Revue des Sciences Sociales - 2000

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Revue des Sciences Sociales - 2000
27 Révolution dans les cuisines
INTRODUCTION 4
MONIQUE DUBINSKY-TITZ 81
Isabelle Bianquis-Gasser
Fast food et exotisme
ANNIE HUBERT 8
THÉRÈSE WILLER 86
Cuisine et politique :
le plat national existe-t-il ?
Épices et condiments
dans la cuisine alsacienne
PIERRE ERNY 12
ERIC NAVET 96
Une question de boulange sacrée : le pain
eucharistique doit-il être azyme ou fermenté?
Manger avec les hommes, manger avec les
dieux : la gastronomie comme art de vivre
MARIANNE MESNIL 18
MARIE-AUDE FOUERÉ 104
Le temps de boire un café…
GABRIELLE PETITDEMANGE 27
Entre lasagne, couscous et camembert :
les manières de table d’immigrés italiens
JUAN MATAS 33
La recette du succès des revues de cuisine
MARIE NOËLE DENIS 38
Langage culinaire
et symbolisme sexuel
NADIA MOHIA 109
Autour de la marmite amérindienne :
éléments d’une dépendance technologique
COLETTE MÉCHIN 117
Le four à micro-ondes,
usages et représentations
Tables à manger en Alsace
PATRICK SCHMOLL 128
SIMONE GERBER 48
Meurtre du père et naissance
des organisations
Enfance, médecine
et cuisines
PIERRE HEINZ 136
NICOLETTA DIASIO 54
Plaisirs du goût et regards détournés.
Ethnographie des grignotages enfantins
dans les quartiers de Rome
Thèse
RICHARD KLEINSCHMAGER 142
DANIEL PAYOT 144
Les madeleines à la mode amérindienne
Conakry, sombre et claire
JEAN-PIERRE CORBEAU 68
ANNY BLOCH 147
Cuisiner, pâtisser, métisser
DAVID LE BRETON 74
San Francisco,
ville scénographique,
ville frontière
La cuisine du dégoût
LU, À LIRE 153
Prix : 140 FF (21,34c)
REVUE DES SCIENCES
SOCIALES
Les élégances architecturales
de la ville de Bath
ALAIN ERCKER 61
Service des périodiques et des publications
Université Marc Bloch - Strasbourg
22 rue Descartes 67084 Srasbourg
Contact : Yvette Cunin, tél : 03 88 41 73 17
INN 0336-1578
2000
N
Revue des sciences sociales
2000.
27
Révolution dans les cuisines
REVUE
DES SCIENCES SOCIALES
°
Révolutionn
dans les
cuisines
Université
marc bloch
strasbourg
2000 - n°27
REVUE DES SCIENCES
SOCIALES
REVUE DES
Révolutionn
dans les
cuisines
Université
marc bloch
strasbourg
2000 - n°27
René NOËL
Rédaction
Directeur de la publication
Freddy Raphaël.
Rédactrice en chef
Anny Bloch
[email protected]
Collaboratrice
Marie-Anne Fix
Iconographie
Anny Bloch, Thérèse Willer.
Comité de rédaction
Marie-Noële Denis, Brigitte Fichet,
Geneviève Herberich-Marx, Pascal Hintermeyer,
Stéphane Jonas, David Le Breton, Jean-Baptiste
Legavre, Juan Matas, Isabelle Bianquis-Gasser,
Christian de Montlibert, Claude Régnier,
Patrick Watier, Patrick Schmoll.
Correspondants
Christine Burckhardt-Seebass (Suisse)
Utz Jeggle (Allemagne),
Jean Rémy (Belgique),
Raymond Boudon (Paris).
Ce numéro a été coordonné par :
Isabelle Bianquis-Gasser
avec Anny Bloch, Freddy Raphaël,
Marie-Noële Denis, David le Breton, Patrick Schmoll.
Merci aux artistes
René Noël, Tomi Ungerer, Anne Tonnac, Natacha
Caland, Roman Zaslonov, au Centre des collections
Tomi Ungerer, au Musée Alsacien, à la Bibliothèque
des Arts de l’Université Marc Bloch, aux éditions
de la Nuée Bleue, à Diogenes Verlag, Zurich.
Administration, diffusion
Service des périodiques, Yvette Cunin
(Tél. 03 88 41 73 17)
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est
Université Marc Bloch
Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne
22, rue Descartes 67084 Strasbourg CEDEX.
Préparation des textes
Bertrand Bernard, Université Marc Bloch.
Réalisation : Andromaque.
Impression : L’Indépendant.
Revue publiée avec le concours
du Centre National du Livre
du Fonds d’Action Sociale (FAS)
de la Région Alsace
de l’Université Marc Bloch - Strasbourg
SCIENCES SOCIALES
2000 - n°27
René NOËL
Peintre, photographe.
Originaire du Territoire de Belfort,
il travaille à l’usine de 14 à 26 ans,
s’inscrit à l’Ecole des Arts décoratifs
de Strasbourg de 1972 à 1983 .
Il donne actuellement des cours
de photographie à l’Université Marc
Bloch et a exposé dans
les espaces publics.
Depuis une dizaine d’années,
il travaille et vit avec les grenouilles.
Révolution
dans les
cuisines
“Les grenouilles sont les descendantes directes de l’homme.
Comme l’homme, elles ont cinq orteils. Les grenouilles n’ont pas de sexe
apparent !… Elles ont quatre pattes à l’avant. Elles n’ont pas de cou.
Comme l’homme, elles peuvent fumer. Le singe, lui, ne sait pas fumer !…
Les grenouilles sont les premiers vertébrés à posséder des cordes vocales.
Donc, elles possèdent le cri de l’origine du monde (Urschrei).
Elles ont de jolies jambes, mais les talons aiguilles leur font défaut.
Elles aiment les sauterelles parce que les sauterelles ont aussi de jolies jambes.
Elles aiment les papillons parce qu’elles rêvent de voler dans l’espace.
Elles aiment les asticots parce que comme l’homme elles aiment le steak tartare.
Elles aiment la laine rouge au bout d’un hameçon ébarbé
parce qu’elles rêvent de tricoter”.
René Noël
REVUE DES SCIENCES
Sommaire
CUISINE
4
8
38
ISABELLE BIANQUIS-GASSER
ANNIE HUBERT
MARIE NOËLE DENIS
Cuisine et politique :
le plat national existe-t-il ?
12
PIERRE ERNY
Une question de boulange
sacrée : le pain eucharistique
doit-il être azyme
ou fermenté ?
18
MARIANNE MESNIL
Le temps de boire un
café…
27
GABRIELLE PETITDEMANGE
Entre lasagne, couscous et
camembert : les manières
de table d’immigrés
italiens
33
JUAN MATAS
La recette du succès
des revues de cuisine
CUISINE
dans les
cuisines
du n°27
INTRODUCTION
ET IDENTITÉS
Révolution
SOCIALES
CHANTIERS
DE RECHERCHE
CARNETS
ET IMAGINAIRE
68
96
128
142
JEAN-PIERRE CORBEAU
ERIC NAVET
PATRICK SCHMOLL
RICHARD KLEINSCHMAGER
Tables à manger en Alsace
Cuisiner, pâtisser, métisser
48
74
Meurtre du père et
naissance des organisations
SIMONE GERBER
DAVID LE BRETON
Les élégances
architecturales
de la ville de Bath
Enfance, médecine
et cuisines
La cuisine du dégoût
Manger avec les hommes,
manger avec les dieux :
la gastronomie comme art
de vivre
136
144
PIERRE HEINZ
DANIEL PAYOT
Thèse
Conakry, sombre et claire
ET SOCIALITÉ
54
LE
GOÛT
81
MONIQUE DUBINSKY-TITZ
CUISINE
104
MARIE-AUDE FOUERÉ
NICOLETTA DIASIO
Fast food et exotisme
Plaisirs du goût et regards
détournés. Ethnographie
des grignotages enfantins
dans les quartiers de Rome
Langage culinaire
et symbolisme sexuel
86
109
THÉRÈSE WILLER
NADIA MOHIA
Epices et condiments
dans la cuisine alsacienne
Autour de la marmite
amérindienne : éléments
d’une dépendance
technologique
61
ALAIN ERCKER
Les madeleines à la mode
amérindienne
117
COLETTE MÉCHIN
Le four à micro-ondes,
usages et représentations
DE VOYAGES
147
ANNY BLOCH
San Francisco,
ville scénographique,
ville frontière
LU À LIRE
153
LU À LIRE
ISABELLE BIANQUIS-GASSER
Introduction
évolutions dans les cuisines.
Le titre peut sembler un rien
provocateur et pourtant…
S’il est vrai que les comportements alimentaires sont aussi
indissociables du sentiment d’appartenance collective, il est tout
aussi vrai qu’aucune société
n’échappe au double mouvement
qui la « travaille » : un mouvement qui confronte, oppose et rassemble les générations entre elles
et un autre qui confronte, oppose
et rassemble les cultures entre
elles. L’approche des comportements alimentaires révèle des
dynamiques, aussi sourdes ou
pesantes soient-elles, qui impriment des processus d’adaptation
et de redéfinition des techniques,
des goûts, des valeurs attribuées
aux aliments et des habitudes de
consommation.
