Revue des Sciences Sociales - 2000
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Revue des Sciences Sociales - 2000
27 Révolution dans les cuisines INTRODUCTION 4 MONIQUE DUBINSKY-TITZ 81 Isabelle Bianquis-Gasser Fast food et exotisme ANNIE HUBERT 8 THÉRÈSE WILLER 86 Cuisine et politique : le plat national existe-t-il ? Épices et condiments dans la cuisine alsacienne PIERRE ERNY 12 ERIC NAVET 96 Une question de boulange sacrée : le pain eucharistique doit-il être azyme ou fermenté? Manger avec les hommes, manger avec les dieux : la gastronomie comme art de vivre MARIANNE MESNIL 18 MARIE-AUDE FOUERÉ 104 Le temps de boire un café… GABRIELLE PETITDEMANGE 27 Entre lasagne, couscous et camembert : les manières de table d’immigrés italiens JUAN MATAS 33 La recette du succès des revues de cuisine MARIE NOËLE DENIS 38 Langage culinaire et symbolisme sexuel NADIA MOHIA 109 Autour de la marmite amérindienne : éléments d’une dépendance technologique COLETTE MÉCHIN 117 Le four à micro-ondes, usages et représentations Tables à manger en Alsace PATRICK SCHMOLL 128 SIMONE GERBER 48 Meurtre du père et naissance des organisations Enfance, médecine et cuisines PIERRE HEINZ 136 NICOLETTA DIASIO 54 Plaisirs du goût et regards détournés. Ethnographie des grignotages enfantins dans les quartiers de Rome Thèse RICHARD KLEINSCHMAGER 142 DANIEL PAYOT 144 Les madeleines à la mode amérindienne Conakry, sombre et claire JEAN-PIERRE CORBEAU 68 ANNY BLOCH 147 Cuisiner, pâtisser, métisser DAVID LE BRETON 74 San Francisco, ville scénographique, ville frontière La cuisine du dégoût LU, À LIRE 153 Prix : 140 FF (21,34c) REVUE DES SCIENCES SOCIALES Les élégances architecturales de la ville de Bath ALAIN ERCKER 61 Service des périodiques et des publications Université Marc Bloch - Strasbourg 22 rue Descartes 67084 Srasbourg Contact : Yvette Cunin, tél : 03 88 41 73 17 INN 0336-1578 2000 N Revue des sciences sociales 2000. 27 Révolution dans les cuisines REVUE DES SCIENCES SOCIALES ° Révolutionn dans les cuisines Université marc bloch strasbourg 2000 - n°27 REVUE DES SCIENCES SOCIALES REVUE DES Révolutionn dans les cuisines Université marc bloch strasbourg 2000 - n°27 René NOËL Rédaction Directeur de la publication Freddy Raphaël. Rédactrice en chef Anny Bloch [email protected] Collaboratrice Marie-Anne Fix Iconographie Anny Bloch, Thérèse Willer. Comité de rédaction Marie-Noële Denis, Brigitte Fichet, Geneviève Herberich-Marx, Pascal Hintermeyer, Stéphane Jonas, David Le Breton, Jean-Baptiste Legavre, Juan Matas, Isabelle Bianquis-Gasser, Christian de Montlibert, Claude Régnier, Patrick Watier, Patrick Schmoll. Correspondants Christine Burckhardt-Seebass (Suisse) Utz Jeggle (Allemagne), Jean Rémy (Belgique), Raymond Boudon (Paris). Ce numéro a été coordonné par : Isabelle Bianquis-Gasser avec Anny Bloch, Freddy Raphaël, Marie-Noële Denis, David le Breton, Patrick Schmoll. Merci aux artistes René Noël, Tomi Ungerer, Anne Tonnac, Natacha Caland, Roman Zaslonov, au Centre des collections Tomi Ungerer, au Musée Alsacien, à la Bibliothèque des Arts de l’Université Marc Bloch, aux éditions de la Nuée Bleue, à Diogenes Verlag, Zurich. Administration, diffusion Service des périodiques, Yvette Cunin (Tél. 03 88 41 73 17) Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est Université Marc Bloch Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne 22, rue Descartes 67084 Strasbourg CEDEX. Préparation des textes Bertrand Bernard, Université Marc Bloch. Réalisation : Andromaque. Impression : L’Indépendant. Revue publiée avec le concours du Centre National du Livre du Fonds d’Action Sociale (FAS) de la Région Alsace de l’Université Marc Bloch - Strasbourg SCIENCES SOCIALES 2000 - n°27 René NOËL Peintre, photographe. Originaire du Territoire de Belfort, il travaille à l’usine de 14 à 26 ans, s’inscrit à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg de 1972 à 1983 . Il donne actuellement des cours de photographie à l’Université Marc Bloch et a exposé dans les espaces publics. Depuis une dizaine d’années, il travaille et vit avec les grenouilles. Révolution dans les cuisines “Les grenouilles sont les descendantes directes de l’homme. Comme l’homme, elles ont cinq orteils. Les grenouilles n’ont pas de sexe apparent !… Elles ont quatre pattes à l’avant. Elles n’ont pas de cou. Comme l’homme, elles peuvent fumer. Le singe, lui, ne sait pas fumer !… Les grenouilles sont les premiers vertébrés à posséder des cordes vocales. Donc, elles possèdent le cri de l’origine du monde (Urschrei). Elles ont de jolies jambes, mais les talons aiguilles leur font défaut. Elles aiment les sauterelles parce que les sauterelles ont aussi de jolies jambes. Elles aiment les papillons parce qu’elles rêvent de voler dans l’espace. Elles aiment les asticots parce que comme l’homme elles aiment le steak tartare. Elles aiment la laine rouge au bout d’un hameçon ébarbé parce qu’elles rêvent de tricoter”. René Noël REVUE DES SCIENCES Sommaire CUISINE 4 8 38 ISABELLE BIANQUIS-GASSER ANNIE HUBERT MARIE NOËLE DENIS Cuisine et politique : le plat national existe-t-il ? 12 PIERRE ERNY Une question de boulange sacrée : le pain eucharistique doit-il être azyme ou fermenté ? 18 MARIANNE MESNIL Le temps de boire un café… 27 GABRIELLE PETITDEMANGE Entre lasagne, couscous et camembert : les manières de table d’immigrés italiens 33 JUAN MATAS La recette du succès des revues de cuisine CUISINE dans les cuisines du n°27 INTRODUCTION ET IDENTITÉS Révolution SOCIALES CHANTIERS DE RECHERCHE CARNETS ET IMAGINAIRE 68 96 128 142 JEAN-PIERRE CORBEAU ERIC NAVET PATRICK SCHMOLL RICHARD KLEINSCHMAGER Tables à manger en Alsace Cuisiner, pâtisser, métisser 48 74 Meurtre du père et naissance des organisations SIMONE GERBER DAVID LE BRETON Les élégances architecturales de la ville de Bath Enfance, médecine et cuisines La cuisine du dégoût Manger avec les hommes, manger avec les dieux : la gastronomie comme art de vivre 136 144 PIERRE HEINZ DANIEL PAYOT Thèse Conakry, sombre et claire ET SOCIALITÉ 54 LE GOÛT 81 MONIQUE DUBINSKY-TITZ CUISINE 104 MARIE-AUDE FOUERÉ NICOLETTA DIASIO Fast food et exotisme Plaisirs du goût et regards détournés. Ethnographie des grignotages enfantins dans les quartiers de Rome Langage culinaire et symbolisme sexuel 86 109 THÉRÈSE WILLER NADIA MOHIA Epices et condiments dans la cuisine alsacienne Autour de la marmite amérindienne : éléments d’une dépendance technologique 61 ALAIN ERCKER Les madeleines à la mode amérindienne 117 COLETTE MÉCHIN Le four à micro-ondes, usages et représentations DE VOYAGES 147 ANNY BLOCH San Francisco, ville scénographique, ville frontière LU À LIRE 153 LU À LIRE ISABELLE BIANQUIS-GASSER Introduction évolutions dans les cuisines. Le titre peut sembler un rien provocateur et pourtant… S’il est vrai que les comportements alimentaires sont aussi indissociables du sentiment d’appartenance collective, il est tout aussi vrai qu’aucune société n’échappe au double mouvement qui la « travaille » : un mouvement qui confronte, oppose et rassemble les générations entre elles et un autre qui confronte, oppose et rassemble les cultures entre elles. L’approche des comportements alimentaires révèle des dynamiques, aussi sourdes ou pesantes soient-elles, qui impriment des processus d’adaptation et de redéfinition des techniques, des goûts, des valeurs attribuées aux aliments et des habitudes de consommation. R Nicolaes Gillis, “Table dressée”, Amsterdam, Collection privée, Catalogue, Natures mortes en Europe, Münster 25.11.1979 - 24.2.1980 ISABELLE BIANQUIS-GASSER 4 Ethnologue, Faculté des sciences sociales, Strasbourg Laboratoire de sociologie de la culture européenne (UPRESA 7043 CNRS) Les cuisines sont en perpétuelle révolution. Chaque culture se trouve, quelle que soit l’époque ou le lieu, confrontée à des situations de ruptures plus ou moins marquées par l’apport de nouvelles techniques, ou l’introduction de nouveaux produits. Les transformations sont alors « digérées » par la tradition, inventant de Isabelle Bianquis-Gasser nouveaux modèles. Et ces derniers n’apparaissent pas moins traditionnels que les précédents car ils ne sont jamais totalement en rupture avec eux et à leur tour, ils deviendront des modèles que l’on transmettra. Des constructions pratiques et symboliques s’opèrent dans les représentations et les usages, dans la pensée et l’action et ceci selon un mouvement sans cesse renouvelé… Des combinaisons de signes fluctuent, mais leur agencement reflète à chaque fois une représentation sociale, un savoir commun partagé à un moment donné. L’approche des modes de consommation en tant que « fait social total » permet de déboucher sur l’ensemble de la construction sociale. L’alimentation dévoile les cadres de l’identité d’un groupe, mais elle ouvre aussi à l’éducation, aux rituels religieux, au langage qui recèle d’ailleurs un trésor de métaphores culinaires, et bien entendu à la sociabilité : manger ensemble consiste à relier des individus entre eux. Que dit ce numéro ? Le choix de cuisine au pluriel permet d’envisager de manière élargie aussi bien le lieu, que les techniques, l’ordonnancement des plats ou les manières de faire et de penser le rapport aux aliments. Si les contributions offrent un ensemble très riche de réflexions sur les enjeux, les pratiques et les imaginaires liés aux modifications alimentaires, trois grandes orientations se dégagent et fédèrent l’ensemble des travaux proposés : Introduction – L’alimentation comme cristallisateur de représentations : Se profile toute la problématique de l’identité et de la recomposition des identités. L’aliment emblématique à lui seul définit à tort ou à raison, de l’intérieur ou de l’extérieur une culture particulière. L’aliment « mémoire » concentre toutes les valeurs, les émotions, les expériences du groupe référent. L’un comme l’autre malgré les processus d’emprunts et d’adaptations définissent symboliquement très fortement les contours culturels. L’introduction de nouvelles donnes (produits, techniques…) ne modifie pas la prégnance de l’alimentation sur la totalité des relations sociales. Autour de nouveautés se créent de nouvelles cultures, s’inventent de nouveaux usages sociaux et culinaires. Plus que n’importe quel autre comportement humain, le fait de manger, en instaurant un contact étroit entre les hommes rejaillit sur l’ensemble des aspects sociaux. – Les variations adaptatives des comportements alimentaires et leur influence sur les modèles sociaux et familiaux : Le travail féminin hors de la cellule familiale a bouleversé la répartition traditionnelle des tâches, entraînant dans son sillage des réactions en chaîne : introduction de nouvelles techniques, repas rapides, cuisines rapides… générant de nouvelles représentations, de nouveaux discours sur la santé, le corps ou la commensalité. Paradoxalement, ces mutations se sont accompagnées d’un mouvement très prononcé de retour « nostalgique » à une forme de tradition dans le registre de l’alimentaire. Manger de la cuisine du terroir, (même si celle-ci est surgelée) est devenu un signe de qualité. La sphère familiale n’est pas la seule concernée et le retour à « l’authentique » se conjugue également dans la découverte des cultures culinaires étrangères. On va cuisiner « traditionnellement » un couscous… Le voyage culinaire s’expérimente, on cherche des saveurs exotiques chez soi (en espérant que l’autre exotique reste chez lui…) – Les imaginaires : Ce thème est distillé en filigrane dans l’ensemble de ce numéro. Il ne peut y avoir d’actions sans représentations et celles-ci agissent sur la modification des comportements. Le domaine alimentaire agrège de multiples fantasmes liés à la définition que l’on veut de soi, des autres et de son rapport aux autres. Manger transforme, et, suivant la qualité du produit, les modes de préparation, de consommation, les circonstances… l’individu ne sort jamais indemne de cette expérience. L’étude des habitudes alimentaires se révèle un terrain fertile pour aborder les structures sociales ; ces habitudes témoignent de la cohérence des choix, elles informent sur les attentes, les risques et les adaptations consécutives aux variations des situations matérielles et des formes de pensée. 5 Cuisine et identités WILLIAM HOLMAN HUNT, ISABELLE ET LE POT DE BASILIC, 1867, 183,8 X 113 MANCHESTER, CITY ART GALLERIES, DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX, LAROUSSE 1990. CM, Annie Hubert ANNIE HUBERT Cuisine et Politique le plat national existe-t-il ? Q ui dit plat national, invoque tout de suite l’idée de nation, de pays, d’entité politique avant tout. Si la cuisine est un langage de l’identité, le plat national serait alors l’emblème d’un pouvoir politique. Peut-on en parler de cette manière ? De l’expression identitaire ANNIE HUBERT 8 Directeur de Recherche CNRS UPRES-A 5036 « Sociétés Santé Développement » CNRS et Université Bordeaux 2 ■ Plus que le langage, les choix alimentaires et la manière de préparer les mets, autrement dit la cuisine, sont profondément liés au sentiment d’identité1. Or ceci relève directement de ce que nous choisissons d’appeler « la culture », utilisant le sens que lui donne Marshall Sahlins d’« ordre signifiant de perception », de processus de « schèmes symboliques déterminés » efficaces, mais en lente et constante transformation2. La cuisine exprime davantage l’identité que le langage car on assiste, en cas d’émigration vers d’autres pays et cultures, à un perte de la langue d’origine après la deuxième génération. Or, la perte des habitudes culinaires, au moins pour les occasions festives, ne se fait qu’à la troisième voire la quatrième génération, et parfois les plats de fête persistent encore plus longtemps3. Nous reviendrons plus loin sur le problème de l’émigration. Nous constatons cependant que le sentiment identitaire lié à la cuisine ne s’exprime pas directement, il est en quelque sorte « inversé », en négatif. En effet: on n’est pas Japonais parce que l’on mange du poisson cru avec de la sauce de soja, mais parce que tous les autres, les étrangers, les barbares en quelque sorte, ne mangent pas comme nous. C’est la cuisine inférieure, voire dégoûtante ou dangereuse de « l’autre » qui nous conforte dans notre appartenance au groupe. Chaque culture va définir ce qu’elle considère comme comestible, et les étrangers sont ceux qui mangent parfois des choses non comestibles pour nous. Pensons à la consommation valorisée des insectes en Amérique latine par exemple, du chien dans plusieurs continents, autant de facteurs « négatifs » qui nous confortent dans notre appartenance aux gens « civilisés ». Donc, il y a une forte expression culturelle manifeste dans les traditions culinaires des divers groupes humains. Ces manifestations peuvent s’affiner à diverses sous-catégories de ces mêmes groupes : catégories sociales, ou d’âge par exemple. Prenons la France actuelle : il existe une différence de cuisine pratiquée par les jeunes cadres dynamiques et les ouvriers en usine, dans les cuisines pour les enfants, pour les personnes âgées ou pour les adultes. Bourdieu y a consacré une grande partie de son ouvrage sur la Distinction4. C’est en adoptant la cuisine caractéristique de la catégorie « supérieure » que l’on acquiert sa distinction et que l’on change de statut socio-économique et culturel. Ce qui explique l’éternelle fuite en avant des distingués du « haut », pour redéfinir une cuisine du bon goût qui ne serait que la leur. C’est un peu à ce phénomène que nous assistons aujourd’hui, avec la vulgarisation des effets « Nouvelle Cuisine », et l’introduction d’une cuisine du terroir, authentiquement enracinée dans l’imaginaire de ceux qui veulent se distinguer. Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ? Mais revenons à l’idée de nation et de plat national : il faudrait alors que nous puissions parler d’une culture « nationale ». Comment se construit-elle ? Par quoi se traduit-elle ? Et si la culture est un ensemble de schèmes en constante évolution, le plat national devrait lui aussi changer au cours des siècles. En France, nous passerions pour ainsi dire de la poule au pot, au pot au feu et au steak frites… L’exemple français ■ L’Etat français est-il né avec Louis XI comme le déclare l’historien Murray Kendall5 ? Et pouvons nous alors déjà parler de « nation », alors que ce mot n’apparaît qu’au siècle des Lumières ? Quoi qu’il en soit, de la naissance de cet état, centralisé, centralisateur, devrait se développer une culture « nationale » commune, à partir de processus qui font partie d’un continuum d’intégration, traduction et adoption d’idées, de concepts et de coutumes, en constante évolution et réadaptation. C’est dans ce sens que nous pouvons dire que la culture est un concept « mouvant ». Or, ce qu’il s’y développe surtout, avec la fin du féodalisme, c’est une royauté toute puissante, entourée d’une cour avec une aristocratie « asservie » au pouvoir royal, constituant ce que nous appellerions aujourd’hui une sous-culture dominante, et c’est celle-ci qui sera l’expression de la « culture française » pendant des siècles. Mais, « la France se nomme diversité » disait F. Braudel6. En dépit des souhaits d’assimilation et de domination des appareils politiques la France, comme tant d’autres nations, se compose d’une grande diversité de « pays ». Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les provinces, les régions, eurent leur langue, leur cuisine, leur costume et leurs coutumes. La plupart des nations, aujourd’hui, sont à de rares exceptions près un agrégat de régions, dont les populations ont conservé leur « culture » par rapport à celle de l’Etat, idéalisée et souvent peu ancrée dans la réalité « nationale ». C’est justement à travers les régions, que se manifestent encore aujourd’hui des différences culturelles fortes, avec le langage, l’accent, les préférences alimentaires et la cuisine. Une cuisine nationale ? Autant il est facile de parler de cuisine régionale, qu’elle soit de Gascogne ou du Hokkaido, du Gudjarat ou du Maghreb, autant les choses se compliquent lorsque l’on veut définir une idée qui serait un plat national. Ceci implique une pensée politique, un exercice de pouvoir, une idée centralisatrice. Même dans l’empire le plus centralisé de la planète pendant des millénaires, et je veux parler de la Chine, on n’a pu définir un concept de type « plat national ». On y trouve comme en France et ailleurs, une grande variété de cuisines régionales, à forte connotation culturelle. Mais d’un plat qui représenterait à lui seul l’essence même d’une nation et de son pouvoir : point. Par contre, il s’est développé en France, une tradition culinaire directement liée à la royauté, à la cour, une fois le nomadisme royal terminé et l’installation du pouvoir central dans un lieu géographique précis, représentant majestueusement la puissance, le bon goût, le génie artistique, l’essence de la civilisation des bonnes manières. Dès le XVIIe siècle, nous ne sommes pas encore dans l’idée de Nation, mais de Royaume, se développe une Nouvelle Cuisine, avec ses cuisiniers James Ensor, La Mangeuse d’huîtres, Belgique, 1882, Anvers, Koninkijk Museum voor Shone Kunsten. C’est au cours des vingt dernières années du XXe siècle qu’Ostende gagna une réputation de ville gastronomique grâce à ses huîtres. 9 Annie Hubert artistes que sont Pierre de Lune, La Varenne et d’autres. Cette cuisine devient la Cuisine Classique française, qui exercera une action hégémonique sur toute l’Europe pendant des siècles, et l’on pourrait encore dire que cet état de choses continue toujours. Cette Grande Cuisine, codifiée plus tard par des vedettes comme Escoffier, est une manifestation identitaire de l’aristocratie, puis du pouvoir politique. Que l’on songe au rôle fort important joué par un cuisinier pâtissier comme Carême dans les chassés croisés politiques du XIXe siècle. Nous avons là une cuisine qui caractérise la France, mais quelle France ? Celle du pouvoir, d’une élite. Dans ce sens la cuisine française fut éminemment politique. En même temps, les régions continuent de développer et de s’identifier à leurs cuisines, leurs produits, leurs goûts propres. Voire à les utiliser pour revendiquer contre le pouvoir central. La révolution n’y changera rien. Les identités régionales perdurent et se manifestent encore de nos jours. La révolution, avec les cocardes, drapeaux, scolarisation, enseignement du français, n’a pas inventé un plat national. Elle s’est contentée de reprendre la cuisine du pouvoir, modifiée lentement par la bourgeoisie. Jusqu’à ce que réapparaisse le régionalisme, la valorisation des plats authentiquement locaux. Pensons au rôle, pas toujours très net, que joua sous le nom de plume de Pampille, l’épouse de Léon Daudet, pour la réhabilitation des cuisines régionales dans un courant xénophobe et ultra-nationaliste français. Et le plat national ? 10 ■ Nous pouvons donc parler d’une cuisine nationale, et en France d’une cuisine qui a dominé le monde occidental dans l’expression du « bon goût », mais de plat national ? point. Et pourtant : qui a inventé l’idée banale de steak-frites pour représenter la richesse et l’identité de la cuisine française ? D’où est sortie cette image ? Un mystère à résoudre en tout cas. Pour certains, c’est Henri IV et sa poule au pot qui ont inauguré en France le plat national. Ce ne l’était certes pas à son époque, et pas davantage aujourd’hui. Toutes les cuisines du monde ont un plat de « bouilli », aux appellations plus ou moins évocatrices (olla podrida, puchero, pot au feu, boiled dinner et j’en passe). Nous nous trouvons devant une situation où il semblerait que parfois on ait besoin, avec le drapeau, l’hymne national et la langue, d’un plat qui rassemble toutes les différences régionales. Pour nous ou vis-à-vis des autres ? Un des exercices les plus agréables de l’activité touristique est la recherche et la trouvaille du « plat typique » qui constitue une expérience gastronomique mémorable, en bon ou en mauvais, et qui arrive à caractériser l’ensemble des techniques et préférences culinaires d’un pays. La question peut se poser alors, que la création ou plutôt l’attribution d’un plat dit national est un fait du regard des étrangers, un peu comme une image miroir de l’identité. Pour les Français, le plat national des autres n’est pas une énigme, nous avons une foule de réponses sur ce sujet. Les Anglais ? ils mangent du gigot bouilli avec une sauce à la menthe, tous les petits Français vous le diront, Astérix oblige ; les Belges ? des frites et des moules bien sûr, les Allemands ? la choucroute ; les Italiens ? les spaghettis bolognaises et les pizza ; les espagnols ? la paella ; les Japonais du poisson cru et les Chinois du riz avec des plats en sauce aigre-douce (dans une mauvaise interprétation de la cuisine cantonaise). Mais alors, les voisins belges nous diront que le waterzoi pour les Flamands et les carbonades pour les Wallons sont des plats plus représentatifs… une nation ? non, deux univers culturels et linguistiques. Les Anglais, seraient bien en mal de définir un plat national, il y a trois grandes régions avec des cuisines qui leur sont propres, à moins que tout le monde ne se sente uni autour de la dinde de Noël et du pouding, ce que nieront les nationalistes écossais, gallois ou irlandais. Pour les Anglais nous sommes non point des consommateurs de steak frites, mais des mangeurs de grenouilles et d’escargots. Pour les Américains que nous imaginons ne consommer que des hamburgers frites, le plat national français pourrait bien être la quiche, qu’ils ignorent être lorraine. Le problème se complique lorsque nous abordons le Maghreb : le couscous est le plat national. Quoi, de trois pays Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines distincts ? de préparation fort différente chaque fois, sans compter que le couscous se retrouve en Sicile et en Egypte… Nous retombons dans le régional, le culturel et le technique. Il ne s’agit plus exactement d’un plat, mais d’un procédé culinaire à base de céréales. Autrement dit, la constitution d’un plat national serait une idée, une représentation de ce que consomment les autres, par opposition à nous. Nous nous sentons unis dans une même cuisine, face à ce que mangent les barbares, les étrangers, qui ne se nourrissent pas comme nous, leur alimentation illustrée par un plat que nous pensons caractéristique. L’identité culinaire se fait par l’exclusion en quelque sorte. Or c’est bien ainsi qu’apparaissent nos idées sur le plat national, c’est toujours celui des autres, et quand il faut définir le nôtre cela devient impossible. Nous sommes obligés de retrouver les régions, les noyaux culturels forts, enracinés dans un milieu, où l’on a développé des produits et des techniques ancestrales. Le plat national est aussi un plat de migrants ■ C’est en quittant sa culture que l’on comprend l’importance de sa cuisine. Les goûts qui rassurent, qui sécurisent, les substances, les techniques familières, qui font du bien à l’âme sont essentiels au bien-être, au bonheur. Les anciens esclaves noirs d’Amérique ont un beau mot pour cela : « soul food », ou nourriture de l’âme. C’est pourquoi sans doute, l’identité culinaire perdure tant chez les migrants. Et c’est alors que naît le plat emblématique, autour duquel on se retrouve en groupe, renforçant les liens de cohésion, rassurant, sécurisant. C’est la quête impossible d’enfants émancipés, adultes, expatriés, qui recherchent et réclament sans jamais vraiment l’obtenir, ce plat si délectable que seule leur mère savait si bien préparer. Le couscous en est un excellent exemple pour les habitants du Maghreb, y compris pour les anciens colons. A l’étranger il sera plat national algérien, tunisien, marocain, même si dans ces pays, la population est loin d’y songer comme à un plat représentant leur pays ! Les Argentins émigrés vous diront que l’asado avec sa sauce, le chimichurri, est le plat nostalgique, qui les unit dans le souvenir des pampas et des montagnes. En Argentine on ne songerait pas à en parler comme d’un plat national et on proposerait bien d’autres alternatives comme le puchero ou les empanadas. Autrement dit, le plat emblématique n’en est pas pour autant un plat national. Il est utilisé par des groupes émigrés qui y retrouvent sécurité, bienêtre, dans un souvenir idéal et idyllique d’un pays et d’une enfance qui ont perdu leur réalité. Cela perdure tant qu’ils se trouvent en situation d’exclusion ou encore en processus d’intégration. On pourra par contre parler de cuisines nationales, dans des cas particuliers, comme celui de la France. Une cuisine née d’un pouvoir politique, représentant une culture qui se veut nationale et uniforme, tout en sachant que dans ce même pays, les identités culinaires régionales perdurent, et sont revendiquées comme ancestrales et traditionnelles. Elles ont le vent en poupe et ont de beaux jours devant elles, sachant bien sûr, qu’il s’agit davantage d’une représentation que d’une réalité : les recettes du terroir, comme tout autre acte culinaire, se sont transformées et continuent à se transformer au fil du temps, et cependant elles ne perdent rien de leur effet identitaire, elle offrent même aux plus imaginatifs, des racines « virtuelles » dans un terroir imaginaire… Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ? Notes ■ 1. A. Hubert « Destins transculturels » Mille et Une Bouches, Autrement, n° 154 mars 1995, p 114-119. 2. M. Sahlins « Au cœur des sociétés : raison pratique et raison culturelle », Gallimard, 1980. 3. A. Hubert et G. de Thé « Modes de Vie et Cancers » Robert Laffont, Paris, 1991. 4. P. Bourdieu « La Distinction » Editions de Minuit, Paris, 1979. 5. M. Kendall « Louis XI » Fayard, Paris, 1971. 6. F. Braudel « L’identité de la France » Flammarion, Paris, 1986. 7. E. LE Roy, La culture otage du développement, L’Harmattan « La culture commune comme réponse à la crise de l’Etat et des économies en Afrique », 1994, pp. 103-104. Publications de l’auteur ■ • Modes de Vie et Cancers, Robert Lafont, Paris 1990. • Le manger Juste, J.-C. Lattès, Paris 1991. • L’Héritage de la cuisine française, avec les Sœurs Scotto, Hachette, Paris 1991. • Pourquoi les Eskimo n’ont pas de cholestérol, First, Paris, 1995 • L’ABCdaire du gourmet, Flammarion 1997. 11 Pierre Erny PIERRE ERNY Une question de boulange sacrée Le pain eucharistique doit-il être azyme ou fermenté ? u cœur même du christianisme il y a un rite du pain et du vin ; rite mystérieux, s’il en est, puisqu’il prétend rendre « présent » le corps et le sang de Jésus le Christ, Fils de Dieu, seconde personne de la divine Trinité ayant pris chair humaine, qui proclame en Jean, 6, 55-56 : « Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui. » On peut comprendre qu’en deux mille ans une affirmation aussi énorme ait suscité bien des problèmes de compréhension et d’interprétation, mais aussi de confection, car il y a pain et pain. Mon propos est d’évoquer quelques variations autour de ce thème, en me limitant au pain et au levain nécessaire à sa fabrication. On sait que ce dernier est constitué de vieille pâte fermentée. Or les ethnologues ont été confrontés en de nombreuses civilisations à la question de la fermentation et aux représentations qui en dérivent. A Les rites au centre du schisme de 1054 PIERRE ERNY 12 Institut d’ethnologie, Strasbourg Faculté des sciences sociales, Université Marc Bloch, Strasbourg ■ Quand vers le milieu du XIe siècle de véhémentes polémiques se développèrent entre Occidentaux et Orientaux, les Byzantins reprochèrent aux Latins de communier avec du pain azyme (du grec a-zumè, « sans levain »), alors qu’eux utilisaient du pain levé. On s’envoya à la figure, d’un bord à l’autre de la chrétienté, les sobriquets d’« azymites » et de « fer- mentariens ». Nous avons beaucoup de peine avec notre mentalité d’aujourd’hui à voir dans des griefs de ce genre les vraies causes d’une rupture dont les conséquences devaient être immenses pour la suite de l’histoire et qui ne sont encore en rien surmontées un millénaire plus tard. N’étaient-ce pas de simples prétextes dont usaient des gens qui voulaient en découdre pour des raisons de politique ecclésiastique ou de politique tout court, et non des raisons de fond ? En rester là serait sans doute méconnaître l’énorme importance que prenaient à l’époque les questions de rite et de symbolisme. Quand en 1053, un an avant le schisme, le patriarche de Constantinople Michel Cérulaire envoya à l’évêque de Trani en Italie une longue lettre pour le supplier d’intervenir auprès du pape alsacien-lorrain Léon IX afin qu’il mette fin aux « abus » et « scandales » de l’Eglise latine, de quoi y était-il question : de foi ? de dogme ? de mœurs ? d’organisation de l’Eglise ? de discipline ? Nullement. Mais de reproches d’ordre purement rituel : en Occident on use de pain azyme pour l’Eucharistie ; le calice est réservé au clergé ; on jeûne le samedi ; on ne chante pas l’Allelouia en carême… On allait jusqu’à contester la validité des messes célébrées avec des azymes. Le tout était étayé de nombreuses citations des Ecritures et de la tradition. Un autre Alsacien-Lorrain, le moine et cardinal Humbert, fut chargé de la réfutation : loin de minimiser ou de ridiculiser des querelles qu’il aurait pu juger mesquines, il l’a fait très sérieusement et non sans violence en un long trai- Une question de boulange sacrée té reprenant un à un les griefs et les arguments ainsi soulevés, opposant aux textes d’autres textes tout aussi scripturaires. Manifestement, dans la mentalité de l’époque, ces questions rituelles n’étaient nullement mineures. Chaque détail de la célébration était considéré comme d’origine apostolique, donc intangible. En effet, les œuvres de Denys l’Aréopagite, qu’aujourd’hui on appelle le PseudoDenys, un auteur inconnu du Ve ou VIe siècle, étaient considérées comme émanant véritablement du notable converti par saint Paul à Athènes : or ce sont elles qui fondent en grande partie la tradition symbolique de la liturgie. Le moindre détail rituel - acte, geste, parole, lecture devait avoir un caractère scripturaire et être fondé sur l’Ecriture. L’étonnant, c’est que la question du pain fermenté ou azyme n’ait jamais été soulevée auparavant, pas même lors du schisme de Photius au IXe siècle. Parmi les motifs que Michel Cérulaire invoquait contre le pain azyme et la célébration du samedi, il en est un qui nous fait dresser l’oreille aujourd’hui : c’est qu’il s’agit d’usages juifs… Et du coup, d’accuser l’Eglise d’Occident d’être polluta judaismo, « polluée par le judaïsme » ou « de judaïsme », et d’être comparable au léopard cujus capilli nec nigri sunt nec albi, « dont les poils ne sont ni noirs ni blancs ». De nombreux traités de l’époque portaient sur le culte juif tel qu’il est décrit dans la Bible. Il ne faut pas oublier que dans l’Orient chrétien, plus exposé aux infiltrations juives, régnait par endroits un antisémitisme tel que tout rite rappelant les observances juives y devenait suspect. Cela n’empêchait pas les Byzantins de reprocher aux Latins d’abandonner l’interdit (tout aussi juif) de consommer des viandes non saignées… C. Fabre-Vassas a montré, en se fondant entre autres sur le légendaire d’Occident, qu’en adoptant les azymes la chrétienté latine a été amenée elle-même à rétablir l’équilibre en multipliant vis-à-vis du judaïsme les signes distinctifs. Pain et levain dans la Bible ■ Le pain occupe dans le langage de la Bible une place de choix: il y est question du « pain des larmes », du « pain de cendre », du « pain d’impiété et de mensonge », du « pain de l’oisiveté », du « pain des forts », du « pain de l’amitié », du « pain de la parole », du « pain de l’intelligence ». Le pain apparaît avec la chute: « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse, 3, 11). L’abondance ou la disette de pain sont signes de la bénédiction ou du châtiment de Dieu. Le pain est présenté comme le don suprême du festin messianique promis aux élus. Le pain jouait aussi un rôle important dans le culte. Le roi-prêtre Melchisédech offre le pain et le vin. Le Lévitique parle des oblations de fleur de froment mélangée d’huile et de galettes sans levain frottées d’huile (2, 1-8; 6, 9). La Bible de Jérusalem fait le commentaire suivant: « Le rituel cananéen cherchait à exprimer l’explosion bouillonnante des forces naturelles: ferment dans le pain, banquet sacré accompagné de danses, enfin licence débridée… Le rituel lévitique, tout en conservant le sens de la vie et l’hommage à Dieu des produits du sol, épure profondément ce rituel pour assurer le respect du sacré et de la transcendance divine : la consommation est réservée au sacerdoce, le ferment est exclu, tout contact avec le profane est prohibé, le chant se discipline dans les psaumes et les hymnes, toute prostitution sacrée est sévèrement réprouvée » (p. 110). La prohibition du ferment s’inscrit donc dans tout un ensemble de mesures. La législation sacerdotale traite des douze « pains de proposition » (littéralement « les pains de sa face »), placés durant une semaine en deux rangées dans le Saint de la Tente ou du Temple, sur la table d’or, avec les vases destinés aux libations, et qui étaient consommés par les prêtres pour symboliser la communion entre Dieu et ses fidèles au travers d’une nourriture spiritualisée: « un mets pour le Seigneur ». Les pains sans levain (matsôt) apparaissaient dans le culte domestique au cours de cette festivité majeure qu’était la Pâque, pessah, fête du « passage » et de la délivrance, commémoration de la sortie d’Egypte, avec immolation de l’agneau et manducation d’herbes amères et d’azymes, le tout rappelant un départ précipité. « Les gens emportèrent leur pâte avant qu’elle n’eût levé, les huches sur l’épaule, serrées dans leurs manteaux… Ils firent cuire, sous forme de galettes azymes, la pâte qu’ils avaient emportée d’Egypte, car elle n’avait pas levé. Chassés d’Egypte sans le moindre délai, ils n’avaient pu se préparer des provisions de route » (Exode, 12, 34-39). Le pain sans levain (« un pain de misère » pour se souvenir tous les jours de sa vie du jour de la sortie d’Egyp- te, dira le Deutéronome, 16, 3) s’oppose au pain à pâte fermentée mangé à satiété en Egypte, comme la liberté retrouvée s’oppose à l’esclavage subi, la foi dans sa simplicité à la culture dans sa sophistication, la préparation rapide à la lente élaboration, l’humilité à l’enflure de l’orgueil, la rupture à la continuité. « L’azyme est la forme la moins civilisée du pain », écrit M. Courtois (p. 67). Rejeter le pain levé, c’est sortir de la culture, partir, aller au désert, retrouver la nature dans son immédiateté, se purifier, recommencer une autre vie, dépasser le cours normal des choses. Certains exégètes et historiens pensent, au vu des éléments qui y interviennent, que cette célébration pascale se serait elle-même greffée sur une très ancienne fête pastorale, située à la pleine lune de printemps et remontant à l’époque où les ancêtres des Hébreux étaient encore des bergers nomades : un sacrifice d’agneau suivi d’un repas de communion aurait eu pour but d’attirer la protection divine sur les troupeaux au moment où les brebis mettaient bas. On sait que certains nomades arabes connaissent toujours un pain non levé, mangé chaud, tandis que dans les villages voisins on fabrique un pain au levain et salé. D’autre part, en arrivant dans la Terre promise et en se sédentarisant, les Israélites se seraient mis à observer, peut-être à l’imitation des Cananéens, une fête agraire de printemps, sans date bien fixe, lorsqu’en mars-avril (le mois d’abib ou « mois des épis », plus tard appelé nizan) débutait la moisson de l’orge. On allait en pèlerinage à un sanctuaire, on apportait en guise d’offrande les premiers fruits de la récolte et le « pain des prémices », et pendant sept jours on mangeait de ce pain fait avec des grains nouveaux, sans levain, donc sans rien qui vienne de l’ancienne récolte. Le symbolisme dominant était celui du renouvellement, du recommencement, du nouveau départ. Depuis les plus anciens codes, les azymes accompagnaient les sacrifices et le levain était exclu des offrandes cultuelles, sans doute parce qu’on y voyait un symbole de corruption, un élément rituellement impur, proche du pourrissement. Comme ces deux, voire trois complexes festifs au symbolisme voisin tombaient durant le même mois de nizan, ils se seraient rapprochés l’un de l’autre, puis confondus si étroitement que la pratique des azymes est devenue une partie intégrante de la Pâque. L’histoire des 13 Pierre Erny azymes fabriqués à la hâte pourrait ainsi être un récit étiologique pour justifier une coutume dont l’origine n’était plus perçue ou était jugée peu avouable. Selon les usages traditionnels juifs, il faut le soir du 14 nizan éloigner tout levain des maisons et ne plus manger d’autre pain qu’azyme durant les sept jours des festivités. Aujourd’hui encore, on invite les enfants à chercher dans tous les recoins les miettes de pain fermenté qui pourraient s’y trouver. Au cours des deux premiers soirs on écoute en famille la haggada qui relate la sortie des Hébreux d’Egypte, et le repas pris en commun à cette occasion rappelle en tout point celui de la nuit de la délivrance. Pessah, la Pâque, s’appelle aussi hag ha matsôt, « la fête du pain azyme ». 14 Dans le Nouveau Testament le levain est évoqué tantôt négativement, tantôt positivement. En Matthieu 16. 6, le Christ met en garde contre « le levain des Pharisiens et des Sadducéens ». Et Paul (1.Corinthiens 5. 7) exhorte les convertis du paganisme en ces termes : « Ne savezvous pas qu’un peu de levain fait lever toute la pâte ? Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle, puisque vous êtes sans levain. Car notre pâque (= agneau pascal) a été immolée. Célébrons donc la fête, non avec du vieux levain, ni du levain de méchanceté et de perversité, mais avec des pains sans levain, dans la pureté et la vérité. » Sur un registre positif, le Christ compare en Matthieu 13, 33 le Royaume des cieux à « du levain qu’une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève ». Le Christ lui-même sera souvent présenté comme le ferment qu’on met dans la pâte. Pour l’auteur juif Philon, dont l’influence a été très grande sur les premiers penseurs chrétiens, la fête des azymes commémore la création du monde, et ces pains « ont été prescrits par la Loi pour ranimer les braises de la vie pure et austère, qui était celle des premiers temps de l’humanité. » Dans la symbolique universelle, le levain et la fermentation qu’il induit sont marqués d’une forte ambivalence : d’une part ils évoquent la décomposition et le pourrissement, donc la mort ; d’autre part ils sont signes d’effervescence vitale, de bouillonnement, de mûrissement, de transmutation en une substance supérieure, donc de vie. De la nature du repas du Jeudi Saint ■ Les Byzantins tout comme les Latins se fondaient pour justifier l’Eucharistie sur l’exemple donné par le Christ lors du repas pris avec ses apôtres le soir du jeudi peu avant son arrestation. Or quelle était la nature de ce repas ? Apparaît ici une grave divergence dans les textes suivant qu’on se réfère aux évangiles synoptiques ou à saint Jean. Selon les synoptiques, la Cène correspond à un authentique repas pascal comme le prescrivait la tradition juive. Luc, par exemple, écrit : « Vint le jour des pains sans levain où il fallait immoler la Pâque ; Jésus envoya Pierre et Jean disant : allez nous préparer la Pâque, que nous la mangions » (22, 7-8). S’il en est ainsi, le pain utilisé durant ce repas était fait de fine fleur de farine de blé et sans levain. Selon Jean, au contraire, la Pâque n’était célébrée que le lendemain, au soir du vendredi (18, 28 ; 19, 14 et 31). La Cène, qui s’est déroulée le 13 du mois de nizan, n’a donc pas été un repas pascal. La conséquence en est que le pain consommé était du pain ordinaire avec levain. On est là en face d’un problème exégétique quasi insoluble. De nombreuses solutions ont été proposées depuis l’antiquité : – Pour les uns, Jean aurait retardé les choses d’un jour pour des raisons symboliques afin que la mort du Christ coïncidât avec l’heure où l’agneau pascal était immolé. – Pour d’autres, la contradiction viendrait du fait qu’il existait des calendriers liturgiques divergents selon les groupes quelque peu hétérogènes qui formaient le judaïsme d’alors ; les Esséniens, par exemple, reprenant le calendrier sacerdotal ancien, auraient célébré la Pâque cette année-là le mardi soir. – Le plus probable est que Jésus, sachant qu’il allait mourir au moment même de la Pâque, a anticipé d’un jour, évoquant au cours du dernier repas le rite pascal de manière suffisamment significative pour pouvoir y greffer le rite nouveau qu’il instituait. Si l’on adopte cette troisième hypothèse, il se serait agi d’un repas à symbolique pascale sans coïncider tout à fait avec le rite traditionnel de la Pâque. On ne peut donc pas dire de façon certaine quel type de pain a été utilisé, même si la balance des probabilités penche du côté des azymes. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Une question de boulange sacrée Le sanctuaire des Hébreux au désert avec les pains de proposition. (Extrait de Hortus Deliciarum) Or il se trouve que les Occidentaux fondaient leur argumentation sur les synoptiques, et les Orientaux sur Jean… La querelle surgie au XIe siècle montre comment à cette époque on s’est mis à charger des usages chrétiens divergents, qui jusque-là ne posaient pas problème et auxquels on n’attribuait pas de signification particulière, d’une valeur allégorique, voire théologique. Les Occidentaux ont repris la symbolique négative du levain, les Byzantins sa signification posi- tive. Le pain sans levain, disaient ces derniers, est une substance dépourvue de vie, vestige d’un judaïsme voué à la mort, inadéquate pour se transmuer dans le corps du Christ ressuscité, le Dieu vivant. Le christianisme ancien ■ Sur le plan de l’histoire, on ignore quels furent exactement les usages des Eglises des premiers siècles sur ce point précis. Ils peuvent avoir varié selon les régions. A l’origine les fidèles semblent avoir apporté le pain et le vin eux-mêmes, et il ne pouvait alors s’agir que d’aliments d’usage courant, donc fermentés. Le premier témoignage littéraire indiscutable de l’emploi du pain azyme en Occident semble être de Bède le Vénérable au VIIIe siècle. Dans quelques textes il n’est pas clair s’il est question de prohibition de levain ou de sel (un autre sujet fort intéressant!). Des raisons d’ordre pratique concernant la conservation des espèces ont dû jouer un rôle important en faveur des azymes, surtout à partir du moment où l’hostie consacrée (« le Saint-Sacrement ») est devenue l’objet d’un culte inconnu auparavant. Bien entendu, les uns et les autres ont affirmé haut et fort a posteriori que leur usage était le plus ancien, quitte à fabriquer des faux pour l’attester, une manière de faire largement répandue dans le haut Moyen-Âge. 15 Pierre Erny 16 Quand on considère les coutumes des Eglises pré-chalcédoniennes ou paléoorthodoxes (syriaque, copte, arménienne et éthiopienne), véritables conservatoires des manières de faire les plus anciennes, la balance penche nettement du côté du pain fermenté, à l’exception des Arméniens: ceux-ci prétendent qu’ils ont dès le départ utilisé dans leur somptueuse liturgie du pain azyme, mais on tend à penser aujourd’hui que cet usage a été introduit chez eux, comme plusieurs autres, au contact des Croisés « latins » au XIIe siècle. Il faut mentionner aussi les Maronites du Liban qui, bien qu’étant de liturgie syriaque, usent de pain azyme ; mais ils ont été soumis tout au long de l’histoire à des processus de latinisation encore plus intenses. Il est donc probable que pendant le premier millénaire, en gros, on n’attachait aucune importance particulière à la nature du pain eucharistique, et que les choses se sont figées très tardivement quand les théologies sacramentelles respectives furent contaminées par l’esprit de polémique et marquées d’un respect hyperbolique des traditions. Le concile d’union de Florence en 1439, comme le récent concile Vatican II, ont reconnu sans aucun problème la légitimité des deux usages. Curieusement, dans la tradition patristique (cf. Daniélou), les azymes n’apparaissent quasiment jamais comme une figure de l’Eucharistie proprement dite, mais symbolisent seulement la nouveauté de l’existence chrétienne une fois que l’on a passé par l’initiation baptismale. Pour Justin, par exemple, « ce que signifiaient les azymes, c’est que vous n’accomplissiez plus les vieilles œuvres du mauvais levain. » Positivement, on met en avant la symbolique du nouveau levain et de la nouvelle pâte que représente une vie conforme à l’Evangile et nourrie de l’Eucharistie. De nombreux termes servaient à désigner le pain eucharistique: oblata et « prosphores » (chez les Grecs), au sens d’« offrandes »; le « sceau » (à cause du cachet employé); les « saints dons »; les « espèces » ou « saintes espèces » (après consécration) ; les Coptes parlaient de l’« agneau »; les Syriens, toujours un peu poètes, de « premier-né », et après consécration de « charbon ardent » ou de « perle » (margarita); etc. Mais le terme qui prévaudra en Occident est celui d’« hostie », du verbe hostire, « frapper », qui primitivement désignait un animal destiné à être abattu. En rigueur de termes, « hostie » ne devrait s’appliquer qu’au pain consacré, mais l’usage courant va au-delà. C’est évidemment toute la théologie traditionnelle du sacrifice qui pointe l’oreille à travers ce terme. Boulange sacrée ■ Quand on considère la manière dont on fabrique le pain eucharistique et les formes qu’on lui donne, on constate la plus grande variété. Entre la petite et mince hostie translucide et la grande galette ou la miche que l’on peut trouver en Orient, tous les intermédiaires sont possibles. Chez les Coptes d’Egypte, par exemple, les pains doivent être tout frais et cuits dans l’église même ou juste à côté par un diacre ou un moine tout au plus trois heures avant la messe: on en prépare plusieurs moyennement grands avec de la farine de froment immaculée et du levain, de forme ronde pour symboliser la divinité qui n’a ni début ni fin, et le prêtre en choisit le plus beau au début de la divine liturgie (les autres seront distribués à la fin de l’office). On y imprime une grande croix représentant le Christ et douze petites croix pour les apôtres, avec un triple « saint! » et cinq incisions pour figurer les blessures du crucifié. On n’ajoute ni sel, ni sucre, ni huile, car le Christ est « savoureux » par lui-même. La cuisson est accompagnée de la récitation de psaumes. Chez les Ethiopiens, de tradition copte eux aussi, un petit bâtiment annexe muni d’un four et appelé Bethléhem, « la maison du pain », jouxte l’église, et trois pains encore chauds (le dimanche quatre) sont portés solennellement dans le sanctuaire dans un panier très orné. Puis commencent de longs rites préparatoires. En Occident (cf. Jungmann), la plupart des documents anciens et des représentations font penser que pour l’Eucharistie on apportait du pain ordinaire qui servait dans les ménages, en veillant simplement à la beauté des formes. Sur des mosaïques de Ravenne, le pain offert sur l’autel se présente à la manière d’une tresse, tordue comme une natte et formant un cercle fermé, de la grandeur de la main; le même était vendu dans les boulangeries au IIIe siècle comme pâtisserie de luxe sous le nom de corona. La forme la plus répandue, aussi dans l’usage profane, était celle d’un pain rond partagé en quatre par des fentes en forme de croix afin d’en faciliter la fraction (panis quadratus ou decussatus) : en effet, traditionnellement, du moins en Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Orient, le pain ne se coupait pas, mais se rompait.A l’aide d’un cachet on y imprimait un dessin ou une inscription. Quand à partir du IXe siècle le pain azyme s’est imposé progressivement dans la chrétienté latine, on a par la force des choses arrêté d’utiliser celui apporté par les fidèles. Que ce soit en Orient ou en Occident, l’évolution est allée dans le sens d’une hypersacralisation des saints dons. On devint de plus en plus réticent, à quelque niveau que ce fût, d’admettre dans la liturgie les mêmes éléments qu’on trouvait dans le monde profane (langue, chants, vêtements, substances, images, etc.): le sacré devait être « autre », « à part », « séparé ». Sous l’influence de Cluny, même la confection des hosties tendait à tous les stades, depuis la culture du blé, la mouture, la préparation de la pâte et la cuisson, à prendre une forme liturgique et à être confiée exclusivement à des clercs ou à des personnes consacrées.Au couvent de Hirsau, par exemple, les moines chargés de cette tâche devaient procéder en silence afin que leur souffle ne souillât pas le pain. Ailleurs ils psalmodiaient. Cette confection des hosties ne se faisait plus que quelques fois dans l’année, et était de plus en plus réservée aux monastères. Dans un premier temps, de minces tranches de pain azyme étaient portées sur l’autel et rompues pour la communion du peuple, puis on en vint à confectionner à l’aide de « fers à hosties » ces petits disques en forme de monnaie (in modum denarii) que nous connaissons encore aujourd’hui. Comme on ne les rompait plus, la distribution en était facilitée, ainsi que la conservation. Elles n’étaient plus données dans la main (debout), mais directement dans la bouche (agenouillé), et on recommandait instamment de les avaler sans mâcher. D’une blancheur immaculée, diaphanes, d’une sapidité particulière, les hosties n’avaient plus aucune ressemblance avec du pain. Quand plus récemment ont été mises à la mode des hosties « dorées » qui en ont à nouveau quelque peu le goût, j’ai entendu plusieurs personnes dire qu’elles regrettaient de ne plus retrouver cette saveur « céleste », « angélique », « sacrée » de l’hostie d’autrefois qui vous transportait d’emblée dans le monde divin… Conclusion ■ La fermentation de la pâte n’a évidemment pas l’importance biologique, psychologique et symbolique de celle du jus de raisin. Le vin et d’autres boissons alcooli- sées à usage religieux sont perçus comme donnant accès à un fonds mystérique encore bien plus impénétrable. Ce n’est pas sans raison que l’on a fait le rapprochement entre symbolique du pain et vie active, extérieure, et symbolique du vin et vie contemplative, intérieure, mystique. Le miracle du pain a eu lieu sous forme d’une multiplication quantitative, alors que le miracle du vin à Cana s’est opéré sous celle d’une transformation qualitative. La communion au vin fut longtemps réservée aux seuls clercs. Si l’histoire laisse de très larges zones d’ombre, elle permet cependant d’apprécier à quel point un élément en apparence simple comme le pain peut être investi de multiples manières. Elle montre qu’en modifiant les apparences on change aussi, sans toujours s’en rendre compte, les significations. L’évolution récente qui s’est opérée du côté catholique fait que les fidèles n’ont plus du tout la même perception de la communion eucharistique: la quasi suppression du jeûne, l’abandon massif de la confession préalable, le vague de la catéchèse ordinaire, la communion systématique à toutes les messes, le contact manuel avec l’hostie, la station debout au moment de la réception du sacrement et assise après, etc., ont conduit à une plus grande familiarité, qui peut tourner à la banalisation et à une relative désacralisation. Il est d’autres problèmes de « cuisine » et de « boulange sacrées », déjà anciens, mais qui se reposent aujourd’hui avec insistance avec l’émergence d’Eglises en des contextes culturels très différents. Faut-il que le pain eucharistique soit fait de blé? Ne peut-il être fabriqué avec de l’orge, du riz, du mil? Faut-il que ce soit du pain? Ne peut-on envisager l’usage d’autres nourritures de base en tel lieu : du manioc, de l’igname, de la patate, des laitages, du miel? Dans l’affirmative, comment va se poser la question de la fermentation ? Différentes liturgies chrétiennes connaissent aussi une distribution de pain béni, mais non consacré, soit pour ceux qui n’ont pas communié (à des époques ou en des lieux où on ne communiait que très rarement, sinon pas du tout), soit en guise d’agapes fraternelles. C’est là certainement un très bel usage qui a été quelque peu mis de côté en Occident et qui permettrait d’introduire dans les rites, sous couvert de paraliturgie, une dose de liberté et d’inventivité. Une question de boulange sacrée Il est enfin toujours intéressant d’étudier les conceptions relatives à la fermentation selon les diverses cultures et la symbolique qui en découle, qui n’est pas forcément celle que véhicule la Bible. Je me souviens avoir un jour accompagné un missionnaire dans une tournée en « brousse » au Burkina Faso. Nous arrivâmes dans une cour où l’on venait de fabriquer de la bière de mil, et où l’on était en train de faire sécher la levure. L’apôtre se mit à en manger, disant que c’était là un aliment diététiquement très riche, bourré de vitamines. Les gens se tordaient, se roulaient de rire. Je m’enquis par la suite des raisons de cette hilarité et appris que pour cette ethnie manger de la levure provoquait l’impuissance. Il est vrai qu’en théorie, pour le saint homme, cela n’aurait pas été trop gênant. Bibliographie ■ •Beauduin (Dom Lambert), « La liturgie et la séparation des Eglises », Irenikon, 1929, VI, pp. 321-331. •Cannuyer (Christian), « Une vieille querelle : quel pain pour la messe ? » Notre histoire, 85, janvier 1992, pp. 4649. •Courtois (Martine), « Les ferments interdits dans la Bible », in : Le ferment divin, pp. 63-76. •Daniélou (Jean), Bible et liturgie, Paris, Cerf, 1950. •Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, article « Azymes ». •Fabre-Vassas (Claudine), « L’azyme des Juifs et l’hostie des chrétiens », in : Le ferment divin, pp. 189-206. •Fournier (Dominique) et D’Onofrio (Salvatore) (sous la direction de), Le ferment divin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1991. •Hayoun (Maurice-Ruben), La liturgie juive, Paris, PUF, 1994 (« Que Saisje ? »). •Jungmann (Joseph-André), Missarum solemnia. Explication génétique de la messe romaine, Paris, Aubier, 1950. •Léon-Dufour (Xavier) (sous la direction de), Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1981. •La Bible de Jérusalem. 17 MARIANNE MESNIL Marianne Mesnil Le temps de boire un café… Le temps de boire un café… « Identité alimentaire » « MARIANNE MESNIL 18 Université Libre de Bruxelles, Centre d’Ethnologie Européenne (Institut de Sociologie) D ■ is-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » écrit Braudel en 1979 à propos de l’alimentation1. L’alimentation comme mode de distinction par rapport à l’« autre » fait partie de ce lot d’idées devenues lieu commun. Et qu’une telle maxime doive affronter le processus de « mondialisation », constitue un autre de ces lieux communs. Au moment où surgit un nouveau type d’« espace identitaire » qu’on appelle par exemple le « village global »2, voilà donc nos traditions alimentaires mises à mal. En témoigne la crise du « camembert au lait cru » au sein de l’Union Européenne, ou encore l’affrontement franco-euroaméricain entre roquefort et « bœuf aux hormones ». De tels incidents, au-delà des enjeux économiques qu’ils défendent, expriment de manière éloquente l’appartenance à deux cultures alimentaires distinctes. Ainsi, deux pôles se sont constitués peu à peu, entre lesquels oscillent nos comportements alimentaires, selon qu’on se trouve ou non dans ces régions de l’Europe (et d’Outre-Atlantique) qui, pour reprendre la jolie expression de J. Goody, « n’ont jamais eu la chance ou la malchance de connaître le grand décapage culturel de la Réforme »3. Mais à travers la constatation d’une telle dichotomie au sein de l’Europe, ce sont des questions fondamentales qui se profilent. Elle suggère en effet l’existence de grands ensembles qui transcendent les frontières nationales et dessinent ce que l’on peut appeler des « aires culturelles », pour utiliser un concept de l’anthropologie qui n’est par- venu jusqu’à nous qu’à travers un usage empirique4. Dans un tel champs de préoccupations, l’expression de J. Goody citée plus haut nous fournit tout particulièrement matière à réflexion. L’auteur vise ici l’opposition entre ce qu’on appelle schématiquement une « Europe du Nord », qui correspond à l’« aire de la Réforme » (luthérienne et calviniste), et une « Europe du sud », catholique romaine5. Mais si l’on accepte ce facteur religieux comme critère pertinent d’un découpage entre « deux Europe », nous en arrivons à débattre d’une question qui nous mène au cœur de l’actualité idéologique et politique, et que l’on peut formuler comme suit : le facteur religieux produit-il des effets suffisamment déterminants sur les mentalités et les comportements pour que l’on puisse parler de « cultures distinctes » sur base de ce seul facteur ? Le débat est loin d’être neuf : que l’on pense à toute la littérature qu’ont suscitées à ce propos les thèses d’un Max Weber6. Aujourd’hui, ce débat remis à l’ordre du jour à la faveur de nouveaux enjeux géopolitiques (de la Guerre du Golf à celle du Kosovo), n’est sans doute pas sans en influencer les termes. C’est en posant ce type de question et en y répondant de manière affirmative et sans nuance, qu’un auteur comme l’américain S. Huntington est amené à développer sa thèse sur le « choc des civilisations »7. Cette fois, il ne s’agit pas de distinguer entre « deux Europe » au sein de la chrétienté occidentale, mais d’opposer la « Civilisation occidentale » au reste du monde, en ce compris la chrétienté d’orient et l’islam des Balkans. Il paraît évident à tout anthropologue de l’An 2000, qu’il faille accorder Cafetières émaillées de couleur bleu et vert décorées selon la même technique, L’émail dans la maison, Brigitte Ten Kate-Von Eicken, ed. Armand Colin, 1990. Bibliothèque des Arts, Strasbourg. 19 Marianne Mesnil une attention privilégiée à la dimension religieuse d’une culture quelqu’elle soit. Mais faut-il pour autant en être amené au schématisme du chercheur américain ? N’y a-t-il pas là une prise de position idéologique qui guide une démonstration précaire ? Aussi modeste soit le propos que l’on puisse tenir autour de la « culture du café », il me semble pouvoir offrir une amorce d’analyse alternative à un tel schématisme. Tentons-en l’expérience, même succinctement, dans les pages qui suivent. Café, cafés et culture(s) 20 Je propose pour cela de revisiter le Bucarest des années 70, qui n’est ni turc, ni musulman ! Cet exemple nous permettra d’interroger les usages liés au café tant du point de vue de leur spécificité culturelle que part rapport aux changements intervenus dans les habitudes alimentaires au cours de ces dernières décennies. En matière de « culture du café », ce qui, à cette époque, était de l’ordre de l’expérience quotidienne, a pris aujourd’hui valeur de témoignage historique. Et les changements qui l’ont affectée me semble bien refléter une évolution plus globale de la société survenue après 89. ■ Pour s’en tenir à l’Europe, mais néanmoins à « toute l’Europe », une manière simple de faire la distinction entre les traditions liées à la consommation du café est de prendre en considération une opposition entre deux procédés de cuisson : « décoction » ou « percolation »8. Autrement dit, on distinguera d’une part un café bouilli, servi « dans son marc » et d’autre part, divers procédés de préparation d’un « café filtre », dont le marc est d’emblée séparé de la boisson. Deux questions se posent alors : comment tracer une limite entre une Europe du « café bouilli » et une Europe du « café filtré ». Et d’autre part, cette opposition décrite en termes strictement culinaires suffit-elle à définir deux « cultures » distinctes du café ? Ce qui suppose qu’un tel clivage nous entraîne au-delà de son caractère technique. Pour ce qui est de la première question, la réponse semble apparemment aisée. N’utilisons-nous pas en effet, l’expression de café « à la turque » pour désigner cette « décoction » que nous opposons à tous les autres cafés qui appartiennent quant à eux à l’Occident ? Qui plus est, l’événement « fondateur » d’une telle dichotomie possède une valeur hautement symbolique dans l’histoire de l’Europe : il se passe à Vienne en 1683 et marque la victoire du christianisme romain contre l’avancée de l’islam ottoman. Insistons d’emblée sur les deux qualificatifs de l’opposition religieuse : ils ne peuvent être négligés dans l’approche anthropologique qui veut être la nôtre. Pourtant, les deux questions ne se résolvent pas aussi simplement qu’il n’y paraît. Une observation de « terrain » aidera à le comprendre. Des terrasses de Bucarest au café des « apparatchiks » ■ C’est sur fond d’un petit souffle de printemps bucarestois que j’ai fait connaissance avec « le café » de la capitale roumaine à la veille du « printemps de Prague », au sortir d’un stalinisme qui allait bientôt se transformer en un totalitarisme des plus tyranniques. Mais l’heure était à l’optimisme et les terrasses des cafés de Bucarest incitaient alors à la flânerie. J’y appris tout d’abord qu’ici, le café est un rituel auquel on ne peut déroger sous peine de manquer à toutes les politesses. Ma première expérience en la matière fut d’ordre protocolaire : elle devint bien vite une véritable initiation à « vivre autrement le temps ». Car du temps, il en fallait beaucoup pour prendre le café des « apparatchicks ». La cérémonie du café était faite d’un mélange compliqué entre curiosité de voir l’« autre » que j’étais, venu de l’autre côté du « rideau de fer », méfiance visà-vis de l’occidental auquel le discours officiel n’était guère enclin à prêter quelque qualité, mais aussi plaisir de recevoir l’hôte venu d’ailleurs et qui, à ce seul titre méritait les égards. Mais, sous couvert d’accueil et d’hospitalité, ces invitations successives de la part des divers services administratifs dont dépendaient le cours de mon séjour, se révélèrent aussi, de manière quelque peu perverse, une soumission à l’expérience de l’attente sans fin qu’impose à l’individu tout régime totalitaire. Attente de la personne « responsable » de votre dossier ; attente des papiers nécessaires à la régularisation de votre statut Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines d’étranger. Attente des autorisations indispensables, des signatures et des cachets exigés pour partir « sur le terrain ». D’administration en administration, de bureau en bureau, de responsable en responsable, tout devenait prétexte à un nouveau rendez-vous, à la répétition du rituel du café : initiation au temps de l’attente à travers laquelle je découvrais ainsi une insidieuse dimension coercitive du régime. Mais, fort heureusement, la consommation du café ne se limitait pas à ces invitations protocolaires. Le café se buvait à tout moment sur les terrasses accueillantes de la ville, dans les « cofetarie » (salons de dégustation) ou dans les restaurants, accompagnés ou non de pâtisseries dont la variété reflétait parfaitement la double culture culinaire à laquelle appartient ce pays : entre Vienne et Istanbul, Bucarest étalait ses « tort » débordant de chocolat, et ses « baklave » ou autre « sarailie » saturés de miel et de noix pilée, que ne dédaignaient pas les hommes, amateurs avertis de telles friandises et clients fidèles de leurs lieux de dégustation. De l’art de consommer le café à la turque ■ Le café « à la turque » (ou café turc) est donc un café bouilli, servi dans son marc. Cela signifie qu’il ne faut pas se presser de le boire. Le marc doit avoir le temps de se déposer au fond de la tasse, de manière à se dissocier du breuvage que l’on déguste à petites gorgées jusqu’à ce que les lèvres soient en contact avec le résidu solide. Dès lors, pas question de troubler le liquide par l’adjonction de quoi que ce soit, une fois le café versé dans la tasse. C’est au moment de la commande qu’il faut annoncer ses goûts : café sucré, très sucré ou franchement « amer ». Première expérience linguistique ■ C’est chose connue que les premières expériences linguistiques d’un étranger sont généralement d’ordre alimentaire. Commander un café fut donc l’une de mes premières mises à l’épreuve de la langue. A première vue, elle devait être Le temps de boire un café… simple : inutile d’indiquer quel type de café l’on souhaitait : un café ne pouvait être qu’un « café turc ». Il suffisait donc de préciser : « grand » ou « petit » et plus ou moins sucré. Mais arrêtons-nous un moment aux deux termes par lesquels s’exprime ce choix entre « grand et petit » : « mare » ou « mic » : ils nous introduisent déjà à un aspect de ce qui fait la spécificité culturelle de la Roumanie : le « grand » nous renvoie aux ancêtres latins (« mare »= magnus) et le « petit » à l’héritage grec (« mic » = micro). Il n’y manque que l’apport sudslave pour obtenir les principaux ingrédients de cette culture « balkanique ». Mais pour ce qui est de la « culture du café », toute la Péninsule en a emprunté le vocabulaire à la langue turque : cela va du nom donné à l’ustensile qui sert à le bouillir : le « cezve » ou « ibrik »9, à celui des établissements où l’on vient spécialement le déguster (« kavhehane ») en passant par ce mot intraduisible qui recèle le secret de son arôme : le « kaymak » (prononcer « caïmac »). Une rhétorique du « kaymak » ■ En Roumanie comme ailleurs, et peut-être plus qu’ailleurs, le café est prétexte à discours. Dans l’expérience sociale quotidienne du café turc (pour l’opposer au « café des apparatchicks » de ma première expérience), la parole s’étire tout au long d’un moment de « suspension » qui s’ouvre sur l’attente : une attente sans violence, sans impatience, qui fait déjà partie du plaisir annoncé de la dégustation partagée. Et lorsque les tasses sont vides, les « propos de café » peuvent encore se prolonger en une séance de divination. Or, qu’il s’agisse de l’attente d’« avant sa consommation » ou celle de l’« après », dans les deux cas, une telle suspension du temps et une telle « libération de la parole » autour de la tasse de café ne peuvent être dissociées de cette présence du « kaymak ». Quelle est donc la « magie » que contiennent le mot et la chose ? D’origine turque lui aussi, le mot « kaymak » couvre un champs sémantique qui n’a pas son équivalent en français : il renvoie à l’idée de « quintessence » de la substance : c’est aussi bien la « crème » du lait que la mousse dense qui se forme à la surface du café mené à son point d’ébullition, ou encore le « culot » de la pipe ; on comprend dès lors le sens de l’expression « prendre le kaymak », c’est-à-dire « garder la meilleure part ». L’art d’obtenir un « beau kaymak » dépend de la qualité du café, de sa torréfaction, de la finesse de la mouture, et enfin, de la méthode, du « tour de main » de celui qui prépare le café, un art qui tient toujours quelque peu du mystère et suscite les commentaires les plus enflammés. La qualité du « kaymak » accentue celle de la dégustation : de lui se dégagent l’arôme et le plaisir de ce moment privilégié ; plaisir de cette double oralité conjuguée : boire ensemble et deviser sur le monde. Enfin, c’est de son résidu que va dépendre la possibilité d’une « bonne » divination10 : il lui faut la consistance nécessaire pour que les « signes » se forment de manière lisible. Une telle opération appelle un nouveau temps d’arrêt. Elle requiert de la part du buveur, un soin à vider sa tasse afin que le marc puisse s’y déposer au fond en une masse épaisse. La soustasse est alors placée sur la tasse, et le tout prestement renversé. Et à nouveau, il faut laisser couler le temps, celui de ce « renversement » propice à la magie, le temps que se dessinent sur les parois blanches, les signes noirs tracés par une main invisible qui s’est servie du marc comme d’une encre. La tasse est délicatement remise « à l’endroit » pour livrer son message. L’acte mantique peut commencer. La parole divinatoire se construit dans la relation privilégiée qui s’instaure entre celui « qui a bu » et celui qui tente de lire dans les traces de son breuvage, supposées contenir une part de lui-même, une part de ses pensées, une part de son destin11. Par la place qui lui est réservée dans la préparation comme dans les discours qu’il suscite, le « kaymak » est cette part noble d’une boisson, « suspension » entre solide et liquide, qui ouvre en un bref et infini moment à tous les rêves, à tous les mondes possibles. Il ne peut être confondu avec ce résidu qu’est le fond du filtre de nos cafés d’Occident. Si d’une manière générale, le café, psychotrope aux vertus recherchées, ménage cette « pose », ce temps interstitiel au sein du rythme de la quotidienneté, le café « à la turque » avec son « kaymak », offre un support privi- légié à ce moment qui se déroule sous le signe de l’échange : il est « bon a penser », et par dessus tout, « bon à parler » et « bon à partager ». On comprend dès lors ce qu’a représenter la « crise du café » au sein d’un régime totalitaire, comme ce fut le cas dans les années 8O. C’est à ce moment qu’est apparu en Roumanie, l’expression de « café naturel » pour qualifier une denrée devenue à ce point rare qu’il fallait l’opposer à tous les ersatz, sans arôme ni kaymak, qu’un nouveau terme désigna bientôt de manière expressive, le « nechezol » (terme formé sur la racine du verbe « a necheza », hennir, par allusion au foin qu’en évoquait l’arôme ») ! Ce fut sans doute aussi le moment où l’usage du café soluble, le « nes » (abréviation pour « nescafé ») se généralisa. Ainsi, l’expérience bucarestoise du café des années 70 se distingue de toute expérience de dégustation occidentale. Mais elle s’insère parfaitement comme variante au sein d’une culture du café « à la turque » dont elle partage la technique de préparation de base et les ustensiles qui l’accompagnent, ainsi qu’un certain rapport au temps et à la convivialité. Poésie du kaymak contre pureté d’un breuvage filtré, il existe donc bien deux « cultures » du café. L’une se définit par un « plus » (café avec kaymak »), l’autre s’y oppose par un « moins » (café sans son marc) : deux manières peut-être significatives elles aussi, de qualifier ou disqualifier une même substance. Comment dès lors, s’est instauré un tel clivage ? Nous l’avons rappelé : c’est vers Vienne qu’il faut nous tourner pour en saisir la mise en place. Petite épopée du café■ « L’histoire du café risque de nous égarer. L’anecdotique, le pittoresque, le peu sûr y tiennent une place énorme » écrit Braudel dans le passage qu’il consacre aux boissons dans ses « Structures du quotidien »12. En outre, cette histoire est aujourd’hui trop connue pour que l’on s’y attarde, n’était précisément, que les événements liés à sa progression en Europe méritent quelqu’attention pour qui souhaite saisir dans leur processus de mise en place, 21 Marianne Mesnil ces traits d’unité et de diversité si caractéristiques des relations que les pays européens ont entretenues entre eux et avec leurs voisins, un processus qui caractérise cette lente élaboration culturelle dont la Méditerranée a d’abord été le cœur même, qui s’est ensuite déplacé vers l’Occident. A l’échelle de l’histoire de l’alimentation en Europe, le café, on le sait, est un nouveau venu. Si l’usage s’en répand peu à peu dès le Xe siècle. des confins désertiques où se touchent l’Afrique Noire et les pays arabes, vers les rivages de la Mer Rouge puis jusqu’aux pays du Maghreb, il faut attendre le début du XVIIe siècle et le développement des relations de l’Empire turc avec l’Occident pour que l’on parle de café en Europe. De l’Arabie à Istanbul : Un café qui s’écoule au rythme d’un temps social ■ L’histoire du café commence donc sur une rive de la Méditerranée pour y faire fortune en se propageant au rythme des conquêtes ottomanes : c’est l’aire (et l’ère) du café à la turque, un café dont le grain légèrement torréfié et réduit en poudre fine, est bouilli ou plus exactement « mené à son point d’ébullition » à plusieurs reprises dans le cezve/ibrik. Cette technique de base n’en possède pas moins sa palette de nuances et de subtilités et, nous l’avons vu, c’est le « kaymak » qui en est l’enjeu décisif13. La cérémonie du café « à la turque » 22 ■ Attardons-nous donc un moment à ce premier âge glorieux du café. Le café « à la turque » a développé un art de la dégustation sans égal, à l’instar de la « cérémonie du thé » au Japon. Dans l’entourage du sultan, lorsque l’empire est au sommet de sa puissance et déploie tout son faste, la cérémonie du café requiert jusqu’à quarante serviteurs. L’ordonnancement en est strictement réglé. Il alterne en séquences répétées, douceurs, café, serviettes pour s’essuyer les mains, eau de rose et eau d’encens14. Et pour ce qui est de sa consommation courante, c’est toute une culture masculine qui se développe dans les lieux publics, ces kavhehané où les spectacles du « théâtre d’ombre » et le narguilé viennent s’associer au café pour distendre davantage encore le temps en y faisant passer à ses hôtes jusqu’à sept à huit heures d’affilée ! « On le boit à longs traits, non durant le repas mais après, comme une espèce de friandise et par gorgée, pour s’entretenir à son aise en compagnie de ses amis » écrit à ce propos un voyageur à Constantinople vers 161515. Une telle culture du café aussi raffinée et parfaitement « codée » va se retrouver de manière unitaire d’un bout à l’autre des régions sous influence ottomane. Elle reflète en cela un système politique dont les pouvoirs restent concentrés sous une seule autorité, tout en favorisant la cohabitation de populations multiethniques et multiconfessionnelles. La diversité des appellations « nationales » dans les Balkans, et en particulier celle de « café grec », est récente : elle est le reflet d’une volonté de couper avec un passé ottoman et ne doit pas occulter la réalité de cette unité. Seul pays de la Péninsule qui n’ait pas été incorporé à l’Empire ottoman, la Roumanie boit un café turc qui porte ouvertement son nom ! L’expression de « café roumain » est une invention toute récente, d’« après 1990 » et ne s’emploie qu’avec un interlocuteur étranger16. Mais ce caractère unitaire de la culture du « café à la turque » va bientôt s’opposer à l’extrême diversification dont la boisson sera l’objet, une fois adoptée par l’Occident. C’est donc sous ce mode de préparation et avec le cérémonial qui l’accompagne que le café effectue sa percée en Occident. Les marchands de Venise introduisent le breuvage en Europe dès 1615. En 1644, on le retrouve à Marseille : la ville gardera pour un siècle le monopole de son importation en France depuis le port de Moka. Une description datant de cette époque, indique que le café y est servi suivant le modèle d’une cérémonie « à la turque » : tout y est copie conforme, de la préparation, au mobilier, « salon-divan, avec narguilés et tables basses »17. Puis, le café se retrouve bientôt à Paris. En 1669, c’est par une véritable entreprise de séduction qu’un ambassadeur du sultan parvient à y intéresser Versailles et sa cour. Et bien que Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines la culture du café « à la turque » soit une culture d’hommes, ici, l’envoyé n’hésite pas à prendre les dames pour cible de sa manœuvre. Comme l’écrit Braudel, si l’ambassade échoue, le café, lui, réussit18. Mais douze années nous séparent encore du siège de Vienne et jusque-là, le café reste toujours un « café à la turque ». C’est sous cette forme qu’il connaît un succès grandissant qui va se prolonger tout comme la mode des « turqueries » qu’on se plaira à évoquer durant encore plus d’un siècle19. Mais un événement crucial dans l’histoire de l’Europe va innover en matière de café : 1683 marque l’avènement d’une nouvelle technique culinaire : le filtrage. A Leipzig, en 1735, J.-S. Bach compose sa célèbre cantate (BWV 211) qui exalte les vertus d’un café très à la mode autant que diabolisé. Est-ce encore d’un café « à la turque » qu’il s’agit, ou déjà d’un café « occidentalisé » ? Les paroles de la cantate ne le laissent pas deviner. Vienne, 1683 : un café qui devient « identitaire » ■ Avec le siège de Vienne, la puissance ennemie tant redoutée opère l’amorce de son recul définitif vers l’Est. L’armée ottomane ne passe pas. Mais son café bien. On connaît l’anecdote : l’armée turque, dans sa déroute, abandonne ses précieuses provisions que récupère un certain Kolschinsky, polonais ou hongrois de son état, ancien prisonnier de la Sublime Porte et que cette expérience a initié à l’art du café. C’est donc avec la symbolique date de cette victoire que l’Europe adopte véritablement le café qui cesse d’être un simple emprunt au titre de curiosité exotique. Au cœur de l’affrontement entre « Christianisme et Islam » s’instaure cette rupture entre deux « cultures du café : c’est l’acte de naissance du café « à l’Occidentale » qui va s’opposer sans nuance au café « à la turque ». Le « croissant », cette « viennoiserie » qui l’accompagne, vient encore souligner la victoire sur l’ennemi. Dans le vocabulaire « identitaire » d’aujourd’hui, on dirait que le café y « affirme sa différence » ! Tandis qu’IstanbulLa-Magnifique entre dans son déclin20, l’Occident ouvre une nouvelle « ère » (et « aire ») du café. L’hégémonie des « économies-monde » qui se situaient en Le temps de boire un café… Méditerranée se sont déplacées vers l’Atlantique, et en particulier, d’Istanbul, Venise et Marseille, vers Amsterdam, Bordeaux et autres ports de destination « au long cour ». Les grandes exploitations coloniales de l’Occident s’organisent avec, parmi leurs activités, les plantations de café mises en exploitation grâce au système esclavagiste qui bat son plein. Le café, « denrée coloniale » deviendra bientôt le « café pour tous » des sociétés occidentales modernes. Désormais, sur les tables et dans les salons de l’Europe, s’opère cette séparation radicale : par la technique de filtrage du café, l’art de produire cette part « noble » du marc, le « kaymak », disparaît, tandis que le marc lui-même se cache au fond des filtres. Ainsi disparaît la métaphore d’une stratification sociale où les couches supérieures se voyaient parfois désignées par le terme de « caïmacam » (en roumain, ce terme signifie littéralement « Régent », faisant office de « Prince » dans les Pays roumains), tandis que les « bas-fonds » étaient désignés par le terme « marc » (en bulgare, c’est le mot « utajka », terme générique qui signifie « dépôt, sédiment », résidu », qui prend ce sens figuré).21 Les cafés des Etats-nations ■ Après le siège de Vienne, l’Occident va donc « filtrer » « son » café. Mais audelà de ce dénominateur commun que l’on oppose désormais à sa culture d’origine, surgit la diversité. Ce sont généralement les grandes villes qui donnent le ton ; les particularismes s’y multiplient : on commence par y ajouter lait ou crème en proportion variée : c’est le café viennois ou le « café crème » parisien ; en Italie, on le saupoudre de cacao et c’est le « capuccino ». On va aussi lui adjoindre une note alcoolisée : du nord au sud de l’Europe, on l’arrose d’aquavit et c’est le « kaffekask » ; de whisky, et c’est l’irish coffee ; ou encore de « grappa » et c’est le « caffe corretto » italien ; sans oublier le « café arrosé rhum » tristement célébré par J. Prévert… 22 Puis, c’est au tour des techniques de filtrage de se diversifier, de la populaire « chaussette » au procédé « Melitta », en passant par la cafetière napolitaine et le « café-tasse » à filtre individuel des « bons établisse- ments » bruxellois par exemple23. Ainsi, en Occident, le café a tendance à se « nationaliser ». Tout cela, avant que n’apparaisse une innovation en matière d’électro-technique : le percolateur qui donne un coup d’arrêt aux préparations manuelles. Café et modernité Pour abréger le temps qui passe… ■ Qu’il soit bouilli ou qu’il s’écoule à travers un filtre qui en retient le marc, dans tous les cas, ce que requiert un bon café, c’est du temps. Et si la « pose-café » de l’Occident n’a jamais pu égaler les interminables journées passées dans les kavhéhané d’Istanbul, d’Ismir ou de Salonique, il n’en reste pas moins que ce qui fait son unité au-delà de la diversité des usages, c’est le temps et le plaisir partagés autour de la boisson. C’est dans cette perspective que l’on comprend comment d’autres « drogues socialisées » sont venues s’y associer : ici (en Orient), le haschisch (« kif »), là (en occident), le tabac, démultiplient l’effet recherché de ce petit moment d’évasion au cœur du quotidien. Or, ce que vient bouleverser un nouveau « genre de vie » lié à la modernité, c’est précisément un rapport au temps. Et c’est bien là que réside la contradiction : d’abord coulé dans le rythme d’une société orientale pré-capitaliste, le rituel du café va bientôt devoir rencontrer un autre rythme, celui des sociétés occidentales en voie d’industrialisation. Mais le temps du café est difficilement compatible avec le « time is money » de telles sociétés modernes ! Cependant, après avoir diversifié son café, l’Occident va tenter de mettre au point de nouveaux procédés culinaires adaptés à cette nécessité de comprimer le temps. Ce sera le rôle de la « machine à café », qui va abréger tant soit peu le temps du filtrage : qu’il s’agisse de la machine à pression des lieux publics, apparue en Italie dès la fin du XIXe siècle, ou de la simple machine à café électrique dont l’usage domestique s’est généralisé au cours des trois dernières décennies. Mais, jusqu’ici, ces procédés, quelle qu’en soit la diversité, ont néanmoins en commun une caractéristique « en négatif » : celle de ne pas permettre une préparation « instantanée », comme ce sera le cas de deux autres techniques, l’espresso et le café soluble que par ailleurs, tout oppose. L’espresso et le nes ■ Mais avec l’espresso, le rythme du café s’accélère encore, tant dans sa préparation que dans sa consommation. Si, contrairement au « café soluble », l’espresso ne renonce pas à une certaine prétention gastronomique et se présente comme une quintessence qui sauvegarde et exhale toutes les qualités du « bon café », il n’en est pas moins vite fait, vite avalé. Et dans son pays d’origine, bien loin des sofas orientaux comme des grands cafés mondains du XIXe siècle viennois ou parisien, l’espresso se déguste généralement debout24. C’est finalement un café individualiste et raffiné dont on peut ou non partager le plaisir de la dégustation. Il est, en outre, capable de s’adapter avec la même vitesse à toutes les circonstances. Sa place est donc désignée sur la scène de la « mondialisation » : partout, et jusque dans l’ancienne « aire du café à la turque », le percolateur va désormais trôner sur les comptoirs comme un symbole de la modernité. Un seul concurrent sous le rapport du temps, et uniquement sous ce rapport : le « café soluble » est en quelque sorte à l’un de ces « cafés de civilisation », ce que la soupe en sachet est au pot-au-feu ou au « minestrone » de la cuisine des terroirs. Il en est son parent pauvre25 : dans les pays de l’Est, avant la « Chute du Mur », on le proposait, d’un geste d’impuissance, lorsque la « machine (à pression) était en panne ». Vers une petite typologie des cultures du café ■ Finalement, se dégage de ces quelques usages passés ici rapidement en revue, une petite typologie qui peut s’articuler en quatre catégories dont chacune correspond à une certaine cuisine et à ses « manières de table », mais aussi à un certain rapport au temps. On peut la résumer comme suit : • le café « à la turque » : le temps de sa préparation et les valeurs de convivialité qu’implique sa dégustation en sont incompressibles et indissociables. C’est 23 Marianne Mesnil pourquoi il est en train de disparaître au rythme où disparaît ce rapport au monde dont il est l’expression. En outre, ce café s’oppose aux trois autres par la présence et la valeur accordée à son kaymak, matière à discours poétique. •le café « filtre » : à l’origine, lorsque l’Occident l’invente, il entretient également des liens privilégiés avec ces deux facteurs de temps et de convivialité : dans la « bonne société » des pays où existent déjà de grandes traditions de gastronomie (on pense plus particulièrement à l’Italie et à la France), sa place lui est tout indiquée ; ce qui ne l’empêche pas de se frayer une place au sein du « peuple », aux côtés ou en remplacement du « gros rouge »; les propos de salons littéraires ou politiques se doublent des discussions de « cafés du commerce ». Mais avec sa mécanisation, le « café filtre » fait son entrée dans la modernité, et le rapport au temps s’en trouve modifié. Modifié, mais pas pour autant annulé : offrir ou partager un caféfiltre, chez soi ou dans un lieu public, est un acte qui perpétue cet ancien rapport au temps et à l’autre (à l’hôte) dont il était à l’origine indissociable. Et c’est aussi le cas de notre troisième type de café : •l’espresso : on l’a vu, « il a tout pour lui » ; il est individualiste mais n’exclut pas la convivialité. Capable de comprimer le temps et l’arôme, vite fait, vite bu, il réalise une quintessence à l’image de la névrose urbaine (qu’il nourrit et tempère à la fois, comme tout autre psychotrope) et sa capacité d’adaptation sociale alliée à une exigence de qualité, lui promet sans doute encore de beaux jours26. •Enfin, le « café soluble » aux antipodes de la gastronomie (seule la publicité tâche de nous persuader du contraire), aux antipodes, aussi, de la convivialité, ne convainc guère qu’une clientèle pressée et peu exigeante. Il est en quelque sorte le « degré zéro » du café; c’est une boisson de « survie » que l’on ne peut offrir qu’avec le regret de n’avoir rien d’autre à partager. Café et mondialisation ■ 24 Cette typologie résume aussi bien les usages du café des origines à nos jours, qu’elle rend compte de manière synchronique de sa situation dans les sociétés d’aujourd’hui. A ceci près que les cultures du café ne sont pas épar- gnées par le processus de mondialisation qui en normalise les usages selon le « standard » universel (c’est-à-dire occidental) d’un « café pour tous ». Pour ce qui est de notre espace domestique, de telles normes nous sont familières : qui ne connaît le paquet rectangulaire emballé sous vide de 250 voire 500 grammes ? Il contient généralement un « mélange » de grains de type « robusta » issu d’anciennes plantations coloniales aujourd’hui aux mains de « multinationales » qui en gèrent le processus de production et de commercialisation. Aussi, la torréfaction et la mouture en sont industrielles et ne tiennent plus compte du mode de préparation auquel est destiné le produit ; d’autant que cette préparation a toute les chances d’être elle aussi « normalisée » grâce à la machine qui a massivement pris place dans les cuisines. Seule une mouture « spécial espresso » vient s’ajouter à cette norme internationale pour café filtre. Mais par ailleurs, tandis que s’uniformisent les cultures du café dans le monde, une place bien marquée est cependant ménagée à un café de luxe destiné aux amateurs « avertis » : domaine désormais réservé d’une certaine diversité : du grain à la tasse, on peut y faire son choix entre « grands crus » ou mélanges subtils de « pur arabica » ; ce café rare s’achète dans des établissements qui en assurent la torréfaction journalière ; on peut l’y faire moudre « devant soi » ou le moudre soimême dans un moulin électrique qui reproduit (à grands frais) le système de la meule artisanale dont le broyage du grain évite le frottement par les lames qui l’échauffent et en compromettent l’arôme. Bref, la culture du café n’échappe pas à la règle générale de l’économie mondialisée : en marge d’un café « moyen » disponible à moindre frais, le café raffiné et « personnalisé » est accessible à qui veut ou peut y mettre le prix. Mais tout ceci ne concerne cependant que le café « occidental ». Pour ce qui est du café « à la turque », il semble bien avoir perdu définitivement droit de cité jusque sur son propre terrain d’origine27. Avec une exception pour les restaurants exotiques où il se trouve encore « chez lui », lorsqu’il n’a pas été complètement détrôné par la machine « à faire gagner du temps », le percolateur à haute pression. