. Le joueur, responsable de son jeu
dans cet affrontement purement agônal sur l’échiquier, prouve de manière
violente, par sa victoire, la supériorité de son pouvoir de réflexion et de
concentration sur son adversaire. Comme dans la légende de Sissa, où la
demande raisonnable en apparence masque la démesure, dans La Variante de
Lüneburg, le pouvoir du joueur confiné à l’espace échiquéen se transforme en
pouvoir de vie ou de mort . Les choix échiquéens de Tabori sont investis d’une
responsabilité incommensurable.
Il s’agit pour le nazi Frisch, qui inscrit le jeu dans le réel, de marquer
l’assujettissement absolu de l’adversaire à des règles visant à introduire
directement dans la partie d’échecs le paradigme vie/mort. Le Maître et le
scorpion suit le même schéma, le jeu se métamorphosant en machine de mort.
Cet aspect apparaît de manière atténuée dans le roman Le Tableau du Maître
957
Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., p. 216.
450
flamand, où l’assassin parvient à tuer deux victimes et menace provisoirement
Julia. Contrairement aux bourreaux des romans de Paolo Maurensig et de Patrick
Séry, la clémence de César, qui épargne sa victime potentielle Julia, montre qu’il
ne parvient pas à l’instrumentaliser et à la voir comme une pièce sur l’échiquier
de son plan meurtrier, trahissant ainsi son identité au joueur d’échecs.
Ces œuvres marquent la prédominance du réel, qui pervertit le jeu et le détourne
de sa valeur ludique. A l’inverse, M.B…, Loujine et plus tard Kinbote signifient
par leur folie que l’espace du jeu supplante le réel, dont ils se moquent
éperdument. M.B…tire sa révérence à la fin et abdique tout pouvoir sur la
réalité, constat qui trouve un tragique prolongement dans la réalité dans le
suicide de Zweig, quelques mois après. Loujine et Kinbote se raillent d’un réel
trop pesant : Loujine, par sa combinaison finale, montre qu’il est un personnage
de fiction, qui n’a point de salut dans l’univers extra-textuel.
Quant à Kinbote, il se passe de la sanction du réel et des limites que celui-ci lui
impose : il commente le poème, qui est déjà une fiction, en l’entraînant dans sa
Zembla, sa terre géographique et son «sem», son sens, reprenant une
problématique de Lewis Carroll958. La Vie mode d’emploi présente une autre
approche du jeu d’échecs, qui ne déteint pas sur le réel, ni par systématisation
perverse des règles, ni par la folie. Le jeu dans la fiction forme le signe, la trace
de la facticité de l’œuvre d’art manipulée à la guise de l’auteur, dans un jeu
révélant le « je » tout en le masquant. La mémoire universelle qui semble se
déployer dans le roman, grâce au jeu du cavalier trahit un soucis d’exhaustivité
et de totalisation, absolu jamais atteint car les mots ne sauraient dire le monde ou
les mondes.
Des espaces libres et vierges demeurent à explorer, la fiction fonctionnant
comme le jeu d’échecs : chaque variante proposée ouvre une potentialité dans
l’espace infini des possibilités. Le jeu d’échecs propose une dialectique, où
aucune synthèse n’est possible, entre deux altérités toujours en quête d’espace et
de signification. Cet aspect a certainement fasciné les auteurs s’inspirant du jeu
d’échecs, qui représente un éternel questionnement, variable à l’infini selon les
joueurs qui s’affrontent, et suscitant une remise en question perpétuelle.
958
Lewis Carroll sur joue la polysémie du mot «sens», direction et signification.
451
Cette remarque rappelle l’aphorisme de Kostas Axelos, selon lequel tout est
constamment rejoué, déjoué, mis en jeu : « Le jeu lui-même serait-il encore une
figure – analogique plutôt que symbolique – non figurative, triomphante et
déclinante de l’errance, ou serait-ce l’errance elle-même qui ne formerait qu’une
des configurations du jeu959?» Aucun jeu ne saurait mieux représenter l’errance
que le jeu d’échecs; les pièces sont soumises à la tension permanente entre deux
polarités, la stase finale annonçant la fin de la partie. C’est alors que le joueur,
errant comme sa pièce sur l’espace échiquéen, est libéré de cette concentration,
où le jeu se substitue au monde, et devient son monde possible : « Pendant que
deux joueurs se disputent une partie, on leur annonce que le monde va
disparaître. Silencieusement, et d’un commun accord, ils continuent leur jeu960.»
959
960
Axelos, Kostas, Le jeu du monde, op. cit., p. 422.
Idem, p. 444.
452
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