R
Nicolaes Gillis, “Table dressée”,
Amsterdam, Collection privée,
Catalogue, Natures mortes
en Europe, Münster
25.11.1979 - 24.2.1980
ISABELLE BIANQUIS-GASSER
4
Ethnologue,
Faculté des sciences sociales,
Strasbourg
Laboratoire de sociologie
de la culture européenne
(UPRESA 7043 CNRS)
Les cuisines sont en perpétuelle révolution. Chaque culture se
trouve, quelle que soit l’époque ou
le lieu, confrontée à des situations
de ruptures plus ou moins marquées par l’apport de nouvelles
techniques, ou l’introduction de
nouveaux produits. Les transformations sont alors « digérées »
par la tradition, inventant de
Isabelle Bianquis-Gasser
nouveaux modèles. Et ces derniers
n’apparaissent pas moins traditionnels que les précédents car ils
ne sont jamais totalement en rupture avec eux et à leur tour, ils
deviendront des modèles que l’on
transmettra.
Des constructions pratiques et
symboliques s’opèrent dans les
représentations et les usages, dans
la pensée et l’action et ceci selon un
mouvement sans cesse renouvelé…
Des combinaisons de signes fluctuent, mais leur agencement reflète à chaque fois une représentation
sociale, un savoir commun partagé à un moment donné. L’approche
des modes de consommation en
tant que « fait social total » permet de déboucher sur l’ensemble de
la construction sociale. L’alimentation dévoile les cadres de l’identité d’un groupe, mais elle ouvre
aussi à l’éducation, aux rituels
religieux, au langage qui recèle
d’ailleurs un trésor de métaphores
culinaires, et bien entendu à la
sociabilité : manger ensemble
consiste à relier des individus entre
eux.
Que dit ce numéro ? Le choix de
cuisine au pluriel permet d’envisager de manière élargie aussi bien
le lieu, que les techniques, l’ordonnancement des plats ou les
manières de faire et de penser le
rapport aux aliments. Si les contributions offrent un ensemble très
riche de réflexions sur les enjeux,
les pratiques et les imaginaires liés
aux modifications alimentaires,
trois grandes orientations se dégagent et fédèrent l’ensemble des travaux proposés :
Introduction
– L’alimentation comme cristallisateur de représentations :
Se profile toute la problématique de l’identité et de la recomposition des identités. L’aliment
emblématique à lui seul définit à
tort ou à raison, de l’intérieur ou
de l’extérieur une culture particulière. L’aliment « mémoire »
concentre toutes les valeurs, les
émotions, les expériences du groupe référent. L’un comme l’autre
malgré les processus d’emprunts et
d’adaptations définissent symboliquement très fortement les
contours culturels.
L’introduction de nouvelles donnes (produits, techniques…) ne modifie pas
la prégnance de l’alimentation sur
la totalité des relations sociales.
Autour de nouveautés se créent de
nouvelles cultures, s’inventent de
nouveaux usages sociaux et culinaires. Plus que n’importe quel
autre comportement humain, le
fait de manger, en instaurant un
contact étroit entre les hommes
rejaillit sur l’ensemble des aspects
sociaux.
– Les variations adaptatives des
comportements alimentaires et
leur influence sur les modèles
sociaux et familiaux :
Le travail féminin hors de la cellule familiale a bouleversé la
répartition traditionnelle des
tâches, entraînant dans son sillage
des réactions en chaîne : introduction de nouvelles techniques, repas
rapides, cuisines rapides… générant de nouvelles représentations,
de nouveaux discours sur la santé,
le corps ou la commensalité. Paradoxalement, ces mutations se sont
accompagnées d’un mouvement
très prononcé de retour « nostalgique » à une forme de tradition
dans le registre de l’alimentaire.
Manger de la cuisine du terroir,
(même si celle-ci est surgelée) est
devenu un signe de qualité. La
sphère familiale n’est pas la seule
concernée et le retour à « l’authentique » se conjugue également
dans la découverte des cultures
culinaires étrangères. On va cuisiner « traditionnellement » un
couscous… Le voyage culinaire
s’expérimente, on cherche des
saveurs exotiques chez soi (en espérant que l’autre exotique reste chez
lui…)
– Les imaginaires :
Ce thème est distillé en filigrane
dans l’ensemble de ce numéro. Il ne
peut y avoir d’actions sans représentations et celles-ci agissent sur
la modification des comportements. Le domaine alimentaire
agrège de multiples fantasmes liés
à la définition que l’on veut de soi,
des autres et de son rapport aux
autres. Manger transforme, et, suivant la qualité du produit, les
modes de préparation, de consommation, les circonstances… l’individu ne sort jamais indemne de
cette expérience.
L’étude des habitudes alimentaires se révèle un terrain
fertile pour aborder les structures sociales ; ces habitudes
témoignent de la cohérence des
choix, elles informent sur les
attentes, les risques et les adaptations consécutives aux variations des situations matérielles
et des formes de pensée.
5
Cuisine
et identités
WILLIAM HOLMAN HUNT, ISABELLE ET LE POT DE BASILIC, 1867, 183,8 X 113
MANCHESTER, CITY ART GALLERIES, DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX,
LAROUSSE 1990.
CM,
Annie Hubert
ANNIE HUBERT
Cuisine et Politique
le plat national
existe-t-il ?
Q
ui dit plat national, invoque tout
de suite l’idée de nation, de pays,
d’entité politique avant tout. Si
la cuisine est un langage de l’identité, le
plat national serait alors l’emblème
d’un pouvoir politique. Peut-on en parler de cette manière ?
De l’expression
identitaire
ANNIE HUBERT
8
Directeur de Recherche CNRS
UPRES-A 5036
« Sociétés Santé Développement »
CNRS et Université Bordeaux 2
■
Plus que le langage, les choix alimentaires et la manière de préparer les mets,
autrement dit la cuisine, sont profondément liés au sentiment d’identité1. Or
ceci relève directement de ce que nous
choisissons d’appeler « la culture », utilisant le sens que lui donne Marshall
Sahlins d’« ordre signifiant de perception », de processus de « schèmes symboliques déterminés » efficaces, mais en
lente et constante transformation2. La
cuisine exprime davantage l’identité que
le langage car on assiste, en cas d’émigration vers d’autres pays et cultures, à un
perte de la langue d’origine après la
deuxième génération. Or, la perte des
habitudes culinaires, au moins pour les
occasions festives, ne se fait qu’à la troisième voire la quatrième génération, et
parfois les plats de fête persistent encore plus longtemps3. Nous reviendrons
plus loin sur le problème de l’émigration.
Nous constatons cependant que le
sentiment identitaire lié à la cuisine ne
s’exprime pas directement, il est en
quelque sorte « inversé », en négatif. En
effet: on n’est pas Japonais parce que l’on
mange du poisson cru avec de la sauce de
soja, mais parce que tous les autres, les
étrangers, les barbares en quelque sorte,
ne mangent pas comme nous. C’est la cuisine inférieure, voire dégoûtante ou dangereuse de « l’autre » qui nous conforte
dans notre appartenance au groupe.
Chaque culture va définir ce qu’elle
considère comme comestible, et les étrangers sont ceux qui mangent parfois des
choses non comestibles pour nous. Pensons à la consommation valorisée des
insectes en Amérique latine par exemple,
du chien dans plusieurs continents,
autant de facteurs « négatifs » qui nous
confortent dans notre appartenance aux
gens « civilisés ».
Donc, il y a une forte expression culturelle manifeste dans les traditions
culinaires des divers groupes humains.
Ces manifestations peuvent s’affiner à
diverses sous-catégories de ces mêmes
groupes : catégories sociales, ou d’âge
par exemple. Prenons la France actuelle : il existe une différence de cuisine
pratiquée par les jeunes cadres dynamiques et les ouvriers en usine, dans les
cuisines pour les enfants, pour les personnes âgées ou pour les adultes. Bourdieu y a consacré une grande partie de
son ouvrage sur la Distinction4. C’est en
adoptant la cuisine caractéristique de la
catégorie « supérieure » que l’on
acquiert sa distinction et que l’on change de statut socio-économique et culturel. Ce qui explique l’éternelle fuite en
avant des distingués du « haut », pour
redéfinir une cuisine du bon goût qui ne
serait que la leur. C’est un peu à ce phénomène que nous assistons aujourd’hui,
avec la vulgarisation des effets « Nouvelle Cuisine », et l’introduction d’une
cuisine du terroir, authentiquement
enracinée dans l’imaginaire de ceux qui
veulent se distinguer.
Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?
Mais revenons à l’idée de nation et de
plat national : il faudrait alors que nous
puissions parler d’une culture « nationale ». Comment se construit-elle ? Par quoi
se traduit-elle ? Et si la culture est un
ensemble de schèmes en constante évolution, le plat national devrait lui aussi
changer au cours des siècles. En France,
nous passerions pour ainsi dire de la
poule au pot, au pot au feu et au steak
frites…
L’exemple français
■
L’Etat français est-il né avec Louis XI
comme le déclare l’historien Murray
Kendall5 ? Et pouvons nous alors déjà
parler de « nation », alors que ce mot
n’apparaît qu’au siècle des Lumières ?
Quoi qu’il en soit, de la naissance de cet
état, centralisé, centralisateur, devrait
se développer une culture « nationale »
commune, à partir de processus qui font
partie d’un continuum d’intégration,
traduction et adoption d’idées, de
concepts et de coutumes, en constante
évolution et réadaptation. C’est dans ce
sens que nous pouvons dire que la culture est un concept « mouvant ». Or, ce
qu’il s’y développe surtout, avec la fin
du féodalisme, c’est une royauté toute
puissante, entourée d’une cour avec une
aristocratie « asservie » au pouvoir
royal, constituant ce que nous appellerions aujourd’hui une sous-culture dominante, et c’est celle-ci qui sera l’expression de la « culture française » pendant
des siècles.
Mais, « la France se nomme diversité » disait F. Braudel6. En dépit des souhaits d’assimilation et de domination
des appareils politiques la France,
comme tant d’autres nations, se compose d’une grande diversité de « pays ».
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les provinces, les régions, eurent leur langue,
leur cuisine, leur costume et leurs coutumes.