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Emprunt ou innovation ■ Le petit périple que l’on vient d’effectuer au cœur de cette « boisson de civilisation » nous a permis de mettre en valeur quelques aspects d’un processus d’emprunt et d’adaptation qu’il ne paraît pas excessif de qualifier de « fait social total » au sens où Mauss entendait cette notion. Résumons-nous. Issu du monde arabe, le café trouve son premier épanouissement au sein des traditions raffinées que développe la culture ottomane. Dans les Balkans, c’est au rythme des conquêtes ottomanes que l’usage prend racine. La culture du café s’y impose « tel quel » de manière parfaitement unitaire dans un contexte de « métissage culturel » où l’islam rencontre la Chrétienté orientale. Puis, c’est la pénétration en Occident : le contact est tout d’abord « pacifique » ; l’Occident ménage une place à ce « fait de culture » étranger. Mais, contrairement à ce qui s’est passé dans l’Orient de l’Europe, c’est au prix d’une véritable rupture avec cette tradition que le café est adopté par les pays occidentaux qui créent leur propre culture autour de cette nouvelle boisson. Et, fait sans doute significatif, cette rupture est datée : elle s’inscrit sur fond d’hostilité guerrière et religieuse dont peut rendre compte la formule implicite : « christianisme et café filtre versus islam et café turc ». A travers cette manière de voir dualiste (trop souvent remise à l’honneur depuis les événements de 1989), 500 ans d’histoire d’une bonne partie de l’Europe se trouvent escamotés27 ! On y oublie une culture spécifique dont la caractéristique est d’avoir développé un mode de vie qui ne peut être réduit à celui de la culture ottomane : lieu privilégié de rencontre entre orient et occident de la Méditerranée et de la Mer Noire, c’est toute une « région intermédiaire » dont il s’agit : y ont coexisté durant des siècles, les traditions des trois monothéismes. Et parmi les emprunts et influences qui se sont exercés au sein d’une telle région-carrefour, se trouve une tradition culinaire, en ce compris le « cérémonial du café ». Turque, cette boisson l’est incontestablement, mais elle s’est fait adopter audelà de sa propre culture spécifique. Au point que, lorsqu’intervient l’émancipa- tion des jeunes nations qui se libèrent du joug ottoman, le café « turc » se maintient « tel quel », au prix d’un simple changement de dénomination. Café versus Thé Un partage de l’Europe entre deux boissons ? ■ Nous avons jusqu’ici tenté d’apporter quelque nuance significative pour approcher le jeu des différences entre les cultures du café en Europe. Mais qu’en estil de ce choix alimentaire par rapport à son voisinage ? Pour mettre en place les limites d’aires culturelles ou de marques « identitaires » qui passent par la consommation du café, il nous faut encore envisager de tels rapports de voisinage entre café et thé, cette autre importante « boisson de civilisation ». Dès leur apparition en Europe, thé et café sont en compétition pour conquérir de nouveaux marchés. Dans ce partage, le café aurait « gagné la bataille » essentiellement dans les régions méridionales de l’Europe, dont la carte recoupe en gros celle des régions viticoles ; tandis que la consommation du thé se cantonnerait davantage dans l’Europe du nord (Angleterre et Pays-Bas), qui est par ailleurs, consommatrice d’alcool. Cette idée d’un parallèle entre deux « plantes de civilisation », thé et vigne qui s’exclueraient mutuellement, a été émise par F. Braudel qui y voit une possibilité d’explication du succès du thé dans certaines régions plutôt que dans d’autres29. On notera pourtant l’opposition combien significative entre populations de Laponie, qui se subdivisent en « Saamés » consommateurs de café, côté finlandais et « Skolts » consommateurs de thé, côté russe30. Dans cet exemple, le clivage « nord/sud » n’est donc pas pertinent et ce qui est décisif, c’est l’adoption d’un comportement alimentaire appartenant à une culture voisine et « englobante ». Si l’on en croit les chiffres de consommation actuels du café en Europe, l’inadéquation d’un tel clivage « nord-sud » se confirme ; les plus grands pays consommateurs de café sont en effet, par ordre décroissant : Finlande et Suède, Danemark et Norvège ; Pays-Bas ; Allemagne, Autriche, Belgique et Luxembourg ; puis viennent la France et la Suisse, les Italiens et enfin les Espa- Le temps de boire un café… gnols31. L’Europe viticole est donc loin d’être en tête de ce classement ! Sans entrer dans le détail de la culture du thé, on peut néanmoins faire le parallèle avec celle du café. Les deux usages pénètrent à la même époque en Europe. Mais le thé part de Chine, déjà chargé d’une longue tradition qui ne le suivra pourtant pas dans son voyage vers l’Occident. Et, comme pour le café, les populations qui l’adoptent en inventent de nouveaux usages tant culinaires que sociaux. Que l’on pense en particulier à deux grands pays où l’usage du thé est devenu dominant : l’Angleterre qui a conféré une valeur quasi rituelle à son « teatime » ; et la Russie qui a développé tout un cérémonial autour d’un objet spécifique, le samovar32. Boisson et culture religieuse ■ Mais revenons encore à la question initialement posée : qu’en est-il d’un lien éventuel entre culture alimentaire et culture religieuse, lorsqu’il s’agit de la consommation du café ou du thé ? En traitant du « café à la turque », nous avons tâché de nuancer cette relation, en indiquant la communauté de consommateurs qui s’est formée à travers une expérience de cohabitation entre un christianisme oriental (issu de la culture byzantine) et un islam européen (issu de la culture ottomane). L’aire du « café à la turque » n’est ni exclusivement turque, ni proprement musulmane. Elle correspond à un art de vivre et de cultiver le temps qui fut en honneur dans cet orient de l’Europe jusqu’à l’avènement de la modernité (qui est aussi celui du déclin des grands empires, le turc en particulier), et dont Vienne fut, parmi d’autres, l’une des « villes carrefour » entre Occident et Orient de l’Europe. Dans un tel paysage géopolitique, le café apparaît bien comme un indicateur d’appartenance : non pas à un État, ni à une religion, mais bien à une « aire culturelle ». Par ailleurs, en tâchant de préciser la carte de répartition du thé et du café en Europe, il nous faut maintenant renoncer à la faire coïncider avec celle d’une « Europe du Nord », correspondant aux populations « Réformée », qui s’opposerait à cette Europe viticole du catholi- cisme romain33. Dans les deux cas, les « traits distinctifs » tantôt se superposent, tantôt se dispersent en espaces non homogènes.Vienne… et les Lapons nous offrent des points d’opposition tranchés. Que l’on pense également au partage du monde orthodoxe entre une « culture du samovar », côté russe, qui vient s’opposer à une « culture du café turc », coté Balkans. Si le critère religieux ne suffit pas à définir le jeu plus compliqué de tels choix culinaires, il n’en n’est pour autant absent. C’est Massimo Montanari qui rappelle à ce propos la part non négligeable qu’a pu jouer le facteur alimentaire dans le choix d’une religion, lorsque, en 986, Vladimir Ier, Prince de Kiev, opte pour le christianisme byzantin. Ainsi, conclut l’auteur, « la nourriture et la table sont souvent les lieux privilégiés où se manifestent les particularités culturelles, les revendications nationales et les querelles religieuses » 34. Le café en est une bonne illustration. L’histoire du café et de « ses » cultures nous a ainsi révélé sa capacité remarquable à être le lieu d’élaborations culturelles diversifiées. C’est que, à la fois moins et plus qu’un quelconque aliment, il est le lieu privilégié d’un plaisir (désormais partagé ou non), d’une « échappée » dont l’intensité varie selon le dosage qu’on en fait entre mesure et excès : c’est là sans doute le propre de tels « psychotropes », ces aliments qui ne nourrissent pas, et dont cependant, aucune culture ne peut faire l’économie : davantage du côté de la « communion » que de la « communication », comme le souligne Julliard35, le café offre peutêtre aussi cette possibilité d’ouverture à l’utopie, d’où il tire son rapport privilégié au « politique ». En concentrant ces deux plans de l’oralité que sont le boire et le parler en un temps social toujours en léger « décrochage », boire du café se révèle un acte complexe et symboliquement chargé. Dès lors, au moment où se met en place cette « homogénéisation culturelle » qu’entraîne la mondialisation économique, rien d’étonnant que ce soit l’espresso, quintessence d’arôme et de symboles, et le plus apte à s’adapter à un nouveau rapport au temps, qui occupe le rôlevedette et risque de balayer au passage toute autre tradition. 25 GABRIELLE PETITDEMANGE Notes 26 ■ 1. Braudel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècles. T.1 Les structures du quotidien. Paris, A. Colin, 1979 : p. 81 2. Viard, J., La société d’archipel ou les territoires du village global. Paris, Ed. de l’Aube, 1994. 3. Goody, J., Cuisines, Cuisine et classes. Paris, Ed. Centre Pompidou, 1984 : 301. 4. Pour l’histoire du concept, voir : Poirier, J., Histoire de la pensée ethnologique, in : Ethnologie générale, Paris, Gallimard (Pleiade), 1968. 5. On ne pourrait rêver plus belle expression de cette opposition dans les comportements alimentaires qui passe par ce clivage religieux, que le roman de Karen Blixen « Le festin de Babette » et son adaptation cinématographique par Gabriel Axel, en 1986 » 6. Weber, M., L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1967 7. Huntington, S., le « choc des civilisations ». Paris, Odile Jacob, 1997. 8. au sens premier de liquide filtré, et non au sens restrictif lié à la machine de type « percolateur ». 9. Les deux mots sont d’origine turcoarabe. Mais leur usage varie selon les régions et leurs significations respectives ont pu se télescoper. De fait, à l’origine, le cezve est le terme qui désigne le récipient qui sert à faire bouillir la préparation ; et l’ibric est celui où l’on transvase la préparation pour la servir, mais c’est aussi le terme qui désigne le récipient contenant de l’eau. Il arrive que les deux opérations se fassent en une seule : ce qui explique le glissement de sens de l’ibric qui devient un cezve, ou inversement. Le premier terme désigne donc une « bouilloire », le second une cafetière ou une aiguière, selon l’usage. 10. Lire dans le marc de café n’est pas une spécialité des Tziganes, comme le veut un stéréotype occidental : dans tous les Balkans, c’est un « savoir » qui se transmet, et il se trouve généralement dans chaque famille, quelqu’un de plus « doué » pour pratiquer cet art. 11. Toute pratique de «magie blanche » implique le risque de son contraire ; ainsi, la cafédomancie peut-être néfaste : le résidu qui a été en contact avec les lèvres du buveur et s’est « imprégné » d’une part de lui-même, est exposé au risque d’une manipulation maléfique. C’est ce qui explique que certains préfèrent laver leur tasse avant de quitter les lieux où ils ont consommé leur café. 12. Braudel, op. cit. : 220. 13. Parmi les modes d’amenée à ébullition, figure la vieille technique sans doute héritée des nomades du désert : il s’agit de placer le récipient dans un plateau en métal contenant une couche de sable chauffé « à blanc », et de verser goutte à goutte dans le récipient contenant le café, de l’eau froide du réservoir placé au-dessus du plateau. 14. Unsal, A. et B., Istanbul la Magnifique. Propos de tables et recettes. Paris, Robert Laffont, 1991 : p. 167 15. Braudel, op. cit. : 220 16. Roman, Radu Anton, Bucate, vinuri. Obicieuri românesti : 47 17. Toussaint-Samat, M., Histoire naturelle et morale de la nourriture. Paris, Bordas, 1987 : 428 18. Braudel, op. cit. : 220 19. Que ce soit dans les pièces de Molière (le personnage du « grand Mamamouchi » qui donne la réplique au « Bourgeois gentilhomme », apparaît sur la scène en 1670), ou dans la musique de Mozart (la « Ronda alla turca » : sonate pour piano in A, K. 331, est composée à Paris en 1777.) 20. Le cérémonial du café s’en ressent lui aussi : une circulaire de 1791 fixant le protocole du café, recommande de réduire de moitié le personnel qui y est affecté. Voir Unsal, op. cit. : 168. 21. Je remercie Assia Popova pour cette information 22. On se souvient de son poème « La grasse matinée » et de son « café arrosé rhum/café-crème/cafécrème/café-crime arrosé sang !… in Paroles. Paris, Gallimard (NRF), 1949,p. 97. 23. Un étranger qui ignore le mode d’emploi d’un tel « café-filtre » risque de se trouver embarrassé : selon la vieille coutume, ce café reste servi sous forme d’une pyramide de niveaux emboîtés où sont superposés la tasse, le filtre et ses accessoires (notamment un « piston » manuel) ainsi qu’un couvercle, qu’il faut manipuler à bon escient selon l’étape du filtrage ! 24. Souvent, dans les villes italiennes, les bistrots où l’on « avale » son espresso n’ont ni tables ni chaises mais seulement un comptoir. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines 25. Avec une exception cependant : l’invention du « café frappé » : mélange d’eau, de café soluble et de glace pilée, bien agité à la main, dans un « shaker » de fortune, il fournit un agréable rafraîchissement bienvenu à la saison chaude dans tous les Balkans. 26. On le sait, même les Etats-Unis ont succombé à ses charmes depuis que s’est ouvert à Seattle le premier « espresso bar, en 1971. Voir Stella, A., Abcdaire du café, Paris, Flammarion, 1998. 27. En Turquie, le « café à la turque » est désormais remplacé par du « nes » ou du thé. Seuls les Balkans n’y ont pas complètement renoncé ! 28. Rappelons que la date de 1683 fait écho à d’autres dates qui l’ont précédées et pèsent d’un poids analogue dans l’histoire du clivage de l’Europe : parmi celles-ci, 1453 marque le début d’un lent processus de métissage culturel dont le théâtre prestigieux est la ville de Constantinople qui, tombée aux mains des Turcs, devient Istanbul, et n’en restera pas moins pour 500 ans, le cœur de l’Eglise grecobyzantine. Pour mieux saisir le type de relations qui ont pu s’instaurer entre ces deux cultures, il faudrait aussi remonter à la date de 1214, celle de la « Quatrième croisade » (plus significative que celle du « Grand Schisme » de 1054 entre Rome et Byzance) : on voit s’y opposer dans un spectacle de barbarie sans égal, des chrétiens (de Rome) à d’autres chrétiens (de Byzance), préparant ainsi le jeu des compromis futurs. 29. Braudel, op. cit. : 219-20. 30. Information de Pierre Posno, auteur du thèse intitulée « Les Saamés d’Onontekiö. Analyse des structures socio-économiques ». Université Libre de Bruxelles, 1975 31. in A. Stella, op. cit. : 53 32. Mot qui signifie littéralement « autocuiseur ». 33. Braudel ne fait pas explicitement cette corrélation entre « boisson de civilisation » et religion ; mais il suggère néanmoins un usage du thé au Maroc en relation avec l’Islam. 34. Montanari, M. Modèles alimentaires et identités culturelles » in : Flandrin, J.-L. et Montanari, M., Histoire de l’alimentation. Paris, Fayard, 1996 : 319-20. 35. Julliard, in Pléiade, Histoire des mœurs, II. Entre lasagne, couscous et camembert Les manières de table d’immigrés italiens C GABRIELLE PETITDEMANGE Professeur associé, Strasbourg Faculté des sciences sociales e texte est le résultat d’une enquête sur les manières de table d’une communauté d’immigrés italiens de Grenoble, menée en 1999. L’évolution de la cuisine illustre l’histoire de leur migration, caractérisée par la rencontre avec la culture française et la distance qui s’établit avec le pays d’origine. Les récits des personnes interrogées relatent les habitudes alimentaires qui perdurent et les changements, les moments de retour à la tradition et ceux du dialogue avec l’autre. Mais ces récits montrent également une reconstruction des pratiques alimentaires dans la mémoire collective du groupe, dans un tentative de justification de l’émigration. J’avais étudié, voici quelques années, une « communauté » d’immigrés italiens installés à Grenoble dans les années 50. L’histoire de leur migration, leurs liens avec la société d’origine et leur vie en France étaient les thèmes que j’avais retenus. Durant l’été 99, j’ai mené une enquête plus spécifique sur les manières de table de ces immigrés. A son arrivée en France, cette « petite société de compatriotes » se composait d’une cinquantaine de personnes, provenant d’un même village de montagne, Castel del Monte, dans la région des Abruzzes. Dans l’histoire de l’immigration italienne, le regroupement d’immigrés originaires d’une même région ou d’un même village était en effet fréquent. L’existence de ces petites sociétés, fondées sur l’entraide et la survie, facilitait l’adaptation dans le pays d’accueil1. Les émigrés de Castel del Monte sont, dans la majorité, de jeunes couples. Leurs enfants naîtront en Fran- ce et se marieront sur place. La plupart des familles de la première et deuxième génération vivent actuellement dans la région grenobloise. Cette « communauté » participe au « roman des Grenoblois », histoire d’une ville faite de ses étrangers dont les deux tiers viennent d’Italie. Ces anciens bergers, journaliers et paysans pauvres, sont devenus ouvriers du bâtiment ou ont trouvé à s’employer dans les entreprises de la métallurgie et de la chimie. Ils sont aujourd’hui retraités. Même si la majorité d’entre eux a conservé la nationalité italienne, ils prennent une part active à la vie culturelle et associative de la cité. Ce groupe conserve encore une vie communautaire intense et une sociabilité propre. Les liens que ses membres entretiennent avec le village d’origine sont très étroits. Ils ont gardé la maison familiale et se rendent au village chaque été. L’histoire de cette « communauté » est marquée par une double confrontation : confrontation, d’une part, avec la société française, confrontation, d’autre part, avec le pays d’origine, qui a changé, dans lequel ils ne se reconnaissent plus et envers lequel ils manifestent distance et critique. « Immigration ici et émigration là sont les deux faces indissociables d’une même réalité, elles ne peuvent s’expliquer l’une sans l’autre »2. Les manières de table pourraient illustrer l’histoire de cette double confrontation. L’étude de la cuisine nous permet d’appréhender une dimension de l’identité culturelle de ce groupe qui s’exprime dans l’intimité du foyer. « La cuisine d’une société est un langage dans 27 Gabrielle Petitdemange lequel elle traduit sa structure… »3. Cette intimité se compose de signes distinctifs inscrits dans le symbolisme des pratiques quotidiennes selon un code culturel spécifique. « La nourriture constitue… bien plus qu’une simple activité nutritive, une terminologie complexe de la différence, dans laquelle les individus puisent les termes de leur identité familiale, de leur statut social et les modalités d’appartenance à un groupe géographique ou à une communauté religieuse »4. La cuisine fait partie du « noyau dur » culturel qui demeure en situation d’acculturation. Cela explique l’attachement à la cuisine nationale des migrants qui ont, par ailleurs, adopté les modes de vie du pays d’accueil. J’ai mené mes réflexions autour du questionnement suivant : – en quoi l’identité qui s’exprime dans l’intimité du foyer a-t-elle été préservée ? 28 – en quoi s’est-elle transformée ? – quelles sont les modalités de la rencontre avec l’autre ? – les valeurs de la culture française ont-elles franchi le mur de la tradition ? Si tel est le cas, comment les emprunts à la culture française et le syncrétisme ont-ils été réinterprétés par le groupe ? – quel « bricolage » culturel a été mis en œuvre ? J’ai privilégié, dans l’approche méthodologique, les techniques de l’entretien non-directif et de « l’observation participante ». Parmi les cinquante personnes de la première génération, quarante sont encore en vie. Quinze personnes ont été interrogées, dont trois couples, six femmes veuves et trois femmes mariées. Les hommes sollicités m’ont renvoyé souvent à leur épouse. Le récit recueilli dans le cadre des entretiens est intéressant à double titre. Il renseigne sur les pratiques culinaires. Il fait apparaître la reconstruction de ces pratiques dans une mémoire qui veut prouver le bien-fondé du choix de l’émigration. « L’observation participante » a été d’un apport essentiel car « il est une série de phénomènes de grande importance que l’on ne saurait enregistrer en procédant à des interrogatoires… mais qu’il importe de saisir dans leur pleine réalité »5. La cuisine de la tradition L’arrivée en France représente, pour ces immigrés, un véritable traumatisme. Le premier contact avec le pays d’accueil engendre une déception à la mesure du mythe élaboré autour de la France, pays d’Eden et de Cocagne « où les rues étaient en marbre, et où il suffisait de se baisser pour ramasser de l’argent ». Abdelmalek Sayad souligne l’importance du mythe dans la reproduction de l’émi- Image Anne Tonnac, Tonton Couscous, Susie Morgenstern, ed. Messidor, La Farandole, 1990. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ■ gration. « La méconnaissance collective de la vérité objective de l’émigration qui est entretenue par tout le groupe, les émigrés qui sélectionnent les informations qu’ils rapportent quand ils séjournent au pays, les anciens émigrés qui enchantent les souvenirs qu’ils ont gardé de la France, les candidats à l’émigration qui projettent sur la France leurs aspirations les plus irréalistes sont la médiation nécessaire à travers laquelle peut s’exercer la nécessité économique »6. La réalité est bien loin de ce que ces émigrés avaient imaginé. Les conditions de vie et de travail sont dures et précaires. Le pays d’accueil se transforme en un « espace noir ». Le foyer devient le refuge où ils se protègent des aspérités de la vie à l’étranger et le lieu d’un « retour sur soi ». C’est autour de la table que les personnes retrouvent un peu de bien-être et de chaleur après la rupture et l’exil. La cuisine s’enracine dans la tradition et la reproduction des habitudes alimentaires est une manière de s’agripper au pays Entre lasagne, couscous et camembert perdu. « Au déracinement géographique, les minorités acculturées répondent par l’enracinement vigoureux dans la tradition »7. Dans les premières années qui suivirent l’arrivée en France, les émigrés revenaient chaque été de Castel del Monte chargés de bonbonnes d’huile d’olive et de vin, de lentilles et de tommes de fromage. Le vin, gardé religieusement, était offert et consommé avec d’autres compatriotes. Les personnes se rendaient dans les épiceries italiennes du centre ville de Grenoble pour y chercher un morceau du pays. Ces aliments avaient une valeur symbolique très grande : ils étaient le lien avec « le monde originaire, celui de la première enfance, de la chaleur du sein, du plaisir tactile et du plaisir de la bouche que le départ du pays maternel avive »8. Aux menus des jours ordinaires figuraient des plats traditionnels à base de pâtes et de légumes secs. Les pâtes aux œufs faites à la main étaient pour les dimanches et jours de fête. La pratique religieuse codifiait les rites et les tabous alimentaires. La veille de Noël, il était d’usage de faire maigre : on mangeait la morue avec des pommes de terre, du thon et des choux ainsi que des gâteaux à base de pois chiches et de miel. Le Vendredi Saint était un jour de jeune pour les plus religieux. Au mois de mai, mois de Marie, certains, et en particulier les enfants, pratiquaient le « fioretto » : ils faisaient le vœu de ne pas manger de cerises ou de gâteaux. Le « petit pays » ■ Les émigrés se réfugient dans « un petit pays reconstitué pour prolonger le pays natal », manifestant par là « un refus d’adhérer à un univers qu’ils découvrent comme radicalement différent »9. La culture d’origine fait l’objet d’une revalorisation idéalisée. « Par l’idéalisation de la culture d’origine, la mémoire collective du groupe d’immigrants ne retient, en leur prêtant des contenus nouveaux ou en amplifiant leurs contenus d’origine, que ce qui est susceptible de faire persister, au sein des changements imposés par le contact avec une autre culture, les formes de sociabilité les plus traditionnelles. Ceci vise à réencadrer l’immigrant dans une psyché collective au sein du groupe ethnique »10. Ces années-là furent une période d’intense sociabilité : « on était cinq jours sur sept ensemble ». Il était d’usage de fêter à plusieurs Nouvel An et Pâques. Pour Noël, à la fête familiale autour du sapin, les émigrés de Castel del Monte préféraient les réunions à plusieurs familles où l’on mangeait et jouait aux cartes ensemble. Les modèles de sociabilité sont ceux du « pays » : ils reposent sur une séparation très nette entre hommes et femmes. La sociabilité féminine, fondée sur les relations familiales et les échanges avec le voisinage, continue, en France, à être tournée vers l’intérieur. Les femmes se rendent visite les unes chez les autres. Les hommes, qui investissaient l’espace public comme la place du village et les cafés, se retrouvent tous ensemble à l’extérieur pour jouer aux boules et aux cartes11. Cette crispation sur la tradition s’accompagne d’un rejet de la nourriture de l’autre. Une femme racontait que, lorsqu’elle était arrivée en France, elle avait beaucoup maigri car elle ne retrouvait plus le goût des aliments. Le beurre, la crème, la viande saignante faisaient l’objet d’une répul- 29 Gabrielle Petitdemange sion qui s’apparentait à celle résultant d’un interdit religieux. Cependant, la culture française donne des petits coups de boutoir dans la forteresse de la tradition. Le lait, aliment rare et réservé aux jours de maladie dans le village d’origine, commence à être consommé. La soupe, plat tout à fait inconnu, est découverte par l’intermédiaire de familles italiennes déjà installées en France. Elle sera vite intégrée comme plat célébrant la chaleur et l’intimité familiale. Ces émigrés ne restent pas indifférents au mythe du beefsteak, perçu comme symbole de luxe et de l’identité française. Une femme racontait qu’ils avaient, à l’occasion du baptême de leur fille, « acheté le beefsteak ». Son mari s’était rendu à la boucherie car « elle aurait eu trop honte » d’acheter cet aliment qui lui apparaissait d’un exotisme et d’un luxe extraordinaire. Elle l’avait fait tellement cuire, pour qu’il ne soit pas saignant, qu’il n’en était presque plus mangeable. Ouverture à la culture française et éloignement d’avec le pays d’origine ■ 30 Une décennie plus tard, dans les années soixante, des changements commencent à intervenir. De nouveaux modèles se mettent en place : ils traduisent une ouverture à la culture française et un rapport plus distancié à la société d’origine. Le désir plus ou moins conscient d’accéder à la « modernité française » fait rejeter les pratiques les plus marquées, les aliments les plus traditionnels, ces « aliments-mémoire ». C’est le cas du mouton, symbole d’archaïsme, considéré comme gras, indigeste et à l’odeur trop forte. Le « pecorino », fromage de brebis au goût très relevé, est concurrencé par le parmesan, moins rustique et plus raffiné. Le « peperoncino », piment qui relève traditionnellement tous les plats, consommé majoritairement par les hommes, est mangé avec plus de retenue. Certains plats, qui rappellent la pauvreté et la misère, comme le pain cuit recouvert de sauce tomate, sont bannis. L’univers culinaire français s’introduit dans les foyers, au travers d’aliments emblématiques, tels que fromages (camembert, bleu d’Auvergne) et vins. Les hommes, plus intégrés à la société française de par leurs activités professionnelles, sont à l’initiative de ce changement, les femmes restant quant à elles plus réticentes dans un premier temps. Les familles découvrent le gratin dauphinois (très souvent cité), la quiche lorraine, la purée. On les prépare surtout pour faire plaisir aux enfants qui veulent faire comme les petits français. Mais les plats les plus adoptés et qui font aujourd’hui partie de la tradition culinaire de cette « communauté » sont le couscous et la paella. Les femmes ont appris à les faire auprès de voisines « pieds-noirs ». Est-ce parce que le goût et les modes de préparation (aliments frits à l’huile) rappellent la cuisine italienne ? Ces plats, revus et corrigés (le veau sera utilisé à la place du mouton et du poulet, le couscous évoque le pot-au-feu), peuvent prendre place à un repas de fête. La sociabilité, comme la cuisine, évolue pour se rapprocher de modèles plus aseptisés. Les femmes ont imposé l’abandon des réunions entre les hommes et les jeux de cartes. La famille et le couple prennent le pas sur le groupe. « La concentration de la vie familiale… sur la famille restreinte où les liens de parenté avec les collatéraux se sont fortement relâchés, caractérise les situations d’émigration »12. Parallèlement, la charge affective et symbolique contenue dans les aliments traditionnels est de moins en moins forte. Faire ses achats à l’épicerie italienne ne relève plus d’une quête nostalgique du pays, elle devient une habitude banale. Une diffusion plus grande des produits italiens dans les supermarchés renforce cette banalisation. Paradoxalement, dans un mouvement inverse à partir des années soixante-dix, les émigrés rapportent en Italie du jambon de Bayonne, du thon en boîte… qu’ils consomment au mois d’août pendant leur vacances au pays. Les produits italiens font l’objet d’une suspicion : ils sont jugés moins bons, plus chers. Le nouveau rapport avec le pays d’origine, vécu sur le mode de la distance et de l’abandon, s’exprime particulièrement dans le champ de l’oralité. La consommation de produits français permet aux émigrés d’énoncer une différence face à la société d’origine et de revendiquer une identité autre. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Le temps de soi, temps de la tradition ; le temps de l’autre, le temps du dialogue ■ La relation avec la culture française semble s’organiser autour d’un modèle de temps divisé. « Il y a le temps intime de soi, au creux duquel on protège sa tradition et sa profonde identité, et l’échange avec l’autre, celui du dialogue avec la société majoritaire »13. Le temps de l’autre est le temps de l’ordinaire, du quotidien et d’une convivialité restreinte. Ainsi, lorsqu’on se retrouve en couple certains soirs, on n’hésitera pas à préparer des plats comme le gratin dauphinois, le chou-fleur gratiné, la purée… A midi, on renoncera aux pâtes pour se contenter d’un plat de viande accompagné de légumes. « Moi, j’aime bien, c’est comme au restaurant », me disait un homme que j’avais interrogé, soulignant ainsi l’altérité de cette nourriture. Le temps intime de soi est associé à la convivialité. C’est le temps où l’on se retrouve, le temps du partage. « Quand j’ai des gens, je fais la cuisine que l’on aime », dit une femme. Ce sont les dimanches où les enfants et petits-enfants viennent déjeuner. Ces jours-là, la maison est emplie de l’odeur du « sugo » (sauce tomate) dès le matin. Une véritable liturgie intimiste est célébrée. L’espace sacré en est la cuisine, où officie la mère de famille. Elle s’affaire à préparer des pâtes à la main, lasagne, ravioli ou fettuccine (nouilles aux œufs). La référence au sacré ne doit pas être entendue seulement dans un sens métaphorique, certaines femmes se signent encore avant de commencer la préparation des pâtes. La cuisine, espace dévolu aux femmes, s’ouvre aux hommes qui apportent leur contribution, en tournant la manivelle de la machine à faire les pâtes. Le repas, même s’il se compose d’une entrée (jambon, charcuterie, olives…) et comprend un plat de viande (agneau, veau…), s’articule autour du plat de pâtes. Les pâtes symbolisent la félicité, le bonheur familial, l’abondance conviviale. Malgré les protestations de la famille, la mère en fait toujours plus qu’il ne faudrait. Le plat est cependant toujours terminé. Les commentaires sont nombreux pour louer la réussite et la saveur de ces pâtes, leur bonne tenue. Les fils et les petits-enfants se resservent tant et plus. Entre lasagne, couscous et camembert Les filles sont plus en retrait pour des raisons diététiques mais aussi parce qu’elle semblent moins impliquées dans la relation fusionnelle avec la mère qui s’établit autour de la nourriture. « L’attachement aux pratiques culinaires que manifestent tous les migrants est lié à ce que l’élaboration culinaire est partie intégrante du rôle de la mère. On ne comprendrait pas l’attachement que manifestent les migrants et même les fils de migrants participant pleinement à la société française – pour certains aspects de la cuisine familiale, si l’on oubliait qu’à travers la fabrication, la consommation familiale et l’appréciation des pâtes ou du couscous les jours de fête, c’est tout le rôle de la mère et, d’une certaine façon, tout l’ordre du monde qui s’exprime »14. Il est un plat qui célèbre, par excellence, l’intime de soi, qui permet le partage et la communion après une séparation, une rupture (voyage, maladie…) : c’est le bouillon, « brodo », préparé à partir de la viande de bœuf ou de veau que l’on fait bouillir et mijoter dans l’eau très longtemps. On y ajoute des pâtes aux œufs faites à la main et coupées en forme de petits carrés. C’est un plat qui fait du bien et remet d’aplomb. Il vous accueille toujours à l’arrivée après un voyage. Ce met chaleureux, « hyper bouilli » et cuit longuement dans une cocotte-minute, relève de ce que Claude Levi-Strauss définit comme une « endo-cuisine », symbolique de « concave […], faite pour l’usage intime et destinée à un petit groupe clos »15. Aujourd’hui encore, les familles se rassemblent en janvier pour fabriquer des saucisses, survivance des temps forts au village, où l’on tuait le cochon, jours de fête, de partage et de convivialité. Le mois de septembre est toujours consacré à la préparation des conserves de tomates dont on fera la sauce pour les pâtes. Le temps des fêtes ■ « Le temps intime de soi » est aussi celui des fêtes de Noël et de Pâques. La convivialité s’établit dans le cadre de la famille plus restreinte. De la convivialité passée ne demeure que cette survivance : le matin, les hommes vont d’une maison à l’autre pour souhaiter de joyeuses fêtes. Bien que beaucoup aient cessé toute pratique religieuse, personne ne consommera de viande la veille de Noël. Le repas est, comme avant, préparé à base de poisson. Cet interdit de la viande, d’origine religieuse, s’incarne aujourd’hui dans la tradition, qui devient elle-même sacrée. « Je respecte parce que c’est une tradition que nous a laissée ma mère », dit une femme. Si chaque famille prépare encore les gâteaux à base de pois chiches, pâtisserie du pauvre et qui n’est plus prisée par les enfants, encore moins par les petits enfants, c’est parce que « on les mange par dévotion ». Le jour de Noël, la plupart des familles prépareront de l’agneau à la place de la dinde, jugée trop sèche, après une entrée et le traditionnel plat de pâtes. La veille de la Saint Sylvestre, il est d’usage d’intégrer au menu un gâteau traditionnel à base de fromage ainsi qu’un plat de lentilles. Les lentilles, symbolisant l’argent et l’abondance, figurent dans tous les menus de réveillon en Italie. Beaucoup de familles feront maigre le Vendredi Saint. Un homme nous a raconté cette anecdote. Il déjeunait à la cantine de l’usine lorsqu’il se souvint que c’était Vendredi Saint. Il recracha le morceau de viande qu’il était en train de manger car il avait l’impression d’avoir commis un crime. Il fut l’objet des moqueries de ses collègues car il était connu comme étant un sympathisant communiste. Les fêtes qui ponctuent les mariages sont célébrées deux fois. Une première fête aura lieu en France, au sein de la famille des deux conjoints et du groupe des émigrés. Le repas est un compromis entre plats français et italiens. Un deuxième repas, celui de la tradition, sera organisé au village, l’été. Du champagne, boisson de prestige emblématique de la culture française et rapporté spécialement de France, ponctuera la fin du repas de fête et accompagnera la dessert. Une mémoire de la justification ■ Comme je le soulignais dans l’introduction, les récits montrent une reconstruction des pratiques alimentaires dans la mémoire collective de ce groupe, dans une tentative de prouver le bien-fondé de l’émigration. La mémoire, comme le notait M. Halbwachs est une reconstruction du passé à partir de la vision du monde et des enjeux du présent16. L’évolution économique et sociale qu’a connu l’Italie, entraînant une égalité de richesse et de « modernité » avec la France, accroît les doutes des immigrés sur le sens du départ et de l’absence, inhérents à toute émigration. L’art de vivre italien, marqué aujourd’hui par un souci du raffinement et de l’esthétique, est en contradiction avec les valeurs des émigrés fondées sur l’épargne et la jouissance différée, en ce qui concerne tout particulièrement le cadre de vie. L’usage toujours plus important de l’italien classique à Castel del Monte renforce le sentiment de disqualification qu’éprouvent les émigrés. Ces derniers parlent, en effet, un dialecte truffé de gallicismes et de mots français. Les émigrés choisissent la nourriture comme terrain privilégié pour reprendre l’avantage dans cette confrontation. Comme les classes populaires en France, ils rangent la nourriture du côté de la substance et de l’être, par opposition au paraître17. Ils considèrent également la nourriture comme le seul vrai critère à l’aune duquel on juge de la richesse de quelqu’un. Ainsi, une femme déclarait, en parlant des italiens d’Italie: « J’aimerai bien savoir ce qu’ils mangent. Est-ce que ce n’est pas du pain et de l’oignon? ». Le pain et l’oignon était la nourriture traditionnelle du paysan pauvre de l’Italie du sud. Ces propos traduisent une suspicion quant à la réalité profonde des changements et de l’aisance qu’ils constatent aujourd’hui en Italie. Le pays d’origine est volontairement rivé au passé, associé à une image archaïque et rétrograde. La consommation de viande, aliment associé à la richesse, fait l’objet d’une surenchère chez les émigrés. Manger de la viande était, d’ailleurs, un élément important du mythe de la France, pays de Cocagne, entretenu autrefois au village. « On racontait qu’en France, on ne fait rien et on mange beaucoup de viande ». Les récits insistent sur le caractère exceptionnel de la consommation de viande autrefois afin de signifier la pauvreté de la société d’origine. Cette pauvreté les a poursuivis en France. Les premières années qui suivirent l’arrivée, il fallait se contenter des morceaux les moins chers, comme le bourguignon ou la poitrine de veau. Les personnes mentionnent la honte qu’éprouvaient leurs enfants à se rendre à la boucherie pour n’acheter chaque fois que le même morceau de viande, le plus économique. Mais c’est pour mieux souligner leur aisance actuelle qui leur permet de manger de la viande une fois, voire deux fois par jour, affirment-ils, non sans une certaine fierté. Et pour bien prouver qu’ils sont plus riches, que ce n’est pas « de la poudre aux yeux » certains vont même 31 J UA N M ATA S jusqu’à prétendre : « la viande qu’on mange en un mois en France, il leur faut un an, en Italie, pour la manger. C’est vrai même pour les familles les plus aisées ». Dans la réalité, on n’observe cependant aucune différence significative de consommation de viande. Les fruits sont un autre exemple de cette · des pratiques alimentaires. Les familles mangent des fruits de manière systématique en fin de repas. Il s’agit d’une habitude alimentaire propre actuellement à toute l’Italie mais que les émigrés ne connaissaient pas lorsqu’ils ont quitté ce pays. Cette habitude est présentée, dans la mémoire collective, comme ayant été acquise en France. « C’est depuis qu’on est en France qu’on mange des fruits ». Les personnes interrogées étaient très étonnées d’apprendre que les français ne consomment pas systématiquement des fruits en fin de repas. Conclusion ■ Comment les enfants de la deuxième et de la troisième génération ont-ils intégré la culture alimentaire de leurs parents et grands-parents? La question mérite d’être posée en conclusion. Une rupture dans la transmission des codes culturels apparaît. Certes, les enfants Notes ont conservé certaines habitudes et demeurent profondément attachés aux goûts acquis dans l’enfance mais ils sont incapables de préparer la cuisine traditionnelle. Les mères de la première génération n’ont, d’ailleurs, pas tenu à transmettre ces « habitus » à leurs enfants et particulièrement à leurs filles. Elles pensaient que l’enfermement dans la cuisine et la tradition compromettait les chances, pour leurs enfants, de se faire une place dans la société d’accueil.Ces mères ont cessé d’associer les filles aux activités domestiques lorsque ces dernières ont entamé des études secondaires. Dans un contexte marqué par une quête de l’identité et une recherche des racines, certains enfants de la deuxième génération renouent cependant avec la culture de leurs parents. Ils redécouvrent le village. Des fils et des filles, mariés avec des conjoints français, s’essayent à la fabrication des pâtes ou réalisent des gâteaux au fromage sous la « direction » de leur mère. Curieusement, les enfants de la troisième génération ne sont pas étrangers à cette redécouverte.A travers la cuisine, les parents, de manière plus ou moins consciente, veulent transmettre une part de leur identité. Ce faisant, ils répondent aussi à une attente de leurs enfants car les plats préparés par la grand-mère renvoient, en effet, à un monde et un cadre culturel sécurisants qu’ils semblent rechercher. ■ 1. Les regroupements d’immigrés prenaient parfois la forme de véritables colonies comme dans la région parisienne, à Nogent ou Fontenay sur Val. Cf. Milza Pierre, BlancChaleard Marie Claude, Le Nogent des italiens, Paris, ed. Autrement, 1995. 2. Sayad Abdelmalek, La double absence, des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 15. 3. Lévis-Strauss Claude, L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 411. 4. Bahloul Joëlle, Le culte de la table dressée, rites et tradition de la table juive algérienne, Paris, A. M Métailié, 1983, p. 75. 5. Malinowski Bronislaw, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963, p. 75. 6. Sayad, op. cit., p. 51. 7. Bahloul, op. cit., p. 23. 8. Prange A.J., « An interpretation of cultural isolation and alien’s paranoïd reaction », cité par Bastide Roger, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965, p. 214. 9. Sayad, op. cit., p. 64. 10. Almeida Carlos, « Mouvements migratoires, espaces socioculturels et processus d’acculturation », in Travailleurs étrangers en Europe occidentale, Paris, Mouton, 1976, p. 314, 315. 11. Les hommes jouaient à la « passatella » ou jeu de la loi, jeu de paysans répandu dans toute l’Italie méridionale. Carlo Levi définissait ainsi ce jeu : « la passatella est plutôt qu’un jeu, un tournoi d’éloquence, où se donnent libre cours, en des joutes interminables, toutes les rancœurs, les haines et les revendications refoulées » . La règle du jeu est la suivante. Une brève partie de cartes détermine le vainqueur, qui est le roi de la « passatella », et son adjoint. Ils sont les maîtres de la bouteille que tout le monde a payée Ils donnent à boire à qui bon leur semble mais doivent le justifier. Cf. Levi Carlo, Le Christ s’est arrêté à Eboli, Paris, Gallimard, 1977, p. 202,203. 12. Mead Margaret, Le fossé des générations, Paris, Denoël Gonthier, 1979, p. 68. 13. Bahloul, op. cit., p. 201. 14. Schnapper Dominique, La France de l’intégration, Paris, NRF Gallimard, 1991, p. 180. 15. Lévi-Strauss, Claude, op. cit., p. 400. 16. cf. Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994. 17. Bourdieu Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit, 1982, p. 222. 32 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines La recette du succès des revues de cuisine Réflexions sur l’essor des revues de cuisine et leur place au sein de la presse dite féminine epuis quelques années, le nombre de titres disponibles dans la catégorie revues de cuisine ne cesse d’augmenter, témoignant d’un engouement grandissant pour les plaisirs de la table qui contredit les discours sur la génération fast-food ou sur le caractère désuet des raffinements gastronomiques à l’heure où triomphent les surgelés, les conserves et autres prêts-à-manger. On ne peut pas nier qu’un certain nombre d’évolutions remettent en question les modes alimentaires dans la société française, mais celles-ci sont complexes et revêtent parfois un caractère contradictoire. Ainsi, par exemple, si l’extension du travail féminin rend inévitable la diminution du temps moyen consacré à la préparation quotidienne des repas, l’augmentation de la richesse disponible par foyer ou l’élargissement de la palette des produits offerts tend à donner un plus grand choix au consommateur et à diversifier ses habitudes alimentaires. D JUAN MATAS Faculté des Sciences Sociales Université Marc Bloch, Strasbourg Mais au delà des aspects fonctionnels, il y a d’autres dimensions à prendre en compte. L’éparpillement des membres de la famille dans l’accomplissement des tâches quotidiennes (travail, études…) renforce la signification des repas pris en commun (le soir, le week-end, pendant les vacances…) et peut faire que l’on se soucie davantage des aspects qualitatifs qui leur sont attachés. De même, les repas familiaux (au sens de la famille élargie, notamment) ou les repas entre amis constituent des temps forts de la socialité de bon nombre de ménages, et ceci dans les différentes catégories sociales et pour diverses tranches d’âge. En somme, à côté du manger pour vivre il y a bien autre chose qui se joue autour de la nourriture. Bien entendu, nous ne prétendons pas que ce phénomène soit nouveau, il existe dans les civilisations les plus diverses et depuis des époques très reculées. Simplement, il s’exprime de façon particulière dans les sociétés dites avancées de notre époque, et en étudier les caractéristiques à travers les revues de cuisine peut nous apporter certaines clefs pour comprendre des aspects de l’évolution de ces sociétés-là. Signalons ici que si les revues de cuisine se retrouvent également dans le paysage médiatique de plusieurs pays (et aussi de façon récente), le phénomène semble avoir une force toute particulière en France, confirmant peut-être de la sorte la vitalité de la gastronomie française. Nous analysons ici certaines caractéristiques des revues de cuisine en les distinguant d’autres revues et magazines qui font une place, parmi leurs préoccupations, à cette rubrique-là. En effet, la presse dite féminine consacre depuis fort longtemps une partie de ses colonnes à l’alimentation, et notamment aux recettes de cuisine. Cependant, au cours des années quatre-vingt, notamment, des revues spécifiquement consacrées à cette question ont vu le jour et force est de constater que leur essor (traduit, entre autres, par la multiplication de leur nombre) a été, depuis, constant. Certaines revues « traditionnelles » ont, 33 Juan Matas d’ailleurs, pris en compte cette évolution; ainsi, par exemple, depuis peu le magazine Elle à table a vu le jour. Parmi les revues de cuisine, on peut établir une classification sommaire : certains titres semblent prioritairement tournés vers les professionnels des métiers de bouche (nous pensons ici en premier lieu à la revue Thuriès Magazine); d’autres s’adressent plutôt à un public issu des couches les plus aisées de la population (la revue Saveurs pouvant en être un exemple) ou aux couches moyennes et supérieures (on peut citer ici Cuisine et vins de France) ; enfin, d’autres titres visent, nous semble-t-il, davantage un public large, et donc aussi un secteur des couches populaires (prenons à ce titre la revue Guide Cuisine). Bien entendu, cette classification présente tous les inconvénients du genre. La distinction que nous faisons entre Saveurs et Cuisine et vins de France est parfaitement discutable et il nous semble, d’ailleurs, que la frange de lecteurs visés se superpose en bonne partie ; les revues telles que le Guide Cuisine comptent sans doute aussi des lecteurs parmi les catégories les plus aisées, tout comme Thuriès Magazine est également lu par des particuliers. Néanmoins, les avantages de la classification ce sont de nous aider à mieux voir dans un paysage complexe et de nous offrir un point de vue (qui peut évoluer, bien entendu) pour guider nos explorations. Il y a, sans doute, parmi les lectrices (et les lecteurs) de ces revues bon nombre de personnes dont le choix est dicté conjoncturellement par la teneur des articles d’un numéro de telle ou telle revue, et des lecteurs (que l’on peut qualifier, sans intention péjorative, d’accros) qui achètent plusieurs titres chaque mois. 34 On peut avancer, à titre d’hypothèse, que le succès de ces périodiques n’est pas sans lien avec une certaine évolution de l’institution familiale, et notamment de la place des femmes au sein de celles-ci. En effet, l’allongement et la diversification de la scolarité des filles et l’extension du travail salarié des femmes a eu pour conséquence, dans bon nombre de familles, une certaine désaffection à l’égard des tâches traditionnelles remplies par les femmes dans leurs foyers, et la cuisine semble occuper une place importante parmi celles-ci. Les mères ont eu moins souvent l’occasion de transmettre leurs savoirs en la matière à leurs filles, celles-ci étant à la fois prises par leurs études et des activités extérieures jugées plus valorisantes, et peu désireuses d’acquérir des connaissances qu’elles rattachaient au rôle traditionnel de la femme, qu’elles n’entendaient pas assumer. D’ailleurs, dans l’après-soixante-huit, parmi certaines catégories de la population, on stigmatisait les « rites bourgeois » de la table, et la cuisine traditionnelle par la même occasion, comme porteurs de valeurs négatives ou, au mieux, dépassées. On en a une bonne illustration chez Pascale Weil : « [Les femmes] qui détenaient la transmission du savoir, des « recettes » pétris de traditions et du tour de main de l’artisan, elles qui détenaient la « loi » alimentaire, ont quitté l’autel du foyer pour leur lieu de travail et renversé l’ordre ancestral. Depuis, la famille éparpillée prend ses repas à la cantine scolaire, dans les selfs ou au bistrot… Ainsi, en une génération, hommes et enfants ont étés confrontés à la décision nutritionnelle sans l’« écran » des femmes. Dans le même temps, celles-ci ont d’ailleurs perdu leur savoir et délégué aux fabricants le soin de prendre le relais. Elles ont transféré leur confiance dans les marques industrielles. […] Enfin, le protocole a disparu quand l’officiant a quitté l’église ! La démission des femmes a affecté le dernier repère protocolaire : la scansion des repas, la maîtrise de la succession des cuissons, l’art de l’horloger, si bien que l’anomie touche aussi le moment, le rythme et l’ordonnancement des plats : un repas traditionnel devient une pièce de musée1. ». Tout montre, pourtant, que ce « bouleversement » est largement de l’ordre de l’imaginaire : le pourcentage des repas pris hors du foyer n’augmente que lentement, et si en 1970, 92,2 % des repas pris par les Français l’ont été à domicile, en 1980 cette part était de 87,6 % et en 1987 de 87,2 %2. Par ailleurs, une enquête conduite en France en 1985-86 (et dont les chiffres sont proches d’une enquête similaire effectuée en Belgique en 1992), montre que dans les ménages dans lesquels les deux conjoints sont actifs à temps plein, la cuisine est une tâche principalement accomplie par la femme dans 84 % des cas (pour ce qui est de laver le linge, à la main ou à la machine, les chiffres dépassent les 95 %)3. On ne peut pas pour autant nier les changements qui se sont opérés dans les mentalités et les modes Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines La recette du succès des revues de cuisine de vie et qui ont pu être vécus comme une vraie rupture avec le passé. Cette coupure générationnelle aurait produit, lorsque le besoin de se réapproprier des connaissances culinaires s’est fait sentir (dans la génération des femmes dont les mères n’ont pu jouer un rôle éducatif en la matière, ou chez leurs filles), le désir de trouver ces connaissances-là ailleurs que dans la sphère familiale. Les revues de cuisine, avec une présentation attractive et une tonalité plutôt moderne, auraient alors satisfait ce besoin. A l’appui de cette hypothèse, on peut ajouter que, selon toute vraisemblance, les secteurs sociaux qui sont le public privilégié de ces revues sont aussi ceux qui ont le plus participé de ce rejet du rôle traditionnel de la femme. Chez les ouvriers ou en milieu rural, par exemple, ce phénomène s’est fait sentir de façon moins profonde et moins généralisée, même s’ils n’en sont pas restés à l’écart. Il faut, toutefois, reconnaître que d’autres paramètres jouent également en faveur de l’achat et de la lecture de ces magazines par les couches plus aisées de la population, qu’il s’agisse d’habitus culturel ou de pouvoir d’achat. Diversité des publics visés et unité de certaines thématiques ■ Nous avons déjà dit que les revues de cuisine nous semblent s’adresser à un public relativement hétérogène, et nous avons tenté une typologie sommaire. Essayons, à présent, d’approfondir cette question. Il y a d’abord le public professionnel, et dans le cas qui nous intéresse ici il s’agit d’abord de restaurateurs et autres cuisiniers. Pour eux, les revues sont un moyen de se tenir au courant des évolutions, un lieu-ressource aussi où ils peuvent puiser des idées et des « trucs » pour les appliquer à leur manière, sans oublier l’aspect de reconnaissance par ses pairs qui a autant d’importance dans ces métiers que dans les professions intellectuelles, quoi que l’on prétende. Dans un magazine comme Thuriès ils trouvent tout cela et le discours de cette revue s’adresse d’abord à eux. Ainsi, la première rubrique que l’on trouve dans chaque numéro s’intitule L’album du chef, et l’on y trouve une chronologie et des photos qui ne négligent pas les Cuisine et vins de France, avril n° 67. Guide cuisine pratique et gourmande avril 2000, n° 106. 35 Juan Matas aspects extra-professionnels du chef ainsi mis en exergue. On a là une mise en scène de la réussite, de l’effort récompensé, des vraies valeurs (sens de la famille, goût du travail bien fait, authenticité…), qui fait écho à la tonalité de l’éditorial que signe chaque mois Yves Thuriès, chef de cuisine et patron d’un grand restaurant lui-même (cette revue est publiée d’ailleurs dans le beau village tarnais de Cordes où se trouve ce restaurant) et qui ne traite de restauration que de fort loin, en général. Arrivent ensuite les infos concentrées (où on trouve un agenda d’activités de diverses branches de la profession, puis tantôt un dossier du type les chefs de cuisine qui s’expatrient, tantôt des nouvelles de prix gastronomiques, etc.), les recettes, dont on notera que la plupart exige un degré de technicité (ou de compétence) relativement élevé, et correspond à ce que l’on peut appeler la haute cuisine, enfin une dernière partie où on présente la carte d’un restaurant, on se penche sur des cocktails, des desserts, un produit-vedette (le foie gras, mais aussi les choux ou les moules), la parution d’ouvrages et on consacre une partie aux vins (Carte blanche à notre sommelier). Bien entendu, l’ensemble peut être lu avec profit par l’amateur de cuisine (le masculin n’excluant pas ici les femmes, bien entendu, même si elles sont un peu en retrait dans le contenu et, nous semble-t-il, dans le message adressé: cette cuisine-là est, à des exceptions près, d’abord un monde d’hommes). Cependant, le magazine a pour destinataires privilégiés les professionnels d’un certain niveau, et même son prix sort de l’ordinaire : 60 francs. 36 Dans les autres revues de cuisine, la cible visée est un public de particuliers plus ou moins large, tantôt réputé connaisseur, tantôt à la recherche de recettes et de menus faciles et/ou bon marché. Bien entendu, on ne s’adressera pas aux premiers comme on le fera vis-àvis des néophytes, et il s’agit là d’un clivage important. Mais à côté de cette distinction, on peut constater qu’il y en a aussi une de nature socio-culturelle, qui tient compte du langage, des valeurs et du pouvoir d’achat des lectrices (et lecteurs) auxquelles on s’adresse de façon prioritaire. Ainsi, Saveurs accorde une place éminente à l’esthétique, n’hésite pas à donner des recettes avec des ingrédients chers et à recommander des vins d’un prix également élevé. Nombre de destinations à l’étranger sont originales (à côté de l’Italie ou de Londres, par exemple, on trouve d’excellents dossiers sur les pays nordiques, l’Afrique du Nord, l’Extrême Orient ou les Amériques). Par ailleurs, les hôtels et les restaurants recommandés dans les rubriques terroir, flânerie et ailleurs, qui invitent à la découverte gourmande d’une ville, d’une région ou d’un pays, donnent toujours des prix indicatifs qui montrent bien à quel public on s’adresse. Il en va de même pour le vin : les grands crus du Médoc, les Sauternes et d’autres grands Bordeaux y côtoient des Bourgognes de renom, des crus des Côtes du Rhône ou des Champagnes ; si les vins d’Alsace, de la Loire ou du Languedoc-Roussillon (pour ne citer que ceux-là) ne sont pas oubliés, loin de là, il s’agit là aussi des plus prestigieux d’entre eux qui se trouvent à l’honneur. Les autres rubriques de cette revue sont à l’avenant : le Magazine donne des indications de restaurants à Paris et en province qui ne sont pas à la portée de tout le monde, des idées d’escapades qui demandent un compte en banque bien garni, etc. L’ensemble donne une revue de cuisine qui est bien plus que cela (les circuits touristiques présentés, par exemple, ont un intérêt intrinsèque quelle que soit l’importance de la dimension gastronomique), dont le raffinement et le cosmopolitisme sont des signes distinctifs, et dont la lecture est plaisante, sans pour autant renoncer à être aussi une revue de cuisine avec des recettes bien expliquées et qui vous mettent l’eau à la bouche. Si nous situons Cuisine et vins de France dans une relative proximité vis-à-vis de Saveurs pour ce qui est du public destinataire, force est de constater que cette revue présente une certaine spécificité. Peut-être est-ce dû à la place plus importante occupée par les recettes, faisant de cette revue quelque chose de plus proche de l’idée qu’on peut se faire a priori de ce qu’est une revue de cuisine. Mais il semble qu’il y ait aussi un parti pris de s’adresser à un plus large public, avec des produits et des adresses plus abordables à côté de ceux plus prestigieux et plus onéreux. On y trouve, par exemple, avec une certaine régularité des dossiers consacrés à des produits de la grande distribution (le banc d’essai ou encore la dégustation font une large place à ceux- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ci), une rubrique vite fait, bien fait (par exemple, « 4 recettes express à préparer en un clin d’œil avec la viande hachée », CVF mars-avril 1999), une autre le marché bat son plein où on nous annonce d’emblée : « Pour consommer des produits de qualité, au bon moment et au meilleur prix, nous vous proposons de faire votre marché avec nous. Retrouvez chaque mois notre sélection gourmande en appréciant au plus juste ce qu’il y a de mieux sur les étals… ». On y passe en revue les poissons et fruits de mer, les viandes, les fruits et légumes, les fromages, etc. On y trouve aussi des reportages sur des vignobles prestigieux, des restaurants étoilés, des voyages lointains, des recettes à base de produits onéreux, mais tout cela de façon moins systématique que dans Saveurs, et cela marque bien le ton de la revue, voulant allier le bon goût et un budget plus conforme avec les revenus du public visé, tout en ouvrant quelques fenêtres sur le luxe et le rêve. Dans un registre plus grand public, le Guide Cuisine repose, comme les revues que nous avons vues précédemment et comme la majorité des publications de ce type, sur une bonne présentation d’ensemble, avec des rubriques claires et bien illustrées, des recettes assez faciles à mettre en pratique, des conseils pratiques et un dossier mensuel. Un nombre de pages moindre est sans doute la première raison de son coût plus modique, mais ici le tourisme gastronomique (en France ou à l’étranger) est pratiquement absent, tout comme les adresses de restaurants, que l’on ne retrouve le plus souvent que par le biais des recettes filmées des chefs, où un petit encart donne le nom du lieu où exerce ses talents chacun de ces hôtes de la revue. Le parti pris est net : le Guide Cuisine entend s’adresser à celles qui préparent leurs repas familiaux, en leur donnant, à côté des recettes, des conseils y compris dans le domaine des vins à servir avec chaque mets ou de l’art et la manière de dresser sa table, sans oublier une sorte de forum où la parole est donnée aux lectrices pour poser des questions ou pour dialoguer entre elles. Le féminin est ici de rigueur car c’est bien aux femmes que s’adresse d’abord cette revue. De la même façon, les produits sont souvent disponibles dans la grande distribution. On donne ici la priorité au côté économique ou « rai- sonnable », et pour les recettes on mise davantage sur les « valeurs sûres » que sur la fantaisie, même si celle-ci n’est pas absente. Les cuisines exotiques font leur apparition, mais elles n’occupent qu’une place modeste. Après avoir ainsi passé en revue des titres qui nous semblent significatifs de la diversité des revues de cuisine existantes, nous nous pencherons sur des aspects de leur transversalité. En effet, quelles que soient leurs caractéristiques spécifiques, chacune de ces revues présente un certain nombre de traits communs qui nous semblent incarner l’esprit du temps, véhiculant ainsi un certain message de la modernité. Dans quelle mesure ces caractéristiques reflètentelles les attentes et les attitudes de leur public, ou les façonnent-elles ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question, seule une étude des lectrices et lecteurs de ces revues nous semble à même d’y apporter quelques éléments de réponse et quelques pistes de réflexion ; nous comptons bien poursuivre notre recherche dans cette direction-là. On pourrait, cependant, ranger ces éléments transversaux de la façon suivante : une démarche qui valorise la tradition (les cuisines de terroir, la diversité gastronomique française à travers les régions) et l’ouverture (les cuisines d’ailleurs, la nouvelle cuisine et les nouvelles technologies appliquées à l’alimentation) ; une préoccupation pour la santé et l’esthétique corporelle (les produits naturels, la traçabilité des produits et les appellations d’origine, l’agriculture biologique, la diététique et la cuisineminceur) ; un recours à des chefs de cuisine réputés (les tables étoilées se taillent la part belle dans les reportages de plusieurs de ces revues, les recettes desdits chefs sont souvent présentes) ; un intérêt pour la vigne et le vin, ainsi que parfois pour d’autres boissons alcoolisées (que boire avec tel plat, des bancs d’essai et les conseils du sommelier, parfois des reportages sur un vignoble et des adresses pour l’achat sur place) ; un aspect touristique et culturel (les traditions et l’artisanat d’un pays ou d’une région, les endroits à visiter, des éléments d’histoire et de géographie, des adresses pour se loger). Bien entendu, comme nous l’avons déjà dit, certaines La recette du succès des revues de cuisine revues accordent une place importante à telle ou telle de ces rubriques, et dans d’autres revues une ou plusieurs de celles-ci peuvent être absentes. Ceci est à mettre en rapport avec la spécificité du titre et, sans doute, avec le profil supposé du public à qui on s’adresse. Mais la tonalité d’ensemble reste donnée par ces éléments-là, dans des proportions variables. La démarche de mise en valeur de la tradition et, en même temps, d’une ouverture sur le monde et la modernité correspond à ce qui se passe dans la société globale. Face à la rapidité du changement et à sa radicalité, la redécouverte des terroirs, la mise en valeur et la réactualisation des traditions nous rassurent, en nous donnant (de façon illusoire ?) l’impression de nous rattacher à quelque chose, de nous inscrire dans un processus, de nous identifier à un sujet collectif, tout en nous faisant découvrir des facettes inconnues d’un patrimoine longtemps relégué dans un certain oubli. La pipérade, la pochouse, le kouign-amman, la pissaladière, le baekeoffe ou la carbonade dépassent largement les confins de leurs régions respectives et nous deviennent progressivement familiers. En même temps, nous ne pouvons plus ignorer ce qui se passe dans notre « village planétaire », l’alimentation aussi expérimente des transformations qui sont un aspect (et de loin pas le plus déplaisant…) de la mondialisation. Les cuisines « exotiques » sortent de leur confinement pour rentrer dans nos cuisines et nos salles à manger ; après la pizza, le couscous, les nems, le curry ou la paella, c’est au tour du biryani, du koulibiac, du tarama ou du chili con carne de rejoindre le menu familial d’un nombre croissant de foyers, et bien entendu les revues de cuisine participent toutes (avec une intensité variable) de ce mouvement. La disponibilité des produits à longueur d’année et dans un grand nombre de points de vente, comme l’augmentation du pouvoir d’achat et l’élargissement de l’horizon culturel (voyages, médias, allongement de la durée des études) contribuent à cette évolution. La nouvelle cuisine, quelles qu’en aient été les dérives, a apporté notamment une nouvelle façon de concevoir l’assemblage d’ingrédients supposés incompatibles, avec d’incontestables réussites, et une approche de la cuisson moins rigide. Les produits de luxe comme le foie gras, la truffe ou le caviar sont sortis des sempiternels usages rituels pour s’associer sans complexes à des produits qui leur étaient jusqu’alors inconnus, les légumes sont devenus croquants dans nos assiettes, le poisson a fait l’objet d’une multiplicité de préparations. Le congélateur, le four à micro-ondes, les différents robots de cuisine ou la cafetière programmable participent du changement qui transforme le paysage de la cuisine traditionnelle. Et ce n’est pas un de ces éléments que nous avons passé en revue qui prime, mais l’ensemble qui fait irruption dans notre quotidien. Les revues de cuisine n’ont pas été les dernières, parmi les différentes publications, à prendre en compte les soucis en matière de santé et de forme qui ont progressivement envahi nos sociétés au cours des dernières décennies. Il y a là une superposition de thèmes et il règne parfois une certaine confusion lorsque l’on traite de l’un ou l’autre de ceux-ci. Ainsi, pour les questions de santé, on peut distinguer ce qui a trait à la production (la vache folle est une bonne illustration des problèmes qui peuvent se poser à ce niveau, l’agriculture biologique une réponse qui se veut totalisante à cet égard) et ce qui concerne la consommation et ses pratiques (la surconsommation de produits sucrés, par exemple). On dénonce les risques liés aux modes d’alimentation dans les sociétés de consommation, on fait appel à une maîtrise de ces excès par des consommateurs responsabilisés. En même temps que nos sociétés se soucient de rester en bonne santé, la préoccupation pour l’esthétique devient envahissante: rester jeune, rester (ou devenir) mince, entretenir sa forme, se conformer à des canons de beauté dont il serait intéressant d’analyser les normes et valeurs sous-jacentes. Cette injonction (dont les magazines féminins sont, peu ou prou, un des principaux véhicules) n’est pas omniprésente dans les revues de cuisine (et pour cause !), mais elle n’en est pas absente non plus. Mais c’est surtout la question de la qualité des produits qui est mise en avant, avec des rubriques qui visent à faire de leurs lecteurs (trices) des consommateurs avertis. L’appel massif aux chefs de cuisine les plus réputés (et aux « étoiles montantes » 37 de la profession) paraît bien compréhensible. La France est le pays au monde où ceux-ci ont acquis la plus grande notoriété parmi un public assez large (Bocuse, les frères Troisgros, Blanc ou Robuchon, pour ne citer que ceux-là, sont d’authentiques vedettes médiatiques) et leur signature constitue un signe de prestige pour un magazine consacré aux plaisirs de la table. Peu nombreux sont, sans doute, ceux des lecteurs qui ont goûté leur cuisine gastronomique, car les prix pratiqués dans leurs restaurants peuvent avoir un aspect dissuasif pour des budgets moyens, mais on peut se rabattre sur leurs recettes, les préparer et avoir ainsi une forme d’accès au luxe et au raffinement qu’ils incarnent. Chacun y trouve ainsi son compte : la revue, qui accueille dans ses colonnes un chef renommé ; celui-ci, qui assoit ainsi sa réputation ; le public, enfin, qui trouve un mode d’accès garanti à la grande cuisine. 38 L’intérêt pour le vin est un élément que l’on retrouve, sous diverses formes, dans toutes ces revues, et cela semble aussi bien compréhensible. La France est le berceau d’une culture œnologique déjà ancienne, ses crus les plus prestigieux jouissent d’une réputation mondiale, les repas sortant de l’ordinaire sont associés aux bonnes bouteilles que l’on sort de sa cave ou que l’on achète pour ces occasions-là. Une tendance lourde de la consommation de vin au cours des trente dernières années est constituée à la fois par l’augmentation (modeste) de la part du budget consacrée par les particuliers à l’achat de vin et par la diminution (presque de moitié) de la consommation de vin par habitant. En clair, cela s’appelle boire moins et boire mieux ; la qualité du vin produit dans de nombreuses régions est incontestablement en amélioration sensible par rapport à un passé encore assez proche. Les revues de cuisine vont aussi dans ce sens, en présentant souvent des vignobles (y compris des moins connus), en sélectionnant des vins aussi bien chez les producteurs que dans le commerce, en s’attachant à la notion de rapport qualité/prix, en donnant des conseils et en vulgarisant des connaissances. Certaines d’entre elles permettent aussi, parfois, de découvrir des vins (voire des vignobles) étrangers, et s’intéressent à d’autres boissons alcoolisées (bière, apéritifs, whisky, cognac et autres eaux de vie, notamment). Elles donnent presque toujours des conseils (plus ou moins précis) pour associer un plat et un vin, et parfois ont des rubriques consacrées à cette harmonisation (une entrée, un vin, un plat, un vin, un dessert, un vin, dans chaque numéro de Cuisine et vins de France, par exemple, et on peut noter que l’œnologue qui conseille ici les lecteurs est une femme). On peut penser aussi que par les colonnes consacrées aux vins et autres alcools, les revues de cuisine atteignent un public plus masculin (et, sans doute, en premier lieu les conjoints des lectrices), même si la compétence œnologique est plus volontiers reconnue de nos jours aux femmes (et qu’on parle moins souvent de vins et boissons pour femmes pour désigner des breuvages trop sucrés). Au niveau touristique et culturel, la plupart des revues (et notamment celles que nous avons examinées) accordent une place, de façon sporadique ou systématique, à ces thèmes. Si Thuriès Magazine reste discret à ce niveau, n’abordant que des aspects de ce que l’on pourrait appeler une culture culinaire (fidèle en cela à sa vocation professionnelle), une revue comme Saveurs accorde une large place aux aspects historiques et culturels des régions et des pays visités, proposant à ses lecteurs des visites et des activités qui n’ont pas un lien direct avec la cuisine ou le vin. De même, à un degré peutêtre moindre, Cuisine et vins de France accorde une importance à ces dimensions dans la présentation des lieux recensés, notamment (mais pas seulement) dans sa rubrique Tourisme. Pour le Guide Cuisine, il s’agit d’un aspect mineur mais certains numéros consacrent également quelques pages à la présentation d’un lieu comme destination de séjour touristique. On peut penser qu’il y a là le reflet d’une tendance également présente dans la société globale, une partie importante de touristes et de vacanciers ne voulant plus bronzer idiots et accordant une attention nouvelle aux ressources culturelles de la région où on se trouve. On assiste ainsi, surtout en été, à un essor du nombre des activités proposées (festivals, foires et salons, ateliers pour s’initier ou se perfectionner dans les domaines les plus divers, etc.). Faire des centaines de kilomètres pour visiter des caves ou pour aller dîner dans un restaurant sera un projet plus réalisable s’il se combine avec la visite de villes, de musées ou d’édifices Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines religieux…, sans qu’on doive pour autant y voir une tartufferie qui « enveloppe » culturellement des buts très terre-à-terre, mais une volonté de donner plusieurs types d’objectifs à un même voyage. Cette tendance se retrouve d’ailleurs plus fréquemment présente dans les catégories ayant un capital culturel plus élevé, et nous avons des raisons de penser à l’existence d’une corrélation entre l’importance de cette rubrique et le public auquel est destiné prioritairement chaque revue. Que nous dit l’évolution de ce type de revues des tendances globales au sein de notre société ? ■ Après avoir ainsi examiné succinctement les caractéristiques qui nous semblent les plus importantes au niveau de l’homogénéité et de la diversité des revues de cuisine, nous voudrions conclure en nous demandant comment celles-ci nous renseignent sur les transformations des mentalités et modes de vie de notre société, en quoi aussi elles sont les témoins des permanences de ceux-ci. Nous avons dit que le succès de ce type de revues semble témoigner d’un attachement aux rites et aux plaisirs de la table qui va à l’encontre d’un certain discours sur la mal-bouffe qui aurait irrémédiablement envahi notre quotidien. Il est, peut-être, nécessaire, à ce sujet, de remettre en question certaines idées: le fast-food a, bien sûr, un certain nombre d’inconvénients, les chaînes emblématiques de ce registre alimentaire ne sont certes pas des sanctuaires de la bonne chère, il ne faut pas pour autant tenir des propos intolérants à leur égard. Après tout, chacun est libre de les fréquenter et, si on le fait sans idées préconçues, on peut prendre un certain plaisir à goûter les mets que l’on y trouve. Les jeunes, notamment, apprécient l’ambiance qui règne dans ces établissements, l’aspect informel et détendu des rapports, le cadre, la rapidité et les produits offerts: quelles qu’en soient les raisons de cette préférence, il faut en prendre acte et éviter toute diabolisation de ces lieux. Ce qui est, par contre, souhaitable c’est que la culture culinaire de ces jeunes ne se limite pas à cette forme de restauration; pour cela, la famille a un rôle éminent à jouer dans la formation du goût, sachant cepen- dant qu’il n’y a de standards que culturels en la matière4. La question des plaisirs de la table nous amène à nous poser la question de l’agrément que peut représenter l’amont, la préparation du repas, et pour cela il n’est pas inutile de distinguer le repas ordinaire et celui d’exception (même lorsque celle-ci revient régulièrement dans le temps, repas familial de fin de semaine, repas entre amis, etc.). Nous pouvons, à ce titre, citer ici Stephen Mennell : « Traditionnellement, la prise de nourriture a été considérée comme une source de plaisir potentiel, mais lorsque le coût d’opportunité du repas devient trop élevé, le plaisir devient moins évident. Encore plus ambiguë est la question de savoir si la préparation des repas doit être considérée comme un travail ou comme un plaisir. Aucune autre activité sociale ne montre de manière plus évidente l’inadéquation de l’approche basée sur ces deux polarités statiques. Pour la maîtresse de maison, qu’elle travaille à l’extérieur ou non […], la cuisine, comme les autres tâches ménagères, partage nombre des caractéristiques du monde du travail rétribué. C’est une tâche obligatoire, socialement modelée par des horaires et des conventions, même si le coût d’opportunité croissant de la cuisine domestique explique l’attrait des aliments-service, qui font gagner du temps, comme moyen de faire face à ces contraintes. […] Maintes activités domestiques -transactions financières, entretien de la famille, ainsi que préparation des repas- doivent être faites, que l’on y prenne plaisir ou non, et, comme l’ont montré Elias et Dunning […] cette catégorie, « travail privé et gestion familiale », a tendance à prendre plus de temps au fur et à mesure que le niveau de vie croît. La préparation des repas n’appartient pas exactement à cette catégorie ; elle pourvoit à un besoin biologique dont la satisfaction est potentiellement source de plaisir, et elle peut jouer un rôle dans les plaisirs de la sociabilité. Ce qui ne signifie pas que, en soi, faire la cuisine soit toujours un plaisir. »5 Les revues de cuisine visent le quotidien et/ou l’exception : si Thuriès Magazine, hormis le public professionnel, vise plutôt le repas hors du commun chez des amateurs éclairés, la plupart des autres revues prennent en compte l’ordinaire, donnent des recettes et des conseils pour les repas familiaux de tous les jours, tout en gar- dant une place pour les occasions qui nous font rechercher des menus spéciaux. Cette polyvalence doit prendre en compte les budgets des publics visés mais aussi le temps dont on dispose pour la préparation des repas, afin de mettre la revue au diapason des soucis et des réalités de la femme qui doit, plus souvent que par le passé, jongler avec une activité salariée hors de son foyer et ses rôles de mère, d’épouse et de maîtresse de maison. La lecture des revues de cuisine nous projette dans un univers où le conflit est absent, où les valeurs traditionnelles sont confortées tout en ouvrant des perspectives sur le monde présent et à venir ; les femmes gèrent la contradiction de la double journée de travail avec la même aisance qu’elles mettent à servir un repas basque ou thaïlandais à leurs hôtes ébahis. Qu’elles soient axées sur les aspects pratiques et l’économie domestique ou sur le luxe et le rêve, leur univers nous procure un sentiment de sécurité et de bien-être, aux antipodes du vécu trépidant et des interrogations et attentes inassouvies de beaucoup d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. En cela, ces magazines rejoignent d’autres publications qui permettent des formes d’évasion, mais ils conservent une dimension utilitaire qui les légitime, sans doute, aux yeux de leurs lectrices (et lecteurs). Ici aussi, seule une recherche auprès de ces dernières permettra de valider et d’affiner l’hypothèse qui sous-tend cette analyse. Quoi qu’il en soit, notre objectif ici n’était que de tenir un propos apéritif, afin de vous mettre l’eau à la bouche avant de servir un repas plus consistant ! Notes ■ 1. Weil (P.), A quoi rêvent les années 90, (1993) Paris, Ed. du Seuil (coll. Points), p. 118. 2. Chiffres donnés par Aymard (M.), Grignon (C.) et Sabban (F.), « A la recherche du temps social », in/Aymard (M.), Grignon (C.) et Sabban (F.), sous la dir. de, Le temps de manger. Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, (1993) Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme-INRA, p. 30. 3. Enquête citée par Cordero (C.), La famille, (1995) Paris-Bruxelles, Le Monde éd.-Marabout, pp. 114-115. 4. Cf. à ce sujet l’ouvrage de Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, (1979) Paris, Ed. de Minuit. 5. Mennell (S.), « Les connexions sociogénétiques entre l’alimentation et l’organisation du temps », in/Aymard (M.), Grignon (C.) et Sabban (F.), sous la dir. de, op. cit., pp. 52-53. 39 Cuisine et socialité BRUEGHEL L’ANCIEN, LE REPAS DES NOCES, VIENNE, KUNSTHISTORISCHES, FLAMMARION. Marie-Noële Denis MARIE-NOËLE DENIS Tables à manger en Alsace et 1850. Les autres bois (érable, bois fruitiers) sont exceptionnels en milieu rural. La table dans la maison Tables à manger en Alsace omme d’autres pièces du mobilier, les tables font partie de l’équipement matériel des civilisations occidentales. Leur existence dans la maison, leurs techniques de fabrication, forme, style, leurs modes d’utilisation permettent de mesurer le degré d’aisance et de raffinement auquel est parvenue la société à laquelle elles appartiennent. Notre étude se bornera à l’analyse des tables dites « à manger » dans l’Alsace rurale du XIXe siècle et leur évolution jusqu’à nos jours. C Les techniques de construction MARIE-NOËLE DENIS 42 Chargée de recherche CNRS/UPRESA/ESA 7043 Université Marc Bloch, Strasbourg ■ On appelle table « toute espèce de plateau soutenu dans une position horizontale par des pieds ou des piliers ». Cette définition implique certaines contraintes de structure. Ainsi la table comporte-t-elle, dans sa conception la plus courante, des pieds composés de quatre montants unis par quatre traverses supérieures qui constituent un châssis rectangulaire appelé ceinture. Cette ceinture supporte un plateau de bois massif, bordé en général d’une petite moulure en forme de congé. La table alsacienne traditionnelle répond, dans l’ensemble, à ce schéma, mais s’en distingue par deux éléments spécifiques : le montage du plateau et l’assemblage du piétement. Sous le plateau, dans le sens de la largeur, deux canaux en queue d’aronde, appelés « Grod », se placent immédiatement après la butée et servent de logement à deux traverses de fixation à section trapézoïdale (Grodleisten). Ces pièces de bois permettent de fixer, à l’aide de chevilles, le plateau à la ceinture et de le démonter pour le changer quand il est usé. Cette technique ancienne a résisté à l’influence des ébénistes français au XVIIIe siècle puisqu’elle est encore utilisée de nos jours pour le montage des tables de style Louis XV et Louis XVI. D’autre part, l’assemblage des pieds se trouve renforcé par un cadre de piètement. Ce cadre est monté à enfourchement, couvert à coupe d’onglet et percé d’un orifice. La partie terminale du pied comporte un tourillon qui traverse le cadre de piètement et vient se fixer dans le pied proprement dit. Des barres d’entrejambe peuvent constituer aussi une entretoise en H ou en X. Ces deux systèmes ne valent pas pour les tables rondes, d’inspiration « Empire » ou « Restauration », qui apparaissent à la campagne dès le premier quart du XIXe siècle. Dans ce cas, la partie supérieure des pieds, simplement équarrie, est assemblée dans les traverses qui supportent le plateau. Ce changement de forme s’accompagne d’une évolution des mœurs, puisque la table ronde, placée au centre de la pièce et nécessairement entourée de chaises, supprime les hiérarchies et préséances. L’émergence de la table ronde dans les campagnes au début du XIXe siècle atteste ainsi l’influence presqu’immédiate des styles urbains et révèle des évolutions radicales dans les techniques et les modes de vie. Certaines tables comportent des accessoires. Elles sont « articulées », « pliantes », « à bouts pliants », « ouvrantes », « à rallonges » pour gagner de la place. Quelques-unes sont munies de Disposition traditionnelle : table de coin dans la « Stub » (1.1.2) entourée d’un banc fixe dans le « coin du Bon Dieu » et de chaises en face; pas de table dans la cuisine. Mais une salle à manger quotidienne, avec table rectangulaire centrale, a été aménagée dans l’arrière-cuisine (1.3). Seebach (67). 1948. roulettes en cuivre pour faciliter le transport. Leur ceinture com-prend généralement un ou deux tiroirs: le plus grand pour ranger la miche de pain et le plus petit pour les couverts. La plupart des tables sont entièrement construites en bois. Les manuels d’ébénisterie conseillent l’usage de bois durs : chêne ou hêtre pour le piètement, chêne, noyer pour le plateau. Néanmoins, et pour des raisons d’économie, presque la moitié des tables alsaciennes sont encore au XIXe siècle, montées en sapin. Cette proportion baisse au cours du siècle (tableau 1). Le noyer vient ensuite, en forte hausse, témoignant du développement d’une certaine aisance. Le chêne, par contre, peu employé, disparaît entre 1820 ■ L’habitude de s’asseoir sur un siège, devant une table haute, pour prendre les repas, est le résultat d’une lente évolution qui ne semble pas encore être arrivée à son terme au siècle dernier dans les campagnes alsaciennes. Nous avons dénombré en moyenne 1,7 table par foyer dans la première moitié du XIXe siècle et ce nombre augmente entre 1820 et 1850 (tableau 2). Presque la moitié des familles n’ont qu’une table. Il est vrai que celle-ci constitue, même pliante ou à rallonges, un meuble encombrant dans les maisons paysannes. De plus, les mœurs encore patriarcales en réservent l’usage aux repas pris en commun et aux veillées. 37,1 % des familles ont plus d’une table et ce pourcentage correspond à une augmentation importante au cours du siècle (tableau 2) qui révèle un plus grand niveau de confort et une utilisation plus diversifiée. Mais 16,5 % des familles n’ont encore pas de table, ou apparaissent comme telles dans les inventaires après décès, leur proportion ayant diminué entre 1820 et 1850. Deux hypothèses sont susceptibles d’expliquer ce dernier résultat. Il se peut que les tables abattantes, fixées aux lambris, et que l’on repliait le long du mur après les repas, aient été considérées, à l’instar du poêle et des meubles Dans la « Stub » (3.2) de cette maison de l’Outre-Forêt se trouve une table rectangulaire placée au centre de la pièce et entourée de chaises. A la cuisine (3.3) il y a simplement une table de travail. Seebach (67). 1948. 43 Marie-Noële Denis Tables à manger en Alsace Table ronde centrale dans la « Stub » (2.2) transformée en salon de cette maison du Sundgau et table rectangulaire avec chaises et bancs à la cuisine (2.4). Brinckheim (68). 1948. Disposition inchangée en 1971. Table rectangulaire centrale dans la « Stub » (2.6) de cette maison du Kochersberg; mais table aussi dans la « Kleinstub » (2.2) pour les repas quotidiens et table de coin dans la cuisine (2.4). Truchtersheim (67). 1948. 44 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines En 1971 dans la même maison, la « Stub » (3 et 4) est transformée en salon-salle à manger de parade et une table rectangulaire centrale, entourée de chaises, placée dans l’alcôve qui a été supprimée. La disposition de la salle à manger, dans la « Kleinstub » (1), a peu changé mais la présence d’une table plus grande et centrée, dans la cuisine, laisse supposer qu’elle n’est plus utilisée au quotidien. intégrés, comme des biens immobiliers, attachés à la maison et, de ce fait, non cités dans les inventaires. On peut imaginer aussi qu’il était encore en usage, dans le monde rural du XIXe siècle, de manger assis sur une chaise ou un tabouret, sans table, mais appuyé sur un coffre ou sur ses genoux. Cette hypothèse retenue par J. M. Boehler (1986), fait référence aux tableaux de Le Nain datés, il est vrai, du XVIIe siècle. Le coût des tables ne semble pourtant pas prohibitif : le prix moyen est de 4,20 F et reste stable pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Par ailleurs, si une belle table en noyer coûte 15 à 20 F, l’exemplaire courant, en sapin, ne vaut qu’un franc, prix bien inférieur à celui d’un lit complet (4,50 F) ou même d’une chaise (1,30 F). Il semble donc que la table ait occupé, dans certains cas, et jusqu’au milieu du XIXe siècle, la dernière place après le lit, la chaise et le banc, dans la hiérarchie des meubles domestiques. Encombrante, sans valeur marchande ou symbolique, pas encore jugée indispensable, elle est souvent mise au rebut dans le corridor ou le grenier (tableau 3). Les tables en usage se trouvent réparties à égalité dans la « Stub » (salle commune) et les chambres (tableau 3) avec un déplacement au cours du XIXe siècle au profit de ces dernières, témoignant ainsi d’une vie familiale plus intime. Par contre, il y a peu de tables dans la cuisine (tableau 5 - 13,2 %) d’un bout à l’autre du demi siècle. Nous remarquons aussi l’absence de chaises dans cette pièce. Le travail des femmes s’accomplit donc, non seulement debout, mais sans autre appui que l’évier et la cuisinière. Manières de table traditionnelles ■ Les repas quotidiens des familles rurales alsaciennes ont lieu dans la « Stub » (salle commune) depuis au moins le XVIe siècle, et non dans la cuisine, comme c’est le cas dans bien d’autres régions françaises. Montaigne, lors de son voyage en Alsace (1580-1581), parle déjà d’une « salle commune à faire les repas ». L’abbé Cetty (1889) lui attribue, sous le règne de Louis XIV, le nom de « chambre d’habitation » et au XVIIIe siècle celui de « chambre à demeurer ». H. de l’Hermine (1674-76 et 1681) précise au XVIIe siècle que les Alsaciens «… y couchent, y mangent, y sèchent leur linge, y gardent du fruit ». Le rapport du préfet Migneret, en 1860, décrit les mêmes usages. La « Stub » se présente en effet comme une pièce confortable : « salle boisée haut et bas avec de grandes fenêtres », chauffée par un grand poêle alimenté de la cuisine et bien meublée de buffets et « d’armoires dans les murs ». Le jour, toute la famille s’y retrouve pour les repas, la prière, les veillées. Dans cet ensemble un certain nombre de dispositifs sont destinés à l’alimentation : une fontaine avec essuie-main sous le cache-torchons accroché derrière la porte, un buffet deux corps pour ranger le linge de table (dans la partie basse) et la vaisselle (dans la partie haute), des niches sur le poêle pour tenir les plats au chaud et surtout une table et des sièges (chaises et bancs). Montaigne parle déjà de «…tables équipées de bancs » (op. cit.) et l’abbé Cetty décrit ainsi une « Stub » campagnarde: «… sur les côtés des bancs, au milieu de la chambre une table… des chaises en bois ciré contre les murs… » (op. cit.). Plus que toute autre stratégie d’occupation de l’espace domestique, les mutations dans la disposition des places à table lors des repas vont refléter une certaine fidélité à l’ordre ancestral mais aussi l’évolution du pouvoir et des rapports hiérarchiques à l’intérieur de la cellule familiale. Selon la tradition, la table se trouve située dans le coin de la « Stub » qui donne à la fois sur la rue et sur la cour et correspond au poteau cornier posé en premier lors de la construction et sur lequel repose tout l’assemblage de la maison. A partir de ce coin, la distribution des places à table, lors des repas, s’ordonne à partir d’une hiérarchie à la fois sexuelle, familiale et sociale. Le maître de maison occupe une position centrale, sur le banc de coin et les autres membres de la cellule domestique se répartissent d’abord à sa droite, plus valorisée, puis à sa gauche. Les hommes sont sur le banc et les femmes en face, sur des chaises, car plus mobiles et symboliquement moins attachées à la maison. La maîtresse a d’ailleurs apporté en cadeau de mariage, sa propre chaise marquée à son nom. Chacun occupe ensuite le rang défini par l’importance de son travail dans l’économie de la ferme. Les domestiques mangent à la table des maîtres, mais placés aux extrémités, juste avant les enfants. L’ordre généalogique est aussi respecté et à côté du chef de famille s’assoient le grand-père, le fils aîné et les autres garçons tandis qu’en face, à côté de la mère, se trouvent successivement la grand’mère et les filles. Les grands-parents sont nourris et logés par contrat signé lors de la donation de leurs biens à leur fils désigné comme héritier. Mais il arrive que, plus bons à aucune tâche, ils doivent aussi quitter la table familiale et faire cuisine à part. L’abbé Cetty décrit ainsi, pour le XVIIe siècle, une famille distribuée selon 45 Marie-Noële Denis Table carrée centrale dans la « Stub » (1.7) de cette ferme du Ried ; table rectangulaire dans la « Kleinstub » (1.2) pour les repas quotidiens et table de travail à la cuisine (1.5) Muntzenheim (68), 1948. Disposition inchangée en 1971. 