La plupart des nations, aujourd’hui,
sont à de rares exceptions près un agrégat de régions, dont les populations ont
conservé leur « culture » par rapport à
celle de l’Etat, idéalisée et souvent peu
ancrée dans la réalité « nationale ».
C’est justement à travers les régions, que
se manifestent encore aujourd’hui des
différences culturelles fortes, avec le
langage, l’accent, les préférences alimentaires et la cuisine.
Une cuisine nationale ?
Autant il est facile de parler de cuisine régionale, qu’elle soit de Gascogne ou
du Hokkaido, du Gudjarat ou du Maghreb, autant les choses se compliquent
lorsque l’on veut définir une idée qui
serait un plat national. Ceci implique une
pensée politique, un exercice de pouvoir,
une idée centralisatrice. Même dans
l’empire le plus centralisé de la planète
pendant des millénaires, et je veux parler de la Chine, on n’a pu définir un
concept de type « plat national ». On y
trouve comme en France et ailleurs, une
grande variété de cuisines régionales, à
forte connotation culturelle. Mais d’un
plat qui représenterait à lui seul l’essence même d’une nation et de son pouvoir :
point.
Par contre, il s’est développé en France, une tradition culinaire directement
liée à la royauté, à la cour, une fois le
nomadisme royal terminé et l’installation
du pouvoir central dans un lieu géographique précis, représentant majestueusement la puissance, le bon goût, le génie
artistique, l’essence de la civilisation des
bonnes manières. Dès le XVIIe siècle, nous
ne sommes pas encore dans l’idée de
Nation, mais de Royaume, se développe
une Nouvelle Cuisine, avec ses cuisiniers
James Ensor, La Mangeuse d’huîtres, Belgique, 1882, Anvers, Koninkijk Museum
voor Shone Kunsten.
C’est au cours des vingt dernières années du XXe siècle qu’Ostende gagna une
réputation de ville gastronomique grâce à ses huîtres.
9
Annie Hubert
artistes que sont Pierre de Lune, La
Varenne et d’autres. Cette cuisine
devient la Cuisine Classique française,
qui exercera une action hégémonique sur
toute l’Europe pendant des siècles, et
l’on pourrait encore dire que cet état de
choses continue toujours. Cette Grande
Cuisine, codifiée plus tard par des
vedettes comme Escoffier, est une manifestation identitaire de l’aristocratie,
puis du pouvoir politique. Que l’on songe
au rôle fort important joué par un cuisinier pâtissier comme Carême dans les
chassés croisés politiques du XIXe siècle.
Nous avons là une cuisine qui caractérise la France, mais quelle France ? Celle
du pouvoir, d’une élite. Dans ce sens la
cuisine française fut éminemment politique. En même temps, les régions continuent de développer et de s’identifier à
leurs cuisines, leurs produits, leurs goûts
propres. Voire à les utiliser pour revendiquer contre le pouvoir central. La révolution n’y changera rien. Les identités
régionales perdurent et se manifestent
encore de nos jours.
La révolution, avec les cocardes, drapeaux, scolarisation, enseignement du
français, n’a pas inventé un plat national.
Elle s’est contentée de reprendre la cuisine du pouvoir, modifiée lentement par
la bourgeoisie. Jusqu’à ce que réapparaisse le régionalisme, la valorisation
des plats authentiquement locaux. Pensons au rôle, pas toujours très net, que
joua sous le nom de plume de Pampille,
l’épouse de Léon Daudet, pour la réhabilitation des cuisines régionales dans un
courant xénophobe et ultra-nationaliste
français.
Et le plat national ?
10
■
Nous pouvons donc parler d’une cuisine nationale, et en France d’une cuisine qui a dominé le monde occidental
dans l’expression du « bon goût », mais
de plat national ? point.
Et pourtant : qui a inventé l’idée banale de steak-frites pour représenter la
richesse et l’identité de la cuisine française ? D’où est sortie cette image ? Un
mystère à résoudre en tout cas. Pour certains, c’est Henri IV et sa poule au
pot qui ont inauguré en France le plat
national. Ce ne l’était certes pas à son
époque, et pas davantage aujourd’hui.
Toutes les cuisines du monde ont un plat
de « bouilli », aux appellations plus ou
moins évocatrices (olla podrida, puchero,
pot au feu, boiled dinner et j’en passe).
Nous nous trouvons devant une situation où il semblerait que parfois on ait
besoin, avec le drapeau, l’hymne national
et la langue, d’un plat qui rassemble
toutes les différences régionales. Pour
nous ou vis-à-vis des autres ? Un des
exercices les plus agréables de l’activité
touristique est la recherche et la trouvaille du « plat typique » qui constitue
une expérience gastronomique mémorable, en bon ou en mauvais, et qui arrive à caractériser l’ensemble des techniques et préférences culinaires d’un
pays.
La question peut se poser alors, que la
création ou plutôt l’attribution d’un plat
dit national est un fait du regard des
étrangers, un peu comme une image
miroir de l’identité. Pour les Français, le
plat national des autres n’est pas une
énigme, nous avons une foule de
réponses sur ce sujet. Les Anglais ? ils
mangent du gigot bouilli avec une sauce
à la menthe, tous les petits Français vous
le diront, Astérix oblige ; les Belges ? des
frites et des moules bien sûr, les Allemands ? la choucroute ; les Italiens ? les
spaghettis bolognaises et les pizza ; les
espagnols ? la paella ; les Japonais du
poisson cru et les Chinois du riz avec des
plats en sauce aigre-douce (dans une
mauvaise interprétation de la cuisine
cantonaise).
Mais alors, les voisins belges nous
diront que le waterzoi pour les Flamands
et les carbonades pour les Wallons sont
des plats plus représentatifs… une
nation ? non, deux univers culturels et linguistiques.
Les Anglais, seraient bien en mal de
définir un plat national, il y a trois
grandes régions avec des cuisines qui
leur sont propres, à moins que tout le
monde ne se sente uni autour de la dinde
de Noël et du pouding, ce que nieront les
nationalistes écossais, gallois ou irlandais.
Pour les Anglais nous sommes non
point des consommateurs de steak frites,
mais des mangeurs de grenouilles et
d’escargots. Pour les Américains que
nous imaginons ne consommer que des
hamburgers frites, le plat national français pourrait bien être la quiche, qu’ils
ignorent être lorraine.
Le problème se complique lorsque
nous abordons le Maghreb : le couscous
est le plat national. Quoi, de trois pays
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
distincts ? de préparation fort différente
chaque fois, sans compter que le couscous se retrouve en Sicile et en Egypte…
Nous retombons dans le régional, le culturel et le technique. Il ne s’agit plus
exactement d’un plat, mais d’un procédé
culinaire à base de céréales.
Autrement dit, la constitution d’un
plat national serait une idée, une représentation de ce que consomment les
autres, par opposition à nous. Nous nous
sentons unis dans une même cuisine,
face à ce que mangent les barbares, les
étrangers, qui ne se nourrissent pas
comme nous, leur alimentation illustrée
par un plat que nous pensons caractéristique. L’identité culinaire se fait par l’exclusion en quelque sorte.
Or c’est bien ainsi qu’apparaissent
nos idées sur le plat national, c’est toujours celui des autres, et quand il faut
définir le nôtre cela devient impossible. Nous sommes obligés de retrouver
les régions, les noyaux culturels forts,
enracinés dans un milieu, où l’on a
développé des produits et des techniques ancestrales.
Le plat national
est aussi un plat
de migrants
■
C’est en quittant sa culture que l’on
comprend l’importance de sa cuisine.
Les goûts qui rassurent, qui sécurisent,
les substances, les techniques familières, qui font du bien à l’âme sont
essentiels au bien-être, au bonheur. Les
anciens esclaves noirs d’Amérique ont
un beau mot pour cela : « soul food », ou
nourriture de l’âme. C’est pourquoi sans
doute, l’identité culinaire perdure tant
chez les migrants. Et c’est alors que
naît le plat emblématique, autour
duquel on se retrouve en groupe, renforçant les liens de cohésion, rassurant,
sécurisant. C’est la quête impossible
d’enfants émancipés, adultes, expatriés,
qui recherchent et réclament sans
jamais vraiment l’obtenir, ce plat si
délectable que seule leur mère savait si
bien préparer. Le couscous en est un
excellent exemple pour les habitants du
Maghreb, y compris pour les anciens
colons. A l’étranger il sera plat national
algérien, tunisien, marocain, même si
dans ces pays, la population est loin d’y
songer comme à un plat représentant
leur pays !
Les Argentins émigrés vous diront
que l’asado avec sa sauce, le chimichurri, est le plat nostalgique, qui les unit
dans le souvenir des pampas et des montagnes. En Argentine on ne songerait
pas à en parler comme d’un plat national
et on proposerait bien d’autres alternatives comme le puchero ou les empanadas. Autrement dit, le plat emblématique n’en est pas pour autant un plat
national. Il est utilisé par des groupes
émigrés qui y retrouvent sécurité, bienêtre, dans un souvenir idéal et idyllique
d’un pays et d’une enfance qui ont perdu
leur réalité. Cela perdure tant qu’ils se
trouvent en situation d’exclusion ou
encore en processus d’intégration.
On pourra par contre parler de cuisines nationales, dans des cas particuliers, comme celui de la France. Une cuisine née d’un pouvoir politique,
représentant une culture qui se veut
nationale et uniforme, tout en sachant
que dans ce même pays, les identités culinaires régionales perdurent, et sont
revendiquées comme ancestrales et traditionnelles. Elles ont le vent en poupe et
ont de beaux jours devant elles, sachant
bien sûr, qu’il s’agit davantage d’une
représentation que d’une réalité : les
recettes du terroir, comme tout autre
acte culinaire, se sont transformées et
continuent à se transformer au fil du
temps, et cependant elles ne perdent rien
de leur effet identitaire, elle offrent
même aux plus imaginatifs, des racines
« virtuelles » dans un terroir imaginaire…
Cuisine et Politique : le plat national existe-t-il ?
Notes
■
1. A. Hubert « Destins transculturels »
Mille et Une Bouches, Autrement,
n° 154 mars 1995, p 114-119.
2. M. Sahlins « Au cœur des sociétés :
raison pratique et raison culturelle »,
Gallimard, 1980.
3. A. Hubert et G. de Thé « Modes de
Vie et Cancers » Robert Laffont,
Paris, 1991.
4. P. Bourdieu « La Distinction »
Editions de Minuit, Paris, 1979.
5. M. Kendall « Louis XI » Fayard,
Paris, 1971.
6. F. Braudel « L’identité de la
France » Flammarion, Paris, 1986.
7. E. LE Roy, La culture otage du développement, L’Harmattan « La culture commune comme réponse à la
crise de l’Etat et des économies en
Afrique », 1994, pp. 103-104.
Publications
de l’auteur
■
• Modes de Vie et Cancers, Robert Lafont,
Paris 1990.
• Le manger Juste, J.-C. Lattès, Paris
1991.
• L’Héritage de la cuisine française, avec
les Sœurs Scotto, Hachette, Paris
1991.
• Pourquoi les Eskimo n’ont pas de cholestérol, First, Paris, 1995
• L’ABCdaire du gourmet, Flammarion
1997.
11
Pierre Erny
PIERRE ERNY
Une question de
boulange sacrée
Le pain eucharistique
doit-il être azyme
ou fermenté ?
u cœur même du christianisme il
y a un rite du pain et du vin ; rite
mystérieux, s’il en est, puisqu’il
prétend rendre « présent » le corps et le
sang de Jésus le Christ, Fils de Dieu,
seconde personne de la divine Trinité
ayant pris chair humaine, qui proclame
en Jean, 6, 55-56 : « Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair
et boit mon sang, demeure en moi et moi
en lui. » On peut comprendre qu’en
deux mille ans une affirmation aussi
énorme ait suscité bien des problèmes
de compréhension et d’interprétation,
mais aussi de confection, car il y a pain
et pain. Mon propos est d’évoquer
quelques variations autour de ce thème,
en me limitant au pain et au levain
nécessaire à sa fabrication. On sait que
ce dernier est constitué de vieille pâte
fermentée. Or les ethnologues ont été
confrontés en de nombreuses civilisations à la question de la fermentation et
aux représentations qui en dérivent.
A
Les rites au centre
du schisme de 1054
PIERRE ERNY
12
Institut d’ethnologie, Strasbourg
Faculté des sciences sociales,
Université Marc Bloch, Strasbourg
■
Quand vers le milieu du XIe siècle de
véhémentes polémiques se développèrent entre Occidentaux et Orientaux, les
Byzantins reprochèrent aux Latins de
communier avec du pain azyme (du grec
a-zumè, « sans levain »), alors qu’eux utilisaient du pain levé. On s’envoya à la figure, d’un bord à l’autre de la chrétienté, les
sobriquets d’« azymites » et de « fer-
mentariens ». Nous avons beaucoup de
peine avec notre mentalité d’aujourd’hui
à voir dans des griefs de ce genre les
vraies causes d’une rupture dont les
conséquences devaient être immenses
pour la suite de l’histoire et qui ne sont
encore en rien surmontées un millénaire
plus tard. N’étaient-ce pas de simples prétextes dont usaient des gens qui voulaient en découdre pour des raisons de
politique ecclésiastique ou de politique
tout court, et non des raisons de fond ?
En rester là serait sans doute méconnaître l’énorme importance que prenaient
à l’époque les questions de rite et de symbolisme. Quand en 1053, un an avant le
schisme, le patriarche de Constantinople
Michel Cérulaire envoya à l’évêque de
Trani en Italie une longue lettre pour le
supplier d’intervenir auprès du pape alsacien-lorrain Léon IX afin qu’il mette fin
aux « abus » et « scandales » de l’Eglise
latine, de quoi y était-il question : de foi ?
de dogme ? de mœurs ? d’organisation de
l’Eglise ? de discipline ? Nullement. Mais
de reproches d’ordre purement rituel : en
Occident on use de pain azyme pour l’Eucharistie ; le calice est réservé au clergé ;
on jeûne le samedi ; on ne chante pas l’Allelouia en carême… On allait jusqu’à
contester la validité des messes célébrées
avec des azymes. Le tout était étayé de
nombreuses citations des Ecritures et de
la tradition. Un autre Alsacien-Lorrain, le
moine et cardinal Humbert, fut chargé de
la réfutation : loin de minimiser ou de
ridiculiser des querelles qu’il aurait pu
juger mesquines, il l’a fait très sérieusement et non sans violence en un long trai-
Une question de boulange sacrée
té reprenant un à un les griefs et les arguments ainsi soulevés, opposant aux textes
d’autres textes tout aussi scripturaires.
Manifestement, dans la mentalité de
l’époque, ces questions rituelles n’étaient
nullement mineures. Chaque détail de la
célébration était considéré comme d’origine apostolique, donc intangible. En effet,
les œuvres de Denys l’Aréopagite,
qu’aujourd’hui on appelle le PseudoDenys, un auteur inconnu du Ve ou
VIe siècle, étaient considérées comme émanant véritablement du notable converti
par saint Paul à Athènes : or ce sont elles
qui fondent en grande partie la tradition
symbolique de la liturgie. Le moindre
détail rituel - acte, geste, parole, lecture devait avoir un caractère scripturaire et
être fondé sur l’Ecriture. L’étonnant, c’est
que la question du pain fermenté ou
azyme n’ait jamais été soulevée auparavant, pas même lors du schisme de Photius
au IXe siècle.
Parmi les motifs que Michel Cérulaire
invoquait contre le pain azyme et la célébration du samedi, il en est un qui nous
fait dresser l’oreille aujourd’hui : c’est
qu’il s’agit d’usages juifs… Et du coup,
d’accuser l’Eglise d’Occident d’être polluta judaismo, « polluée par le judaïsme »
ou « de judaïsme », et d’être comparable
au léopard cujus capilli nec nigri sunt nec
albi, « dont les poils ne sont ni noirs ni
blancs ». De nombreux traités de l’époque
portaient sur le culte juif tel qu’il est
décrit dans la Bible. Il ne faut pas oublier
que dans l’Orient chrétien, plus exposé
aux infiltrations juives, régnait par
endroits un antisémitisme tel que tout rite
rappelant les observances juives y devenait suspect. Cela n’empêchait pas les
Byzantins de reprocher aux Latins d’abandonner l’interdit (tout aussi juif) de
consommer des viandes non saignées…
C. Fabre-Vassas a montré, en se fondant
entre autres sur le légendaire d’Occident,
qu’en adoptant les azymes la chrétienté
latine a été amenée elle-même à rétablir
l’équilibre en multipliant vis-à-vis du
judaïsme les signes distinctifs.
Pain et levain
dans la Bible
■
Le pain occupe dans le langage de la
Bible une place de choix: il y est question
du « pain des larmes », du « pain de
cendre », du « pain d’impiété et de mensonge », du « pain de l’oisiveté », du « pain
des forts », du « pain de l’amitié », du
« pain de la parole », du « pain de l’intelligence ». Le pain apparaît avec la chute:
« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton
front » (Genèse, 3, 11). L’abondance ou la
disette de pain sont signes de la bénédiction ou du châtiment de Dieu. Le pain est
présenté comme le don suprême du festin
messianique promis aux élus.
Le pain jouait aussi un rôle important
dans le culte. Le roi-prêtre Melchisédech
offre le pain et le vin. Le Lévitique parle des
oblations de fleur de froment mélangée
d’huile et de galettes sans levain frottées
d’huile (2, 1-8; 6, 9). La Bible de Jérusalem
fait le commentaire suivant: « Le rituel
cananéen cherchait à exprimer l’explosion
bouillonnante des forces naturelles: ferment
dans le pain, banquet sacré accompagné de
danses, enfin licence débridée… Le rituel
lévitique, tout en conservant le sens de la vie
et l’hommage à Dieu des produits du sol, épure
profondément ce rituel pour assurer le respect
du sacré et de la transcendance divine : la
consommation est réservée au sacerdoce, le ferment est exclu, tout contact avec le profane
est prohibé, le chant se discipline dans les
psaumes et les hymnes, toute prostitution
sacrée est sévèrement réprouvée » (p. 110). La
prohibition du ferment s’inscrit donc dans
tout un ensemble de mesures.
La législation sacerdotale traite des
douze « pains de proposition » (littéralement « les pains de sa face »), placés
durant une semaine en deux rangées dans
le Saint de la Tente ou du Temple, sur la
table d’or, avec les vases destinés aux libations, et qui étaient consommés par les
prêtres pour symboliser la communion
entre Dieu et ses fidèles au travers d’une
nourriture spiritualisée: « un mets pour le
Seigneur ».