46 les normes alors en usage dans le Kochersberg : « En haut de la table le fermier, père de famille, à sa droite le grandpère, à sa gauche le fils aîné ; après l’aïeul, la grand’mère, sa femme, ses filles, la première servante, la deuxième et la gardienne d’enfants ; après le fils aîné, le premier valet, le deuxième, les journaliers et les petits garçons » (op. cit.). Le maître de maison dirige la prière, coupe le pain après l’avoir béni, tranche la viande, se sert le premier et passe le plat du côté des hommes, puis du côté des femmes. Par contre, les légumes sont disposés dans un grand plat au milieu de la table et chacun se sert à sa guise. Autrefois aussi, le maître remplissait l’unique verre de vin, y buvait, puis le tendait à l’aïeul qui le faisait circuler exclusivement du côté des hommes. De ce fait, l’accès à la nourriture considérée comme énergétique (pain, vin, viande) est inégalitaire et fortement hiérarchisé. Le chef de famille définit la part de chacun, et les travailleurs sont nourris avant les enfants, qui n’ont que les restes. Les femmes qui se lèvent beaucoup pour assurer le service (encore ne restent-elles pas debout comme c’est la coutume, par exemple, en Limousin), mangent moins que les autres. Seul le plat de légumes, de moindre valeur nutritive, est accessible à tous. Mais la place du maître de maison n’est pas seulement soumise à des nécessités matérielles relevant d’une bonne gestion familiale des réserves de nourriture. Elle dépend aussi de contraintes symboliques. En tant que chef de famille, il se trouve lié à la maison et sa place sur le banc de coin, le long du poteau cornier, assure symboliquement la stabilité de la construction et la longévité de la famille. Il réitère ainsi à chaque repas, rite majeur de sauvegarde de l’intégrité physique de chacun, le contact nécessaire avec les puissances protectrices souterraines et célestes. De fait, ce poteau, marqué à l’extérieur de signes religieux qui encadrent la date de fondation de la maison et les noms ou initiales du couple fondateur, et à l’intérieur par l’armoire appelée « coin du Bon Dieu » (Hergottwinkel) qui renferme la Bible de famille et les titres de propriétés, joint symboliquement la terre et le ciel et engage le maître de maison dans une longue succession d’ancêtres et de descendants, garants de la pérennité de la lignée. Evolution contemporaine ■ Cette table rectangulaire, placée dans un coin de la « Stub », a souvent été remplacée, au cours du XIXe siècle, par une table ronde ou carrée, en position centrale. Ces modifications, imitées des modes urbaines, ont accompagné et mis en évidence, à la fois la perte d’autorité du maître de maison et l’effacement du système hiérarchique lié à la répartition traditionnelle des places à table. Néan- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines moins, certains éléments subsistent : on ne mélange pas les sexes et le maître continue d’occuper la place d’honneur. Dans un premier temps, les repas quotidiens ont toujours lieu dans la « Stub », mais sur une table centrale, ronde ou carrée, entourée de chaises. Le maître de maison est assis, le dos à l’alcôve. Les autres membres de la famille se répartissent indifféremment de part et d’autre en respectant la division des sexes. Au XXe siècle, la rôle de la « Stub » se modifie. A l’instar de la salle à manger bourgeoise et citadine, elle devient une pièce de pure parade réservée aux grandes fêtes familiales (baptêmes, communions, grands repas lors de la fête patronale). Son importance symbolique s’en trouve renforcée mais son rôle traditionnel s’efface définitivement puisque les repas quotidiens ont lieu désormais, quand la taille de la maison le permet, dans une nouvelle salle à manger, à disposition centrale, installée en face, dans la « Kleinstub » (petit poêle). Puis cette pièce est elle-même abandonnée au profit de la cuisine devenue plus propre, plus facile à chauffer en hiver, à tenir fraîche en été du fait de l’utilisation de nouvelles sources d’énergie. Celle-ci apparaît aussi de taille suffisante pour une cellule familiale amenuisée par la baisse de la natalité et la disparition des domestiques. Néanmoins, bien que les schémas en soient brouillés et parfois temporaires, la famille reste fidèle à une certaine hiérarchie, interprétée de manière différente dans chaque maisonnée, mais où l’on peut Tables à manger en Alsace discerner la persistance de certaines règles (sauf évidemment pour les tables rondes dont la forme même s’oppose à tout classement). Dans le cas des tables rectangulaires, les bas-bouts représentent les places d’honneur, occupées par le maître de maison, sa femme ou le grand-père. La séparation des sexes est toujours respectée de part et d’autre d’une diagonale. La hiérarchie des individus s’établit à partir de la droite, le maître ayant par exemple de ce côté son fils aîné, puis le frère de son épouse qui elle-même place à sa droite sa fille aînée, puis sa fille cadette. De nouveau à la mode, les tables de coin se multiplient, en référence à une tradition régionale longtemps considérée comme désuète. La répartition des places, dans ce cas, ne s’inspire pas des anciennes coutumes pratiquées dans la « Stub ». Le père n’occupe plus le « coin du Bon Dieu », qui n’existe pas dans la cuisine, mais se tient à l’opposé, du côté libre d’accès, et le reste de la famille se dispose autour de lui, en respectant souvent la séparation des sexes et la hiérarchie des générations. Les nécessités d’une distribution alimentaire inégalitaire n’existent plus mais le geste demeure. Conclusion ■ Ainsi les tables à manger repérées en Alsace depuis le début du XIXe siècle, ontelles subi une évolution dans leurs formes, leur localisation dans la maison et leurs usages. Cette évolution traduit des changements dans la préparation et la consommation des aliments liés à la modernisation des moyens de cuisson et à la fin des pénuries de subsistantes. Mais elle traduit aussi des mutations dans les manières de table, et plus généralement dans les mœurs familiales et sociales liées au rituel des repas. Bibliographie Notes ■ 1. Manuel Roret, réédition, 1984. 2. Selon les termes employés dans les actes notariés que nous avons consultés. 3. Le choix des inventaires après décès utilisé pour obtenir ces chiffres ayant été fait avec soin, il est exclu que des tables en aient disparu lors de partages préalables. 4. La table traditionnelle constitue un élément de base du mobilier et appartient, avec la maison, à l’homme qui en hérite. Elle est considérée de ce fait, comme le banc qui l’encadre, comme un bien immobilier. 5. Certains inventaires ne comportent ni table, ni coffre. 6. H. de l’Hermine, (1886). 7. abbé H. de Cetty, (1889). ■ • BOUTY-FABRE, V., « L’habitat rural à Ernolsheim-lès-Saverne », mémoire de maîtrise d’ethnologie, Strasbourg, octobre 1994. • CETTY, abbé H., « La famille d’autrefois en Alsace », Rixheim, P. Sutter, 1889. • CHIVA, I., « La maison : le noyau du fruit, l’arbre, l’avenir », dans « Habiter la maison », Terrain, n° 9, octobre 1987. • DENIS, M.N. et GROSHENS, M.C., « Architecture rurale française », vol. Alsace, Strasbourg-Paris, Berger-Levrault, 1978. Réédition, Die, Adie, 1999. • DENIS, M.N., « Les intérieurs ruraux de Schillersdorf », Pays d’Alsace, cahiers 135 -136, n° II, III, 1986. • DENIS, M.N., « Décor de vie et mémoire familiale », Pays d’Alsace, n° II, 1990 • Encyclopédie de l’Alsace, Article « Mobilier », Strasbourg, Publitotal, 1983-1986, vol. 9. • Images du Musée Alsacien, Revue Alsacienne Illustrée, 1904, 1913. • KLEIN, G., « Arts et traditions populaires d’Alsace », Colmar, Alsatia, 1976. • L’HERMINE, H. de, « Mémoires de deux voyages et séjours en Alsace », 1674-76 et 1681 », Mulhouse, Imprimerie Border, 1886. • MIGNERET, J.-B., « Description du département du Bas-Rhin », Strasbourg, 1858-71, 4 vol. • MONTAIGNE, M. de, « Journal de voyage en Italie, par la Suisse et l’Allemagne, 1580-1581 », Paris, les Textes Français, éd. Les Belles Lettres, 1946. • RAPOPORT AMOS, « Pour une anthropologie de la maison », Paris, Dunod, 1972. 47 Simone Gerber SIMONE GERBER Quelques bases physiologiques du goût et de l’olfaction ■ Enfance, médecine et cuisines ans notre culture contemporaine les propos sur la santé occupent une large place. La visite médicale pour l’enfant est devenue un rituel de la vie quotidienne de la famille. L’image d’un enfant bien portant est celle d’un enfant bien nourri. La qualité de la nourriture, la façon de la donner, ce qu’il faut ou ne faut pas manger, font l’objet de bien des conversations, de bien des questions au cabinet médical. Comme pédiatre, je suis une actrice sociale de la transmission des discours en même temps que témoin de leur mise en œuvre. C’est donc en professionnelle de la santé des petits enfants que j’aborderai la cuisine d’aujourd’hui. D La médecine d’enfant et l’évolution de notre société SIMONE GERBER 48 Pédiatre. Strasbourg ■ Pédiatre libérale et en P.M.I1, je reçois et je soigne les enfants dans leur famille depuis plus de trois décennies. J’exerce mon métier dans un faubourg strasbourgeois. Sur deux générations j’ai pu observer l’évolution des soins, de la santé des enfants, j’ai pu comparer en fonction des régions d’origine, des pays, et au fil des temps, les changements en matière des pratiques de puériculture2. Par mes études à Paris, un séjour comme médecin dans un hôpital aux U.S.A, puis mon installation en Alsace, j’ai participé et assisté aux migrations intranationales3, intercontinentales4, et aux transformations de « l’art d’accommoder les bébés »5 comme à celles d’accommoder les nourritures. J’ai découvert les modes de vie américains dans les années soixante, et j’observe aujourd’hui dans le contexte local et pluriculturel qui nous est propre, l’américanisation de la nourriture des enfants : apparition des petits pots, des surgelés, des boissons industrielles comme le coca cola. Nos modes de vie se sont eux aussi américanisés : urbanisation des campagnes, déplacements de plus en plus motorisés, grandes surfaces, « shopping centers », influence de plus en plus grande des médias visuels et de la publicité. Les pathologies elles aussi s’américanisent. En 1960, arrivant de France aux Etats Unis, j’avais découvert la fréquence du terme « allergy » dans la nosologie médicale d’outre atlantique, et la plus grande intensité des symptômes allergiques chez les patients américains par rapport aux patients français dont j’avais l’expérience. En France depuis nombre d’années, nous « arrivent » les mêmes maladies. Les descriptions des pathologies allergiques, les discours sur sa prévention se multiplient dans les revues médicales, relayées par les magazines de vulgarisation. Dans le même temps, en opposition à l’industrialisation intensive et productiviste de l’alimentation, des courants écologiques et végétariens développent des réseaux de distribution d’aliments « biologiques » pour adultes et pour bébés. La macrobiotique, et en particulier sa tendance « végétalienne »6 plus sectaire, qui expose les bébés au risque de malnutrition par manque de protéines lactées ont été crées à leur marge. Les cinq sens forment un système très complexe d’interconnexions à tous les niveaux qui depuis la naissance, véhiculent les informations jusqu’au cerveau et construisent nos références sensitives. Ce qui est spécifique à l’être humain c’est que cette sensorialité est un des supports sur lequel se développe le langage qui à son tour retentit sur la sensorialité. Ce que l’on sent, on en parle, ce dont on parle agit sur ce que l’on sent… Ainsi se constitue notre vision charnelle du monde physique. Par la sensorialité olfactive chaque odeur est reconnue, alors que pour le goût les saveurs se répartissent en quatre classes : salé, acide, sucré, amer. Le goût, l’olfaction, communiquent avec les autres sens, et permettent de connaître non seulement la nourriture mais aussi le monde extérieur. C’est par la bouche que le bébé goûte le lait, reconnaît le sucré lié aux apports énergétiques et rejette l’amer. C’est aussi par leur mise en bouche que l’enfant reconnaît les objets qui sont à sa portée. Il en évalue la consistance, la surface, le volume, l’odeur. Les papilles gustatives sont situées sur les bords de la langue, et chez le jeune bébé sur les muqueuses buccales. Dès les premiers jours, par son olfaction, le nouveau-né reconnait l’odeur de sa mère, son sein, son lait ou celui du biberon. Les cellules olfactives qui tapissent les parois nasales sont très richement innervées. Sur la petite surface (5 cm2) de la muqueuse nasale on trouve 10 à 20 millions de cellules réceptrices qui transforment les messages chimiques en des messages électriques. Ceux-ci, par les trajets nerveux aboutissent au rhinencéphale situé dans le paléencéphale, partie ancienne du cerveau. L’homme, du fait de la station bipède, a pu libérer ses membres supérieurs. Il a développé sa vision, son audition, sa psycho-motricité et ses capacités intellectuelles aux dépens de son olfaction. Il a cependant conservé ses structures anciennes qui sont connectées à des aires associatives extrêmement riches et nombreuses. Celles-ci le relient au cerveau et aux noyaux de la vie végétative situés dans l’hypothalamus véritable centre supérieur de tout le système neuro-végétatif qui reçoit les différentes voies nerveuses olfactives et optiques. Ceci explique l’importance de la sphère olfactive dans les acti- Enfance, médecine et cuisines vités végétatives (respiration, circulation, sécrétions…) associées aux excitations lumineuses. Étant donné le rôle de l’hypothalamus dans la sécrétion des hormones, sexuelles entre autres, on comprend l’influence, consciente ou inconsciente des odeurs et de la nourriture sur nos comportements, nos émotions, et sur le climat hormonal qui peut changer le fonctionnement de l’olfaction et du goût dans des relations de complexe réciprocité. Les cellules gustatives et olfactives évoluent avec l’âge. Nous sommes capables de distinguer entre 2000 et 4000 odeurs, flaveurs et arômes. Leur nombre et leur qualité progresse jusque vers l’âge de 20 ans, puis diminue lentement de 40 à 70 ans pour chuter au delà de cet âge. Évolution du goût avant et après la naissance ■ Chez le foetus le développement des bourgeons gustatifs est très précoce, à trois mois de gestation. On sait que le foetus déglutit. Le nouveau-né perçoit très bien les différences d’odeur. il reconnait l’odeur de sa mère, il détourne la tête à la présentation d’odeurs déplaisantes. Très tôt un bébé peut manifester son goût ou son dégoût pour un lait particulier. Les difficultés du sevrage, les refus de se nourrir qui cèdent au changement d’alimentation en attestent régulièrement. Les saveurs perçues pendant le séjour amniotique développent très probablement le goût pour certains aliments: le bébé de mère indienne préférera l’odeur du curry qui a imprégné tout au long de sa vie-intra-utérine le liquide amniotique. Le bébé de mère méditerranéenne préférera lui, le goût de l’ail. Lorsqu’un nouvel aliment ou un parfum, change l’odeur du lait ou du sein maternel le nourrisson peut le refuser. Le goût se diversifie au fur et à mesure de la croissance et de l’accès à l’autonomie. Dans notre civilisation c’est à partir du moment où le bébé quitte la relation exclusive à sa mère qu’il apprend, avec l’introduction d’aliments plus solides, à diversifier son goût. Cette éducation de la première enfance dans les coutumes alimentaires familiales, se poursuit tout au long de la croissance, de la scolarité, de la vie en société, avec des phases de rejet et de sélection alimentaire qui peuvent alterner avec des périodes de plus grande curiosité et de plus grande appétence. L’allaitement ■ Malgré tous les discours officiels qui l’encouragent, l’allaitement n’est pas en progression. La télévision, les revues spécialisées, les revues pour parents regorgent de publicités sur les laits, les farines, plus riches, plus supplémentés les uns que les autres. Comment le lait artisanal fabriqué par une simple femme peut-il entrer dans cette compétition et ce « maketing » ? Néanmoins, il nous faut continuer à cultiver « l’art » de l’allaitement maternel, conseiller sans moraliser ni nous décourager. La composition du lait des femmes témoigne de la diversité culturelle, sa teneur en lipides par exemple, varie en fonction du contenu et du rythme de l’alimentation maternelle. Le lait des femmes allemandes a une concentration lipidique plus forte en début d’après-midi, celui des anglaises plus forte en soirée. Le lait des femmes esquimaux qui se nourrissent de poisson a une composition autre que celle des femmes américaines qui mangent beaucoup de viande. Une des tâches essentielles du médecin auprès des femmes qui allaitent est souvent de les soutenir et de tenter de les rassurer sur la qualité de leur lait. Dans notre civilisation technique où tout se pèse et se mesure il n’est pas toujours facile à une jeune femme de donner ce lait dont elle ne peut quantifier ni le volume, ni la teneur. Ceci est d’autant plus difficile que les conseils contradictoires fusent de toutes part. Dans le milieu médical au nom de l’hygiène sacralisée et sanctifiée, on impose souvent des contraintes et des règles inutiles : interdiction de manger des fruits, des épices, obligation de boire deux ou trois litres d’eau par jour, interdiction d’allaiter en cas de grippe, en cas de prise d’antibiotiques, qui pour la plupart, ne présentent aucun danger pour les bébés. Samira ■ Samira., 17 ans, a accouché d’un magnifique garçon. Elle allaite et donne aussi à son bébé un ou deux biberons par jour. Elle se force à boire deux litres d’eau par jour, et ce n’est pas facile, elle n’aime pas du tout l’eau. A la maternité on l’a beaucoup prévenue sur les risques de diarrhée en cas de mauvais coupage du lait sec de complément, on lui a aussi dit qu’elle devait supprimer 49 Simone Gerber Enfance, médecine et cuisines de son alimentation tout ce qui était trop épicé. Or, elle adore le poivron, et en a mangé un petit morceau il y a deux jours. Elle a entendu le mot toxique, ou toxicose ? La grand mère du bébé raconte qu’elle a fait hospitaliser sa fille lorsqu’elle avait deux mois pour une diarrhée dont elle aurait manqué mourir. Le bébé de Samira ne court-il pas le risque d’être intoxiqué par ce poivron qu’elle a mangé ? Sa mère lui a parlé du « mauvais œil ». Au Maroc, dans leur famille beaucoup de nouveau-nés sont morts intoxiqués parce qu’une personne de l’entourage leur avait jeté un mauvais sort. Les paroles de Samira, nouvelle maman, nous montrent comment sont « métabolisés » les conseils et impératifs alimentaires de notre monde occidental qui font parfois un curieux ménage avec l’histoire et les croyances culturelles propres à la famille du bébé. Importance de l’imaginaire, des émotions, des paroles, dans l’alimentation. Constitution d’une identité culinaire ■ Par les aliments se constituent des liens conscients et inconscients entre enfants et parents. La nourriture est comparable à un objet transitionnel7 qui permet à l’enfant de structurer son identité individuelle au contact de sa mère, pour accéder ensuite au monde symbolique, à la culture, puis à une identité collective, que celle-ci soit laïque ou religieuse. Les « brèdelès » de Noël, les gâteaux du ramadan, les dragées du baptême chrétien, les noix et le vin nouveau alsacien, le pain d’azyme et la carpe de la Pâque juive en sont des exemples. L’histoire mouvementée de Octavia Tomi Ungerer, Das grosse Liederbuch, ©. 1975 Diogenes Verlag AG Zürich. 50 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ■ Octavia a été adoptée à l’âge de six semaines. Sa mère de naissance l’a amenée dans un orphelinat en Amérique du sud à l’âge de trois semaines. Lorsque ses parents adoptifs sont venus la chercher, elle se rétablissait très difficilement d’une diarrhée aiguë qui inquiétait les médecins. M. et Mme M. ont attendu un mois avant de pouvoir transporter le bébé en France. J’examine Octavia dès son arrivée. C’est un tout minuscule petit bébé. Elle est très vive, très souriante. Mais elle est si maigre ! Elle a très peu d’appétit. Des épisodes de diarrhées successives émailleront sa vie pendant les trois premières années. Tous les bilans médicaux sont négatifs. Les diètes successives n’ont plus aucun effet. Elle reste maigre, diarrhéique, et en même temps très précoce, très joyeuse. Ses relations avec ses parents et son grand frère qui vient du même orphelinat sont excellentes. Sa mère, passionnée de littérature sud américaine, et très soucieuse de respecter la culture d’origine de ses enfants, découvre dans un livre de cuisine brésilien une recette de purée qui mélange sorgho, haricots rouges, riz, farines de blé, froment, maïs, et nécessite cinq heures de cuisson. Octavia se délecte chaque matin et chaque soir de cette bouillie épaisse et peu appétissante. Elle l’engloutit avec un bonheur évident. Très rapidement sa diarrhée disparaît. Octavia grandit, prend du poids. Pendant une année elle accepte cette bouillie du matin et du soir, puis brutalement la refuse et partage les repas familiaux. Les diarrhées n’ont jamais repris. L’évolution de Octavia nous montre bien que le biberon ou l’assiette ne contiennent pas seulement des calories, des protides, des lipides, des glucides, mais bien des aliments qui ont une valeur sensorielle, langagière, affective autant que nutritive. Que représentait pour Octavia et ses parents cette bouillie aux saveurs étranges et étrangères qui a mis un terme à sa diarrhée ? Octavia y retrouvait-elle quelques flaveurs d’avant sa naissance ? A la faveur de ce plat à la cuisson si longue et si lente, avec Octavia et ses parents, nous avons beaucoup parlé, beaucoup échangé sur sa vie présente et passée. En faculté de médecine, nous étudions l’équilibre alimentaire en fonction des risques de maladie. « L’hygiène alimentaire » si bien nommée, est essentiellement basée sur les interdits. Une expérience qui prend en compte les relations à la parole modifie et complexifie ces premiers enseignements. Elle nous montre combien les événements de la vie de l’enfant, de ses parents, leur culture, leurs émotions, imprègnent les habitudes alimentaires. Les mots aussi, sont une nourriture. Dans son livre « Si c’est un homme », Primo-Levi raconte comment au camp de concentration, il résistait à la faim avec l’aide de son ami alsacien « Piccolo ». Pendant que tous deux transportaient les lourds chaudrons de soupe, Primo récitait et traduisait à son ami des vers de la Divine Comédie. Avec les souvenirs des repas de famille, ils composaient tous deux des menus prestigieux. Bien des locutions témoignent que nous mangeons et buvons avec les mots de la bouche : « nous dévorons une personne des yeux », « nous buvons ses paroles », « nous donnons notre langue au chat »… Les enfants qui entendent les paroles « au pied de la lettre » nous l’enseignent également. Sébastien craint de donner sa langue à manger. Sébastien a supprimé la viande à l’âge de huit ans, tout de suite après que son père se fût blessé avec un couteau en découpant du pain. Il a aujourd’hui 13 ans, accepte à nouveau de temps en temps un peu de nourriture carnée mais refuse de manger de la langue. Il dit que cette partie de l’animal lui donne l’impression d’avoir à manger sa propre langue. Cécile a peur d’être cannibale. Cécile, agée de10 ans, insiste depuis quelques semaines auprès de sa mère pour venir me consulter. Elle a mal au ventre, a des nausées chaque soir et chaque matin, et a très peur de vomir. Elle a souvent l’impression d’avoir un « molar » dans la gorge, d’être trop « pleine ». Elle redoute l’étouffement. Lorsqu’elle mange des escargots elle a peur d’en avaler le cœur. L’examen clinique est tout à fait normal. Cécile me parle d’une leçon de biologie humaine qui l’a beaucoup impressionnée. Il semble que la majeure partie de ses symptômes ont débuté après le cours fait par son instituteur sur la digestion. Je lui demande de m’apporter son cahier. Nous le feuilletons ensemble. Au chapitre sur la digestion : le schéma d’un homme transparent montre l’ensemble de l’appareil digestif. Schéma bien connu : depuis le pharynx sont reproduits : l’œsophage, l’estomac, le duodénum, les intestins, l’anus. Une particularité cependant : la nourriture est symbolisée par un petit bonhomme qui chemine par la bouche avant d’être expulsé par le gros intestin. Le texte raconte à la première personne le voyage aventureux de ce bonhomme depuis son entrée sous la dent jusqu’à sa division en une partie qui le mènera vers la cellule, et une autre qui le jettera dans le gros intestin, « comprimé, desséché, noirci de honte ». Je dis que ce bonhomme et cette leçon ne doivent pas être facile à digérer ! A la quatrième consultation, malgré 51 Simone Gerber quelques petits soucis digestifs, Cécile va beaucoup mieux. Les correspondances sensorielles et affectives fondent notre mémoire ■ 52 Le mot « douceur » désigne aussi bien les sucreries, qu’une sensation tactile, ou une émotion agréable qui est d’autant plus recherchée que les conditions de vie sont difficiles. Les sucreries, les gâteaux, les chocolats sont sensés apporter cette douceur de vivre dont chacun rêve. Les bonbons circulent entre enfants pour marquer les liens, les dons, la complicité, comme autant de douceurs que l’on se partage. On comprend pourquoi les tentatives des soignants de supprimer les sucreries par souci de prévention des caries seront vouées à l’échec si l’enfant et sa famille ne reçoivent pas en retour les douceurs de l’échange dans le respect et la reconnaissance de leur identité. Le lait quant à lui, représente le premier aliment offert par la mère. Dans un certain nombre de situations sociales ou affectives douloureuses, ou lorsqu’il y a déracinement, éloignement de la « mère patrie », je constate souvent combien il peut être difficile de quitter une alimentation exclusivement lactée. Je rencontre ainsi, bien des petits enfants qui continuent à prendre des biberons jour et nuit. Ceci peut témoigner d’une habitude culturelle mais aussi du lien à une mère qui tente de soigner sa propre souffrance par la relation fusionnelle à son enfant. En emplissant ainsi la bouche de son bébé au moindre pleur, elle s’identifie à lui, et cherche à combler tous les manques, les siens autant que ceux de son enfant. Le bébé peut y réagir par la boulimie aussi bien que par l’anorexie. Un met offert ou partagé dans un moment d’échanges chaleureux sera aimé pour la vie (« la madeleine » de Proust). A l’inverse, un aliment consommé pendant une période douloureuse risque d’induire une aversion qui non seulement peut se poursuivre à l’âge adulte mais aussi se transmettre. Monsieur M. me raconte son dégoût pour le chocolat donné en dessert le dimanche à l’internat où il avait été placé après la mort de son propre père. Son fils n’a jamais avalé un seul morceau de chocolat. La nourriture en héritage ■ La petite Cosette a cinq ans. C’est une adorable petite fille qui est le portrait en miniature de sa propre mère. Comme sa maman, elle a un visage tout rond encadré d’une chevelure très noire, de grands yeux bleus aux longs cils, deux fossettes et un petit nez retroussé. Je l’examine avant la rentrée scolaire. Tout va très bien excepté un début de carie sur deux incisives. Avec sa maman, nous discutons alors de l’alimentation. Antoinette refuse les fruits et les légumes, elle ne mange que des aliments moulinés très fins. En dehors des gâteaux, des bonbons, du pain, des frites, des nouilles, dès qu’elle sent un morceau qui passe sa gorge, elle le recrache. Elle prend encore trois biberons par jour, et parfois même elle se réveille pour un biberon la nuit. Chaque nuit elle fait pipi au lit. Sa maman ne mange pas non plus de fruits, ni de légumes, pas non plus de viande. Elle a horreur de faire la cuisine. Lorsqu’elle est dans sa maison elle n’aime pas manger et les repas sont vite expédiés. Plus vite ça va, mieux c’est. Cela ne dérange pas son mari qui est souvent en voyage et mange avec ses collègues dans de bons restaurants. Si sa femme ne lui fait pas la cuisine ils vont au restaurant, pour des tartes flambées, des pizzas, mais aussi de temps en temps apprécient les bons repas gastronomiques. Chez des amis ou au restaurant, la mère de Cosette retrouve l’appétit, et mange tous les mets avec beaucoup de plaisir. « Comment était son appétit lorsqu’elle était petite ? » « Ah là, là, c’est toute une histoire ! « Jusqu’à l’âge de huit ans, elle était très gourmande, adorait manger. Elle est devenue un peu trop ronde. Sa mère l’a alors conduite chez un très grand spécialiste de la nutrition. Sans lui adresser une seule parole, ce médecin l’a examinée, mesurée, pesée. Il a dit à sa mère qu’elle était beaucoup trop grosse. Un régime très strict était indispensable pour perdre les kilos en trop. Il fallait supprimer les pâtes, les frites et toutes les sucreries. Pour ses trois enfants, la maman cuisinait de très bonnes choses. Après la consultation la petite fille n’a plus été autorisée à manger à la même table que ses frères et sœurs. Une assiette de régime l’attendait dans un coin de la cuisine. Elle avait envie de pleurer, mais comme elle était gentille et obéissante, elle ravalait ses larmes. Aujourd’hui encore lorsqu’elle y pense elle a envie de pleurer. Et voilà pourquoi elle a décidé de ne pas brimer sa fille Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines comme elle l’a été.Voilà peut-être aussi pourquoi elle n’aime pas cuisiner. Cette histoire nous montre comment une mère transmet à son enfant ses goûts ou ses inappétences qui proviennent de sa propre enfance. Dans de nombreuses autres situations, j’ai constaté qu’il était le plus souvent impossible de demander à une mère de nourrir son enfant avec un aliment qu’elle n’aime pas. Certains régimes imposés par une maladie chronique (diabète, insuffisance rénale, intolérance au gluten…) nécessitent pour cette même raison un accompagnement psychologique soutenu. Paradoxalement aussi, un manque à manger vécu dans l’enfance peut induire un forçage alimentaire. Cette attitude peut-être interprétée comme une tentative d’effacer le mauvais souvenir. Une personne qui a subi les famines de la misère économique ou de la guerre peut transmettre sa relation à la nourriture sur plusieurs générations. Gaver les petits enfants afin qu’ils deviennent gros et forts est une pratique qui peut se perpétuer bien longtemps après la famine initiale, alors que celle-ci semble effacée de la mémoire. Ceci était vrai en France il y a seulement vingt ans lorsque les bébés recevaient des biberons lourdement lestés à la phosphatine. Je le constate aujourd’hui chez certaines mères récemment immigrées qui ont connu la guerre, la misère, et une forte mortalité infantile. Pour bon nombre de femmes maghrébines et turques que je rencontre essentiellement en P.M.I un bébé bien portant doit être un gros bébé. En contrepoint, dans notre société occidentale du trop plein qui favorise les addictions alimentaires et l’obèsité, le désir de grossir de l’après-guerre s’est mué pour beaucoup de femmes en rêve de minceur. Depuis quelques années j’ai été amenée à plusieurs reprises à soigner les bébés de quelques mères qui suivaient pour elles-mêmes un régime amaigrissant et ne nourrissaient pas assez leurs bébés filles, par crainte de retrouver en celles-ci leur propre image et les voir prendre trop de rondeurs. « Je ne veux pas que plus tard elle souffre comme moi d’avoir à suivre un régime ». Depuis que je les fréquente, les bébés, les enfants, m’ont ainsi enseigné que ceux qui les nourrissent puisent largement dans les réserves culinaires de leurs histoires familiales présentes et passées. Les cuisines sont les lieux où peuvent se raconter ces histoires8 après qu’elles Enfance, médecine et cuisines aient plus ou moins longuement mijotées au coin du feu. Pour tous ceux qui s’occupent d’enfants, ces récits sont importants à écouter et à transmettre. En chacun des endroits où l’enfant est amené à se nourrir et à grandir, il importe en effet de reconnaitre et respecter au mieux les différentes façons qui sont les siennes de s’inscrire dans sa parenté présente et dans l’ordre des générations. Les messages sensoriels et langagiers, autant régis par la physiologie, la chimie, que par l’imaginaire qui accompagne toute nourriture entretiennent les échanges entre adultes et enfants qui fondent l’identité biologique autant qu’éducative et symbolique. L’olfaction, le goût, participent ainsi aux processus qui struc- Notes ■ 1. La Protection Maternelle et Infantile, institution de soins préventifs gérée par la Municipalité (dans la ville de Strasbourg) par le Département (en dehors de la ville) organise des consultations gratuites dans des centres médicaux sociaux. 2. Puériculture : Ensemble des méthodes propres à assurer la croissance et le plein épanouissement organique et psychique de l’enfant. 3. Des zones rurales à la ville Bibliographie ■ • Gastronomes en couches, recettes de grands chefs réunies par Patrick Ben Soussan. Erès. Collection « mille et un bébés ». 1999 • Brillat Savarin, La physiologie du goût. Flammarion (Champs) 1982 • Geneviève Delaisi de Parceval et Suzanne Lallemand. L’art d’accommoder les bébés. Odile Jacob. Collection Opus. 1998. • J. Delmas, A. Delmas. Voies et Centres Nerveux. Masson 1975 • Dolto F., L’image inconsciente du corps. Seuil. 1971 turent depuis sa naissance le petit humain. Avant même qu’il arrive au monde, ce sont les nourritures terrestres et affectives qui sustentent le bébé et le rendent apte à prendre progressivement sa place active de sujet dans sa famille et son milieu environnant. Les enjeux personnels et familiaux des transmissions « orales » inter et intragénérationnelle peuvent se déployer sur de multiples niveaux. Non seulement l’enfant est apte à sélectionner, accepter ou refuser ce qui lui est offert, mais petit à petit aussi il est apte à proposer. Il appartient aux adultes de le nourrir, le soigner, le guider, l’éduquer, le protéger, mais aussi de le respecter. 4. Du Maghreb, de l’Afrique, et aussi (ce qui est une spéficité de l’Alsace) de la Turquie à la France. 5. Je me réfère à « L’art d’accommoder les bébés », ouvrage écrit par une psychanalyste et une ethnologue : Geneviève Delaisi de Parceval et Suzanne Lallemand. Dernière Édition chez Odile Jacob. Collection Opus. 1998. 6. Les végétaliens excluent tous les aliments qui ne proviennent pas du règne végétal. 7. Terme inventé par le pédiatre et psychanalyste anglais Winnicot pour désigner des objets qui se situent dans une zone intermédiaire entre une réalité intérieure et extérieure, et permettent au bébé de progressivement se séparer de sa mère pour acquérir son propre sentiment d’identité. 8. Une éducatrice qui prend en charge des parents en difficulté et se rend à leur domicile, m’a dit combien la cuisine est souvent un ultime lieu de paroles « vraies », de confidences, qui après de longs préambules, se disent au dernier moment avant de se quitter. • Simone Gerber. « Le goût et les jeunes à table » p. 570-572 Journal de Médecine de Strasbourg. Expansion scientifique française. 1991 • Simone Gerber. « Pédagogie insolite : une leçon difficile à digérer ». P. 25-26. Revue de psychanalyse, Le Coq Héron : « Insolite, Non sens Contre sens ». N° 124, mars 1992 • Primo Levi, Si c’est un homme. Julliard. 1987 • Mathiot G., Vermeil G., Bon appétit de un jour à vingt ans. Stock 1972, Marabout 1977. • L’aube des sens. Ouvrage collectif. Les cahiers du nouveau-né, n° 5 Stock. 1983 • Puisais J, Le goût de l’enfant, Paris. Flammarion. 1987 • Simone Rubin. Apprivoiser les maladies de bébés. Erès. Collection « Mille et un bébés » 1998 • D. W Winnicott. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard 1975 • Le psychisme à l’épreuve des générations. Ouvrage collectif introduit par Serge Tisseron. Dunod 1995 • Toussaint-Samat M., Histoire naturelle et morale de la nourriture. Bordas. 1987 53 Nicoletta Diasio N I C O L E T TA D I A S I O Plaisirs du goût et regards détournés Plaisirs du goût et regards détournés Ethnographie des grignotages enfantins dans un quartier de Rome1 L NICOLETTA DIASIO 54 Anthropologue, Université Marc Bloch, Strasbourg Laboratoire de sociologie de la culture européenne (UPRESA 7043 CNRS) e verre de Coca bu debout dans la cuisine, le bonbon sucé en faisant ses devoirs, les chips grignotées devant la télé : petites actions qui accompagnent imperceptiblement la vie quotidienne, scandent les temps de pause et de travail, occasionnent rencontres rapides autour d’un café ou d’une table basse de salon ; petits plaisirs aussi, blâmés par les nouvelles vestales de l’hygiène et de la nutrition correcte. Cet adjectif « petit » qui revient – « petits trucs pour de petites faims » – n’évoque-t-il pas un superflu qui échappe au zèle normatif de la société, ces riens qui émaillent de choix individuels des habitudes collectivement partagées ? Ou au contraire nous met-il au cœur d’un invisible qui n’échappe pas pour autant à des prescriptions sociales? L’objet de l’article est constitué par l’analyse de ces conduites qui, parce qu’elles sont situées dans le champ de l’informel, sont inarticulées et fondées sur un système de conventions implicites d’autant plus silencieuses qu’elles sont plus évidentes : elles vont sans dire. Cet essentiel caché au cœur de l’évidence se constitue au fil d’habitudes, de gestes et rythmes quotidiens, d’une mémoire du corps, dont l’efficacité même fait sens pour les acteurs et fonde leur appartenance à une société. Une ethnographie des sens appliquée aux pratiques alimentaires, aux gestes et aux regards, auprès d’un nombre restreint de familles habitant un quartier de Rome, prend en compte le grignotage comme un analyseur de ce qui fonde le lien familial : le système de socialisation à travers l’alimentation, les formes de contrôle et de pouvoir qui lient réciproquement adultes et enfants, la frontière entre interdit, prescrit et permis, injonc- tion et transgression, transgression et plaisir. Le terrain contesté dans cette (re)formulation du jeu social est celui des repas informels des enfants de 7 à 10 ans : car si le choix, la préparation et la consommation des aliments constituent des formes de connexion entre générations, ils sont aussi des occasions de conflit et de transaction, surtout à l’occasion de ces goûters ou déjeuners sans parents, où se déclenchent des désirs et s’entrevoient d’inespérés horizons de liberté. A Rome ont été rencontrés 14 enfants et leurs parents, soient au total 10 familles2. Cette ville est un carrefour de toute l’Italie. La plupart des familles de cet échantillon sont des Romains récents, y compris les plus « romains » (accent, cuisine) d’origine napolitaine, sicilienne ou ligure. Les traits remarquables de cet échantillon sont la large extension de la famille aux grand-parents des deux bords, surtout aux grand-mères, aux oncles et tantes, aux cousins du premier et second degré. Sont également remarquables l’âge tardif des parents, et le nombre réduit d’enfants par couple, deux « vérités » statistiques. Quatre couples sur dix sont séparés, ce qui n’a pas le même sens qu’en France : ici, il faut être judiciairement « séparés » pendant trois ans pour avoir le droit de demander le divorce. Toutes les maisons sont, comparativement aux maisons françaises, plutôt grandes et en matériaux nobles (tomettes, marbre), elles sont d’une propreté obsessionnelle d’un point de vue Français, et l’objet d’investissement à long terme : meubles anciens, cuisines et salle de bain spacieuses et équipées en matériel haut de gamme. La télévision y occupe la place d’honneur, huit familles Andy Warhol, Ice Cream Dessert. 1959 (72,7 x 57,5 cm), Catalogue Andy Warhol, dessins 1942-1987, Musée d’art, Bâle, Andy Warhol Museum, Pittsburgh, 1998. 55 Nicoletta Diasio sur dix ont au moins un ordinateur et quatre en ont plus que deux; huit familles sur dix ont aussi au moins un portable ; tous les pères séparés en ont un, justifiant aussi l’achat par le constat que cela leur permet d’être plus facilement joignable par les enfants. La maison est ainsi le lieu de l’intimité, mais aussi de l’échange - cet intérieur pullule de dispositifs techniques qui lient les membres du groupe familial et ex-familial les uns aux autres dans une chaîne de répéribilité constante - ; lieu enfin du paraître, du tout visuel, de la mise en scène constante d’une « domesticité » idéale. Des mots piquants, sucrés et salés 56 ■ Le langage parle à travers le chercheur, situé à l’intérieur du champ de sa propre recherche comme objet d’observation. Les mots évoquant les repas informels ont des goûts différents, expriment saveurs et mouvements du cœur selon les contextes, les âges, les niveaux expressifs, les relations sociales. Au niveau du registre officiel, le repas informel n’existe pas, ou négativement. On emploie l’expression fuori pasto (hors repas, au singulier abstrait), où la valeur accordée au repas est assez forte pour regrouper par exclusion tout ce qui, dans le champ des conduites alimentaires, ne l’est pas; ou encore de snack, où le recours à l’anglais évoque un système de pratiques sortant de la tradition. L’idée que le repas informel se situe dans un lieu extérieur à la mémoire familiale est très forte et génère tensions et incertitudes. A cette injonction du silence s’oppose le terme spuntino, petit en-cas, qui designe une faim nomade, ou hors des repas. C’est un terme lié à l’événement, au ponctuel, à l’extérieur, qui évoque le français « sur le pouce » : il désigne donc une action finie, délimitée dans le temps et dans l’espace, improvisée. Dans ce sens il transgresse moins la sacralité de l’habitude, en ce qu’il repropose une structure de « repas » limité, quant à la quantité. Un spuntino est comme une colazione leggera (un mot générique évoquant un petit repas (une collation) autant que le « petit déjeuner »), hors des heures de repas, ou en substitution d’un repas. Cette forme diminutive du mot « spunto » - mise en train ou suggestion plus ou moins occa- sionnelle - a également une connotation sexuelle, et signifie un rapport amoureux en toute vitesse, una sveltina. En famille on emploie couramment le mot merenda, l’équivalent de « goûter », même si les des connotations sont complètement différentes par rapport au contexte fraçais. La merenda a moins que le goûter un caractère d’institution familiale, mais se colore en revanche d’une note affective ayant trait à la récompense et au plaisir. On dit fare merenda, terme verb-oriented, centré sur l’action, non le concept : originairement associé à l’heure de midi (latin meridies), c’est le repas personnel apporté au dehors par qui ne rentre pas déjeuner. Il est lié au mérite (latin merere), c’est la récompense d’un travail fait en plus ou d’un bon comportement, à la notion de part, de portion possédée en propre, mais aussi de partage (grec meris, portion). Le diminutif - merendina - très utilisé, suggère le plaisir, demande l’indulgence devant un péché véniel. Utilisé à juste titre avec l’article indéfini (une), alors que le repas formel demande l’article défini (la cena, le dîner), c’est un mot lié au dehors, au plaisir individuel et au mérite personnel, à ce qui est soustrait aux rituels collectifs. Dans ce sens il est difficilement traduisible en français. Dans la pratique, il désigne souvent « un » goûter, une barre ou un biscuit industriel, car son usage est né et s’est développé avec celui de produits industriels : les merendine sont des produits fabriqués qui peuvent être désignés du nom de leur marque : - manger un Mulino Bianco o un Kinder -. Ils évoquent aussi quelque chose de tout prêt, qui libère de la corvée de cuisiner et mettre la table ; quelque chose enfermé dans une cellophane, qui ne salit ni les mains ni les cahiers et livres, et peut être emporté en toute propreté, hygiène et intégrité. Ainsi ont été repérés deux types de discours : ou bien l’expression fare merenda (« faire goûter »), en traînant sensuellement sur la deuxième syllabe de merenda généralement accompagnée d’une pause, comme pour se remémorer tout le plaisir de l’action, ou encore une litanie de marques industrielles bien précises : « Je prends des Kinder au lait ou Pinguì, des Mars, des nastrini ou des saccottinii (Mulino Bianco), jamais des Kinder Brioches, mais des Kinder Délice oui, mais au chocolat (Y, 9 ans). » Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Ces références aux marques définissent non seulement un produit, maisun système d’actions et d’appartenance où les autre enfants se reconnaissent (et dont ils peuvent « se démarquer »). Une autre manière (connotée Mezzogiorno) de définir une prise de nourriture est la bella cosa. « La belle chose » évoque en général une sucrerie offerte aux enfants durant un visite des grandparents, d’un parent proche ou d’un intime. Cette expression aussi est liée au plaisir, mais la valeur affective est ici multipliée : plus qu’une récompense, la bella cosa est un gage d’amour inconditionnel, en général préparé à l’avance. L’enfant la cherche ou l’attend, elle lui est donnée à la fin du repas principal, souvent avec une menace implicite « si tu ne manges pas tout tu ne l’auras pas », ou comme rituel de bienvenue ou de départ. Le fait que le terme « sucrerie » n’existe pas en italien indique combien encore aujourd’hui le chocolat, les bonbons et tous les produits à base de sucre demeurent positionnés sur l’axe de la fête, de l’extraordinaire et de l’affectif. Même si la pratique dément en partie ces affirmations la densité sémantique de cette expression représente une réalité vivante. La cosa buona est plus banale, mais moins angélique, elle ressemble à un caprice : chercher la cosa buona, c’est avoir envie de quelque chose qui ne rassasie pas, mais apaise un désir. La cosa buona est une récompense pour adultes : M. et N s’offrent une cosa buona à la fin des grandes courses hebdomadaires, ou au retour d’un journée de labeur particulièrement éprouvante. Elle est surtout individuelle : on se l’achète, alors qu’una bella cosa vous est offerte. Les adultes entre eux usent souvent de régionalismes sur des registres plus ou moins explicitement sexuels. Certains, d’origine napolitaine, utilisent le mot sfizio o sfizietto, c’est à dire caprice, folie. Le sfizio est un désir que l’on s’enlève en le satisfaisant (levarsi lo sfizio), il a un parfum de transgression, de sexe (lo sfizio par excellence), d’interdit. C’est précisément son inutilité qui le rend précieux, voluptueux. Il évoque en français le mot « vice », sur le modèle de la publicité pour le Caprice des Dieux (on se fait un caprice ?).Très fréquentes sont également des expressions verb-oriented comme spararsi un (littéralement, se tirer un panino, barre, gâteau, etc.), typiquement romaine Plaisirs du goût et regards détournés et emprunté au langage des toxicomanes qui « se tirent » l’héroïne dans les veines. Ici aussi, et en toute ironie, le repas informel prend une signification transgressive. Plus rare et traditionnel, est le mot stuzzichino, du verbe stuzzicare, agacer, chatouiller, titiller, connoté espiègle, excitant, érotique. Le stuzzichino ne comble pas « un petit creux », ne satisfaire pas « une petite faim » mais, au contraire, met en appétit. Mots étrangers, doux ou piquants disent ce qui n’est pas prévu, la transgression d’interdits et le plaisir sensuel, solitaire ou en groupe. La liberté otage du rituel ■ Q. : Que manges-tu durant la journée ? R. : Au petit déjeuner on mange du pain et de la confiture, du lait, des biscuits, du pain avec du Nutella. Le goûter de dix heures à l’école se fait avec un biscuit au chocolat. Au déjeuner on mange des pâtes à la sauce tomate, de la viande, des frites. Au goûter de quatre heures on peut manger la même chose qu’à dix heures, et au dîner la même chose qu’au déjeuner (L, 9 ans, Rome) Cet enfant n’utilise pas le registre personnel : sa réponse tout entière consiste en une description circonstanciée et péremptoire de la norme : sauter un seul de ces cinq repas, pris à un rythme qui structure la journée de manière contraignante, paraît impensable. Chaque repas a son nom et son heure : colazione, merenda de dix heures, pranzo (déjeuner), merenda de quatre heures, cena (dîner). Le recours au mode impersonnel (« si fa »… en français « on ») marque l’extériorisation d’une habitude et la rigidité de la règle de catégorisation du temps par rapport à l’alimentation. La différenciation en trois repas sucrés et froids et deux salés et chauds est claire, mais à l’intérieur de celle-ci celle entre les deux merende ou entre les deux repas chauds est inexistante. Les horaires sont fixes, les contenus peu variés. La socialisation est totale : « on », ce n’est pas moi seul. A Rome un repas se présente sous la forme d’une suite de gestes ritualisés liés à un lieu bien déterminé (maison, école). Il est consommé collectivement et suivant une chaîne ininterrompue d’opérations : faire la cuisine – plats chauds –, préparer la table, manger ensemble, débarrasser, laver, ranger. Le problème de l’horaire préoccupe les parents italiens, ainsi que la succession des services à l’intérieur d’un même repas : l’essence du rituel est cet enchaînement normalisé de gestes préconçus : M. le matin « fait collation avec » [les objets consommés participent au rituel, ils sont sinon animés, au moins dotés d’un être social] des biscuits Oro Saiwa ou Cheerios, mais peu. A dix heures ils [notez ce pluriel, il ne s’agit pas d’un acte individuel] « font merenda », toujours « avec » Mulino Bianco, une tartelette, un croissant, un ruban, une « merendina » [notez cet emboîtement métonymique du temps, de l’action et de l’objet consommé signalé par un diminutif, cf. nos « goûters » BN, à déguster pour le goûter. Les gâteaux précédents portent des noms de marques industrielles, ils sont conditionnés sous cellophane]. Au déjeuner on mange normalement [on, norme, contrôle social fort] le « primo » (premier service, toujours les pâtes), le « secondo » (la viande) garniture et fruits ; l’après-midi il fait [retour à la liberté de l’individu] un autre goûter à base de Coca Cola surtout (rire gêné), et puis du Nutella, un gâteau fait par moi et toujours quelque « merendina ». Ici les mamans [intéressante identification au rôle social] tiennent à ce que les enfants aient des horaires, au moins la plupart et donc, quand les amis de M. viennent et que leurs mamans sont là, au bout d’une heure elle me disent « Ne sors pas le Coca Cola, ne sors rien, sinon après ils ne me mangent pas le soir » (R, mère de M., 9 ans) Ce témoignage confirme en bien des points le précédent. En premier lieu la persistance d’un cérémonial (suite de gestes rituellement codifiée) du repas ; l’importance des horaires (suite de temps rituellement définis), parfois explicitement associé à un besoin de ritualité analogue à celui, mutuel, de l’allaitement (plus courant qu’en France) durant la petite enfance. La hantise de l’inappétence, soulignée par ce mi mangia, « me » mange, qui renvoie également à l’allaitement, fait à l’évidence du repas le catalyseur du contrôle parental, en particulier maternel. L’emphase verbale accordée à l’horaire et à la commensalité est liée à un système d’interdits qui séparent le repas et la cuisine d’une corporéité et d’un monde extérieur vécus comme contaminants et dangereux. L’importance sociale des séparations entre repas et non-repas décline une règle profondément ancrée d’intégrer le repas au corps, la consommation individuelle et le rituel collectif. Le système des objets, des lieux et des temps fait partie d’une construction sociale de l’acte alimentaire. Par exemple les aliments ne se mêlent ni ne se confondent. La cuisine italienne met peu l’accent sur la réunion des goûts – sucréacide – les services sont présentés en succession, les pâtes – il primo – ne se mangent jamais avec la viande ou le poisson – il secondo – et enfin la même assiette ne peut être utilisée pour deux mets différents. Un autre important interdit concerne le contact direct entre corps et nourriture : le port de la baguette « nue », ou à plus forte raison sous l’aisselle, est un traumatisme classique de l’Italien découvrant la France. Ce stéréotype des habitudes françaises est impensable dans une société où ce qui entre en bouche ne peut avoir été touché par les mains, mais à travers la médiation d’un papier ou d’un couvert. Dès la boulangerie, le pain doit être enveloppé entièrement de papier épais, ou dans un sac fermé. Un panino, pris avec des pinces, sera ensuite hermétiquement entouré d’une feuille de papier. Une troisième aire de contact prohibée est l’espace entre la nourriture et les objets qui n’ont pas été uniquement voués au contact alimentaire : livres, argent ou commissions. De la même façon tout ce qui est ouvert ou entamé (par exemple une boîte de thon ou de tomates pelées) doit être transféré dans un récipient adéquat et refermé. Un repas met ainsi en jeu tout cet ensemble d’injonctions et d’interdits dans le cadre d’une action socialisée. Considéré l’unique moment où la famille est réunie (littéralement : « unie »), temps/lieu de la parole – manger en silence est considéré impoli –, lieu de l’échange et de la confrontation, le repas, et surtout le dîner, constituent un rituel toujours plus menacé par la télé et les dessins animés (mais quel rituel n’est pas menacé, pourquoi refait-on un rituel, si rien ne le menace ?), ou par l’allongement des horaires de travail qui contraigne parents et enfants à manger séparément. Et si on ne mange même plus ensemble, que reste-til ? (D., Rome) 57 Nicoletta Diasio Se démarquant de ce système de ritualités, le repas informel est par définition, et selon les informateurs eux-mêmes, affranchi des contraintes de lieu et de temps. La merendina est une chose que l’on mange a merenda, pour cette raison elle est appelée merendina. On entend dans ce mot tout le plaisir du goût qu’il y a dedans, chocolat, abricot. Les pâtes se mangent avec la fourchette et la merendina avec les mains. Moi je la mange dans un papier […] Parce que les chips et le chocolat sont una merenda et sont à portée de main, les pâtes et la viande, non. Toutes les merende peuvent être emportées à l’école. (G., 7 ans, Rome) 58 D’abord la liberté de la ritualité des repas et de toute la chaîne opératoire qu’ils supposent : le bonheur de manger sans couverts, sans cuisine, sans s’asseoir à table. A deux reprises on s’extasie du contact avec les mains, l’interdit majeur du repas italien : la merendina se mange avec les mains, elle est à portée de main ; mais cette transgression majeure est atténuée par le recours au papier d’emballage qui garantit la nécessaire médiation. Le même enfant m’a montré comment il faisait glisser la barre hors du papier d’emballage au fur et à mesure qu’on en mange. En ce sens la barre industrielle constitue une voie moyenne acceptable entre le système de séparation entre corps et aliment de la culture italienne et des règles parentales et la volonté d’autonomie de l’enfant. Le repas informel se configure ensuite comme une forme de gestion autonome du temps. S’il est libre des contraintes horaires - c’est le corollaire concret du « temps libre » - cette liberté ne se configure jamais comme une anarchie, mais est perçue par l’enfant comme une organisation personnelle du temps. La concession d’une plage horaire se comprend à l’intérieur du contrôle parental. Pratiquement tous les parents rencontrés délimitent une plage entre quatre heures et six heures et demie où la liberté de consommation est entière. La suspension de l’heure du goûter est configurée comme dictée par un besoin de mobilité, d’autonomie et de commensalité entre pairs. Un autre élément important de ce témoignage est la dimension du plaisir. Le repas informel constitue un assouvissement du désir qui s’ajoute à d’autres plaisirs : la musique, la télé, la rencontre avec des amis. C’est l’instauration d’une fête des sens, l’épanouissement d’une sensualité diffuse. Manger ensemble en regardant un programme ou un film, par exemple, est raconté comme un moment privilégié où le goût accompagne le toucher, la vue, l’ouïe, le contact avec les autres, la liberté des postures : les parents disent c’est une jouissance (G., Rome), j’en jouis (A., Rome). Cette fête des sens rapproche adultes et enfants : le contact (souvent, on regarde cela « en paquets », sur un lit ou un canapé), la sollicitation de la vue et de la bouche sont exprimés par cette informatrice par le recours au terme sfizio et la répétition du mot « ensemble » deux fois en deux lignes : Le plaisir (sfizio), par exemple, c’est quand U. est là (le mari, qui travaille souvent à Bologna) et nous sommes tous ensemble, nous achetons des pistaches, des noisettes ou des pop corns et nous les mangeons tous ensemble le soir devant la télévision. Cette emphase sur la dimension domestique peut étonner si on considère que la plupart des informateurs romains sont ou bien en instance de divorce ou bien en famille recomposée. Mais il s’agit justement d’une des contradictions d’un monde qui change et où cœxistent une vision idéalisée de la famille et une reformulation de la notion de ménage. Les pères séparés sont, dans ce petit groupe, très présents dans la vie de leurs enfants et le conflit réel ou potentiel sur l’alimentation n’est pas entre les parents, mais a plutôt lieu avec d’autres segments de la famille élargie ou tout ce qui est considéré « extérieur » (école, amis, inconnus, etc.). Par exemple une dernière pratique liée au plaisir ou à la gratification est celle du cadeau, fait par des grands-parents ou des proches de la famille aux enfants qui s’y rendent en visite (cf. la bella cosa ou la cosa buona). Ce fait, assez fréquent, les relations avec le groupe familial élargi étant importantes, ne manque pas d’engendrer des conflits entre parents et grands-parents, accusés parfois de gâter les petits et de les gaver de cochonneries. Ceci est plus évident si on analyse les stratégies de négociations entre parents et enfants autour de ces aliments convoités et, parfois, interdits. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Cent yeux ne suffisent pas ■ Dans le contexte étudié j’ai identifié trois modalités de tractation : l’acceptation silencieuse ; la négociation complaisante ; le contrôle infantilisant. J’illustrerai chaque modalité par un cas observé. Dans l’acceptation silencieuse, les parents achètent, rangent, consomment, mais les repas informels n’ont pas lieu sous leurs yeux. Prenons l’exemple d’un après-midi passé à jouer au Monopoly avec les quatre filles de M. et A. Dans l’armoire il y a des biscuits Mulino Bianco, du jus d’orange et d’abricot, des cacahuètes et des snacks. Dès que les parents sont hors de vue on se sert : marshmallows, snacks, cacahuètes, avec des jus, et puis des crackers et des biscuits. On mange tous ensemble et on range après. Les parents sont réapparus dans un salon vide, tout avait disparu comme par magie ; à 18 h 30 ils proposent une merenda, tout le monde a des glaces. Le cas décrit se caractérise par la part d’implicite et l’absence de tout dialogue. Une deuxième forme de tractation remet en jeu cette part d’implicite, tout en gardant les apparences d’un contrôle parental. Les enfants acceptent formellement l’interdit pour le détourner dès que les parents ne regardent pas. Le cas suivant en est un témoignage. Une journée d’été avec M. et P., à Rome. On mange tard, à la cuisine, on finit à trois heures de l’après-midi. Les enfants (M. 7 ans, P. 3, M. 14) partent jouer dans leur chambre. A quatre heures, ils reviennent : Nous avons faim. Réaction négative. Attente. A cinq heures : même jeu. Comme merenda le père leur donne du lait et des biscuits. Explication de M. : seuls ils ne prennent pas de lait, ils ne se préparent pas leurs goûters. Les enfants mangent peu. Les parents s’installent sur la terrasse. Les enfants retournent voler des snacks une demi heure après (dans le tiroir bien fourni). Dans le frigo ils prennent des glaces et des yaourts. Ces deux modalités se réflètent aussi dans les formes de stockage : les merendine sont toujours dans des endroits accessibles aux enfants ; toutes les cuisines visitées ont un tiroir ou un placard ad hoc ; les produits sont soustraits au regard, mais peuvent traîner sur les étagères pendant l’après-midi pour ensuite être rangés sous les comptoirs. Il y a enfin ce que j’ai appelé, de manière provocante, un contrôle infantilisant, c’est à dire des démarches de surveillance globale sur l’alimentation de l’enfant et, par là, sur l’ensemble de ses relations sociales. Par exemple R. vérifie très strictement l’horaire des prises de nourriture informelles de M. (9 ans) : non seulement celui-ci doit demander son goûter à chaque fois, mais, s’il a faim après 18 heures, elle lui sert toujours une boisson pour ne pas lui couper l’appétit. Elle ne l’envoie pas volontiers manger chez des copains car cela dépend où il va : si c’est chez G, je sais qu’il mange toujours des pâtes aux petits pois et une omelette, tu penses. Non, je ne l’envoie pas volontiers dehors, tout comme je ne le laisse pas volontiers acheter en bas de l’école les tatouages ou les albums avec les autocollants sur les footballeurs ou les acteurs parce qu’ils les lèchent (plus doucement) et on ne sait jamais tout ce qu’ils se mettent dans la bouche, à un moment le bruit courait que derrière les autocollants ils mettaient du LSD. Malheureusement nous vivons dans un monde de brutes, près de l’école on a retrouvé des seringues, et alors il faut bien parler du SIDA, des maladies […]. Et puis les pauvres petits ils sont si innocents, ils mangeraient tout ce qu’on leur donne. A l’anniversaire de M. nous avons fait la fête sur le lac de Garde, et au restaurant ; au moment du gâteau, nous avons invité des enfants français et allemands, qui sont venus, ont pris leur petite assiette et ont mangé. Les parents n’ont rien dit, moi j’étais angoissée parce que ces enfants ont pris une chose d’une inconnue, d’une étrangère. Et si j’avais mis dedans quelque chose ? Il y a des enfants, on leur met un bonbon dans la main, et ils vous suivent partout. Le calcul stratégique vis-à-vis des repas informels n’est donc que la manifestation extrême d’une préoccupation dont l’enjeu est la relation de l’enfant avec un monde extérieur jugé dangereux et contaminant. Le discours part d’une simple constatation sur les repas entre enfants pour s’étendre à l’école, aux autres parents, aux inconnus, aux marginalisés, aux déviants. Le repas informel devient ainsi un analyseur du rapport entre enfant, famille et monde. Ce qui est en jeu est donc la vision de la jeune personne et de son autonomie dans un monde dont on a égaré certains repères. Ce n’est pas un hasard si le sentiment d’impuis- Plaisirs du goût et regards détournes sance face au « désordre alimentaire » est, dans d’autres cas, évoqué en relation avec les deux grandes transformations technologiques et sociales de notre époque, la télévision et l’informatique. Dans les trois cas il se pose un problème de régulation : sucreries, émissions télé, jeux vidéos suscitent soit une attitude démissionnaire (« puisque c’est comme ça ») soit un zèle suscitant une avalanche de normes très difficiles à gérer. L’incertitude domine ainsi certains discours : le parent se déclare pris dans un système de décisions qui ne correspond pas à ce pour quoi il a été éduqué : en parlant de la demande de son fils, un père dit c’est comme pour les jeux vidéo, on ne sait jamais quand s’arrêter, où poser la frontière (M). Des stratégies variables en résultent : par exemple, selon un autre père, le recours au magnétoscope contrôle l’incertitude : s’ils doivent passer beaucoup de temps devant la télé, il vaut mieux savoir ce qu’ils regardent (R). Bien que ces adultes se soient formés en 68, en 77, à l’époque de la lutte armée, ce qui est mis en est question est quelque chose qui n’avait pas encore été profondément touché : les modèles de connexion symbolique entre générations. Il s’agit d’une double contrainte entre le parent ami et le parent référent social : les adultes se doivent d’être à l’écoute des changements – être comme les autres, la conformité sociale étant une valeur – mais sans trop se démarquer de modèles traditionnels de contrôle des enfants. Assumer les changements ou les passer sous silence en maintenant l’apparence des vieux codes ? Par exemple le discours des parents romains valorise des aliments simples (le pain et huile), traditionnels (le pain et Nutella), salés (la pizza, le panino - pagnotella ou tramezzino en romain) faits maison. La fréquentation de leur foyer démontre cependant que les gâteaux faits maison y sont rares, sinon inexistants (un seul exemple durant toute l’enquête), et que l’huile et le pain sont là, mais que les enfants n’en prennent jamais : pour eux ces aliments idéalisés par leurs parents ont une charge symbolique faible. Ils préfèrent ces sucreries et gâteaux industriels qui, connotés jours de fête, sont regardés avec soupçon et évoquent la contamination des pratiques alimentaires par une culture de la consommation présentée comme étrangère, « américaine ». Double contrainte qui s’exprime par une tension située sur le plan visuel. Le regard, omniprésent, commande les modes de relations entre parents et enfants. Ce regard est soucieux : les enfants vanno tenuti d’occhio (doivent être tenus à l’œil), te la fanno sotto gli occhi (ils te la font sous les yeux) et cent’occhi non bastano (cent yeux ne suffisent pas). Le parent n’étant plus le metteur en scène mais le spectateur, tout cet ensemble d’injonctions implicites se fonde sur une stratégie de regards tour à tour exercés - un « bon » parent sait rappeler à l’ordre son enfant qu’avec un rapide froncement de sourcils - ou détournés3. La merendina est au centre de la sphère des regards : exposée dans le groupe des pairs4, elle est préférablement soutirée aux adultes. Les mères aussi mangent sans se montrer : A., tout comme R., J., M.G. et A. préfèrent ne pas être vues quand elle prennent quelque chose, un verre de Coca, un morceau de pain et parmesan, un goûter emballé. Certaines le font rapidement, à la cuisine, la porte fermée. Cette discrétion n’est pas partagée par les pères qui, par contre, ont tendance à vivre ces repas informels comme des petits plaisirs bien mérités. Toutefois ce repas honteux n’est pas pris en cachette. Les emballages ne sont ni cachés, ni rapidement jetés : il n’y a pas de preuve du délit, ce dernier n’ayant pas lieu. Cette tension se configure plutôt comme un double bind où le verbal est trahi par les gestes et la norme explicite systématiquement contredite par les injonctions silencieuses. Cette duplicité a son pendant social : il ne s’agit pas, de la part des parents, d’un refus de regarder la réalité en face, mais véritablement d’un double système : si les règles sont quasiment des choix obligés, une politique du moindre mal s’imposant à l’autorité parentale, la famille reste perçue comme l’un des lieux possibles de l’élaboration des normes, un espace de contrôle sur l’éducation des enfants et de médiation dans leur relation à la société. Mais tenir ensemble les deux bouts n’est pas une sinécure. D’autant plus que le groupe des parents romains se trouve coincé entre deux classes d’âge qui sont en même temps des modèles forts de comportement : la génération de leurs parents et celle de leurs enfants. Paradoxalement ces deux groupes semblent s’allier entre eux et travailler « contre » la déjà faible auto- 59 ALAIN ERCKER rité parentale : les grand-parents sont accusés de « céder » aux caprices des petits-enfants, de les pourrir, de contredire les parents en présence de leurs enfants, de céder trop vite au chantage infantile au jeûne. Et si les conflits avec les enfants sont, dans la plupart des cas, mis sous le boisseau, la relation avec les grands-parents est à la fois un miroir de ses propres incertitudes et une confrontation directe entre autorité et flexibilité, résistance et changement. Dans cette situation, il est très difficile de dire où sont les règles obligées, et où se situe la frontière entre l’implicite et le négociable. La présence d’un double système de référence, avec sa charge de lucidité silencieuse et le risque de s’y perdre, laisse moins de place à l’implicite et conditionne des multiples règles formelles. Comme dans d’autres secteurs de la société italienne, (par exemple l’entreprise), le contrôle de l’incertitude passe à travers une riche formulation d’injonctions qui peuvent à tous moment être remises en question. Ce qui n’est pas contournable est la fonction assignée au groupe familial de filtrer le rapport de l’enfant avec le monde extérieur. Le repas, dans ce cadre, a une valeur importante, la bouche étant le lieu de tous les dangers. Ce contrôle maternel et paternel régule ici les équilibres sociaux sur l’axe vertical (le cas déjà cité des grandsparents et petits-enfants) et horizontal : l’importance, dans le choix d’une merendina est : de ne pas le rendre (l’enfant) trop différent des autres (G) de ne pas lui donner des choses qui pourrait donner envie aux autres enfants (A). Toutefois, ce contrôle est ensuite systématiquement nié : c’est lui qui décide (M), il fait ce qu’il veut (J). Ce paradoxe se manifeste souvent et ouvertement à travers une mise en scène de l’échec. Les belle cose dispensées informellement mettent en péril l’autorité parentale en déstructurant la ritualité de la fête, du cadeau, du rapport entre générations, et évoquent un autre champ d’interdits liés à la solitude alimentaire. L’intolérable, ce que tous font, mais qui est toujours blâmé, c’est le repas individuel - taxé de plaisir solitaire -, la flânerie, la gratification personnelle. L’enfant seul est censé manger tout le temps (R) : on pourrait alors se demander si le blâme porte sur l’action de grignoter, ou sur le plaisir non partagé et non formalisé, d’autant plus que cette dimension sensuelle du repas informel est présente au cœur même du langage, et d’autres pratiques collectives. Cette recherche personnelle d’une sensualité secrète devient alors une forme non articulée d’entrée dans le monde adulte, forme renforcée par l’interdit et par la valeur accordée à cette sensualité qui échappe au regard et au contrôle des parents. 60 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Notes ■ 1. Cette recherche, financée par l’Institut Français de la Nutrition (Prix de thèse 1997) dans le cadre d’un post-doctorat sous la direction de D. Desjeux mené au sein du Centre de recherche sur le lien social (CNRS-Paris V, La Sorbonne), a comme objet les règles, pratiques et négociations autour des repas informels entre parents et enfants dans le Marais (Paris) et l’EUR (Rome). Je donne ici quelques résultats relatifs à la partie romaine de l’enquête. 2. Il a été nécessaire d’instaurer des rapports suffisamment longs (le mot juste serait « familiers », en italien familiare, soit à la fois « familier » et « familial » : la différence entre l’unité et la duplicité de cette notion dans les deux langues résume une hypothèse-clé de ce travail : en Italie le mot familier ramène plus à la famille). Cette « familiarité » avec l’enquêtrice était indispensable au libre le jeu des habitudes consolidées. Elle a empêché que se déclenche cette suspension du quotidien qui s’installe là où un investigateur extérieur intervient dans le champ domestique. 3. Ecce Bombo de Nanni Moretti (1978) : la petite sœur est en train de discuter avec ses amis sur l’occupation de l’école. Travelling arrière, le regard du frère, debout dans l’embrasure de la porte de la chambre, et derrière lui, dans le couloir, le père, lui aussi sur le chambranle d’une porte. Cet emboîtement de regards est néanmoins en deça de la réalité, qui est entièrement commutative. Le regard préoccupé descend et remonte les générations. 4. Le moment de la récré est une arène où sont comparés les différents goûters. Quand à un certain moment S. (10 a.) a commencé à porter des crackers à l’école - sa maman est particulièrement préoccupée par toutes les saloperies qu’ils mangent, tout ce chocolat - il a été considéré comme un poveretto, il s’est trouvé en butte à la commisération, aux offres sussurées de barres chocolatées. A un certain moment il a préféré ne plus apporter de goûter plutôt que d’en avoir un si peu conforme à la norme établie parmi ses pairs. Les madeleines à la mode amérindienne I l me revient en mémoire l’image et le goût, lourd et sirupeux, de ce gâteau d’anniversaire de cet été 1993 dans la réserve indienne de Saugeen, péninsule de Bruce, Ontario, Canada, un de ces gâteaux typiquement américain par ses couleurs psychédéliques, son absence totale de naturel et son caractère fortement sucré, qui de chaque jour fait une fête, de la digestion un cauchemar et des apothicaires la fortune. Passé le premier goût, il faut surtout retenir le geste, d’autant que la grand-mère qui offre cette pâtisserie, comme la plupart des Ojibwé, ne roule guère sur l’or, à l’instar de son amie et partenaire de bingo qui glisse subrepticement un billet de 5 dollars dans la main du fêté en le congratulant. Le gâteau, comme l’argent, renvoie à la même démarche désintéressée, à une qualité identique de convivialité, de générosité. La lourdeur indigeste du gâteau est ainsi compensée par la qualité du geste, qui est doux, délicieux et infiniment délectable ; que l’humanité est douce, surtout sans effusion, cela se fait ‘comme ça’, sans grands discours, tout à fait naturellement, directement du cœur à la main. « Celui qui possède comme celui qui ne possède pas peut agir et réagir exactement de la même façon en matière de convivialité. L’hospitalité et la générosité, vertus cardinales, se mesurent à la sincérité des intentions, non à la quantité de choses qu’on a à offrir ou à partager »1. ALAIN ERCKER Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie (CRIA), Institut d’Ethnologie, Université Marc Bloch de Strasbourg Amateur d’exotisme, amoureux de singularité, passe ton chemin, ici ne se consomme que de l’américain, de la nourriture artificielle. Pourtant, imaginez la surprise, puis le désarroi de l’apprenti ethnologue, fort de ses classiques, rempli de certitudes et de discours militants autant que de déclarations quant à la spécificité de la culture amérindienne. Il se trouve fort marri devant cette américanisation plus que nature, sans parler même de la frustration au retour, lorsqu’on le questionne sur les spécialités (forcément) particulières rencontrées sur son terrain. Il ne peut tenir son auditoire en haleine, comme son homologue des terres exotiques, l’intéresser par un dégoût savamment dosé avec ces vers que l’on aurait consommé, ou tout autre aliment qui évoquerait et produirait une aversion dans le public. Comment attirer et retenir l’attention avec des sodas, des oignons frits, de la nourriture rencontrée et mangée au quotidien. En apparence du moins, un jeune amérindien aura les mêmes réflexes consommateurs qu’un jeune américain, des goûts identiques pour les boissons gazeuses et les sodas, de préférence non naturels, voire même entièrement artificiels. Mais, par-delà les apparences, on trouve toujours des signes distinctifs et si la nourriture paraît identique dans les deux cas, le rapport à cette dernière diffère de part et d’autre, et fait frontière. Où est le valeureux cavalier d’antan sur son fier destrier, se nourrissant de racines, de viande séchée, connaissant toutes les techniques de survie, et considérant la nature comme son garde-manger, son ‘frigo’ personnel ? Il n’y a pas plus de pemmican, sans doute disparu corps et biens dans les fantasmes de notre enfance nostalgique et dans l’enfance ‘westernienne’ du cinéma américain. Sans doute aujourd’hui, manger le cœur chaud d’un bison fraîchement abattu (comme dans le 61 Alain Ercker film de Kevin Costner, Danse avec les Loups, 1991), soulève des hauts le cœur identiques chez les spectateurs blancs et les spectateurs Amérindiens. Sans doute même, les jeunes (et moins jeunes) Amérindiens ne sauraient plus apprécier les plaisirs simples décrits par Tahca Ushte, dans « un match à deux, chacun se saisissant d’une extrémité des intestins, à qui atteindrait le milieu le premier. Ça, c’était manger. Ces tripes de bison pleines d’herbes de toutes sortes en fermentation, à moitié digérées – […] »2. Ah ! les goûts simples de la nature, le foie cru, le cœur cru, les rognons… Les Amérindiens d’aujourd’hui connaissent-ils seulement la saveur des bonnes choses traditionnelles. Savent-ils seulement ce que c’est que de manger de la nourriture saine et naturelle. Ne parlons même pas d’un bon chien bouilli, tradition culinaire sioux liée aux rites yuwipi3, dont le nom seul évoque horreur et rejet. 62 Un Jean-Pierre Coffe d’outre-atlantique serait scandalisé, mais peut-être guère étonné du mode de consommation des Amérindiens. En tout cas ce n’est sûrement pas par les aliments qu’ils se distinguent de leurs homologues blancs. Chips et boissons gazeuses ne connaissent pas de frontière culturelle et sont pareillement appréciés dans les deux communautés. N’est-ce pas à Saugeen, chez des hôtes Amérindiens, que j’ai assisté à une scène qui semblait tout droit sortie d’un feuilleton américain, lors d’une soirée devant la télévision, avec le passage d’un gros baril de poulet provenant d’une chaîne de nourriture ; lorsque fiction et réalité se télescopent. Aux produits sains et chers les Amérindiens préfèrent soda, sucreries et autres denrées lourdes et adipeuses, qui ont des conséquences remarquées et remarquables sur leur apparence physique. Comme souvent, et jusque dans la pitan- ce, ils semblent de prime abord refléter la société américaine jusque dans ses pires excès. Mais est-ce qu’un Indien ça mange ? Il est vrai que le western en particulier et le cinéma en général ne nous ont guère habitués à voir des Amérindiens consommer de la nourriture, en-dehors des pièces de gibier4 ou du sacro-saint bison dont le nom leur est intimement associé, sans doute pour rappeler qu’ils étaient des chasseurs, et évacuer parallèlement l’apport légumineux des Amérindiens au monde. « Quels légumes mangeaient les Indiens avant l’arrivée des blancs ? »5. Le cinéma a préféré (lourdement) insister sur leur penchant pour l’alcool, cette horrible « eau-de-feu » (Fire water) dont les Amérindiens accaparent le terme pour le dénoncer, le détourner et s’en moquer. Ainsi, les Amérindiens, jamais à court de se moquer de soi et des autres, racontent cette histoire, entendue lors d’une Comme ce vieil homme qui arbore fièrement ses décorations militaires de l’armée américaine et des attributs amérindiens, lors de powwow, moment culturel et cultuel fort pour les Amérindiens, une nourriture traditionnelle côtoie, sans contradiction apparente, des produits de consommation typiquement américains. Photographie de David Alan Harvey, in National Geographic, vol. 185, n° 6, june 1994, « Powwow. A Gathering of the Tribes», Michael Parfit : 88-113. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines rencontre à Strasbourg, qui se rapporte à la fois à la nourriture et aux ethnologues. Un ethnologue, fraîchement sorti de l’Université débarque dans une réserve comme en terrain conquis pour confirmer une de ses hypothèses sur la mémoire des Amérindiens. Il s’approche de l’un d’entre eux et lui demande gravement ce qu’il a mangé le matin même. L’Indien lui répond qu’il a pris un petit déjeuner classique, avec œufs, saucisses, café. L’ethnologue satisfait repart. Vingt ans plus tard, ce dernier revient dans cette réserve. A peine descendu du bus une main se pose sur son épaule et l’Amérindien qu’il avait interrogé des années auparavant lui dit, aussi gravement qu’à l’époque : « brouillés, les œufs ». Les Amérindiens ont un comportement de pauvres face à la nourriture. Il ne s’agit nullement d’une remarque péjorative ou teintée de commisération. Nécessiteux, ils le sont effectivement, comme en témoignent les produits achetés et consommés (parlons de ce vin acidulé qui ne ressemble que de très loin à l’idée que l’on peut se faire de ce breuvage). Mais pauvres, ou gloutons et forcément imprévoyants comme le relevait déjà Samuel Champlain au XVIIe siècle6, ils le sont aussi par rapport à la nourriture. Lorsqu’ils ont à manger, ils consomment. C’est ce qu’atteste cette histoire rapportée par l’écrivain sioux Vine Deloria Jr. : « Un Blanc fut présenté à un vieux chef à New York. Le trouvant sympathique, il l’invita à dîner. L’Indien n’avait pas mangé de bifteck depuis longtemps et fut ravi de l’invitation. Il finit sa viande en un temps record et comme il semblait encore avoir faim, le Blanc lui en offrit un autre. Alors qu’ils attendaient le steak, le Blanc lui dit : « Comme j’aimerais avoir votre appétit ! ». « Je n’en doute pas. Vous avez pris nos terres, nos montagnes, nos fleuves, nos saumons, nos bisons. Vous avez tout pris sauf mon appétit et maintenant vous le voulez aussi. Serez-vous un jour satisfait ? » »7. Sans doute la nouvelle cuisine n’aurait-elle rencontré que peu de popularité dans ces contrées. Mais là où l’Amérindien se distingue de son homologue blanc, c’est dans le partage. Déjà au XVIIe siècle, Gabriel Sagard, dans sa pérégrination en pays huron, observait la propension des « sauvages » Les madeleines à la mode Amérindienne au festin, rapportant une société davantage proche de la société de loisir que de celle de la contrainte. Il décrit des individus faisant preuve d’un véritable savoir-vivre et d’une qualité d’accueil rarement prise en défaut. « Quand quelqu’un de nos Hurons veut faire festin à ses amis, il les envoie inviter de bonne heure, comme l’ont fait ici ; mais personne ne s’excuse entre eux et tel sort d’un festin, qui du même pas s’en va à un autre, car ils tiendraient à affront d’être éconduits, s’il n’y avait excuse vraiment légitime. Le monde étant invité, on met la chaudière sur le feu, grande ou petite, selon le nombre de personnes qu’on doit avoir ; tout étant cuit et prêt à dresser, on va diligemment avertir ses gens de venir, leur disant à leur mode : « Saconcheta, saconcheta », c’est-à-dire : « Venez au festin, venez au festin » […], lesquels s’y en vont en même temps, et y portent gravement chacun devant soi en leurs deux mains, leur écuelle et la cuillère dedans8 ; que si c’étaient des Algoumequins qui fissent le festin, les Hurons y porteraient chacun un peu de farine dans leurs écuelles, en raison que ces Aquanaques en sont pauvres et disetteux »9. Dans un registre différent, le chaman sioux Tahca Ushte exprime le caractère relationnel, fusionnel du partage de la nourriture, la joie de se retrouver ensemble autour d’un plat. « Se remplir l’estomac – cela, aussi, est sacré. Manger ainsi ensemble, assis sur le plancher, le dos au mur, relie, comme d’être recouverts par la même peau de bête »10. N’est-ce pas le Christ qui affirmait la sacralité du partage, qui peut aller jusqu’au don de soi (« Mangez, ceci est mon corps, buvez, ceci est mon sang ») ? Et par-delà, et comme pour prolonger les propos du chaman sioux, ne retrouve-t-on pas aussi le sens premier de religion : religare : relier. Manger revient à relier, à rétablir les liens entre les individus, à renouer le contact. Le partage se fait ‘naturellement’, en cela aussi ils sont des peuples naturels. Dans l’exemple qu’évoque Gabriel Sagard, et comme nous l’avons nousmême observé trois siècles plus tard, le partage figure autant dans l’acte de donner que dans celui de recevoir. Tahca Ushte rappelle que si les Amérindiens continuent à donner, « c’est que donner nous affirme dans notre nature d’Indiens »11. Voilà un comportement qui ne saurait s’inscrire dans des critères de maximisation des profits, de rentabilité, de rendement, et apparaît comme totalement anachronique pour un ‘homo economicus’ qui pense que « les pauvres ne doivent pas se permettre d’être généreux »12. Leur rapport à la nourriture coïncide avec leurs rapports aux objets, au monde matériel décrit ailleurs13. De même que l’objet est désacralisé, la nourriture, elle, est appréhendée dans une perspective traditionnelle d’échange et de convivialité, inscrite dans le relationnel. Comme le souligne encore Tahca Ushte, la « nourriture, ce n’est pas seulement pour qu’elle traverse le corps. Il y a des esprits dans la nourriture et ils vous regardent. Si vous êtes chiche, l’esprit se retirera, […]. Mais si vous partagez votre nourriture avec autrui, l’esprit bénéfique ne vous quittera pas »14. C’est ainsi que l’on assiste dans le film Cœur de Tonnerre (Michael Apted, 1992) à une scène où le chaman dépose des restes de repas pour les esprits, ou que l’on peut voir chez les Innu du Canada, un Ancien jeter de petits morceaux de chair de castor dans le feu pour se concilier les esprits des animaux que l’on espère tuer 15. Cette notion de partage est semble-til une caractéristique essentielle ; elle plonge ses racines profondément dans la philosophie amérindienne. La « générosité sans arrière-pensée est bien une tradition ancienne »16, mais toujours vivace. Non seulement on mange quand il y a de la nourriture, mais quand il y en a pour un, il y en a pour d’autres, la nourriture est un bien communautaire. Une autre chose vue à Saugeen : E… qui nous héberge, a touché l’aide sociale, le « welfare », – qui n’a pourtant de ‘bien-être’ que le nom –, cette manne étatique qui maintient les Amérindiens suffisamment en vie pour qu’ils puissent dire merci sans pour autant avoir d’espoir de s’en sortir par eux-mêmes. Parti faire les courses, il est revenu remplir le frigo et en proposer son contenu à ses hôtes, suscitant trouble et sentiment de culpabilité chez ses ‘riches’ convives. Mais l’invitation était totalement désintéressée et même foncièrement sincère. Et tandis que nous bavardions, les enfants du voisin entraient et sortaient de la maison, faisant chaque fois une escale ‘technique’ devant ce réfrigérateur gorgé de victuailles. En même temps, dans notre esprit d’Occidentaux prévoyants (et pingres), germait l’idée des jours suivants. Que fera E… lorsqu’il n’aura plus 63 rien dans son frigo, vidé par ses sympathiques et pourtant voraces jeunes gens ? Sans doute ira-t-il lui aussi retrouver un allié, un membre de sa famille élargie, qui com-prend une grande partie de la réserve par le truchement des alliances (« La réserve est une grande famille »17). A son tour de jouer les ‘pique-assiettes’ et ainsi de suite, tous sachant qu’ils trouveront toujours portes et tables ouvertes. Les Amérindiens apparaissent davantage frivoles cigales que besogneuses fourmis. N’est-ce pas une autre manière de renouer le cercle ? Passant de famille à famille, les individus circulent en sens inverse de la nourriture, renouent les liens, et recréent le cercle. Même l’alcool, pourtant accusé de tous les maux, et pour lequel on ne trouve pas de paroles assez dures, se partage et se vit dans un système de relation. On boit en compagnie18. L’idée essentielle et incontournable est celle du partage, de l’opportunité, de toutes les opportunités à renouer des liens, à reformer le cercle. Au-delà d’une acculturation apparente, et même si la gastronomie est loin d’être typique, (sagamité - bouillie de farine de maïs, pemmican - mélange de viande séchée et pulvérisée, de baies et de graisse de reins, bison et gibier ne sont souvent qu’un vague souvenir et ne figurent pas au menu quotidien), la nourriture chez les Amérindiens, comme l’ensemble du processus d’acculturation, s’inscrit dans un ‘esprit communautaire’ de partage et d’échange, de relation et d’ouverture, de convivialité et de générosité. L’alimentation, la relation au manger et au boire reflète la vision du monde et la place que l’homme y occupe. Autrefois, avant de tuer un animal, le chasseur remerciait le Créateur pour le don qu’il lui faisait, et lui dédiait une partie de la prise. Aujourd’hui, c’est la nourriture, peu importe sa provenance ou sa qualité, qui est offerte à l’invité, à l’ami, à l’allié, à l’Autre, et parce que l’homme est homme, que rien de ce qui est symbolique ne lui est étranger, et que manger est bien plus que s’alimenter, se nourrir ne saurait être une fonction uniquement et unilatéralement biologique. Se sustenter, comme tous les autres actes de la vie, et peutêtre plus encore, est un acte fondamentalement culturel19, et dans le cas qui nous intéresse, également cultuel, éminemment, naturellement, existentiellement relationnel. Bibliographie Notes ■ 1. Navet, 1992 : 207. 