Les pains sans levain (matsôt) apparaissaient dans le culte domestique au cours de
cette festivité majeure qu’était la Pâque,
pessah, fête du « passage » et de la délivrance, commémoration de la sortie d’Egypte, avec immolation de l’agneau et manducation d’herbes amères et d’azymes, le tout
rappelant un départ précipité. « Les gens
emportèrent leur pâte avant qu’elle n’eût
levé, les huches sur l’épaule, serrées dans leurs
manteaux… Ils firent cuire, sous forme de
galettes azymes, la pâte qu’ils avaient emportée d’Egypte, car elle n’avait pas levé. Chassés
d’Egypte sans le moindre délai, ils n’avaient
pu se préparer des provisions de route »
(Exode, 12, 34-39). Le pain sans levain (« un
pain de misère » pour se souvenir tous les
jours de sa vie du jour de la sortie d’Egyp-
te, dira le Deutéronome, 16, 3) s’oppose au
pain à pâte fermentée mangé à satiété en
Egypte, comme la liberté retrouvée s’oppose à l’esclavage subi, la foi dans sa simplicité à la culture dans sa sophistication, la
préparation rapide à la lente élaboration,
l’humilité à l’enflure de l’orgueil, la rupture à la continuité. « L’azyme est la forme la
moins civilisée du pain », écrit M. Courtois
(p. 67). Rejeter le pain levé, c’est sortir de
la culture, partir, aller au désert, retrouver
la nature dans son immédiateté, se purifier,
recommencer une autre vie, dépasser le
cours normal des choses.
Certains exégètes et historiens pensent, au vu des éléments qui y interviennent, que cette célébration pascale se
serait elle-même greffée sur une très
ancienne fête pastorale, située à la pleine
lune de printemps et remontant à l’époque
où les ancêtres des Hébreux étaient encore des bergers nomades : un sacrifice
d’agneau suivi d’un repas de communion
aurait eu pour but d’attirer la protection
divine sur les troupeaux au moment où les
brebis mettaient bas. On sait que certains
nomades arabes connaissent toujours un
pain non levé, mangé chaud, tandis que
dans les villages voisins on fabrique un
pain au levain et salé.
D’autre part, en arrivant dans la Terre
promise et en se sédentarisant, les Israélites se seraient mis à observer, peut-être
à l’imitation des Cananéens, une fête
agraire de printemps, sans date bien fixe,
lorsqu’en mars-avril (le mois d’abib ou
« mois des épis », plus tard appelé nizan)
débutait la moisson de l’orge. On allait en
pèlerinage à un sanctuaire, on apportait
en guise d’offrande les premiers fruits de
la récolte et le « pain des prémices », et
pendant sept jours on mangeait de ce
pain fait avec des grains nouveaux, sans
levain, donc sans rien qui vienne de l’ancienne récolte. Le symbolisme dominant
était celui du renouvellement, du recommencement, du nouveau départ. Depuis
les plus anciens codes, les azymes accompagnaient les sacrifices et le levain était
exclu des offrandes cultuelles, sans doute
parce qu’on y voyait un symbole de corruption, un élément rituellement impur,
proche du pourrissement.
Comme ces deux, voire trois complexes festifs au symbolisme voisin tombaient durant le même mois de nizan, ils
se seraient rapprochés l’un de l’autre,
puis confondus si étroitement que la pratique des azymes est devenue une partie
intégrante de la Pâque. L’histoire des
13
Pierre Erny
azymes fabriqués à la hâte pourrait ainsi
être un récit étiologique pour justifier
une coutume dont l’origine n’était plus
perçue ou était jugée peu avouable.
Selon les usages traditionnels juifs, il
faut le soir du 14 nizan éloigner tout
levain des maisons et ne plus manger
d’autre pain qu’azyme durant les sept
jours des festivités. Aujourd’hui encore,
on invite les enfants à chercher dans tous
les recoins les miettes de pain fermenté
qui pourraient s’y trouver. Au cours des
deux premiers soirs on écoute en famille
la haggada qui relate la sortie des
Hébreux d’Egypte, et le repas pris en
commun à cette occasion rappelle en
tout point celui de la nuit de la délivrance. Pessah, la Pâque, s’appelle aussi hag ha
matsôt, « la fête du pain azyme ».
14
Dans le Nouveau Testament le levain
est évoqué tantôt négativement, tantôt
positivement. En Matthieu 16. 6, le Christ
met en garde contre « le levain des Pharisiens et des Sadducéens ». Et Paul
(1.Corinthiens 5. 7) exhorte les convertis
du paganisme en ces termes : « Ne savezvous pas qu’un peu de levain fait lever toute
la pâte ? Purifiez-vous du vieux levain pour
être une pâte nouvelle, puisque vous êtes
sans levain. Car notre pâque (= agneau
pascal) a été immolée. Célébrons donc la
fête, non avec du vieux levain, ni du levain
de méchanceté et de perversité, mais avec
des pains sans levain, dans la pureté et la
vérité. » Sur un registre positif, le Christ
compare en Matthieu 13, 33 le Royaume
des cieux à « du levain qu’une femme
prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève ». Le
Christ lui-même sera souvent présenté
comme le ferment qu’on met dans la
pâte.
Pour l’auteur juif Philon, dont l’influence a été très grande sur les premiers penseurs chrétiens, la fête des
azymes commémore la création du
monde, et ces pains « ont été prescrits par
la Loi pour ranimer les braises de la vie
pure et austère, qui était celle des premiers
temps de l’humanité. »
Dans la symbolique universelle, le
levain et la fermentation qu’il induit sont
marqués d’une forte ambivalence : d’une
part ils évoquent la décomposition et le
pourrissement, donc la mort ; d’autre part
ils sont signes d’effervescence vitale, de
bouillonnement, de mûrissement, de
transmutation en une substance supérieure, donc de vie.
De la nature du repas
du Jeudi Saint
■
Les Byzantins tout comme les Latins se
fondaient pour justifier l’Eucharistie sur
l’exemple donné par le Christ lors du repas
pris avec ses apôtres le soir du jeudi peu
avant son arrestation. Or quelle était la
nature de ce repas ? Apparaît ici une grave
divergence dans les textes suivant qu’on se
réfère aux évangiles synoptiques ou à saint
Jean.
Selon les synoptiques, la Cène correspond à un authentique repas pascal comme
le prescrivait la tradition juive. Luc, par
exemple, écrit : « Vint le jour des pains sans
levain où il fallait immoler la Pâque ; Jésus
envoya Pierre et Jean disant : allez nous préparer la Pâque, que nous la mangions » (22,
7-8). S’il en est ainsi, le pain utilisé durant
ce repas était fait de fine fleur de farine de
blé et sans levain.
Selon Jean, au contraire, la Pâque
n’était célébrée que le lendemain, au soir
du vendredi (18, 28 ; 19, 14 et 31). La Cène,
qui s’est déroulée le 13 du mois de nizan,
n’a donc pas été un repas pascal. La conséquence en est que le pain consommé était
du pain ordinaire avec levain.
On est là en face d’un problème exégétique quasi insoluble. De nombreuses solutions ont été proposées depuis l’antiquité :
– Pour les uns, Jean aurait retardé les
choses d’un jour pour des raisons symboliques afin que la mort du Christ coïncidât
avec l’heure où l’agneau pascal était immolé.
– Pour d’autres, la contradiction viendrait du fait qu’il existait des calendriers
liturgiques divergents selon les groupes
quelque peu hétérogènes qui formaient le
judaïsme d’alors ; les Esséniens, par
exemple, reprenant le calendrier sacerdotal ancien, auraient célébré la Pâque cette
année-là le mardi soir.
– Le plus probable est que Jésus,
sachant qu’il allait mourir au moment
même de la Pâque, a anticipé d’un jour,
évoquant au cours du dernier repas le rite
pascal de manière suffisamment significative pour pouvoir y greffer le rite nouveau
qu’il instituait. Si l’on adopte cette troisième hypothèse, il se serait agi d’un repas
à symbolique pascale sans coïncider tout à
fait avec le rite traditionnel de la Pâque.
On ne peut donc pas dire de façon certaine quel type de pain a été utilisé, même si
la balance des probabilités penche du côté
des azymes.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Une question de boulange sacrée
Le sanctuaire des Hébreux au désert avec les pains de proposition. (Extrait de Hortus Deliciarum)
Or il se trouve que les Occidentaux fondaient leur argumentation sur les synoptiques, et les Orientaux sur Jean…
La querelle surgie au XIe siècle montre
comment à cette époque on s’est mis à
charger des usages chrétiens divergents,
qui jusque-là ne posaient pas problème et
auxquels on n’attribuait pas de signification particulière, d’une valeur allégorique, voire théologique. Les Occidentaux
ont repris la symbolique négative du
levain, les Byzantins sa signification posi-
tive. Le pain sans levain, disaient ces derniers, est une substance dépourvue de vie,
vestige d’un judaïsme voué à la mort,
inadéquate pour se transmuer dans le
corps du Christ ressuscité, le Dieu vivant.
Le christianisme
ancien
■
Sur le plan de l’histoire, on ignore quels
furent exactement les usages des Eglises
des premiers siècles sur ce point précis. Ils
peuvent avoir varié selon les régions. A
l’origine les fidèles semblent avoir apporté le pain et le vin eux-mêmes, et il ne pouvait alors s’agir que d’aliments d’usage courant, donc fermentés. Le premier
témoignage littéraire indiscutable de l’emploi du pain azyme en Occident semble
être de Bède le Vénérable au VIIIe siècle.
Dans quelques textes il n’est pas clair s’il
est question de prohibition de levain ou de
sel (un autre sujet fort intéressant!). Des
raisons d’ordre pratique concernant la
conservation des espèces ont dû jouer un
rôle important en faveur des azymes, surtout à partir du moment où l’hostie consacrée (« le Saint-Sacrement ») est devenue
l’objet d’un culte inconnu auparavant.
Bien entendu, les uns et les autres ont
affirmé haut et fort a posteriori que leur
usage était le plus ancien, quitte à fabriquer des faux pour l’attester, une manière de faire largement répandue dans le
haut Moyen-Âge.