2. Tahca Ushte, 1986 : 156. 3. Tahca Ushte décrit le rituel yuwipi comme l’un des plus anciens rites sioux. « Dans une cérémonie yuwipi, c’est dans la pierre que les esprits et les lumières résident »( : 243). « Nous, Sioux, avons de l’affection pour nos chiens ; en tuer un dans ces cironstances est considéré comme un sacrifice. Le chien meurt afin que des humains puissent vivre. Sa chair sert à guérir les malades ; elle leur donne une force particulière. Il ne s’agit pas là d’un acte gratuit » ( : 244 et plus particulièrement chap. XI « Yuwipi – Petites lumières de nulle part », : 238-256). 4. Le Western, 1993 : 190-191. 5. Idem, : 191. 6. « Je ne laissay pourtant de les accommoder selon ma puissance, mais c’estoit pour la quantité qu’ils estoient, & dans un mois ils eussent bien mangé tous nos vivres, s’ils les eussent eus en leur pouvoir, tant ils sont gloutons. Car quand ils en ont, ils ne mettent rien en réserve, & en font chere continuelle jour & nuict, puis après ils meurent de faim », in La France d’Amérique. Voyages de Samuel Champlain 1604-1629, 1994 : 107-109. 7. Deloria, 1972 : 179. 8. Encore aujourd’hui, chez les Emerillon de Guyane ou chez les Ojibwé de Saugeen, certains invités arrivent avec leur chaise. 9. Sagard, 1990 : 183-184. 10. Tahca Ushte, 1986 : 255. 11. Idem, : 57. 12. Idem, : 57. 13. Navet, 1992 : 204-205. 14. Tahca Ushte : 56. 15. Silberstein, 1998 : 88-89. 16. Navet, 1992 : 207. 17. Idem, : 208. 18. Idem, : 212. 19. Voir à ce propos, notamment, la série des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit ; Du miel aux cendres ; L’origine des manières de table ; L’Homme nu. 64 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ■ • CHAMPLAIN, Samuel, La France d’Amérique. Voyages de Samuel Champlain. 1604-1629, Paris, Imprimerie Nationale, 1994. • DELORIA, Vine Jr., Peau-Rouge, Ed. Spéciale, 1972. • ERCKER, Alain, « La fidélité dans l’acculturation : le cas des Amérindiens », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, « Fidélité/Infidélité », Strasbourg, éd. Université des Sciences Humaines de Strasbourg/ Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne, n° 22, 1995 : 100-109. • Le Western, Paris, Ed. Gallimard, 1993, article « Nourriture », Bertrand Tavernier : 188-191. • NAVET, Eric, « Politiques coloniales et stratégies de résistance dans les réserves indiennes du Canada », in Rencontres avec les Indiens d’Amérique du Nord, Etudes rassemblées par Danièle Vazeilles, LASPEC, Université Paul-Valéry – Montpellier III, (1992) : 201-218. • SAGARD, Gabriel, Le grand voyage du pays des Hurons, Ed. Leméac, Québec, 1990. • SERVIER, Jean, Méthode de l’ethnologie, Paris, PUF, 1986. • SILBERSTEIN, Jil, Innu. A la rencontre des Montagnais du QuébecLabrador, Paris, Albin Michel, Collection « Terre Indienne », 1998. • TAHCA USHTE, ERDŒS (Richard), De mémoire indienne, Paris, Plon (1977), 1986. Le Goût ROMAN ZASLONOV, LE (CARTE POSTALE). TEMPS DES CONFITURES Jean-Pierre Corbeau JEAN-PIERRE CORBEAU Cuisiner, manger, métisser… C JEAN-PIERRE CORBEAU 68 Institut Universitaire de Technologie Produits agro-alimentaires, Tours uisiner, manger, métisser. Peut-être le rapport entre ces trois actions surprend-il… Nous souhaiterions montrer comment l’acte culinaire (moment nécessaire et essentiel dans notre alimentation) participe à la construction identitaire, et comment les conditions mêmes de cette production sociale varient au fil du temps, matérialisant, exprimant la dynamique des hiérarchies et la mouvance des valeurs. « Se faire à manger », « acheter à manger », « donner à manger » à autrui – voire à l’altérité –, « manger », « se faire manger », s’inscrivent dans des scénarios différents (que nous avons déjà envisagés1 mais dont l’analyse et l’interprétation ne semblent pas épuisées). Sans redondance, nous proposons de les prolonger au sein de la filière du manger2… A travers une telle notion, nous appréhendons tous les processus permettant à un comestible quelconque, solide ou liquide, d’être absorbé. Dire que le phénomène se déroule « de la fourche à la fourchette » serait encore réductible puisque avant que la fourche ne se pique dans la terre, des « décideurs » l’orientent vers la culture de tel ou tel produit, et qu’en aval de la fourchette, l’« après manger » (que nous intégrons à sa filière) – ses conséquences sur la santé, sur la relation au corps, à sa production sociale et les discours médiatisés qui prétendent en rendre compte – détermine en partie nos comportements alimentaires. Le manger représente donc la décision de cultiver un comestible, de le produire, d’éventuellement le transformer, de le distribuer (au sein d’une autarcie, dans un circuit court ou dans un canal commercial créateur de symboliques plus ou moins prestigieuses), de l’acheter ou de l’échanger, de le cuisiner, de le préparer et de le proposer au mangeur selon une mise en scène et des modes de savoir-faire codifiés culturellement ; décision de l’absorber en respectant ou transgressant des normes de table, des schémas corporels exprimant une socialité, en acceptant des représentations symboliques ou religieuses. Ce manger, signifiant un modèle d’ouverture, de curiosité, ou obéissant à un enfermement, débouche sur la constitution de métalangages (susceptibles d’être médiatisés et investis d’un rôle de mentor), de souvenirs capables de modifier les habitudes de l’acteur social. Une telle définition de la filière nous éloigne délibérément d’un manger qui ne serait que reproduction puisque les partenaires -parfois rivaux ! – (chercheurs, décideurs, producteurs, transformateurs, transporteurs, distributeurs, préparateurs, cuisiniers et mangeurs) innovent, distordent et transgressent perpétuellement. La modernité (qui est de tout temps !) induit nécessairement des ruptures et des mutations. La tradition ne renvoie plus alors à l’empreinte d’un passé subi passivement, mais à une action productrice de sens, à une volonté d’établir une filiation avec des modèles dont on facilite éventuellement la résurgence. Le comportement du cuisinier/mangeur peut s’inscrire dans cinq scénarios possibles… Le premier se réfère à la tradition et à la construction conceptuelle de la qualité et d’un patrimoine gastronomique perçu comme cristallisé. Il revendique la reproduction sociale, le continuum culturel dont nous venons de faire l’hypothèse qu’il est pure vue de l’esprit, l’expression d’une idéologie nostalgique se confondant avec le dernier des scénarios que nous évoquerons. Le second correspond au refus exprimé par tel ou tel groupe face à des saveurs, des mets ou des manières de table qui lui déplaisent. Nous ne nous intéresserons pas ici, dans le cadre de l’acte culinaire, à ce paradigme du refus. Emergent alors trois scénarios de métissages gustatifs que nous appelons respectivement le métissage imposé, le métissage désiré et le métissage non pensé. Soulignons que lorsque nous nous référons à la notion de métissage, il ne s’agit nullement d’un nominalisme gratuit, mais bien de l’émergence d’une forme de mutation gustative ou/et de recomposition de l’acte culinaire. Elle résulte d’un système plus ou moins com- Cuisiner, manger, métisser… plexe dans lequel le nouveau comportement, le nouveau goût (pris dans son sens physiologique, psychosensoriel ou socioculturel de préférence alimentaire) formalise la rencontre, l’impact, le « bricolage » entre la raison sensible3 de l’individu (ayant une histoire originale), la situation dans laquelle sa personne se trouve impliquée avec les interactions qu’elle suppose et les forces induites dans le champ renforçant ou fragilisant les critères sociaux que d’aucuns voudraient réduire à de simples déterminismes. La référence au métissage implique un parti pris interactionniste entre un acteur social, les passions/pulsions qu’il exprime, sa vitalité, les mise en scènes qu’il peut en faire avec ses pairs ou dans l’effervescence sociale des groupes restreints qu’il fréquente – ce que nous pourrions appeler des forces centrifuges – et les forces centripètes correspondant aux déterminants sociaux, aux pressions plus ou moins contraignantes introduites dans le champ social et qui souhaiteraient régir le comportement de l’acteur. Nous postulons avec François Laplantine et Alexis Nouss4 que « Le métissage, qui est une espèce de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues, suppose la rencontre et l’échange entre deux termes […] Non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, l’un ne devenant pas l’autre, ni l’autre ne se résorbant dans l’un ». Il existe pour nous une métonymie entre la crise anomique et le métissage. Remarques préliminaires ■ Avant de développer les trois possibilités de modèles de mutation retenues pour appréhender l’acte culinaire, rappelons que l’incorporation d’aliments par- Claes Oldenburg, Pâtisserie, 1961-1962. peinture laquée sur neuf sculptures en plâtre dans vitrine en verre 53 76,5 37,5, Moma, New York), extr. L’art du XXe siècle, David Wheeler, Flammarion, 1992. 69 Jean-Pierre Corbeau ticipe à la construction de notre identité psychologique, culturelle et sociale (cf. C. Fischler 1990 et J.-P. Poulain 1997). L’homme s’inscrit dans un répertoire alimentaire, obéit à des croyances, cherche à perpétuer des rituels. Tout cela construit notre socialité au même titre que nos préférences gustatives qui, généralement, résultent de notre socialisation en entérinant des habitudes mais aussi, parfois, s’opposent à nos éducateurs, affirmant une volonté d’indépendance, voire de révolte (elles-mêmes significatives de notre socialité). Trois hypothèses doivent maintenant être affirmées. Les socialisations gustatives, les règles du partage alimentaire, les souvenirs de certaines commensalités s’ajoutent à l’impact des messages médiatisés (susceptibles de se contredire) sur des mentalités de consommateurs aux identités culturelles différentes. Ensemble ils participent à la construction d’un imaginaire de la consommation. Des types de comportements significatifs peuvent être appréhendés à travers l’analyse de la « mise en scène » d’un comestible, de la théâtralisation de ses propriétés, de ses qualités (et dangers) lors de son incorporation ; à travers ce que nous appellerons la présentation dramatisée5 de l’aliment. Le mangeur peut être comparé à un « rêveur éveillé »… « Le rêveur est dans un monde, il n’en saurait douter. Une seule image cosmique lui donne une unité de rêverie, une unité du monde. D’autres images naissent de l’image première, s’assemblent, s’embellissent mutuellement. » Prolongeant empiriquement cette caractéristique phénoménologique du « rêveur », soulignée par G. Bachelard, nous l’appliquons au « mangeur ». Toute logique de consommation (ou de non consommation) alimentaire porte l’empreinte d’un imaginaire organisant, parfois subrepticement, nos manières de penser et d’agir. Les informations véhiculées par les médias, par nos éducateurs et/ou par nos pairs fonctionnent comme des images initiales « bricolées » par le « cuisinier/mangeur/rêveur », sur lesquelles il projette ses fantasmes et ses anxiétés. 70 Les crises sociales et/ou d’identité accentuent cette dimension cachée de nos comportements alimentaires. Il existe des interrelations entre des périodes de ruptures institutionnelles, de confrontation à l’altérité et le recours à des matrices symboliques ou imaginaires, à leur théâtralisation. Autrement dit, nous postulons que l’anomie caractérise le contexte macro sociologique de la « modernité » alimentaire. Alors des images sont proposées, parfois/souvent incompatibles, qui sont autant de possibles pour reconstruire l’univers onirique du cuisinier/mangeur. Impliqué dans le même phénomène de crise anomique, ce dernier, incapable de rencontrer une forme consensuelle au niveau macro sociologique, cherche dans une effervescence créatrice, dans des expériences de petits groupes, la solution à l’explosion de ses désirs, la satisfaction de son individualisme résultant de l’apparente dilution du lien social. L’identité se conquiert ou se reconstruit à partir de l’ego, de ses émotions, et de son action ou des signes (et simulacres) prétendant le représenter. L’exotique, par définition extérieur à la société incapable d’offrir un système normatif consensuel, présente la possibilité d’innover, d’aider l’ego à s’affirmer dans un autre modèle plus ou moins mythifié. Lorsqu’une société est en mutation, deux types de comportements émergent qui s’opposent objectivement : Le premier consiste à cristalliser les référents traditionnels, à chercher dans le passé des conformismes permettant de classer et de baliser la mouvance insupportable ; normaliser pour exorciser ! Ainsi la crise incite-t-elle à conceptualiser un patrimoine gastronomique… Ce paradigme comportemental consiste aussi à refuser la nouveauté, à nier tout changement dans la production des nourritures, à proscrire toute transgression du répertoire alimentaire. Dans les deux cas, c’est le paradigme du refus. On fuit l’altérité et incorpore des aliments totems (cf. E. Calvo 1982) permettant le maintien d’une filiation identitaire avec un patrimoine immobile qui voguerait – comme par magie – sur la crise, tel le radeau de la méduse sur les flots tourmentés ! Cela relève du mythe et si cette représentation que se fait l’acteur social de son répertoire gastronomique et culinaire est fondamentale pour comprendre le sens que les mangeurs donnent à leur comportement, elle doit être balayée, parce que confondue avec le métissage non pensé dès qu’il s’agit de faire la cuisine. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines A l’inverse, le second comportement, ressentant la béance institutionnelle, la liberté provoquée par l’effondrement des valeurs, part à la quête de différents « possibles », les expérimente. Cette seconde attitude construit, à partir d’une unité de rêverie engendrant et rencontrant d’autres images, un monde imaginaire et symbolique connotant le produit. C’est aux formes multiples que prend ce second paradigme que nous nous attacherons ici en évoquant les mutations des techniques culinaires, l’émergence de nouveaux goûts et celle de nouveaux acteurs. Les métissages des goûts ■ Le métissage imposé. Sur le plan gustatif, il correspond à une acculturation induite par des stratégies de l’industrie agroalimentaire ou des politiques de gestion du temps et de l’activité sociale. Nous ne le percevons pas toujours. Pour l’illustrer, nous prendrons l’exemple d’un consommateur français de produits alimentaires transformés. Indubitablement il mange plus sucré, plus salé, plus acide que ses grands-parents, ses parents, et sans doute lui-même s’il a atteint un certain âge, ne le faisaient il y a quelques décennies. Si l’amertume a augmenté dans les produits transformés qui lui sont proposés (bitter, cola, chocolat, agrumes des confiseries, pâtisseries et laitages, etc.), elle est pour partie masquée par l’escalade de la saveur sucrée de ces mêmes produits. Ce n’est pas son « goût » (en tant qu’image sensorielle purement physiologique) qui a changé. Simplement, les produits commercialisés élèvent, dans leur composition, les seuils gustatifs pour être certains d’attirer l’attention d’un marché de plus en plus large et difficile à segmenter sur des produits « standard ». Certes, les produits destinés à une clientèle française sont moins sucrés que ceux réservés aux Nord-Américains ou aux Anglais ; certes, l’attirance pour l’aigre-doux augmente avec le déplacement vers l’Est, etc., mais globalement, les goûts des produits alimentaires de la société-monde s’homogénéisent d’un pays à l’autre. Ce métissage imposé, dont on comprend l’intérêt économique d’un point de vue productiviste, correspond à toute une politique de commercialisation hégémonique à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Concernant l’acte culinaire, les mutations au sein de la cellule familiale ont modifié les pratiques. Le salariat hors domicile des femmes qui, dans une division sexiste et phallocratique des rôles, assuraient la confection des nourritures quotidiennes, oblige à réorganiser ces tâches. Les contraintes de budget-temps entraînent alors un métissage imposé. Ou bien le transfert de savoir-faire (cf. Danièle Musset 1984) ne se réalise plus. Les femmes cuisinent à un autre moment de leur journée, tôt le matin, tard le soir lorsque tout le monde est couché ou quand leur « petit monde » fait ses devoirs, regarde la télé ou joue avec les multimédias… Dans tous les cas, l’apprentissage culinaire ne se fait plus, faute de disciples effectivement présents. La complicité affective accompagnant la réalisation d’un mets (particulièrement d’une pâtisserie) s’estompe, s’efface. Dans ces conditions, il devient plus « rationnel » d’acheter la pâte toute faite, de simplifier l’acte culinaire qui se transforme en l’assemblage de produits épluchés, lavés, précuits, voire parfois en la simple mise à température d’un plat tout préparé en amont par l’agro-industrie. Certes, on peut encore cuisiner « traditionnellement » mais l’on a recourt (toujours pour « gagner du temps ») à des appareils électroménagers rendant la surveillance de la cuisson inutile ou celle-ci plus rapide : four à programmation, « cuittout », four à micro-ondes, etc. Simplement l’enfournement se fait à froid, la viande n’est plus saisie, le braisé, le rissolé, le rôti et le frit disparaissent… La texture et les saveurs s’en trouvent modifiées. Mais, dans les contraintes d’organisation portant sur la vie domestique, la réponse peut venir, aussi, d’une nouvelle distribution des rôles, dans laquelle les hommes participent davantage à la cuisine ordinaire ; celle dont on ne tire pas forcément du prestige… On peut encore parler de métissage imposé au sens que F. Laplantine et A. Nouss donnent à ce phénomène dans lequel on est l’un et l’autre. Cette innovation que l’on perçoit de façon significative dans les années soixante-dix chez de jeunes hommes inscrits dans des trajectoires sociocultu- Cuisiner, manger, métisser… relles relativement privilégiées (qui deviendront souvent les nouveaux pères) gomme la frontière entre un métissage imposé et un autre qui serait désiré puisque être l’un et l’autre est une réponse volontaire (centrifuge) à la crise anomique de nos sociétés technocratiques et hyper productivistes. D’une autre façon, ce métissage imposé signifie des hiérarchies de valeurs, des symboliques dominantes dans un type de société, à un moment donné. Les rituels alimentaires ne sont plus, alors, seulement d’inclusion6, mais ils expriment des désirs d’appartenance et la frontière devient perméable entre le métissage imposé et le métissage désiré. Le métissage désiré. Dans la logique commerciale des industries agroalimentaires internationales, on cherche à élargir les marchés en surprenant le consommateur. De ce point de vue, le métissage imposé est aussi la possibilité pour le mangeur, non de changer son goût, mais d’en découvrir de nouveaux. Après les tajines pimentées et la paella des années 60 on lui propose des salades mexicaines ou texanes, des plats asiatiques, des sauces salées-sucrées, des plats d’Amérique du Sud, des Caraïbes, d’Afrique, etc., aux saveurs inconnues. Là encore, le métissage peut-être perçu comme imposé mais il sera souvent choisi, revendiqué par certains types de consommateurs qui cherchent à échapper aux contraintes de leur routine quotidienne, à anticiper un voyage possible, à se l’imaginer ou, tout simplement, à se le remémorer. La dimension exotique de ces nouveaux produits les y aidera. Par ailleurs, les populations immigrées qui participent au fil du temps à la construction de l’Europe et à la spécificité de la gastronomie française (lieu de métissage par excellence, surtout depuis la conceptualisation des éléments d’un plat avancée par Carême et permettant d’interpréter toutes les cuisines), illustrent parfaitement ce principe de métissage désiré. Cuisiner, manger, c’est communiquer avec sa matrice culturelle, la retrouver lorsque l’on est loin de son pays, de sa région, du groupe dont on se sent déraciné. Cela suppose, à travers des rituels d’appartenance, la mise en place de différentes pratiques et de différentes stratégies. Parmi elles, l’envoi de denrées. Le « colis » constitue le « canal » par excellence de la communication alimen- taire. Aux fonctions classiques du don (d’entretien ou de renouvellement des liens sociaux de fraternité et d’alliance) s’ajoute celle de la remémoration à la fois affective et sensorielle. Mais il est parfois difficile de se procurer les produits de la culture d’origine et ceci explique sans doute l’émergence de cette autre stratégie constituée par la substitution des denrées… La reconstitution des plats ethniques – fréquente dans la France et l’Europe de cette dernière décennie de par le brassage des populations – prolonge la quête des produits précédents. Il s’agit de simuler la forme, la consistance, la saveur ou le parfum d’un plat authentique à partir d’ingrédients de substitution. Le métissage résulte alors du décalage entre des goûts nouveaux qui permettent malgré tout, à travers la création d’un plat totem (E. Calvo 1982), de reconstruire, loin de lui, un groupe d’appartenance culturel (que l’on a souvent tendance à mythifier comme cela sera développé dans la partie relative au métissage non pensé). Les mangeurs, peuvent aussi exprimer un pluralisme culturel dans des convivialités et des commensalités complices durant lesquelles ils souhaitent faire savoir à l’autre qu’ils désirent faire sa découverte, développer une forme de proximité. Bref, établir un métissage. Les goûts de la nourriture et les rites accompagnant son absorption permettent, dans ce cas d’accéder à une culture différente, de concilier, d’accorder les codes qui nous déterminent, de « sortir de soi pour entrer dans le monde » (C. Roy 1963). On peut enfin chercher un métissage gustatif signifiant une forme de réussite sociale, une revanche dans la mémoire ou l’oubli collectif. On affirme sa « distinction » en s’emparant des codes gastronomiques de l’autre, en s’appropriant son répertoire alimentaire, en « bricolant » ses discours et ses manières de table, quitte à en distordre ou modifier le sens. Concernant l’acte culinaire, le métissage désiré fait appel aux médias qui véhiculent des recettes à travers les journaux, les revues, les émissions. On cuisine « comme si », « à la manière de » puisque, par définition, les recettes exécutées, les produits manipulés sont inconnus. On ne reproduit pas l’autre, mais sa représentation. L’imitation d’un modèle jusque-là inconnu, introduit dans le champ par telle ou telle mode, débouche sur le changement et sur son changement, sur la ren- 71 Jean-Pierre Corbeau contre et la cohabitation de l’un et de l’autre, sur la transformation de l’un et l’autre… Cette imitation n’a rien d’une copie mécanique, elle passe par un certains nombre de distorsions, d’appropriations. Le plaisir gustatif, commensal et convivial espéré à travers cette imitation créatrice provient aussi de cet échange ludique entre l’un et l’autre au sein du soi. 72 Le métissage non pensé A force d’incorporer des O.C.N.I7 – sans que cela puisse aboutir, par absence de sens, à la véritable construction d’un métissage – on s’interroge sur sa propre personnalité… Frappé par une anomie, on part à la quête de son histoire, on désire retrouver les goûts, on cherche sa matrice culturelle, la région, le territoire d’où l’on vient. La redécouverte du goût des produits de « terroirs » et des produits « fermiers » incarne bien le métissage non pensé. Ce dernier est d’une triple nature… Nous pouvons le saisir dans le temps comme la rencontre entre les modèles alimentaires d’un groupe populaire et ceux d’un groupe dominant. Le sens est ici contraire à celui jusque là repéré, lorsqu’une « revanche sociale » se mettait en place et qu’à la suite de l’amélioration de leur niveau de vie d’humbles mangeurs pouvaient imaginer accéder à des produits porteurs de « prestige » puisque consommés par des « hommes de qualité ». Ce métissage non pensé résulte aussi, dans l’espace, de la fusion symbolique entre le monde rural et l’acteur urbain. Il imbrique enfin deux traditions culinaires traditionnellement parallèles, voire opposées… D’un côté, la cuisine paysanne simple mais connotée d’une dimension affective, réalisée par des femmes dans l’espace domestique, reproduisant des savoir-faire acquis par la tradition. De l’autre, la cuisine des « Chefs » (totalement masculine jusqu’à une période récente), compliquée, subtile, mise en scène hors domicile, valorisant la créativité, la surprise… Mais il faut bien évoquer une lapalissade : les cuisines régionales ou de terroir ne peuvent l’être que pour ceux qui signifient leur appartenance en les incorporant. C’est le sens conféré par le mangeur qui décide du caractère endotique ou exotique d’un plat, de son aspect régional ou international. Pourtant, certains plats et leurs saveurs sont perçus comme de « terroir » par des cuisiniers/mangeurs se trouvant à de grandes distances du lieu initial de production, ne disposant pas forcément de référent gustatif et, surtout, ne construisant aucune identité culturelle entretenant un rapport avec l’aire de provenance attribuée aux comestibles… Finalement, il s’agit pour ces cuisiniers/mangeurs de sortir l’aliment d’un certain anonymat, de reconstruire autour de lui du lien social, de le personnaliser par des labels, des savoir-faire de production ou de transformation, par un territoire ou par une appellation. Il s’agit de trouver une quiétude en « dévorant » le paysage associé au produit. Il s’agit, enfin, de se rassurer sur la qualité du mets, sur sa filiation à la tradition qui renoue avec un continuum culturel relevant bien souvent du mythe. Il nous faut alors revenir sur le premier scénario (celui de la reproduction sociale) écarté au début de cet article et sur la notion de métissage imposé en rappelant derrière Danièle Musset que, sans doute, jamais la cuisine n’a été un simple transfert de recettes similaires au fil du temps : « Toutes les femmes s’accordent pour dire que même une recette transmise à sa propre fille ne sera pas réalisée tout à fait de la même façon. C’est qu’interviennent des dons et des tours de mains propres à chacune. L’apprentissage de la cuisine et la capacité d’exécution des recettes dépendent aussi d’un certain nombre de qualités individuelles : capacités physiques, goût, dextérité, esprit d’invention »8, nous ajouterons, d’une position nouvelle dans l’espace temps et de qualités organoleptiques différentes des produits de base et du matériel de cuisson. Pour conclure ■ Nous terminerons par l’évocation d’une nouvelle forme de métissage observable dans l’univers de la « Grande cuisine » française. Nous ne voulons pas parler de la fusion food très « dramatisée » par les média. Elle donne, à l’Etranger comme en France, des résultats merveilleux, mais les congruences sur lesquelles repose son principe, sont repérables dès que se constitue un patrimoine gastronomique… On pense à l’intégration des végétaux du nouveau monde dans notre répertoire culinaire, à la saga des pâtes, Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines du foie gras, à l’émergence permanente de produits qualifiés d’exotiques, à la rencontre entre différentes techniques de cuisson, aux sauces « mères » (allemande, espagnol et autres) inventées ou plutôt conceptualisées par Carême, à l’engouement pour telle ou telle épice, pour telle ou telle texture, etc. Nous voulons simplement remarquer et souligner que la cuisine créatrice, jusqu’ici réservée aux « Chefs »9 se « féminise ». Derrière Olympe, en France comme à l’Etranger, des femmes « métissent » la profession, y ajoutent une sensibilité et une sensualité différente. Pendant ce temps, leurs pairs se réfèrent à l’univers traditionnel et surtout affectif de leurs aïeules ; dans l’ordinaire alimentaire quotidien (non seulement parce que l’industrie agroalimentaire les y aide), des hommes partagent, investissent des rôles jusque là réservés à la « mère nourricière ». Notes Cuisiner, manger, métisser… ■ 1. J.P. Corbeau, « Goûts des sages, sages dégoûts, métissage des goûts » in Internationale de l’Imaginaire, n° 1, « Le métis culturel », Babel/Maison des Cultures du Monde, Acte Sud, Arles, 1994, pp. 164-182. J.P. Corbeau, « Trois scénarios de mutation des goûts alimentaires », in « Le Goût », Actes du troisième colloque transfrontalier, Université de Bourgogne, Dijon, 1998, PP.321328. 2. J.P. Corbeau, « Essai de reconstruction utopique des formes et des jeux du manger », Doctorat ès Lettres et Sciences humaines, Université de Paris VII, 1991. 3. Pour reprendre M. Maffesoli, « Eloge de la raison sensible », Grasset, Paris, 1996. 4. F. Laplantine et A. Nouss, « Le métissage », Dominos, Flammarion, Paris, 1997, p. 79. 5. cf. J.-P. Corbeau, « De la présentation dramatisée des aliments à la représentation de leurs consommateurs », in « Identités des mangeurs. Images des aliments », coordonnateur I. Giachetti, CNERNA-CNRS, Polytechnica, Paris, 1996, pp.175198. 6. Au sens que donne Neuburger qui distingue les rituels d’appartenance et ceux d’inclusion, distinction que nous avons reprise en l’appliquant aux phénomènes alimentaires (Corbeau 91 et Corbeau 92). 7. Pour reprendre l’expression de C. Fischler (1990), les Objets Comestibles Non Identifiés 8. D. Musset op. cité, p. 6. 9. Si l’on excepte la fameuse Babette, puis, dans les années 50, Marguerite Bise à L’auberge du père Bise ainsi qu’Eugénie Brazier dans son bungalow du col de la Luère et non dans le restaurant lyonnais portant son nom mais géré par son fils (cf. B. Beaugé 99), toutes deux cuisinières exemplaires reconnues par le Guide Michelin mais enfermées dans l’image du respect d’une cuisine traditionnelle reproduisant les classiques de la gastronomie française ou les recettes régionales (qui ne se nommaient pas encore de terroir), il faut attendre les années 70 pour qu’Olympe s’affirme comme un « chef » créatif. Bibliographie ■ • B. Beaugé, « Aventures de la cuisine française. Cinquante ans d’Histoire du goût », Nil éditions, Paris, 1999. • E. Calvo, « Migration et alimentation », in Information sur les Sciences sociales, vol 21, n° 3, Sage publication. Londres, 1982. • J.P. Corbeau, « Rituels alimentaires et mutations sociales », in Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XCII, 1992, p. 101120. • J.P. Corbeau, « Goûts des sages, sages dégoûts, métissage des goûts », in Internationale de l’Imaginaire, n° 1, « Le métis culturel », Babel/Actes Sud, Maison des Cultures du Monde, Arles, 1994, pp.164-182. • J.P. Corbeau, « Les acteurs du partage alimentaire répètent-ils ? », in Internationale de l’Imaginaire, n° 5 « La scène et la terre », Babel/Actes Sud, Maison des Cultures du Monde, Arles, 1996, pp.195-204. • J. Duvignaud, « L’anomie », Anthropos, Paris, 1973. • Giachetti, coordinatrice, « Identités des mangeurs. Images d e s aliments », CNERNA-CNRS, Polythe-chnica, Paris, 1996. • C. Fischler, « L’Homnivore », Odile Jacob, Paris, 1990. • D. Musset, « Savoir pétrir une pâte : un savoir féminin ? », in BIEF, n° 14, « Cuisines », Centre d’Etudes Féminines de l’Université de Provence, mai 1984, pp.3-12. • R. Neuburger, « Rituels d’appartenance, rituels d’inclusion », in Dialogue, n° 93, septembre 1986, pp 67-76. • J.P. Poulain, « La nourriture de l’autre : entre délices et dégoûts », in Internationale de l’Imaginaire, n° 7, « Cultures, nourriture », sous la direction de J.-P. Corbeau, Babel/Actes sud, Maison des Cultures du Monde, Arles, 1997, pp.115-140. • D. Reisman, « Anatomie de la société moderne. La foule solitaire », B. Arthaud, Paris, 1964. • C. Roy, « Le bon usage du monde », Rencontres, Lausanne, 1963. 73 David Le Breton DAV I D L E B R E TO N ventre une pépinière de lombrics, le terrain d’élection d’ascaris bons à engraisser des vermisseaux repoussants qui, à leur tour, allaient faire ripaille de la chair des stupides éleveurs » (Camporesi, 1989, 15). Seuls les barbares pouvaient se nourrir de ces éléments en putréfaction. Cela n’empêchait pas les laitages de circuler dans toutes les classes de la société mais en suscitant de vives polémiques entre leurs détracteurs et leurs amateurs. La cuisine du dégoût « Une cuillerée à thé d’eau L’horreur du fromage venue d’un égoût souillera un barril de vin, mais une cuillerée à thé de vin ne pourra rien pour un barril d’égoût » (Paul Rozin et April E. Fallon, 1987) DAVID LE BRETON 74 Faculté des sciences sociales, Strasbourg Laboratoire de sociologie de la culture européenne (UPRESA 7043 CNRS) ■ es goûts alimentaires varient au fil de l’histoire. Nul ne va plus aujourd’hui aux portes des abattoirs avaler un plein verre de sang frais pour se reconstituer. Si le fromage est l’hôte obligé de la plupart des repas dans nos sociétés occidentales, il n’en va pas de même dans toutes les cuisines et autrefois il était l’objet d’une vive réprobation. Historiquement la fermentation est longtemps ressentie comme un mélange détonnant de magie et de menace. P. Camporesi évoque, entre le Moyen Age et la Renaissance, l’inquiétude éprouvée devant le fromage après son cheminement du liquide au solide. On pense alors que sa malignité est annoncée par son odeur nauséabonde, signe « de matière « défunte » (Campanella), de résidu en décomposition, de corps faisandé et délétère, de substance putrescente nocive à la santé qui corrompait terriblement les humeurs » (Camporesi, 1989, 13). La fermentation était vue comme une forme de putréfaction. La fétidité du fromage était une sorte de mise en garde de ses dangers. L’odeur était un indice de la qualité d’une chose. La mauvaise odeur témoignait de la malfaisance, de la nocivité ; bonne, en revanche, elle marquait un signe propice et donnait licence à la consommation. La perception de l’odeur fromagère comme écœurante parlait à son encontre. Ses exhalaisons étaient les émissaires de son goût et de sa nature. Le dégoût du fromage était tel que Marguerite-Marie Alacoque, pourtant encline à la mortification du corps et des sens, peine à surmonter son horreur. A son entrée au couvent son frère avait L La cuisine du dégoût Le goût du chien d’ailleurs demandé à ses supérieures que jamais elle ne soit contrainte à manger de fromage. Pourtant elle dut affronter l’épreuve. « Et pour m’y devoir induire, je fus tant assaillie de toute part que je ne savais plus ce qu’il me fallait faire et il me semblait plus aisé de donner ma vie que de pouvoir me faire une telle et si grande violence. Et certainement, si je n’avais plus que ma vie apprécié ma vocation, j’aurais abandonné la religion plutôt que de me soumettre à l’épreuve exigée de moi. Mais je regimbai en vain puisque mon Suprême Seigneur le voulait en sacrifice de moi-même, duquel tant d’autres dépendaient ». Elle s’y soumet donc en se faisant violence et en en reste malgré tout ébranlée (Camporesi, 1986, 36). Pour un médecin allemand dont l’ouvrage paraît en 1643, scorie nocive, le fromage résulte des excréments du lait, à l’inverse du beurre qui en incarne la partie noble et bonne. Le fromage, indigne des gens de qualité, est à ses yeux une « chose grossière et immonde » à abandonner aux misérables. Une telle abjection déshonore le mangeur, outre qu’elle met son existence en danger. Les amateurs de fromage sont des « dégénérés », des dégustateurs de substances putréfiées dangereuses pour le mouvement des humeurs qui régissent l’harmonie du corps. Entre le fromage et l’excrément, dit P. Lotichio dans un ouvrage de 1643, la seule différence est de couleur. Résumant ces propos hostiles, Camporesi écrit: « Le fromage engendrait dans les obscurs méandres splanchniques, au creux des replis des entrailles humaines, des petits monstres répugnants, accroissant ainsi la pourriture préexistante. Ingurgiter du fromage était le meilleur moyen de faire du ■ De manière ironique, P. Farb et G. Amelagos (1985, 192) se demandent si « au lieu d’imaginer que les diverses peuplades indigènes un peu partout dans le monde sont les victimes de leurs choix alimentaires irrationnels », les Occidentaux ne feraient pas mieux d’examiner leurs préjugés en la matière et notamment celui qui frappe l’interdit de consommation de la viande de chien (moins de chiens à hurler la nuit, à encombrer les trottoirs et à y semer leurs déjections). Avec humour ils examinent en effet les nombreux avantages sociaux d’un tel changement des mœurs alimentaires. Si pour nos sociétés manger du chien ou du chat serait céder à une forme détournée d’endocannibalisme frappant des animaux familiers. En fait le chien est consommé de longue date dans maintes sociétés humaines. Hors des situations de disettes où tout devient bon à manger pour ne pas mourir1, le chien est régulièrement consommé dans certains parties de l’Afrique ou de l’Asie ou du Pacifique. Loin du dégoût dont il fait l’objet dans nos sociétés2 il est apprécié à la fois pour sa chair et ses propriétés symboliques. La consommation de chien en Asie ne se réduit pas à un principe culinaire. Selon la classification chinoise des cinq éléments, le chien est associé au métal, c’est-à-dire à la force, à la résistance (De Garine, 1990, 1530)3. Les Chinois élèvent même des chiens pour des raisons gastronomiques et sélectionnent ainsi certaines espèces comme le chow. Ailleurs se pose la question difficile du passage du statut d’incomestibilité du proche à sa dissolution pour pouvoirs’en nourrir. On sait combien il est malaisé dans les sociétés humaines de sacrifier l’animal devenu un compagnon. L’animal familier, nommé, inscrit dans le tissu affectif du groupe est difficilement mangeable. Le cochon des campagnes françaises d’autrefois est d’abord à l’image d’un jeune chien, nommé, cajolé, avant qu’il ne grandisse et ne se rapproche du moment fatidique de son sacrifice. On le perçoit alors de manière affectivement distanciée comme « gras », « sale », « insupportable », etc. Pour le rendre digeste, le transformer en un monde de saveurs et non plus de faveurs, il convient de modifier radicalement son statut symbolique en l’éloignant de soi. « La précarité de son statut repose apparemment sur son évolution biologique. Quant à la durée de son statut initial, elle paraît dépendre d’abord de l’existence de races spécialisées, ensuite de la place réservée à un favori unique qui, sélectionné dans les portées, conservera sa position une fois adulte. En l’absence de ces deux derniers éléments, il semble que tous les animaux perdent leurs prérogatives de compagnon en grandissant » (Milliet, 1995, 84). Au Viêt-Nam différentes recettes apprêtent le chien pour la consommation, même si, les habitants prévenus du dégoût des Occidentaux à ce propos, il est malaisé de trouver quelqu’un pour le reconnaître d’emblée. Après une recherche en la matière, Jean-Pierre Pou- lain accompagné d’un géographe, d’un ethnologue, et de deux amis vietnamiens, souhaitent se prêter à l’expérience. Recherche de sensations, sursaut rationnaliste devant les « préjugés » afin de considérer l’alimentation sous une forme strictement diététique indépendamment de sa provenance, souci moral de ne pas se dérober à une épreuve de vérité touchant la pratique du métier, ou autres raisons, ils se retrouvent autour d’une table, un peu anxieux du déroulement de la soirée. Un foie et une épaule de chien bouilli ouvre les réjouissances, outre les crevettes fermentées, les feuilles de li et les crêpes de riz au sésame. Déjà les visages se crispent et les estomacs se nouent au moment de porter à la bouche des filaments trop évocateurs d’une intériorité animale. La saveur suave évoque le chevreau, dit encore, impassible, J-P. Poulain mettant adroitement à distance la substance dont il se nourrit en l’assimilant à une autre entrant dans ses catégories alimentaires. Face au « boudin de chien aux cacahuètes grillées », les réticences se font déjà jour : « Je mobilise mes connaissances culinaires devant ce boudin qui rappelle le boudin antillais, le disséquant comme pour me distancier. Je le regarde comme un objet culinaire, cher- Dîner Télé. Les dîners congelés perdirent leur stigmate quand ils furent réutilisés dans les années 80 comme nourriture chic pour les yuppies. Jane & Michael Stern, Encyclopedia of bad Taste, Harper Perennia, 1991. Bibliothèque des Arts. Strasbourg 75 David Le Breton 76 chant les oignons, le gras, la couenne… Il est fait avec du sang de chien, et je ne peux pas en manger. Pourtant, on utilise bien le sang dans la cuisine française pour lier les sauces par exemple ; sang de porc, de volaille, de lapin, de lamproie. Et tout à l’heure dans le ragoût, je vais bien en goûter du sang de chien. Mais sous forme de boudin, impossible » (Poulain, 1997, 123). Le « ragoût de collier à l’eau de riz fermentée, lié au sang » semble moins suspect d’apparence, il est même bon, dit J-P. Poulain, qui en reprendrait volontiers si ce n’était là cependant viande de chien. Les autres plats se succèdent: « cuisses de chien cuit à la vapeur », « soupe claire avec ciboulette », « brochettes de chien assaisonnées de rieng », « pieds de chien bouillis ». Le repas s’achève tandis qu’un de leur ami vietnamien se fait emballer les restes plutôt copieux pour les distribuer à un entourage friand de cette viande. De retour à son hôtel, le narrateur se précipite au bar, commande une tarte aux amandes et un double-whisky, et se loue de la présence fortuite du conseiller culturel de l’ambassade et de son épouse qui lui permettent d’« intellectualiser » son expérience. Prétexte heureux d’une mise à distance et recouvrement des saveurs ambiguës par d’autres dont la légitimité est incontestable. Le lendemain il croise son collègue géographe qui lui avoue s’être brusquement réveillé dans la nuit. Ecœuré par l’odeur de son urine, il lui a été impossible ensuite de se rendormir. La consommation de l’aliment défini comme « dégoûtant » par sa culture d’appartenance parait être un rite de passage de l’ethnologue, une manière symbolique d’affirmer son détachement et sa lucidité sur la relativité du monde. N. Ishige participe à une fête donnée dans l’ile de Ponape en Micronésie. Les fruits de l’arbre à pain, le taro, un cochon fraîchement tué sont à la disposition des invités qui se régalent. Un homme arrive avec un sac sur le dos contenant un gros chien aussitôt assommé, vidé de ses entrailles et apprêté dans le four de terre. Une heure plus tard le chien est partagé entre les convives. L’ethnologue n’est pas oubliée, « il n’avait pas aussi mauvais goût que son odeur aurait pu le laisser supposer, mais il était un peu dur et il fallait le mâcher longtemps, presque comme un chewing gum. Mais le fait de mâcher faisait ressortir les jus parfumés de la chair. En comparaison, le porc était presque fade » (Ishige, 1981, 229). C. Levi-Strauss manifeste la même élégante désinvolture dans la forêt amazonienne. On lui a parlé des koro, des larves trouvant refuge dans des troncs d’arbres pourrissants. Les Indiens n’en parlent jamais blessés par les railleries des Blancs à ce propos. Non sans mal, C. Levi-Strauss parvient à convaincre l’un des hommes de l’accompagner dans la forêt. « Un coup de hache dégage des milliers de canaux creux au plus profond du bois. Dans chacun un gros animal de couleur crème, assez semblable au ver à soie. Maintenant il faut s’exécuter. Sous le regard impassible de l’Indien, je décapite mon gibier ; du corps s’échappe une graisse blanchâtre, que je goûte non sans hésitation : elle a la consistance et la finesse du beurre, et la saveur du lait de noix du cocotier » (Levi-Strauss, 1955, 183). On retrouve chez Levi-Strauss, comme chez les autres ethnologues transgresseurs des interdits de leur culture, la même procédure d’euphémisation qui consiste à répercuter le goût de l’aliment prohibé vers d’autres tout-à-fait conventionnels, jouant ainsi à leur tour de la magie sympathique, c’est-à-dire misant sur une contamination positive à l’envers, les aliments bien connus venant englober dans leur orbe les aliments répugnants. Les connivences de saveur permettent de passer outre le dégoût. Les incompatibilités de nourriture d’une culture à une autre sont parfois radicales. Certains mets demeurent résolument indigestes même avec la meilleure volonté du monde. G. Haldas partage une table de banquet de fin de Ramadan en Algérie quand son hôte convaincu de lui rendre un insigne hommage vient lui apporter la « meilleure part du mouton », un œil. L’homme lui loue le régal qui l’attend sous le regard jaloux des autres convives, tandis que Haldas contemple avec horreur une boule grisâtre, visqueuse, glauque, qui trone dans son assiette sans dissimuler sa nature d’œil et dont il se demande s’il n’est pas en train de le regarder. Devant le visage épanoui, et sans doute un peu envieu, des autres commensaux, il doit bien entamer la substance malgré la résistance physique et morale qu’elle lui oppose. Il parvient ainsi à dégager quelques filaments qu’il mâche inlassablement en les passant d’une joue à une autre. Ce qui confirme ses hôtes dans le plaisir qu’il éprouve puisqu’il met si longtemps à le déguster. Lui, si gourmet d’habitude, ne fait aucu- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ne mention de la moindre saveur, le dégoût faisant totalement écran au reste. Finalement Haldas conjugue une double stratégie, boire de bonne gorgée de vin pour parvenir à avaler quelques fragments de l’œil quand les regards se portent sur lui, et glisser subrepticement dans la poche de sa chemise les autres morceaux, sauvant ainsi la face et celle de ses hôtes. En revanche, luttant contre une nausée croissante, il trouve un prétexte pour s’esquiver et se précipiter dans un établissement voisin où il avale plusieurs verres d’alcool (Haldas, 1987, 151 sq). A l’image de l’expérience de Poulain, il semble que l’alcool soit un formidable détergent pour effacer le dégoût qui reste dans la bouche et dans l’imagination. Méfiance devant la viande ■ Dans un texte fondateur Angyal (1941) analyse le dégoût comme essentiellement lié à la confrontation de l’homme à des restes provenant d’un corps humain ou animal. Les déchets ou les traces organiques, la forme même de certains animaux, renvoie l’homme à son insoutenable fragilité, à une dérobade de sens qui le rappelle brutalement à l’humilité de sa condition, à une animalité qu’il cherche à occulter de toutes les subtilités de sa culture. Rozin, qui prolonge les intentions de Angyal, considère que la répulsion face à des produits d’origine animale ou corporelle, dans un contexte alimentaire, est le premier agent du dégoût (Rozin, 1997). La frontière de l’humanité et de l’animalité est toujours menacée. Les animaux sont l’objet d’une profonde ambivalence alimentaire. Leur consommation rappelle à l’homme sa propre organicité, la fragilité infinie de sa chair, sa contingence. Elle fait vaciller ses fragiles prétentions de se hisser au delà de sa condition en oubliant sa précarité et la mort qui ne cesse de le menacer. Si elle est largement répandue, elle est donc étroitement réglementée. Seule une infime partie du règne animal présent dans l’écologie d’une société donnée est considérée comme mangeable. Parfois, ce sont certaines parties de l’animal qui sont prohibées ou réservées strictement aux enfants ou aux femmes. La Bible traduit bien l’ambiguité de la relation à la nourriture carnée. Le para- dis est un monde sans consommation de viande, strictement voué à une alimentation végétale : « Je vous donne toutes les herbes portant semences, qui sont sur toute la surface de la terre et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture » (Gen., 1-29). Dieu interdit toute mise à mort, la nourriture carnée est donc impossible, même pour les animaux. Après le Déluge, qui remet les hommes une seconde fois dans la création, Dieu autorise la consommation animale: « Tous ce qui se meut et possède la vie, vous servira de nourriture. Je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes » (Gen. 9-3). Tous les animaux donc, à l’exception absolue du sang qui contient l’âme. Cette licence semble être une concession au mal inhérent à l’homme4 : « Je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme, parce que les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès son enfance » (Gen., 8-21). Moïse introduit ensuite les termes de l’alliance avec le peuple Hébreu à travers une catégorisation rigoureuse des animaux dont l’homme peut se nourrir. Une partie du monde animal retombe alors dans l’interdit. La Bible chemine donc avec hésitation dans la relation à la nourriture carnée, elle ne l’accepte pas d’emblée, puis cède, avant de revenir en arrière pour épargner un certain nombre d’animaux. Des mangeurs de viande ne sont pas nécessairement à l’aise face à une nourriture de provenance animale. N. Vialles distingue les « zoophages » qui aiment et mangent toutes les formes de viandes, même les parties les plus sujettes à rejet (cerveaux, tripes, yeux, etc.), qui n’éprouvent aucun dégoût et aucune gêne à les manipuler, à les apprêter, ou à les manger. Et les « sarcophages » qui restreignent leur consommation à la « viande », c’està-dire à des parties « neutres », moins identifiables, celles qui nuancent l’idée d’une consommation animale (Vialles, 1987). La « sarcophagie » tend d’ailleurs à gagner l’ensemble de la société. Les signes d’animalité s’effacent des boucheries, les animaux écorchés disparaissent des étals. Dans la liste des dégoûts contemporains en France on trouve en premier lieu les abats (foie, cervelle, etc.) et le gras de viande (Fischler, 1991). Dans leur dimension réelle les animaux s’éloignent infiniment en même temps qu’ils ne cessent de se rapprocher dans les imaginaires (documentaires, films, dessins La cuisine du dégoût animés, etc.). Les animaux de compagnie envahissent les foyers contribuant par leur présence à modifier les sensibilités. L’industrialisation de la production alimentaire écarte l’animal de la scène sociale. La nourriture carnée tend à se dissimuler sous des aspects neutres qui éliminent les états d’âme. L’élevage et l’abattage des animaux sont « oubliés » par les mangeurs qui préfèrent déréaliser leurs produits en aseptisant leur origine. Les enfants notamment répugnent à se nourrir d’un animal avec lequel ils sont familiarisés. On personnalise l’animal de même qu’on animalise parfois l’homme, brouillant encore les frontières. Remaniée, sous cellophane, déjà en partie apprêtée, la viande devient alors un mets parmi d’autres grâce à tout un travail social de redéfinition. Un vernis culturel la rend licite, la convertit en nourriture et tend à effacer même la notion de viande. Les anecdotes, plus ou moins attestées, d’enfants à qui l’on demande de dessiner un poulet ou un poisson et qui dessinent un poulet rôti ou des panés, sont sociologiquement pensables. Ce refoulement de l’animalité s’accélère depuis quelques années et à parachever un processus amorcé de longue date dans nos sociétés (Elias, 1973 ; Thomas, 1985 ; Mennell, 1987). Le dégoût comme morale ■ Pour nombre d’auteurs (Angyal, 1941 ; Rozin, Fullon, 1987 ; Fischler, 1991), le dégoût trouve son enracinement autour de l’incorporation orale. La réaction innée de rejet de l’amertume chez le nourrisson en serait la matrice (Chiva, 1985). Le goût alimentaire est visé en priorité et la bouche en est le lieu privilégié. L’individu incorpore l’aliment, le franchissement des frontières de la bouche l’intègre à sa chair. Le dehors et le dedans effacent leur limite, l’homme est symboliquement ce qu’il mange, non seulement au niveau d’une équivalence morale entre l’aliment et lui-même souvent affirmée par les représentations sociales, mais il se modifie dans sa substance même. S’il ingère une nourriture prohibée, ou perçue comme dégoûtante, incomestible, il perd son statut d’humanité et participe d’un monde de la marge ou de l’extériorité absolue, il devient Autre, il se bestialise. De ce qu’il mange une nourriture écœurante, il est luimême, contaminé par son acte, il se transforme en motif de dégoût. Rozin est le premier à mettre étroitement en relation le sentiment du dégoût avec les lois de la magie sympathique dégagées par Frazer : la contamination (ce qui a été en contact reste toujours en contact). Même après avoir été ôté, un insecte tombé dans un verre provoque souvent un rejet de la boisson toute entière comme si elle avait été contaminée5. On ne reprend pas une nourriture abandonnée sur une table de restaurant, même si elle est apétissante, dans la crainte qu’elle ait été entamée ou touchée par quelqu’un d’autre, même en bonne santé. Le principe ici mis en œuvre est celui de la loi de contamination. L’aliment ne sort pas indemne d’avoir été en contact avec un animal, un objet ou un individu susceptibles de lui transmettre des parcelles de son caractère néfaste. La bouche est le lieu manifeste de l’échange avec le monde et de l’intériorisation de l’univers en soi, en lui le goût de vivre de l’homme peut fuir ou se restaurer, son sentiment d’identité vaciller et se corrompre. La bouche est l’une des zones les plus investies du corps, non seulement à cause de sa position éminente au sein du visage (Le Breton, 1992), mais aussi en ce qu’elle incarne la parole et la voie essentielle de passage vers l’intériorité de l’individu. Ce qu’il respire ou mange le pénètre pour le meilleur ou pour le pire. La bouche est le seuil de l’intimité invisible mais essentielle du for intérieur. Illustrant le dégoût, Darwin présente une anecdote personnelle où la bouche et la nourriture jouent un rôle primordial : « A la terre de feu, un indigène ayant touché du doigt un fragment de viande froide conservée que j’étais en train de manger à notre bivouac, manifesta le plus profond dégoût en constatant sa mollesse; de mon côté, je ressentais un vif dégoût en voyant un sauvage nu porter la main sur ma nourriture, bien que ses mains ne me parussent pas malpropres. Une barbe barbouillée de soupe nous paraît dégoûtante quoiqu’il n’y ait évidemment rien de dégoûtant dans la soupe en elle-même » (Darwin, 1981, 276). Darwin, d’emblée, situe le dégoût dans la sphère alimentaire : il dérive selon lui « primitivement de l’acte de manger ou de goûter » (p 276). Quelqu’un qui ingère à son insu un aliment prohibé, ou qu’il considère comme non comestible, est pris de nausée s’il s’en 77 David Le Breton 78 aperçoit ou si on l’en avertit plus tard. Dans un restaurant d’entreprise une femme découvre un insecte dans les légumes dont elle a mangé quelques bouchées, elle est prise aussitôt d’incoercibles vomissements. L’idée d’avoir incorporé en soi un insecte lui est insupportable même si d’autres sociétés en font un met de premier choix. Le dégoûtant n’est pas tant ce qui n’a pas de goût que ce qui est surchargé d’une représentation néfaste. L’insecte est d’un bon rapport calorique, mais il est culturellement inmangeable. La charge d’écœurement qu’il véhicule est lié à son statut symbolique. La même femme qui aurait découvert un morceau de papier mêlé à sa nourriture aurait été gênée du manque d’hygiène du restaurant mais elle n’aurait éprouvé aucune nausée alors que contrairement à l’insecte le rendement du papier est nul au plan alimentaire. Si elle avait découvert une tête de souris décomposée ou une matière gluante et suspecte parmi ses légumes elle aurait été autant bouleversée. On aurait pu rappeler à cette femme longuement nauséeuse après avoir mangé un fragment d’insecte que même si les orthodoxes juifs ne se nourrissent plus aujourd’hui de sauterelles ou de criquets, le Lévitique les recommande : « De toutes les bestioles ailées qui marchent à quatre pattes vous ne pourrez manger que celles-ci : celles qui ont des pattes au dessus de leurs pieds, pour sauter sur le sol.Voici celles dont vous pourrez manger : les différentes espèces de sauterelles migratrices, de sauterelles saulham, de sauterelles hargol, de sauterelles hagab » (Lévitique, 11-21/23). Même les orthodoxes font aujourd’hui une entorse à la parole de Dieu en n’en consommant pas. Il est vrai que le Deutéronome revient sur cette exception et interdit finalement tous les insectes. Le comestible ne s’impose pas comme une loi biologique, une sorte de nécessité naturelle que l’homme aprouverait avec bonne volonté avec une série de de variations dans les accommodements culinaires. Les règles de comestibilité sont culturelles, elles n’ont que faire d’un quelconque rendement calorique ni même de la recherche tortueuse du meilleur goût. « Tout ce qui est biologiquement mangeable n’est pas culturellement comestible », dit C. Fischler (1993, 31). Au seuil de son ouvrage sur l’abjection, J. Kristeva donne un exemple tout entier fondé sur la répulsion alimentaire en en soulignant par ailleurs les aspects individuels. « Lorsque cette peau à la surface du lait, inoffensive, mince comme une feuille de papier à cigarettes, minable comme une rognure d’ongles, se présente à mes yeux, ou touche les lèvres, un spasme de la glotte, et plus bas encore, de l’estomac, du ventre, de tous les viscères, crispe le corps, presse les larmes et la bile, fait battre le cœur, perler le front et les mains. Avec le vertige qui brouille le regard, la nausée me cambre, contre cette crème de lait, et me sépare de la mère, du père qui me la présentent » (Kristeva, 1981, 10). Omnivore, l’homme est susceptible de se nourrir d’une foule de végétaux ou d’animaux disponibles dans son environnement. La formidable diversité des régimes alimentaires selon les sociétés humaines ne tient pas seulement à la multitude des écologies à travers les régions du monde, mais aussi à leur variété interne au regard des choix culturels, des valeurs et des goûts associés aux formes de nourritures possibles (Fischler, 1993, 62). L’homme survit à des changements climatiques, à des migrations, au rythme des saisons car il trouve dans la nature environnante la diversité alimentaire suffisante pour le maintenir en vie et nourrir sa quête de saveurs appréciées. A la limite, l’homme mange même le cadavre d’autres hommes. « Les êtres humains sont capables d’avaler à peu près tout ce qui n’aurait pas réussi à les avaler auparavant » (Farb, Amelagos, 1985, 189). La détermination des goûts légitimes et agréables dans un groupe humain correspond simultanément à l’établissement de normes alimentaires. Ce qui est « bon » ou « dégoûtant » ne renvoie pas à une nature, mais à une construction sociale et culturelle et à la manière dont chaque individu s’en accommode. Les dégoûts, comme les goûts, sont le fait d’un processus de socialisation. Ce sont moins des craintes d’intoxication qui régissent les préférences ou les abjections alimentaires que les significations que l’individu, en lien avec sa société, leur attribue. Le partage des mets est le fait d’une esthétique, d’une morale du monde bien avant d’être une diététique. Certaines matières sont rejetées d’emblée indépendamment de leurs goûts réels jamais sentis par l’individu qui les réprouve. La représentation qu’il s’en fait détermine la manière dont elles sont reçues sans souci de leur composition organique. La comes- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines tibilité n’est pas une notion biologique, mais symbolique. Si l’aliment n’est pas bon à penser il n’est pas bon à manger. L’amateur d’escargots ne mange pas de limaces. Non à cause de leur goût qu’il ignore, mais à cause de l’idée qu’il s’en fait qui les transforme en animaux écœurants. Celui qui aime le mouton éprouve une nausée à l’idée d’avoir une côtelette de chat dans son assiette. Grimod décrit, en 1808, avec délectation la manière de servir des yeux de veau ou de bœuf, mets encore très appréciés de son temps, qui bouleverserait durablement aujourd’hui l’amateur le plus inconditionnel de ces viandes (Grimod, 1983, 15). Le même Grimod explique ailleurs que les déjections de bécasses « sont précieusement recueillies sur des rôties mouillés d’un bon jus de citron, mais mangées avec respect par les fervents amateurs » (1997, 98). La table du XIVe ou du XVe siècle contenait peu de bœuf, mais les riches consommaient régulièrement du paon, du cygne, du héron, de la grue, de la cigogne, du merle, de l’alouette, du cormoran, du loir, du renard, etc. Nos sociétés occidentales répugnent à se nourrir d’insectes alors qu’elles raffolent de crevettes, d’huitres, de moules ou de palourdes, dont la consistance n’est guère éloignée et qui, de surcroît, sont souvent mangées crues. Mais ce sont là des éléments marins, des « fruits de mer » comme dit élégamment la langue française. Certains groupes humains mangent des aliments dans un état de putréfaction avancée, d’autres élaborent une cuisine du cru. Les Chinois ou les Vietnamiens mangent de la viande de chien. Le renard a longtemps été dégusté en Russie comme un mets de qualité. Les Mexicains préparent des fricassées d’asticots. Les insectes composent des plats de choix de nombre de sociétés humaines. Le lait n’est pas perçu unanimement comme une boisson consommable par les humains. Les agences américaines d’assistance alimentaire envoyaient du lait en poudre dans les régions du monde frappées par la famine. Au Guatémala ou en Colombie il servait de lessive, ailleurs il fut souvent jeté. Farb et Amelagos, qui rapportent ces faits, expliquent que pour certaines cultures il est inconcevable d’en priver les animaux encore à la mamelle et le lait, s’il n’est pas nourricier et maternel, ne participe pas des modes alimentaires (Farb, Amelagos, 1985, 212). Le cannibalisme est une institution pour La cuisine du dégoût certaines sociétés humaines qui font de leur corps la tombe du défunt en mangeant sa chair apprêtée rituellement ou qui dévorent leurs ennemis pour en incorporer les vertus guerrières. Peu d’aliments pourraient satisfaire sans répulsion des uns ou des autres l’ensemble des communautés humaines réunies autour d’un repas. L’aversion des uns est le bonheur alimentaire des autres, et si chacun pense justifiées ses préférences il n’en juge pas moins écœurantes celles des autres. Le dégoût ■ Le dégoût est une émotion, non une nature, il est donc une relation culturellement et socialement déterminée et non un instinct ou une biologie en acte (Le Breton, 1998). Il participe de la sphère du symbolique et non de celle du génétique. « Il n’y a aucune raison naturelle de l’exclusion des choses abjectes », dit G. Bataille (1972, 437). Les logiques de classification, et donc de séparation, sont plus puissantes, elle s’enracinent dans un imaginaire individuel ou collectif, elles se nourrissent de l’affectivité. Elles sont un système de valeur en acte. Le dégoût est essentiellement une menace réelle ou symbolique pour le sentiment d’identité. Menace pour soi, pour l’entre-soi, il instaure l’une des frontières symboliques qui permettent de se poser de manière cohérente à l’intérieur de l’ambiguité essentielle du monde. Le dégoût est l’inassimilable à soi, le principe de destruction d’une identité personnelle ou collective toujours précaire. Il est une « réaction de défense », la mise à distance sans rémission d’un danger (Kolnai, 1997, 27). Le paradoxe du dégoût, s’il est partagé par les membres d’un même groupe, est de fonder le lien social sur une séparation radicale, de se rassembler contre l’abjection et simultanément de se démarquer des autres qui en apprécient l’objet ou du moins y prêtent moins d’attention6. Il n’est pas une anomalie au sein du système culturel, il s’inscrit dans un ordre global où tout se tient plus ou moins, il n’est pas une fantaisie individuelle ou collective mais un principe culturellement logique appliqué à un objet ou à une situation. Le dégoûtant recouvre le hors champ du monde, ce que n’éclaire pas de son plein feu la scène sociale, ce qui est crépusculaire, entre deux, ambigu, ce qui vient rompre les limites. Le sentiment du dégoût protège des autres, des marges, des hybrides, de ce qui déroge à l’ordre symbolique et risque par un choc en retour d’en détruire la cohérence. Le dégoût est le fait d’une interprétation et non une appréhension immédiate du monde. Si l’on mange une soupe avec plaisir le dégoût surgit si l’on y découvre soudain un insecte mort ou si un mauvais plaisant vous annonce qu’il a craché dedans. Le voisin chaleureux à qui l’on serrait volontiers la main devient du jour au lendemain un motif d’écœurement après son arrestation pour avoir torturé et assassiné plusieurs victimes. Si une odeur fécale saisit le marcheur dans la rue, le malaise disparait s’il s’aperçoit qu’il s’agit seulement de la colle d’une affiche posée sur un mur proche. La répulsion cède aussitôt au sourire. Le mets apprécié choisi au hasard sur la carte écrite en chinois d’une échoppe de Shangai procure soudain la nausée quand le mangeur apprend par hasard qu’il s’agissait d’un chien rôti. La gêne à serrer la main noircie de crasse d’un ami se dissipe instantanément quand celui-ci s’excuse, il a renversé une bouteille d’encre sur son bureau et malgré ses nombreux lavages il n’arrive pas encore à s’en détacher les mains. Des études menées à Ponape, l’une des îles Caroline, dans le Pacifique sud, montrent que ceux qui enfreignent un tabou alimentaire ressentent une série de symptomes tels que diarrhées, urticaires, dermatoses, etc. Ceux qui transgressent l’interdit portant sur un certain poisson risquent de présenter des tâches sur la peau semblables à celles qui marquent leurs écailles ou de manquer de souffle. Un insulaire ayant consommé un jour une nourriture prohibée attribuait une maladie dont il souffrait plusieurs années plus tard à un manquement à ces interdits alimentaires (Farb, Amelagos, 1985, 147). Dans la relation de l’homme à son corps la dimension symbolique imprègne la dimension physiologique (Le Breton, 1990). La conviction de se trouver en faute et rendu vulnérable par la transgression, amène à la réalisation effective de la punition associée à la consommation prohibée. Même si la personne croit naïvement échapper aux conséquences de son acte, elle méconnait la puissance de la tradition qui alimente à son insu les fibres de son inconscient et de son corps. Que la nourriture soit en elle-même sans dommage est sans conséquence. L’homme ne réagit pas à l’objectivité du monde mais à la signification qu’il prête aux événements. Son existence s’insère dans un univers de sens et de valeurs et non dans un registre mathématique. Une situation n’a de sens pour les hommes qu’à travers la manière dont elle est interprétée. Si l’on fait croire à quelqu’un qu’il a mangé à son insu une nourriture répugnante à ses yeux, même si la digestion du repas est faite depuis longtemps, il aura du mal à retenir des vomissements ou une nausée. Le dégoût n’est pas dans la nourriture elle-même qui peut procurer bien des plaisirs gustatifs, mais dans la représentation dont elle est l’objet. Le dégoût n’est donc pas sensoriel à l’origine mais il le devient à cause des réactions viscérales qu’il provoque. Sa résonance physique est souvent forte, impliquant un haut le cœur, des nausées, un recul, un rejet expressif souvent doublé d’un discours. Le dégoût est rarement discret et silencieux, il sollicite souvent une dramaturgie sociale, une exubérance, une surenchère dans le rejet. Il est d’abord une signification qui heurte la conscience et bouleverse en profondeur l’individu. 79 M O N I Q U E D U B I N S K Y- T I T Z Notes ■ 1. Dans ces moments d’exception les chiens, les chats, les rongeurs, etc. sont mangés même en Europe. Ainsi, par exemple, à Paris lors de la guerre franco-allemande de 1870 (Milliet, 1995, 81). Les exemples abondent de la levée de l’interdit ou du dégoût pour des impératifs de survie. L’anthropophagie est également parfois pratiquée (Le Breton, 1994). 2. Dégoût sans doute récent car il semble que les Gaulois en mangeaient quelquefois (Méniel, 1989, 96). 3. Confucius, dit-on, mangeait du chien. Des textes chinois classiques expliquent que les officiers doivent se nourrir notamment de chiens, car, comme eux, ils doivent faire preuve de discernement dans leurs relations avec les hommes (Orange, 1995, 375). 4. Voir les analyses de J. Soler (1973). 5. La loi de similitude (ce qui se ressemble en apparence est de même nature) rend difficilement mangeable des aliments auxquels on donne la forme d’excréments. Un morceau de caoutchouc imitant la forme du vomi n’est pas aisément mis en bouche alors que s’il est de forme anodine il n’y a guère d’hésitation (Rozin, 1994). 6. Georges Bataille prétend même faire du dégoût un principe fondateur de société « C’est une répulsion, un dégoût, un effroi communs qui ont réuni les hommes dans un premier temps. Sans doute, il est paradoxal d’avancer que la société s’est fondée sur le dégoût et sur l’effroi, cependant il faut reconnaître, d’autre part, que si l’on ne fait pas intervenir ce sentiment puissant bien des choses, puisqu’il s’agit des choses humaines, risquent de demeurer inintelligibles. En fait, le dégoût primitif est peutêtre la seule force violemment agissante qui puisse rendre compte du caractère d’extériorité tranché propre aux hoses sociales » (Bataille, 1972, 285). 80 Bibliographie ■ • Angyal A., Disgust and related aversion, Journal of Abnormal and Social Psychology, n° 36, 1941. • Bahloul J., Le culte de la table dressée. 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MONIQUE DUBINSKY-TITZ Sociologue, Strasbourg Si le fast food répond à la définition de distributeur de repas mangés en passant, en se rendant ailleurs, consommés rapidement sur place ou emportés, si le plat de base est uniformément et constamment le sandwich chaud copieusement garni, on peut en retrouver la trace dès le Moyen Age (et même bien avant). Dans la ville de Palerme de « Tous les jours », au cœur du royaume d’Aragon (1070 à 1492), seuls les riches possèdent un grill, une broche, un four, la « tannura » arabe. Les autres achètent leur repas tout préparé au marché : une cuisine frite dans la graisse, des « foccacia cu’meuza » (sandwichs de pancréas frits) et des « pannelle » de farine de pois chiches2. Le fast food est-il cette forme de distribution de produits cuisinés industriellement et de service de restauration rapide organisée de façon taylorienne dont le produit de base est le hamburger – sandwich chaud à la manière de Hambourg – né aux Etats Unis dans les plaines de l’Illinois juste après la dernière guerre mondiale ? C’est en 1948 que les frères Mac et Ric Donalds, des Américains d’origine écossaise, ont conçu l’idée du « Speedy Service System » : des hamburgers vendus 15 cents à des familles pauvres, servis sans couverts et sans assiette, dans des cartons et des sacs en papier. Et l’histoire raconte que pour aller plus vite les serveurs se déplaçaient en patins à roulettes. Leur nom et leur formule furent ensuite rachetés par un brasseur d’affaires du nom de Ray Crok auquel on doit la conquête du monde par les hamburgers. Aujourd’hui ce type de fast food domine le marché de la restauration tant en centre ville qu’à la périphérie, en centre commercial et sur les voies d’accès, aussi bien piétonnières que routières. Arrivé en Europe dans les années 1970, le fast food est perçu comme un modèle du modernisme alimentaire. Il était alors exotique au sens originel du terme : transplanté, qui n’est pas sur son sol naturel, qui étonne, surprend, qui est différent, pas familier. Depuis une dizaine d’années, de nouveaux types de sandwichs chauds sont apparus en divers lieux des villes, prenant des formes et des odeurs plus exotiques, des sandwichs venus des bords de la Méditerranée : turcs, marocains, algériens, israéliens… Cette origine leur confère d’ailleurs une force de séduction que serait en train de perdre Mac Donald’s. Ce dernier, manifestement en mal d’exotisme, met alors en avant l’argument des saveurs régionales en même temps qu’il se mondialise. Mac Donald’s diabolisé ■ « Le Mac Do est-il soluble dans le magret ? » titre Libération le 18 septembre 1999. José Bové est allé en prison. L’éleveur syndicaliste a été convoqué par le tribunal correctionnel pour avoir dirigé l’opération « démontage » du Mac Donald’s de Millau. L’opposition d’une partie du 81 Monique Dubinsky-Titz monde agricole à la mondialisation s’est cristallisée autour du nom de Mac Donald’s qui devient souvent synonyme de « malbouffe ». Ce terme est repris dans un article du Monde (21 et 21 novembre 1999) où, sous la plume d’Alain Frachon, il est question de « l’invasion de la planète par les produits des multinationales américaines ». Le dernier album du caricaturiste Gaston de l’Echo des Savanes, met en scène, en première page, deux personnages antagonistes : l’un brandit fièrement le drapeau américain « les maîtres du monde qui nous ont à la bonne », l’autre vomit le repas hamburger-frites, clairement identifié par la lettre M, pour dénoncer « le bonheur de se gaver de leur sein nourricier »3. Détournement des affiches de Mac Donald’s avec leur M. rouge qui sert de première lettre au mot de Cambronne (baraquement provisoire du campus de l’Esplanade à Strasbourg cet été). On est en droit de se demander ce qui vaut tant de démonstrations haineuses à la société d’outre Atlantique. Même 82 Coca-Cola n’a jamais du faire face à tant de violence. La taxe de douane de 100 % sur le roquefort a déclenché la colère de la confédération paysanne de l’Aveyron le 12 août 1999 : trois cents paysans sont descendus ce jour là du Larzac et des Grands Causses pour envahir le chantier de construction du Mac Donald’s qu’ils ont démonté en l’espace d’une heure. Ce restaurant de 150 places devait ouvrir ses portes en septembre 1999 et employer 35 personnes. Mac Donald’s ne mérite sans doute pas tant d’indignité ni surtout tant de célébrité. « Sous les hamburgers… la pensée unique ». Au nom du « respect des hommes, des cultures et des produits », Paul Ariès publie travaux sur travaux de 1997 à 1999. Ce n’est pas tant le phénomène fast food qu’il dénonce que la Société Mac Donald’s sur laquelle il concentre toutes ses démonstrations. Les titres sont évocateurs : « Les fils de Mc Do » ; « La Mac Donaldisation du monde » ; « La fin des mangeurs » ; « Le retour du diable - satanisme, exorcisme Strasbourg, sortie d’un Mac Donald’s, 33 rue des Grandes Arcades. (Photo M. Dubinsky-Titz) Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines et extrême droite » ; « Déni d’enfance » : manifeste contre la banalisation de la pédophilie dont Alain Bihr se fait l’écho dans un article intitulé « Un déni d’enfance mortifère La Mac donaldisation du Monde » 4. Le lien entre mondialisation de l’économie et la Mac Donaldisation du monde lui paraît évidente. Paul Ariès aurait cherché à comprendre dans quelles conditions le hamburger est parvenu à s’imposer d’un bout à l’autre de la planète et à montrer que cette homogénéisation des pratiques alimentaires se paie d’une régression multiforme sur le plan psychologique. Il faudrait craindre une nouvelle barbarie conclut à son tour Alain Bihr dans cet article du Monde Diplomatique5. Pour ces deux auteurs, les restaurants Mac Donald’s seraient les piliers d’une entreprise idéologique dangereuse, imprégnée des méthodes de la secte de l’Eglise de Scientologie et conduisant à des transformations catastrophiques des consciences individuelles et collectives, affectives et mentales. Paul Ariès consacre un très gros ouvrage à l’Eglise de Scientologie : « La Scientologie : laboratoire du futur – les secrets d’une machine infernale ». Sur les liens qui unissent cette secte à Mac Donald’s, on y apprend pas grand chose. La plaidoirie repose sur des pièces dont il faut avouer qu’elles sont assez minces et concernent bon nombre d’autres entreprises qu’il faudrait dans ce cas épingler de la même manière. Il y est écrit que la scientologie revendique, documents et photographies à l’appui, le soutien de multinationales pour la diffusion du « Chemin du bonheur ». Mac Donald’s y est cité, au même titre que d’autres firmes et notamment Coca-Cola. Il y est révélé que « Coca-Cola a sponsorisé la distribution du livre à des dizaines de milliers d’enfants colombiens » et que Mac Donald’s a reproduit une photographie où un groupe d’enfants montre un certificat sous le sigle de Mac Donald’s dont le texte précisait que « des entreprises soutiennent le Chemin du bonheur dans les écoles et les communautés locales »6. Ce n’est pas très éclairant mais il n’y a rien d’autre qui désigne directement et spécifiquement Mac Donald’s. Certains sont plus raisonnables. Pour Benjamin R. Barber, la culture mondiale américaine, la culture « Mc world » est moins hostile qu’indifférente à la démocratie7. A vouloir diaboliser ces entreprises on risque de confondre leurs slogans avec ce qu’elles réalisent dans la réalité et d’oublier que les restaurants Mac Donald’s ne sont pas les seuls à occuper le terrain de nos villes et de la périphérie. Plus grave, on leur prête une puissance, une force de persuasion que l’observation sur le terrain ne confirme pas. Mac Donald’s est né en Amérique, Quick en France. Ils s’affrontent ou se complètent sur les mêmes terres, avec les mêmes armes. Le fast food est un phénomène commercial mais aussi sociologique et c’est en tant que tel qu’il nous intéresse. La multiplication des implantations combinée à une stratégie de localisation judicieuse et cohérente les rend incontournables. Il faut donc prendre acte de l’ampleur du phénomène et s’interroger sur ce qui se joue socialement dans la manipulation des images et l’accaparement des territoires, à la fois visuels, odorants, sonores de l’univers quotidien citadin. Il nous faut tenter de saisir les enjeux de ce quadrillage qui ressemble à une par- Fast food et exotisme Espace Quick réservé aux enfants, Place Kléber, (Strasbourg, 1999). tie de jeu de GO, le faire à partir des observations et de chiffres, essayer de leur donner une intelligibilité à partir des concepts du semblable et du différent, de l’indifférencié et de l’indifférence, de l’unité et de la diversité, de l’identitaire régionaliste et de l’exotisme. La promotion du mouvement et l’injonction permanente « il faut bouger ! » ■ La seule cohérence entre le lieu, ce qu’on mange et la manière de consommer, est que le client passe là avant de se rendre ailleurs, avec la promesse que ce sera différent, exotique. Quand Mac Donald’s arrive sur le marché français, belge, allemand, hollandais…, il est exotique parce qu’il vient des Etats Unis. Il est exotique en étant radicalement différent des formes de restauration traditionnelles. Quand Mac Donald’s investit le marché de l’ex URSS, il donne le sentiment aux consommateurs, les jeunes surtout, de ressembler aux « riches » de l’Europe occidentale, d’être égaux, semblables, libres. Le cinéma et la télévision ont paré les fast food de l’image valorisante de ceux qui gagnent, donc voyagent, brassent des affaires dans les tours de Manhattan. Ce sont celles des Golden boys, des traders, c’est Philadelphia, le M.I.T. et Will Hunting… 8 Le fast food est dérangeant parce qu’il planifie, uniformise, parce qu’il occupe tout l’espace et qu’il affiche qu’il faut être ailleurs, différent, bouger, courir toujours, qu’il invite à le suivre dans un mouvement accéléré… pour un voyage qui n’existe que virtuellement puisque ceux qui s’appauvrissent sont de plus en plus souvent assignés à résidence. Il efface du territoire des formes différentes de se nourrir, des formes ancestrales de cuisiner pour concéder ensuite qu’il y avait quelque chose à conserver chez l’autre et qu’il va ressusciter cette différence perdue sous forme de salade « inventive » ou de sauce à l’indienne. Pourtant, il faut bien se garder de confondre publicité et réalité. C’est lui faire trop d’honneur et lui prêter une force de persuasion qu’il n’a pas. Plutôt que de s’indigner de le voir faire la promotion de tout sauf de ce qui justifie sa présence -les hamburgers- ne faut-il pas y voir au contraire une forme d’échec à s’emparer des esprits ? Vendre de tout : des places de cinéma, des places pour les match de football, des « Space bobs », des « legos », des jeux de loto, des concours pour aller aux Antilles, des passeports pour rencontrer des martiens grâce auxquels on ne « sera plus seul » tout en achetant des hamburgers « qui ont droit à la différence », serait plutôt un signe, un indice de faiblesse com- 83 Monique Dubinsky-Titz merciale : la pauvreté de l’assortiment de base et l’inadaptation progressive de cet assortiment trop étroit à l’évolution de la demande. Les hamburgers ne font peutêtre plus rêver ? Le régionalisme, la volonté de s’imposer sur le plan local, l’exotisme y compris extra-terrestre ne font que traduire un essoufflement et les limites de la formule. Les discours de victoire doivent être relativisés. Paul Ariès pense que Mac Donald’s se fait plus discret, résultat des coups que ses adversaires lui auraient portés. Et si c’était parce que les chiffres d’affaires à certains endroits, pourtant stratégiques, avaient commencé à stagner voir à s’éroder ? Si pour maintenir l’image d’une entreprise qui est continuellement en progrès, il lui fallait, pour compenser, multiplier les implantations tant de ses établissements propres que de ses franchisés ? La fuite en avant par l’ubiquité 84 ■ Quick et Mac Donald’s portent les stigmates des années d’après-guerre : le taylorisme industriel mais aussi les couleurs du plastique dont Roland Barthes disait qu’il était « tout entier englouti dans son image », qu’il décrivait « floconneux, crémeux, dont le son est creux et plat à la fois, qui est figé dans une impuissance et qui ne semble pouvoir fixer que les couleurs les plus chimiques : du jaune, du vert et du rouge » dont il ne retient que l’état agressif, capable d’afficher seulement des concepts de couleur9. Le look du fast food est rétro, ses méthodes de travail sont aussi connotées « années 50 » aux Etats Unis. C’est ce qui a fait sa fortune mais qu’il doit peut-être surmonter aujourd’hui et dans l’avenir. La publicité tapageuse, les affiches saugrenues, les gadgets en plastique, les couleurs crues ne deviennent-ils pas d’autant plus envahissants qu’ils trahissent les récifs de la modernité ultra libérale avec son lot de solitude et de temps sans emploi et sans but ? Des chiffres pour situer les deux chaînes de fast food les plus voyantes à Strasbourg : Quick et Mac Donald’s Sous le titre triomphaliste « The sun never sets on the Golden Arches » (de Rovaniemi en Finlande à Invercargill en Nouvelle Zélande), Mac Donald’s annonce sur Internet qu’il a vendu au mois de décembre 1999 son billionième hamburger ! Avec un rythme d’ouverture d’un nouvel établissement toutes les 7 heures, le nombre de ses restaurants a atteint 24 500 unités, répartis dans 116 pays « conform to cultural though changes to menu items ». Mac Donald’s vend 33 millions de repas par jour dont 20 millions aux E.U., réalise un chiffre d’affaires de 175 milliards de francs l’an. Son expansion à l’étranger a commencé en 1971 : en Asie le 20 juillet, en Europe le 21 août, en Australie le 30 décembre ! Le développement sur le continent sud américain a débuté à Rio de Janeiro en 1979, et sur le continent africain à Casablanca en 1992, alors que la Russie lui avait ouvert ses portes dès 1990. A Strasbourg, le Mac Donald’s du centre commercial des Halles, lui même flambant neuf, est inauguré le 17 septembre 197910. « Mac Donald’s a des ennemis » écrit Paul Ariès dans son « Petit manuel anti Mc Do à l’usage des petits et des grands ». Mac Donald’s qui affirme qu’il aime tout le monde n’aimerait ni les syndicats, ni les écologistes, ni les cafétérias Casino11. Et s’il est vrai que Mac Donald’s est en guerre contre ces dernières c’est parce que ce groupe fédère les franchises Quick. Il écrit aussi que les restaurants de hamburgers ne se font pas concurrence, qu’ils ne se portent jamais aussi bien que lorsqu’ils sont proches. Mais il faut nuancer. C’est vrai à localisation égale. C’est vrai Place Kléber, ce ne l’est pas à la place des Halles : Quick moins bien placé dans sa galerie réalise à peine la moitié du chiffre d’affaires de Mac Donald’s. Pourtant Quick n’a jamais autant ressemblé à Mac Donald’s qu’au moment où sa campagne publicitaire proclame sa « différence » et même son « droit à la différence ». Quick et Mac Donald’s ont des points de vente qui se ressemblent, des hamburgers qui se ressemblent encore plus. Il est intéressant de rapprocher les chiffres d’affaires de ces structures concurrentes : Restaurant C.A. 1997en KF Observations Quick Les Halles (ABCD Restauration) 8 155 + 4 % par rapport à 96 Mac Donald’s Les Halles 17 450 Mac Donald’s les Arcades 22 725 en 1997, 25 467 en 1995 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines La place du fast food dans la ville ■ L’itinéraire urbain le plus fréquenté commence à la hauteur du pont du Corbeau et se prolonge jusqu’à la place des Halles et les couloirs de son centre commercial. Le tramway longe ce parcours sans le traverser. C’est l’itinéraire obligé entre les deux plus grands points d’accès motorisés à proximité du centre ville : la place de l’Etoile, le parking du Centre Halles et la gare de la C.T.S. Les fast food ont réussi à s’implanter aux endroits où les flux de circulation piétonniers sont les plus denses. A proximité de la place Kléber et sur la place Kléber, leur implantation représente 50 % ; 70 %, voire 100 % de certains linéaires, laissant peu de place, bousculant, disputant le terrain aux autres types de commerce. Le fast food a non seulement évincé la restauration traditionnelle mais aussi pris tellement de place qu’il a empêché, distendu, désarticulé, rompu les linéaires du commerce tertiaire et secondaire. Aussi ne faut-il pas entendre comme ayant la même signification les revendications au droit à la différence de Quick et les tentatives de mise à distance des magasins Sephora, Cerruti, Zara, Grandes Galeries. Quick proclame son « droit à la différence ». Avec qui ? Avec Mac Donald’s avec lequel il s’est suridentifié au point d’en avoir calqué les signes distinctifs de naissance. Les autres commerces se contentent de montrer qu’ils prennent leurs distances avec leurs voisins en choisissant des couleurs qui se différencient du rouge de Mac Do et Quick. En bleu pour Cerruti et Sephora, en bleu et en ocre chez Zara et les autres. Le vrai « crime » est que dans ce mouvement de sauve qui peut, le fast food occupe une place si envahissante qu’il gêne le commerce dont c’était le lieu et qui donnait sens à la ville, marquait sa centralité : le commerce tertiaire de luxe, celui qui fait la distinction, la différence hiérarchique. La ville se désarticule. Est ce bien raisonnable que le fast food occupe tant de place ? Toute métropole a désormais une enseigne « M » à l’entrée, tous les grands territoires urbains sont balisés de « Quick », « Mac Donald’s », « Flunch » Fast food et exotisme à des endroits parfaitement prévisibles. L’ennui, la répétition de l’enseigne rouge homogénéise jusqu’aux paysages. S’il y a un autre « crime » c’est celui là. Un crime observable, démontrable, qui ne consiste pas tant à capter les rêves enfantins ou à construire un nouvel inconscient collectif « accro » au ketchup et au CocaCola qu’à continuer à s’approprier tous les lieux. Après la plage de la côte d’Emeraude à l’entrée de la Baie des Anges, « la route du ski » ! Dans les Hautes Alpes, après Gap, Mac Donald’s investit Briançon en annonçant que « conjugué à l’agrandissement de Géant Casino, le nouveau fast food allait renforcer la prédominance du centre commercial (périphérique) sur l’ensemble du commerce briançonnais. »12 Différence et indifférence ■ Sur la place Kléber les enseignes rouge vif de Mac Donald’s, de Quick, de Flunch avec son « poulet rôti à emporter « deviennent visuellement indissociables de Bethleem 2000, des bonnets rouges « Père Noël » des vendeurs ambulants noirs, des boites rouges, brillantes, agressives, « bricolées » de Naff-Naff, des nacelles de Lancel (qui n’a sans doute pas compris à temps que le commerce de luxe devait se distinguer en choisissant le bleu et l’ocre). Ce qui frappe aussi l’observateur c’est que l’ennoblissement du commerce et l’extension du fast food ont provoqué un report de clientèle sur le centre Halles. Les photos, toutes les photos, montrent des clients, jeunes ou vieux, enfants ou adultes, qui ne sont pas dupes, pas hypnotisés du tout, jamais ravis, souvent seuls, parlant peu, des enfants déçus par leur cadeau Quick ou Mac Do. L’ambiance est à l’ennui, à l’indifférence, à la tristesse parfois, à la résignation souvent, surtout dans les files d’attente à la caisse. Les personnes photographiées au hasard en cette fin d’année à Strasbourg ne correspondent pas à la description de la « Mac donaldisation » diabolique des esprits : des enfants ont sagement enlevé leurs chaussures avant de se glisser dans les jeux, d’autres sont assis, sérieux, les parents ne se parlent pas, les surveillent. Un homme est plongé dans des pensées manifestement moroses, une femme âgée est absorbée par l’emballage d’un paquet cadeau, écrasée, seule : au-dessus de sa tête pend une affiche sans rapport ni avec elle ni avec les autres, plutôt incongrue avec son éléphant rouge, ses cyclistes jaunes et son Tarzan.Sur d’autres clichés 20, 30 personnes attendent sans parler, l’air fatigué ou ennuyé. Assises, des jeunes filles mangent en silence. Le « happy meal » n’est évident écrit que sur les affiches. Personne ne rit, personne ne sourit, personne ne parle. Les fêtes ne sont suggérées que par quelques boules rouges ou une guirlande avec des nœuds pas très grands, pas très jolis. Le seul sourire capté à l’intérieur est celui d’une jeune femme, étonnée que je photographie la vitrine cassée en étoile de chez Quick. Un autre indice décelé grâce à ces photos prises au hasard, est que ces restaurants créent des lieux où l’on se rencontre non pas à l’intérieur, comme on pourrait le croire, mais à l’extérieur. Les jeunes s’attardent beaucoup plus joyeusement, parlent, se donnent rendez-vous à l’entrée. Cet ennui, cette indifférence est la menace qui pèse sur le fast food. Dépouillé de ses mythes, le repas qui se voulait exotique par la vertu de ses sauces apparaît pour ce qu’il est : trop simple, Notes ■ 1. NANCY J.-L., La ville au loin, Ed. Mille et une nuits, Turin, 1999, p. 60. 2. BRESC H. et BRESC-BAUTIER G., Felix Urbs Panormi : spectacle et violence - Palerme 1070-1492 - mosaïque de peuples, nation rebelle : la naissance violente de l’identité sicilienne, Revue Autrement - série Mémoires, n° 21, janvier 1993, p. 162. 3.GASTON, C’est l’an 2000… on va s’éclater ! ! l’Echo des Savanes/Albin Michel. 4. ARIES P., Les fils de Mc Do- La Mc donaldisation du monde, L’Harmattan, 1997 ; La fin des mangeurs, Desclée de Brouwer, 1996 ; Le retour du diable, Satanisme, exorcisme et extrême droite, Golias, 1998 ; Déni d’enfance : Eglise et pédophilie, Golias, Lion, 1997 ; La Scientologie contre la République, Le Monde Diplomatique, mai 1999, p. 26. 5. BIHR A., Un déni d’enfance mortifère, Le Monde Diplomatique, mai 1998, p. 31. 6. ARIES P., La Scientologie : laboratoire du futur ? Les secrets d’une machine infernale, Golias 1998. pp. 78-79. 8. BARBER B., Culture Mc World contre démocratie, Le Monde Diplomatique, août 1998, pp. 14 et 15. trop monotone, uniquement ramené à la nécessité de se nourrir dans l’environnement sécurisant de ce qui est partout le même, avec un cadre, des couleurs et des odeurs toujours identiques. Le fast food sous ses formes modernes ennuie. Mac Donald’s, Quick, Flunch, Burger King… font entrer l’indifférence par tous les pores de la société. Les odeurs fades et sucrées qu’ils répandent écœurent ou indiffèrent et c’est de ce « délit » dont ils auront un jour peut-être à rendre compte. Comme le dit si bien Jean Baudrillard « autre chose nous a été volé : l’indifférence. » 13 Nos villes sont-elles vouées à mourir ? Allons nous oublier les saveurs délicieuses, les odeurs capiteuses, les arômes orientaux, les épices nombreuses, les miels, les veloutés, les nuances, autant de bonheurs perdus qui dans « le ventre de Paris » d’Emile Zola ne semblaient pas réservés seulement aux riches ? Serons nous comme les animaux de la ferme d’Orwell qui ne se rappelaient plus très bien… si c’était moins bien avant ? 9. Philadelphia, film grâce auquel Tom Hanks a obtenu l’oscar du meilleur acteur en 1993. Le fast food ici est asiatique puisqu’il se mange avec des baguettes plongées distraitement dans un sachet en carton tard dans la soirée dans un luxueux bureau d’affaires. Will Hunting est cet autre film tourné aux E.U., qui a lui aussi obtenu deux oscars du cinéma. La vedette, ainsi que ses copains, semblent se nourrir exclusivement de hamburgers. Ce film, sorti en 1998, fut mis en vente en librairie sous forme de vidéo cassettes pendant la période des fêtes de fin d’année 1999 au prix de 79 F ! ! ! 10. BARTHES R., Mythologies, Seuil, 1957, pp 157-158. 11. Sous le grand « M » de Mac Donald’s, à l’entrée principale du Centre Halles, une plaque commémorative en cuivre rappelle l’événement. 12. ARIES P., Petit manuel anti-Mc Do à l’usage des petits et des grands, Golias, 1999, p. 86. 13. AMPI, Mc Donald’s sur la route du ski restauration Briançon, L’Hôtellerie n° 2573, Hebdo, 6 août 1998. 14. BAUDRILLARD J., La pensée radicale, Sens § Tonka, p. 27. 85 Thérèse Willer THÉRÈSE WILLER Épices et condiments dans la cuisine alsacienne Épices et condiments dans la cuisine alsacienne a cuisine alsacienne, diversifiée et inventive, est très spécifique : elle s’appuie sur les produits du terroir, mêle les traditions française et germanique, donne sa place aux spécialités de l’art culinaire juif ; elle se compose de plats bourgeois et paysans, mais s’autorise aussi des mets raffinés et luxueux. Parmi ses caractéristiques, l’une des plus marquantes et les plus surprenantes est sa richesse en saveurs et en arômes que lui apporte l’adjonction des épices et des condiments1. Que recouvre précisément ces termes ? Les épices, mot qui vient du latin impérial « species » signifiant « denrée » et qui est apparu au XIIe siècle avec le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, se définissent comme « une substance aromatique ou piquante, d’origine végétale »2. Les condiments, mot qui vient du latin « condimentum », au sens propre « plante destinée à assaisonner », et au sens figuré « ce qui donne de l’attrait à quelque chose », sont des préparations à base d’épices qui accompagnent un plat. Epices et condiments contribuent donc à relever le goût et à renforcer la qualité gustative des aliments. Comment ces ingrédients sont apparus dans la cuisine alsacienne, la place qu’ils y tiennent aujourd’hui et leurs rapports avec d’autres modes d’utilisation, l’évolution possible d’un goût basé sur des éléments constitutifs très spécifiques, telles sont les différentes étapes proposées dans cet essai L THÉRÈSE WILLER 86 Historienne d’art, Musées de Strasbourg sur l’un des nombreux aspects du patrimoine culinaire régional. Épices et condiments dans le passé ■ L’usage des épices n’a jamais été aussi considérable qu’au Moyen Age et à la Renaissance. Si la nourriture assaisonnée était alors très appréciée, les épices utilisées dans la composition des sauces servaient aussi à dissimuler le goût des viandes et poissons avariés et agissaient comme un désinfectant. On leur prêtait également de nombreuses vertus thérapeutiques et magiques. En Alsace l’usage des épices était très courant à cette époque. Dans son article « L’Alsace médiévale à table »3, Charles Wittmer apporte une explication à cet engouement : « Les témoignages les plus anciens parlent du goût émoussé des Alsaciens. Les papilles de leurs langues blasées n’étaient plus sensibles qu’à l’action irritante des épices et des assaisonnements violents. » On consommait à la fois épices indigènes et exotiques4. Les plantes aromatiques indigènes étaient utilisées dans la cuisine quotidienne par ceux qui ne pouvaient se payer le luxe des précieuses épices d’Orient. Elles sont longuement énumérées dans les Kräuterbücher du XVIe siècle comme celui de Hieronymus Bock (1539) et dans les livres de cuisine comme le Kochbuch de Marchands de cannelle, produit très utilisé dans la cuisine du Moyen Age et de la Renaissance. Belles miniatures du et XVe siècles. Modène, Bibliothèque Estence. La gastronomie de la préhistoire à nos jours, ed. Atlas, 1979. XIVe 87 Thérèse Willer l’abbé Buchinger de Lucelle (1671) : romarin, marjolaine, menthe, thym, sauge, safran, aneth, coriandre, genièvre, armoise, fenouil, serplet, cumin, etc. Quant aux épices exotiques, cannelle, anis étoilé, muscade, clou de girofle, coriandre, poivre, qui assaisonnaient les mets des tables princières, elles s’étaient répandues depuis les Croisades et allaient se généraliser à partir de la Renaissance à la faveur du commerce avec l’Orient. Elles parvenaient en Alsace des pays lointains par Bruges, Anvers, Nuremberg et Augsbourg via Venise et s’achetaient dans des pharmacies avant d’être disponibles, au XVIIIe siècle, dans les « Italiäner Laden », boutiques ainsi dénommées parce qu’elles étaient tenues par des piémontais, milanais et tessinois5. 88 Les épices intervenaient dans de nombreuses préparations. Elles servaient principalement à relever les sauces des poissons6 et des viandes. Le poivre, très cher et provenant des Indes, était particulièrement apprécié : en témoigne l’existence d’un plat qui donna son titre à l’un des sermons de Geiler de Kaysersberg en 1509, le « Hasepfeffer » ou civet de lièvre (littéralement « poivre de lièvre »), et qui est resté l’un des fleurons de la cuisine alsacienne jusqu’à aujourd’hui7. Les vins étaient fréquemment aromatisés avec des mélanges d’épices : le « Lautertrank », servi lors des fêtes, était réalisé à partir de vins nobles auxquels étaient ajoutés du sucre ou du miel, du gingembre, du clou de girofle, de la cardamome, de l’anis ; le vin d’Aulnée (« Alandwein »), cité par Buchinger, était un vin cuit où avaient infusé onze variétés d’épices et d’aromates ; lors du « Schlafftrunk », coutume très prisée de la Renaissance, on buvait avant de se coucher des vins aromatisés avec des herbes et des graines odorantes. Les épices comme le coriandre, le pavot et le cumin servaient également à parfumer les pains8. Elles furent aussi à l’origine du pain d’épices (« siess Lebkueche ») mentionné pour la première fois en 1435 par Conrad de Dangkrotzheim et qui devint au cours du Moyen Age une spécialité très réputée dont l’apparition était liée aux moments de fêtes, à la Saint Nicolas, au « Christkindelsmärik » de Strasbourg et à la fête des rois. Dans l’un de ses sermons, Geiler de Kaysersberg alla jusqu’à le condamner comme un produit de luxe. Par la suite, le pain d’épices est entré dans les traditions populaires alsaciennes : au XVIIIe siècle, il prit la forme d’un cœur pour servir de message d’amour et au XIXe siècle, on y collait des images et des devises. Outre les épices, certains condiments comme le vinaigre, les cornichons et les câpres, la moutarde, le raifort, étaient également très appréciés dans la cuisine alsacienne de jadis. Le vinaigre, par exemple, était largement utilisé dès le Moyen Age : à base de vin, mais aussi de bière, il était aromatisé de plantes condimentaires comme l’estragon, la sauge. Apprécié pour la saveur qu’il apportait aux mets, il avait aussi l’avantage de protéger les viandes de la putréfaction. A la même époque, la moutarde était déjà connue comme une plante condimentaire9 : la moutarde noire (« Brauner Senf ») était très prisée et devint à partir de 1 600 un article d’exportation strasbourgeoise courant dans toute l’Europe. Selon Hieronymus Bock, elle avait la réputation « d’éclairer le cerveau, de ranimer la vitalité de l’estomac, d’aider la digestion et de favoriser les entreprises galantes. » Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le produit allait connaître une grande notoriété car la graine de moutarde d’Alsace, plus grosse que celle des autres régions, était d’une saveur plus forte ; au XIXe siècle, sa culture était encore répandue. Le raifort a été utilisé très tôt en Alsace10. Il est cité dans le Kreutterbuch pour ses vertus médicinales11 et a accommodé des festins médiévaux comme celui des noces de Georges de Ribeaupierre et d’Elisabeth de Helfenstein en 1543. Il était apprécié à cette époque salé et vinaigré en accompagnement de bœuf bouilli ; au XVIIe siècle, il assaisonnait un mélange de choux et de navets cuits et salés appelé « Compost »12. Les cornichons et câpres sont aussi des condiments qui font partie de la cuisine alsacienne ancienne. On trouve en effet dans les recettes du Kochbuch de l’abbé Buchinger et de La Cuisinière du Haut-Rhin de Madame Spoerlin, différentes manières de les apprêter et de les servir. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Comme dans toutes les cuisines européennes, épices et condiments sont donc apparus très tôt dans le patrimoine culinaire alsacien. Ils ont joué un rôle essentiel pour la formation d’un goût spécifique qui s’est affirmé peu à peu au cours des siècles et ont posé certaines bases de la cuisine alsacienne actuelle. Dans la cuisine alsacienne actuelle ■ Même si l’évolution des goûts alimentaires a subi des modifications radicales au cours des siècles, les épices et condiments sont restés une constante dans la cuisine alsacienne actuelle, autant dans ses plats salés que dans ses préparations sucrées. Son répertoire emprunte non seulement à la France et à l’Allemagne, mais aussi à l’Europe centrale, tout en conservant ses propres spécificités. Plats salés En premier lieu, le poivre est l’épice incontestablement la plus utilisée, et comme dans beaucoup d’autres cuisines du monde, entre dans de nombreuses préparations : salaisons, marinades, rôtis, etc13… Les autres épices les plus courantes sont la noix de muscade, le thym et le laurier, l’oignon, l’échalote et l’ail, le persil, le clou de girofle, la cannelle, la sauge, l’estragon, les baies de genièvre et de coriandre, le cumin. Parmi celles-ci, un certain nombre d’épices et d’aromates comme le persil (« Peterle »), le thym (« Thymian »), l’estragon (« Estragon »), l’oignon (« Zewwli »)14, l’ail (« Knowli »), le laurier (« Lorbeerblatt »), sont aussi fréquemment employés dans la cuisine française. C’est la manière dont on en fait usage en Alsace qui les rendent spécifiques à la région : l’estragon, par exemple, est l’ingrédient principal pour la conservation du cochon tué à la campagne en fin de saison. Les clous de girofle qui, comme dans la cuisine française, sont piqués dans un oignon pour aromatiser un court-bouillon (« Ziwwle met Suppenajele »), sont utilisés beaucoup plus fréquemment et en plus grande quantité. Toutefois leur emploi tend à diminuer aujourd’hui en raison de leur parfum très puissant qui a tendance à couvrir le goût des mets. Il en est de même pour l’ail dont l’usage n’est non seulement très répandu dans les cuisines méridionales, mais aussi dans la cuisine alsacienne. La saucisse à l’ail (« Knowliwurscht ») témoigne du goût des Alsaciens pour cette plante qui pousse dans nos régions à l’état sauvage, sous le nom d’ail des ours (« Bärlauch »). L’ail accommode, haché, le fromage blanc (« Bibeleskäs »), entre dans la composition de toutes sortes de farces, marinades, rôtis et d’un « Baeckeoffe » digne de ce nom. Produit jadis très respecté par les paysans, ils s’est aujourd’hui banalisé et son usage tend à se réduire en raison de son arôme jugé trop puissant. Quant aux oignons, dont la variété locale est l’oignon jaune de Mulhouse, ils tiennent une place particulièrement importante dans la cuisine alsacienne sans l’usage desquels elle ne se concevrait pas. Ils s’utilisent en abondance dans de nombreuses préparations comme celle de la tarte flambée, relèvent obligatoirement les sauces de rôtis et de salades. Outre ces épices utilisées dans les autres cuisines en général et française en particulier, il en existe certaines qui sont plus spécifiques à l’Alsace et qui l’en différencient. Elles évoquent par leur type de saveurs celles de l’Allemagne et de l’Europe centrale et rappellent, quoique de manière très atténuée, celles dont le Moyen Age se montrait friand. Parmi les plantes condimentaires ou aromatiques sont plus particulièrement cultivées en Alsace : l’aneth (« Dill »), la livêche (« Liebsteckel » ou « Maggikrüt »), la menthe de coq (« Balsamkrüt »), la bourrache (« Boretsch »), la sarriette (« Bohnekrüt »), le cerfeuil (« Kerwelskrüt »). L’emploi des feuilles fraîches de la livêche, qui accommodent les potages, et de la bourrache, qui sont utilisées dans les salades, est essentiellement limité à l’Alsace et peu connu dans le reste de la France ; la livêche et l’aneth sont en revanche très répandus en Allemagne. Parmi les épices, la noix de muscade est l’une de celles qui est utilisée le plus fréquemment. Elle est en effet râpée systématiquement dans de nombreux plats : tous les avis convergent sur la nécessité d’intégrer une pincée de Épices et condiments dans la cuisine alsacienne « Muskatnuss » pour la finition d’une purée de pommes de terre ou de bouillons et de potages. Bien que la noix de muscade apparaisse également dans la cuisine française, il s’agit plutôt d’un mode d’assaisonnement germanique. C’est le cas également des baies de coriandre et de genièvre qui parfument la choucroute, et du cumin qui accompagne le fromage de Munster15. Utiliser certaines épices traditionnellement réservées aux préparations sucrées relève non seulement du patrimoine culinaire germanique, mais aussi d’Europe du Nord et centrale : la cannelle peut agrémenter à petite dose le chou rouge ou la terrine de foie gras à la strasbourgeoise. Sont aussi très spécifiques à la cuisine alsacienne les mélanges d’épices. Un mélange de quatre-épices (« Viergewuerzmischung »)16, à base de girofle, de muscade, de poivre noir et de gingembre, dont la fabrication est restée longtemps artisanale, est encore souvent utilisé dans la cuisine familiale. Les marinades et certaines farces de charcuteries et de viandes sont également relevées par des mélanges où entre une grande variété d’épices. A cet égard sont caractéristiques les assaisonnements de boudin (poivre, muscade, macis, coriandre, clou de girofle, marjolaine et cannelle) et de l’estomac de porc farci (persil, poivre, noix de muscade, coriandre, marjolaine et ail). Une décoction à base d’épices et aromates est ajoutée à la saumure qui est injectée à la palette fumée ; diverses charcuteries comme la saucisse de bière, la hure, la saucisse de Lyon, sont assaisonnées avec un mélange analogue. Outre les épices, la cuisine alsacienne se sert de certains condiments dont l’usage est demeuré essentiellement régional et qui restent peu connus du reste de la France : il s’agit du vinaigre de miel et de plantes, de la moutarde dite d’Alsace, du raifort, des cornichons aigres-doux, du Maggi. Cette liste qui ne se prétend pas exhaustive, peut être complétée par d’autres préparations dont l’une d’elles par exemple, sucrée et à base de tomates vertes, peut être rapprochée des chutney indiens17. Ces différents condiments se caractérisent par la douceur de leur assai- sonnement. Cette constante, qui se démarque du goût alimentaire français, provient non seulement du passé historique de l’Alsace puisqu’elle s’est développée à la suite de l’annexion de la région par l’Allemagne, mais aussi du contexte proche de l’Europe centrale, où l’élément sucré est souvent mis en valeur. Un condiment très fréquemment utilisé est le vinaigre de miel et de plantes, aussi appelé condiment vinaigré d’Alsace et qui apparaît souvent sous le nom de sa marque la plus connue, Melfor. Il est réalisé selon une recette qui est gardée secrète et se compose de vinaigre d’alcool (de betteraves), d’eau, de miel de fleurs, d’une infusion de plantes et d’un colorant naturel à base de caramel qui lui donne sa couleur ambrée. C’est en 1922 que Fernand Higy mit au point ce condiment vinaigré qui se caractérise par un degré d’acidité inférieur au 4e degré acétique exigé en France : c’est la raison pour laquelle sa vente a été interdite hors d’Alsace et de Moselle jsuqu’en 1991 et qu’il est très spécifique à ces régions. La cuisine alsacienne ne peut pas s’en passer : il assaisonne les vinaigrettes, relève les soupes de lentilles ou aux haricots, entre dans la confection de certaines sauces ou dans la cuisson du chou rouge. Il y peu de temps encore, il était tellement intégré aux mœurs alimentaires de certaines familles, qu’on en aromatisait une tranche de pain ou qu’on y trempait un morceau de sucre pour les enfants18. Bien qu’il soit encore consommé par une grande majorité d’Alsaciens, le condiment vinaigré est souvent mélangé à d’autres vinaigres (de vin en particulier), peut-être en raison de la douceur de sa saveur. Dans la même lignée gustative, la cuisine alsacienne aime les préparations à l’aigre-doux. La pâtissière Christine Ferber, dans l’ouvrage qu’elle a consacré aux aigres-doux, note à ce sujet : « Autrefois, en Alsace, comme dans bon nombre de régions au nord de l’Europe, on avait l’habitude de consommer les aigres-doux en accompagnement de plats riches tels que les viandes mijotées, les gibiers en sauce, les terrines et les pâtés. Les aigresdoux étaient alors réputés pour leurs qualités digestives19. » Outre les petits oignons blancs au vinaigre et les « Süri 89 Thérèse Willer 90 Gwetschle » (une spécialité juive à base de quetsches au vinaigre), les cornichons à l’aigre-doux (« Essiggurke ») 20 constituent également un condiment très apprécié dont l’origine remonte à l’annexion de l’Alsace. Confit dans un vinaigre aromatisé dont la teneur varie selon les fabricants, son assaisonnement contraste avec celui du cornichon à la saveur plus vinaigrée qu’on consomme dans le reste de la France. Ce type de condiment accompagne les viandes froides, la charcuterie, mais aussi la viande de pot-au-feu et la langue de bœuf. Il entre également dans la composition de sauces de la gastronomie classique, rémoulade, gribiche, charcutière et piquante. Autre condiment très spécifique, la moutarde d’Alsace est un pâte condimentaire douce fabriquée à partir d’un mélange de graines de moutarde noire et blanche 21, de vinaigre et d’aromates. Après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne allait apparaître un produit beaucoup plus doux, fabriqué avec des graines de moutarde blanche. L’Alsace étant redevenue française, le produit s’est trouvé confronté au décret du 10 septembre 1937 n’autorisant que l’utilisation de la moutarde à graines brunes ou noires pour les produits bénéficiant de la dénomination moutarde. La moutarde alsacienne obtint cependant la dénomination de « moutarde dite d’Alsace », devenant ainsi une spécificité alsacienne. Moins forte que celle de Dijon, elle respecte le goût des aliments : elle est très utilisée pour accompagner les charcuteries, les Knacks, dans l’assaisonnement des vinaigrettes ou l’enrobage de pièces de viandes à rôtir ou de la palette. Un autre condiment très apprécié est le raifort, dont le nom alsacien « Meeretti » (« radis de la mer ») rappelle son origine des bords de la Mer noire22. Alors que dans les années trente, les paysans le consommaient pur23, on le mélange souvent aujourd’hui avec de la crème pour l’adoucir. Il existe également préparé à la sauce mayonnaise ou rémoulade, se sert en sauce chaude ou froide. Si le raifort était jadis un produit saisonnier, car ses racines se récoltent l’automne et l’hiver, et s’il était destiné à relever les plats de cochonnailles, sa mise en conserve permet aujourd’hui son usage toute au long de l’année : il constitue le corollaire indispensable de la viande de pot-au-feu, et accompagne aussi le porc et la truite fumés. Le Maggi, enfin, constitue un assaisonnement typique de la cuisine familiale alsacienne. L’usage de ce condiment d’origine germanique et fabriqué à partir de la livêche (« Maggikrüt »)24 semble ne s’être développé qu’après la seconde guerre mondiale. De goût assez corsé, proche de celui des feuilles de céleri, il est encore fréquemment utilisé pour les vinaigrettes de salades et les sauces. Préparations sucrées Si les assaisonnements divers jouent un rôle prédominant dans les plats salés, c’est également le cas dans les préparations sucrées, qui constituent un chapitre très important de la cuisine alsacienne. Les desserts usent très largement d’épices diverses, qui sont également une constante de la pâtisserie allemande. Parmi celles-ci, la cannelle est la plus couramment utilisée dans ce domaine : elle fait partie de la préparation de nombreuses spécialités, comme le « Streussel » et se saupoudre, mélangée au sucre, sur un grand nombre de tartes aux fruits et de beignets. L’emploi de la cannelle renvoie aussi à la cuisine juive, où elle entre dans la composition de nombreux gâteaux25. Le pain d’épices est resté très spécifique à l’Alsace : outre la farine et le miel, sont utilisés traditionnellement pour sa fabrication la cannelle, le clou de girofle, le gingembre, la muscade, la cardamome et l’anis. Depuis le début du siècle cependant, la recette originelle tend à se simplifier et ne se réalise plus guère qu’avec de la cannelle et de la muscade. Les « Berewecke » (pains aux fruits secs) sont également assaisonnés d’un odorant mélange d’épices, qui parfume aussi les petits gâteaux de Noël (« Bredele ») ; certains, comme les étoiles à la cannelle (« Zimmetsternle ») et les petits gâteaux à l’anis (« Anisbredele »), sont dédiés à des épices spécifiques. D’autres préparations sucrées utilisent également les mélanges d’épices : c’est le cas du vin chaud (« Warmer-vin Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines chaud-wyn »), aromatisé avec de la cannelle, de l’anis étoilé, du clou de girofle et de la muscade, et qui évoque par ses saveurs celles des vins épicés du Moyen Age… Comme dans toutes les autres cuisines du monde, l’usage des épices dans la cuisine alsacienne a évolué. Certaines, comme la muscade, la cannelle, le clou de girofle, ont perduré depuis le Moyen Age. D’autres, comme le gingembre qui était fréquemment utilisé au début du siècle encore pour relever le goût des rôtis ou la viande de pot-au-feu, ou le safran, jadis cultivé en Alsace, et qui entrait dans la confection des pâtisseries pour remplacer la couleur du jaune d’œuf26, ont presque totalement disparu. Il n’en reste pas moins que ceux qui découvrent ce patrimoine culinaire sont surpris par l’omniprésence des épices et condiments qui mettent particulièrement en valeur certaines saveurs comme l’aigre-doux et qui provoquent des contrastes entre les arômes sucrés et corsés27. Une évolution possible ? ■ Bien qu’elle ait gardé une forte spécificité, la cuisine alsacienne n’échappe cependant pas au phénomène actuel de la standardisation de la nourriture dont les conséquences sont connues : les goûts se généralisent et se banalisent28, les caractères des cuisines régionales s’effacent peu à peu. Dans la cuisine alsacienne, il est évident que la tendance à utiliser de moins en moins d’ingrédients spécifiques, à l’exception de certains épices et condiments fétiches, comme la cannelle, la noix de muscade, le condiment vinaigré, le cumin, qui sont associés à des plats bien définis, est nette. Peut-on malgré tout imaginer une évolution de ce phénomène, car même si l’Alsacien passe pour un mangeur conservateur, il n’en est pas moins un grand gourmand ? Depuis les années quatre-vingts, sont apparues sur les cartes de menus des restaurants d’insolites alliances d’épices et de plats qui tentent de renouveler la cuisine alsacienne. Ces recherches permettent de renouer parfois avec les goûts de l’époque médiévale : c’est ainsi qu’aux rôtis ou poissons d’eau douce en sauce est associé le gingembre, à la tarte aux quetsches, le cumin, et à la soupe de grenouilles, le safran. Les investigations se font aussi dans la direction d’ingrédients qui n’ont jamais fait partie du patrimoine culinaire alsacien. C’est un fait généralement admis que les mœurs alimentaires se modifient sous l’influence de la connaissance plus élargie d’autres gastronomies : l’utilisation de certains produits exotiques, jadis peu connus, s’est ainsi répandue dans la cuisine européenne. Des cuisines différentes, importées par l’immigration italienne, espagnole, turque, maghrébine, se sont implantées entre les deux guerres et surtout après les années soixante dans la région ; comme dans le reste de la France, la cuisine asiatique a fait son apparition après la guerre d’Indochine29. Mais s’il n’est pas rare aujourd’hui de voir un restaurant afficher une paëlla ou un couscous, à côté de plats régionaux comme la choucroute ou la tarte flambée, les épices et condiments qui servent à leur préparation ne sont utilisés que parcimonieusement en combinaison avec les produits traditionnels pour créer un nouveau patrimoine culinaire. Certains sont exclus, leur saveur trop différente posant peut-être des difficultés : l’usage du nuoc-mam par exemple, introduit par la cuisine asiatique, reste limité à l’accompagnement des spécialités d’origine. Certaines épices font parfois exception : le coriandre frais, les épices extrêmes-orientales font bon ménage avec des recettes alsaciennes30. Il en est de même pour le piment qui est consommé sous forme de harissa, condiment appartenant à la cuisine maghrébine, et qui s’est aussi imposé en tant qu’épice dans les préparations alsaciennes comme les marinades et les farces de charcuterie31. Les recherches menées dans ce domaine restent cependant l’apanage des cuisiniers professionnels et demeurent pour l’instant du domaine de l’expérimentation gastronomique. Elles sont en effet loin d’avoir intégré la cuisine bourgeoise et familiale. Cet immobilisme culinaire peut s’expliquer pour deux raisons qui résument les avis recueillis à ce sujet. Épices et condiments dans la cuisine alsacienne D’une part, l’usage d’épices et condiments classiques à la cuisine alsacienne doit rester conforme au passé car il permet de respecter le goût des produits d’origine régionale : une choucroute qui n’est pas assaisonnée de baies de genièvre ne serait plus une vraie choucroute. D’autre part un changement dans l’utilisation des ingrédients provoquerait la perte des saveurs de jadis et de l’enfance : il est très important de pouvoir retrouver le souvenir gustatif précis du plat préparé en famille. Essayer de retrouver le dosage exact de l’épice ou du condiment associé à telle ou telle spécialité constitue alors un facteur prédominant de réussite du plat. Au cours des siècles, la cuisine alsacienne a su s’enrichir de par sa position géographique privilégiée et de par son histoire mouvementée, d’apports très divers, en particulier dans le domaine des épices et condiments. En effet, si au cours du Moyen Age s’est implanté l’usage des épices exotiques, ce sont les siècles suivants qui ont véritablement déterminé les goûts culinaires spécifiques à l’Alsace, pour lesquels les contextes de l’Allemagne et de la France, ainsi que celui de l’Europe centrale, ont joué un rôle majeur. Le constat étant établi qu’aujourd’hui l’usage des épices et condiments a tendance à se banaliser, voire à diminuer, on peut s’interroger sur les possibilités d’ouverture de la cuisine alsacienne vers de nouveaux ingrédients, comme ce fut le cas dans le passé… Remerciements pour leurs précieux conseils et informations à Elisabeth Bœglin, René Hanser, Thierry Jung, Isabelle Meyer, Bernard Rebstock. 91 Notes ■ 1. Julien Freund souligne particulièrement ce point dans son article « Quelques aspects de la cuisine alsacienne », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, n° 9, 1980, p. 59. 2. Le terme d’épices recouvre également celui d’aromates et de plantes condimentaires. 3. Saisons d’Alsace n° 20, Automne 1966, p. 451. 4. Dans la catégorie des épices entraient aussi les friandises sucrées à base de fruits confits avec des aromates, les dragées et les confitures. 5. Charles Gérard, L’Ancienne Alsace à Table, Colmar 1862, p. 191. 6. D’après le Kreutterbuch de Hieronymus Bock, les sauces de poisson étaient relevées avec du cumin, de la menthe, etc. 7. Le Moyen Age connaissait aussi une recette de brochets au poivre. 8. D’après le Kreutterbuch de Hieronymus Bock. 9. Elle est par exemple attestée dans les capitulaires de Louis le Débonnaire en 795. 10. Il est apparu plus tardivement en France. 11. Mélangé à du miel et du vinaigre, c’était un médicament réputé pour lutter contre les calculs. Le raifort, riche en vitamine C et en éléments minéraux, servait aussi à la confection d’un sirop contre la toux. 12. François Voegeling, La gastronomie alsacienne, p. 136. Bibliographie 92 ■ • Hieronymus Bock, Das Kreutterbuch, 1539 (réédition Konrad Kölbel, 1964) • Buchinger, Kochbuch, 1671. • Marguerite Doerfflinger et Georges Klein, Toute la gastronomie alsacienne (Plats sucrés), Editions Mars et Mercure, 1979. • Christine Ferber, Mes aigres-doux, terrines et pâtés, Payot, 1999. • Julien Freund, « Quelques aspects de la cuisine alsacienne », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, 1980, n° 9, pp. 59-75. • Sarah Garland, Le livre des herbes et des épices, Fernand Nathan, 1980 • Charles Gérard, L’ancienne Alsace à Table, Colmar, 1862. 13. Selon une analyse fréquentielle réalisée par S. Guth dans la Revue des sciences sociales de la France de l’Est, n° 5, 1976, le poivre est employé dans 76,92 % des recettes alsaciennes. 14. L’oignon est ici intégré aux épices, mais est aussi fréquemment utilisé comme condiment : les « Maizewwle » ou oignons nouveaux de mai accompagnent par exemple le fromage blanc. 15. C’est un usage déjà attesté par Hieronymus Bock dans son Kreutterbuch. Ces épices étaient appréciées pour leurs qualités digestives. 16. Il fut inventé en 1723. 17. Cité par Marguerite Doerfflinger et Georges Klein, Toute la gastronomie alsacienne (Plats sucrés), Editions Mars et Mercure 1979, p. 185. 18. Le directeur d’une grande chaîne de supermarchés alsaciens raconte à ce sujet avoir subi, dans les années soixante, les foudres de sa clientèle, mécontente de la suppression momentanée de ce produit dans l’un de ses magasins. 19. Mes aigres-doux, terrines et pâtés, Payot 1999, p. 11-12. 20. Ils sont cultivés dans la plaine d’Alsace, souvent par les producteurs de choucroute. Deux entreprises, Alelor et Hengstenberg, transforment l’essentiel de la production. 21. Brassica nigra L. et Sinapsis alba L. 22. Sa culture est localisée dans le pays de Hanau. Une partie de la production est vendue fraîche, l’autre est mise en conserve, essentiellement à Mietesheim, au nord de Strasbourg. 23. Ses racines étaient réputées pour leurs vertus digestives et diurétiques. 24. Plante de la famille des Ombellifères. 25. Les gâteaux à la cannelle dégustés lors de la collation qui interrompt le jeûne du Yom kipur et les « Zimnet Schutte », des tranches de pain frites roulées dans de la cannelle et du sucre, en sont des exemples. 26. Les cuisinières alsaciennes utilisaient l’expression suivante : « Safran macht de Kueche gelb », « Le safran donne une couleur jaune au gâteau ». 27. Cette association d’arômes existe sous d’autres formes dans la cuisine alsacienne, par exemple avec le chou rouge aux pommes et aux marrons. 28. L’exemple type d’un condiment standard qui a envahi la cuisine est le ketchup. 29. Le premier restaurant de ce type de spécialités s’est implanté à Strasbourg dans les années soixante. 30. Les « Fleischschnecke » (sorte de ravioles à la viande) aux épices thaï et le sauté de bœuf au coriandre frais, recettes relevées sur des cartes de menus, en sont des exemples. 31. Il existe même une saucisse au piment qui fait partie de l’assortiment des charcuteries alsaciennes. • Suzie Guth, « Le stéréotype de la cuisine alsacienne », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, 1976, n° 5, pp. 64-68. • Jean-Louis Schlienger et André Braun, Le mangeur alsacien, Strasbourg, La Nuée-Bleue, 1990 • François Vœgeling, La gastronomie alsacienne, ed. DNA - Istra, 1978. • Charles Wittmer, « L’Alsace médiévale à table », Saisons d’Alsace, Automne 1966, n° 20, pp. 451-468. •L’inventaire du patrimoine culinaire de la France : Alsace/Produits du terroir et recettes traditionnelles, Albin Michel/CNAC Région Alsace, 1998. •Encyclopédie de l’Alsace, Publitotal, 1982-1986. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines 93 Cuisine et imaginaire DANIEL SPOERRI, SUISSE, 1930, LE RÉVEIL DU LION, 1961, MILAN, COLL. PARTICULIÈRE. DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX, LAROUSSE, 1990. Eric Navet E R I C N AV E T Manger avec les hommes, manger avec les dieux La gastronomie comme art de vivre Un normand ascète et bienheureux ■ u XIIIe siècle vivait dans la Hague, au nord de la presqu’île du Cotentin, en Normandie pour être précis, un personnage dont les reliques – un squelette presque complet – sont exposées dans une châsse de verre au milieu du chœur de l’église de Biville. Thomas Hélye, c’est son nom, est né dans ce petit village découpé en hameaux et aujourd’hui peuplé de quelque deux à trois cents âmes. Peu de temps après sa mort, un nommé Jean de Saint-Martin a mis en vers, « dans la langue du pays », la vie de celui qui devait s’illustrer comme maître d’école mais surtout thaumaturge : A « En la duchey de Normandie Fut ney le bon Thomas Elie, Où il n’ut boban n’y vantanches, En diocèse de Coutances, En une assez petite ville, A Saint-Pierre de Buyville. » ERIC NAVET, 96 Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie (CRIA), Institut d’Ethnologie, Université Marc Bloch, Strasbourg Les nombreuses biographies du Bienheureux Thomas - il fut béatifié, après une longue procédure mainte fois interrompue, en 1857 - nous présentent effectivement un personnage austère qui ne faisait ni bombance (boban) ni festins (vantanches). Il fut d’abord maître d’école, mais eut très tôt une vocation religieuse. A la suite d’une fièvre qui faillit lui enlever la vie, disent les récits, il s’imposa de dures pénitences, décidant notamment de ne se vêtir désormais que d’un « vil habit de bure », et, « pour sa cher refraindre », il porta un cilice. A la mort de ses parents, Thomas revint à Biville, au hameau Gardin, avec son frère Guillaume. Ce dernier, selon un historien, « faisait servir sur sa table du pain blanc, des viandes et du poisson », mais Thomas ne touchait pas à ces mets, il jeûnait « trois fois par semaine, au pain sec et à l’eau », et « ne voulait chaque jour ordinaire qu’un peu de pain d’orge, du potage sans sel »1. Il passait le plus clair de son temps à l’église, où, le soir, les passants l’entendaient gémir sous la douleur des coups qu’il se donnait avec sa ceinture de cuir. Ayant reçu les ordres mineurs puis le diaconat, Thomas Hélye, devenu missionnaire, se mit à parcourir les campagnes normandes, se soumettant toujours aux plus extrêmes pénitences, prêchant la Bonne Nouvelle, suivi d’une cohorte grossissante de fidèles et réalisant, au hasard de ses pérégrinations quelques « miracles », guérissant les malades, chassant les nuées… Après sa mort, ces « miracles » se multiplièrent et il existe de nombreux témoignages sur des noyés qui ressuscitent, des paralytiques qui retrouvent l’usage de leurs jambes, etc. Le Bx Thomas de Biville est l’objet d’un culte et d’un pélerinage populaires ininterrompus depuis sept siècles et demi, et les écoliers viennent toujours lui offrir un cierge pour qu’il les aide à réussir aux examens… Dans un mémoire de maîtrise d’ethnologie que j’avais consacré à Biville et à son Bienheureux, et décrivant le pélerinage annuel auquel j’avais pu assister en 1970, je m’étais permis, peu charitablement, d’ironiser sur les ripailles que firent quelque trente prêtres et un évêque après que l’un d’eux, dans son homélie, ait Manger avec les hommes, manger avec les dieux vanté l’ascétisme du héros local. Mais, en festoyant, les religieux trahissaient-ils vraiment la cause de celui qu’ils encensaient ? Abstinence et ripailles ■ La religion chrétienne a considéré le corps et ses fonctions comme « la part du diable » dans l’œuvre de création, prônant l’idéal d’une sainteté qui ne serait accessible que par la privation des plaisirs de ce monde, les péchés capitaux, parmi lesquels figurent aux premières loges la luxure (l’« abandon aux plaisirs de la chair ») et… la gourmandise. Le paradoxe est qu’une vie sans plaisir est invivable et que, s’ils sont, certes, sources de plaisir, le sexe et la nourriture sont aussi ce qui nous garde en vie et nous permet de nous reproduire. Les sociétés traditionnelles ont, au contraire, assumé pleinement le fait que l’être humain soit d’abord, et simplement parce qu’il est un être vivant – un être biologique –, aussi un être de besoin et, plus spécifiquement encore, un être de désir. Ces sociétés ne vivent pas le passage sur cette terre comme une pénitence (une idée que l’on trouve dans les religions orientales, mais aussi, de façon peut-être plus diffuse, dans le Christianisme) : manger, festoyer, faire l’amour… rire sont des actes dégagés de toute culpabilité. Si une expérience récente vécue par des pays industrialisés2 nous a rappelé qu’il n’est pas que les seuls peuples traditionnels à vivre selon les rythmes et les aléas de la nature, il est vrai que ces peuples sont davantage en phase avec ses pulsations. L’acquisition de la nourriture, directement prélevée sur cette nature, n’est jamais garantie, et à des périodes d’abondance peuvent succéder des moments de pénurie. Les observateurs occidentaux chez les Indiens des Plaines, ont décrit à l’envi les repas gargantuesques qui suivaient les grandes chasses au bison. Dans Les derniers rois de Thulé, Jean Malaurie nous parle, lui, des repas inuit : « La nourriture de prédilection des Esquimaux est la mœlle des os de renne. Les chasseurs en sont comme fous. Pendant plusieurs journées, au printemps, ils s’en nourrissent exclusivement. Après avoir nettoyé, comme religieusement, les os, ils les brisent avec des pierres (ou même, les dents), et en sucent la mœlle ; on les voit, alors, engraisser à vue d’œil […] Les repas sont assez fréquents – une visite est toujours prétexte à repas – et très inégaux en durée ; ils peuvent rassembler les convives pendant plusieurs heures »3. L’institution du polar, de la « visite », est un des traits les plus caractéristiques de la sociographie inuit. Dans ces immensités à l’humanité dispersée, d’un igloo à l’autre, on se rend visite pour entretenir une chaleur humaine, au propre comme au figuré. Plus que de parler, il est besoin de se voir, de se sentir et de partager les plaisirs des sens : sexe4, nourriture… : « Son entrée est aussitôt l’occasion de nouvelles et interminables mangeailles. Le primus est rallumé ; nous nous relevons en bâillant. Mes trois Esquimaux sont ravis : ici on ne refuse jamais de manger. Et pendant une bonne heure, de tailler, déchiqueter… Les os craquent, le sang et la graisse coulent sur les mentons. Pour nous aider à avaler le tout, nous buvons de nouveau plusieurs tasses de café »5. Fêtes et festins ■ Le marché, le souk des mondes arabes et berbères, est un haut lieu de convivialité et entre une nature domestique ou sauvage qui donne ses fruits et la maison où l’on prépare et où l’on consomme ces produits, il est, dans de nombreux pays, l’espace privilégié de l’entretien et du renouement des liens sociaux. Alimenter, cuisiner, manger ensemble, partager la nourriture, est un premier niveau auquel se manifeste donc d’abord un souci d’harmonisation des relations au sein de la communauté humaine locale. Un jeu savant de prestations et de contredons, d’obligations réciproques, qui conforte plutôt qu’il exclue les liens affectifs, permet cet équilibrage et la structuration égalitaire de ces sociétés6. Le souci de rassembler plutôt que de désunir, d’incorporer – y compris par la manducation anthropophage – est tel chez les peuples traditionnels qu’ils ne peuvent imaginer un monde fragmenté, éclaté. La fête, pour eux, justement, ce n’est pas de s’éclater – une formule à la mode dans le monde occidental –, mais de se réunir avec les humains comme avec les non-humains. S’y retrouver permet, si j’ose dire, de se retrouver, être bien ensemble ; c’est l’une des conditions nécessaires pour être « bien dans sa peau ». Dans de nombreuses cultures, partager la nourriture est, non seulement un acte de générosité, mais aussi un gage de bonne entente, d’intégration, un façon d’harmoniser les rapports humains au sein du groupe et entre les groupes. Par exemple, chez les Kabyles, il y a toujours dans la maison de la nourriture prête pour le visiteur espéré, et, de façon générale, « le don de nourriture apparaît […] comme une marque d’affection. Toute réjouissance familiale est accompagnée de cadeaux alimentaires : tarkuct ou lehna dont la composition (viande, œufs, blé, beurre et miel) […] est nettement définie par des règles auxquelles personne ne saurait contrevenir sans porter gravement atteinte à sa propre réputation »7. Un Indien Kwakiutl de Colombie britannique a donné pour titre à sa biographie : Guests never leave hungry8 (« Les invités ne repartent jamais affamés »), marquant par là l’importance cruciale, dans ces sociétés, d’une répartition équitable, d’une péréquation des ressources en général, mais particulièrement alimentaires. L’anecdote suivante que m’a rapportée une « ancienne » de la réserve indienne ojibwé de Cape Croker, dans l’Ontario, nous montre combien le don et le partage sont la base même d’une véritable morale, d’une philosophie de l’existence : « Mon grand-père a été chef pendant quarante ans ; lorsque quelqu’un venait et demandait quelque chose, mon grandpère le lui donnait, car il considérait que rien n’était sa propriété et qu’il devait partager.Tout ce qu’il avait lui était donné en dépôt par le Grand Esprit pour qu’il le partage. Même les fruits du jardin ; vous pouviez avoir un jardin plus beau que n’importe qui, mais vous deviez partager, car ce n’était pas seulement votre jardin, les plantes venaient de la Terre-mère. Nous travaillions dur car nous n’avions qu’une petite ferme, et nous avions toujours du beurre, des œufs, de la viande, des pommes de terre dans la cave, des pommes, des choux et d’autres choses. Des gens venaient parfois disant: « Nous avons faim, nous voudrions quelque chose à manger ». Mon grand-père remplissait alors un sac de pommes de terre, de navets et de choux, ou de viande salée pour le leur donner… » Il n’est pas excessif d’affirmer que, dans les sociétés traditionnelles, tous les évènements rituels (des rites de naissance aux veillées mortuaires), festifs ou 97 Eric Navet diplomatiques (les conseils inter-groupes, la fin d’une relation guerrière9, la signature des traités avec les autorités coloniales, les gouvernements) s’accompagnent d’une consommation de nourriture et de boisson10. Ainsi chez les Amérindiens de Guyane, la bière de manioc, le cachiri, est-elle, selon l’ethnologue P. Grenand, « le ciment de la vie collective »11. La boisson consommée collectivement délie les langues, diminue le stress et permet aussi de régler les conflits ; elle accompagne éventuellement musique et danses… Manger avec les ours 98 ■ Revenant sur son itinéraire arctique, J. Malaurie écrit, cette fois dans Hummocks (1999) : « Ils mangent crues ou à peine cuites, ou gelées, ou séchées, les viandes de morse, de phoque et d’ours. La viande « faisandée » (iunaq) est recherchée, particulièrement si elle est très fermentée (ihuanniq) […] Ils savent que ces animaux, s’ils ont un comportement particulier, sont les enveloppes à l’intérieur desquelles « leurs » aïeux vivent. Une parcelle d’énergie y est enclose. Par manducation, ils communient avec elle. Ils veillent aussi à garder un contact tactile en, s’habillant de peau d’ours qui grattent la peau et rappellent la filiation […] J’ai pris conscience de cette relation existentielle en mangeant comme eux et en refusant d’emprunter des survêtements modernes »12. Ainsi manger est un plaisir, une jouissance du corps, mais aussi le moyen de se relier, en l’incorporant, au reste de la Création humaine et non humaine, visible et invisible. C’est encore à J. Malaurie que nous empruntons ces lignes qui disent bien la nécessité de cette relation : « La vie, la force vitale qui se transmettait, avait, selon eux, différentes expressions : humaine, animale, géographique et il était d’usage de les respecter dans leurs changements. Aussi, après avoir mangé un animal, rassemblait-on, avec le plus grand soin, les os des pattes, surtout s’il s’agissait de phoque et de renne ; on les entassait dans des lieux où les chiens ne pouvaient les manger et on les reconstituait comme s’ils étaient vivants. De même, les têtes de renard, de phoque, de lièvre, d’oiseaux étaient placées parfois dans des crevasses de mer, parfois sous des pierres sur la neige […] On ne s’étonnera pas que d’innombrables tabous (ou adglérpoq) suscités par la vie démographique et économique et aussi par une conception écologique du monde d’alliance étroite entre l’homme et la terre, aient régi les évènements de chaque jour »13. La croyance n’est jamais le fruit du hasard ou d’une lubie, pensons à tous les interdits (de chasse, de consommation, de comportement, etc.) qui conditionnent le quotidien des peuples traditionnels. Cette étiquette participe d’un mode d’être et de penser son rapport au monde et aux autres qui prend en compte l’interdépendance de toutes les créatures, cette relation impose le respect. Respect pour l’animal tué et mangé : les Ojibwé des forêts du Nord ne tuaient pas les femelles gravides et, selon leur tradition, c’est un ours qui donna sa chair pour sauver les enfants affamés de la première humanité créée par Kitche Manito, le Grand Esprit. L’ours est « comme un être humain » disent-ils, dans son comportement, dans ses habitudes, par son intelligence. De nombreux peuples, en particulier dans les régions arctiques et subarctiques (du nord de l’Europe à l’Amérique, en passant par la Sibérie) le vénéraient. S’il arrivait aux Ojibwé de le chasser, ce n’était pas sans respect ; l’animal était « invité » à sortir de sa tanière, en période d’hivernage, et l’on déposait une offrande près de la dépouille pour que son « âme » aille informer la communauté des ours qu’elle avait été bien traitée. Ainsi les autres animaux accepteraient-ils à leur tour de s’« offrir » à l’arme du chasseur. Il existait aussi, comme chez les Inuit, de nombreux rites associés à la consommation de l’animal… L’Inuit, à l’instar des Amérindiens et des peuples traditionnels en général, se considère comme une partie de cette terre, dépendante de toutes les autres, qu’elles appartiennent aux ordres animaux, végétaux, géologiques ou élémentaires. L’intimité avec l’animal va jusqu’à l’identification puisqu’il peut être, à l’occasion, la réincarnation d’un ancêtre. Et J. Malaurie, géologue et anthropologue, a fait démonstration que la société inuit, qu’il définit comme « anarcho-communaliste », fonctionne de la même façon que les grands systèmes physiques, sur un principe d’équilibre14. A partir de la croyance en une solidarité de destin de toutes les créatures vivantes et disparues, la gestion du territoire ne peut être qu’écologique c’est-à-dire respectueuse des équilibres naturels. La multiplicité Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines des rites et des interdits dans de nombreuses circonstances de la vie (naissance, maladie, mort…, tous les changements d’état) permet un prélèvement raisonnable et contrôlé – assuré surtout par les chamanes – sur les ressources naturelles. Et chez nous ? ■ En Europe, dans les sociétés paysannes, mais aussi bourgeoises, il n’y a pas davantage de fête sans festin, pas de cérémonie sans consommation. Les fêtes religieuses chrétiennes, par exemple, sont associées à certains aliments rituels : Noël à sa dinde, l’Epiphanie sa galette, la Chandeleur ses crêpes, Pâques ses œufs… Les fêtes juives (Mila, Bar-Mitsva…) ne vont jamais sans repas collectif. Et puis il y a des pratiques plus composites comme le carnaval. Selon l’édition de 1871 du Dictionnaire d’histoire et de géographie de M.N. Bouillet, le Carnaval est : « un temps de fêtes et de divertissement qui précède le Carême, commence le 6 février, jour de l’Epiphanie, et finit le mardi, veille du mercredi des Cendres. On fait dériver le mot Carnaval de carn (pour caro, chair) et avaler, parce que l’on mange beaucoup de chair pendant le Carnaval pour se dédommager de l’abstinence imposée pendant le carême ; d’autres, avec plus de raison, font venir ce mot de caro vale, c’est-à-dire, adieu la chair. Les travestissements de tous genres, les bals nocturnes et masqués, les promenades du Dimanche-Gras et du Mardi-Gras sont les principaux amusements auxquels on se livre pendant le Carnaval […] Cet usage semble être un reste des fêtes populaires des anciens et de celles de nos pères, telles que les Bacchanales, les Lupercales, les Saturnales, la fête des Fous, de l’Ane, etc. »15 Ces définitions nous montrent aussi qu’aux périodes de liesse et de débordement doivent succéder des moments d’abstinence. Au Carnaval succède le carême. Le carême, selon la même source, « le Bouillet », est un « temps d’abstinence et de jeûne observé chez les Chrétiens, [qui] dure 40 jours, en souvenir des 40 jours que J.-C. passa dans le désert sans boire ni manger, lorsqu’il fut tenté par le démon. Le carême commence le mercredi des Cendres et se termine le jour de Pâques ». La définition du Dictionnaire se termine par des remarques intéressantes : « D’autres religions ont des jeûnes analogues à notre carême (le ramadan des Manger avec les hommes, manger avec les dieux musulmans n’est rien autre chose), et presque toutes le placent au renouvellement du printemps, époque où la chair des animaux contient des principes qui peuvent être dangereux pour la santé »16. Y a-t-il ici autre chose que le simple souci d’imiter les vertus d’un personnage vénéré? Quel est donc la « nature » du démon tentateur? Manger, festoyer nous rapproche-t-il de Dieu ou du Diable? Et jeûner, n’est-ce pas au fond nier l’œuvre créatrice, faire affront à Dieu? Là encore la leçon des peuples traditionnels est explicite. Jeûne et goinfrerie : les routes du paradis blechia, sa « quête de la vision » : « J’étais seul au sommet de la colline. J’étais assis dans la fosse de voyance, un trou creusé dans le sol […] J’en étais désormais réduit à moi-même, quatre jours et quatre nuits à passer au haut de la colline, sans nourriture ni eau, attendant qu’il vienne me chercher […] J’avais alors seize ans, je portais encore mon nom de garçon, et, j’aime autant vous le dire, j’avais très peur […] L’être humain le plus proche était à des kilomètres de là, et quatre jours et quatre nuits, c’est bien long. Pour sûr, quand ce serait fini, je ne serais plus un jeune garçon mais un adulte. La vision serait venue à moi. On me donnerait mon nom d’homme »19. ■ Si donc le repas commun exprime une alliance entre des êtres humains (le repas de mariage), il dit aussi cette relation étroite qui les unit collectivement avec les mondes visibles et invisibles (la communion chrétienne). Mais consommer l’animal, la plante, c’est s’inscrire délibérément dans le vivant, dans le trivial. Or il existe une aspiration profonde à aller au-delà des limites et des contraintes du « réel », à atteindre le lieu du sens et de l’harmonie parfaite, de l’unité, en deux mots le « paradis perdu » dont rêve l’humanité17. L’exacerbation, jusqu’au dépassement, des fonctions vitales, par la consommation sexuelle et alimentaire extrême – la luxure et la goinfrerie –, par la transe, etc., est un moyen d’accéder à cette « terre sans mal »18, mais les sociétés ont aussi imaginé d’emprunter d’autres passerelles pour aller à la rencontre des dieux. Si Jésus est allé méditer pour rencontrer Dieu dans le désert, loin des hommes - en niant le social -, c’est aussi en jeûnant, c’est à dire en niant, autant qu’il est possible, la nécessité biologique de s’alimenter. Les moines d’Orient et d’Occident, pour être plus près de Dieu, s’éloignent des hommes et ils réduisent leurs appétits (sexuels et alimentaires) jusqu’à l’abstinence. C’est la même quête, mais de façon temporaire, que poursuivent les Indiens d’Amérique du Nord lorsqu’au moment crucial de l’adolescence, ils s’isolent sans boire ni manger dans un endroit à l’écart du culturel et du social (le fond d’une forêt, le sommet d’une montagne…) jusqu’à recevoir la vision des « esprits » qui déterminera leur avenir d’adulte. Le Sioux Tahca Ushte raconte ainsi sa han- Amérindienne des Plaines, Femmes Sioux ou Blackfoot préparant le repas. Carte postale, début du siècle. 99 Eric Navet 100 Nombre de populations de Sibérie et certains amérindiens subarctiques consommaient rituellement des amanites tue-mouche (Amanita muscaria), un champignon hallucinogène, pour atteindre des « états de conscience altérés »20. L’individu, chaman ou zélateur du culte, en transe perd tous les repères qui lui donnent existence dans ce monde pour accéder à un autre monde qui lui est le repère, le « repaire de l’inconscient », là où les choses de la vie et de l’ailleurs prennent sens. Le voyageur de l’inconscient, en transe ou en rêve, est accueilli dans l’audelà par un festin, où les mets les plus délicats lui sont offerts, les plus belles femmes si c’est un homme, les plus beaux hommes si c’est une femme… Mais il, ou elle, doit savoir que s’il/elle accepte de participer, de jouir de ces bienfaits, son retour à la vie terrestre est compromis. L’Ojibwé des Grands Lacs, consommateur en ce monde d’amanites doit refuser celles qu’on lui offre dans l’autre monde sous peine de perdre son billet de retour pour le pays des vivants. L’Emérillon de Guyane, qu’il soit chaman (padze) ou simple rêveur, lorsque son « âme » voyage, doit résister aux avances des jolies femmes kaluwat - c’est le nom des « esprits » - sans quoi il mourra (omanõ) ou errera entre les deux mondes dans un état de folie (omamanõ). Nous le voyons, au travers d’exemples empruntés à des cultures variées, les multiples déclinaisons de l’acte de manger (consommer, se nourrir, avaler, ingérer, engloutir…) correspondent à un fait total total – impliquant tous les niveaux de la culture (religieux, social, biologique…) – qui renvoie à une philosophie commune où je retrouve les principes par lesquels j’ai défini, dans d’autres publications, un « mode d’être et de penser traditionnel ». Manger, ou sa négation jeûner, c’est clair, n’est pas seulement nourrir, ou ne pas nourrir, le corps, c’est jouer sur la totalité des relations que l’on entretient, individuellement ou collectivement, avec l’ensemble des êtres humains et non-humains, visibles et invisibles, présents ou disparus. Il s’agit toujours de perpétuer ou de créer les liens qui assurent au monde une cohésion, un équilibre toujours fragiles puisque toujours mouvants. Cet exercice, oh combien délicat, auquel se livraient les sociétés traditionnelles a été rendu encore plus difficile par les bouleversements de la modernité. Préhistoire du McDo ■ En 1827, Basil Hall, un Anglais en voyage aux Etats-Unis avec son épouse décrit ainsi les usages de restauration dans un grand hôtel de New-York : « Le lendemain de notre arrivée, dès huit heures (car c’est à New-York l’heure où l’on déjeune) nous descendîmes dans la salle ou quatorze ou quinze autres pensionnaires étaient déjà réunis […] Notre principal motif était de chercher à nous lier, du moins à causer avec quelques indigènes, et nous espérions que ce serait la chose la plus facile du monde. Mais nos espérances furent déçues par le profond silence et par l’imperturbable gravité de toute la compagnie. Au dîner, nous fûmes déjoués de même dans nos projets de sociabilité, par la plus cérémonieuse et la plus froide politesse »21. Après cette première expérience le distingué touriste britannique en fit une autre tout aussi déplaisante : « Nous allâmes un autre jour chez un restaurateur situé au centre du quartier des affaires, et nous vîmes un spectacle encore plus étrange. L’unique salon ouvert au public était une longue et étroite galerie, passablement ténébreuse, divisée à droite et à gauche par des compartiments de planches qui ressemblaient à des stalles d’écurie, et qui n’étaient juste assez larges que pour tenir quatre personnes, dont des bras de bois limitaient les places […] Quand nous arrivâmes, tous les compartiments étaient occupés, sauf un seul, dont nous prîmes possession. C’était un étourdissant cliquetis de couteaux et de fourchettes ; mais personne n’échangeait la moindre parole avec son voisin. Le silence pourtant, qu’observait la société, était incessamment troublé par les vociférations des deux domestiques […] Comme tout le monde paraissait se dépêcher à l’envi, on doit concevoir quel effroyable vacarme c’était, quoique nul n’ouvrît la bouche hormis pour engloutir la quantité de nourriture dont il avait besoin »22. Quel tableau nous présente-t-il, par ailleurs, de cette Amérique émancipée depuis un demi-siècle de la tutelle britannique ? Un pays en pleine révolution industrielle qui trace des routes, qui construit des ponts immenses, mais aussi des prisons, prisons-modèles il est vrai. Le luxe du decorum, la profusion ostentatoire de la nourriture des grands hôtels pour touristes riches ne s’opposent pas, au Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines fond, à la description qu’il nous donne ici d’un fast food avant la lettre du quartier des affaires où l’on est trop affairés pour prendre le temps de converser, de nouer des liens. Et la décontraction peu conforme aux étiquettes d’un vieux continent encore empreint de « bonnes manières »23, dissimule mal le revers de la médaille, le racisme par exemple. « Dix ou douze minutes après, j’eus besoin de passer par la salle à manger : elle s’était déjà vidée pour la seconde fois, et je n’y trouvai plus qu’un individu qui mangeait dans une solitude complète. J’en fus fort surpris ; et comme il me tournait le dos, qu’il était bien mis et qu’il avait l’air respectable, j’eus la curiosité de chercher à voir qui c’était. Je passai donc devant, et je vis… devinez…, un Nègre ! Ainsi la couleur de la peau avait mis tout le monde en fuite »24. L’anthropisation effrénée du monde, qu’on l’appelle industrialisation ou modernisation, ou encore « mise en valeur », ne s’est faite que par la domination d’une majorité sur une minorité, et, au fond, elle ne profite qu’à ce petit nombre de riches et de gens de pouvoir. Au début du XIXe siècle, à l’époque où se situe le récit dont j’ai donné des extraits, l’Amérique blanche et industrielle s’était construite à l’Est grâce à l’esclavage et à l’exploitation du travail des Noirs, mais aussi des ouvriers dont beaucoup, ne l’oublions pas, étaient des enfants. Mark Twain et, pour une période plus récente, Steinbeck, Charlie Chaplin et bien d’autres ont décrit cette Amérique là, comme Zola avait parlé de la France rurale et ouvrière. Des « petits hommes blancs bronzés »25 ■ Considérant à quel point les principes de la civilisation occidentale s’accordaient mal, contredisaient même presque toujours, le système de valeurs qui animait les sociétés amérindiennes, on comprend qu’il n’ait guère pu être question d’« harmonisation » des relations ; l’un des modèles devait fatalement s’imposer sur l’autre. Sachant que ladite « civilisation » est essentiellement hégémonique, disons, de façon trop cursive, basée sur l’exploitation des hommes et des pays, il y avait tout lieu de penser que les sociétés amérindiennes ou bien disparaîtraient par la violence ou alors seraient assimilées, ce qui est une autre façon, culturelle celle-ci, de mourir. C’est bien dans ce sens que l’histoire s’engagea. Les missionnaires, obéissant au devoir évangélique, furent souvent les premiers à tenter de transformer les Amérindiens, en les christianisant, ce qui impliquait des bouleversements profonds des modes de vie. Au plan culinaire, une chose que les religieux souhaitaient avant toute autre chasser des cuisines était les boucans où Tupinamba et autres Ojibwé faisaient fumer les corps démembrés de certains de leurs prisonniers. Il y avait là, déjà, de quoi perturber les habitudes alimentaires des « sauvages » qui, selon les observateurs européens, appréciaient la chair humaine comme « ambroisie et nectar » ! Mais ce sont aussi toutes les relations aux autres, à sa communauté, à soi-même, à l’univers entier qui pouvaient s’en trouver bouleversées. En fait l’anthropophagie rituelle, en Amérique du moins, disparut davantage faute de combattants que grâce à l’action « civilisatrice » des missionnaires de toutes obédiences. Il est clair qu’une christianisation bien comprise et bien menée devait déborder largement le strict domaine religieux ; si l’éradication des pratiques spirituelles et la lutte contre la concurrence des chamans devaient fatalement atteindre les individus dans leurs convictions profondes, la conversion touchait aussi aux structures sociales (par la suppression de la polygamie), à l’économie (par la sédentarisation et le passage d’une économie prédatrice à l’agriculture), à la culture matérielle (introduction des objets et outils en fer26), et… aux cuisines. Lorsque les gouvernements des différents Etats coloniaux – ou post-coloniaux27 – affermirent leur autorité sur les populations autochtones, après la phase de conquête militaire, qui fut partout très sauvage et parfois exterminatrice, l’idée fut, selon une idéologie en vogue aux Etats-Unis - celle du « Destin manifeste des Indiens » -, qu’ils n’avaient d’autre choix que de se civiliser ou de disparaître. Les théories de l’évolutionnisme social des Darwin, Morgan, Engels, etc. qui ont profondément marqué l’aube des sciences sociales venaient, opportunément, à l’appui de ces politiques officielles en déclarant doctement que les « primitifs » représentaient des « stades dépassés » de l’Histoire de l’humanité et qu’il importait au plus vite de faire accé- Manger avec les hommes, manger avec les dieux der lesdits « primitifs », coûte que coûte, et aussi vite que possible, aux échelons supérieurs. Les Amérindiens des Etats-Unis et du Canada, comme beaucoup d’autres peuples autochtones, furent parqués dans des réserves et embarqués dans des politiques visant à les insérer et à les conformer aux goûts de la civilisation industrielle capitaliste. Dans ces réserves, l’habitat traditionnel, souvent nomade ou semi-nomade, fut remplacé par des maisons dont la structure angulaire et la disposition - en patés ne permettaient pas le maintien d’un réseau social et d’activités culturelles liés à un espace circulaire (habitation, camp). Puisque la destruction des environnements accompagnait, comme c’est toujours le cas, celle des cultures, les populations autochtones, se sont souvent retrouvées sans ressources. Dans les Plaines, le bison dont vivaient quantité d’ethnies avait été presque exterminé, remplacé par de plus placides bovidés, et un peu partout la forêt laissait place aux champs de céréales. Beaucoup d’Indiens des réserves à la fin du XIXe siècle dépendaient des maigres subsides et rations alloués peu généreusement par les gouvernements. Il fallut, bon gré mal gré, adopter de nouveaux goûts, de nouvelles saveurs, souvent à contre-cœur. Dans ses mémoires, le Sioux Tahca Ushte raconte son expérience de l’école de la réserve au début du siècle : « Pour mon premier jour à l’école, on me donna à manger des haricots, pour la première fois aussi, et avec eux quelque chose de blanchâtre que je supposai être de la graisse de porc. Ce soir-là, quand je suis rentré à la maison, mes parents ont dû ouvrir la fenêtre. Ils disaient que je ramenais un air qui n’était pas bon. Jusque là, je n’avais mangé que de la viande séchée, wasna papa, des grains de maïs secs avec des baies. Je ne connaissais pas le fromage, les œufs, le beurre ou la crème. Le sucre et les bonbons, j’en consommais très peu. Aussi j’avais peu d’appétit à l’école. Des jours durant, on nous donna des sandwichs au fromage ; cela fit renifler maman qui me dit: « Petit, t’es-tu approché des boucs? »28. La « nouvelle cuisine » amérindienne ■ Toutefois, les femmes amérindiennes apprirent à se débrouiller au mieux avec ce dont elles pouvaient disposer. L’une des denrées les plus disponibles étant la fari- ne, elles se mirent à fabriquer du pain, de différentes façons mais dont la recette de base ne nécessite que peu d’ingrédients : à la farine on ajoute du levain, de l’eau et du sel. Ce bannock, banique ou scone, ainsi qu’on appelle ce pain selon les régions, peut être frit dans l’huile à la poële, ou simplement mis au four. Aujourd’hui le bannock est devenu un plat traditionnel consommé chaud, et l’on peut, suivant les moyens, y glisser un morceau de lard, du sirop d’érable ou de la confiture. C’est, avec la soupe de maïs, l’un des mets principaux offerts ou vendus lors des powwows (voir plus loin) et autres fêtes et cérémonies. Tahca Ushte raconte, avec humour, comment le café, lui aussi importé par les colons, est devenu partie intégrante, et pas des moindres, de la diète amérindienne : « Nous menions une vie agréable et très simple […] Je n’avais jamais faim parce que mon papa avait beaucoup de bétail et de chevaux. Grand-maman se levait de bonne heure, avant tout le monde. Elle s’emparait de la grande boite de fer blanc contenant la ration de café allouée par le gouvernement. Elle commençait par griller les grains dans une poêle, et elle les moulait ensuite. Elle se servait d’une immense marmite, où elle versait sept litres d’eau et deux très grandes cuillerées de poudre, puis elle faisait bouillir le tout, non sans avoir ajouté un adoucissant, de la mélasse ou du sirop d’érable. Nous n’aimions pas le sucre. Nous ne mettions pas de lait ou de crème dans notre pejuta sapa- notre remède noir. Grand-maman versait d’abord une grande cuillère à soupe de café en offrande aux esprits, puis la marmite demeurait sur le feu durant la journée. Quand elle apercevait quelqu’un près de la maison, elle l’appelait sans se demander qui c’était : « Entrez, il y a du café. » Le café épuisé, elle reversait de l’eau dans la marmite, ainsi qu’une bien plus grande quantité de poudre, et de nouveau faisait bouillir le tout. Le café était de plus en plus fort. A la fin, une cuillère pouvait presque se tenir droite dans le café tant il s’était épaissi. « Maintenant on peut dire qu’il est bon », déclarait grand-mère »29. Cette citation nous montre, on ne peut mieux, comment un produit étranger peut être réinvesti culturellement. Un aliment, une boisson, ici le café, joue son rôle traditionnel dans une convivialité qui implique non seulement les êtres humains, mais aussi les esprits. On obser- 101 Eric Navet ve le même phénomène dans les réserves indiennes aujourd’hui pour quantité d’autres choses comme le téléphone, l’automobile qui, pour être étrangers, n’en sont pas moins reculturés dans un contexte conforme aux traditions. Téléphone et voiture permettent par exemple, soit à distance soit en se déplaçant, de préserver les liens sociaux avec de la famille, des relations que les conditions du monde moderne tiennent éloignées. Le bon vieux temps revient 102 ■ Les changements d’habitudes alimentaires son liés, comme l’une des composantes ou comme agents, à toute une série d’autres transformations qui jouent sur le corps, sur le psychisme et sur la culture. Chez les peuples autochtones, il est courant d’entendre les personnes âgées, les Elders détenteurs ou détentrices de la sagesse et du savoir de leur groupe, affirmer la supériorité des nourritures traditionnelles sur les aliments apportés par les Blancs. Beverly Hungry Wolf, une Indienne Blood de l’Alberta, écrit : « J’ai souvent entendu dire que jadis il y avait plus de vieillards qu’aujourd’hui et qu’il était fréquent d’atteindre cent ans. Je sais que le taux de mortalité infantile était fort élevé et que les hommes avaient de bonnes chances de mourir au combat avant de devenir adultes, mais leur alimentation naturelle et leur style de vie devaient permettre aux survivants des maladies infantiles et de la guerre d’atteindre un âge avancé »30 Mary One Spot, une vieille femme de l’ethnie Sarci, dans l’Alberta, raconte comment elle a vécu sa jeunesse au début des années 1900 : « Nous avons toujours vécu dans des tentes et des tipis en toile […] Ma grand-mère faisait toujours la cuisine sur un feu nu, même l’hiver […] Ma grandmère et moi vivions de nourriture sauvage. Le gros gibier était rare ici, même à cette époque, mais nous attrapions beaucoup de lapins, de grouses et de poule de prairie. Parfois « Granny » suivait les traces de souris sur la neige pour découvrir leur nid et volait les racines de lis qu’elles avaient stockées. On vivait alors de n’importe quoi. Regardez-moi maintenant : il me faut des œufs pour le petit déjeûner, et presque tout ce que nous mangeons provient des magasins. Il y avait aussi des œufs à cette époque ; au printemps et en été nous ramassions les œufs sauvages, des œufs de cane délicieux quand on les prend assez frais, tant qu’ils sont encore mous […] La viande venait de la chasse et de la trappe. C’étaient souvent des rats musqués et des castors. La queue de castor c’est ce que je préfère. On l’enfile sur une baguette et on la fait rôtir […] On mangeait aussi toutes sortes d’abats et de tripes, certains bouillis d’autres rôtis ou encore farci de viande et de baies comme des saucisses […] Nous vivions sainement en ce temps là ; pas de sucreries, pas d’alcool, deux choses qui gâtent les jeunes d’aujourd’hui »31. Lorsqu’en 1968 le chef Cri Robert Smallboy a décidé avec quelques autres de quitter sa réserve d’Hobbema, dans le centre de l’Alberta pour aller former un camp traditionnel dans les Montagnes Rocheuses, il avait surtout le souci d’assurer un avenir meilleur aux enfants et aux jeunes qui, dans les réserves, désœuvrés, dans un cadre de pauvreté, tombent souvent dans l’engrenage de l’alcool et de la drogue. Pour R. Smallboy la solution se trouvait dans les montagnes, dans les bois, par une ressourcement avec la Nature, un retour aux nourritures saines dont elle est prodigue et l’exercice d’une spiritualité ouverte. Un rite, qui se propage à nouveau même dans des communautés qui l’avaient oublié, comme celui de la « hutte à sudation » (sweat lodge), une sorte de sauna amérindien, permet de se purifier le corps comme l’esprit. Depuis de telles initiatives se sont multipliées chez les Amérindiens du Canada et des Etats-Unis, expressions diverses de ce qu’on appelle couramment une « renaissance culturelle ». En fait, les populations les moins touchées par la colonisation, dans le Nord et l’Ouest, ont conservé de nombreuses traditions anciennes. Une proportion notable d’Indiens du Nord continuent de s’alimenter avec des produits de l’eau et de la forêt. Les Innus (autrefois appelés Montagnais), de la Côte-Nord, au Québec, aiment encore faire apprécier aux visiteurs – qui sont nombreux – une darne de saumon ou un steak de caribou, pêché ou chassé sur son territoire de chasse. A l’occasion de la Fête de Sainte-Anne, le 26 juillet, ils organisent un « banquet à la graisse de caribou » qui est « un vieux rite très ancien qu’/ils/ ont conservé et qu’ils célèbrent encore en certaines grandes circonstances »32. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Au début de l’été, les Indiens des Plaines pratiquent à nouveau au grand jour la Danse du soleil qui fut longtemps interdite. Il s’agit d’une cérémonie spirituelle de prière et de remerciement à toutes les créatures visibles et invisibles – au cours de laquelle les danseurs, après un long jeûne, font des sacrifices corporels –, mais c’est aussi l’occasion, pour des gens qui ne se rencontrent parfois seulement qu’une fois l’an, d’être ensemble. Et le partage des plaisirs comme des peines, y compris, bien sûr, la nourriture, reste la condition première d’une « bonne vie ». Il est fréquent, au cours de la Sun Dance, qu’une ou plusieurs personnes fasse des présents de nourritures, pour contribuer à la subsistance de la communauté, par exemple dans le cadre d’un give away33. Les communautés qui ont le plus subi les politiques d’assimilation, dans l’Est surtout, reviennent aux sources de leur culture en organisant des pow-wows au cours desquels hommes et femmes revêtent des costumes de fête et dansent au son et aux chants de grands tambours. Un Ojibwé me déclarait : « Les pow-wow sont devenus, pour les Indiens, l’une des plus grandes occasions de faire la fête. C’est le temps pour les anciens et les nouveaux amis de se rencontrer. C’est le temps de consommer de la nourriture traditionnelle… » « Ça c’était manger » ■ C’est aussi à la fin des années 1960, que les Amérindiens et les autres peuples autochtones de cette planète ont entrepris leur révolution en refusant d’adopter un mode de vie, des valeurs incompatibles avec les exigences de la Vie: celle des êtres humains, celles des animaux, des plantes… et de la Terre elle-même, la Terre-mère source de tous les bienfaits. Et il ne s’agit pas d’un discours de vieux nostalgiques du passé, ce sont les jeunes, et particulièrement les jeunes femmes, qui, conseillés certes par les Anciens (les Elders) mènent le combat contre tout ce qui attente aux équilibres naturels. Et lorsqu’il s’agit de celui du corps – dans sa totalité bio-psycho-affective –, la question de ce que l’on mange et de que l’on boit devient cruciale. A l’heure des fast food, des vaches cannibales et des brebis clonées, la réflexion du Sioux Tahca Ushte prend, ici encore, une singulière actualité: « La nourriture que vous absorbez, vous la traitez comme vous traitez vos corps, vous en retirez ce qui est naturel, le goût, l’odeur, Manger avec les hommes, manger avec les dieux la qualité frustre, puis vous y introduisez une couleur et une saveur artificielles. Le foie cru, le rognon cru, c’est ce que nous, les êtres à sang chaud, les types des anciens temps, nous aimons nous mettre sous la dent […] Ça c’était manger. Ces tripes de bison pleines d’herbes de toutes sortes en fermentation, à moitié digérées, ça vous dispensait de comprimés et de vitamines. Pour donner de la saveur, au lieu de sucre et de sel raffinés, rien de mieux que la bile Notes ■ 1. Pinel, R. P., Le Bienheureux Thomas Hélye de Biville (1187-1257), sa vie, son culte durant sept siècles, 1927. 2. Je fais bien sûr allusion ici à la tempête qui a ravagé une partie de la France et des pays limitrophes en décembre 1999. 3. Malaurie, Jean, Les derniers rois de Thulé, Paris, Plon, 1975, p. 262. 4. Rappelons ici la coutume inuit qui scandalisa tant d’observateurs occidentaux de l’hospitalité sexuelle. 5. Ibid., p. 318. 6. Le sociologue Jean Duvignaud exprime fort bien cette idée : « Il existe un système plus universel que l’économie de marché et ce système concerne l’ensemble des sociétés qui ne sont pas entrées dans l’univers du capital. Ces univers humains sont organisés autour de l’échange et du don, c’est-à-dire que la circulation des choses, des hommes, des actions, des paroles, obéit aux exigences d’une réciprocité continue » (Duvignaud, Jean, Fêtes et civilisations, Paris, Scarabée & Cie, 1984, p. 142). 7. Laoust-Chantréaux, Germaine, Kabylie, côté femmes. La vie féminine à Aït Hichem, 1937-1939, Aix-en-Provence, Edisud, 1990, p. 89. 8. Spradley, James (éd.), Guests never leave hungry, Yale University Press, 1969. 9. Il est significatif qu’en Guyane française, les traités de paix conclus entre des ethnies ennemies se concrétisaient par une fête bien sûr, mais aussi un échange de femmes. On retrouve une association classique dont nous ne pouvons débattre ici, entre consommation alimentaire et consommation sexuelle, un processus lié, donc, à une socialisation des relations. 10. Le Sioux Tahca Ushte déclare : « Après une cérémonie, on mange de la bonne nourriture. A un mariage, si personne ne demeure sur sa faim, et si un peu de cette nourriture est offerte aux esprits, voilà qui est de bon augure » (Tahca des animaux, son amertume fait merveille. Un bon pâté de viande, de rognon et de baies, un wasna, une portion de ce délectable wasna vous donnait des forces pour la journée. Ça c’était une nourriture vraiment nutritive, du solide. Pas ce qu’on nous donne aujourd’hui: lait en poudre, œufs déshydratés, beurre pasteurisé, poulets où il n’y a plus que le blanc et les os comme des allumettes. L’oiseau est mort dans un poulet comme ça »34. Retrouver du goût aux choses, et pas seulement aux aliments, retrouver le sens du festin et de la fête, emprunter le chemin des elfes et des sylphides, sont sans doute autant de conditions d’un « réensauvagement » du monde qui est aussi, on l’a compris, réenchantement de tous les mondes. Ushte, Erdoes, Richard, De mémoire indienne, La vie d’un Sioux voyant et guérisseur, Paris, Plon, p. 159). 11. Voir : Grenand, Pierre, Introduction à l’univers wãyapi, Ethnoécologie des Indiens du Haut-Oyapock (Guyane française), Paris, SELAF, 1980. 12. Malaurie, Jean, Hummocks, 1, Nord Groenland, Arctique central canadien, Paris, Plon, 1999, p. 109. 13. Malaurie, 1975 : 376-377. 14. « Toute l’histoire de la société esquimaude de Thulé, comme programmée génétiquement, a traduit durant une dizaine de siècles une aspiration à maintenir l’équilibre ancien d’un système anarcho-communaliste de société sans classe. Défini pragmatiquement, c’est un véritable écosystème qui rappelle, de manière frappante, celui des pierres (en particulier lors de leur fragmentation) et très notamment celui des éboulis que j’ai longuement étudiés dans leur équilibre instable. Dans ces régions de contrainte où l’homme social procède de la nature, les systèmes d’organisation, les structures d’ordre paraissent comme assez proches des grands systèmes physiques » (Malaurie, Jean, « Dramatique de civilisations : le tiersmonde boréal », Hérodote, n° 39, Paris, Ed. La Découverte, 1985, 145-169, p. 152). 15. Bouillet, M.-N., Dictionnaire universel d’histoire et de géographie, Paris, Hachette, 1871. 16. Ibid. 17. Je renvoie ici à mon article : « En quête d’Eden : l’errant et le nomade », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n° 24, 1997, pp. 156-162. 18. L’expression est empruntée aux Indiens Tupi-Guarani. 19. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 9-10. 20. Voir : Navet, Eric, « Les Ojibway et l’Amanite tue-mouche (Amanita muscaria), Pour une ethnomycologie des Indiens d’Amérique du Nord », Journal de la Société des Américanistes, Tome LXXIV, Paris, Musée de l’Homme, 1988, 163-180. 21. Hall, Basil, « Voyages dans l’Amérique du Nord, principalement aux Etats-Unis (1827-1828)», in : Albert-Montémont, M., Histoire des voyages modernes, Paris, Société reproductive des bons livres, 1838, 9-11. 22. Ibid. : 10-11. 23. On peut s’amuser à lire le chapitre que la Baronne Staffe consacre aux manières de table dans son ouvrage : Usages du monde, Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Paris, Flammarion, 1927. 24. Ibid. : 56-57. 25. J’emprunte cette expression à l’auteur amérindien Cri Harold Cardinal, La tragédie des Indiens du Canada, Montréal, Ed. du Jour, 1970. 26. Les marmites en fonte remplacèrent un peu partout les anciens récipients en terre plus fragiles mais de fabrication locale. 27. Je défends l’idée, sans pouvoir développer ici, que les peuples autochtones se trouvent généralement dans la situation de peuples colonisés même lorsqu’ils résident dans des Etats indépendants. 28. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 34-35. 29. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 25. 30. Hungry Wolf, Beverly, Paroles d’Indiennes, La voix des grands-mères, Paris, Ed. du Rocher, 1997, p. 18. 31. Hungry Wolf, Beverly, op. cit. : 53-55. 32. Fortin, Jean, o.m.i., Coup d’oeil sur le monde merveilleux des Montagnais de la Côte-Nord, 1954-1980, Wendake, Institut culturel et éducatif montagnais, pp. 9495. 33. Le give away est une institution plus spécifique des Indiens des Plaines. Un homme ou une femme rassemble des biens de toutes natures (couvertures, ustensiles divers, boites de conserves…) et les distribue aux personnes auxquelles qu’il/elle souhaite honorer ou pour les remercier d’un bienfaît. 34. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 133-134. 