15
Pierre Erny
16
Quand on considère les coutumes des
Eglises pré-chalcédoniennes ou paléoorthodoxes (syriaque, copte, arménienne et
éthiopienne), véritables conservatoires des
manières de faire les plus anciennes, la
balance penche nettement du côté du pain
fermenté, à l’exception des Arméniens:
ceux-ci prétendent qu’ils ont dès le départ
utilisé dans leur somptueuse liturgie du
pain azyme, mais on tend à penser aujourd’hui que cet usage a été introduit chez
eux, comme plusieurs autres, au contact
des Croisés « latins » au XIIe siècle. Il faut
mentionner aussi les Maronites du Liban
qui, bien qu’étant de liturgie syriaque,
usent de pain azyme ; mais ils ont été soumis tout au long de l’histoire à des processus de latinisation encore plus intenses.
Il est donc probable que pendant le
premier millénaire, en gros, on n’attachait aucune importance particulière à la
nature du pain eucharistique, et que les
choses se sont figées très tardivement
quand les théologies sacramentelles respectives furent contaminées par l’esprit
de polémique et marquées d’un respect
hyperbolique des traditions. Le concile
d’union de Florence en 1439, comme le
récent concile Vatican II, ont reconnu
sans aucun problème la légitimité des
deux usages.
Curieusement, dans la tradition patristique (cf. Daniélou), les azymes n’apparaissent quasiment jamais comme une figure de l’Eucharistie proprement dite, mais
symbolisent seulement la nouveauté de
l’existence chrétienne une fois que l’on a
passé par l’initiation baptismale. Pour Justin, par exemple, « ce que signifiaient les
azymes, c’est que vous n’accomplissiez plus les
vieilles œuvres du mauvais levain. » Positivement, on met en avant la symbolique du
nouveau levain et de la nouvelle pâte que
représente une vie conforme à l’Evangile
et nourrie de l’Eucharistie.
De nombreux termes servaient à désigner le pain eucharistique: oblata et « prosphores » (chez les Grecs), au sens
d’« offrandes »; le « sceau » (à cause du
cachet employé); les « saints dons »; les
« espèces » ou « saintes espèces » (après
consécration) ; les Coptes parlaient de
l’« agneau »; les Syriens, toujours un peu
poètes, de « premier-né », et après consécration de « charbon ardent » ou de
« perle » (margarita); etc. Mais le terme
qui prévaudra en Occident est celui
d’« hostie », du verbe hostire, « frapper »,
qui primitivement désignait un animal
destiné à être abattu. En rigueur de termes,
« hostie » ne devrait s’appliquer qu’au pain
consacré, mais l’usage courant va au-delà.
C’est évidemment toute la théologie traditionnelle du sacrifice qui pointe l’oreille à
travers ce terme.
Boulange sacrée
■
Quand on considère la manière dont on
fabrique le pain eucharistique et les formes
qu’on lui donne, on constate la plus grande
variété. Entre la petite et mince hostie
translucide et la grande galette ou la miche
que l’on peut trouver en Orient, tous les
intermédiaires sont possibles.
Chez les Coptes d’Egypte, par exemple,
les pains doivent être tout frais et cuits dans
l’église même ou juste à côté par un diacre
ou un moine tout au plus trois heures avant
la messe: on en prépare plusieurs moyennement grands avec de la farine de froment
immaculée et du levain, de forme ronde
pour symboliser la divinité qui n’a ni début
ni fin, et le prêtre en choisit le plus beau au
début de la divine liturgie (les autres seront
distribués à la fin de l’office). On y imprime
une grande croix représentant le Christ et
douze petites croix pour les apôtres, avec un
triple « saint! » et cinq incisions pour figurer les blessures du crucifié. On n’ajoute ni
sel, ni sucre, ni huile, car le Christ est
« savoureux » par lui-même. La cuisson est
accompagnée de la récitation de psaumes.
Chez les Ethiopiens, de tradition copte eux
aussi, un petit bâtiment annexe muni d’un
four et appelé Bethléhem, « la maison du
pain », jouxte l’église, et trois pains encore
chauds (le dimanche quatre) sont portés
solennellement dans le sanctuaire dans un
panier très orné. Puis commencent de longs
rites préparatoires.
En Occident (cf. Jungmann), la plupart
des documents anciens et des représentations font penser que pour l’Eucharistie on
apportait du pain ordinaire qui servait dans
les ménages, en veillant simplement à la
beauté des formes. Sur des mosaïques de
Ravenne, le pain offert sur l’autel se présente à la manière d’une tresse, tordue
comme une natte et formant un cercle
fermé, de la grandeur de la main; le même
était vendu dans les boulangeries au
IIIe siècle comme pâtisserie de luxe sous le
nom de corona. La forme la plus répandue,
aussi dans l’usage profane, était celle d’un
pain rond partagé en quatre par des fentes
en forme de croix afin d’en faciliter la fraction (panis quadratus ou decussatus) : en
effet, traditionnellement, du moins en
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Orient, le pain ne se coupait pas, mais se
rompait.A l’aide d’un cachet on y imprimait
un dessin ou une inscription. Quand à partir du IXe siècle le pain azyme s’est imposé
progressivement dans la chrétienté latine, on
a par la force des choses arrêté d’utiliser celui
apporté par les fidèles.
Que ce soit en Orient ou en Occident,
l’évolution est allée dans le sens d’une hypersacralisation des saints dons. On devint de
plus en plus réticent, à quelque niveau que ce
fût, d’admettre dans la liturgie les mêmes éléments qu’on trouvait dans le monde profane
(langue, chants, vêtements, substances,
images, etc.): le sacré devait être « autre », « à
part », « séparé ». Sous l’influence de Cluny,
même la confection des hosties tendait à tous
les stades, depuis la culture du blé, la mouture, la préparation de la pâte et la cuisson,
à prendre une forme liturgique et à être
confiée exclusivement à des clercs ou à des
personnes consacrées.Au couvent de Hirsau,
par exemple, les moines chargés de cette
tâche devaient procéder en silence afin que
leur souffle ne souillât pas le pain. Ailleurs ils
psalmodiaient. Cette confection des hosties
ne se faisait plus que quelques fois dans l’année, et était de plus en plus réservée aux
monastères. Dans un premier temps, de
minces tranches de pain azyme étaient portées sur l’autel et rompues pour la communion du peuple, puis on en vint à confectionner à l’aide de « fers à hosties » ces petits
disques en forme de monnaie (in modum
denarii) que nous connaissons encore aujourd’hui. Comme on ne les rompait plus, la distribution en était facilitée, ainsi que la
conservation. Elles n’étaient plus données
dans la main (debout), mais directement
dans la bouche (agenouillé), et on recommandait instamment de les avaler sans
mâcher. D’une blancheur immaculée, diaphanes, d’une sapidité particulière, les hosties
n’avaient plus aucune ressemblance avec du
pain. Quand plus récemment ont été mises à
la mode des hosties « dorées » qui en ont à
nouveau quelque peu le goût, j’ai entendu
plusieurs personnes dire qu’elles regrettaient
de ne plus retrouver cette saveur « céleste »,
« angélique », « sacrée » de l’hostie d’autrefois qui vous transportait d’emblée dans le
monde divin…
Conclusion
■
La fermentation de la pâte n’a évidemment pas l’importance biologique, psychologique et symbolique de celle du jus de
raisin. Le vin et d’autres boissons alcooli-
sées à usage religieux sont perçus comme
donnant accès à un fonds mystérique encore bien plus impénétrable. Ce n’est pas sans
raison que l’on a fait le rapprochement
entre symbolique du pain et vie active,
extérieure, et symbolique du vin et vie
contemplative, intérieure, mystique. Le
miracle du pain a eu lieu sous forme d’une
multiplication quantitative, alors que le
miracle du vin à Cana s’est opéré sous celle
d’une transformation qualitative. La communion au vin fut longtemps réservée aux
seuls clercs.
Si l’histoire laisse de très larges zones
d’ombre, elle permet cependant d’apprécier à quel point un élément en apparence simple comme le pain peut être investi
de multiples manières. Elle montre qu’en
modifiant les apparences on change aussi,
sans toujours s’en rendre compte, les significations. L’évolution récente qui s’est opérée du côté catholique fait que les fidèles
n’ont plus du tout la même perception de
la communion eucharistique: la quasi suppression du jeûne, l’abandon massif de la
confession préalable, le vague de la catéchèse ordinaire, la communion systématique à toutes les messes, le contact
manuel avec l’hostie, la station debout au
moment de la réception du sacrement et
assise après, etc., ont conduit à une plus
grande familiarité, qui peut tourner à la
banalisation et à une relative désacralisation.
Il est d’autres problèmes de « cuisine »
et de « boulange sacrées », déjà anciens,
mais qui se reposent aujourd’hui avec
insistance avec l’émergence d’Eglises en
des contextes culturels très différents.
Faut-il que le pain eucharistique soit fait
de blé? Ne peut-il être fabriqué avec de
l’orge, du riz, du mil? Faut-il que ce soit du
pain? Ne peut-on envisager l’usage d’autres
nourritures de base en tel lieu : du manioc,
de l’igname, de la patate, des laitages, du
miel? Dans l’affirmative, comment va se
poser la question de la fermentation ?
Différentes liturgies chrétiennes
connaissent aussi une distribution de pain
béni, mais non consacré, soit pour ceux qui
n’ont pas communié (à des époques ou en
des lieux où on ne communiait que très
rarement, sinon pas du tout), soit en guise
d’agapes fraternelles. C’est là certainement un très bel usage qui a été quelque
peu mis de côté en Occident et qui permettrait d’introduire dans les rites, sous
couvert de paraliturgie, une dose de liberté et d’inventivité.
Une question de boulange sacrée
Il est enfin toujours intéressant d’étudier les conceptions relatives à la fermentation selon les diverses cultures et la symbolique qui en découle, qui n’est pas
forcément celle que véhicule la Bible. Je
me souviens avoir un jour accompagné un
missionnaire dans une tournée en « brousse » au Burkina Faso. Nous arrivâmes dans
une cour où l’on venait de fabriquer de la
bière de mil, et où l’on était en train de
faire sécher la levure. L’apôtre se mit à en
manger, disant que c’était là un aliment
diététiquement très riche, bourré de vitamines. Les gens se tordaient, se roulaient
de rire. Je m’enquis par la suite des raisons
de cette hilarité et appris que pour cette
ethnie manger de la levure provoquait
l’impuissance. Il est vrai qu’en théorie,
pour le saint homme, cela n’aurait pas été
trop gênant.
Bibliographie
■
•Beauduin (Dom Lambert), « La liturgie et la séparation des Eglises »,
Irenikon, 1929, VI, pp. 321-331.
•Cannuyer (Christian), « Une vieille
querelle : quel pain pour la messe ? »
Notre histoire, 85, janvier 1992, pp. 4649.
•Courtois (Martine), « Les ferments
interdits dans la Bible », in : Le ferment divin, pp. 63-76.
•Daniélou (Jean), Bible et liturgie,
Paris, Cerf, 1950.
•Dictionnaire d’archéologie chrétienne
et de liturgie, article « Azymes ».
•Fabre-Vassas (Claudine), « L’azyme
des Juifs et l’hostie des chrétiens »,
in : Le ferment divin, pp. 189-206.
•Fournier (Dominique) et D’Onofrio
(Salvatore) (sous la direction de), Le
ferment divin, Paris, Maison des
sciences de l’homme, 1991.
•Hayoun (Maurice-Ruben), La liturgie
juive, Paris, PUF, 1994 (« Que Saisje ? »).
•Jungmann (Joseph-André), Missarum
solemnia. Explication génétique de la
messe romaine, Paris, Aubier, 1950.
•Léon-Dufour (Xavier) (sous la direction de), Vocabulaire de théologie
biblique, Paris, Cerf, 1981.
•La Bible de Jérusalem.
17
MARIANNE MESNIL
Marianne Mesnil
Le temps de boire un café…
Le temps
de boire un café…
« Identité
alimentaire »
«
MARIANNE MESNIL
18
Université Libre de Bruxelles,
Centre d’Ethnologie Européenne
(Institut de Sociologie)
D
■
is-moi ce que tu manges, je te dirai
qui tu es » écrit Braudel en 1979 à
propos de l’alimentation1. L’alimentation comme mode de distinction
par rapport à l’« autre » fait partie de ce
lot d’idées devenues lieu commun. Et
qu’une telle maxime doive affronter le
processus de « mondialisation », constitue un autre de ces lieux communs. Au
moment où surgit un nouveau type
d’« espace identitaire » qu’on appelle par
exemple le « village global »2, voilà donc
nos traditions alimentaires mises à mal.
En témoigne la crise du « camembert au
lait cru » au sein de l’Union Européenne,
ou encore l’affrontement franco-euroaméricain entre roquefort et « bœuf aux
hormones ». De tels incidents, au-delà des
enjeux économiques qu’ils défendent,
expriment de manière éloquente l’appartenance à deux cultures alimentaires
distinctes. Ainsi, deux pôles se sont
constitués peu à peu, entre lesquels oscillent nos comportements alimentaires,
selon qu’on se trouve ou non dans ces
régions de l’Europe (et d’Outre-Atlantique) qui, pour reprendre la jolie expression de J. Goody, « n’ont jamais eu la
chance ou la malchance de connaître le
grand décapage culturel de la Réforme »3. Mais à travers la constatation
d’une telle dichotomie au sein de l’Europe, ce sont des questions fondamentales
qui se profilent. Elle suggère en effet
l’existence de grands ensembles qui
transcendent les frontières nationales et
dessinent ce que l’on peut appeler des
« aires culturelles », pour utiliser un
concept de l’anthropologie qui n’est par-
venu jusqu’à nous qu’à travers un usage
empirique4. Dans un tel champs de préoccupations, l’expression de J. Goody
citée plus haut nous fournit tout particulièrement matière à réflexion. L’auteur
vise ici l’opposition entre ce qu’on appelle schématiquement une « Europe du
Nord », qui correspond à l’« aire de la
Réforme » (luthérienne et calviniste), et
une « Europe du sud », catholique romaine5. Mais si l’on accepte ce facteur religieux comme critère pertinent d’un
découpage entre « deux Europe », nous
en arrivons à débattre d’une question qui
nous mène au cœur de l’actualité idéologique et politique, et que l’on peut
formuler comme suit : le facteur religieux produit-il des effets suffisamment
déterminants sur les mentalités et les
comportements pour que l’on puisse parler de « cultures distinctes » sur base de
ce seul facteur ? Le débat est loin d’être
neuf : que l’on pense à toute la littérature qu’ont suscitées à ce propos les thèses
d’un Max Weber6. Aujourd’hui, ce débat
remis à l’ordre du jour à la faveur de nouveaux enjeux géopolitiques (de la Guerre du Golf à celle du Kosovo), n’est sans
doute pas sans en influencer les termes.
C’est en posant ce type de question et
en y répondant de manière affirmative
et sans nuance, qu’un auteur comme
l’américain S. Huntington est amené à
développer sa thèse sur le « choc des
civilisations »7. Cette fois, il ne s’agit pas
de distinguer entre « deux Europe » au
sein de la chrétienté occidentale, mais
d’opposer la « Civilisation occidentale »
au reste du monde, en ce compris la chrétienté d’orient et l’islam des Balkans.
Il paraît évident à tout anthropologue de l’An 2000, qu’il faille accorder
Cafetières émaillées de couleur bleu et vert décorées selon la même technique,
L’émail dans la maison, Brigitte Ten Kate-Von Eicken, ed. Armand Colin, 1990.
Bibliothèque des Arts, Strasbourg.
19
Marianne Mesnil
une attention privilégiée à la dimension
religieuse d’une culture quelqu’elle soit.
Mais faut-il pour autant en être amené
au schématisme du chercheur américain ? N’y a-t-il pas là une prise de position idéologique qui guide une démonstration précaire ? Aussi modeste soit le
propos que l’on puisse tenir autour de la
« culture du café », il me semble pouvoir
offrir une amorce d’analyse alternative
à un tel schématisme. Tentons-en l’expérience, même succinctement, dans les
pages qui suivent.
Café, cafés et
culture(s)
20
Je propose pour cela de revisiter le
Bucarest des années 70, qui n’est ni turc,
ni musulman ! Cet exemple nous permettra d’interroger les usages liés au
café tant du point de vue de leur spécificité culturelle que part rapport aux
changements intervenus dans les habitudes alimentaires au cours de ces dernières décennies. En matière de « culture du café », ce qui, à cette époque,
était de l’ordre de l’expérience quotidienne, a pris aujourd’hui valeur de
témoignage historique. Et les changements qui l’ont affectée me semble bien
refléter une évolution plus globale de la
société survenue après 89.
■
Pour s’en tenir à l’Europe, mais néanmoins à « toute l’Europe », une manière
simple de faire la distinction entre les
traditions liées à la consommation du
café est de prendre en considération
une opposition entre deux procédés de
cuisson : « décoction » ou « percolation »8. Autrement dit, on distinguera
d’une part un café bouilli, servi « dans
son marc » et d’autre part, divers procédés de préparation d’un « café filtre »,
dont le marc est d’emblée séparé de la
boisson. Deux questions se posent alors :
comment tracer une limite entre une
Europe du « café bouilli » et une Europe du « café filtré ». Et d’autre part,
cette opposition décrite en termes strictement culinaires suffit-elle à définir
deux « cultures » distinctes du café ? Ce
qui suppose qu’un tel clivage nous
entraîne au-delà de son caractère technique. Pour ce qui est de la première
question, la réponse semble apparemment aisée. N’utilisons-nous pas en effet,
l’expression de café « à la turque » pour
désigner cette « décoction » que nous
opposons à tous les autres cafés qui
appartiennent quant à eux à l’Occident ?
Qui plus est, l’événement « fondateur »
d’une telle dichotomie possède une
valeur hautement symbolique dans l’histoire de l’Europe : il se passe à Vienne en
1683 et marque la victoire du christianisme romain contre l’avancée de l’islam
ottoman. Insistons d’emblée sur les deux
qualificatifs de l’opposition religieuse :
ils ne peuvent être négligés dans l’approche anthropologique qui veut être la
nôtre. Pourtant, les deux questions ne se
résolvent pas aussi simplement qu’il n’y
paraît. Une observation de « terrain »
aidera à le comprendre.
Des terrasses
de Bucarest au café
des « apparatchiks »
■
C’est sur fond d’un petit souffle de
printemps bucarestois que j’ai fait
connaissance avec « le café » de la capitale roumaine à la veille du « printemps
de Prague », au sortir d’un stalinisme qui
allait bientôt se transformer en un totalitarisme des plus tyranniques. Mais
l’heure était à l’optimisme et les terrasses des cafés de Bucarest incitaient
alors à la flânerie. J’y appris tout d’abord
qu’ici, le café est un rituel auquel on ne
peut déroger sous peine de manquer à
toutes les politesses. Ma première expérience en la matière fut d’ordre protocolaire : elle devint bien vite une véritable
initiation à « vivre autrement le temps ».