103 Marie-Aude Fouéré MARIE-AUDE FOUÉRÉ Langage culinaire et symbolisme sexuel Papillote de truite saumonée. Dessin de Tomi Ungerer, extrait de Tony et Jean-Louis Schneider, Danièle Brison, La cuisine alsacienne, ed. DNA, 1985. dictionnaires est à la base du corpus des termes argotiques ou poétiques sur lequel se fondent les analyses développées dans cette étude. L’enquête de terrain a révélé que dans la sphère quotidienne, les individus ont volontiers recours à une terminologie médicale et biologique. En outre, elle a permis de mettre en lumière la réticence à nommer le sexe de manière précise. Parce qu’elle touche à l’intime, c’est-à-dire au caché, au nondévoilable, une enquête portant sur les noms donnés au sexe est difficile à mener, tant du côté du chercheur, conscient de transgresser les limites de l’intimité d’autrui, que du côté des informateurs, gênés par la requête de l’ethnologue. Cela est d’autant plus vrai qu’il s’agit pour la personne interrogée de nommer son propre sexe ou celui de son partenaire. Il est à noter que les noms donnés au sexe des enfants sont beaucoup plus facilement dévoilés au chercheur. Le tabou qui pèse sur la dénomination publique du sexe (au sens où elle sort du contexte privé pour être confiée au chercheur, donc à un étranger) ne semble pas concerner celui des enfants. La majeure partie des termes permettant de désigner le sexe sont des « synonymes métaphoriques ». Thierry Wendling2 en rappelle la signification : « Au sens strict, l’image littéraire est donc un procédé qui consiste à remplacer ou à prolonger un terme – appelé thème ou comparé, et désignant ce dont il s’agit « au sens propre » – en se servant d’un autre terme qui n’entretient avec le premier qu’un rapport d’analogie laissé à la sensibilité de l’auteur et du lecteur. Le terme imagé est appelé phore (d’où le mot métaphore) ou comparant et s’emploie pour désigner la même réalité par le détour d’une autre, par figure ; il est pris « au sens figuré ». Notre propos ne concerne donc pas les termes de la sexualité utilisés pour désigner une réalité mais les termes désignant d’autres réalités et servant à nommer le sexe. Nous nous intéressons au sexe en tant que thème et non en tant que phore. A partir de cette problématique portant sur le phénomène de codification de la parole quotidienne sur le sexe (celle des individus dans leur vie privée), qui s’oppose aux discours sur le sexe, c’est-à-dire à la parole officielle et prolixe des institutions de l’Etat, nous avons tenté de rendre compte de l’ensemble des propos Le registre de la cuisine a ceci de particulier qu’il regroupe une grande partie des synonymes métaphoriques du sexe. Le terme de cuisine semble ici le plus approprié, puisque contrairement au terme de nourriture par exemple, il désigne l’ensemble des mets préparés par les êtres humains, c’est-à-dire des Langage culinaire et symbolisme sexuel S ans doute est-il nécessaire de débuter notre propos en avertissant notre lecteur qu’il ne trouvera ici rien qui puisse l’informer sur les pratiques alimentaires de ses contemporains. La perspective strictement langagière de notre étude, qui explique que nous ne nous appesantissons pas sur les modes de consommation présents, se donne pour but de rendre compte de l’emploi de termes culinaires dans le domaine de la sexualité à la lumière d’une des hypothèses posées par Claude Lévi-Strauss. Certes, nous recourons à des explications structuralistes, c’est-àdire à des explications qui se veulent universalistes puisqu’il s’agit de construire une compréhension du monde physique qui transcende les variations sociologiques et culturelles. Toutefois, l’adoption d’hypothèses empruntées à Claude Lévi-Strauss ne doit pas ici être perçue comme une adhésion inconditionnelle à l’analyse structurale mais plutôt comme un choix destiné à souligner sa puissance englobante dans la mesure où il apparaît que d’autres orientations analytiques peuvent s’y dissoudre. Autrement dit, notre étude aurait pris une autre tournure, s’il s’était agit de nous en remettre à un autre type d’analyse des rapports entre cuisine et sexualité. MARIE-AUDE FOUÉRÉ 104 Doctorante, Institut d’Ethnologie, Université Marc Bloch, Strasbourg Le point de départ de cette étude doit sans doute être explicité avant d’entrer dans le cœur de l’analyse des rapports qui unissent, sur le mode langagier, le domaine culinaire et le domaine sexuel. L’œuvre de Michel Foucault peut servir de point de départ dans la question de savoir sur quel mode les indivi- dus, dans la sphère quotidienne, sont aujourd’hui amenés à parler de sexe. En effet, dans La volonté de savoir, Michel Foucault s’oppose à « l’hypothèse répressive » selon laquelle, depuis le XVIIe siècle, une maîtrise de la sexualité se serait opérée à travers la maîtrise du langage1. Non seulement ce contrôle n’aurait pas eu lieu, mais c’est même son contraire qui se serait produit : une véritable « mise en discours » du sexe aurait été imposée par diverses instances de pouvoir (Église, État…). Cependant, une « véritable explosion discursive » ayant trait à la sexualité se serait accompagnée pour Foucault d’une « économie restrictive » : la « mise en discours du sexe » serait allée de pair avec une épuration du vocabulaire, une codification et une imposition des cadres du discours. Comme il le dit lui-même, « Il se peut bien qu’il y ait eu une épuration – et fort rigoureuse – du vocabulaire autorisé. Il se peut bien qu’on ait codifié toute une rhétorique de l’allusion et de la métaphore. De nouvelles règles de décence, sans aucun doute, ont filtré les mots : police des énoncés. Contrôle des énonciations aussi : on a défini de façon beaucoup plus stricte où et quand il n’était pas possible d’en parler ; dans quelle situation, entre quels locuteurs, et à l’intérieur de quels rapports sociaux ; on a établi ainsi des régions sinon de silence absolu, du moins de tact et de discrétion : entre parents et enfants par exemple, ou éducateurs et élèves, maîtres et domestiques. » Parallèlement à la prolifération des discours institutionnels se seraient donc développées des codifications strictes de la parole sur le sexe. ayant pour thème le sexe dans la sphère privée. Nous nous sommes particulièrement attachée aux termes servant à désigner les organes génitaux de l’homme et de la femme, dans le cas du français et de l’anglais, à partir d’une recherche encyclopédique et d’une enquête de terrain. La consultation d’encyclopédies et de 105 Marie-Aude Fouéré 106 préparations d’aliments ayant subi une transformation et destinés à la consommation3. Par conséquent, nous ne tiendrons pas compte des noms d’animaux (moule, coquillage, fish…) ou de végétaux (cacahuètes, figue…) qui servent certes à désigner le sexe mais sont des aliments n’ayant été soumis à aucune transformation par rapport à leur état naturel. Différents domaines de la cuisine sont présents dans la nomination métaphorique du sexe. Ainsi, le vocabulaire de la charcuterie fournit les termes d’andouille, de boudin, de cervelas, de chipolata, de lard, de merguez, d’os à moelle, de saucisse ou de saucisson en français, de sausage (saucisse) ou de Weenie (saucisse de Francfort) en anglais qui désignent le pénis. Du domaine de la boucherie viennent les termes escalopes (lèvres de la vulve) ainsi que viande en français et beefsteak ou meat (viande) et mutton (viande de mouton) en anglais. Les noms de pâtisserie et sucreries sont empruntés pour nommer le sexe, tels mille-feuille et tarte en français, ainsi que crumpet (sorte de crêpe rôtie et beurrée) et doughnut en anglais pour la vulve. Le clitoris est nommé berlingot, bonbon et praline, le pénis biscuit, friandise, pain au lait, nougat, guimauve, pudding et sucre d’orge, les testicules bonbons. A cette importance du recours au vocabulaire culinaire pour désigner le sexe vient s’ajouter le fait que de nombreuses pratiques renvoient aux liens qui unissent le domaine culinaire et le domaine sexuel. Certes, comme nous l’avons souligné en introduction, notre but n’est pas d’analyser les pratiques alimentaires des individus, présentes ou passées. Les pratiques que nous allons envisager correspondent en fait à des opérations qui ont pour support les aliments mais qui sont chargées d’un fort symbolisme sexuel. L’étude d’Yvonne Verdier sur le village du Minot, qui nous sert ici d’illustration4, rend compte de ces opérations. Elle y décrit comment l’abattage et le découpage du cochon sont sous-tendus par de fortes connotations sexuelles. En effet, ce sont uniquement les hommes qui s’occupent du découpage du cochon et du saloir alors que les femmes n’ont le droit de s’occuper que de la préparation du boudin et des andouilles, qui sont des mets cuisinés. L’explication de ce partage des tâches réside dans une interprétation sexuelle des substances et des lieux. Ainsi, tout laisse à penser que « le sel dans lequel se nourrit le lard serait à l’image du principe fécondateur, nourrissant », ce qui explique que seuls les hommes, détenteurs de ce pouvoir fécondant qu’est le sperme, puissent s’occuper de la salaison. Le saloir est alors perçu comme un lieu matriciel, puisque récep- le est entreposé le vin pour la fermentation, ainsi que les tonneaux où s’opère cette fermentation, sont comparables au saloir qui accueille les cochonnailles. Ils constituent symboliquement un lieu matriciel réservé à l’homme. La vinification est analogue à une gestation, c’est Salade de pêche de vigne et de fraises, dessin de Tomi Ungerer teur du sel comme substance fécondante. Quant aux femmes, leur rôle est de mettre en forme boudins et andouilles, et plus précisément de mettre en forme phallique. En résumé, les hommes détenteurs du principe masculin fécondant (sel/sperme) s’occupent de la matrice (saloir/ventre de la femme), alors que les femmes détentrices d’attributs féminins (règles/sang du cochon dans la préparation du boudin) s’occupent de phallus (boudins/pénis). A cette dichotomie des rôles chargée d’un fort symbolisme sexuel viennent s’ajouter des propos et des gestes centrés sur la sexualité. Yvonne Verdier fait remarquer que le langage obscène est encore nommé « langage cochon » et que la technique de découpage et de salaison du lard emploie des termes comme « gras », « cru », « salé » ou « assaisonné » qui s’appliquent aussi au langage obscène. Les pratiques et le langage qui entourent l’abattage du cochon invitent avec évidence à dresser des parallèles entre cuisine et sexualité. Les recherches ethnologiques menées par Isabelle Bianquis5 sur les systèmes de fabrication et de consommation du vin dans le vignoble alsacien, ainsi que sur les systèmes de représentations qui leurs sont liés, relèvent d’une perspective analytique analogue à celle qui guide le travail d’Yvonne Verdier. La transformation du raisin en vin, et les lieux de cette transformation sont sexuellement connotés. La vigne est considérée par l’homme comme une épouse. La cave viticole dans laquel- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines pourquoi « pendant toute la fermentation, les femmes sont réputées indésirables à la cave. En période de menstrues [lorsqu’elles ne sont pas fertiles], elles risquent de perturber la phase de transformation du vin ». Enfin, le produit fini qu’est le vin est aussi investi symboliquement, puisqu’il est symbole de force et de virilité. Non seulement la vinification est chargée d’un fort symbolisme sexuel, mais c’est même l’ensemble du cycle de l’existence humaine qui est transposé sur celui de la viticulture. C’est au moment où nous montrons que le domaine de la cuisine rencontre celui de la sexualité, voire s’y superpose, en particulier dans le langage mais aussi à partir de l’interprétation de certaines traditions françaises rurales, qu’il nous semble pertinent de nous en remettre aux analyses que Claude Lévi-Strauss développe dans son ouvrage La pensée sauvage concernant les rapports entre « l’acte de manger » et « l’acte de copuler »6. En effet, les liens sémantiques évidents qui apparaissent lors de l’étude du langage sexuel métaphorique, et qu’illustre le mythe africain7 dans lequel faire-la-cuisine est assimilé à faire l’amour (« les pierres de l’âtre sont les fesses, la marmite est le vagin, la cuiller à pot le pénis »), ne font que confirmer les rapports analogiques et universels qui unissent, selon l’anthropologue, la cuisine et le sexe. Ces rapports analogiques, Claude Lévi-Strauss les suppose à partir de son analyse des prescriptions et prohibitions alimentaires, liées par un rapport, non pas causal mais métaphorique, à des prescriptions ou des prohibitions sexuelles. En d’autres termes, on pourrait dire que les règles liées à la consommation alimentaire font face aux règles liées à la « consommation » sexuelle, qu’elles sont dans un face-à-face qui interdit tout rapport d’antériorité ou de postériorité. Ce face-à-face analogique reposerait sur le fait que ces deux opérations relèvent de ce que Claude Lévi-Strauss nomme une « conjonction de complémentarité », expression que nous entendons en fait comme une union de deux acteurs complémentaires : le « mangeur » et le « mangé » dans la consommation culinaire ; l’homme et la femme conçus comme baiseur et baisé dans la consommation sexuelle, pour utiliser un langage familier. Plus simplement, cuisine et sexualité sont universellement liées par le fait qu’elles requièrent toutes deux le concours de deux acteurs, qui ont des statuts différents puisque l’un est passif et l’autre actif8, mais qui ont nécessairement besoin l’un de l’autre pour que l’activité dans laquelle ils s’engagent (consommation alimentaire ou sexuelle) puisse être mise en œuvre. Il est dès lors possible de rendre compte de différentes analyses ethnologiques concernant les rapports entre la cuisine et la sexualité à la lumière de cette interprétation structurale. En effet, les réflexions de Sophie Bobbé, Claude Fischler et Willy Pasini, qui s’appuient sur la dimension de plaisir, nous semblent pouvoir être inscrites dans l’analyse lévistrausienne des rapports analogiques entre plaisir et sexualité. Dans son article nommé De la table au lit, Sophie Bobbé9 montre en quoi la table et le lit sont tous deux des lieux privilégiés du plaisir, ce qui expliquerait pourquoi certains termes identiques y sont utilisés. L’analogie entre ces deux domaines serait fondée sur celle entre plaisir sexuel et plaisir du palais, entre plaisir de la chair et plaisir de la chère. L’autre désiré met l’eau à la bouche comme le fait un bon plat. Il est donc pensé comme un aliment que l’on désire goûter et consommer (dévorer des yeux, ne faire qu’une bouchée de). Certains termes utilisés pour parler des rapports sexuels, des « jeux amoureux », font allusion aux manières de manger (lécher, sucer, mordre). C’est à la même notion de plaisir que se réfère Claude Fischler10, lors- Langage culinaire et symbolisme sexuel qu’il fait un parallèle entre sucre et acte sexuel. Le sucre comme l’acte sexuel procure un plaisir intense. C’est bien ce dont témoignent les termes de notre corpus de synonymes métaphoriques du sexe (millefeuille, tarte, crumpet et doughnut pour le sexe de la femme, biscuit, friandise, nougat, guimauve, pudding et sucre d’orge pour le sexe masculin, mais aussi des expressions comme faire une gâterie pour l’acte sexuel). Cela explique pourquoi leur « consommation » en solitaire est socialement réprouvée. Le péché de gourmandise est mis en parallèle avec le péché de chair, et le plus grave des deux serait le péché de gourmandise puisque « la légitimité du plaisir sexuel a de plus en plus largement été reconnue », alors que la saveur sucrée a « fait l’objet d’une réprobation sociale croissante ». Plaisir de la chère et plaisir de la chair sont ainsi comparés à partir de leur traitement social, et en particulier de leur condamnation par l’Eglise catholique. C’est aussi en terme de plaisir que Willy Pasini11 considère les relations entre domaine culinaire et domaine sexuel.Toutefois, ces relations ne doivent selon lui pas être trop poussées, dans la mesure où « même si les préliminaires et les moments qui suivent immédiatement un bon repas ressemblent à l’avant et l’après du sexe, le moment d’acmé qui coïncide dans l’érotisme avec l’orgasme n’existe pas dans l’expérience gastronomique. » Autrement dit, cuisine et sexualité sont comparables en terme de plaisir, à condition d’en exclure la dimension paroxysmique qui est uniquement sexuelle12. Ces orientations interprétatives, qui soulignent différentes modalités de la relation sensorielle qui existe entre le domaine culinaire et le domaine sexuel, nous semblent pouvoir être décortiquées à la lumière de l’analyse structurale. En effet, insister sur la dimension de plaisir revient selon nous à tenter de déterminer, à la manière lévi-strausienne, un « plus petit commun dénominateur » entre cuisine et sexualité. En d’autres termes, il s’agit de fonder l’analogie entre ces deux domaines à partir d’un point commun irréductible. Certes, contrairement à l’analyse structurale qui fonde le lien analogique entre cuisine et sexualité sur la métaphore, les rapports unissant ces domaines, dans le cas d’une interprétation fondée sur la notion de plaisir, ne sont pas d’ordre métaphorique, puisque le plaisir est une sensation donc puisqu’il relève non seulement du monde social, mais aussi du monde physique. Nous n’entendons pas par là que les sensations ne seraient que de purs phénomènes physiologiques. Nous croyons en effet en la médiatisation sine qua non du physique par le social, donc par le langage, ce qui revient à dire que le plaisir ne peut être perçu uniquement comme une réaction corporelle. Mais nous pensons que contrairement à la métaphore, immatérielle, le plaisir en tant que sensation possède un support physique duquel il ne peut être détaché. Il s’agit alors de rapports d’ordre sensoriel et non métaphorique. Toutefois, la différence entre ces deux types d’interprétation du lien analogique est une différence de résultat, et apparemment pas de méthode, celle de la recherche d’un point commun qui ne peut pas ne pas être13. C’est sans doute cette identité de méthode qui nous amène à supposer la possible intégration des analyses en terme de plaisir au sein de l’analyse structurale à partir du moment où l’on perçoit le plaisir comme une conséquence de cette « conjonction de complémentarité » dont parle Claude LéviStrauss. Le plaisir résulte de l’union entre acteurs complémentaires dans l’acte de manger et celui de copuler. En d’autres termes, on pourrait dire que le plus petit commun dénominateur qui existe entre le domaine culinaire et le domaine sexuel n’est pas le plaisir des sens, mais l’union qu’ils supposent entre deux parties complémentaires, de laquelle naît le plaisir. C’est en portant notre regard sur les conséquences de ce rapport analogique entre cuisine et sexualité, expliqué par Claude Lévi-Strauss, sur les représentations de l’homme et de la femme, que nous souhaitons achever notre propos. En effet, de ce rapport se dégage un type particulier de représentations dont notre corpus de synonymes métaphoriques du sexe rend compte. Nous avons déjà souligné le fait que les termes relevant de la charcuterie ne s’appliquent qu’à l’homme. Or nous pouvons aussi noter que ce sont uniquement des termes puisés dans le domaine de la boucherie qui permettent de nommer le sexe de la femme. En premier lieu, il apparaît que l’étude des termes culinaires servant à désigner le sexe de l’homme et de la femme, dans le domaine spécialisé du travail de la viande, met en évidence l’existence d’un « langage dualiste » dans lequel est tenue 107 NADIA MOHIA « pour acquise l’existence de différences fondamentales entre les sexes »14. Ce langage dualiste oppose dans notre recherche les termes de la charcuterie à ceux de la boucherie. En second lieu, nous pouvons dire qu’étant donné que la boucherie s’occupe de la viande crue et la charcuterie de la viande préparée, alors c’est de l’opposition entre cru et cuit, c’est-à-dire de l’opposition nature/culture développée par Claude Lévi-Strauss dans Le cru et le cuit, qu’il s’agit, Seraient ainsi confirmées les conclusions de l’analyse structurale, à savoir que la femme serait un être de nature, en ceci opposée à l’homme que ce dernier relèverait de la culture. C’est sans doute pourquoi de nombreuses pratiques locales ont recours à la « cuisson », pour faire entrer la femme dans la culture : « La conjonction d’un membre du groupe social avec la nature doit être médiatisée par l’intervention du feu de cuisine, à qui revient normalement la charge de médiatiser la conjonction du produit cru et du consommateur humain, et donc par l’opération duquel un être naturel est, tout à la fois, cuit et socialisé »15. Malgré cela, la femme bascule sans cesse du côté de la nature (accouchement, menstrues) et c’est pourquoi elle restera dans une irréductible opposition à l’homme. En ce qui concerne la cuisine, il apparaît avec évidence qu’elle symbolise le passage entre nature et culture. On pourrait dire qu’elle est un point frontière, un lieu d’exception, ni nature ni culture, ou nature et culture à la fois. Une question demeure : comment expliquer le fait que la femme, l’être naturel par excellence, soit celle qui s’occupe de la cuisine, autrement dit qu’elle soit l’agent culturel, l’agent de passage entre nature et culture ? C’est justement parce qu’elle est nature que la femme est agent culturel. Elle est vouée aux travaux de la cuisine dans le but de travailler à vaincre par elle-même sa nature et à devenir culturelle. Si l’homme peut l’aider à passer du côté de la culture par divers procédés, en particulier la cuisson symbolique précédemment mentionnée, il ne peut le faire que temporairement, et c’est à la femme de s’occuper de son propre passage vers la culture. Notes 1. Foucault M., La volonté de savoir, 1976, p.25-26. 2. Wendling T., « Une tête dure », 1989, p.343. 3. Cf. De Garine (1990). 4. Verdier Y., Façons de dire, façons de faire, 1979, p.39. 5. Bianquis I., De l’homme au vin, 1994, p.175. 6. Lévi-Strauss, C. : La pensée sauvage, 1962. P.129. 7. Lévi-Strauss, C. : Le cru et le cuit, 1964, p.301. 8. L’idée que les rapports sexuels impliquent des partenaires aux rôles opposés et complémentaires, avec d’un côté un homme actif, et de l’autre une femme passive, constitue une version officiellement admise et valorisée de la sexualité, notamment depuis les Grecs. Elle n’est sans doute pas la norme mise en pratique. 9. Bobbé, S. : « De la table au lit », 1989, p.79-96. 10. Fischler, C. : L’homnivore. 1993, p.276-277. 11. Pasini, W. : Nourriture et amour, 1995, p.29. 12. Bien que nous ne souhaitions pas nous lancer dans une interprétation de type psychanalytique, nous pouvons souligner en quoi ces analyses du rapport entre la sexualité et le plaisir rejoignent celles de Freud sur le développement de la sexualité à partir de l’oralité chez le nourrisson. 13. Cette proposition est soutenue par le fait que les conclusions de deux sciences aux méthodes de recherche distinctes, l’ethnologie et la psychanalyse, convergent vers elle. 14. Héritier, F. : Masculin/Féminin, 1996, p.96-70. 15. Lévi-Strauss, C. : Le cru et le cuit, 1964, p.342. Bibliographie ■ • BIANQUIS, I. : De l’homme au vin, Thionville, Gérard Klein, 1994. • BOBBE, S. : « De la table au lit », in : Les figures du corps, sous la direction de Beffa M.L. et Hamayon R., Nanterre, Société d’ethnologie, 1989. • DE GARINE, I. : « Modes alimentaires », in : Histoire des mœurs, t.2, sous la direction de Jean Poirier, Paris, Éditions Gallimard, 1990, Encyclopédie de la Pléiade. • FISCHLER, C. : L’homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Éditions Odile Jacob, 1993, Collection Points. • FOUCAULT, M. : La volonté de savoir, « Histoire de la sexualité », t.1, Paris, Gallimard, 1976, NRF, Collection Bibliothèque des Histoires. • HERITIER, F. : Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Éditions Odile Jacob, 1996. • LEVI-STRAUSS, C. : La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. • LEVI-STRAUSS, C. : Le cru et le cuit. Mythologiques I, Paris, Plon, 1964. • PASINI, W. : Nourriture et amour, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1995 (tr.fr.), Collection Petite Bibliothèque Payot. • VERDIER, Y. : Façons de dire, façons de faire, « La laveuse, la couturière, la cuisinière », Paris, Gallimard, 1979, NRF, Bibliothèque des Sciences Sociales. • WENDLING, T. : « Une tête dure », in : Les figures du corps, sous la direction de Beffa M.L. et Hamayon R., Nanterre, Société d’ethnologie, 1989. Autour de la marmite amérindienne Eléments d’une dépendance technologique D NADIA MOHIA 108 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines eux observations tirées de mes carnets de terrain vont servir d’entrée en matière. La première restitue la vision assez déconcertante, souvent répétée au cours de mes différents séjours parmi les Emerillon et les Wayãpi de Camopi1, d’un rapport direct avec une nature sans artifice : sous une case d’habitation élevée sur pilotis, dans cet espace réservé aux activités culinaires, je découvre, débordant tristement d’une grande marmite en aluminium posée sur un feu, un bras et une jambe recouverts d’un pelage noir, de la taille des membres d’un bébé… Cela bout et dégage une odeur écœurante. Les flammes, parfois hautes, lèchent les flancs de la marmite en y laissant de sombres taches. Une ou deux fois, une jeune femme a remué le contenu à l’aide d’un long bâton. Une petite tête apparaît, rabougrie, sombre et flasque. Un peu plus tard, la jeune femme emporte la marmite sur le bord du fleuve. Elle en retire un singe qu’elle étale sur un rocher pour en racler la peau à l’aide d’un couteau. L’autre observation se rapporte à une journée de pêche à la nivrée2 organisée par Paul Suitman, le maire alors en place. Tôt le matin, les hommes sont allés chercher les lianes appropriées. A coups de gourdins, ils les ont écrasées sur les rochers, puis transportées loin, en amont d’une crique. Une dizaine de canots chargés d’hommes, de femmes et d’enfants les ont suivis. Après avoir attaché les embarcations le long du fleuve, nous avons pris un chemin à travers la forêt pour retrouver, à un détour, la crique nivrée. Nous avons attendu de longues minutes, enfoncés jusqu’à la taille dans l’eau bourbeu- Ethnologue, Institut d’Ethnologie, Strasbourg se, avant de voir flotter, le ventre au ciel, une multitude de poissons engourdis. Nous n’avions alors plus qu’à les ramasser. Les plus adroits, munis de sabres et d’épuisettes en vannerie, arboraient bientôt de longs chapelets de poissons de toutes sortes. Le soir, toutes les marmites du village ont exhalé des relents de poisson bouilli… La marmite de tous les jours ■ Elle est toujours à portée de main, prête à être posée sur le feu, surtout au retour des chasseurs chanceux.Voici Tola, chasseur émérite réputé pour ne jamais manquer sa cible, qui revient d’une journée de chasse avec cinq dépouilles de pécaris dans son canot. Aussitôt, une frénésie inhabituelle s’empare des casescuisines. Tous les gestes s’accélèrent, notamment chez les femmes. Les marmites sont sur le feu et les femmes s’agitent tout autour, sous le regard des enfants, calmes et dociles, qui attendent de se repaître. Des plaisanteries fusent de-ci et de-là. Les visages sourient. Voici encore Joachim et James, son fils aîné, qui rentrent de la chasse avec entrain, le dos lourdement chargé de « viande », un couple de pécaris, deux singes et deux perdrix. Monique, la femme de Joachim, a allumé deux feux à l’extérieur, à quelques mètres de la case d’habitation, et les marmites bouillent déjà. Sous un abri, un autre feu est allumé, par-dessus lequel James entreprend d’installer un boucan3. C’est qu’il faut faire vite, devancer l’arrivée toujours soudaine de la nuit, faire vite d’abord à 109 Nadia Mohia 110 cause du climat exceptionnellement chaud et humide où tout pourrit en un clin d’œil. Monique s’affaire autour de la viande avec une vivacité inaccoutumée. Joachim aussi s’y met. Sur un billot par lui fabriqué et armé d’un sabre, il dépèce, triture, découpe. Puis, sur de larges feuilles de bananier, il dispose différents tas de viande sanguinolents. Quelquesuns sont destinés à ceux avec qui il entretient une relation d’échange ; d’autres à ceux qui lui ont prêté le moteur horsbord, avancé les cartouches ou les quelques litres d’essence usés. Sa fille aînée est là qui observe et soupèse la chasse, en attendant d’en recevoir la part qui lui revient, puisque c’est son mari qui a justement prêté le moteur. Elle s’éclipsera aussi discrètement qu’elle est arrivée avec une jambe de singe, la tête d’un pécari et une volaille. Monique, tout en nage, le visage empourpré, arrache le pénis du pécari, et avant de le jeter aux chiens, en donne de légers coups sur les mollets de ses jeunes garçons. Elle accomplit ce geste magique afin qu’ils deviennent iponãng4 eux aussi comme leur père. L’atmosphère s’épaissit d’odeurs de sang, de poils brûlés et de vapeurs grasses. Dans la famille nombreuse de Joachim, on mangera bien pendant quelques jours… La marmite de tous les jours contient parfois de la viande, selon la bonne fortune du chasseur. Plus souvent, elle contient du poisson bouilli dont la saveur est relevée par quelques piments forts de la grosseur d’un pois chiche cultivé dans l’abattis5 ou aux environs des cases d’habitation. On emporte partout sa marmite, calée au fond de la pirogue, lorsqu’on va travailler quelques heures ou pendant des jours dans son abattis, lorsqu’on part pour une expédition de chasse et de pêche6, lorsqu’on est invité dans un autre village, à l’occasion d’une fête où le kuku7 coule à profusion.Arrivé à destination, après avoir amarré la pirogue et salué ses hôtes, on la sort, on s’accroupit tout autour et on y trempe son bout de mbedju8 sec. Autrefois, la marmite était en terre cuite. Peu à peu, elle a été remplacée par la marmite en fonte ou, plus communément, en aluminium. C’est qu’elle n’était pas sûre, cette pauvre marmite du temps passé ! L’autre jour, une femme a voulu préparer beaucoup de kuku. Elle a sué de tout son corps dans l’abattis pour récolter le manioc9. Elle a passé des heures, en compagnie de quelques aides, à éplucher les tubercules terreux, puis à les râper sur une plaque métallique, puis, le jour d’après, à laver dans une grande cuvette en plastique la pâte ainsi obtenue, puis à la passer dans un urupem10, puis à la traiter dans un tepi-tsi11. Alors qu’elle a mis enfin la bouillie de manioc à cuire dans une jarre en terre, voilà que celle-ci se brise, laissant perdre son précieux contenu. La femme s’arrache les cheveux, et ne peut contenir sa rage contre son mari : « Tu ne m’as pas acheté une marmite en aluminium ! J’en ai assez de toi ! Dans ces conditions, je ne te ferai plus de kuku !… » Ne pouvant se dispenser du breuvage ancestral, l’homme a fini par offrir à sa femme une grande marmite en aluminium. Depuis, comme la plupart de ses consœurs, elle possède d’autres marmites et casseroles de la même matière qu’en digne ménagère elle récure soigneusement après chaque usage, sur le bord du fleuve, et qu’elle exhibe, rutilants, rangés sur une étagère, dans la case-cuisine, son royaume coutumier. Cette panoplie d’ustensiles de cuisine miroitant au soleil fait la fierté des épouses amérindiennes. Et l’on n’a que mépris pour la malpropre, l’incapable, la paresseuse qui se contente de nettoyer l’intérieur de sa marmite tandis qu’elle néglige l’extérieur où s’accumule la suie graisseuse. Mais parlons d’abord de celle où tout s’est peut-être joué en cette époque jamais révolue narrée par les mythes. La marmite divine ■ C’était après le fameux déluge qui avait anéanti la première humanité. De celle-ci n’était resté qu’un homme flanqué d’un macaque qui, sous sa peau d’animal velu, s’avéra être une belle jeune fille. Après qu’elle eut ses menstrues, elle devint la compagne de l’homme. Ils eurent bientôt un enfant… Un jour, l’homme revint de la chasse avec comme tout gibier un kwata12, alors même que sa femme l’avait fortement mis en garde : « Ne tue jamais de kwata, c’est mon père ; pas de Aki-ki-13, c’est mon grandpère ; pas de macaque, c’est ma famille ! » La femme fut tellement contrariée par cette chasse prohibée qu’elle prit la résolution de le quitter. Ayant revêtu leur peau de singe, elle et son enfant s’enfuirent dans les arbres, poursuivis par les Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines lamentations éperdues de l’homme. Il se retrouva seul, abattu, gémissant jour et nuit. Compatissant à la détresse de l’homme, Wi-lakala, le dieu-créateur, vint à son secours. Il lui indiqua un gros anaconda14 et lui dit de le tuer. L’homme flécha le serpent, puis il le découpa en morceaux qu’il déposa dans différents hamacs, suivant toujours les instructions de Wi-lakala. Bientôt, les vers (tapulu) envahirent les hamacs. Wi-lakala dit à l’homme d’aller s’allonger dans le hamac où se trouvaient le plus grand nombre de vers. Mais, dégoûté, celui-ci refusa et alla se coucher dans un autre hamac moins infecté. C’est alors que de ce hamac surgit la « nation » Emerillon, bien peu populeuse comparée à celle des Chinois qui surgit du hamac où les vers grouillaient en abondance. D’autres peuples émergèrent ainsi de chaque débris de l’anaconda en décomposition. Ensuite, Wi-lakala fit bouillir une énorme marmite d’eau pour la toilette de ses créatures humaines tout juste apparues. – Sautez maintenant ! dit-il aux hommes. – Ah non, on va mourir ! Wi-lakala prit alors un petit lézard et le plongea dans la marmite. L’animal en ressortit avec une peau neuve et fila à vive allure en direction de la forêt. – A vous de sauter maintenant ! répéta Wi-lakala. – Ah non, c’est bien trop chaud ! Pour prouver encore qu’il n’y avait nul risque à respecter sa consigne, Wi-lakala prit un petit insecte et le trempa dans la marmite. Celui-ci en ressortit bien vivant, avec une peau neuve. Après maintes démonstrations, quelqu’un, le Français, plus audacieux que tous, se décida à se baigner dans la marmite. Il en ressortit la peau toute blanche. Un autre fit de même et réapparut ensuite avec une peau rouge, ce fut l’Amérindien. D’autres encore tentèrent l’expérience. Le dernier, ayant plongé dans une eau maintenant saturée de l’impureté de tous ceux qui l’avaient devancé, en sortit avec la peau toute noire…15 Il s’agit d’une des versions mythiques qui traduisent la conception des Emerillon concernant la diversité humaine. On apprend ainsi, notamment, comment ils intègrent le « Blanc », le « Panãntsi », dans leur univers singulier. Il est clairement perçu comme étant le plus malin, le Autour de la marmite amérindienne plus téméraire, et donc le plus comblé jusque dans la couleur de sa peau, et ces attributs sont d’origine aussi bien que de nature16. L’acculturation matérielle et son prix ■ A ce niveau significatif d’une culture, on peut donc déceler quelques éléments d’une conception qui détermine la relation inter-culturelle en jeu. D’une part, celle-ci implique un groupe assez conscient de sa faiblesse et qui subsiste encore largement selon une tradition enracinée dans son environnement naturel ; de l’autre, elle implique une civilisation d’une formidable ampleur, et dont les ressorts, si confus soient-ils, n’en restent pas moins sensibles à l’expérience. Cette relation présente, par ailleurs, tous les traits d’une séduction exercée par les qualités de facilité et de puissance naïvement attribuées à la culture technologique du « Blanc », en l’occurrence du Français. De fait, l’acculturation de nos concitoyens amérindiens concerne indéniablement leur culture matérielle, et la fascination technologique semble en être un des principes les plus efficaces. A première vue, cette acculturation doit contribuer à une amélioration notable des conditions de vie matérielles. Ainsi, les ustensiles de cuisine en aluminium, ou en plastique, sont évidemment plus solides que leurs équivalents en terre ou en vannerie. Il est, de l’avis des usagers, plus commode de servir le kuku dans une casserole que dans une moitié de calebasse qui tient mal quand on la pose par terre17. Des congélateurs font leur apparition, pour le plus grand plaisir de tous sous un climat plutôt pénible, même pour eux, tout aguerris qu’ils sont. Quelques familles à Camopi possèdent maintenant une cuisinière à gaz (« apam alata », « feu d’étranger » en émerillon), et un évier en inox18. Mais, à y regarder de plus près, on découvre que le confort offert par la culture matérielle « blanche » n’est au fond qu’une apparence, les difficultés étant simplement déplacées d’un niveau à un autre. Car si, d’une façon générale, la médiatisation technologique des rapports à la nature s’accompagne d’une réduction des efforts physiques déployés (qu’on songe au moteur qui a remplacé la pagaie), en réalité, elle suscite une dépendance qui, à son tour, exige d’énormes efforts pour maintenir ses profits. Autrement dit, si un ustensile de cuisine en aluminium est plus pratique et plus résistant qu’un objet en terre ou en vannerie, il faut aussi pour l’avoir qu’on obtienne d’abord l’argent nécessaire à son acquisition. En conséquence, il faut travailler ou se plier à des exigences spéciales pour pouvoir toucher les chèques mensuels fort attendus. La notion de « travail » est à ce propos révélatrice. Les Emerillon n’appellent « talawadj », « travail », que les activités qui leur permettent de se procurer de l’argent (« Kalakuli »), comme le canotage au service de la commune ou des gendarmes, les corvées confiées aux « érémistes » de tonte de l’herbe, etc. Mais lorsqu’ils besognent dans leurs abattis, ils ne se considèrent pas en situation de « travail ». Quant aux diverses aides perçues, on sait par exemple que les allocations familiales ne sont versées que si les enfants sont scolarisés. Pour un groupe traditionnellement semi-nomade tels que les Emerillon, ces allocations impliquent l’obligation d’une sédentarité puisque la seule école accessible se trouve à Camopi et que la commune ne peut assurer un ramassage scolaire. En outre, cela est parfois avoué, la nécessité de plus en plus accrue d’avoir de l’argent justifie la hausse de la natalité notée depuis quelques années dans un groupe jusque-là soucieux de son équilibre démographique. N’y a-t-il pas là effet pervers d’un système d’assistance qui en vient à dénaturer la volonté même d’enfanter et à faire de l’enfant un moyen économique ? Et à son tour, la possession de l’argent génère d’autres conditions et des contraintes qui finissent par entamer la culture et la structure sociale même du groupe. Ainsi peut-on repérer aujourd’hui à Camopi des « riches » et des « pauvres », une minorité relativement fortunée peu encline à partager un bien nouveau avec les autres nettement plus démunis. Car dans la logique traditionnelle, les échanges portent sur les produits de la chasse, de la pêche ou de l’abattis. Ce sont des produits incertains soumis à de nombreux aléas suffisamment connus de tous pour que chacun songe à en donner une partie afin d’être assuré de recevoir, lui aussi, les jours de pénurie. Or, l’argent, qui aujourd’hui entre régulièrement, ébranle quelque peu cette logique traditionnelle de l’échange ; il confère à son propriétaire une certaine assurance qui le dispense de Femmes émerillon épluchant le manioc dans la case-cuisine (formes de constructions traditionnelles), Photo Oriel Perez, 1996. 111 Nadia Mohia Femme émerillon évidant un pécari à Camopi, Guyane française, (1989). Photo Eric Navet 112 se plier au principe du don et du contredon, c’est-à-dire de se conduire suivant la relation spontanée d’entraide avec ses semblables. Le seul privilège de posséder un congélateur porte à des comportements qui témoignent d’une modification perceptible de la relation à autrui, et à plus ou moins brève échéance, de l’organisation sociale même. En effet, en assurant une longue conservation de la nourriture, donc sa capitalisation, l’appareil rend inutiles les échanges traditionnels, du moins à leur niveau élémentaire. Car ces derniers ne se font pas seulement par souci de générosité à l’égard d’autrui, mais aussi sous la pression du simple bon sens: puisqu’on ne peut pas consommer rapidement le produit abondant d’une chasse ou d’une pêche et que la putréfaction est toujours menaçante, il est sage d’en distribuer une part aux voisins qui se conduiront de la même façon vis-à-vis du donateur un jour prochain. Le congélateur favoriserait un autre « bon sens » franchement individualiste, au demeurant conforme au modèle socioculturel technicien qui l’a conçu, et assurément à l’opposé de l’autre, lui instinctivement plus collectif. Mais ne voyons dans cette remarque aucune réprobation de l’individualisme dans la mesure où il relève bien d’un mode d’être et de penser. Et nous rejoignons Ph. Laburthe-Tolra (1998: 45) lorsqu’il note: « Au nom de quoi, si ce n’est de la morale, condamner l’individualisme? » Toutefois, et au risque de succomber à la tentation interprétative, notons ce vague sentiment d’ambivalence qui entoure le congélateur : les Emerillon attribuent les « têtes blanchies », plus nombreuses que naguère de leur propre avis, non à l’assistance médicale, notamment, qui a contribué à l’amélioration de l’espérance de vie, mais au fait qu’ils consomment de plus en plus de produits congelés, car « la blancheur des cheveux vient de la neige que fait le congélateur ». Lorsque par ailleurs on apprend combien, dans leur conception, les cheveux blancs sont associés moins à la sagesse de la vieillesse qu’à sa dégénérescence, on devine aussi l’inquiétude latente avec laquelle ils adoptent cet appareil. En tout cas, l’exemple du congélateur illustre bien la problématique de l’acculturation matérielle en cause et ses conséquences sur la dynamique relationnelle du groupe considéré. Entre autres questions, cette problématique pose celle des rapports au milieu naturel qui fondent toute culture. La médiatisation technologique progressive de ces rapports semble entraîner un remaniement de tout le fonctionnement relationnel du groupe. Ce remaniement s’effectue probablement à Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines l’insu de ses membres, complices involontaires d’un profond changement socioculturel qui agit selon sa logique propre, souterraine et anonyme. La même problématique peut être soulignée dans le mode de consommation qui tend à s’imposer aux Camopiens. Selon les revenus des uns et des autres, quelques familles se contentent des aliments acquis dans les commerces maintenant accessibles tandis que les activités traditionnelles de subsistance sont relativement délaissées. Le fait est révélateur d’un processus de changement socioculturel plus actif qu’il ne le paraisse, compte tenu des dimensions essentielles concernées. Par exemple, le temps passé à « travailler » pour gagner de l’argent est retiré du temps accordé à la chasse, à la pêche, aux travaux de vannerie qui sont aussi de la compétence des hommes, ainsi qu’aux travaux dans l’abattis. C’est de cette façon que, peu à peu, s’établit cette autre temporalité propre à nos sociétés techniciennes et productivistes, ce temps social conventionnel ponctué de la pause du « week end » que beaucoup à Camopi emploient maintenant à la chasse et à la pêche impraticables le reste de la semaine. L’époque n’est pas loin, si elle n’est déjà là pour certains, où ces activités traditionnelles naguère vitales deviendront un « loisir », comme elles le sont pour nos chasseurs et pêcheurs « du dimanche ». Ne négligeons pas, néanmoins, la part d’un autre facteur, celui de la raréfaction du poisson et du gibier dans l’environnement proche, qui oblige les hommes à s’éloigner toujours plus des villages, ce qui implique d’avoir de grandes quantités d’essence, donc de l’argent pour l’acquérir… et, finalement, puisqu’on a cet argent, pourquoi ne pas l’utiliser pour acquérir tout de suite la nourriture dont on a besoin ? C’est ainsi que les rapports au milieu ambiant, source nourricière ancestrale, perdent de leur intimité fonctionnelle pour se révéler à travers la distance instaurée par toute cette technologie plus ou moins visible qui conditionne l’alimentation « moderne », c’est-à-dire la boîte de conserve, les viandes congelées, les paquets de biscuits, les boissons… Relevons au passage les problèmes d’hygiène et d’élimination des déchets, aujourd’hui sérieux à Camopi, occasionnés par l’introduction de ces produits. La nourriture : un don de la nature selon la tradition Autour de la marmite amérindienne ■ Lorsqu’on interroge la tradition, on apprend en effet que c’est l’expérience de la forêt et la communication avec ses occupants, les animaux, qui ont, en partie, montré aux humains ce qu’il convient de manger. Autrefois, racontent les Emerillon, des humains passaient dans la forêt. Ils virent des graines tutuke : « Qu’est-ce que c’est ? », se demandèrentils. Un agouti passant par là leur répondit : « Pilopilopilok ! Pilopilopilok19 ! » Un homme décortiqua alors le fruit. Puis il le tourna dans tous les sens, se demandant : « Que vais-je en faire ?… » Un ara juché sur l’arbre tutuke articula : « Dza’u ! Dza’u ! Dza’u20 ! » L’homme mit alors le fruit dans sa bouche. Et c’est ainsi que les Indiens ont su que les graines tutuke sont comestibles21. Aux commencements, content encore les Emerillon, Wi-lakala avait mis la nourriture à portée de main des hommes. Si quelqu’un voulait du poisson, il n’avait qu’à prendre son sabre et tchac ! il prenait un aymara ; si quelqu’un voulait de la viande, il tendait son arc et tuait un gibier sans même s’éloigner du village. Les animaux étaient là, tout près, qui vivaient à proximité des humains, tout comme les poules et les agamis. Mais un jour, quelqu’un ne put s’empêcher d’exprimer son mécontentement. Il déclara que ce serait préférable si les hommes devaient marcher longtemps pour chercher le gibier. Wlakala l’avait entendu et dès le lendemain, il fit fuir les animaux aux fonds reculés de la forêt. Ensuite, il décréta que les hommes, désormais, iraient toujours loin sur le fleuve et peineraient à travers la forêt avant de tomber sur quelque gibier… Un autre mythe dit comment la nourriture végétale fut une longue recherche qui mena les hommes jusqu’au pays de Wilakala, une quête initiatique parsemée de périls qui furent fatals pour les insensés : le chef Namiai réunit tous les siens et demanda qui voulait bien l’accompagner pour aller chercher les légumes, les fruits, le manioc… Plusieurs répondirent à son appel. Ils partirent. Le soir du premier jour, ils firent une halte. Ils édifièrent d’abord un grand carbet22 fermé, puis allumèrent un feu et se restaurèrent. Namiai les avertit : « Restez bien à l’abri, les pololok23 ne sont pas loin ! » Un homme décida que lui, sa femme et ses deux enfants allaient dormir dehors : « Si un pololok vient, je l’assommerai, car il ne me fait pas peur ! », rétorqua-t-il. Peu de temps après, un pololok surgit de la forêt et s’attaqua à l’homme. Celui-ci en vint à bout, le tua, le fit cuire sur un grand feu et s’apprêta à le manger avec sa famille. Mais voici que les cendres du feu et l’odeur de la chair attirèrent toute une horde de pololoks, forçant l’homme audacieux et sa famille à courir se réfugier dans le carbet commun. « Ouvrez-nous, laissez-nous entrer ! », crièrent-ils en vain. Les autres refusèrent d’ouvrir de crainte d’être dévorer à leur tour. Le lendemain matin, ils ne trouvèrent, éparpillés aux alentours, que les os des leurs… La troupe continua sa route, affrontant chaque jour maints dangers, bien des monstres qui faisaient périr les plus imprudents, ceux qui n’obéissaient pas aux recommandations du vieux guide… Finalement, les voyageurs atteignirent le pays de Dieu, sur la lune. Là, tout existe à foison, des poissons si gros qu’il faut une hache pour les couper, des tapirs si énormes qu’il ne suffit pas de les flécher pour les tuer. Il y avait aussi des gens et ce sont eux qui à la fin, et parcimonieusement, remirent à Namiai, afin de les partager équitablement entre les siens, quelques graines de parepou, d’oranger, et puis deux ou trois tiges de manioc, deux plants de bananier, deux morceaux de canne à sucre, deux pousses d’ananas… Leur demande exaucée, les hommes reprirent le chemin du retour vers leur pays. Là, ils firent tous ensemble un vaste abattis puis plantèrent les graines et les pousses reçues sur la lune. Ils ne consommèrent pas la première récolte, ils la semèrent dans un autre abattis. Et c’est seulement à la seconde récolte qu’ils se mirent à manger. Ainsi les hommes reçurent-ils aussi, peut-être, le sens de l’effort et de la patience exigé par tout ce qui réclame un temps de maturité24. N’est-ce pas cette leçon essentielle que la médiatisation technologique tend à faire oublier ? Les aliments proposés dans les boîtes de conserve, les sardines, les viandes ou le cassoulet, dont raffolent les Camopiens, les découragent à peiner dans les abattis ou à traquer, durant des heures harassantes, un gibier aléatoire. La dépendance alimentaire ■ La dépendance alimentaire apparaît par l’entremise de multiples facteurs. Les rentrées d’argent permettent à certains d’acquérir la nourriture soit dans l’épicerie locale montée par un des habitants les plus habiles à comprendre et à maîtriser le système économique dominant, soit chez les commerçants brésiliens installés sur l’autre rive de l’Oyapock frontalier, qui proposent aux Camopiens de nombreuses denrées alimentaires et, plus alarmants, des alcools de qualité suspecte, soit, enfin, à Saint-Georges, le bourg créole situé à quelque six heures de pirogue en aval du fleuve où l’on trouve trois ou quatre grandes surfaces commerciales et quelques modestes épiceries. L’expression extrême de cette dépendance alimentaire peut être saisie dans le drame d’une enfant handicapée de naissance25. Après avoir bénéficié d’une rééducation psychomotrice à Cayenne, et pris goût durant quelques mois à la nourriture de la ville, elle fut obligée de remonter à Trois-Sauts26. La voyant remise sur pied, les parents la reprirent pour percevoir le chèque des allocations familiales. Avant, l’enfant avait été confiée à une jeune mère et menait une vie pour ainsi dire normale. Privée du supplément alimentaire que sa mère adoptive pouvait lui procurer à Camopi, l’enfant refusa de jour en jour toute nourriture jusqu’au matin où on la découvrit gisant sans vie au fond de son hamac. On dirait déjà lointaine l’époque où… il n’y avait nulle alternative face à la nature. Les Emerillon rapportent l’histoire d’un homme qui revenait tous les jours de la chasse sans la moindre viande. Il souffrait tellement de faim… Il trouva des excréments de babouin, les ramassa dans un panier et les rapporta à sa femme. Celle-ci mit les crottes à chauffer dans sa marmite, puis y ajouta de la sauce mbedjupilet27. Et ils mangèrent… Et cette autre anecdote : Tamutsi, un vieux grand-père, rôtissait du maïs. Quand un épi était cuit à point, il le donnait à l’un de ses très nombreux petitsenfants. Chaque fois qu’il voulait goûter lui aussi à son maïs, un de ses petits- 113 Nadia Mohia enfants lui arrachait l’épi de ses mains… et Tamutsi mourut de faim… 28 Aujourd’hui, ces mba’ekwöt29 font tout juste rire, avec parfois aux lèvres, une moue de dégoût ou de désolation. Je songe au vieux Barcarel, miné par la maladie, habitant du village Kayodé, sur la rive du Maroni, qui nous avait accueillis pendant trois semaines. Le manque était à peu près chronique sous son toit. Certains matins, de la case qu’il nous avait momentanément cédée, je les voyais, lui et sa famille, rassemblés autour du feu, chuchotant à voix basse, et espérant je ne sais quoi du jour qui pointait tout doucement à travers la brume dense. Quelquefois, le soir, il quittait son hamac où il vivait ses plus longues heures et allait sur le bord du fleuve pour tâcher d’attraper des yayas. Ce menu fretin servait d’appât à des poissons plus gros que son fils allait pêcher plus loin lorsqu’il disposait de quelques litres d’essence. Chaque jour, dans un souci d’échange tacite, et sans doute comptait-il un peu là-dessus durant tout notre séjour, je lui offrais les deux tiers du contenu de ma propre marmite… Conclusion 114 ■ Un désir obstiné, sans doute condamné à l’insatisfaction, pousse les hommes à créer ou à renouveler leurs conditions matérielles d’existence, telle la manière de produire les aliments et de se nourrir. A première vue, ce désir semble tout attaché à les affranchir des liens de contrainte avec une nature omniprésente et toutepuissante, à l’image universelle de la Mère nourricière. Il constitue encore le moteur de l’évolution des sociétés et de leurs cultures. A ce sujet, les Amérindiens de Camopi offrent un exemple particulièrement éloquent; ils représenteraient un cas pour ainsi dire expérimental. En quelques années, à la faveur de divers « projets de développement » plus ou moins réussis, ils se sont trouvés inclus sur plusieurs plans (administratif, politique, économique…) dans un modèle socioculturel qui, soutenu par une technologie aux succès indubitables, donne l’impression d’avoir le mieux répondu au désir humain fondamental. Avec une résignation mal dissimulée par l’enthousiasme d’une poignée d’heureux, les Camopiens consentent à leur acculturation matérielle, en l’occurrence, au niveau de leurs pratiques alimen- taires. Au-delà des avantages concrets et appréciables, les emprunts technologiques induisent des changements imperceptibles à l’analyse sommaire. Car ces derniers opèrent lentement aux niveaux essentiels d’un mode d’être et de penser. Sous le couvert d’une amélioration toute relative des conditions matérielles d’existence, les rapports relationnels avec le milieu naturel autant qu’avec autrui se transforment, en même temps que s’établit une dépendance par rapport au modèle socioculturel régnant, comme à son système de production technicien. Or, on sait quel espoir insane motive un tel système : se rendre maître d’une nature désacralisée, désormais mise à distance, soupçonnée d’être par trop imprévisible et quelque peu adverse. Cela constitue une interrogation anthropologique que bien des chercheurs n’ont pas manqué de poser. Citons E. Morin (1973 : 19) écrivant : « Depuis Descartes, nous pensons contre nature, assurés que notre mission est de la dominer, la maîtriser, la conquérir. » G. Balandier (1985 : 16), lui, précise le problème dans la perspective d’une anthropologie de la modernité : « La modernité présente, plus qu’à aucune autre époque, subvertit le rapport à la nature et les façons de l’exprimer. C’est un territoire bouleversé, en partie inconnu, qui doit maintenant être réexploré […] En ce domaine où les interactions sont nombreuses, la modernité produit des transformations qu’il faut dire radicales, car elles atteignent les racines de l’individu et des collectifs. » Mais au-delà de ladite « modernité », ces lignes de G. Balandier résument parfaitement les quelques éléments descriptifs mis en évidence dans l’analyse de l’acculturation matérielle chez les Amérindiens de Camopi. Ainsi, la réflexion proposée nous amène à réviser l’orientation d’une anthropologie qui, faute d’avoir épuisé la critique de sa conception évolutionniste initiale, se disperse dans des spécialisations oiseuses. Si je suis partie d’une interrogation concernant d’abord une société « autre », c’est en définitive pour revenir au seul modèle socioculturel qui n’a sans doute jamais cessé d’inspirer la pensée anthropologique, même dans les moments où elle succombe toute entière à l’illusion de l’altérité exotique. Dans ce sens, je pense que l’anthropologie de la modernité formulée par G. Balandier a toujours été l’horizon Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines permanent de la discipline et non un de ses « nouveaux » domaines. Cette optique épistémologique s’impose, enfin, lorsqu’on évalue à sa juste mesure l’imprégnation technologique de nos sociétés. Ces dernières n’en sontelles pas à trembler devant leurs sorciers d’un genre inédit, ces biotechniciens qui proclament leur projet d’entamer notre ineffable condition humaine (D. Le Breton, 1999) ?… Notes Autour de la marmite amérindienne ■ 1. Les Emerillon et les Wayãpi sont cultivateurs, chasseurs-cueilleurs et pêcheurs. Fondé en 1969, Camopi est le chef-lieu de la première commune de la Guyane française à majorité amérindienne, la seconde étant celle d’Awala-Yalimapo, sur la côte, elle habitée essentiellement par les Kalinã (Galibis). La commune comprend les villages wayãpi de Trois-Sauts situés sur le HautOyapock ainsi que les villages wayãpi et émerillon dispersés le long de l’Oyapock et de son affluent, la rivière Camopi. Le groupe des Emerillon se compose de quelque 400 personnes vivant en majorité à Camopi ; les autres, une centaine, sont installées sur le Maroni ainsi que sur la rivière Tampok. Voir E. Navet (1990). 2. La pêche à la nivrée pratiquée en Guyane est une pêche collective où l’on utilise des lianes contenant une substance toxique, non mortelle, pour les poissons. Voir P. Grenand (1980). 3. Treillis de branches installé au-dessus d’un lit de braises fumantes et sur lequel on pose des morceaux de viande et autres aliments pour les cuire longuement et les conserver pendant quelques jours. La pratique du boucan est très longue et demande de la patience ; il faut se lever la nuit pour entretenir le feu. C’est pourquoi on considère qu’il s’agit d’un travail de vieilles femmes qui, justement, ont un sommeil léger et la patience requise. 4. Être « iponãng » signifie être un chasseur « chanceux » ; le contraire est dit « ipanem » ; on le devient, explique-t-on, surtout lorsqu’on n’a pas respecté certains tabous, notamment, alimentaires. Dans ce cas, un traitement s’impose qui consiste à se soumettre aux interdits. On est dit alors odzkuaku, c’est-à-dire « en cure » de rituels. En Kabylie, lorsqu’on égorge le mouton de l’Aïd, il est de coutume, à l’aide du couteau qui a servi au sacrifice, de marquer le front des enfants du sang de l’animal ; le geste, appelé ticerka, est destiné à contrer le mauvais œil qui risque de frapper les enfants ce jour-là tout débarbouillés, vêtus de neuf, et de ce fait très exposés à la funeste envie d’autrui. 5. L’abattis (« ko » en Emerillon) est une zone de forêt (ka’a), généralement à proximité des bordures du fleuve, cultivée selon la technique de la culture sur brûlis. Après que les hommes ont défriché, coupé les arbres et brûlé la végétation qui doit l’être, la surface est prête à être plantée par les femmes à qui revient aussi la tâche de récolter les produits. 6. Ces expéditions, qui durent quelques jours, sont formulées pour l’ethnologue en termes de « Nous allons manger ». En effet, pour avoir participé à une de ces missions essentiellement nourricières, j’ai pu constater combien, en prévision des périodes de disette, le corps reste finalement le meilleur procédé de conservation alimentaire du point de vue traditionnel : au cours de ces voyages, on prend plusieurs repas par jour et ce qui n’est pas consommé sur place est boucané et ramené au village. 7. Bière de manioc légèrement alcoolisée que les Amérindiens consomment abondamment, en particulier, lors des fêtes, durant certaines cérémonies tel que le rite de puberté de la jeune fille, ou bien encore après un mayuri, le travail collectif de préparation d’un abattis. Lorsqu’on est invité, dans un autre village en particulier, on doit quelque cadeau (une vannerie décorée, quelques fruits…) à l’hôte, mais ce dernier n’offre que le kuku et non les repas ; c’est donc à l’invité d’apporter de quoi se nourrir ou d’aller chasser et pêcher durant son séjour. 8. Galette de manioc que les femmes cuisent sur une large platine chauffée par un feu vif. C’est tout un art de la retourner d’un seul mouvement pour la faire dorer sur l’autre face. 9. Pour l’avoir partagée, je sais combien cette corvée réservée aux femmes est pénible : il faut d’abord couper la tige, haute de quelque deux mètres, à une vingtaine de centimètres du sol - c’est cette tige qui sera plus tard replantée. Ensuite, il faut tirer de toutes ses forces sur le bout de tige restant pour dégager les tubercules accrochés en grappes et enfouis profondément sous terre. Ce faisant, on est assailli par une multitude d’insectes redoutables, tels les taons ou les fourmis… 10. Tamis à manioc. 11. Vannerie oblongue plus ou moins grande (plus d’un mètre) qui permet d’extraire la substance toxique du manioc. Le tepi-tsi est rempli de la pâte de manioc puis suspendu verticalement par un bout à une poutre de la case ; à l’autre bout, on fait passer un long bâton sur lequel la femme s’appuie de tout son poids de façon à tirer sur la vannerie pour en serrer les mailles ; le liquide toxique s’écoule ainsi tout le long de l’instrument, dans une cuvette posée au-dessous, à même le sol. 12. Singe atèle, une des espèces bonnes à manger. 13. Singe hurleur, espèce également consommable. 14. L’anaconda est un des personnages les plus marquants dans la mythologie des Emerillon. Consommer sa chair ou le toucher même est tabou. 15. Pour une version plus complète de ce mythe, voir E. Navet (1995). 16. Voir aussi Mohia (1990, 1993, 1995). 17. Quand on est invité à boire le kuku, il est courant qu’on se voit proposer une autre calebasse (qui sert à la fois à prendre la boisson dans le grand récipient et à boire pour tous les invités), sans qu’on ait fini la première déjà servie. Le serveur, ou plus généralement, la serveuse se campe devant vous, parfois sans lâcher la calebasse que vous devez alors boire d’un trait, et attend de récupérer l’ustensile, tandis que la seconde calebasse est posée à terre. Les hommes, ayant absorbé des litres du liquide, vont de temps à autre à l’écart pour le régurgiter en des jets spectaculaires. 18. Ces objets restent dans la majorité des cas inopérants surtout parce que les bouteilles de gaz coûtent trop cher. Comme j’ai pu le constater il y a deux ans, les gazinières, posées dans un recoin de l’espacecuisine ou à l’étage, à l’intérieur de la maison, sont attaquées par la rouille faute d’être entretenues, tandis que les éviers, installés lors d’un programme d’aménagement communal en même temps que les adductions d’eau « à domicile », sont bouchés, encombrés d’un fatras de choses et finalement hors 115 COLETTE MÉCHIN d’usage, et les femmes continuent toujours de faire leur vaisselle sur le bord du fleuve. 19. « Pilok » : « épluchure ». 20. « ‘u » : « manger ». 21. Conte recueilli par D. Maurel, instituteur d’abord à Camopi puis à Elahé (village mixte Emerillon Wayana sur les rives du Maroni) ; il est également titulaire d’un Diplôme universitaire en Ethnologie (obtenu à l’Université Marc Bloch). Je le remercie pour son accueil et ses informations précieuses. 22. « Carbet » est un terme créole qui désigne la case d’habitation. 23. Le pololok est un des abominables monstres qui peuplent l’univers fantasmatique des Emerillon ; ils Bibliographie ■ • Balandier, G. : Anthropo-logiques, Paris, Librairie générale Française, 1985 (1974 : Puf). • Grenand, P. : Introduction à l’étude de l’univers wayapi – Ethnoécologie des Indiens du Haut-Oyapock (Guyane Française), Paris, Selaf, 1980. • Laburthe-Tolra, Ph. : Critiques de la raison ethnologique, Paris, Puf, 1998. • Le Breton, D. : L’adieu au corps, Paris, Métailié, 1999. • Mohia, N. : « Les Amérindiens de Camopi : de l’alcoolisation au musée ou l’itinéraire d’une acculturation », Cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 14, 1990, p. 31-42. • Mohia, N. : « L’acculturation en question : approche analytique à travers les dessins d’enfants amérindiens », Cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 20, 1993, p. 80-113. le décrivent comme un énorme rapace aux serres terrifiantes. 24. Mais il n’en fut pas ainsi de tout temps. Autrefois, disent les Emerillon, le manioc, transmis par les vers de terre, mûrissait très vite, un jour après sa mise en terre, tout comme le maïs et d’autres plantes. Mais voilà qu’une femme allongea cette durée de maturation simplement en refusant d’aller récolter le manioc au moment indiqué par son époux. C’est donc à cause de la négligence d’une femme que les hommes sont réduits à attendre des mois avant de pouvoir manger les produits de leurs abattis. 25. Elle avait, selon D. Maurel de qui je tiens cette information, une grave anomalie des jambes. 26. Trois-Sauts est à plus de cinq heures de canot de Camopi, sur le Haut-Oyapock. Les habitants en sont donc pour le moment à subsister suivant le modèle de production traditionnel, sauf lorsqu’ils descendent à Camopi ou à SaintGeorges, comme ils le font régulièrement pour retirer les chèques des allocations. C’est alors pour eux une véritable campagne de quelques jours. 27. Sauce à base de piments et de kuku. 28. Cette historiette et la précédente ont été recueillies par D. Maurel. 29. Histoires succinctes dans lesquelles transparaît l’humour émerillon. Le four à micro-ondes Usages et représentations1 Petit rappel historique COLETTE MÉCHIN 116 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ans une enquête publiée en 1998, la revue 60 Millions de Consommateurs constate : « Le four à micro-ondes est bel et bien installé dans les cuisines d’aujourd’hui […] Plus de la moitié des ménages français sont équipés d’un four à micro-ondes. Dans près de 80 % des cas, ces fours sont utilisés soit pour réchauffer des liquides ou des plats préparés à l’avance, soit pour la décongélation. Mais, depuis l’apparition, au début des années 90, des modèles avec gril, qui permettent des cuissons dont la qualité est proche de celle obtenue avec un four traditionnel, l’usage du micro-ondes a beaucoup évolué. […] il s’impose progressivement comme l’instrument moderne de la cuisine maison. » (Mandroux, 1998 : 44). L’objet en apparence s’est banalisé, même s’il continue de façon souterraine à entretenir un certain malaise quant à ses effets invisibles. Les titres des articles ont aussi évolué ; en mars 1998 la revue Marie-France titre en page 170 : « C’est meilleur au micro-ondes »avec en soustitre : « C’est pratique, c’est rapide et on ne pourrait plus vivre sans. Mais on oublie que pour certains plats, c’est aussi meilleur. Parce que cette cuisson préserve les saveurs du frais et exalte celles des herbes et des épices. » On est loin des titres chocs des années 90 comme ce « Faut-il avoir peur des micro-ondes? » de la revue Que Choisir (janvier 1992 : 24). Apparu sur le marché américain au mitan du siècle, le micro-ondes n’a débarqué sur le marché européen que dans les années D • Mohia, N. : Ethnologie et psychanalyse – L’autre voie anthropologique, Paris, L’Harmattan, 1995. • Morin, E. : Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973. • Navet, E. : Ike Munanam – Il était une fois…, Paris, Nitassinan, 1990. • Navet, E. : « Les Amérindiens de Guyane française devant les exigences de la démocratie et du développement », Langage et politique – Les mots de la démocratie dans les pays du Sud et de l’espace francophone, Sous la direction de AndréMarcel d’Ans, Tunis, Agence de coopération culturelle et technique, 1995, p. 297-324. • Navet, E. : « Qu’est-ce qui fait bouger le mythe ? Création et recréation du mythe chez les Emerillon de Guyane française », Transitions plurielles – Exemples dans quelques sociétés des Amériques, Paris, Peeters/Selaf, 1995, p. 91-113. Ethnologue, CNRS ■ 70. Du fait de sa « jeunesse » il est tentant pour l’ethnologue des usages ordinaires d’observer son implantation progressive dans les mœurs culinaires de la société actuelle. « Jusqu’en 1980, l’appareil s’en tient stricto sensu à la décongélation et au réchauffage. Il est le gadget « plus » que les gens pressés et en accord avec leur temps exhibent fièrement. Après, les choses se compliquent. Avec l’adjonction de la fonction gril, le microondes, désormais, « cuit et dore ». […] D’innovations en innovations, au début des années 90, l’objet est d’une sophistication extrême. Mais il n’est que très rarement utilisé à 100 % de ses capacités. […] On avait oublié le facteur humain, l’homme qui pilote la machine et qui quelquefois n’y arrive pas. Alors retour de balancier, le fin du fin en 1995, c’est la simplicité toute nue. »(Berthon, 1995 : 83). D’un appareil d’appoint, simple outil de réchauffage on est passé après une phase d’« apprivoisement » à une possible mutation des manières de cuisiner. Dans cette perspective, Jacques Perriault fait remarquer : « Certains appareils s’introduisent subrepticement dans l’espace domestique sous couvert d’en perfectionner d’autres plus anciens. En fait ils ne se contentent pas d’apporter une amélioration, mais contribuent à modifier profondément l’espace et les pratiques dans lesquels ils s’insèrent. » (1992 : 113). Tranche de vie ■ La scène, imaginée par David Lodge, se passe en Angleterre dans les années 80-90 : « Pourquoi on n’achèterait pas un 117 Colette Méchin four à micro-ondes ? Je pourrais te préparer du bacon en quelques secondes avec un micro-ondes. – Sais-tu, demande Vic, que 96 % des fours à micro-ondes vendus dans le monde sont fabriqués au Japon, à Taiwan et en Corée ? – Tous les gens qu’on connaît en ont un, dit Marjorie. – Précisément, dit Vic. Marjorie regarde Vic d’un air malheureux, se demandant bien où il veut en venir. -Je pensais aller me renseigner sur les prix ce matin, dit-elle […] – Et où le mettrais tu ? demande Vic, parcourant du regard les plans de travail de la cuisine déjà bien encombrés avec toutes sortes d’appareils électriques : grille-pain, bouilloire, cafetière, robot marie, wok, friteuse, gaufrier. – Je pensais qu’on pouvait mettre ailleurs le wok électrique. On ne l’utilise jamais. Un four à micro-ondes serait plus utile. – D’accord, regarde les prix mais n’achète rien. Je peux en obtenir un moins cher par l’usine. Le visage de Marjorie s’illumine […] – Seulement ne compte pas sur moi pour manger ce que tu y feras cuire dit-il […] – Pourquoi pas ? – Ce n’est pas une façon de cuisiner voyons ! Ma mère se retournerait dans sa tombe. » (Lodge, 1990 : 24) On a là, en condensé, l’essentiel des préjugés concernant l’appareil. En priorité est donné l’argument de la « rapidité » d’exécution des préparations, vient ensuite celui de la « méfiance » (du fait ici qu’il est fabriqué dans les pays asiatiques), celui de la « norme » (le conformisme d’un milieu social), celui de « la place » de l’objet dans la pièce (comment apprivoiser le nouvel outil dans un espace déjà saturé). Le dernier argument proposé est sans doute le plus fort, il fonctionne en référence à la « vraie cuisine ». Reprenons, en les développant, quelques uns de ces arguments. Stratégie du choix 118 ■ Annie Dussuet, s’interrogeant sur les raisons qui poussent à l’achat d’un appareil ménager, propose d’appeler « logique de la collection » cette motivation dont la rationalité est clairement extra économique. « Les femmes paraissent engagées dans une sorte de course à la modernité dont le but suprême serait de posséder la collection complète des appareils ménagers existants […] L’important est donc d’avoir « ce qu’il faut », c’est-à-dire de se conformer à la norme en la matière » (1997 :124). En ce sens, le four à microondes représente bien cette nouveauté « en soi » qui classe les ménages parmi ceux qui sont « dans le coup » (et le refus de l’appareil est organisé dans le discours sur le mode véhément qu’oblige une résistance argumentée à une modernité présentée comme inéluctable). Force est de constater aussi qu’en matière de cadeau, le four à micro-ondes (anniversaires, Noël, mariage, Fête des Mères, changement de lieu d’habitation, naissance d’un bébé, départ à la retraite, voire lot du grand jeu de la Quinzaine commerciale d’une commune) est devenu un des classiques des objets d’équipement à offrir. Sans négliger la part de décision personnelle que présente l’achat de cet équipement – tout le monde ne reçoit pas l’appareil en cadeau – nos enquêtes révèlent l’importance que semble jouer, surtout lorsqu’il s’agit de la première acquisition, une tierce personne que nous désignerons comme l’« Intermédiaire ». Ce personnage va servir de caution en quelque sorte à l’appareil inconnu puisque, soit c’est chez lui qu’on l’a vu fortuitement fonctionner (rôle passif sans chercher à influencer), soit qu’il en parle de façon convaincante ou qu’il propose d’en offrir un (rôle actif d’aide à la décision). Ainsi cette jeune femme raconte qu’elle a acheté son micro-ondes en 1989 à la naissance des jumeaux, essentiellement « pour chauffer l’eau des biberons »et les stériliser « au début il fallait dix-neuf biberons par 24 heures ! et ils se réveillaient à une demi-heure d’intervalle ! on a dit « on va ach’ter un micro-ondes » […] Maman me gardait les enfants, elle habitait dans le quartier, maintenant elle est dans un village à quarante kilomètres. Elle a ach’té son micro-ondes après moi, je sais qu’elle fait beaucoup de réchauffage mais je sais qu’elle fait aussi des œufs mollets. Elle dit : « Les œufs au micro-ondes c’est fantastique ! » La grand-mère, en se servant épisodiquement du four chez sa fille s’est habituée au nouvel outil et l’a adopté. Un peu de la même façon, Madame S. (71 ans) qui vit seule, s’est vue offrir, par son fils, un micro-ondes en 1997 à la mort de son mari : « J’ai dit : « ça je veux bien » mais j’en avais vu un chez ma fille ! » Les situations où ce « quelqu’un-qui-sait » va peser dans la décision sont, semble t-il, des plus fréquentes. Une de nos informatrices se souvient en riant d’une Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines « réunion Tupperware » où lui disait : « mais quelle idée tu as de ressortir toutes tes casseroles ! et de refaire encore une fois la vaisselle […] si tu achètes un micro-ondes t’as une assiette qui chauffe, t’as qu’une assiette ensuite à laver ! » Et elle en a ach’té un ! » ; une autre, qui tient un salon de coiffure, en parle parfois avec des clientes : « Quand je leur dis que je cuisine dedans elles sont étonnées, elles écoutent et puis on voit bien qu’elles sont intéressées ; elles disent : « je pourrais peut-être essayer » et puis j’ai pas l’impression qu’elles le font… » On pourrait accumuler les exemples qui montrent le rôle essentiel de l’intermédiaire : sa chance de convaincre semble d’autant plus grande qu’il est plus proche et estimé de la personne : les enfants des personnes âgées jouent souvent ce rôle, à condition qu’ils ne « brusquent » pas les réticences en apportant trop vite l’objet, comme semble vouloir le dire Madame M. : « Les enfants m’ont offert le micro-ondes pour m’aider mais ils ne savaient pas que j’avais tellement peur de ça », aussi a telle profité de son déménagement récent dans une résidence Troisième Age pour s’en débarrasser sans vexer personne. Mais une assistante sociale, un(e) infirmièr(e) à domicile, un(e) kinésithérapeute, une femme de ménage, etc. personnes proches et considérées comme de bon conseil remplissent souvent ce rôle.2 Temps gagné, temps perdu grammer le temps. Déjà il faut vous dire que vous devez programmer tout en secondes et après vous validez […] Beaucoup de micro-ondes pourraient faire un maximum de choses et en fait on l’utilise pour une seule chose: réchauffer […] alors que moi j’en ai acheté un, c’est plutôt mon parrain qui me l’avait acheté à l’époque de Le four à micro-ondes mon mariage, il sait décongeler, il sait, selon le type d’aliments, ce qu’il faut faire mais on l’utilise que pour réchauffer. On n’utilise pas les 9/10e des fonctions » Le gain de temps devient, dans le discours des sceptiques, un argument pour clouer au pilori les nouvelles manières de consommer. Dans sa thèse de doctorat en médecine D. Hémery, à propos des répercussions de l’usage du four à micro-ondes sur le mode de vie, n’hésite pas à relier entre eux, en un faisceau logique et quasi inéluctable, les éléments de « modernité » des pratiques alimentaires actuelles: Les micro-ondes, écrit-il « vont dans le sens du repas rapide à domicile (fast food), du ■ (Ré)chauffer rapidement, avec un minimum de vaisselle est le motif toujours évoqué en premier par ceux qui sont équipés d’un four à micro-ondes : « Ma mère, elle s’en sert tous les matins pour chauffer son lait. Lorsqu’elle veut se faire une tisane, elle trouve ça très pratique parce qu’avant avec les plaques [électriques], il fallait sortir la casserole, il fallait chauffer de l’eau ; elle en est très, très contente, et puis là, comme elle va mieux, de temps en temps elle fait des petites choses, parfois des raviolis qu’elle met sur une assiette, elle met dedans et puis voilà… » La rapidité n’est qu’un aspect des effets prodigieux du micro-ondes sur le temps. La maîtrise, à la seconde près du processus de la cuisson en est un autre qui peut donner le vertige : « Il y a un tas de touches digitales comme sur une calculatrice pour pro- Micro-ondes, Publicité Samsung, supplément DNA 10 décembre 1998. 119 Colette Méchin 120 repas télévision (T.V. lunch) par réchauffage de coûteux surgelés tirés d’un autre appareil électrique: le congélateur ou de plats tout préparés, eux aussi à forte valeur ajoutée, achetés à la hâte auprès de l’hypermarché voisin. » (1983 : 38). La « vitesse » de cuisson et/ou de réchauffage se prolonge par le repas trop vite ingéré (« fast food ») et s’anticipe par des achats « à la hâte » dans les grandes surfaces. L’usage du micro-ondes est ici analysé dans ce que Campion-Vincent et Renard désignent pertinemment comme la « métonymie de la modernité » (1992 : 340). Aussi cette rapidité extraordinaire, sans commune mesure avec la maîtrise traditionnelle du temps, génère t-elle des angoisses : « une erreur de 2 à 3 minutes dans votre micro-ondes reviendrait à faire cuire votre viande au moins deux heures dans votre four traditionnel. […] En conséquence, même si votre plat est délicieux, certains acides aminés absorbés ne pourraient plus être assimilés par l’organisme d’où la sensation de ne pas avoir mangé à sa faim, d’être plus rapidement fatigué que d’habitude, d’être stressé. » (Audran et Bournat).3 Cuisiner avec un four à microondes c’est « cuire au radar » écrit Perriault (1992 : 115) qui poursuit : « Notre bagage traditionnel de culture technique ne sert plus à rien pour comprendre comment s’effectue la cuisson ». Et l’avantage que représentait la rapidité se tourne soudain en son contraire. En apparence, le déni de cuisine dont se rend coupable le micro-ondes vient d’abord de l’abolition de toute cuisson lente: « J’aime bien faire la cuisine donc je vois pas l’utilité de faire de la cuisine ultra-rapide » (H.J., la quarantaine) « Les réfractaires résistent au micro-ondes au nom d’une conception traditionnelle de la cuisine, dans laquelle le temps joue un rôle considérable, que résume bien le terme « mijoter » » (Perriault, 1992 : 116). Un magazine qui fait autorité auprès des consommateurs comme Que Choisir, n’hésite pas à annoncer en janvier 1998 (malgré l’évolution technique que représentent les combinés micro-ondes et gril) « La haute gastronomie n’est pas l’affaire des fours micro-ondes + gril. N’y préparez ni gigot, ni gâteau, ni lasagnes, le résultat ne serait pas à la hauteur de vos espérances. En revanche n’hésitez pas à y cuire les poissons, y faire fondre du chocolat pour les desserts, à cuire et gratiner les légumes ou à décongeler les aliments. » (p. 45). La « vraie » cuisine ■ L’approche ethnologique permet d’accentuer le trait. On peut estimer que ce qui fait problème, dans la cuisine aux micro-ondes c’est la relation à la catégorie du « cuit » ; l’absence de flammes et/ou de signes tangibles de chauffage (les ustensiles restent froids) fait douter d’une transformation culinaire qui dans la mentalité nord-occidentale est fortement ancrée dans une obligation de « cuisson » (cuisiner à la même racine que cuire). C’est ce qui, dans le langage des personnes que nous avons rencontrées, va être exprimé par cette curieuse expression « ce n’est pas de la cuisine ». Ainsi Madame M. raconte : « J’ai un peu peur du micro-ondes, je trouve que les ondes c’est malsain… Y a pas d’flammes, je ne vois pas que ça chauffe ; et si y avait des ondes qui se sauvent ? L’électricité on voit qu’ça chauffe, ça devient rouge, c’est naturel. Ici, on ne voit pas et c’est chaud tout à coup. J’ai peur que ce soit quelque chose de malsain. » Ou bien c’est la façon dont la cuisson s’effectue qui pose problème : « Moi personnellement j’aime pas ce qui est cuit de l’intérieur vers l’extérieur et un micro-ondes, il fait ça ; tandis qu’un four, lui, fait l’inverse, il cuit de l’extérieur vers l’intérieur. C’est ce qu’il faut. […] Il est hors de question que je fasse la cuisine dedans […] maman nous a appris à cuisiner, j’aime faire la cuisine, […] pour moi tous les plats que je fais ça doit mijoter. La bonne odeur aussi… Voilà, si j’ai une cuisine, c’est pas pour la parfumer, c’est pour que ça sente la cuisine. Il faut que ça sente bon ! » (fille de Mme M.) Et cette éloge de la cuisson odorante atteint le niveau de la parabole dans cette extraordinaire évocation d’une publicité vue à la télé : « Y a quelqu’un qui fait les choses très vite. Donc, il sort une barquette du congélateur, il la met au micro-ondes et on entend juste un petit « gling », et pis de l’autre côté y a celui qui réchauffe avec le beurre et on entend le beurre qui cuit, et pis les p’tits oignons qui rissolent et tous ces bruits qui sont bons et puis l’odeur qui commence à… [elle s’arrête, soudain consciente qu’on ne sent rien d’une pub vue à la télé, il n’empêche…] Je trouve que c’est un peu ça ce que j’aime : prendre le temps de cuisiner. Je trouve que cette pub est bien faite, c’est un peu le symbole de deux vies différentes quoi. Une vie très rapide, très Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines speed et pis une autre où on prend le temps encore de faire des choses traditionnellement. » (H.J). Non seulement les repères traditionnels qui signalent le changement d’état d’un aliment par la cuisson disparaissent (flamme, chaleur, couleur, odeur…) mais la montée en puissance de la cuisson est abolie : sans préambule et sans final l’appareil – et son bruit mécanique s’interrompt par un signal sonore d’arrêt d’ascenseur – réalise à la seconde près l’action pour laquelle il a été programmé. La perplexité devant le produit obtenu commence alors avec les paradoxes du chaud interne et du froid externe : « Le plat n’est pas chaud et ce qui est dedans est chaud, je trouve que c’est moderne, j’ai peur du trop moderne » (une dame de 81ans). Il y a quelque chose d’iconoclaste dans cette cuisson sans respect pour les normes établies. A cela s’ajoute des interdits concernant la vaisselle : pas de papier d’aluminium, pas de casserole : « j’mets que des assiettes blanches, des plats en pyrex…tout ça, ça passe bien…j’ai pas acheté de trucs exprès, non, j’en vois pas l’utilité…à part des tupperwares qui étaient rigolos et pis que je trouvais agréables » (H.J.). Même donc si on relativise, la remarque de Jacques Perriault est cependant pertinente : « La rupture avec la culture traditionnelle est ici totale. Les plats en métal sont inadéquats de même que les vaisselles à décor d’or ou d’argent. En revanche, les récipients en plastique sont recommandés alors qu’ils fondraient dans un four classique » (1992 : 117) Des ondes mystérieuses… ■ Au cœur du discours sur le four à micro-ondes se love la crainte du cancer. En fait la menace est double ; il y a celle d’une irradiation « externe », insidieuse, par les ondes « qui s’échappent » de l’appareil et celle d’une imprégnation « interne » par l’ingestion de produits devenus maléfiques. Concernant l’attaque par l’extérieur il y a des déclarations péremptoires du type : « tous les fours fuient affirment des scientifiques qui se sont intéressés aux maladies de l’environnement. Reste à savoir à partir de quel seuil [les ondes] sont réellement nocives. » (Audran et Bournat) Et encore : « Des personnes exposées accidentellement à des rayonnements de fortes puissances durant leur vie professionnelle se sont vues atteintes de cataracte, de leucémie, d’impuissance sexuelle ou de perturbations génétiques. » (id.). Même crainte chez les enquêtés : « Ça fait des ondes, des neutrons… tout cela pour moi c’est trop compliqué, c’est trop technique, je ne pourrais pas vous expliquer […] Il y a des ondes, et si l’appareil n’est pas vraiment 100 % [étanche ? fiable ?] cela peut être très nocif pour l’organisme. Il faut que l’appareil soit vraiment 100 % mais qui est-ce qui peut le prouver ? »(femme, 65 ans) ; plus péremptoire une autre affirme : « Un four à micro-ondes, on devrait le donner à vérifier une fois par an pour l’étanchéité de la porte parce que les enfants… bien souvent on met le micro-ondes à hauteur des enfants, pour chauffer leur café le matin ou leur lait et bien souvent ça entraîne la cataracte à partir de trente ans dès qu’il y a une fuite. » (femme, 50 ans) Dans les essais comparatifs de février 1998, la revue 60 millions de consommateurs teste l’ouverture de la porte, l’échauffement de la façade, la sécurité électrique mais surtout en priorité le risque de « fuite des ondes » : « Il est impératif que les micro-ondes ne puissent pas s’échapper du four, faute de quoi un corps humain situé à proximité subirait les mêmes effets que ceux auxquels sont soumis les aliments ! » (Mandroux, 1998 :46). Mais comment être sûr que ces ondes, invisibles, indécelables, ne sont pas déjà partout ? Certains le disent explicitement : « Au total, s’ajoutant aux champs électromagnétiques naturels, déjà abondants, terrestre ou cosmique, l’ensemble de ces rayonnements se fait de plus en plus intense autour de nous (l’auteur énumère auparavant les champs d’utilisation des O.E.M. (ondes électromagnétiques) : radars, télécommunications aériennes, maritimes, spatiales, chauffage par induction, appareils à résonance magnétique nucléaire, accélérateurs de particules…) » (Hémery 1983 : 25). C’est peut-être dans cette perspective de confusion technique qu’il faut chercher l’origine de l’angoisse du public. Ces ondes sont inquiétantes parce qu’elles sont les mêmes que celles présentes dans d’autres applications : Semblables à celles utilisées par la radio, la télé et les radars, elles débarquent dans l’espace familier des cuisines. Dans un système où Le four à micro-ondes les repères se diluent, le culinaire fusionne, avec l’industriel, la recherche scientifique, voire le militaire et l’espionnage… Lorsque la crainte de consommer des produits devenus dangereux du fait des ondes qui les ont traversés se manifeste, elle a du mal à se dire clairement. La question est abordée par la revue Que Choisir ? en 1992 : « Est-il vrai que les aliments « rayonnent » dix minutes encore après leur sortie du four ? » Réponse : « Impossible, l’émission de micro-ondes cesse un millième de seconde après l’arrêt du four. En revanche l’agitation des cellules provoquées par les ondes continue de s’y diffuser quelques minutes après l’arrêt. » La peur diffuse d’un aliment devenu nocif est remplacée par la crainte d’un méfait plus familier, celui de la brûlure : on déplace le danger pour évacuer une angoisse inexprimable : « Question : Peut-on chauffer des biberons sans risque aux micro-ondes ? – Rien à craindre sur le plan nutritionnel […] le seul danger, c’est de brûler gravement son bébé : le biberon peut paraître tiède alors que son contenu est bouillant » (Que Choisir ? 1992) Bizarre, bizarre… ■ Plus que de la défiance envers du matériel venu des pays asiatiques dont témoigne le personnage du roman de D. Lodge c’est, concernant les fours à micro-ondes, d’inquiétude qu’il faudrait parler, lorsqu’on considère les conduites et les discours de nos informateurs. Se réfugiant derrière l’aspect médico-diététique, il y a la crainte d’absorber des aliments devenus nocifs sans qu’il y paraisse, des sortes de mutants en quelque sorte. Et l’argumentation, en ce domaine, propose la prudence : « Concernant les fours à micro-ondes, écrit un médecin, peu de publications traitent encore de leurs effets sur les protéines alimentaires, probablement en raison de leur emploi récent et souvent limité au réchauffage des plats. Les données actuelles laissent subsister des incertitudes quant aux conséquences sur le plan protidique : pour les légumineuses, les pertes d’acides aminées sont inférieures à celles observées lors de la cuisson au four, mais légèrement supérieures à celles enregistrées lors de la cuisson traditionnelle. Il a été dit que les micro-ondes détruisaient les acides aminés, preuves scientifiques à l’appui. Cela est vrai pour des appareils dont la puissance est des millions de fois supérieure à celle du four ménager. Gardons-nous par conséquent de confondre chimie et cuisine ! car cela serait aussi absurde qu’accréditer les dires d’un grand inquiet de mauvaise foi, à l’esprit tortueux, qui prétendrait que la pile du pacemaker, qui maintient en vie le cardiaque, constitue une authentique bombe atomique mortelle pour l’intéressé et son entourage sous prétexte qu’elle fonctionne avec une substance radioactive. Mais attention, le génial micro-ondes ne se contente que de réchauffer rapidement les aliments. La température ne monte pas très haut, ce qui convient parfaitement aux fragiles vitamines. En revanche, contrairement au chauffage traditionnel, il ne supprime pas les bactéries, contaminants et autres salmonelles. Moralité : son utilisation doit être limitée aux produits de première qualité ! » (Bourre, 1993 : 187)4 Même prudence chez les personnes rencontrées au cours de nos enquêtes. Toutes – même les convaincues – sont dubitatives : « Je trouve que c’est bien d’un côté mais beaucoup n’aiment pas, beaucoup disent que c’est cancérigène… moi je n’crois rien du tout, mais on entend par çi par là… » dit Madame M. (73 ans) ; sa fille, rencontrée peu de temps après, explique : « Moi je pense que quelque part c’est quand même nocif […] les neutrons ou je sais pas quoi, ils rentrent à l’intérieur de la viande, tandis que… moi je ne veux pas que ça rentre dans les aliments. C’est pour ça que je réchauffe juste en vitesse le matin un p’tit café… » ; même soupçon chez Madame S. (76 ans) : « Quand même vous savez, quand on réfléchit : des pommes de terre crues comme tout qui sont… il y a quand même une force là qui intervient… des ondes. Je crois qu’il y a quand même… Seulement pour réchauffer un peu… » A bien écouter ces réticences, on voit que le « réchauffage » si commode semble un moindre mal face à la crainte d’une cuisson « en profondeur » source de tous les dangers. Il ne s’agit plus là de gain de temps ou d’économie de vaisselle mais, au cœur des représentations, d’un accommodement avec la peur : des « ondes » maléfiques utilisées quelques secondes ne peuvent pas faire autant de dégâts que 121 Colette Méchin si elles sont produites longtemps, au maximum de leur « force ». La séquence sur la crainte de la « destruction » des vitamines, des sels minéraux et des protéines qui intervient, à un moment ou à un autre, dans le discours des personnes rencontrées ne sert en fait qu’à masquer cette angoisse là, ce qu’un article paru dans les années 90 rationalise ainsi : « La cuisson aux micro-ondes par agitation des molécules recèle encore beaucoup d’inconnues en ce qui concerne ce que l’on pourrait appeler « la vitalité de l’aliment ». Ce ne seraient pas les vitamines ou les oligo-éléments qui seraient détruits mais des éléments subtils et biophysiques essentiellement à cause des dépassements du temps de cuisson » (Audran et Bournat). Aussi l’explication-vulgarisation du scientifique n’y peut rien puisque la mutation du mode de cuisson reste, dans les référents logiques de l’utilisateur, proprement inimaginable : « Le mystère de la cuisson par les micro-ondes n’est pas grand : les micro-ondes chauffent spécifiquement les parties des aliments contenant beaucoup d’eau. Autrement dit, quand on place sans précaution de la viande dans un four à micro-ondes, on n’obtient qu’une vaporisation de l’eau et une cuisson à la vapeur. Faire du bouilli avec du filet de bœuf ou du canard c’est dommage. »(This, 1993 : 7). Le même auteur poursuit : Dans la cuisson par micro-ondes « les ondes pénètrent les aliments, telle la lumière qui traverse les vitres de verre. […] un rayonnement est absorbé par certaines molécules de l’intérieur des aliments. L’eau et la chaleur de ces molécules cuisent ensuite l’ensemble de l’aliment, en se transmettant par conduction aux molécules insensibles aux rayonnements micro-ondes » (This, 1993 : 65-66) Côté cuisine/côté fantasme 122 ■ C’est dans ce contexte d’une transformation sans équivalent dans les modes culinaires traditionnels qu’il faut replacer l’évocation des « malheurs » advenus à l’un(e) ou l’autre de nos interviewé(e)s. Chacun y va de son récit d’une initiation/exploration des facultés cachées de l’appareil. Mais tout se place sous le thème de l’« explosion » : « Un jour j’ai voulu réchauffer un bœuf bourguignon. Ha ! Y’en avait partout ! [elle rit] dis donc, ça a été une demi-heure de nettoyage ! la sauce, les carottes, ça giclait bien ! » (H.J.), une autre raconte : « Y en a qui ont essayé avec des œufs, c’était bonjour les dégâts ! Un de mes beaux-frères a essayé. Il a dit que ça a claqué. Des expériences quoi ! » Celle-ci, dans son salon de coiffure, a entendu raconter par une de ses clientes le désastre opéré par des choux de Bruxelles contenus dans un récipient en plastique : « ils ont carrément éclaté ! ça a complètement détérioré son tupperware. Les petits pois c’est pareil, si on ne met pas de couvercle cela éclate ; vous en avez partout, vous en avez sur les parois, partout… » On est là dans le domaine prosaïque des dysfonctionnements d’une technique qui rappelle à l’ordre la ménagère trop insouciante. Mais c’est en périphérie ou à l’extérieur des activités culinaires que se situe l’exploration fantasmée du nouvel appareil. Les adolescents sont de bon guide pour commencer la visite. L’expérimentation entre copains du micro-ondes peut prendre pour prétexte (en l’absence des parents) la réalisation de pop corn : le maïs non seulement éclate et se projette (ce qu’il fait aussi dans une poêle) mais il se donne en spectacle dans l’espace exigu du four. Ce goût du « voir » est rendu possible par 1) l’emplacement souvent à hauteur médiane de l’appareil, 2) la permanence de l’éclairage à l’intérieur de l’habitacle. Ces paramètres ne sont pas innocents. Puisque la cuisson n’a plus de rapport avec quelque chose de connu, on attend véritablement de l’appareil une démonstration visuelle de ses capacités magiques. On peut faire mieux. Dans Les versets sataniques, Salman Rushdie raconte qu’il existe à Londres, dans le quartier indien, un club du Musée de Cire où s’organise, le soir, un spectacle des plus singuliers : « Le rideau s’ouvre derrière le disc-jockey, révélant des assistantes vêtues de short et de maillot rose et brillant, elles poussent un meuble effrayant : de la taille d’un homme, avec une porte de verre, illuminé de l’intérieur – le four à micro-ondes avec plaque tournante connu par les habitués du club comme : la Cuisine de l’Enfer ; « Très bien, crie le disc-jockey. Maintenant ça va chauffer ». Les assistantes s’avancent vers le tableau des silhouettes-haïes, elles s’abattent sur l’offrande sacrificielle de la soirée, celle qui est le plus souvent choisie, à dire vrai, au moins trois fois par semaine. Sa permanente, ses perles, son Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines ensemble bleu. « Maggie-Maggie-Maggie ! braille la foule. Brûle, brûle, brûle ! » La poupée –la victime – est attachée sur la plaque tournante. Le disc-jockey appuie sur l’interrupteur. Oh ! comme elle sait fondre, de l’intérieur vers l’extérieur, comme elle s’effondre, pour devenir une masse informe. Bientôt elle n’est plus qu’une flaque et la foule en extase soupire : c’est fini. » (1989 : 320) Certaines des « légendes contemporaines » étudiées par Campion-Vincent et Renard mettent en scène des fours à micro-ondes. Il y a l’histoire bien connue de l’Américaine, pressée de sécher son petit chien qu’elle vient de baigner ; elle le met dans le micro-ondes et l’en ressort… cuit.5 « Le premier et le plus évident des messages implicites de ce récit – comme de beaucoup d’autres légendes contemporaines – est qu’il faut se méfier des nouvelles techniques », commentent les auteurs, mais ce scénario met aussi en lumière, à mon sens, la vertigineuse capacité des « ondes » à s’attaquer à tout, à ne respecter rien ni personne6. Dans cette perspective « l’effet Gremlins » [du nom du film du même nom sorti sur les écrans en 1984] étudié par ces auteurs va plus loin qu’une simple dénonciation « des défauts et mauvais usages des produits » puisque la technique devenue folle se venge des humains en détruisant tout. « Le père qui offre un mogwaï à son petit garçon est un inventeur raté, dont les appareils se détraquent lamentablement. La métamorphose des gentils mogwaïs en hideux gremlins provient précisément du non-respect du « mode d’emploi » de l’animal : ne pas le nourrir après minuit, ne pas l’arroser […] ne pas l’éclairer avec une lumière vive. Les Gremlins déchaînés se répandent à travers toute la ville, en se livrant au sabotage et au vandalisme sur les appareils mécaniques et électriques. [Dans une scène] on voit un gremlin piégé dans un four à micro-ondes qui explose »(1992 : 180). Nouvelle cuisine, nouveaux convives ■ A propos des livrets de recette il y a ceux qui sont offerts avec l’appareil et dont personne ne se sert (« j’dois encore l’avoir au fond d’un tiroir mais j’ai jamais essayé [les recettes] je l’avoue… ») et il y a les livres qu’on achète pour expérimenter : démarche volontariste où les connaissance culinaires classiques doivent être mises en veilleuse pour accepter la logique particulière de l’appareil. (« Avec ce livre acheté c’est super, parce que j’ai déjà fait un gâteau, en huit minutes il était déjà cuit. ») Une fois comprise, cette logique permet de réinterpréter des recettes anciennes réputées difficiles comme celle du « canard à la Brillat Savarin » que propose This (1993 : 8) : « Ayez des cuisses de canard que vous faites griller à feu vif dans du beurre mais très peu de temps : juste ce qu’il faut pour qu’une belle croustillance dorée apparaisse. Ainsi grillée, la viande reste immangeable : la partie centrale n’est pas cuite et l’on sait combien les cuisses de canard doivent l’être ! A l’aide d’un papier absorbant, retirez la graisse de surface et, à l’aide d’une seringue, injectez du Cointreau au cœur de la viande. Passez-la au four à micro-ondes pendant quelques minutes selon le nombre de morceaux et la puissance de l’appareil ; les micro-ondes domestiques qui sont absorbées surtout par les parties contenant du liquide, épargneront la surface qui a un peu séché et n’a d’ailleurs plus besoin d’aucun traitement ; en revanche elles cuiront le centre de la viande « à l’étouffée » dans une vapeur alcoolisée et aromatisée à l’orange. […] Ne faites pas les frais d’une sauce : elle est déjà dans la viande. Ne flambez pas : l’alcool a déjà baigné les chairs. Regardez votre montre : vous verrez que la science ne vous a pas fait perdre votre temps au contraire. Elle a en outre rénové une recette ancienne en l’allégeant. » Il y a de la jubilation dans cette cuisine interprétative et cérébrale. Comme le note Perriault : « Le four à micro-ondes conduit à analyser et à décomposer les pratiques culinaires » (1992 : 120-121). Le public suit plus timidement : « Ça me tenterait bien quand même s’il y avait une version avec un gril [quand je changerai d’appareil] ; ça serait peut-être plus rigolo pour faire autre chose que du réchauffage ; enfin pour faire de la cuisine quoi ! » (H. J.) Cuire du poisson « en papillote » mais sans préchauffage du four traditionnel ou réaliser des « îles flottantes » deviennent des petits exploits qu’autorise l’usage bien pensé de l’appareil. Ce changement du mode culinaire est, sans que les faits soient corrélés, concomitant des modifications des comportements. J. Perriault note « que se développe un nouveau modèle de nour- Le four à micro-ondes riture familiale, dans lequel les membres de la famille consomment ensemble des préparations individuelles toutes faites » (1992 :122-123), il poursuit : Le microondes « permet, d’un point de vue symbolique, l’affirmation de certaines identités ainsi que l’automisation des comportements. » En clair la tendance à préparer pour chacun selon ses goûts est nettement renforcée par les moyens offerts par le four à micro-ondes. Vieillir chez soi ■ [La narratrice est une vieille dame anglaise] : « Je fis extrêmement attention en versant l’eau bouillante dans un pichet [pour faire le thé] et encore plus attention en faisant les quelques pas qui me séparaient du salon. Il me fallait être particulièrement prudente, à présent, avec la chaleur et les distances. Les choses les plus ordinaires, tous les éléments qui constituaient le monde des humains, étaient devenus dangereux et menaçants pour moi. Les feux, les marches et les parquets cirés attendaient de me voir tomber la tête la première, sans malice mais avec une constance déplaisante et surnaturelle. Le monde semblait-il, devenait passivement hostile à mesure que la mort approchait. » (Alice Thomas Ellis, 1993 : 35). Ce thème de la fragilisation et de la perte d’autonomie des personnes est un motif récurrent dans le discours de nombre de nos enquêtés. Dans cette perspective les personnes âgées et/ou leurs enfants considèrent le micro-ondes comme une solution quasi miraculeuse puisqu’il offre à leurs yeux cette sécurité incomparable du « sans flamme » (et dans une moindre mesure du « pas de vaisselle »). Ainsi Pascal S. (à propos de sa mère) explique : « manipuler un four, programmer la température, elle n’était pas sûre. Est-ce qu’il est bien allumé? Estce qu’il est bien éteint ? Donc c’était une partie de stress quand même importante ; alors que le micro-ondes a une approche quand même beaucoup plus simple. C’est allumé, c’est éteint. » Même constat de la part de la fille de Madame M. : « Avec sa main handicapée elle ne peut pas bien récurer les casseroles alors le micro-ondes c’est pratique. Elle fait chauffer l’eau dans sa tasse pour sa tisane et le dimanche comme elle est toute seule, il faut qu’elle se débrouille […] ; elle est beaucoup plus autonome. » Pour conclure ■ Il y a là une piste intéressante que les organismes chargés de la distribution des repas à domicile ont médiocrement explorée : les réticences sociales (et morales) face au four à micro-ondes fondent par enchantement quand il s’agit du Troisième (et Quatrième) Age. L’individualisme qu’il autorise, l’aspect minimaliste de sa mise en œuvre (peu de manipulation, pas de vaisselle) et même ce degré zéro de la cuisine qu’il représente parfois servent une juste cause : celle de l’autonomie et de la sécurité de la vieillesse solitaire. Ce qui se révèle frustrant pour la ménagère contestée dans son autorité traditionnelle culinaire devient un atout à l’heure où l’envie de cuisiner a disparu. L’objet est attrayant à deux moments contrastés de l’existence: L’entrée dans la vie professionnelle pour des « jeunes » qui n’ont pas vraiment le temps (ni le goût) d’une cuisine à l’ancienne et la sortie de la vie active pour des « vieux » pour qui cuisiner devient une contrainte. De ce fait, l’apparition de l’appareil dans la cuisine est ambigu puisqu’elle révèle parfois crûment la solitude qui l’accompagne et la misère affective qu’il recouvre : clean, technique mais point trop, sans feu certes mais sans l’alchimie de la cuisson qu’on contrôle et surveille du nez et de la cuillère, sans parfum aussi hélas. Un outil de la post-cuisine pour personne seule en somme… 123 Notes ■ 1. Cette recherche a bénéficié des travaux d’étudiantes en maîtrise d’ethnologie de l’Université Marc Bloch de Strasbourg : Mélanie Boudisseau (1998) et Régine Patron-Dia (1999) et de ceux de Marie-Berthe Kern pour le diplôme universitaire de Gérontologie générale de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg (1999). Qu’elles soient ici chaudement remerciées pour leur contribution. 2. Et les réunions autour d’une conseillère en éducation ménagère voire amicalo-commerciales type « tupperware » fonctionnent aussi, Bibliographie ■ • AUDRAN, Yane et BOURNAT, Isabelle. [1990] Radioscopies d’un four à micro-ondes. s. l., s.n. • BOURRE, Jean-Marie. 1993. De l’animal à l’assiette. Paris, Odile Jacob. • BERTHON, Marc. 1995. « Je pense donc je chauffe » Le Nouvel Economiste, n° 979. 13 janvier 1995, p. 83. • BOUDISSEAU, Mélanie. 1998. Etude du comportement social face à un nouveau mode de cuisson : le four à microondes. Strasbourg. Université Marc Bloch. Mémoire de maîtrise en ethnologie, dactylographié. • CAMPION-VINCENT, Véronique, RENARD, Jean-Bruno. 1992. Légendes urbaines ; rumeurs d’aujourd’hui. Paris, Payot. • DUSSUET, Annie. 1997. Logiques domestiques. Paris, L’Harmattan. • ELLIS, Alice Thomas. 1993. Les ivresses de Madame Monro. La trilogie on l’a vu, très efficacement dans cette perspective. 3. Le thème d’une destruction invisible de l’aliment est toujours en filigrane dans le discours, on y reviendra dans un prochain paragraphe. 4. Les deux thèmes : mode de cuisson insuffisamment bactéricide et modification chimique des aliments sont, parmi d’autres, ceux d’un bulletin alarmiste de diététique Diet Infos qui consacre son numéro d’octobre 1991 aux « maléfices du four à micro-ondes » (Campion-Vincent, Renard, 1992 : 183). 5. Dans un bulletin d’informations diffusé le 1er juin 1998 sur FranceInter, le présentateur raconte que dans un internat, les adolescents avaient souhaité disposer de réfrigérateurs et de micro-ondes pour leurs petits déjeuners. Un matin, une curieuse odeur attira l’attention du surveillant : quelqu’un avait « essayé » le nouveau matériel en y mettant un hérisson trouvé dans le parc… 6. cf. l’ensemble de l’ouvrage de V. Campion-Vincent et J.-B. Renard 1992 pour l’exploration des thèmes de ces « légendes urbaines » ; on remarquera que la peur des nouveautés « misonéisme » selon le terme savant se porte maintenant sur le téléphone portable et les risques de « tumeur au cerveau » qu’il ferait courir à ses utilisateurs. du jardin d’hiver, t.2. Paris, L’Olivier. (éd. anglaise 1988). • HEMERY, Dominique. 1983. Risque du rayonnement des fours domestiques à micro-ondes. Thèse de doctorat en médecine. Université de Lille III. (multigraphié) • KERN, Marie-Berthe. 1999. Le four à micro-ondes au service des personnes âgées. Strasbourg. Université Louis Pasteur. Diplôme universitaire de Gérontologie. (multigraphié). • [LANSARD Monique]. La cuisine au micro-ondes. Recettes traditionnelles françaises de l’entrée au dessert. Colmar, SAEP. • LODGE, David. 1990. Jeu de société. Paris, Rivages. (éd angl. 1988) • MANDROUX, Gilles, 1998. « Dix fours à micro-ondes pour une cuisine maison » 60 millions de consommateurs n° 314, février 1998. pp.44-51. • PERRIAULT, Jacques. 1992. « Le four à micro-ondes ou la cuisine en parallèle », Autrement. n° 3, mars 1992. • REUMAUX, Françoise. 1994. Toute la ville en parle. Esquisse d’une théorie des rumeurs. Paris. L’Harmattan. • RUSHDIE, Salman. 1989. Les versets sataniques. Paris, C. Bourgois (éd. anglaise 1988) • STROBEL, Isabelle. 1991. Le four à micro-ondes dans le Sundgau alsacien. Strasbourg. Université Marc Bloch. Mémoire de licence en ethnologie, dactylographié. • THIS, Hervé. 1993. Les secrets de la casserole. Paris. Belin. • [WEBB Jenny] 1985. Les micro-ondes. Une technique de pointe maîtrisée. Paris, Gründ (éd. angl. 1983). • Les micro-ondes. Décongeler, réchauffer, cuisiner. Paris, Gründ. 1985. • « Faut-il avoir peur des microondes ? » Que Choisir ? Janvier 1992, n° 279 • Que choisir ? mai 1992, n° 283 ; • 60 millions de consommateurs. Mars 1992, n° 248. 124 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Chantiers KANDINSKY, TRAIT TRANSVERSAL, 1923. HUILE SUR TOILE 141 COLLECTION D’ART NORDHEIN-WESTFALEN, DÜSSELDORF, ALBUM D’EXPOSITION, CENTRE GEORGES POMPIDOU, 1984. X de recherche 202 CM Patrick Schmoll PA T R I C K S C H M O L L Meurtre du père et naissance des organisations Une relecture du récit freudien de la « horde primitive » es lignes qui suivent sont une réflexion sur le récit freudien de la « horde primitive », que nous inspire notre expérience d’assistanceconseil aux créateurs d’entreprise et de conseil aux entreprises en matière de gestion des ressources humaines. Notre propos se référera essentiellement à une pratique des organisations de droit privé (entreprises en majorité, et quelques associations). On pourra considérer qu’il évoque également le fonctionnement de certains services d’établissements publics, mais nous nous contentons ici de réserver notre opinion sur ce point, en soulignant plutôt la différence qui résulte de la définition même des limites entre domaines publics et privés. Cette différence est en effet essentielle pour la suite du propos : les entreprises privées se signalent par l’existence d’un fondateur, qui en est au départ aussi le propriétaire, ce qui ne saurait, par définition, être le cas d’un établissement public, dont la création résulte d’un décret impersonnel. Même les associations sont un cas-limite, de ce point de vue : elles sont fondées, certes, par des individus repérés, parmi lesquels il peut s’avérer qu’il n’y ait qu’un seul réel initiateur du projet associatif ; mais le domaine du droit (droit civil et non droit commercial) et, plus généralement, le discours dont se supporte une association posent a priori comme un principe l’égalité de ses membres (qui par ailleurs n’ont aucun droit de propriété sur l’association), alors que le fondateur d’une entreprise a, à cet égard, une position originale qui le dis- L PATRICK SCHMOLL 128 CNRS UPRESA 7043 Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne, Strasbourg tingue de tous les autres acteurs de l’organisation. Notre expérience porte sur des entreprises de petite taille : qu’elles aient la forme juridique d’entreprises en nom personnel ou de sociétés, il s’agit de créateurs d’entreprises, d’entrepreneurs individuels ou de Petites et Moyennes Entreprises (PME) ne dépassant pas, en général, un effectif d’une trentaine de personnes. Ce que nous observons donc le plus souvent, ce sont ces premières étapes de la vie d’une entreprise, alors qu’elle n’a pas encore atteint les dimensions d’une organisation achevée, et que son existence est encore intimement liée à la personne du fondateur : à ce stade, si le chef d’entreprise disparaît, il n’y a plus d’entreprise. Nos interventions sur les quinze dernières années ont répondu à des demandes diverses : organisation du travail, sélection et recrutement du personnel, stratégie de communication, choix d’une structure juridique appropriée aux objectifs de l’entreprise, etc., impliquant dans chaque cas l’élaboration d’une méthodologie d’étude ou d’intervention adaptée. Le point commun des interventions du consultant, c’est qu’il est sollicité sur des problèmes qui signalent la plupart du temps que l’organisation a atteint un seuil dans son développement vers un état qu’on peut considérer comme son horizon : un horizon que le chef d’entreprise a du mal a accepter, puisqu’il s’agit de sa propre disparition. Une organisation peut en effet se définir comme « achevée » à partir du moment où elle peut se passer de son fondateur. L’entreprise et son dirigeant : une relation cannibale Meurtre du père et naissance des organisations ■ Le fonctionnement d’une entreprise est animé par l’antagonisme entre deux logiques, celle de la rationalité gestionnaire propre à l’organisation et celle des acteurs humains de celle-ci, individus ou groupes. Mais il ne s’agit pas d’un antagonisme simple : l’organisation n’existe que par l’énergie des humains qui la composent et qu’en même temps elle doit nier. Et notamment elle n’existe au départ que par l’énergie de son fondateur, à la fois moteur indispensable de l’entreprise et néanmoins source plus ou moins fréquente de confusions entre l’intérêt de l’entreprise et la conception personnelle que le dirigeant a de cet intérêt. Le thème de l’oralité est particulièrement présent dans le discours des organisations, et spécifiquement des entreprises. Dans les grandes entreprises, un vocabulaire cannibalique est régulièrement sollicité pour exprimer les rapports de compétition entre deux organisations : l’une peut absorber l’autre (l’absorption n’est pas qu’une métaphore, c’est le terme juridique pour désigner l’opération), elles peuvent se « grignoter » des parts de marché. Lorsqu’on se rapproche des entreprises de taille plus petite, ce vocabulaire devient plus personnalisé, en raison de la confusion existant entre l’organisation et son fondateur. Là où les dirigeants de grandes organisations ne peuvent que dire : « Nous allons nous faire bouffer (par la concurrence, par la Sté X, etc.) », un dirigeant de petite entreprise peut dire « Je vais me faire bouffer » sans qu’on soit sûr si c’est de lui ou de son entreprise qu’il parle. Le dirigeant d’entreprise, dans ces expressions, se vit comme menacé d’être mangé, soit qu’il s’identifie à son entreprise et perçoive les menaces qui pèsent sur elle comme une menace de dévoration le visant, lui personnellement, soit aussi qu’il perçoive son entreprise elle-même comme une menace pour sa propre intégrité. Nous avons tous dans notre entourage des dirigeants de PME dont l’entreprise a atteint cette taille critique qui fait qu’elle n’est pas encore une grande organisation dans laquelle personne n’est indispensable, mais qui n’est plus, non plus, une petite structure qu’un seul homme peut contrôler seul. Les dimen- sions de l’entreprise se sont accrues et l’inquiètent, son fonctionnement commence à lui échapper, elle commence a réagir comme une entité qui a sa propre logique. Les projections personnifiantes qui faisaient de l’entreprise, comme on le dit souvent, son « bébé », alimentent désormais l’image d’un rejeton qui a grandi, a de plus en plus d’appétit et qui menace de dévorer même son géniteur. Dès lors, les contraintes de la gestion sont vécues par le dirigeant comme une espèce de vampirisation de son énergie par l’entreprise : elle le « pompe », elle lui « bouffe » tout son temps, avec en toile de fond l’anxiété diffuse de se faire définitivement annihiler par absorption. Ce vécu résulte de l’indistinction existant dès l’origine entre la personne du fondateur et sa créature, entre ce qui est objectivement nécessaire au développement de l’entreprise et la représentation subjective qu’a son fondateur de ce qui est bien pour elle. Il exprime cette indistinction en même temps que l’atteinte d’une limite et la nécessité d’un dépassement. L’entreprise appartient à son fondateur, mais celui-ci, en retour, appartient à son entreprise, et il constate que cette réciprocité se paie d’un prix personnel de plus en plus élevé. Le dirigeant est partagé entre le refus de se séparer de ce qui lui appartient et le besoin qu’il ressent néanmoins de cette séparation, pour sa propre survie. L’organisation et son dirigeant entretiennent à ce stade une relation symbiotique, chacun se nourrissant en quelque sorte de l’autre. Or, il s’agit d’un équilibre instable, car la symbiose (situation en principe mutuellement bénéfique) menace souvent d’évoluer en relation parasite, situation dans laquelle l’un des deux partenaires se fait en définitive complètement consommer par l’autre, entraînant leur disparition à tous deux. Rappelons qu’une majorité de créations d’entreprises ne survivent pas au-delà de deux ans, et que, plus significativement, un grand nombre d’entreprises pourtant stabilisées disparaissent au départ de leur dirigeant, faute d’un repreneur. La symbiose entre le fondateur et sa créature est donc une contradiction vivante de l’entreprise, dont il n’est même pas forcément souhaitable qu’elle ait une solution définitive, puisque celle-ci risque de ne se concevoir que comme l’une de ces deux options : la disparition du fondateur ou la mort de l’entreprise. Cette contradiction nous a conduit à considérer que la question du meurtre est au cœur de la dynamique des organisations, puisqu’elles n’atteignent leur achèvement qu’à la condition de s’affranchir des subjectivités qui pourtant les constituent et les font vivre1. L’élimination du fondateur se présente comme le modèle archétypique de ce meurtre, puisque cet acteur est celui qui, par définition, non seulement fait vivre l’organisation, mais lui donne la vie, et doit donner aux autres l’exemple du sacrifice personnel qu’il faut consentir pour qu’elle se développe. Que ce meurtre ait un caractère cannibalique évoque alors directement le récit freudien de la horde primitive. Le récit de la « horde primitive » ■ Freud a popularisé l’hypothèse de la « horde primitive », du meurtre du père et du repas totémique, pour rendre compte de données de la psychologie individuelle et collective, et tenter de donner une explication des premiers temps de la civilisation2. Il reprend de Darwin la notion de « horde primitive », qu’on retrouve également chez Atkinson, qui utilise le terme de « famille cyclopéenne ». Rappelons le passage de Darwin, cité par Freud : « Les hommes ont vécu primitivement en petites sociétés, chaque homme ayant généralement une femme, parfois, s’il était puissant, en possédant plusieurs, qu’il défendait jalousement contre tous les autres hommes. Ou bien, sans être un animal social, il n’en a pas moins pu vivre, comme le gorille, avec plusieurs femmes qui n’appartenaient qu’à lui : c’est qu’en effet tous les naturels se ressemblent en ce qu’un seul mâle est visible dans un groupe. Lorsque le jeune mâle devient grand, il entre en lutte avec les autres pour la domination, et c’est le plus fort qui, après avoir chassé ou tué tous les concurrents, devient le chef de la société (Dr Savage, dans Boston Journal of Natural History, vol. V, 1845-1847). Les jeunes mâles, ainsi éliminés et errant d’endroit en endroit, se feront à leur tour un devoir, lorsqu’ils auront enfin réussi à trouver une femme, d’empêcher les unions consanguines trop étroites entre membres d’une seule et même famille »3. Darwin suppose manifestement une régulation naturelle du groupe préhumain, 129 Patrick Schmoll à l’image des sociétés de primates, mais Freud n’en retient qu’une situation criminogène : « un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils, à mesure qu’ils grandissent »4. D’où il déduit l’hypothèse du crime: « Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité. Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père, il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de sauvages cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriant chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable »5. Ainsi qu’il l’indique lui-même, Freud emprunte l’idée du repas totémique à Robertson Smith. Le clan vénère un animal, le totem, qu’il considère comme l’ancêtre commun du clan, et qu’il tient pour sacré. Il est l’objet de préventions particulières, et surtout, il est interdit de le tuer. Une autre prescription du tabou totémique porte sur les femmes du même clan totémique, dont il est interdit de tirer une satisfaction sexuelle. À intervalles réguliers, de l’ordre d’une fois par an, le clan organise cependant une fête au cours de laquelle l’animal totem est mis solennellement à mort et mangé. Freud rapproche les tabous des interdits résultant du complexe d’Œdipe : ne pas tuer le père et ne pas prendre la mère pour femme. L’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste seraient les toutes premières lois sociales, et le repas totémique le premier rituel. Une hypothèse critiquée mais qui reste pertinente 130 ■ L’hypothèse de Freud a été critiquée par les anthropologues. Malinowski, qui a été pourtant l’un des premiers à utiliser les théories psychanalytiques dans un travail de recherche sur la vie sociale et familiale des sociétés dites primitives6, a souligné les faiblesses majeures du raisonnement. À la différence des hommes décrits par Darwin, dont le comportement ne se différencie pas de celui du singe, les « frères » de la horde primitive décrits par Freud sont capables de s’associer, de définir un projet commun (tuer le père), et, une fois le père occis, d’éprouver des remords, des émotions ambivalentes et d’édicter les interdits nécessaires à la vie en société. Freud admet même la possibilité que le meurtre ait pu être rendu possible par un « nouveau progrès de la civilisation » ou « l’invention d’une nouvelle arme », ce qui suppose, avant toute civilisation, que les meurtriers aient été équipés d’objets qui sont précisément des produits de la civilisation. Les animaux ne possèdent ni langage, ni lois, ni institutions. Si on accepte le récit freudien dans sa forme originale, on accepte l’idée qu’une forme de culture est déjà en place et que le meurtre du père n’est pas ce qui la fonde. A contrario, si on pose que les hommes ne se différencient pas du singe à ce stade, on doit suivre Darwin et Atkinson, pour qui, comme le souligne Malinowski, « dans la famille cyclopéenne pré-humaine, les enfants mâles et femelles quittent naturellement la horde dès qu’ils deviennent indépendants »7. « Le fonctionnement des instincts à l’état de nature s’effectue sans complications spéciales, sans conflits intérieurs, sans émotions refoulées ou événements tragiques »8. Or, Freud, s’écartant de Darwin, est obligé de postuler que les fils et filles ne partent pas naturellement, mais que le père chasse les uns et retient les autres pour son usage personnel, d’où résulte la situation conflictuelle qui va déboucher sur le meurtre. « Freud charge la famille cyclopéenne d’un grand nombre de tendances, d’habitudes et d’attitudes mentales qui seraient tout simplement fatales à n’importe quelle espèce animale »9. L’hypothèse freudienne est exposée sous la forme d’un récit, et c’est sans doute le choix du genre qui fait sa faiblesse, car il induit la description d’une action « dramatique », dont les personnages présentent inévitablement une humanité à laquelle ils ne sont pas cen- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines sés avoir déjà accédé. A contrario, les critiques d’anthropologues comme Malinowski ne sont sans doute pas exemptes, elles aussi, de présupposés, liés aux limites des connaissances de l’époque en matière de biologie du comportement humain. Il faudrait donc reprendre le récit freudien à partir d’une configuration de départ qui serait effectivement celle d’un groupe préhumain à l’état de nature, c’est-à-dire excluant tout ingrédient culturel tel que la possibilité d’échanges Meurtre du père et naissance des organisations Kandinsky, Autour du Cercle, 1940. Huile sur toile 96,8 x 146 cm, Salomon R. Gugenheim Museum, New York Catalogue Pompidou, 1984 langagiers, de sentiments élaborés autres que les simples appétits. Mais que sont les données naturelles de l’espèce humaine, qui seraient à la fois suffisamment proche des grands primates pour s’appuyer sur le modèle de leurs sociétés, et suffisamment différents pour expliquer qu’elles aient, de là, évolué vers quelque chose de différent, impliquant notamment les hypothèses d’un meurtre fondateur et de l’ingestion cannibalique du père ? Depuis Darwin, les recherches ont progressé, et les observations et les méthodes de l’éthologie appliquées à l’étude comparée des grands primates et de l’espèce humaine, permettent de revenir sur la configuration proposée par Freud. L’humain se caractérise, par rapport à ses collègues simiens, par un défaut de son équipement génétique : il est remarquablement dénué à la naissance de la plupart des schémas innés de conduite qui lui permettraient de survivre par lui-même. Il a du mal à déterminer les objets naturels de ses besoins, et tout autant de mal à produire les comportements permettant de les atteindre. Ce défaut permet d’expliquer à la fois la prévalence chez l’homme des acquisi- 131 Patrick Schmoll tions sur les conduites innées, la longueur de l’enfance, une sexualité tardive, non limitée à des périodes de rut, et par nature peu discriminante quant à ses objets, l’absence de mécanismes régulateurs naturels de l’agressivité. La nature de l’attachement mutuel au sein du groupe est très trouble, les sentiments parentaux, filiaux, sexuels étant relativement mélangés, invitant à un grégarisme fort et durable, mêlé de violence10. Malinowski a en fait raison de faire ob-server que le récit freudien suppose chez l’humain des dispositions qui serait normalement fatales à l’espèce : c’est bien dans ce défaut fondamental de l’équipement naturel de l’homme que réside la nécessité d’un construit culturel. Les observateurs de la nature humaine qui ont cessé de se faire des illusions sur sa bonté primordiale ne se demandent pas comment et pourquoi le lien social peut en certaines occasions être menacé, mais bien plutôt comment et pourquoi, au sein d’une espèce que ses inclinations naturelles devraient conduire à l’autodestruction, le lien social est malgré tout possible. À ceux qui pensent que le meurtre n’a rien à voir avec le début de la civilisation, on peut répondre que l’homme est un animal civilisé qui tue à l’intérieur de sa propre espèce, à la différence des autres primates. Il faut donc bien que cela ait commencé un jour, et on peut imaginer que la première fois fut probablement un événement notable pour le groupe. Une approche cognitive■ 132 Freud présente ce récit à la fois comme un mythe qui rend compte de données de la psychologie individuelle et collective, et comme la relation d’un événement qui se serait effectivement passé, à une époque remontant à la préhistoire de l’humanité, invérifiable mais nécessaire à l’explication d’un certain nombre de faits sociaux et individuels. Le caractère historiquement invérifiable rend hasardeux le débat sur ce point. Pour nous, le réel intérêt du récit réside dans sa cohérence interne, en l’occurrence dans sa référence à ce que la psychanalyse considère comme originaire dans l’homme : le complexe d’Œdipe. Le meurtre du père de la horde primitive est la « scène primitive », au sens freudien, de l’humanité, et plus spécialement des organisations humaines : un événement repris, répété, transformé, parce que c’est autour de lui, sur son modèle, que s’organise le jeu des pulsions individuelles quand elles s’affrontent dans la production d’une œuvre collective. Pour construire ce qui se présente en fait comme un modèle logique de la mise en place de toute organisation humaine, on peut donc reprendre l’hypothèse freudienne, mais, suivant l’idée d’un défaut fondamental dans l’équipement instinctif de l’homme, en partant de ce qui serait un degré zéro aussi bien de l’animalité que de l’humanité, dans lequel les pulsions des humains vivant à proximité les uns des autres s’exerceraient sans frein aucun. De là, il faut se demander quels sont les ingrédients qui permettent à des humains de coopérer, les contraignent à le faire, et aussi, garantissent une certaine pérennité de cette coopération. Le récit freudien sert ici de guide-ligne d’une anthropologie cognitive qui s’appuie sur la logique de ce qui aurait pu se passer, mais aussi continue à se passer quotidiennement dans les organisations, la culture étant en fait le résultat d’un travail millénaire, et d’un apprentissage, qui vise à éviter que cette répétition aille jusqu’au drame qu’elle implique comme une conséquence logique. La mise en place d’une organisation, c’est-à-dire d’un minimum de coopération qui permette à des humains de se répartir un travail pour l’atteinte d’un objectif, va supposer de leur part de renoncer à la satisfaction immédiate de leurs pulsions pour la promesse d’une satisfaction ultérieure, certes plus importante, mais différée. Qu’est-ce qui permet d’engager un tel processus de réfrènement et de canalisation des pulsions individuelles au profit du lien social ? Sans doute, pour survivre, les humains ont-ils intérêt à s’organiser : La coopération pour la satisfaction des besoins élémentaires est donc une donnée majeure du lien social. C’est sur elle que s’appuient les approches sociologiques classiques et la plupart des théories de l’organisation qui ont encore cours actuellement dans les enseignements de gestion. Les méthodes de « management » posent qu’une organi- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines sation est un système d’échanges d’utilités entre des acteurs rationnels (même si leur rationalité inclut parfois la prise en compte de mobiles affectifs ou symboliques). L’organisation produit des biens et des services qu’elle échange sur un marché, et pour cela, elle sollicite la contribution de ses membres en échange d’une rémunération et/ou d’autres contreparties. D’une certaine manière, le récit freudien implique de la part des frères préhumains une telle dimension de coopération en vue d’un résultat: le meurtre du père serait la première action concertée. Mais c’est précisément la critique que Malinowski, comme d’autres, portent au modèle, et c’est une faiblesse dont il faut le débarrasser. Une coopération dans un tel esprit demande en effet un préalable important, l’anticipation du résultat : les humains doivent faire le sacrifice de leur satisfaction avant de faire l’expérience du résultat positif de ce sacrifice. Pour les en convaincre, il faut donc déjà en discuter, c’est-à-dire avoir atteint un niveau minimal de c rtation et d’élaboration du lien social. En fait, il faut même simplement pouvoir se parler, c’est à dire avoir accès au langage, qui est le seul système de signes qui puisse rendre présent quelque chose qui n’est pas encore réalisé, exprimer une promesse. Or, si nous nous situons au départ à un degré zéro de l’organisation qui est aussi le degré zéro de l’organisation pulsionnelle, ce modèle ne permet pas d’imaginer un groupe de primates s’associant entre eux pour la première fois en vue d’un objectif concerté : dans un tel groupe, on mange, on dort, on copule, on se tape dessus, mais on ne parle pas, donc on ne peut ni négocier, ni promettre. Par ailleurs, le seul calcul rationnel par chacun des intérêts comparés entre satisfaction immédiate et satisfaction différée est insuffisant à assurer la permanence de l’organisation : en supposant que nos primates puissent initier une action concertée, dès que l’objectif est atteint, ou même avant, s’il est remis en cause par l’un ou l’autre, le groupe est menacé de retomber au stade antérieur inorganisé. Il faut en fait que l’organisation elle-même, et le travail au service de l’objectif commun, procurent en soi, d’une manière ou d’une autre, une satisfaction qui justifie qu’ils se prolongent au-delà de l’atteinte d’objectifs circonstanciels. Ces considérations empêchent de considérer la coopération pour la satisfaction des besoins élémentaires comme étant à l’origine même du lien social : il s’agit plutôt d’une heureuse conséquence de l’instauration de ce lien. En confrontant d’ailleurs Freud à ses propres théories, une anthropologie psychanalytique des organisations montrerait également la fragilité, d’un point de vue strictement logique, de cette conception fonctionnelle des théories, pourtant les plus courantes, de la gestion des organisations. L’originalité du récit freudien est en effet de poser que c’est la pulsion sexuelle qui rapproche primitivement les hommes, en raison de son objet, l’autre, qui est d’emblée un objet relationnel. C’est aussi elle qui donne sa configuration primitive au groupe social à ce stade précédant l’organisation : le mâle est conduit à vouloir posséder et conserver auprès de lui la femelle, et celle-ci à garder auprès d’elle cette partie détachée d’elle qu’est l’enfant, et à se placer pour la protection de ce dernier, sous la protection du mâle. La satisfaction de la pulsion, à ce stade primitif, exige la possession totale de l’autre, réduit au rang de chose. Les relations humaines sont donc caractérisées par une violence brute. Le mâle dominant exerce sur le groupe un pouvoir sans frein : il dispose de toutes les femelles, qui sont indifféremment ses femmes et ses filles, et massacre ou maintient à distance les autres mâles, essentiellement ses fils, dès qu’ils entrent en compétition avec lui pour l’accès aux femelles. Le modèle de départ est celui d’un groupe fusionnel, grégaire et incestueux. Les fils sont donc contraints de vivre en groupes de mâles sur les marges de la horde, où ils attendent de pouvoir accéder à leurs mères et à leurs sœurs, de façon tout aussi incestueuse, et où ils font en attendant l’expérience d’un minimum de vie en commun. Cette socialité minimale est rendue possible par l’absence de compétition entre eux sur l’essentiel : ils n’ont pas de femelle à se disputer. Ce degré zéro de l’organisation, qui peut se répéter indéfiniment tant qu’un mâle peut succéder à un autre à la suite d’un combat qui est toujours duel, est dépassé si l’opportunité se présente d’un événement, qui est de ce point de vue une rupture : que plusieurs mâles luttent ensemble pour tuer le mâle dominant. Meurtre du père et naissance des organisations Le meurtre du père: une question d’organisation ■ Dans le récit freudien, les mâles écartés prennent l’initiative d’affronter ensemble le père pour lui soustraire les femelles, et le tuent. Le meurtre « à plusieurs » du plus fort se présente chez Freud comme le prototype de l’action concertée. Mais la même critique pèserait sur ce que suppose une telle concertation, à savoir le langage. En réalité, l’équilibre est suffisamment précaire pour que le caractère collectif de cet événement puisse résulter d’une précipitation des décisions individuelles non concertées, comme on peut les observer dans des foules, ou dans les réactions grégaires de groupes d’animaux face à un événement particulier. Haine et appétit suffisent à provoquer l’incident dans un contexte où l’initiative d’un seul contre le mâle dominant peut suffire à éveiller chez les autres, frustrés de l’accès aux femelles par ce mâle qu’ils haïssent, l’envie de prêter main forte à celui qui conteste cette situation. L’équilibre instable entre haine du père, appétits insatisfaits, manifestations d’affection entre frères, permet qu’une étincelle mette le feu aux poudres. Freud présente l’événement comme fondateur d’une suite de conséquences sociales qui ont lieu dans le même temps. Là aussi, pour aller dans le sens des critiques des anthropologues, on peut accepter l’idée d’un processus long, sans que le principe du schéma soit remis en cause. Le premier meurtre au sein d’un groupe humain a peut-être été un événement qui a jeté un trouble, ne serait-ce qu’en raison de sa nouveauté. Il n’a pas forcément été le dernier. A ce meurtre fait probablement suite une période de luttes entre les frères pour la succession du père et l’appropriation de l’ensemble des femelles, au risque d’une répétition du schéma originel. Le premier meurtre a pu inaugurer une série d’autres qui menaçaient objectivement le groupe de disparition. Quel mécanisme logique aurait permis d’éviter le pire ? C’est précisément le caractère collectif du meurtre qui introduit une rupture. Alors que la position dominante était jusque là réglée, comme on l’observe dans les sociétés de primates, à la suite d’un affrontement duel entre le dominant en titre et un postulant, limitant ainsi l’expression de la violence à une affaire entre deux individus, le meurtre collectif ouvre sur la perspective d’un affrontement généralisé au sein du groupe des meurtriers, chacun pouvant prétendre aux fruits de la victoire, et chacun se retrouvant devant la perspective qui fut celle du père, d’un combat seul contre tous les autres. Les meurtriers s’observent mutuellement et supputent leurs chances. Il y a là une impasse qui appelle un dépassement. L’horreur d’un futur proche qui serait celui de la violence généralisée vient soutenir les promesses qu’offre la perspective inverse, celles de la coopération, ouvertes par les règles simples qui se mettent alors en place, tout à fait logiquement. L’anticipation, la capacité de penser au futur, qui est une condition de l’organisation, naît de ce que le passé, désormais, ne pourra plus se répéter tel qu’il était. La violence et la haine, fruits vénéneux auxquels tout le monde a goûté et regoûterait volontiers, se sont généralisées à l’ensemble du groupe et le menacent d’imploser. A contrario, l’anticipation d’un projet suppose l’élaboration d’une mémoire désormais commune au groupe, une pensée au passé qui se structure. Cela n’était pas possible tant que le passé n’était que répétition des mêmes formes de violence. Mais l’expérience vécue a désormais introduit une rupture, la possibilité de comparer entre des formes de vie en commun différentes. L’expérience du groupe des fils et frères du père disparu s’impose aussi à eux, désormais, comme la représentation d’une vie communautaire alternative : 1/l’expérience des liens affectifs noués entre eux pendant la période d’exclusion, noyau d’un sentiment nouveau, l’amitié, résultant d’une transformation de la pulsion ; et 2/l’expérience de l’efficacité de leur action concertée, qui leur ouvre la perspective d’autres résultats s’ils continuent à agir ensemble. Une première forme d’organisation se met donc en place, qui suppose le renoncement au rêve de remplacer le père et de posséder sa mère et sa sœur. Le tabou de l’inceste et les règles qui réservent le droit de tuer constituent à partir de là le noyau du droit et de la morale. L’exogamie, la nécessité d’avoir à rechercher les femmes à l’extérieur du groupe, extravertit en même temps la 133 violence tout en renouvelant l’expérience fraternelle de son expression collective : la guerre, plus que la chasse, soude le groupe dans la reproduction du meurtre collectif d’un ennemi extérieur au groupe. Du cannibalisme au repas totémique 134 ■ Le récit du meurtre du père par ses fils comporte un épisode sur lequel on insiste généralement assez peu. Freud précise qu’ensuite le père se fait couper en morceaux et manger. Ce détail pourrait n’être considéré que comme incident : il permet à Freud de donner une explication de l’origine du repas totémique, mais on peut se passer de l’évoquer quand le meurtre seul suffit à expliquer la mise en place des interdits fondamentaux que sont l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre au sein du groupe. Le repas cannibalique est pourtant fondateur des étapes ultérieures de l’organisation sociale, comme le cannibalisme en tant que tel l’est dans la théorie psychanalytique pour l’organisation pulsionnelle. Dans le récit de la horde primitive, ce cannibalisme résulte d’abord de l’envie de s’approprier la force du père, sur un mode identificatoire primaire. Si on écarte l’idée d’une réelle concertation entre frères « associés », cette motivation primaire nous oblige à envisager que, loin d’être festif, le premier meurtre donne logiquement lieu à un pugilat sauvage, au cours duquel le père doit se faire démembrer et dévorer cru, à peine tué, et même de préférence encore un peu vivant pour être sûr que sa force vive n’échappe pas. Dans des reprises ultérieures, Freud insiste sur les motifs : sentiments ambivalents que les fils entretiennent vis-àvis du père, à la fois haï et convoité, combattu et imité parce que tout puissant. Freud utilise un peu indifféremment les notions de remord et d’ambivalence pour décrire ces sentiments, mais il nous faut les distinguer. Comme le fait remarquer Malinowski, le remord est un sentiment élaboré inconnu des animaux. Par contre, l’ambivalence n’est pas un phénomène proprement culturel. Il résulte de la nature même de pulsions qui peuvent cœxister tout en étant antagonistes. L’observation des animaux révèle semblablement des conflits de motivation d’où résultent des comportements apparemment aberrants. Dans le groupe incestueux de la horde primitive, les sentiments sont troubles, toujours mêlés d’attirance, de peur et de haine. Le meurtre du père, ayant satisfait les pulsions de haine, ne laisse que l’attachement qu’ils pouvaient avoir pour lui : la place étant libre, chacun s’identifie au père en s’en incorporant un morceau. Le cannibalisme exprime les rapports étroits entre oralité, relation d’objet et premiers modes d’identification, à un stade peu élaboré de l’organisation pulsionnelle. Il permet de rendre compte de l’investissement tout à fait original manifesté par l’espèce humaine pour tout ce qui concerne l’oralité. En particulier, il n’y a que ce modèle qui permette une explication dynamique d’un phénomène qui finit par nous échapper à force de nous être quotidien : à savoir que les humains sont des primates qui communiquent au départ de manière privilégiée par l’intermédiaire de sons articulés produits par la bouche. Les interdits de l’inceste et du meurtre, de même que tous les tabous qui en découlent, ne sont pas formulés, parce qu’ils sont antérieurs au langage, dont ils sont en fait une condition préalable, et donc antérieurs à toute possibilité de nommer les choses. Les règles de vie en société, et la communication humaine en général, passent cependant par des mots, et pour que cela soit possible, il faut logiquement qu’ils soient investis pulsionnellement comme ayant une valeur de représentant suffisamment évocateur des choses qu’ils représentent. En même temps, parce qu’ils évoquent ces choses, objets du besoin et du désir, les mots évoquent et font fonctionner les interdits fondamentaux qui frappent l’usage de ces choses. Le grognement du primate devient mot, dès lors que le son se détache de celui qui l’émet pour être donné aux autres. Il se présente comme la suite et la conséquence du repas cannibalique : il est la rétribution de ce qui a d’abord été ingéré. L’interdit du cannibalisme (qui est moins systématique dans les sociétés humaines que l’interdit de l’inceste) se déduit de l’interdit du meurtre du père. Dans le récit freudien, le fait de manger ce dernier est un aboutissement extrême Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines à la fois de la violence et de l’appétit, de la haine et de l’amour confondus. Il est socialement à la fois fondateur parce qu’acte de partage et d’identification, et menace sur le lien social car réalisant une acmé de la pulsion sous sa forme la plus sauvage et la plus fascinante : il est en effet tentant de la répéter et de maintenir la sauvagerie qui l’a engendrée. Il n’est donc pas question d’empêcher cette satisfaction, car la pulsion sous-jacente est trop forte. Il faut la reproduire, dans un cadre organisé, créer un lieu et un temps de défoulement, de fête, de carnaval, dont le repas est le noyau. Le repas totémique, dans lequel l’ancêtre du groupe est représenté par son animal emblématique, le totem, est le prototype du repas autour duquel se noue la convivialité. Il ne répète pas le meurtre primitif : il le met en scène et introduit ce qui justement fait la différence, à savoir un ordre. On mange le totem de différentes manières, selon les cultures, mais toujours avec des manières, jamais n’importe comment. Ce que nous apprennent les recettes, et jusqu’aux pratiques de dégustation élevées au rang de discipline, comme l’œnologie, c’est que pour ne pas manger comme un sauvage, il faut manger « dans les règles ». Manger « dans les règles » permet à chacun de se distinguer du sauvage, de s’identifier aux autres dans un groupe, et donc de s’identifier symboliquement au fondateur du groupe. Conclusion ■ De nos observations du fonctionnement des organisations, notamment dans les étapes initiales de leur fondation et de leur développement, telles qu’on peut les observer dans les PME, nous avons retenu qu’elles sont souvent confrontées à la figure de la « horde primitive ». Certains dirigeants ont un comportement de mâle dominant, tant vis-à-vis de leurs collaboratrices femmes que des autres hommes qu’ils vivent comme des concurrents. Le développement de l’entreprise oblige le dirigeant à introduire des règles de fonctionnement, des éléments d’organisation qui permettent qu’il soit remplaçable, mais alimentent sa peur de disparaître et suscitent de sa part des conduites de blocage. Souvent, en tant que consul- tant, nous avons du gérer l’apparente contradiction de dirigeants qui nous commandaient une intervention et contribuaient ensuite eux-mêmes à en saboter le processus. Une organisation achevée peut se définir comme celle qui a pu « tuer le père » et, distinguant la propriété du capital de la direction de l’entreprise, peut recruter et se séparer de ses dirigeants en fonction de besoins et d’une logique purement gestionnaires. Nos observations nous suggèrent que ce « meurtre » a pu être accompli de bien des manières et que le climat propre d’une organisation dépend des circonstances de cet événement et du récit qui en est fait (ou du silence dont on le couvre). Plus ces conditions ont été difficiles, métaphoriquement proches du meurtre (une « séparation forcée », par exemple dans des conditions plus ou moins « scandaleuses »), plus les valeurs circulant dans l’entreprise sont exigeantes et le climat social entaché d’une anxiété et d’une culpabilité diffuses sans autre explication rationnelle apparente11. Une stratégie de projet d’entreprise, qui vise à agir sur la culture de l’entreprise, ne peut aller à l’encontre de ce « surmoi » collectif, elle doit composer avec lui. Les mises en scène ont leur importance. Peuvent-elles être un outil de gestion ? Ce serait là l’objet d’une étude à poursuivre. Il serait notamment intéressant de tester l’hypothèse que certaines pratiques du repas en commun dans les organisations, telles que les fêtes de fin d’exercice et autres réunions périodiques du personnel autour d’un repas collectif, peuvent être interprétées comme des succédanés du repas totémique, c’est-à-dire, suivant l’hypothèse freudienne, comme des mises en scène symboliques du meurtre du père de l’entreprise, de son dépeçage et de son ingestion, et qu’elles servent de sédatif à l’angoisse de dévoration du dirigeant et aux pulsions agressives du groupe à son égard. Notes ■ 1. Schmoll P., L’Entreprise Inconsciente, Strasbourg, Groupe PSI, 1997. 2. Freud S., Totem und Tabu, 1912, trad. fr. : Totem et tabou, 1947, Paris, Payot. Freud a repris ce récit dans ses écrits sociologiques et anthropologiques ultérieurs, notamment Psychologie collective et analyse du moi, et Moïse et le monothéisme. 3. Freud S., Totem et Tabou, trad. fr., op. cit., p. 145. 4. Id., p. 162. 5. Id., p. 163. 6. B. Malinowski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1932. 7. Op. cit., p. 136. C’est nous qui soulignons. 8. Ibid. 9. Id., p. 139. 10. Le livre à la fois rigoureux et amusant par sa présentation de D. Morris, The Naked Ape, 1967, trad. fr. : Le singe nu, 1968, Paris, Grasset, reste une référence. 11. Schmoll P., op. cit. Bibliographie ■ • DEVAL Ph. (1996), La mise en scène de la vie professionnelle, Paris, Vigot. • ENRIQUEZ E. (1983), De la horde à l’État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard. • FREUD S. (1905), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, trad. fr. (1962) : Trois essais sur le théorie de la sexualité, Paris, Gallimard. • FREUD S. (1912), Totem und Tabu, trad. fr. (1947) : Totem et tabou, Paris, Payot. • FREUD S. (1921), Massenpsychologie und Ich-Analyse, trad. fr. (1951) : Psychologie collective et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot. • FREUD S. (1939), Der Mann Moses und die monotheistische Religion, trad. fr. (1948) : Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard. • MALINOWSKI B. (1932), La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot. • MORRIS D. (1967), The Naked Ape, trad. fr. (1968) : Le singe nu, Paris, Grasset. • SCHMOLL P. (1997), L’Entreprise Inconsciente, Strasbourg, Groupe PSI. 135 Pierre Heinz PIERRE HEINZ Communication, décentralisation et politique locale Communication, décentralisation et politique locale Une approche régionale a thèse présentée ici a été réalisée sous la direction du Professeur Freddy Raphaël, puis soutenue le 16 septembre 1999 devant un jury présidé par l’ancien recteur d’académie Pierre Deyon, et composé de Madame Geneviève Herberich-Marx ainsi que de Monsieur Jean-Baptiste Legavre. Le travail s’est articulé autour de trois grands moments: L En premier lieu, la construction de l’objet de recherche. Deuxièmement l’exposé des méthodologies de recueil et de dépouillement des données, suivi du recueil et du dépouillement eux-mêmes (phase d’enquête). Troisièmement enfin, une phase d’interprétation des données. PIERRE HEINZ 136 Faculté des Sciences Sociales Université Marc Bloch, Strasbourg La recherche était motivée par la mise au jour des dynamiques de reconstruction sociale d’une image régionale, générée par une communication institutionnelle dont les acteurs politiques cherchent par hypothèse à s’assurer puis conserver la maîtrise. Le travail effectué s’est attaché à identifier les ressources stratégiques, les volumes et espèces de capitaux symboliques mis en oeuvre par les acteurs en présence, afin de comprendre les processus de réorganisation des symboles identitaires locaux. De la lisibilité sociale des institutions dépend leur force symbolique efficace. Dans cette perspective ont émergé des « marchés locaux de la communication politique ».Ainsi le réaménagement administratif du territoire qu’est la décentralisation a-t-il contribué non seulement à réorganiser l’activité des agents politiques, mais de plus a conduit les collectivités territoriales, et parmi elles les Régions, à se mettre en quête d’une lisibilité sociale supplémentaire que la communication se vante d’apporter. Il fallait s’attacher encore au multipositionnement des acteurs politiques locaux. Depuis la décentralisation, les élus se sont affirmés de plus en plus comme les représentants d’identités locales. Ces acteurs exercent dans la sphère des collectivités territoriales une action construite sur des stratégies de secret, d’alliances, de réseaux. Le cumul des mandats leur permet d’articuler des positions stratégiques. Des activités professionnelles autres que politiques les placent à l’interface de la sphère économique. Il y a ainsi cumul de ressources de domination qu’il fallait prendre en compte. La problématique d’une « sacralisation des notables » qui, par leur multipositionnement, leur surcodage, agglomèrent des ressources stratégiques, faisait partie de la recherche. C’est notamment en tant que ressources symboliques sur l’espace régional que les représentations et pratiques politiques ont été analysées. Pour y parvenir, la recherche a saisi les représentations, les systèmes de significations présents d’une part dans les propos d’acteurs politiques régionaux, d’autre part dans les contenus de la communication institutionnelle régionale. L’articulation de ces deux catégories d’information fait tout l’intérêt du travail réalisé. Le recueil des données a été effectué notamment au moyen d’entretiens semidirectifs. La priorité pouvait ainsi être donnée au sens véhiculé dans les discours, afin de repérer les représentations des acteurs politiques régionaux. Une source supplémentaire de données provenait de la collecte de docu- Kandinsky, Parties diverses, 1940, huile sur toile, 89 x 116 cm ments de communication émanant du Conseil Régional d’Alsace, saisis comme la concrétisation d’un travail social de mise en scène de la réalité régionale, qu’il fallait retrouver. Il faut souligner, car cela fait partie du travail, les difficultés qu’il y a eu à recueillir les entretiens. Si certains acteurs ont accepté assez rapidement l’interview, d’autres n’y ont jamais consenti malgré de multiples relances. Il a ainsi fallu près d’un an et demi pour réunir quinze entretiens. Ceci est révélateur de l’opacité du terrain politique, de sa résistance au travail sociologique. Le traitement des informations recueillies a été effectué au moyen d’une analyse de contenu pour les entretiens, et d’une analyse thématique pour les documents de communication. Ce travail a permis de croiser les représentations des acteurs politiques avec les symboliques véhiculées par la pratique communicationnelle de l’institution. La mise en pers- pective de ces deux catégories d’information a permis de répondre aux objectifs de la recherche et d’en confirmer ou d’en infirmer les hypothèses. La complémentarité et le renforcement mutuel des deux techniques étaient visés. Ce qui ressort de l’interprétation est que les professionnels de la politique sont aujourd’hui davantage tentés d’accroître leur légitimité par l’apport de soutiens en provenance d’autres champs. Celui de la communication se qualifie en proclamant d’une part qu’il est consubstantiel au politique, d’autre part qu’il est performant au sein de cet espace. L’intériorisation de ce qu’il y aurait un « besoin » à communiquer, et de la dimension performative de la communication, est apparue d’autant mieux effectuée que les acteurs sont plus jeunes. Un critère d’âge module en effet les représentations. Les élus les plus âgés prônent davantage un contact qualifié de « vrai », sur le terrain, avec ce qu’ils désignent comme « la base » plutôt que « l’opinion ». Néanmoins, ce travail de terrain est rendu d’autant plus mal commode pour les acteurs qu’ils agglomèrent de nombreux mandats. Les élus sont alors difficiles à décoder pour l’électorat, qui confond la plupart du temps les charges, comme celles de conseiller général et régional notamment. Dans cette perspective, le bénéfice tant vanté d’un contact « vrai » est largement obéré par le cumul de mandats, ce surcodage rendant difficile le décryptage tant des acteurs que des collectivités qu’ils veulent incarner. Les modifications intervenues depuis la décentralisation dans le travail politique ne peuvent plus être expliquées uniquement par rapport à des valeurs républicaines, établies notamment sur un concept tel que l’intérêt général. Les motifs des acteurs locaux sont désormais également 137 Pierre Heinz 138 d’un autre ordre, fondés sur des rationalités issues principalement des espaces économique et de la communication. Certes ces motifs existaient bien avant la décentralisation. L’aptitude à se mettre en scène, soi-même et la collectivité que l’on veut incarner, la faculté à négocier avec les acteurs économiques sont les composantes non seulement du jeu politique local, mais aussi de la construction de l’identité des notables. La décentralisation a cependant contribué à accentuer ces rationalités au plan local. Elle a, surtout, concouru à la construction de l’identité politique d’une génération d’acteurs plus jeunes, dont le travail et les motivations apparaissent désormais éloignés des pratiques de leurs aînés. Le renforcement de la légitimité des élites locales grâce à la décentralisation, c’est-à-dire le « sacre des notables », à l’identité politique façonnée bien avant cette décentralisation, se retrouvait dans les propos des acteurs les plus âgés. La communication la plus efficace serait ici dans le contact direct, physique et forcément « vrai » avec un électorat dont les comportements se sont par ailleurs modifiés : la diversité et la versatilité des opinions, et donc des votes, en est désormais l’une des caractéristiques. Dans ce contexte, les messages émis par les institutions, groupes et acteurs politiques leur échappent partiellement pour être recomposés par les récepteurs. En d’autres termes la mise en cohérence des messages s’est individualisée, elle est désormais plus le fait du récepteur que de l’émetteur. Ce qui apparaît aux yeux des acteurs est une subjectivisation des grandes références politiques, qui subissent une forme de sécularisation et ont perdu une part de leur autorité sociale. L’électorat est alors souvent représenté dans les discours comme un champ à ensemencer, les acteurs ayant recours à des métaphores, telle la parabole du semeur arpentant son terrain, surveillant la lente maturation de « son » électorat. Dans ce contexte, l’instantanéité et l’agitation qui caractérisent l’espace médiatique sont d’emblée disqualifiés. Une autre génération d’acteurs locaux s’est construite notamment sur les règles et modes d’action établis par la décentralisation. Ce sont eux qui désignent le plus souvent l’électorat comme « l’opinion », ne disqualifient pas systématiquement les experts en communication, et envisagent le développement local comme un parte- nariat avant tout économique. Ces acteurs relativisent davantage les hiérarchies, se représentent les territoires moins comme des échelons administratifs que sous l’angle de leur potentiel économique, font du développement local la concrétisation effective de la décentralisation au quotidien. Il y a eu, dans cette perspective, une complexification du travail politique, basé sur une triple articulation territoires – secteurs d’activités locaux – communication localisée. L’élu se représente alors comme un décideur, un arbitre à l’interface de plusieurs sphères d’activité sociales, un éluentrepreneur. Rendement, performance et marketing publicitaire local sont des notions trop éloignées du modèle d’action notabiliaire pour ne pas le remettre en question. Le renouvellement des générations doit contribuer progressivement à accentuer ce mouvement. Si l’espace politique est apparu partiellement restructuré dans le sens d’une division du travail à même de justifier l’existence sociale des agents de la communication, les élus manifestent toujours leur volonté forte d’en conserver la maîtrise. Il s’agit pour eux de conserver le contrôle du discours qui s’exerce sur la politique de communication, de maîtriser la communication déployée autour de la communication, et au final de préserver le volume, la structure et la disposition de leurs capitaux symboliques dans l’espace politique régional. Certes les acteurs manifestent leur intérêt pour des opérations de mise en visibilité de la Région. Dans cette perspective, à l’intérieur des frontières régionales, la communication est perçue comme un vecteur de lisibilité de la collectivité. Un rôle historique était attribué à la région, qui lie géographie, histoire et cohésion sociale pour conférer à l’Alsace une dimension intemporelle, des spécificités immuables, un rôle de charnière européenne. Dans ce contexte souvent désigné comme un « pays de cocagne », ces éléments s’ils sont préservés doivent assurer un avenir radieux, ancré sur une tradition représentée comme le socle de la pérennité. La thématique de la tradition apparaît comme le moyen préférentiel d’une réassurance face aux problématiques de la modernité. De même l’identité, toujours garantie par un corpus de traditions, permettrait-elle de contrecarrer l’insécurité, le chômage, ou encore une immigration représentée comme trop Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines abondante dans une région décrite comme l’une des plus densément peuplée de France. La représentation d’un espace vital menacé rejoint celle d’une Alsace victimisée par une histoire singulière. Il y avait ici des éléments de convergence avec les argumentaires de partis se définissant eux-mêmes en victimes, comme le Front National notamment. Ses succès électoraux pourraient alors s’expliquer dans la congruence, l’adéquation d’une part de son argumentaire avec un imaginaire collectif régional qui en aurait déjà incorporé certains éléments thématiques. Les thématiques recueillies, analysées et interprétées au sein des supports de communication institutionnels régionaux reprenaient les représentations relevées dans les discours des acteurs. La communication opérait ici un travail de réorganisation et d’amplification des symboliques utilisées par les élus. Les caractéristiques régionales accentuées étaient celles de l’identité, du patrimoine, de la singularité. C’est un fil rouge identitaire qui se conjuguait tout au long des documents analysés, reprenant les thématiques du particularisme rhénan et d’une géographie qui contribueraient à inscrire la région dans un état de nature mythique qui n’est pourtant autre qu’une production sociale, une reconstruction identitaire. Cette mise en scène de la singularité a été explicitée, à l’interprétation, par le désir de se représenter de façon unifiée et d’impulser le besoin de se retrouver collectivement, dans le cadre d’un mythe de l’unité. Dans la même perspective, la thématique rhénane du fleuve nourricier renvoiet-elle à une culture « double », dont les pages écrites « de part et d’autre » de la frontière promeuvent davantage la dualité que la pluralité. La communication s’inscrivait là-encore comme l’écho des propos d’acteurs politiques se réclamant fréquemment d’une double culture, représentée sur le mode de la dualité. Cette dimension duale a été interprétée comme ayant pour objet de renforcer l’image d’une identité régionale menacée par les changements d’appartenance nationale imposés par l’histoire. Soumise à deux influences distinctes, française et allemande, la région ne pourrait trouver son identité que dans la singularisation. L’affirmation de cette dualité, qui impose la singularisation pour renforcer l’identité, Communication, décentralisation et politique locale apparaît à l’opposé d’une Alsace mosaïque et plurielle. En conclusion, l’élu-notable, quoique toujours majoritaire au sein de la représentation régionale, n’est désormais plus le déterminant unique de la construction des représentations de la Région institutionnelle. Il n’est plus le détenteur exclusif, dans l’espace politique, des clés de l’identité régionale. Prudemment, une nouvelle division du travail politique est apparue, qui fait appel à des acteurs en provenance des sphères de l’économique et de la communication. S’ils gardent la maîtrise de cette chaîne d’interdépendances qu’est le travail politique, les acteurs voient progressivement leur effectif se renouveler. L’élu-entrepreneur, à l’identité politique construite notamment sur les valeurs et préceptes de la décentralisation, est arrivé à maturité. Ces quadragénaires et jeunes quinquagénaires sont apparus davantage perméables à la mythologie communicationnelle, qui véhicule l’assurance d’un élargissement démocratique, ainsi qu’à un partenariat économique porteur des promesses d’un développement local qui prétend, lui, offrir un meilleur équilibrage des conditions de vie. La recherche a révélé la part significative des représentations et des interrelations qui président à l’activité politique régionale. Il a été possible de reconstruire l’espace des points de vue des conseillers régionaux alsaciens, d’analyser la manière dont ils veulent promouvoir leur bonne interprétation de la réalité pour tenter de faire advenir ce qu’ils annoncent, et échouer ce qu’ils dénoncent. Les limites du travail font aussi son ouverture à de nouvelles analyses: tous les acteurs politiques régionaux pourraient être interviewés, et une étude de la réception des messages de l’institution régionale effectuée. Des études comparatives pourraient être suscitées avec d’autres régions, qui plus est dans un cadre européen. Ces perspectives doivent éviter à la recherche d’être conclue, refermée, ou tout simplement arrêtée. L’ensemble de la démarche a quoi qu’il en soit permis d’élaborer un travail tout à la fois bouclé sur lui-même, au sens de sa cohésion interne, et ouvert aux nouvelles problématiques qu’il pourra susciter. 139 Carnets de voyage PHOTOGRAPHIE ABDULLAH FRÈRES, VERS 1870-1880, CONSTANTINOPLE, MOSQUÉE DORTAKEUÏ EXTR. VOYAGES EN ORIENT, SYLVIE AUBENAS, JACQUES LACARRIÈRE, BNF, HAZAN, 1999. RICHARD KLEINSCHMAGER Richard Kleinschmager Carré, cercle et croissant Carré, cercle et croissant Les élégances architecturales de Bath S ur le chemin du Pays de Galles, pays des collines et des falaises aux maisons blanches bordées de noir, j’ai croisé une ville discrète qui évoque un séjour aristocratique à la belle saison : Bath. J’avais débarqué en Angleterre dans le Dorset, comme on entre dans une maison par une porte dérobée, à l’arrière en traversant le jardin. J’étais d’emblée plongé dans la vie de famille d’un pays affairé à ses vacances sur les plages blanches interminables balayées par une brise légère et des cieux en perpétuel mouvement. Peaux blanches rosies par les premiers soleils de l’été. Voix tonitruantes des vacanciers des campings bondés, voix pondérées des propriétaires de cottages discrètement protégés de la rue par des ifs ou des haies grasses et plantureuses. J’ai toujours éprouvé un sentiment de familiarité distante avec ce pays que j’avais parcouru en long et en large un été avec mon camarade de lycée, le même que je retrouve chaque mois pour un déjeuner où nous ne cultivons rien si ce n’est le plaisir d’une amitié qui perdure depuis les premières années de lycée où nous parlions avec fougue de la guerre d’Algérie et des idées justes et fausses avec lesquelles nous allions devoir traverser nos rêves. RICHARD KLEINSCHMAGER 142 Géographe, Université Louis Pasteur, Strasbourg J’aime les villes étagées qui ne se donnent pas à voir dans leur totalité prévisible. Le long de l’Avon, dans la ville basse, les hautes futaies de Henrietta Park ou de Parade Gardens renforcent cette impossibilité de cerner la ville, d’en deviner les contours et les structures. Plus haut, sur le promontoire de Grand Parade ou sur Orange Grove qui domine Parade Gardens, les mêmes arbres continuent leur office de masque. En bas comme en haut de cet éperon bordé de l’Avon qui constitue le cœur de la ville, rien ne se dévoile. Tout est à découvrir, une ville, un monde, un condensé d’histoires enracinées dans une époque où l’élégance discrète et la mesure servaient d’aune à la vie urbaine, un dix-huitième siècle subtil, préférant l’ocre clair d’un très beau calcaire aux décors tapageurs des villes somptueuses qui ont besoin du marbre pour faire croire à leur intelligence du monde. Je passais par Bath comme on fait une halte urbaine impromptue en un lieu dont parlent la rumeur et les guides. Il est des villes qui s’offrent au premier regard. Celle-ci appelle un ajustement du regard et des pensées, la nécessité de ne pas s’arrêter à l’apparence de ce qu’une ville peut donner à croire de ses mœurs, de sa richesse, de ses pouvoirs. Cette ville n’est pas somptueuse, architecturée pour en imposer par de grandes voies et des perspectives magistrales. Elle a épousé un site chaotique et a recréé des espaces voués à la proximité et à l’égalité. Pour un peu, elle ferait songer à un désir de grand ensemble où l’homogénéité l’emporte sur le désordre d’affirmer la possession individuelle de l’espace. Peu de villes m’ont donné autant que celle-ci le sentiment que l’harmonie naissait d’une homogénéité qui n’aurait pas cédé à la facilité de la répétition ou de l’approximative reproduction. L’industrie est restée à Bristol. Bath a été dévolue à la villégiature en des temps où les bains de mer paraissaient incongrus. L’eau ici sort naturellement à 50 °C et les Romains déjà qui avaient fait des Natacha Caland, Dessin à l’encre, Somerset Place, Bath. bains un art de vivre, y avaient construit d’imposantes thermes et un grand temple à Minerve. Quand la reine Anne, au début du XVIIIe siècle, y redécouvrit le charme des bains, pour elle-même et sa cour de mignons et de favorites, la ville entama un nouvel âge d’or. Les plaisirs de la vie mondaine ordonnés par le dandy Richard Nash y commençait toujours par un bain thermal. L’inventeur fortuné d’un système de postes performant confia à l’architecte John Wood, le soin de reconstruire la moitié de la ville. Les bains et l’antique présence romaine donnaient sens à cette architecture palladienne ici composée d’alignements de façades ondulant pour s’ajuster à une topographie chahutée. Dans cette ville, en ce dix-huitième siècle anglais fort de toutes les impertinences de la pensée et de bien des audaces de l’intelligence, sans les pesanteurs sanglantes des acharnés de la tabula rasa, s’invente et se met en place l’élégance de la continuité urbaine. La montée vers Landsdown Road et Camden Crescent donne à voir des alignements d’immeubles en pier- re de Bath dorée comme le calcaire de Jaumont, qui composent des rues qui ne paraissent pourvues que d’une seule façade élégante et continue. Les dénivelées de la ville rompent l’ennui qui pourrait naître de la répétition en créant des ruptures douces, des décrochements imperceptibles dans la continuité de la marche. Ainsi la ville s’étage et se transforme par des courbes et des vues changeantes. On quitte un univers qui ressemble au suivant et s’en détache d’un même mouvement. Ces alignements marquent d’élégance l’ensemble de la ville comme un vêtement cousu dans une seule pièce. Que les fameux Circle (cercle), Square (carré) et Crescent (croissant) de Bath soient devenus les emblèmes de l’urbanisme géorgien ne sauraient effacer l’essentielle homogénéité et tempérance de l’esprit architectural de la cité. Les trente maisons de Royal Crescent séparées par de discrètes colonnes ioniques s’ouvrent comme une baie sur une vaste perspective et, en contrebas, sur un jardin public ouvert à tous les résidents et passants, un espace verdoyant où des lecteurs en chaises longues côtoient des lanceurs de freesbees et de vieux joueurs de boules. Rares sont les villes qui n’ont pas fragmenté les formes et les structures du passé au point de le rendre méconnaissable ou de donner par quelques fragments une idée parcellaire et déformée de ce qu’il a pu être. Bath fait partie de celles qui donnent à le comprendre sans obliger à une reconstitution mentale ou savante. Il est toutefois probable que la vérité des villes soit dans le mélange des temps, dans une hétérogénéité fondamentale qui fait de chacune un palimpseste, plutôt que dans la conservation de leur état initial. L’assertion n’est pas nouvelle ; en des temps où le passé est parfois réinventé à l’aune de ce qui en est conçu aujourd’hui, au moment où la tentation de la reconstitution redevient sensible, il n’est pas inutile de faire le voyage vers des villes qui ont su préserver l’essentiel, à savoir l’esprit plus que la lettre du passé. 143 Daniel Payot D A N I E L PA Y O T Conakry sombre et claire A DANIEL PAYOT 144 Philosophe Université Marc Bloch, Strasbourg près la cohue de l’enregistrement et les diverses situations perçues, à tort ou à raison, comme éprouvantes (mendiants, porteurs insistants, petits truands sur le parking de l’aéroport, puis douaniers et policiers suspicieux ou avides), l’arrivée dans la zone internationale est, comme toujours, l’occasion d’un sentiment ambivalent : à la fois soulagement et déception de tourner le dos à la ville, insupportable et déjà regrettée. A Conakry comme dans la plupart des aéroports du tiers-monde, l’apparence de cette salle d’attente n’a rien de luxueux. La peinture des sièges métalliques s’écaille, les poteaux de béton sont nus, les échoppes du duty free ressemblent à des lavomatics de banlieue. La climatisation est à peu près efficace, et c’est le seul vrai signe extérieur de richesse, mais elle ne suffit pas à dissuader les moustiques de tournoyer en nombre, gros et mous mais pressants. La lumière crue, totale, produite par des néons blancs sans nuance ni pitié, se conjugue à la nudité des murs. Elle offre le plus grand contraste possible avec les lueurs vacillantes des feux de bois et des lampes à pétrole auprès desquels, tout alentour, les familles se réunissent le soir pour manger et veiller, ou dans les parages desquels se continue très tard le commerce de rue. En plein cœur de la ville, ces éclairages de fortune confirment l’obscurité, la célèbrent comme l’inexorable condition de la vie nocturne, et transforment Conakry en une multitude de petits villages ou de carrefours de brousse. Pour arriver jusqu’à l’aéroport, nous avons traversé plusieurs de ces pistes urbaines peuplées d’ombres nom- breuses et mobiles, riches d’une activité grouillante et indiscernable, manifestations d’une ville en grande partie cachée, pour laquelle la vie s’affirme davantage dans ces minuscules interruptions de l’obscurité que dans l’éclat trop ardent du jour. Quand la violence du soleil signale les individualités, et souvent révèle les solitudes, la nuit est sans partage le règne de la socialité. Conakry semble ne pas en finir de dissiper les restes d’un formidable espoir de lumière peu à peu transformé en effroi. Sur toute sa surface sont dispersés les traces de ce rêve brisé et les morceaux encore apparents du cauchemar qui s’y est substitué. Mes amis guinéens m’en montrent toujours de nouveaux, chaque fois que nous parcourons ensemble l’étroite péninsule sur laquelle la ville s’est d’abord étendue. J’apprends ainsi, petit à petit, à déchiffrer la topographie d’une dictature encore présente dans le souvenir, la conscience, le mutisme de milliers d’habitants. Elle s’ordonne autour du camp Boiro, toujours visible au centre de cette longue langue de terre, devant lequel passent encore tous ceux, très nombreux, qui empruntent la route de Donka. Là furent interrogés, torturés, enfermés, abandonnés dans des cages de tôle ondulée où ils mouraient de faim, de soif, de dessèchement, des centaines de victimes d’un régime devenu fou. Un peu plus au sud, à côté de la place du 8 novembre, le pont sur l’autoroute urbaine où eurent lieu des pendaisons publiques, manifestations de haine collective et de liesse populaire mêlées, dont mon ami Fodé, qui me les décrit, se demande à voix haute, en passant sa main sur le sommet de son crâne presque chauve, comment il a bien pu y participer lui-même.Tant d’autres lieux encore, que rien ne désigne spécialement, qui forment la trame d’un récit secret ou pudique, un réseau discret d’indices disposés partout sur la surface la plus immédiatement perceptible, et qui ne commencent à exister pour moi que dans les paroles songeuses, hésitantes ou interrogatives, de ceux qui m’accompagnent et me font l’amitié de leur confiance. De la terreur qui, après les années d’exaltation succédant à l’Indépendance de 1958, s’est abattue sur le pays, particulièrement entre 1971 et 1980, mais en fait jusqu’à la chute étonnamment rapide du régime dès la mort de Sékou Touré en 1984, il n’existe pas d’évocation tangible, collective, officielle, rien qui ressemble à un mémorial. La ville sait, mais ne fait ni rappel, ni deuil explicites. Qui s’enquiert d’un tel « oubli » recueille, selon les interlocuteurs auxquels il s’adresse, des réponses contrastées. Le long apprentissage du mutisme, souvent obligatoire et toujours prudent, continuerait de porter ses fruits : on ne parle pas davantage de ces choses-là que des événements profonds et mystérieux qui tissent la vie, c’est-à-dire entretissent la vie et la mort ; En traversant la ville de Conakry, 1994. Conakry sombre et claire la tragédie des peuples est religieuse, le silence est la seule attitude qui consacre la fatalité, dont l’évidence se mesure précisément au fait que nous ne savons rien en dire. Mais il existe des explications plus prosaïques : trop de responsables actuels, à tous les niveaux et dans toutes les instances où se prennent les décisions, seraient issus de l’ancienne école, ils y auraient fait leurs classes et leurs premiers pas, et finalement, pour l’esssentiel, les cadres du pays seraient les mêmes que ceux d’avant ; on ne renouvelle pas en quelques années une classe politique, intellectuelle et dirigeante qui a bénéficié d’une exclusivité absolue pendant plus d’un quart de siècle. Une troisième version, plus optimiste mais pas plus responsable, s’appuie sur le fait que près de la moitié de la population a moins de quinze ans, et que la ville, comme l’ensemble du pays mais de façon particulièrement urgente, a davantage à se préoccuper de l’avenir de tous ces jeunes, que de se retourner vers un passé qu’ils n’ont pas connu. Comme toutes les villes africaines, Conakry « bénéficie » d’un exode rural important ; mais cela n’améliore pas un taux d’alphabétisation qui pour l’en- semble de la population guinéenne ne dépasse pas 30 %. Les enfants et les jeunes sont omniprésents, contribuant fortement à l’impression de mouvement et de vivacité heureuse que la ville parvient aussi à dégager ; mais ils sont déjà inexorablement répartis en conditions ou classes violemment différenciées. Certains arpentent en guenilles les rues défoncées, d’autres en uniforme d’écolier ou de lycéen prennent d’assaut les bus scolaires cahotants. Il n’est pas rare, le soir, de voir des enfants qui, assis sous les quelques réverbères qu’offrent certains quartiers, révisent leurs leçons. Le rêve de 1958, c’était aussi celui d’un peuple libre parce que très largement instruit ; même si le bilan de la Première République est incontestablement meilleur que celui des autorités coloniales antérieures (45 000 jeunes scolarisés en 1958 et près de 400 000 en 1980, avec à la fin du régime 20 % du budget national consacré à l’enseignement), les lacunes sont flagrantes, perceptibles dans les statistiques, mais surtout dans la rue. Pour qui l’observe avec attention, la rue de Conakry apparaît comme un extraordinaire théâtre sans machinerie ni décor, fait de l’imbrication des trois 145 ANNY BLOCH grandes fantasmagories qui configurent et défigurent la ville – le colonialisme français, la révolution nationale et populaire, le libéralisme économique version Fonds Monétaire International –, mais aussi de la résistance têtue que la réalité oppose à ces imaginaires totalisants. A côté des avenues bordées de manguiers qui se coupent à angle droit dans le quartier que les guides touristiques s’acharnent à appeler « centre », à l’ombre des quelques immeubles de béton et de verre, entre les villas des dignitaires, non loin des bâtiments administratifs ou universitaires construits comme des cubes de béton par les amis russes dans les années 70, l’habitat africain reste vivace, avec ses petites maisons de torchis et ses cours en terre battue dans lesquelles se déroulent toutes les activités communes : morceaux de campagne sans âge, comme le rappel d’un mode d’être tenace, indépendant des circonstances, bien que difficilement maintenu. Je suis frappé par la diversité de ces marquages urbains, qui font de la ville, dans sa très grande hétérogénéité, un livre sibyllin écrit en plusieurs langues, réplique d’un paysage ethnique et linguistique en effet bouleversé. En attendant de traverser à pied l’air chaud et humide qui nous sépare de l’avion (ses dimensions, son apparence immaculée, sa rigueur technologique rendent presque incongrue la présence ici d’un tel objet) et de décoller au-dessus des mangroves que nous ne verrons pas au départ de ce vol de nuit, je repense au débat qui a eu lieu ce matin même avec les étudiants de la faculté des lettres, après mon cours de philosophie poli- tique. Près de la moitié d’entre eux soutenait l’idée selon laquelle la démocratie était encore l’une de ces perverses inventions des occidentaux pour assurer leur domination sur le monde, relayés sur place par de nouveaux profiteurs plus ou moins corrompus. Les autres parlaient de Révolution américaine et de Révolution française, de Montesquieu et de Tocqueville, de siècle des Lumières et de Droits de l’homme. L’automatisme un peu scolaire, un peu désincarné de ces références débitées comme des litanies (ou trahissait-il la volonté de se raccrocher coûte que coûte à un espoir pas encore tout à fait frelaté ?) se heurtait au pragmatisme désenchanté des premiers, que j’avais d’abord cru cyniques, et qui maintenant m’apparaissaient animés d’un fervent désir de découvrir et de mettre en œuvre des formes politiques correspondant vraiment à la réalité africaine : enfants de Nkrumah et du jeune Sékou Touré fédérant les énergies et projetant l’unité africaine, mais dans un tout autre contexte, assurément moins favorable aux rêves de liberté ou aux illusions d’autonomie. Pendant une pause, une étudiante, d’un ton de consternation bouleversant, me dit soudain : « Mais Monsieur, on m’a parlé d’un de mes congénères qui aurait passé un an entier à Paris sans jamais rencontrer son voisin de palier. C’est pas possible, ça, Monsieur… » Et si, Mademoiselle, c’est possible ; mais comment vous expliquer ? Vu d’ici, même après quelques semaines, un tel phénomène semble tout à fait incroyable… Et cela suggère bien que malgré tout, malgré les visages creusés par la fatigue et parfois la misère, malgré les rues défoncées, les espaces publics laissés à l’abandon et les entassements sans hygiène d’habitations rapiécées, malgré les mutismes lourds et l’impression d’insomnie à la recherche d’un nouveau rêve qui ne s’enclenche pas, il y a ici quelque chose, dans la façon dont les gens vivent ensemble, qui reste pour nous, européens, une leçon désirable. Peut-être cette manière de concevoir l’existence comme premièrement collective, que nous avons oubliée au profit d’individualismes trop étroits ? Quoi d’autre ? Une fois de plus, je quitte l’Afrique avec le sentiment de n’en avoir pas compris grand chose. Mais Conakry m’aura donné l’occasion de faire à nouveau l’expérience passionnante d’une éducation du regard : aveuglé (étonné, bêtement émerveillé) au tout début par son propre appétit d’« exotisme », irrépressible malgré toutes les préventions, et par la lumière incomparablement plus vive ; puis trouvant tout uniformément sale, déglingué, laissé à vau-l’eau, invivable ; apprenant enfin, après quelques jours, à discerner des différences d’abord imperceptibles, maintenant dégrisé de la généreuse niaiserie du début comme de l’aversion qui lui a succédée, persévérant, las et curieux simultanément, parvenant, à la fois désabusé et amoureux, à faire la part des choses. Une certaine part, encore trop subjective et trop peu informée. Qu’y faire ? Au-dessus des mangroves que nous ne voyons pas, pendant ce virage de l’appareil sur l’océan qui nous remet irrésistiblement cap au nord, l’envie me saisit, comme une évidence qui ne se discute pas, de revenir bientôt à Conakry, insupportable et déjà regrettée. San Francisco, ville scénographique, ville frontière O ANNY BLOCH 146 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Faculté des sciences sociales, Strasbourg Laboratoire de sociologie de la culture européenne (UPRESA 7043 CNRS) n pourrait croire à un décor de films, celui de Vertigo, de la Dame de Shangaï, de Barbary Coast, une ville destinée aux touristes et aux producteurs de cinéma avec ses collines pentues, ses trams à découvert (cable cars) qui s’accrochent aux rues à pic de la ville et qui s’arrêtent par on ne sait quel prodige technologique. Décor aussi, les maisons victoriennes vertes roses, les maisons blanches à terrasses de style hispanique, l’élégant quartier administratif du début du XXe siècle. Les gratte-ciel au niveau acceptable sont cantonnés pour l’essentiel dans le quartier financier, Manhattan de poche. La brume du petit matin venue de l’océan disparaît au delà du Golden Bridge vers le comté Marin et le port escarpé de Sausalito. Telles pourraient être les premières images du voyageur. San Francisco est la ville d’or du Pacifique, ultime frontière américaine. Rien à voir avec la « frontière » (border, limits, Grenze), territoire défini comme ligne ou zone entre deux états1 ; ni avec la Trieste austro-hongroise, racontée par Claudio Magris en 1982. La frontière américaine est évolutive, mouvementée, créatrice. Elle apparaît comme une avancée des hommes sur le monde sauvage (wilderness). La frontière en Amérique représente la conquête de l’ouest sauvagement acquis parfois : terres gagnées sur les populations indiennes, voyages des caravanes qui se formaient pour atteindre la Californie. « The Frontier » est présentée en 1893 par l’historien Frederick Jackson Turner, comme le creuset d’où émerge l’homme nouveau, l’Américain, ce pionnier en rupture d’avec le vieux continent. Ce mythe triomphaliste sera revisité plus tard, sous l’influence de la vie urbaine, de l’étude de l’émigration, du multiculturalisme et de l’ethnicité. Le site de San Francisco est d’abord poste militaire espagnol en 1776 à l’entrée de la baie, mission religieuse Saint François d’Assise. Devenu propriété mexicaine, ce poste prend le nom de Yerba Buena. Il se développe et comprend trois cents habitants. Lorsque les Américains conquièrent la Californie en 1847, ils donneront le nom de San Francisco à cette bourgade. Chercheurs d’or, aventuriers de toute nature, les pionniers, les « Argonautes » ne sont pas donc les premiers arrivants. La découverte de l’or en 1848 rend l’endroit rapidement cosmopolite. En une vingtaine d’années, la ville s’enrichit de populations très diverses : chinois, anglo-américains allemands, irlandais, allemands, français, auxquels s’ajoutent mexicains, chiliens. La construction de la ligne de chemins de fer transcontinentale s’achève en 1869. Elle marque la fin de l’isolement de la côte Pacifique. A la suite des chercheurs d’or, s’installent artisans, marchands de tabac, quincailliers, bijoutiers, marchands de toute nature. Les boutiques sont si petites que les marchandises doivent être suspendues au dehors. Toile, vêtements, crochets, outils, produits non périssables vont équiper les chercheurs d’or. Cohabitent dans la ville, compagnies maritimes, armateurs anglais, négociants allemands, fabricants de vêtements, notamment Lévi Strauss. Les 5 000 français qui vivent dans les années 1850 à San Francisco sont coiffeurs, cuisiniers, bouchers, blanchisseurs, restaurateurs, viticulteurs, importateurs de vin, joueurs professionnels et décrotteurs qui polissent les bottes de leurs clients pour 25 cents. 147 Anny Bloch Les rues de Grant, Kearny, Montgomery gardent aujourd’hui encore, les traces du quartier français : Alliance française, journaux, lycée français, établissements primaires bilingues s’y retrouvent. Au hasard de mes rencontres, nombre d’artistes, galeristes, historiens s’expriment en français. L’émigration française récente parle high tech, sciences et photographies. C’est le chinois, le japonais, le mexicain, le philippin et l’anglais que l’on entend le plus souvent dans les autres rues de San Francisco. Asiatique, hispanique, européenne, San Francisco avec ses 720 000 habitants apparaît comme une ville où les utopies à dimension humaine sont encore possibles. Les Américains viennent à l’ouest après avoir épuisé les ressources culturelles, économiques de New York, de la Nouvelle Orléans, ou de Dallas. Jeune aventurier, ingénieur, chercheur sont assurés de trouver un accueil dans une société du « net ». C’est le cas de ce jeune expert en marketing élevé à Dallas qui nous fait visiter la toute nouvel- le société branchée sur le « net », installée dans un ancien gymnase près du port. L’on vient d’Europe quand on est hautement qualifié et que l’on veut quitter un continent encombré d’anachronismes. Qui possède un haut niveau de compétence, une expérience réussie dans d’autres Etats, un projet alléchant, a des chances de succès. San Francisco représente souvent une deuxième étape pour qui s’est éprouvé ailleurs. Jeune ou vieux s’établissent à San Francisco pour se forger une nouvelle identité, se construire de nouveaux mondes. Au choix : – Appartenir à des religions new wave. Les environs de San Francisco au delà du Golden Bridge dans le Marin County abritent des groupes qui essaient de se soigner avec des thérapies indiennes mêlées de transcendance ; des syncrétismes religieux émergent. Certains anciens hippies y adhèrent. – Résider dans les maisons victoriennes et s’essayer dans les arts de montage comme cet artiste d’origine ita- lienne, Winston Smith peut être une autre option. Celui-ci démonte la société américaine, ses élites, ses guerres, ses mots d’ordre, Brain look and money, à coup de mélanges d’anciennes pubs, photos, peintures détournées où les siècles, les figures s’entrechoquent : « Agis comme si rien ne peut être mal » (Act like nothing’s wrong). – Faire vivre une galerie d’art dans Geary Street. L’homme fête avec sa dizaine de collaborateurs les vingt ans de photographies de la galerie. Il a un peu plus de 40 ans. Ses assistants ont l’air d’une bande de copains. Le responsable est présent avec une grande simplicité, très heureux de montrer ses dernières acquisitions, notamment l’autoportrait que vient de lui confier Jasper Johns qui « est passé » le voir. Le peintre expose au Musée d’Art Moderne de San Francisco, haut lieu du dynamisme culturel de la ville. Pour ses vingt ans de pratique, il a choisi des œuvres repères de l’histoire de la photographie : Nadar et sa femme en ballon, les surréalistes, Max Ernst, l’œil d’où l’on voit couler une larme de verre, San Francisco, ville scénographique, ville frontière les premiers paysagistes des Alpes du XIXe siècle, des photographes allemands contemporains, le travail de photographes américains. Le dernier ouvrage des vingt ans est un éblouissement. La galerie est l’une des plus connues des Etats-Unis. – Ou pour ce mexicain employé de restaurant italien, suivre des cours d ‘informatique. Il ne cache ni n’exhibe son homosexualité. C’est un fait, la ville est tolérante. Rien ne choque, ni même surprend à San Francisco. Couples noirs et chinois dans le quartier japonais, blancs et chinois, blancs et amérindiens en grand nombre dans la ville universitaire proche, Berkeley, cohabitent. Tentative de métissages. Pourtant les séparations existent. Quand on est noir, l’on habite plutôt à l’ouest de Van Ness Street ou dans la ville proche d’Oakland ; les hispanoaméricains se retrouvent dans le quartier Mission Dolorés ; les personnes peu Notes ■ 1. Voir à ce propos les travaux initiés sur la ville frontière par Freddy Raphaël et son équipe, Revue des sciences sociales de la France de l’Est, n° 17, 1989-1990, n° 19, 91-92, et sur les régions frontières, Revue des sciences sociales de la France de l’Est, 1993, n° 26. 148 Miranda Bergman and others. Educate to liberate, 1988. Mur des rues Hayes et Masonic. Détail. San Francisco, Photo James Prigoff. Extr. San Francisco Bay Area Murals, Timothy W. Drescher, Pogo Press, 1998. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines fortunées à Western Addition ; les homosexuels à Castro. Les communautés ne sont pas passives ; elles revendiquent leur identité, célèbrent leur histoire, les actions culturelles, politiques, artistiques animent la ville. Le promeneur en s’éloignant des collines cossues de la ville, Nob Hill, Russian Hill s’aventure dans des espaces moins célèbres, moins sûrs sans doute, sûrement plus surprenants. La diversité et la multiplicité des fresques murales dans les espaces les plus populaires de la ville accrochent l’œil : œuvres d’artistes soutenus par des comités de quartiers, par les communautés, traduction d’un véritable mouvement social qui s’amorce dans les années 1960 et persiste jusque dans les années 1990. Fresques murales subversives. Elles y célèbrent les cultures d’Amérique centrale selon la tradition social - réaliste des « trois Grands » : Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozo, venus peindre Quelques repères bibliographiques dans la ville durant le New Deal. Profusion des styles : réalisme, expressionisme, naturalisme, influences des arts mexicain, africain sont repérables le long des garages, des clôtures dans le quartier Mission, sur les murs des écoles, dans la banlieue à Haight-Ashbury. Certaines actions ont été soutenues par la loi fédérale sur l’Emploi et la Formation en 1974. (The Federal Comprehensive Employment and Training Act of 1974). Elles révèlent l’engagement politique des minorités, la nécessité pour certains quartiers d’être réhabilités. On exalte des visages : noirs, indiens, chinois, philippins, mexicains, féminins, une histoire, l’héritage pré-colombien. L’éducation est à encourager, « Eduquer pour se libérer ». « Notre histoire n’a rien de mystérieux » (Our History is no Mystery.). San Francisco y célèbre les arts de la rue, la pluralité des cultures et les transformations à venir. ■ • Richard Saul WURMAN, San Francisco Access, Harper-Perennial. • James BROOK, Chris CARLSSON, Nancy J. PETERS ed., Reclaiming San Francisco, History, -Politics, Culture, San Francisco, City lights books, 1997. • Timothy W. DRESCHER, San Francisco Bay Area Murals, Communities create their Muses, 1904-1997, Pogo press, 1998. • Annick FOUCRIER, Le rêve californien, Migrants français sur la côte Pacifique (XVIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 1999. • Edgar MORIN, Journal de Californie, Paris, éd. du Seuil, 1970. • Jean HEFFER, François WEILL (sous la direction), Chantiers d’histoire américaine, Paris, Belin, 1997. • Daniel LEVY,- « Lettres aux Archives Israélites », 1855-1858. • Les Français en Californie, San Francisco, Grégoire Tauzy & Co., 1884. 149 Lu à lire CARLO CARRA, (ITALIE, 1881-1966), MANIFESTATION INTERVENTIONNISTE OU PEINTURE MOTS COLLAGE SUR CARTON, 38,5 X 30 CM. COLLECTION PARTICULIÈRE, EXTR. DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX, LAROUSSE, 1990. EN LIBERTÉ, 1914, Lu à lire André RAUCH Le premier sexe Mutations et crise de l’identité masculine, Hachette, Littératures, 297 p. 152 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Pour ma part j’ai beaucoup aimé le livre d’André Rauch. Je le trouve fort bien écrit, avec une allégresse joyeuse qui permet au lecteur d’être pris par le « plaisir du texte ». On y apprend une foule de choses sur la réalité sociale et culturelle de la condition masculine au fil des deux derniers siècles. J’apprécie l’érudition et la pertinence de l’auteur dans le choix de ses citations. Je constate avec reconnaissance l’étendue de ses recherches, ce qui nous permet d’accéder à des documents rares et éclairants sur les manières de vivre et de penser de nos ancêtres après que la Révolution eut décrété que les « sujets » étaient des « citoyens ». Ce livre est courageux. En effet si « l’air du temps » est coutumier des discours qui dénoncent les injustices et les arrogances qui frappent les femmes, si les revendications d’égalité prennent même souvent la forme d’une lutte des sexes, il est plus rare de questionner la condition masculine et la virilité dont elle se réclame. Il me paraît donc hardi d’interroger ce qu’il en est des hommes et comment ils s’arrangent de leur différence et du traitement social de celle-ci. André Rauch conduit son interrogation sur fond d’histoire. C’est à la lumière des événements depuis la Révolution (où un roi fut déchu et où une tête consacrée chuta…) qu’il questionne ce qu’il en est de ce « premier » sexe, puisque Simone de Beauvoir a choisi de nommer « deuxième sexe » le genre féminin à propos duquel elle dénonçait il y a un demi siècle les humiliations et les souffrances dans un livre qui fit grand bruit. La fresque qu’André Rauch offre à notre lecture nous invite à méditer cette toujours étonnante dialectique du droit, des faits et des mentalités qui jalonnent l’histoire des membres de l’espèce humaine et qui infléchissent la manière dont ils vivent leurs différences, leurs appartenance, leurs identités singulières et leurs rapports à autrui. Si l’histoire est fonction de l’évolution des sciences et des techniques qui modifient les places et les rôles réciproques des acteurs sociaux, elle est aussi fonction de la manière dont ceux-ci vivent les événements qui les affectent et les changements dont ils sont l’objet. L’auteur décrit les effets des privations matérielles et symboliques qui pèsent sur les humains lors des grandes mutations sociales qui accentuent toujours les divisions cruelles entre les forts et les faibles, les nantis et les pauvres, les humiliés et les puissants, les offensés et les arrogants. Lors de ces grands événements qui secouent l’histoire l’exigence de vertu dont l’étymologie « vit » nous rappelle qu’elle est l’essence même de l’humain, se manifeste diversement chez ceux qui entendent en eux la voix de l’éthique. Ce livre noue, avec beaucoup de finesse, la chaîne des faits et des événements qui constituent l’Histoire à la trame des histoires racontées par les uns et les autres. Les faits historiques sont illustrés par des témoignages singuliers. Les grands événements : Révolutions, guerres napoléoniennes, migrations dues à la pauvreté, etc. viennent soutenir la revendication de puissance des hommes et la soumission apparente des femmes. L’auteur sait mettre en lumière comment les « foutreries » du temps des passions militaires sous Napoléon étaient de vigoureuses affirmations d’une virilité guerrière et d’une force acquise au contact de la mort. Les rudes épreuves des « dressages » infligés dans les internats aux collégiens du siècle dernier (l’auteur parle à ce propos de « martyre ») devaient forger le sens du devoir. Les « initiations » en maisons closes des jeunes bacheliers au cours du XIXe siècle, devaient en faire des hommes… Nous sommes invités à méditer sur le fait que ces rudesses souvent bestiales se sont transformées en échanges érotiques subtils et en « bonnes manières » au service du plaisir, vers la fin du siècle. Les grognards du 1er Empire ont produits des descendants « polis » qui se révèlent des partenaires aptes au flirt. En fait ce sont les femmes qui ont su initier le chemin qui mène de l’accouplement à l’échange symbolique lequel peut transformer la recherche d’assouvissement pulsionnel en plaisir. A travers toutes les épreuves auxquelles les changements sociaux exposent les êtres, à travers les avatars et les dévoiements que ces épreuves suscitent, se pose la grande question que chacun de nous se doit de prendre en compte : c’est quoi un être humain ? C’est la question même de « l’excellence humaine » telle que la posait Protagoras dans les dia- logues socratiques. Il me plaît qu’elle traverse comme un fil rouge le récit d’André Rauch qui interroge tout particulièrement « l’excellence masculine » (p. 176). Mais l’un et l’autre sexe n’est il pas confronté à la même question : c’est quoi un homme ? c’est quoi une femme ? Il faut rendre hommage à l’auteur de nous ramener à ce questionnement qui traverse la conscience de tous les humains, en tous temps, quels que soient les modèles culturels contingents et les images de rôles dominantes. Car cette question se pose en deçà de toute conjoncture ; elle se pose surtout quand la réalité sociale change. Ne cherchant pas à prêcher pour un modèle plus que pour un autre l’auteur précise, en conclusion, que « ce livre n’épouse pas de vision progressiste ni militante. Il s’interroge sur la démocratie qui promet l’égalité à celles qui longtemps n’y avaient pas droit, et sur la mixité, qui mêlera ceux qui étaient séparés. » Nous y voilà. En fait, si l’égalité devant la loi est facile à définir comment se fait-il qu’elle soit si difficile à réaliser? Et que l’histoire des différences entre les humains se présente toujours comme une histoire où chacun cherche à repérer qui est plus, qui est moins ? Comme si les membres de l’espèce humaine étaient incapables de penser les différences autrement qu’en termes de hiérarchies et de luttes dont l’enjeu est toujours l’exercice d’un pouvoir ! Peut être est ce parce que chaque différence nous confronte à la difficulté d’accepter nos propres limites dont la reconnaissance transforme en illusion nos rêves de puissance et de maîtrise ? En fait le sexe se révèle aux humains comme l’emblème même de la différence puisqu’il y a toujours un sexe qu’on n’a pas… Sexe ne veut-il pas dire « coupé » ? L’histoire des humains n’avoue-t-elle pas d’une certaine manière les multiples refus d’accepter cette coupure ? Si l’histoire du rapport entre les sexes est à la fois une histoire que l’historien peut raconter, il n’en reste pas moins qu’à cette histoire là se superpose celle des images et des représentations dont chacun est habité dans son rapport à sa propre sexualité et à celle de l’autre. Il nous faut remercier André Rauch de relancer, par le fait des nombreux exemples qu’il met à notre portée, une réflexion jamais achevée sur les rapports entre les mêmes et les autres. Si la légis- 153 Lu à lire lation offre des recours au niveau du droit pour régler les différends entre les différents, la cohabitation quand à elle exige de chacun qu’il sache respecter ceux qui sont différents. Rappelons que l’étymologie de respect signifie : regarder avec reconnaissance. Charlotte Herfray Thierry GOGUEL D’ALLONDANS et Liliane GOLDSZTAUB (dir.) La rencontre - Chemin qui se fait en marchant, Arcanes, Strasbourg, 2000. 154 Ce n’est pas tant la métaphore du chemin que celle du mouvement, de la libre circulation qui prend sens au fil de ces pages sur la rencontre. Dans l’effort de théorisation cette dernière ne s’y fige pas en concept, elle est présente dans le plaisir d’écrire et de décrire une géographie de la rencontre qui d’évidence ici ne peut être qu’une géographie de la liberté. Topographie des brèches, des traverses, des possibles plus que des chemins tout tracés : le lecteur va de chemins en contrées, l’important étant qu’on y trouve à penser tout en marchant. Trace durable sur la poussière d’un monde instable, la rencontre peut être rêvée comme un échange réciproque porteur d’alliance. Si cette dernière est ouverture dans la succession des dons et contre-dons, elle est en même temps engagement et obligation. Au fil des contributions, le risque dans la rencontre se dessine comme sa part d’ombre : l’engagement dans le face-à-face bouscule les repères, ouvre et ferme en même temps. La fin, la rupture y sont déjà contenues. Jusqu’à la chute de ces petits vieux qui vient rappeler qu’au bout du chemin de la vie, la fin est encore une sorte d’ultime rencontre. Fragilité inhérente qui apparaît jusque dans les rencontres les plus ordinaires où la ritualisation permet de sauver la mise au quotidien. Limiter la confrontation, contenir l’ordre de l’interaction afin de soutenir le fil d’une conversation, éviter la mise en échec d’un faceà-face : la ritualisation agit sur les bords de la rencontre. Silence et bavardage sont décrits avec justesse comme des expressions élaborées de cette labilité. Fil ténu mais ininterrompu, le bavardage pour nécessaire qu’il soit en vient vite à trop remplir l’espace jusqu’à ignorer les autres. Complicité dans la coprésence, acquiescement, le silence est aussi retrait, fin de non recevoir. Le silence tout comme le bavardage soulignent l’ambivalence de l’êtreensemble. On insiste au fil des pages sur la fragilité et l’aléa dans la rencontre. Malgré tout, l’aléatoire est comme une promesse qui ferait de la rencontre une aventure. En attente de révélation, quête du Graal, pour certains, désordre et basculement pour d’autres, à tout le moins hors des cadres prévus, programmés, institutionnalisés, l’aventureuse rencontre est évènement qui surprend dans le hors-cadre voire dans le refus de l’assignation. Alors le hasard ou le fortuit advient au gré d’un déplacement, d’un vide, d’un silence, bouleversant les identités parfois jusque dans l’exil ou la fusion. Si ce livre riche et stimulant insiste sur le mouvement comme condition initiale de la rencontre, il suggère aussi qu’une géographie de la liberté se dessine dans les interstices d’un déjà là. L’aventure n’est pas forcément dans un ailleurs mythique. Dans l’épaisseur du quotidien elle pourra surprendre où on l’attend le moins : « au coin de la rue l’aventure ? » Myriam Klinger David LE BRETON L’adieu au corps, Paris, Métailié, 1999, 240 p., coll. « Traversées » D’ouvrage en ouvrage, David Le Breton se livre depuis de longues années à une exploration systématique de la manière dont le corps a été pensé, géré et vécu dans nos sociétés au fil des siècles. On a l’impression qu’il touche aujourd’hui, avec ce nouveau livre, à une sorte de limite de ce travail quand il en vient à analyser des positions de « l’extrême contemporain » qui non seulement dénient au corps tout intérêt, mais vont jusqu’à crier leur haine à son égard et leur volonté de le combattre. Quel chemin parcouru en quelques années entre l’exal- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines tation de ce même corps et de l’amour physique dans les années 60 et 70 et ce nouveau gnosticisme qui affiche son dégoût de la « viande » ! L’auteur se propose d’étudier sous un angle anthropologique « les aventures du corps dissocié de la personne, perçu comme un matériau accidentel, malencontreux, mais modulable » (p. 16). D’étape en étape, selon une gradation qui donne froid dans le dos, il analyse finement les implications du body building et de la chirurgie esthétique, de l’usage des psychotropes et de la médicalisation de la vie quotidienne, de la procréation artificielle d’où la femme finit par être exclue, des fantasmes de la techno-science et de la cyberculture, du contrôle génétique et du clonage, de l’intelligence artificielle et toute une ingéniérie biologique prétendant maîtriser, bricoler et à la limite éliminer le corps de la conception à la mort, le tout au nom de l’esprit. On est, il est vrai, en présence d’utopies et de discours abstraits qui le plus souvent relèvent de l’imaginaire pur et de la science-fiction. Quant aux pratiques instituées par des scientifiques qui s’érigent en nouveaux prêtres et prophètes, l’auteur montre à quel point elles sont à teneur inconsciemment religieuse. Cet ouvrage, remarquablement documenté comme ceux qui l’ont précédé, ne se lit pas facilement, tant il soulève de doutes et d’appréhensions à mesure qu’on découvre où veulent en venir les apprentis-sorciers de notre temps. Une fois de plus le corps apparaît comme un analyseur fondamental, mais ici l’analyse se double d’un cri d’alarme et inspirera bien des appels à la résistance. Pierre Erny Bertrand HELL Possession et Chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999, 392 p. Si les phénomènes de possession et de chamanisme sont dissociés dans les approches d’anthropologie classique, Bertrand Hell lance dans cet ouvrage le pari de démontrer qu’en réalité chamanisme et possession présentent une plate-forme commune reposant sur la gestion du désordre.Toutes les sociétés ont défini, en écho au monde organisé de la nature, un monde sauvage de la surnature peuplé d’esprits. Les relations entre ces deux mondes, destinées à enrayer le désordre chez les humains, sont assurées par des spécialistes (les maîtres) au moyen de négociations. C’est cette fonction commune qui permet à B. Hell de rapprocher les deux concepts. Les structuralistes, selon lui, n’ont construit leurs analyses que sur la forme apparente revêtue par la communication avec les esprits, opposant le chamanisme perçu comme une démarche active dans laquelle l’initié recherche et contrôle la transe, à la possession qui renvoie à une conception passive, le possédé subit la transe, il n’est qu’un objet incorporé. Roberte Hamayon, spécialiste du chamanisme sibérien avait déjà suggéré de sortir de cette opposition de forme en proposant de voir la clé de voûte du partage idéologique entre chamanisme et possession non pas dans la description de l’état de conscience des acteurs mais dans les termes de l’alliance nouée avec les esprits. B. Hell s’attaque également aux arguments développés par les théories ethnopsychiatriques qui ont tendance à associer les personnalités du chamane ou du possédé à des névrosés. Une dernière contestation porte sur les travaux ethnologiques qui éclairent les phénomènes de possession et de chamanisme en les rapportant au mythe. Or, l’évolution des pratiques rituelles, la liberté prise avec les rites traditionnels, leur adaptation à des situations contemporaines amène B. Hell à remettre en cause l’idée d’un rituel qui n’aurait d’autre essence que de figurer de manière immuable la cosmogonie. L’ouvrage repose la question de l’efficacité symbolique et du rapport entre mythe et rites. Pour B. Hell la force du mythe est à rechercher moins dans la forme exégétique qu’il revêt que dans la puissance dynamique qu’il manifeste en combinant, selon un processus ouvert et continu, des schèmes imaginaires invariants. Si l’efficacité des cultes est au centre de l’existence et de la reproduction des pratiques chamaniques et de possession, la cure thérapeutique n’en constitue pas la finalité première. Celle-ci s’inscrit dans une notion plus large d’ordo rerum, fondée sur le principe d’équilibres dépendants les uns des autres. Dans cette perspective la ma-ladie d’un homme n’est souvent que le signe d’un désordre plus profond qui touche toute la société et la cure vise alors à restaurer l’équilibre de l’ordre social ébranlé par l’irruption du désordre. A la différence des religions du salut, chamanisme et possession ne parlent ni d’un monde à sauver, ni d’un monde meilleur, il est seulement question d’un moyen donné aux hommes pour faire face à une imperfection irrémédiable, mais le désordre est également pensé comme une nécessité, il est « ferment de vie ». Cette considérable recherche anthropologique donne, dans une langue claire et vivante, un panorama organisé de toutes les thématiques que soulèvent les pratiques chamaniques et de possession, alternant réflexions théoriques, pratique personnelle de terrain au Maroc, et littérature ethnographique sur des sociétés les plus diverses. La capacité à mettre en scène la dialectique ordre/désordre apparaît bien comme le socle commun à des pratiques repérées universellement. Isabelle Bianquis-Gasser Pierre ERNY Clés pour une anthropologie ouverte ; l’absolu en l’homme, L’Harmattan, coll. Culture et Cosmologie, 1998, 219 p. « Notre moi existentiel épuise-t-il la réalité de notre être, et tout peut-il s’expliquer au niveau bio-socio-psychologique ? » Pierre Erny propose d’explorer cette question sur la nature de l’homme dans une réflexion anthropologique conçue au sens le plus large du terme. La rencontre de l’auteur avec « un maître » Graf Dürckheim, de multiples centres d’intérêts, une expérience avec d’autres cultures mais aussi une sensibilité au données de la tradition chrétienne ont poussé Pierre Erny à faire le point et à parler de ce qui le touche profondément à savoir le rapport de l’homme au divin. Si la pensée occidentale a dissocié le terrestre du spirituel, P. Erny fait l’hypothèse, à l’instar de ce qu’en disait G. Dürckheim, que l’origine « céleste » de l’homme fait partie de son être essentiel. Il participe dans la profondeur de son être à l’Etre divin et peut en devenir conscient dans des expériences particu- lières… La destinée de l’homme est de devenir celui qui peut témoigner de la Réalité transcendante au sein même de l’existence. Il y aurait, dit l’auteur, une dimension transcendante immanente en chaque homme qui a pour fonction de transfigurer de l’intérieur son moi existentiel et de lui donner sens. Pour P. Erny il n’est pas pertinent de distinguer nature et surnature. » La dimension transcendantale ne s’ajoute pas à notre être, elle lui est inhérente, immanente, essentielle… De multiples récits émanant de poètes, de philosophes, des témoignages contenus dans la littérature mystique universelle font état d’une expérience du numineux, moments privilégiés qui illuminent la vie mais qui ne sont pas forcément liés à une expérience religieuse. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, l’auteur, imprégné de littérature, de philosophie, de théologie et de textes anthropologiques, propose de revenir sur un certain nombre de concepts évoquant tour à tour la notion de personne en ses multiples acceptions selon des traditions culturelles différentes et les concepts majeurs des sciences religieuses. A la lumière des travaux de Graf Dürckheim et du philosophe russe Nicolas Berdiaeff, P. Erny explore, d’une manière toute personnelle, des notions qui ont toujours posé des problèmes de définition comme celles de numineux, de foi, d’expérience spirituelle, de religion, de mystère, de liturgie, de tradition ou encore d’initiation… Si on admet « qu’en tout homme, de quelque époque, de quelque culture et de quelque religion qu’il soit, il y a une dimension qui le rend capable de capter le divin », les clés développées par l’auteur l’incitent à une relecture des livres saints et en particulier de la Bible « en se disant que chaque ligne parle de soi et s’adresse à soi. Sa seule destination est de faciliter le passage de chaque être d’une existence purement charnelle à une existence spiritualisée ». Mais l’approche anthropologique déborde le cadre de la religion et c’est pourquoi P. Erny s’interroge également sur les prolongements liés à cette idée d’être essentiel, dans la vie quotidienne : l’éducation devient alors « l’action par laquelle nous facilitons l’épiphanie de cet être essentiel, les conceptions relatives à l’hygiène du corps et de l’esprit ou encore à la 155 Lu à lire santé et à la maladie n’échappent pas non plus à cette recherche de sens. Bien des théories et des pratiques ont montré la « très étroite intrication entre le physique et le mental, comme s’il s’agissait du recto et du verso d’un phénomène unique », mais à cela dit Pierre Erny il faut ajouter une dimension proprement spirituelle qui influe tout autant sur notre vie et notre santé. Il y aurait donc nécessité de se « brancher sur le divin » pour dépasser son être existentiel et enfin comprendre ce que l’on est dans son essence. Isabelle Bianquis-Gasser Robert GROSSMANN Main basse sur ma langue, Strasbourg, éd. de la Nuée Bleue, 1999. 156 C’est avec beaucoup de passion que Robert Grossmann, conseiller général de la Robertsau, à Strasbourg, et vice-président du Conseil Régional d’Alsace, justifie son refus de ratifier la « Charte des langues régionales », dans un livrepamphlet publié par les éditions de « La Nuée Bleue ». Cet ouvrage reprend certaines thèses importantes et désormais classiques : l’allemand n’est pas, quoiqu’en ait dit le recteur Deyon, la forme écrite du dialecte alsacien et l’enseignement bilingue français-allemand favorise sa promotion au détriment de l’alsacien ; le débat sur les langues cache en Alsace des enjeux politiques autrement plus graves ; favoriser sur la base de la langue, une culture alsacienne spécifique contient, outre des aspects restrictifs évidents, un réel danger de dérive raciste. Mais au-delà de cet aspect polémique, ce livre nous paraît intéressant à deux points de vue : Dans le chapitre I intitulé : « L’alsacien, ma langue, mini Sproch », l’auteur nous livre un témoignage personnel de ses pro-pres usages linguistiques qui en fait un cas exemplaire du multilinguisme alsacien. Dans son enfance Robert Grossmann parlait alsacien. A l’école il apprit le français. Puis pendant son adolescence, le lycée Kléber lui dispensa un apprentissage difficile de l’allemand. Maintenant adulte il constate qu’« (il) parle l’alsacien, (s’)exprime et écrit en français et (se) débrouille assez bien en alle- mand ». (p. 18). Mais « dès qu’(il rencontre) quelqu’un avec qui (il peut) se lier dans la complicité objective, émotive et intime de (sa) langue maternelle, (il laisse) libre court à l’irrésistible pulsion » (p. 18). Il n’a pas cessé d’utiliser l’alsacien en chaque circonstance de sa vie car pour lui « c’est une pratique vivante (et non des lois) qui conditionne la survie de la langue » (p. 21). Ce témoignage personnel vaut sans doute pour beaucoup d’Alsaciens de cette génération. Mais plus intéressantes encore nous sont apparues les informations que Robert Grossmann fournit sur la nébuleuse de ce qu’il appelle, au chapitre III, « les croisés de l’allemand ». Ces termes regroupent aussi bien les autonomistes du « Rot un Wiss » qui militent pour une Alsace autonome de langue allemande, que le groupe « Heimetsproch un Tradition », favorable au bilinguisme, et toute une série d’associations pilotées par « le Cercle René Schickelé ». Celui-ci possède une maison d’édition, la Salde, une revue « Land un Sproch » soutenue par une fondation allemande pangermaniste, la « Hermann-Niermann Stiftung ». Culpabilisés par leur politique attentiste les élus régionaux, en particulier le sénateur Goetschy, auraient été pris en otages par ces groupes militants qui auraient obtenu ainsi la création et le financement d’un « Office Régional du Bilinguisme » (ORBI) et d’un « Haut Comité pour la langue ». En 1990 l’ABCM Zweisprachigkeit a été autorisé à créer un système paritaire d’enseignement bilingue, dit 13/13, coûteux et discriminatoire, recevant des fonds d’une association allemande, et dont l’efficacité n’a pas encore été démontrée. En Allemagne la revue de l’« Association Erwin von Steinbach », créée à Francfort en 1919 par des universitaires alsaciens exilés, se fait l’écho de ces mouvements qui apparaissent, aux yeux des Allemands, comme les porte-paroles de l’opinion alsacienne dans son ensemble. Dans cette perspective nous ne pouvons que souscrire à la position courageuse de Robert Grossmann qui, plutôt que d’une « culture alsacienne » restrictive dans l’espace et dans le temps, préfère parler de « culture en Alsace » (p. 83), exemplaire par son « esprit d’ouverture et de tolérance » (p. 80). Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Journées d’études «200 ans d’historiographie alsacienne» Pour fêter le bicentenaire de sa création, la Société Académique du BasRhin avait organisé, les 22 et 23 octobre 1999, à Strasbourg puis à Mulhouse, des Journées d’études pour établir le bilan de « 200 ans d’historiographie alsacienne ». Il s’agissait d’un vaste tour d’horizon concernant la recherche historique régionale accomplie depuis deux siècles, en même temps qu’un constat sur les lacunes éventuelles et l’ouverture de pistes nouvelles. Ce bilan, à la fois impressionnant et brillant, nous était présenté selon quatre thèmes : – La passion de l’histoire – Cultures et croyances – Pouvoirs et institutions – Les hommes et leurs activités Certaines interventions (pour l’archéologie, l’histoire moderne, l’histoire militaire, l’histoire rurale et agraire, l’histoire de l’industrie) présentaient un panorama complet des recherches entreprises, accompagné d’une bibliographie exaustive, fort utile pour les historiens à venir. D’autres relevaient les lacunes tant méthodologiques que documentaires et les pistes à entreprendre (pour la généalogie, le haut et le bas Moyen-Age, le droit et les institutions, l’histoire de la musique, l’histoire des techniques, l’histoire urbaine et plus généralement l’histoire contemporaine). Mais plutôt que de reprendre une à une ces communications, qui seront d’ailleurs publiées dans le prochain numéro de la Revue d’Alsace, nous avons préféré relever certaines questions plus fondamentales, qui se sont posées ou se posent encore aux historiens d’Alsace. L’histoire médiévale, encore peu défrichée, va bientôt manquer totalement de chercheurs du fait du désintérêt des étudiants pour l’épigraphie alsacienne et de leur ignorance des langues germanique et latine. Des publications de textes originaux seraient nécessaires, mais la tâche est immense et les spécialistes peu nombreux. Ils constatent avec amertume que des pans entiers des archives régionales sont en train de devenir des documents muets. Au-delà de ces difficultés proprement matérielles, l’historiographie de l’Alsace semble encore victime de préjugés tenaces. Un réel cloisonnement existe, religieux d’abord, entre historiens catholiques et protestants, mais aussi intellectuel et « ethnique ». La question a été posée plusieurs fois au cours de ces Journées en terme de légitimité. Un historien doit-il être catholique pour étudier l’histoire du catholicisme alsacien, protestant pour étudier l’histoire du protestantisme, Alsacien même pour travailler sur l’Alsace ? Existe-t-il une histoire officielle, dite « alsatique », réalisée par des universitaires locaux confirmés, publiant dans des revues considérées comme canoniques, mais qui ignore, dans une sorte d’amnésie fâcheuse, certains noms et œuvres venus d’ailleurs ? Quoiqu’on fasse, l’histoire de l’Alsace constitue une des composantes de l’identité régionale et, à ce titre, ne peut se dégager des influences de l’histoire politique. Cette histoire de la « petite patrie » reste liée à des mobiles affectifs, familiaux, identitaires, même si elle se veut l’écho d’une histoire nationale ou universelle. D’où un réel danger d’enfermement sélectif sur les événements, les grands hommes, les hauts lieux de la mémoire locale. Une nouvelle génération d’historiens s’en défend, qui insiste sur une histoire moins nombriliste, fondée sur une curiosité intellectuelle plus objective et comparatiste, qui intègre l’Alsace dans les grands mouvements politiques, économiques, sociaux et intellectuels de l’Europe, et plus précisément de la haute vallée du Rhin. M.-N. Denis Bernadette SCHNITZLER Robert Forrer (1866-1947), archéologue, écrivain et antiquaire Strasbourg, Publications de la Société Savante d’Alsace en coédition avec les musées de Strasbourg, Collection « Recherches et documents », tome 65, 1999. A partir d’un long travail de classement des archives personnelles de Robert Forrer, d’une connaissance approfondie de l’histoire de l’archéologie en Alsace et de contacts avec les derniers témoins de cette aventure, Bernadette Schnitzler, conservateur en chef du patrimoine chargée du Musée Archéologique de Strasbourg, a tracé un portrait minutieux et complet de ce personnage hors du commun. Né dans une famille de négociants zurichois, Robert Forrer s’installa très tôt à Strasbourg (en 1888) pour y mener conjointement une carrière de savant et d’antiquaire-collectionneur. Dès son tout jeune âge il avait fondé en Suisse une revue d’archéologie « Antiqua », qui marquera sa passion de toute une vie. Très actif sur le terrain, en particulier lors des grands travaux d’urbanisme de Strasbourg, il découvre les étapes historiques du développement du site de la ville à la période gallo-romaine et étudie l’autel de Mithra de Königshoffen. Précurseur des recherches sur le Néolithique alsacien (à Achenheim, Hoenheim et Stutzheim pour ne citer que les fouilles les plus importantes), il s’intéresse aussi à la Protohistoire lors de la reconstitution du char funéraire d’Ohnenheim (1923). Il abordera l’époque mérovingienne par le biais de sa collection numismatique mais aussi sous l’angle de l’histoire de l’art (céramique de pavage, sculpture, architecture religieuse, en particulier romane avec l’étude sur le cloître d’Eschau en 1930). Rédacteur des « Anzeiger für elsässische Altertumkunde » il en fera une revue de haute tenue scientifique et saura associer les découvreurs à ses publications. Lui-même auteur d’une abondante production scientifique (541 titres en 1926), dont l’inventaire reste à faire, il saura jouer d’autres formes de diffusion: conférences, musée préhistorique et galloromain de Strasbourg où il règna pendant trente ans, grande presse publique telle que le « Strassburger Post », « l’Älsasser » et les « Dernières Nouvelles d’Alsace » (Neueste Nachrichten). Bien que d’une envergure hors du commun, Robert Forrer apparaît, à travers cet inventaire, comme parfaitement représentatif du personnage de savant notable strasbourgeois au tournant de notre siècle. N’ayant eu aucun rôle politique, mais aussi à l’aise en français qu’en allemand, il a su jouer de sa neutralité suisse pour « être à la fois l’ami de Guillaume II et de Clémenceau » (p. 165), pour solliciter aide et appui de tous les gouvernements. Hors des cadres universitaires et administratifs, il a su devenir, grâce à ses com- pétences et à sa rigueur intellectuelle, un expert mondialement reconnu dans des domaines aussi divers que les textiles coptes, le mur païen, la numismatique celtique et l’urbanisme strasbourgeois de la période romaine. Il prit ardemment parti dans des querelles de clercs (sur le site antique de Strasbourg, la restauration du Haut-Königsbourg, l’authenticité des objets de Glozel et des vases de Yutz) dont nous avons peine à imaginer, de nos jours, qu’elles aient mobilisé, par voie de presse, une partie de l’opinion. Plus étonnant encore à nos yeux est l’exercice de deux professions qui requièrent les mêmes compétences mais que l’on considère aujourd’hui comme incompatibles : celle d’antiquaire et de conservateur de musée. Héritier des Lumières, archéologue avant tout, mais non spécialisé, il fut enfin un amateur d’art, dessinateur luimême, en contact avec tous les courants artistiques de son temps, aussi bien néohistorique avec Léo Schnug (à qui il confia la confection des costumes du défilé historique du Haut-Koenigsbourg), que régionaliste et Art Nouveau du « Kunschthafe », de l’équipe du Musée Alsacien et de la « Revue Alsacienne Illustrée ». Haute figure multiforme, il fut à la mesure de l’effervescence de la vie intellectuelle et artistique en Alsace au début de notre siècle. M. N. Denis Anny BLOCH L’émigration juive alsacienne aux Etats-Unis (1830-1930) Archives Juives, n° 32/2, 2e semestre 1999. Le dernier numéro des Archives Juives comporte un important dossier sur « la diaspora alsacienne et lorraine ». Ce dossier n’ambitionne nullement d’être exhaustif et définitif mais il met l’accent sur certains traits qui peuvent surprendre un public de non spécialistes. Les Juifs alsaciens et mosellans n’ont pas attendu la défaite et l’annexion de l’Alsace-Lorraine pour quitter en nombre la région. Leur grande marche vers l’ouest a débuté dès les dernières décennies de l’Ancien Régime pour se développer pendant la Révolution qui autorisait leur mobilité. 157 Lu à lire 158 Ce phénomène donc, presque vieux d’un siècle en 1870, est dû aux flambées d’antisémitisme qui ont accompagné les divers troubles révolutionnaires du XIXe siècle, mais plus encore à des facteurs économiques et à l’extrême pauvreté de la plupart des communautés juives, rurales ou urbaines de l’Est de la France. Cette émigration s’est dirigée vers la capitale et les régions du Nord, mais aussi en Algérie, prolongement exotique de la mère-patrie. La dimension diasporique de ce dossier est illustrée par l’article d’Anny Bloch, sur « L’émigration juive alsacienne aux Etats-Unis (1830-1930) ». Au regard des divers travaux publiés sur le sujet, en particulier ceux de Paul Leuilliot, Nicole Fouché et Vicki Caron, l’émigration des Juifs d’Alsace diffère peu de celle de leurs voisins, Catholiques ou Protestants. Un peu plus tardive (elle culmine dans les années 1850-1870), elle touche de la même manière les petits métiers ruraux du secteur tertiaire atteints par la misère des campagnes, l’exode rural et le développement de l’industrie. S’il y a évidemment peu d’agriculteurs parmi eux, une place à part doit être faite aux prêteurs d’argent, concurrencés par le développement des caisses mutuelles agricoles. A ces causes économiques il faut ajouter, encore que très contrôlée, la fuite devant la conscription (le service militaire est de sept ans sous le 2nd Empire) et le refus de l’annexion à partir de 1871. Mais certaines causes sont particulières aux Juifs d’Alsace. Il faut compter ainsi les vagues d’antisémitisme qui se sont développées en 1830 et 1848 dans le centre et le sud de la province et le rôle actif des associations et agences d’émigration juives qui tentent de se débarrasser d’une population rurale dont la misère est devenue encombrante. A leur arrivée aux Etats-Unis, les Juifs alsaciens se distinguent peu de l’émigration allemande à laquelle ils se rattachent. Ils s’installent de préférence à New-York et à la Nouvelle-Orléans, dans des communautés qui parlent leur langue, avant d’essaimer dans les villes moyennes alentour où ils reprennent, mais à une autre échelle, leurs activités traditionnelles : commerce, commission, prêt d’argent, industries de transformation. Les communautés se structurent autour de sociétés de secours et d’aide, les « Hebrew Benevolent Associations » qui achètent un terrain, font construire une synagogue et aménagent un cimetière. Mais si cet attachement communautaire perdure, il ne signifie pas que les groupes de Juifs alsaciens ainsi constitués vivent en ghetto. L’abandon progressif d’une religion de stricte observance, de la langue et des mariages endogames, témoignent de leur assimilation. Certains d’entre eux ont brillamment réussi et se sont intégrés à la vie politique et économique régionale ou nationale tel Félix Dreyfus, éminent notaire de la Nouvelle-Orléans, qui fut conseiller municipal et représentant à l’assemblée de Louisiane, ou Max Meyer qui créa l’« Ecole de Formation des Industries de la mode » et fit partie de la « Commission de sécurité des travailleurs » nommée par Roosevelt en 1931, du « Conseil industriel de l’Etat de New- York » et du « Conseil de médiation de New-York ». Cette ascension sociale se traduit à New-York par des déplacements géographiques de la communauté de Brooklyn et du sud de Manhattan vers les quartiers plus chics du nord de la ville. Le travail d’Anny Bloch, à la fois historique et sociologique, suit ainsi, au cours de trois générations, une émigration juive essentiellement rurale, d’abord cantonnée autour d’associations religieuses et charitables, qui peu à peu s’ouvre à la civilisation américaine avec intégration sociale et politique des élites. Devenus citoyens américains à part entière, les Juifs d’origine alsacienne manifestent de nos jours une fidélité au pays de leurs ancêtres dont le « War Relief Fund » (1943) qui joua un rôle considérable dans la reconstruction des édifices religieux et la restructuration des institutions juives de l’Alsace libérée, est le meilleur exemple. M. N. Denis Il est peut-être utile de signaler d’autres articles d’Anny Bloch sur ce sujet : – « A la merci de courants violents : les émigrés Juifs de l’est de la France aux EtatsUnis », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n° 22, 1995. – « Des berges du Rhin aux rives du Mississipi : une culture recommencée », idem, n° 24, 1997. – « Mercy on Rude Streams : Jewish Emigrants from Alsace-Lorraine to the lower Mississipi Region and the concept of Fidelity », Southern Jewish history, vol. 2, 1999. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Annick FOUCRIER, Le Rêve californien. Migrants français sur la côte Pacifique, XVIIIe- XXe siècle, Paris, Belin, 1999, 432 p. En choisissant de s’intéresser aux Français de Californie, Annick Foucrier a choisi, consciemment, de focaliser (à l’exclusion de tout autre groupe) son attention sur une minorité. Le nombre d’habitants de Californie nés en France est multiplié par trois entre 1860 et 1990 (chiffres du recensement américain). Mais leur pourcentage par rapport au total de la population californienne est extrêmement faible, particulièrement à partir de 1900. L’auteur justifie d’emblée son projet : « […] leur contribution à l’histoire et au développement de la Californie ne doit […] pas être envisagée en fonction de leur nombre mais en fonction de ce qu’ils ont apporté ». C’est la position théorique à laquelle elle se tient rigoureusement dans son étude des Français en Californie (XVIIIe-XXe siècle). L’auteur va mettre en évidence le fait que, dans la longue histoire de la Californie, qu’il s’agisse du temps des ranchos, de la conquête américaine, de la ruée vers l’or, du développement de la viticulture, du développement économique et plus récemment de l’ouverture vers l’électronique, les Français sont toujours là, partie prenante et acteurs de la montée en puissance de la Californie. Ce constat s’appuie, sur un développement chronologique : de 1769 à nos jours, ces migrants français sont professionnellement qualifiés : artisans, membres de professions libérales, marins, intellectuels, entrepreneurs, ils apportent leurs savoirs et participent à la mise en valeur du pays. Ils viennent des principales régions d’émigration française : Béarn, Gironde, Bretagne, Normandie… Ils apprennent l’espagnol nécessaire à la vie quotidienne et aux relations économiques mais continuent à utiliser le français entre eux. Ils se marient sur place. La naissance des enfants contribue à un certain enracinement. 1848-1870 : toute cette période est marquée par l’or. En 1852, 25 000 Français travaillent dans les régions minières. Le quartier français de San Francisco va se développer considérablement. C’est là que les Français s’installent au sortir de la mine, pour profiter d’une certaine prospérité économique (quelques belles réussites sociales), pas si évidente à l’arrivée. Dans la ville, une communauté française est nettement individualisée avec sa culture française, au point qu’on put dire : « San Francisco est le Paris du Nouveau Monde ». Cela n’empêchait pas les Français d’assurer de nombreuses responsabilités civiques. 1870-1940 : c’est San Francisco qui attire les nouveaux immigrants français. Les chaînes migratoires sont d’origine familiale. Il y a toujours une immigration récente, encore peu adaptée. Sa présence renforce la francité de la communauté, qui a des occasions multiples – déclaration de guerre de 1914 (solidarité), exposition de 1915 (pavillon français à la gloire de la France), organisation du Club La Fayette (1916) – d’exprimer son patriotisme. Les nouveaux venus sont majoritairement d’origine rurale. La communauté française est divisée. Ce sont les difficultés qui ressoudent la communauté autour de réponses collectives (tremblement de terre de 1906, taxes, guerres extérieures…) et c’est, paradoxalement, la naturalisation américaine qui résout certaines contradictions. Des Français qui choisirent de s’intégrer dans l’espace rural jouèrent un rôle actif dans le développement de l’agriculture californienne (bergers, agriculteurs, éleveurs, viticulteurs…). L’ouvrage s’achève sur un épilogue qui traite de la période de 1940 à nos jours. Dans une Californie mondialisée et flexible, les Français continuent d’arriver, de se renouveler, mais leur visibilité est moindre. Ils sont dispersés autour de la baie de San Francisco et à Los Angeles. Ils vivent dans les banlieues et ne se rassemblent plus que « virtuellement » sur le Web. Pour bien comprendre cet ouvrage très documenté et très dense, il faut aussi savoir que toute position descriptive ou analytique y est accompagnée d’exemples concrets, d’histoires de vie, d’anecdotes, de biographies et que très souvent on peut suivre les migrants depuis leur village d’origine jusqu’à leur destinée californienne. On trouve traces d’Alsaciens, de Lorrains et d’associations qui les réunissent (voir mon compte rendu dans le Bulletin de la société généalogique d’Alsace). Quelques personnages dont l’histoire a retenu les noms font figure d’em- blème. Il faut aussi ajouter que les archives utilisées sont multiples et variées. Archives françaises et archives américaines sont croisées et complétées les unes par les autres : recensements, annuaires, almanachs et journaux constituent une partie importante de la documentation de l’auteur, à laquelle il faut ajouter toutes les sources imprimées d’histoire locale et régionale, aussi bien sur le pays de départ que sur le pays d’arrivée. Quelques remarques cependant. Il me semble que les deux premières parties et le début de la troisième – en fait, jusqu’à la Première Guerre Mondiale – sont plus riches en informations et en cohérence que l’étude des années qui suivent. Il me semble que l’auteur aurait pu tirer d’une période sensiblement plus courte, correspondant quand même à un long XIXe siècle (dernier quart du XVIIIe- début du XXe siècle), des conclusions plus générales. L’effet de kaléïdoscope qu’elle remarque est, me semble-t-il, accentué par le choix revendiqué d’étudier toujours la dernière vague d’immigrants, choix qui masque peut-être les processus d’assimilation mis en œuvre par la société américaine… Mais ce serait un autre livre ? Nicole Fouché Sébastien SCHEHR La vie quotidienne des jeunes chômeurs Puf, 1999, collection sociologie d’aujourd’hui, 287 p. L’ouvrage de S. Schehr, « La vie quotidienne des jeunes chômeurs », est tout à fait stimulant d’un point de vue intellectuel et original par son approche. Il est agréable à lire et repose sur une connaissance bibliographique indéniable. L’intérêt de cet ouvrage est de comprendre le chômage, notamment celui des jeunes, en s’intéressant à ce qui produit le lien social pour les individus, en évitant de s’engouffrer dans les dichotomies, encore omniprésentes en sociologie, entre les approches déterministe et indéterministe, le micro et le macro, le local et le global, mais aussi le travail et le « hors-travail ». Il opte pour une lecture du social visant à rendre compte du multipositionnement des individus. Les jeunes dont l’ouvrage rend compte sont chômeurs, ou l’ont été à un ou plusieurs moments de leur vie; de fait leur rapport au travail et au non travail s’avère différent de personnes qui n’ont pas eu cette expérience. De plus, globalement, peut-on encore considérer que le travail, le rapport entretenu à celui-ci est toujours aussi central dans la construction des identités individuelles ? L’étude du vécu du chômage peut alors entraîner à une relecture de la place du travail dans notre société. Le texte s’ouvre sur une réflexion classique en sociologie, portant sur le sens commun autour de la question du chômage, des chômeurs. Par trop souvent, nous dit S. Schehr, nous en avons des lectures négatives (p. 8) : le chômeur c’est celui qui est toujours abordé par un « a » privatif, c’est un sans emploi, un handicapé, un exclu… En bref, dans ce premier chapitre, « Du sens commun aux recherches actuelles », l’auteur émet des réserves sur une certaine perception du chômage, du chômeur et sur la place centrale du travail dans notre société tout en s’appuyant, pour construire son propos, sur des travaux sociologiques français et étrangers. Si les sociologues des années 1980/90 se sont beaucoup intéressés au chômage, et plus particulièrement au pourquoi et aux effets de celui-ci, reproduisant en cela « les découpages opérés par les politiques sociales », S. Schehr ne s’engage pas dans cette lecture du social. Il refuse le misérabilisme et les perspectives univoques (p. 28). Pour cela, il privilégie une lecture du « comment » le chômage est vécu par les jeunes, avec une méthode qui se veut pragmatique et qui s’intéresse aux points de vue des acteurs. Son objet est donc « le chômage comme « mondes sociaux » à explorer ». Par là, l’auteur entend s’intéresser au chômeur dans ses pratiques, son mode de vie, c’està-dire à un chômage « vécu et construit de l’intérieur ». L’idée de « monde social » revient à considérer le chômage comme un espace social à la fois structuré, dynamique, et en interaction permanente avec ceux qui sont amenés à le vivre et le traverser. Pour en rendre compte concrètement, l’auteur part de biographies de chômeurs, de leurs représentations, de leur construction identitaire, de leur « carrière » singulière dans le monde social du chômage » (p. 33). Dans le second chapitre, « Vécus du chômage et de la précarité, représentations du travail », il traite de cinq recherches 159 Lu à lire 160 qualitatives publiées au cours des vingt dernières années (Galland et Louis, 1978 ; Schnapper, 1981 ; Grell, 1985 ; Cingolani, 1986 ; Roulleau-Berger, 1991) en nous montrant les changements de perspectives théoriques et méthodologiques au cours de cette période. Cette approche, qui part de la présentation d’un état de la question, rend compte des apports et des limites de ces différents travaux. Elle permet à l’auteur de construire son objet de recherche par critiques juxtaposées. Celui-ci diverge par rapport aux approches « classiques du chômage » ; en effet, il introduit le point de vue du vécu du chômage ; il se penche dès lors sur les pratiques et les représentations que les jeunes chômeurs ont du travail. Si cette perspective théorique est louable, parce qu’elle permet de construire un autre regard sur un objet devenu familier, il faut également avoir une méthodologie adaptée pour en rendre compte. C’est ce que met en scène S. Schehr, en nous présentant « Quatre périples au sein des mondes sociaux du chômage et de la précarité » (chapitre 3). Ce chapitre semble être au cœur de la démarche de l’auteur, ou tout au moins de qui semblait être son projet. Nous y reviendrons ultérieurement. Dans le chapitre 4, « Les chômeurs entre galère et pratiques de débrouillardise », il s’agit de reconnaître aux chômeurs une certaine capacité d’action et une intelligence pratique qui tranchent avec l’image passive souvent véhiculée à leur égard (p. 160). Dans ce cadre, l’auteur repère successivement les usages et les formes de ces pratiques qui vont du bricolage au second œuvre en passant par le jardinage, la récupération, le troc. Mais ces pratiques peuvent être étudiées également au travers des subversions des diverses aides et allocations publiques ou privées. Ces pratiques de la débrouillardise – temporaire ou non – tendent à prouver que les chômeurs sont aussi acteurs de leur propre vie parfois en choisissant le non travail. Le chapitre 5, « Mode d’agir et implication sociale des chômeurs et précaires », veut opérer un renversement « dans nos manières de penser : ce n’est pas par désœuvrement et manque de travail que les précaires se lancent dans des activités ou des projets mais bien parce qu’ils sont attachés à ces derniers, parce qu’ils « refusent » le travail ». La notion de « projet » est alors nécessaire pour com- prendre d’une part que, quel que soit la nature du projet (professionnel ou non), les chômeurs font souvent preuve d’un relatif activisme qui tranche avec les clichés habituels. D’autre part, si les multiples activités des chômeurs n’ont pas systématiquement le côté formel du projet, « elles n’en dessinent pas moins un « ailleurs » où l’expérimentation vient prendre le contre-pied du travail » (p. 191). Dans le chapitre 6 « Chômage et formes de sociabilité », l’auteur démontre, entre autres, combien la théorie de la désaffiliation est réductrice de la réalité sociale vécue par les jeunes parce que cette théorie est par trop centrée sur la famille et sur la place du travail comme lieu de socialisation. Dans le chapitre 7, « Chômage, rythmes de vie et temporalités », l’approche des temporalités aborde le fait que les référents au rythme du travail ne sont pas les mêmes quand on est chômeur ou travailleur. Il s’agit donc de réappropriation du temps, celui-ci étant alors un temps vécu et non un temps volé. Dans le chapitre 8, « L’expérience du chômage et la construction identitaire », dernier chapitre de l’ouvrage, l’auteur aborde la question de la relativité de la socialisation professionnelle par rapport aux autres formes de construction identitaire. Comment est affectée l’identité par cette absence de travail ? Comment évoquer d’autres formes d’expériences sociales que le travail (p. 250) ? Globalement, cet ouvrage est très intéressant par les pistes théoriques qu’il met en perspective, par l’intuition forte des changements d’optique à opérer dans notre discipline si on ne souhaite plus rendre compte des transformations sociétales à partir de problématiques duales. Cette perspective se développe depuis une dizaine d’années autour de recherches sur les figures de l’entre deux, du croisement, du multiple. Ces transformations ont entraîné la remise en cause de la centralité des activités économiques, du travail et des systèmes d’action qui leur sont liés comme cœur de la société. Se mettent alors en place des démarches transdisciplinaires : socio-économie, socio-anthropologie, etc. On assiste également au développement de concepts plus « mous », moins généraux, qui portent entre autres leur regard sur la quotidienneté, les représentations. L’ouvrage de S. Schehr semble bien s’inscrire Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines dans ces renouvellements de la sociologie générale qui réinterroge les découpages en spécialités, voire en sous spécialités, de la sociologie. De plus, rappelons que les sociologues du travail ne se sont intéressés qu’à partir du milieu des années 80 au chômage et à la précarité en l’intégrant dans une perspective d’une « sociologie de l’emploi et du non emploi… » (colloque sociologie du travail, 1959-1999, Paris, novembre 1999). Ils se sont longtemps désintéressés de ces questions pour continuer à se focaliser sur le travail, les transformations de l’appareil productif. Les premiers sociologues, à ma connaissance, ayant travaillé sur la thématique de la précarité, de l’exclusion y sont venus par l’approche de la ville. Toutefois, on peut regretter que l’auteur suggère qu’« il est temps d’interroger véritablement le travail non seulement en tant que pratique mais aussi en tant que représentations » (p. 25). De nombreux travaux émergent depuis la moitié des années 80, autour d’une approche socio-anthropologique ou anthropologique du travail et de l’entreprise ; celle-ci porte sur les interrelations individuelles, les relations des individus au travail, au non travail, au hors travail… Cette socio-anthropologie saisit les hommes dans leurs lieux et milieux (travail, entreprise, famille, activités autres que professionnelles). Dans cette perspective, sont au centre de l’étude les pratiques quotidiennes, les représentations (Althabe, 1998, Balandier, 1982 ; Bouvier, 1989, 1992 ; Chamoux 1994 ; Denieuil, 1991 ; Maurines, 1991, 1995,). La principale critique que l’on peut adresser à cet ouvrage concerne la faiblesse du dispositif méthodologique et plus particulièrement le chapitre 3. En effet, celui-ci est au cœur de la perspective de l’auteur : c’est à partir d’une enquête auprès de 4 personnes que l’auteur nous montre l’intérêt d’étudier les pratiques de débrouillardise, les modes de vie, bref le multipositionnement des individus. Si ces quatre « récits-périples » sont intéressants, la perspective choisie aurait gagné en puissance si elle s’était inscrite dans un cadre épistémologique – et de fait méthodologique – liée à la description ethnographique s’inscrivant de facto dans une démarche inductive (Laplantine, 1996). De fait, si on se situe dans cette perspective, peu importe le nombre d’entretiens réalisés puisque l’on n’est pas dans une démarche classique en sociologie basée sur une recherche d’objectivation de la réalité et par conséquent constituée sur échantillon représentatif de la population. Ce qui compte, c’est la cohérence entre le projet de recherche et la manière dont on obtient, traite et transmet les informations. Dans ce cadre, le recueil des données, la légitimité accordée aux « acteurs » et la forme de restitution des savoirs acquis nous semblent ici poser problème. En effet, l’auteur nous présente ces quatre périples tout en reconnaissant qu’il ne s’agit ni de types idéaux, ni de types construits : qu’est-ce donc alors ? Globalement, on peut noter une absence d’interrogation sur la manière dont a été construit le terrain. Le terrain n’est-il pourtant pas la contrainte initiale de toute recherche empirique ? Qu’en est-il de l’observateur ? N’entre-t-il pas dans le champ de l’observation (Devereux, 1980) ? Par ailleurs, l’auteur ne nous dit rien sur les raisons et les façons dont il a choisi ces quatre personnes, pas plus que nous ne savons comment et où se sont déroulés les entretiens. Concernant maintenant le processus de mise en écriture : l’auteur nous présente, dans un premier temps, chacun des quatre périples à partir d’un résumé d’entretien. Ce choix est tout aussi légitime qu’un autre ; toujours est-il que l’auteur réécrit les dires de ses interlocuteurs après en avoir fait une sélection et donc une analyse ; de fait, il s’agit d’une retranscription et non d’une transcription. Puis, dans un deuxième temps, il donne la parole à ses interlocuteurs en citant leurs propos mais là, il « resélectionne », réécrit partiellement leur discours. Cette deuxième approche n’estelle pas redondante par rapport à la première étape ? Dans un troisième temps, il réinterpréte son propre discours et ceux de ses interlocuteurs. Ici, me semble se poser un problème d’absence d’interrogation suffisante sur les structures narratives employées. L’écriture n’est pas une question qui vient a posteriori de la démarche, il ne s’agit pas d’une question de style mais d’une question intrinsèque à l’objet de recherche, celle de sa capacité à représenter le réel. L’approche biographique aurait permis, me semble-t-il, de rendre compte du multipositionnement des individus. D’autant plus que dans certaines approches biographiques, elles peuvent être considérées comme « polyfonctionnelle », liant perspective épistémologique, théorique et méthodologique (Bertaux, 1977 ; Catani, 1982). S’il s’avère que la posture méthodologique mériterait d’être plus approfondie à la fois par la pratique et une réflexion sur la pratique… on retiendra de cet ouvrage que la posture de « l’entre deux » sur laquelle S. Schehr a construit son propos permet d’opérer des décloisonnements théoriques et est tout à fait stimulante. Béatrice Maurines 161 Résumés anglais Résumés 162 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Résumés Anglais Annie HUBERT Cooking and politics : does the national dish exist ? There are strong connotations of identity between cooking and society. Assuming that « the dish » was first and foremost a symbol of regional cooking, when did it become national ? We can talk about « national » rather than « regional » cooking when political power is centralised and in this case national cuisine first was the cuisine of an elite. The creation of the emblematic « dish » is above all a matter of emotions order ; this is due to migrant populations who identify with it in a foreign environment. It does not mean it is a « national dish » for all that. Pierre ERNY A matter of sacred bakery : should the communion wafer be leavened or unleavened ? For ten centuries, East and West have been debating whether the communion wafer should be leavened or unleavened. The arguments put forward are based on biblical symbols of fermentation and on what the exact nature of the Last Supper was. Marianne MESNIL Time to have a coffee… The history of coffee and « its » cultures has revealed to us its remarkable ability to be the place for diverse cultural developments. The fact is that, both more and less than any other type of food, it is the privileged moment of pleasure (now shared or not), of an « escape » whose intensity varies according to the respective doses between moderation and excess. Therein lies, no doubt, the specificity of such psychotropic drugs : the types of food that do not feed but that no civilisation can do without. A form of « communion » rather than « communication » coffee may also offer the doorway to utopia, hence its privileged relation to politics. By concentrating drinking and talking, the two sides of oral behaviour, in a social, always slightly disconnected moment, drinking coffee proves to be a complex highly symbolic action. Consequently, at a time when economic globalization is leading to cultural homogenization, it is no wonder that the espresso, the quintessence of aroma and symbols, and the most able to adapt itself to a new temporal rapport, is playing the main role and is likely to sweep aside any other tradition. Gabrielle PETITDEMANGE Between lasagna, couscous and camembert : Italian immigrants’ eating habits This text is the result of a 1999 survey into the eating habits of an Italian immigrant community in Grenoble. The evolution of their cooking illustrates the history of their migration, characterised by the meeting with the French culture and the distance created with their original country. The respondents talk about the eating habits that still exist and the changes, the moment of return to tradition and those of dialogue with the other culture. But these stories also show the reconstruction of eating habits in the collective memory of the group, in an attempt to justify their emigration. Juan MATAS The recipe for successful cookery books Cookery magazines target their readers as precisely as other women’s magazines and like them, they also follow the trends of society as a whole. Thus, so-called exotic cooking, diet food, concerns for both the origin and the quality of products, gastro- 163 Résumés anglais nomy, wines and spirits, « discoverytourism » are all being given increasing space in their pages to different degrees according to the public targetted. Here we intend to outline a comparison between some of these magazines, and to analyse the meanings of both this diversity and these common trends. Marie-Noëlle DENIS Dining tables in Alsace Like other pieces of furniture, dining tables together with benches and chairs are part of the material equipment of western civilisation. In the simpliest as well as the most luxurious interiors, their number, style and decoration allow us to measure the level of wealth and refinement a society has reached. More particularly, the shape, place in the house and use of dining tables located in Alsace since the beginning of the XIXth century have evolved. This reveals changes in the preparation and consumption of food, but also in eating habits, and more generally in family and social habits linked to the meal ritual. Simone GERBER Childhood, medicine and cooking Reminding us of the physiological bases of smell and taste, the author talks about her experience as a paediatrician and the importance of the art of feeding infants and children, in the family and in the community. She illustrates her subject with some clinical examples and shows the importance of language in the transmission of eating behaviour that contributes to the development of the individual and social identity of future adults. Nicoletta DIASIO Feeling the pleasure of taste and averting one’s gaze. Ethnography of children’s nibbling in a neighbourhood of Rome Meals without limits, without rules, timeless, are beyond normative discourse. But precisely because of that, they constitute a language within the family system, revealing the link between generations, an adaptation to changes. The ethnography of eating habits in a limited number of families in Rome shows a system of double constraints. For the parents, children’s nibbling jeopardizes their authority, the mouth being the place for pleasures and dangers in the face of the external world seen as changing and threatening. For the children, informal meals are the privileged occasion for conquest and the application of autonomy, through the experience of the pleasure of taste, bodily freedom and socialisation between peers.Thus, averting one’s gaze is a way of dealing with uncertainty. Alain ERCKER Madeleines in the Amerindian style This text deals with what Saugen Indians in Canada eats today. At first sight, food no longer plays the role of a distinctive factor between Whites and Amerindians. At the most, it is a social marker of the Amerindians’ poverty. But beyond appearances, cultural differences appear in the relation with the means of sustenance. Indeed, for Amerindians, eating first consists in sharing ; what counts is the relational character of food, a testimony to an appetite for exchange and natural generosity. 164 Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Jean-Pierre CORBEAU Cooking, baking, mixing Cooking and eating are part of what we call the « business of eating ». We would say that this is part of the making of our identity, is also characterised by an eternal anomie, certainly more important or dramatised at any given time. Then, the cook/eater must make or be suggested to choices in certain situations so as to fulfil one or the other of his wishes. This reconstruction that involves both centripetal and centrifugal forces in the actor takes place in five scenarios. You enhance the value of a mythicised gastronomic heritage, which is regarded as being crystallised, (for us, this pseudo reproduction results in various types of changes) unless locking yourself into a neophobia which is only a hypothetical case. It is also possible to reconstruct oneself through a blend of taste experiences. Imposed crossing, desired crossing and unthought-of crossing are three types of them. We would stress that beyond gustative changes, the emergence of styles’ inversion in daily cooking and in « cuisine » leads to another type of desired crossing. David LE BRETON Disgust cooking Disgust is an emotion, and not a fact of nature or a pure physiology. It is symbolic to the sphere of symbolism. So, food repulsions take root in social imagination and feed on the emotions they give rise to. The logic of classification, and separation, show what is eatable or not, what disgusts and what soils the soul. Monique DUBINSKY–TITZ Fast food and exoticism We often associate fast food with Mac Donald’s, which plays a prominent role in criticism of this kind of restaurant. Mac Donald’s, but also Quick, Burger King and Flunch keep on conveying myths of post-war modernity : taylored production, conformity with norms for the sake of an imaginary egalitarianism and the utopia of beating time. Currently, we are witnessing a spread of this kind of restaurants which are either under head offices in the USA, managed directly, franchised or, like Quick, subordinated to French mass marketing companies. Boredom prevails in these places, due to the uniformity of the premises and the food we consume. The resulting indifference is the most obvious « crime ». Demonising Mac Donald’s, as Paul Ariès does in sociology or José Bové in politics, may not be the best reaction to fight against what must be called a collective dispossession of territories. Thérèse WILLER Spices and condiments in Alsatian cookery Spices and condiments have played a very important role in the development of Alsatian cookery, and have given to it one of its most important characteristics. The local and exotic ingredients used to prepare and flavour dishes, such as juniper berries, caraway seeds, cloves, nutmeg, cinnamon, horseradish and so-called Alsatian mustard, Maggi and vinegar, have been gradually assimilated into the regional culinary heritage over the centuries. Given that this uniqueness is bound to disappear due to the common use of spices and condiments, is an evolution possible through the introduction of ingredients from other forms of cuisine ? Eric NAVET Eating with men, eating with gods : gastronomy as an art of living The multiple forms of the functions of eating represent a « complete social fact », which involve not only nutritional habits but also in a holistic way, human and nonhuman fields as a whole, which are visible and non-visible, interdependently created and generated in traditional forms of society of a given culture: religious, social, technical, biological, etc. Thus, forms and conditions of eating are one of the fundamental expressions of a way of being and understanding the world, which we ought not attempt without questioning the culture in its entirety.The historical examples considered here, which mainly concern native peoples of America, allow us to measure the devastative impact of a food acculturation, such as it was imposed by colonization, among traditional peoples. anthropology, that current technological progress, that has arisen in our societies and has spread to others, is the cause of. Marie-Aude FOUERE Adopted as a household appliance in the middle of the 20 th century, the microwave oven is the obeject of constant distrust and it is this that this article would seek to analyse. The fear of harmful and invisible waves raises the idea that the cooking is getting dangerously closer to the unknown world of research and industry. Along with this is the perplexity that the changes in the cooking notion itself involve. In this context, the technical concerns expressed by users both hide and show the complex implementation of this new appliance in the field of symbolism. Culinary language and sexual symbolism In this article, we would start with Claude Lévis-Strauss’ hypothesis, according to which cooking and sexuality are universally linked in an analogical way, in order to establish that terms borrowed from cooking are used to name the male and female sexual organs, and also that some practices are connected with culinary preparations in which the sharing of roles between men and women refers to a strong sexual symbolism. This hypothesis, whose analogy relies on the fact that both sexual and culinary operations require the union of two complementary actors, will allow us to read again the interpretations according to which the links between cooking and sexuality are based on the relation of both fields with pleasure. Nadia MOHIA Around the Amerindian pot : elements of a technological dependence This article draws an analysis of material acculturation as we can witness today in the Amerindians’ hut/kitchen in Camopi (French Guiana). It sets out to demonstrate how ongoing changes, far from limiting itself to a fundamentally superficial level, can have an effect on the essential dimensions of a way of being and thinking. In the long run, it would contribute to the reflection on matters relating to Colette MÉCHIN Micro-wave oven : uses and representations Patrick SCHMOLL Murder of the father and birth of organisations A new reading of Freud story of the « primitive horde » Murder is at the heart of the dynamics of the organisations, in the sense that they need to rid themselves of subjectivities that nevertheless constitute them and make them live. The founder of an organisation is the first targeted person and he experiences the process as a form of cannibalisation, which conjures up directly Freud’s story of the « primitive horde ». The article suggests a new reading of this story from the point of view of cognitive anthropology, aiming at drawing the internal coherence. Freud’s hypothesis weaknesses which have been stressed by anthropologists still allow the model remain relevant for the analysis of the first stages of a company’s life. 165 Résumés allemands Résumés 166 Résumés Allemands Annie HUBERT Küche und Politik : Gibt es ein Nationalgericht ? Zwischen Küche und Gesellschaft bestehen starke Identitätskonnotationen. Wenn « das Gericht » zuerst hauptsächlich ein Wahrzeichen der regionalen Küche war, wann wurde es also zum Nationalgericht ? Bei einer Zentralisierung der politischen Macht unterscheidet man die nationale Küche von der regionalen, und in diesem Fall war die nationale Küche zuerst die Küche der Eliten. Die Erfindung des emblematischen « Gerichts » zeugt vor allem von einem emotionellen Charakter, wie im Fall der wandernden Bevölkerungen, die sich damit in einem fremden Milieu identifizieren, und trotzdem spricht man nicht von einem « Nationalgericht ». Pierre ERNY Eine Frage der heiligen Backkunst : Muss das Eucharistiebrot ungesäuert oder gesäuert sein ? Die Frage, ob das Eucharistiebrot ungesäuert oder gesäuert sein muss, teilt seit 1 000 Jahren Orient und Okzident. Die vorgebrachten Argumente basieren auf der biblischen Symbolik der Gärung und auf der Frage nach der exakten Bedeutung des letzten Abendmahls. Marianne MESNIL Zeit für einen Kaffee… Die Geschichte des Kaffees und « seiner » Kulturen hat uns also seine bemerkens-werte Fähigkeit vor Augen geführt, der Ort von unterschiedlichen kulturellen Erscheinungsformen zu sein. Gleichzeitig weniger oder doch mehr als irgendein Nahrungsmittel stellt er den bevorzugten Ort des Genießens dar (ob allein oder zu meh- Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines reren), ein « kurzer Augenblick », dessen Intensität je nach Dosierung zwischen Maß und Exzess schwankt. Dies ist zweifelsohne die eigentliche Eigenschaft solcher Psychotropen, jener Nahrungsmittel ohne Nährwert, auf die trotzdem keine Kultur verzichten mag: Was die « Kommunikation » und mehr noch was die « Gemeinsamkeit » angeht, bietet der Kaffee vielleicht auch die Möglichkeit zur Öffnung zur Utopie, worauf auch seine privilegierte Beziehung zum « Politischen » basiert. Wenn man nun diese beiden Oralaspekte zusammennimmt, d. h. das Trinken und das Sprechen innerhalb einer gesellschaftlichen Zeit stets mit einer leichten « Verschiebung », dann erweist sich das Trinken von Kaffee als eine komplexer und symbolträchtiger Akt. Infolgedessen, in dem Moment, in dem diese « kulturelle Homogenisierung » stattfindet, die die wirtschaftliche Globalisierung mit sich führt, ist es nicht überraschend, dass der Espresso die Starrolle übernimmt und wir Gefahr laufen, dass er alle anderen Traditionen auf seinem Siegeszug hinwegfegt, da er die aromatische und symbolische Quintessenz ist und am ehesten die Fähigkeit besitzt, sich an ein neues Zeitverhältnis anzupassen. Gabrielle PETITDEMANGE Zwischen Lasagne, Couscous und Camembert : die Tischsitten von italienischen Einwanderern Dieser Text beinhaltet das Resultat einer Studie von 1999 über die Tischsitten einer italienischen Einwanderergemeinde in Grenoble. Die Entwicklung der Küche veranschaulicht ihre Einwanderungsgeschichte, die vom Zusammentreffen mit der französischen Kultur und von der Distanz zum Heimatland geprägt ist. Die Aussagen der befragten Personen zeigen die Essensgewohnheiten, die bestehenbleiben, die Veränderungen, die Momente des sich Rückbesinnens auf die Tradition, sowie die des Dialogs mit dem anderen. Aber diese Aussagen zeigen auch ein Wiederaufnehmen der Essensgewohnheiten im kollektiven Gedächtnis der Gruppe, wobei versucht wird, die Emigration zu rechtfertigen. Juan MATAS Das Erfolgsrezept der Kochbücher Die Kochzeitschriften visieren ihre Zielgruppe genauso eindeutig wie alle anderen Frauenzeitschriften. Genau wie diese folgen sie ebenfalls den Trends der Gesellschaft im Ganzen. Daher nehmen in ihren Spalten, je nach ausgesuchter Zielgruppe, die sogenannten exotischen Gerichte, die Diätküche, die Fragen nach der Herkunft und der Qualität der Produkte, die Gastronomie, die Weine und Spirituosen und der « Entdekungstourismus » immer mehr Platz ein. Wir zeigen hier einen Vergleich zwischen einigen dieser Zeitschriften und analysieren die Bedeutungen dieser Vielfältigkeit und gemeinsamen Trends. Marie Noëlle DENIS Der Esstisch im Elsaß Wie andere Möbelstücke gehört auch der Esstisch zusammen mit den Bänken und Stühlen zur materiellen Ausstattung der westlichen Zivilisation. Sowohl in den einfacheren als auch in den luxuriöseren Innenräume ermöglichen ihre Anzahl, ihr Stil und ihre Dekoration das Einschätzen des erreichten Wohlstands und Raffinements einer Gesellschaft. Genauer gesagt kann man an der Entwicklung der Formen, an dem Standort im Haus und der Nutzung der bis ins 19. Jahrhundert zurückgehenden im Elsaß gefundenen Esstische folgendes ablesen : die Veränderungen was die Zubereitung und die Konsumierung der Nahrungsmittel betrifft, aber auch die Tischsitten und allgemeiner gesagt die familiären und gesellschaftlichen Gepflogenheiten, die mit dem Essensritual zusammenhängen. Simone GERBER Alain ERCKER Kindheit, Medizin und Küche « Madeleines » nach indianischer Art Die Autorin, die sich auf die physiologischen Grundlagen des Geruchs- und Geschmackssinns bezieht, erzählt von ihren Erfahrungen als Kinderärztin und von dem Platz, den die Kunst des Ernährens von Babys und Kindern innerhalb der Familie und der Kollektivität einnimmt. Sie veranschaulicht ihr Anliegen mit Beispielen aus der Praxis und zeigt die Bedeutung der Sprache bei der Weitergabe des Essensverhaltens, das bei der Entwicklung der individuellen und sozialen Identität der späteren Erwachsenen mitwirkt. Dieser Text befasst sich mit dem, das heutzutage die Saugeen Indianer in Kanada essen. Auf den ersten Blick scheint die Nahrung nicht mehr die Rolle des Unterscheidungsfaktors zwischen Weißen und Indianern zu spielen, sondern höchstens die des gesellschaftlichen Indikators für die Armut der letzteren. Hat man erst einmal die Äußerlichkeiten beiseite geschoben, tritt der kulturelle Unterschied im Verhältnis zur Nahrung hervor, denn für die Indianer bedeutet Essen zuerst einmal Teilen. Das was zählt, ist der Beziehungsaspekt der Nahrung, der durch einen Appetit auf Austausch und eine völlig natürliche Großzügigkeit zum Ausdruck gebracht wird. Nicoletta DIASIO Die Freude am Geschmack und die abgewandten Blicke Ethnographie der Kindernaschereien in einem Viertel in Rom Mahlzeiten ohne Maß, ohne Regeln, ohne feste Zeiten befinden sich außerhalb der Norm. Aber genau deswegen bilden sie eine interne Sprache im Familiensystem, die zurückschließen lässt auf die Beziehung zwischen den Generationen und auf eine Anpassung an die Veränderungen. Eine Ethnographie der Essgewohnheiten einer beschränkten Anzahl von Familien zeigt ein System, das eine doppelte Einschränkung erfährt. Für die Eltern gefährdet das Naschen der Kinder ihre Autorität, da der Mund der Ort des Genießens und der Gefahren im Hinblick auf die äußere Welt ist, die sich ändert und zu einer Bedrohung wird. Für die Kinder stellen die informellen Mahlzeiten den bevorzugten Ort von Eroberungen und der Realisierung ihrer Autonomie dar durch das Erfahren des Genusses von Geschmack und körperlicher Freiheit, von Sozialisierung mit ihresgleichen. Der abgewandte Blick ist somit eine Art, sich mit der Unsicherheit abzufinden. Jean-Pierre CORBEAU Kochen, Backen, Mischen Kochen und essen gehören in den von uns so bezeichneten « Bereich der Nahrung ». Wir gehen davon aus, dass sie, die zu unserer Identitätsbildung beiträgt, auch von einer beständigen Anomie gekennzeichnet ist, die zweifellos zu bestimmten Zeiten ausgeprägter oder dramatisierter erscheint. Der Koch/Konsument muss also in bestimmten Situationen eine Wahl treffen oder ertragen, um diesen oder jenen seiner Wünsche zu entsprechen. Diese Rekonstruktion, die bei der betroffenen Person Zentripetal- und Zentrifugalkräfte vermischt, spielt sich in fünf Szenarien ab… wo man ein mystifiziertes gastronomisches Erbe valorisiert, das als christallisiert empfunden wird (diese Pseudoreproduktion endet für uns in verschiedenen Mutationsformen), es sei denn, man schliesst sich in einer Neophobie ein, die von einer Schulhypothese zeugt. Man kann sich auch in geschmacklichen Mischungen wieder zusammenfügen. Wir schlagen dazu drei Formen vor : die aufgezwungene Mischung, die erwünschte Mischung sowie die unerwartete Mischung. Wir 167 Résumés allemands betonen, dass jenseits der geschmacklichen Mutationen das Auftauchen einer Umkehrung der verschiedenen Arten der alltäglichen Küche und in der « grande cuisine » zu einer anderen Art von erwünschter Mischung führt. Paul Ariès in der Soziologie, oder José Bové in der Politik tun, ist wahrscheinlich nicht die angemessenste Reaktion, um einen Widerstand gegen das auszulösen, was man wohl kollektive Gebietsenteignung nennen kann. David LE BRETON Thérèse WILLER Die Küche des Ekels Gewürze in der Elsässer Küche Ekel ist eine Gemütsbewegung, und nicht eine Wesensart oder eine reine Physiologie. Er besitzt Eigenschaften aus dem Bereich der Symbolik. Die kulinarische Abneigung ist also in gesellschaftlichen Vorstellungen verwurzelt und lebt von den Gefühlen, die durch sie hervorgerufen werden. Eine Logik der Klassifizierung, also der Trennung, weist die handelnde Person darauf hin, was essbar ist, und was nicht, was eklig ist, oder was die Seele beschmutzt. Gewürze spielen eine außergewöhnlich wichtige Rolle in der Entwicklung der Elsässer Küche und verleihen ihr eine ihrer bedeutendsten Eigenschaften. Die einheimischen und exotischen zur Zubereitung und Würzung der Gerichte verwendeten Zutaten wie Wachholder, Kümmel, Gewürznelke, Muskat, Zimt, Meerrettich, « Elsässer » Senf, Maggi und das Essiggewürz wurden im Laufe der Jahrhunderte allmählich dem regionalen Kulinargut assimiliert. Wenn nun diese Eigenschaft immer mehr von der Banalisierung dieser Gewürze und Würzmischungen verdrängt wird, ist durch die Einführung von Zutaten aus den verschiedensten Küchen eine Entwicklung möglich ? Monique DUBINSKY-TITZ Fast-food und Exotik 168 Der Fast Food wird oft mit McDonald’s in Verbindung gebracht, der eine emblematische Rolle bei der Kritik dieser Form der Gastronomie spielt. McDonald’s, aber auch Quick, Burger King, Flunch… verbreiten weiterhin den Mythos der Modernität der Nachkriegsjahre : Taylors Produktionsorganisation, Normenkonformität im Namen eines eingebildeten Egalitarismus und die Utopie, durch die Zeit Zeit zu gewinnen. Wir sind Zeugen immer häufigerer Niederlassungen dieser Art von Restaurants, ob sie nun an ihren Hauptsitz in den USA gebunden sind, direkt verwaltet und von letzterem verpachtet werden, oder ob sie, wie Quick, von französischen Großunternehmen abhängen. Die Undifferenziertheit der Orte und die Eintönigkeit der Speisen, die man dort konsumiert, schaffen einen Ort der Langeweile. Und das offensichtlichste « Verbrechen » des Fast Food ist die Gleichgültigkeit, die er verbreitet. McDonald’s zu verfluchen, wie es Eric NAVET Essen mit den Menschen, essen mit den Göttern : die Gastronomie als Lebenskunst Die vielfältigen Deklinationen der Nahrungsfunktion bilden ein « soziales Totalphänomen » einer bestimmten Kultur, der nicht nur die Ernährungsgewohnheiten miteinbezieht, sondern auch, ganzheitlich gesehen, die Gesamtheit der menschlichen oder nicht-menschlichen Bereiche, ob sichtbar oder nicht, und in den traditionellen Gesellschaften als interdependent entwickelt und erlebt : Religion, Gesellschaft, Technik, Biologie, usw. Die Formen und die Bedingungen der Ernährung sind also eine der Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines entscheidensten Ausdrucksmittel einer Art zu leben und die Welt zu sehen, die man nicht beeinträchtigen kann, ohne dabei die gesamte Kultur in Frage gestellt zu haben. Die hier erwähnten historischen Beispiele, die hauptsächlich die Ureinwohner Amerikas betreffen, erlauben, die verheerende Auswirkung einer kulinarischen Akkulturation zu messen, wie sie seit der Kolonisierung den traditionellen Völkern aufgezwungen wird. Marie-Aude FOUERE Kulinarische Sprache und sexueller Symolismus In diesem Artikel möchten wir von Claude Lévi-Strauss Hypothese ausgehen, nach der die Kochkunst und die Sexualität allgemein durch Analogien in Verbindung gebracht werden, um dem Gebrauch gewisser Ausdrücke gerecht zu werden, die aus dem Gebiet der Küche entnommen wurden und männliche und weibliche Geschlechtsteile bezeichnen, ebenso wie gewisser Praktiken in der Kochzubereitung, wo die Rollenverteilung zwischen Mann und Frau auf einen starken geschlechtlichen Symbolismus hinweist. Diese Hypothese, nach der die Analogie darauf basiert, dass die sexuellen Praktiken und die kulinarischen Praktiken die Vereinigung zweier sich ergänzenden Personen benötigt, ermöglicht uns Neuinterpretationen, nach denen die Gemeinsamkeit zwischen Küche und Sexualität aus dem Verhältnis besteht, das zwischen den beiden Bereichen und dem Genuss herrscht. Nadia MOHIA Rund um den Kochtopf der Indianer : Elemente einer technologischen Abhängigkeit Dieser Artikel zeichnet eine Analyse der materiellen Akkulturation auf, wie man sie heute in der Hütten der Indianer in Camopi (Französisch Guayana) vorfindet. Es wird versucht zu zeigen, wie die Konsequenzen der Veränderungen, ohne sich auf eine hauptsächlich oberflächliche. Ebene zu versteifen, auf die wesentlichen Dimensionen einer Lebens- und Denkensweise übergreifen. Er hat zum Ziel, zur anthropologischen Reflexion beizutragen, die heutzutage der in unserer Gesellschaft entstandene und auf andere übertragene technologische Fortschritt auslöst. Colette MECHIN Der Mikrowellenherd Anwendungen und Vorstellungen Dem Mikrowellenherd, seit Mitte des 20. Jahrhunderts ein gebräuchliches Haushaltsgerät, wird ein hartnäckiges Misstrauen entgegengebracht, das in diesem Artikel analysiert werden soll. Die Angst vor den schädlichen und unsichtbaren Wellen weckt die Vorstellung, dass sich die Kochkunst auf gefährliche Weise der unbekannten Welt der Forschung und der Industrie nähert. Dazu kommt die Perplexität, die von der Veränderung des Ausdrucks « kochen » selbst ausgeht. In diesem Zusammenhang verstecken und erläutern die von den Anwendern ausgedrückten Bedenken technischer Art gleichermaßen das schwierige Eingliedern dieses neuen Gerätes in das Gebiet der Symbolik. Patrick SCHMOLL Vatermord und Entstehen der Organisationen Neuinterpretation von Freuds Erzählung der « Urhorde » Der Mord steht im Zentrum der Dynamik der Organisationen, d. h., dass sie sich von der Subjektivität befreien müssen, aus der sie gleichwohl bestehen und dank derer sie leben. Der Gründer einer Organisation ist als erster betroffen und erlebt den Prozess wie ein Kannibalisieren, das direkt an Freuds Erzählung über die « primitive Horde » erinnert. Der Artikel schlägt eine Neuinterpretation dieser Erzählung aus der Sicht einer kognitiven Anthropologie vor, mit dem Ziel, darin eine interne Kohärenz zu finden. Die von den Anthropologen betonten Schwächen von Freuds Hypothese verhindern nicht, dass das Modell eine Pertinenz für die Analyse der ersten Etappen zur Entstehung eines Unternehmens behält. REVUE DES SCIENCES SOCIALES DE LA FRANCE DE L’EST Abonnement 2000 2 numéros sur 2 ans L’abonnement porte sur deux numéros au moins. 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