Car du temps, il en fallait beaucoup pour
prendre le café des « apparatchicks ». La
cérémonie du café était faite d’un mélange compliqué entre curiosité de voir
l’« autre » que j’étais, venu de l’autre
côté du « rideau de fer », méfiance visà-vis de l’occidental auquel le discours
officiel n’était guère enclin à prêter
quelque qualité, mais aussi plaisir de
recevoir l’hôte venu d’ailleurs et qui, à ce
seul titre méritait les égards. Mais, sous
couvert d’accueil et d’hospitalité, ces
invitations successives de la part des
divers services administratifs dont
dépendaient le cours de mon séjour, se
révélèrent aussi, de manière quelque
peu perverse, une soumission à l’expérience de l’attente sans fin qu’impose à
l’individu tout régime totalitaire. Attente de la personne « responsable » de
votre dossier ; attente des papiers nécessaires à la régularisation de votre statut
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
d’étranger. Attente des autorisations
indispensables, des signatures et des
cachets exigés pour partir « sur le terrain ». D’administration en administration, de bureau en bureau, de responsable en responsable, tout devenait
prétexte à un nouveau rendez-vous, à la
répétition du rituel du café : initiation au
temps de l’attente à travers laquelle je
découvrais ainsi une insidieuse dimension coercitive du régime.
Mais, fort heureusement, la consommation du café ne se limitait pas à ces
invitations protocolaires. Le café se
buvait à tout moment sur les terrasses
accueillantes de la ville, dans les « cofetarie » (salons de dégustation) ou dans
les restaurants, accompagnés ou non de
pâtisseries dont la variété reflétait parfaitement la double culture culinaire à
laquelle appartient ce pays : entre Vienne et Istanbul, Bucarest étalait ses
« tort » débordant de chocolat, et ses
« baklave » ou autre « sarailie » saturés
de miel et de noix pilée, que ne dédaignaient pas les hommes, amateurs avertis de telles friandises et clients fidèles
de leurs lieux de dégustation.
De l’art de consommer
le café à la turque
■
Le café « à la turque » (ou café turc)
est donc un café bouilli, servi dans son
marc. Cela signifie qu’il ne faut pas se
presser de le boire. Le marc doit avoir le
temps de se déposer au fond de la tasse,
de manière à se dissocier du breuvage
que l’on déguste à petites gorgées jusqu’à ce que les lèvres soient en contact
avec le résidu solide. Dès lors, pas question de troubler le liquide par l’adjonction de quoi que ce soit, une fois le café
versé dans la tasse. C’est au moment de
la commande qu’il faut annoncer ses
goûts : café sucré, très sucré ou franchement « amer ».
Première expérience
linguistique
■
C’est chose connue que les premières
expériences linguistiques d’un étranger
sont généralement d’ordre alimentaire.
Commander un café fut donc l’une de
mes premières mises à l’épreuve de la
langue. A première vue, elle devait être
Le temps de boire un café…
simple : inutile d’indiquer quel type de
café l’on souhaitait : un café ne pouvait
être qu’un « café turc ». Il suffisait donc
de préciser : « grand » ou « petit » et
plus ou moins sucré. Mais arrêtons-nous
un moment aux deux termes par lesquels
s’exprime ce choix entre « grand et
petit » : « mare » ou « mic » : ils nous
introduisent déjà à un aspect de ce qui
fait la spécificité culturelle de la Roumanie : le « grand » nous renvoie aux
ancêtres latins (« mare »= magnus) et le
« petit » à l’héritage grec (« mic » =
micro). Il n’y manque que l’apport sudslave pour obtenir les principaux ingrédients de cette culture « balkanique ».
Mais pour ce qui est de la « culture du
café », toute la Péninsule en a emprunté le vocabulaire à la langue turque :
cela va du nom donné à l’ustensile qui
sert à le bouillir : le « cezve » ou
« ibrik »9, à celui des établissements où
l’on vient spécialement le déguster
(« kavhehane ») en passant par ce mot
intraduisible qui recèle le secret de
son arôme : le « kaymak » (prononcer
« caïmac »).
Une rhétorique
du « kaymak »
■
En Roumanie comme ailleurs, et
peut-être plus qu’ailleurs, le café est
prétexte à discours. Dans l’expérience
sociale quotidienne du café turc (pour
l’opposer au « café des apparatchicks »
de ma première expérience), la parole
s’étire tout au long d’un moment de
« suspension » qui s’ouvre sur l’attente :
une attente sans violence, sans impatience, qui fait déjà partie du plaisir
annoncé de la dégustation partagée. Et
lorsque les tasses sont vides, les « propos de café » peuvent encore se prolonger en une séance de divination. Or,
qu’il s’agisse de l’attente d’« avant sa
consommation » ou celle de l’« après »,
dans les deux cas, une telle suspension
du temps et une telle « libération de la
parole » autour de la tasse de café ne
peuvent être dissociées de cette présence du « kaymak ». Quelle est donc la
« magie » que contiennent le mot et la
chose ? D’origine turque lui aussi, le
mot « kaymak » couvre un champs
sémantique qui n’a pas son équivalent
en français : il renvoie à l’idée de « quintessence » de la substance : c’est aussi
bien la « crème » du lait que la mousse
dense qui se forme à la surface du café
mené à son point d’ébullition, ou encore le « culot » de la pipe ; on comprend
dès lors le sens de l’expression
« prendre le kaymak », c’est-à-dire
« garder la meilleure part ». L’art d’obtenir un « beau kaymak » dépend de la
qualité du café, de sa torréfaction, de la
finesse de la mouture, et enfin, de la
méthode, du « tour de main » de celui
qui prépare le café, un art qui tient toujours quelque peu du mystère et suscite les commentaires les plus enflammés. La qualité du « kaymak » accentue
celle de la dégustation : de lui se dégagent l’arôme et le plaisir de ce moment
privilégié ; plaisir de cette double oralité conjuguée : boire ensemble et deviser sur le monde. Enfin, c’est de son
résidu que va dépendre la possibilité
d’une « bonne » divination10 : il lui faut
la consistance nécessaire pour que les
« signes » se forment de manière lisible.
Une telle opération appelle un nouveau temps d’arrêt. Elle requiert de la
part du buveur, un soin à vider sa tasse
afin que le marc puisse s’y déposer au
fond en une masse épaisse. La soustasse est alors placée sur la tasse, et le
tout prestement renversé. Et à nouveau, il faut laisser couler le temps,
celui de ce « renversement » propice à
la magie, le temps que se dessinent sur
les parois blanches, les signes noirs tracés par une main invisible qui s’est servie du marc comme d’une encre. La
tasse est délicatement remise « à l’endroit » pour livrer son message. L’acte
mantique peut commencer. La parole
divinatoire se construit dans la relation
privilégiée qui s’instaure entre celui
« qui a bu » et celui qui tente de lire
dans les traces de son breuvage, supposées contenir une part de lui-même, une
part de ses pensées, une part de son destin11. Par la place qui lui est réservée
dans la préparation comme dans les discours qu’il suscite, le « kaymak » est
cette part noble d’une boisson, « suspension » entre solide et liquide, qui
ouvre en un bref et infini moment à tous
les rêves, à tous les mondes possibles. Il
ne peut être confondu avec ce résidu
qu’est le fond du filtre de nos cafés
d’Occident. Si d’une manière générale, le
café, psychotrope aux vertus recherchées, ménage cette « pose », ce temps
interstitiel au sein du rythme de la quotidienneté, le café « à la turque » avec
son « kaymak », offre un support privi-
légié à ce moment qui se déroule sous le
signe de l’échange : il est « bon a penser », et par dessus tout, « bon à parler »
et « bon à partager ».
On comprend dès lors ce qu’a représenter la « crise du café » au sein d’un
régime totalitaire, comme ce fut le cas
dans les années 8O. C’est à ce moment
qu’est apparu en Roumanie, l’expression
de « café naturel » pour qualifier une
denrée devenue à ce point rare qu’il fallait l’opposer à tous les ersatz, sans
arôme ni kaymak, qu’un nouveau terme
désigna bientôt de manière expressive,
le « nechezol » (terme formé sur la racine du verbe « a necheza », hennir, par
allusion au foin qu’en évoquait l’arôme ») ! Ce fut sans doute aussi le
moment où l’usage du café soluble, le
« nes » (abréviation pour « nescafé ») se
généralisa.
Ainsi, l’expérience bucarestoise du
café des années 70 se distingue de toute
expérience de dégustation occidentale.
Mais elle s’insère parfaitement comme
variante au sein d’une culture du café
« à la turque » dont elle partage la technique de préparation de base et les
ustensiles qui l’accompagnent, ainsi
qu’un certain rapport au temps et à la
convivialité.
Poésie du kaymak contre pureté
d’un breuvage filtré, il existe donc bien
deux « cultures » du café. L’une se définit par un « plus » (café avec kaymak »), l’autre s’y oppose par un
« moins » (café sans son marc) : deux
manières peut-être significatives elles
aussi, de qualifier ou disqualifier une
même substance. Comment dès lors,
s’est instauré un tel clivage ? Nous
l’avons rappelé : c’est vers Vienne qu’il
faut nous tourner pour en saisir la mise
en place.
Petite épopée du café■
« L’histoire du café risque de nous
égarer. L’anecdotique, le pittoresque, le
peu sûr y tiennent une place énorme »
écrit Braudel dans le passage qu’il
consacre aux boissons dans ses « Structures du quotidien »12. En outre, cette
histoire est aujourd’hui trop connue
pour que l’on s’y attarde, n’était précisément, que les événements liés à sa
progression en Europe méritent quelqu’attention pour qui souhaite saisir
dans leur processus de mise en place,
21
Marianne Mesnil
ces traits d’unité et de diversité si caractéristiques des relations que les pays
européens ont entretenues entre eux et
avec leurs voisins, un processus qui
caractérise cette lente élaboration culturelle dont la Méditerranée a d’abord
été le cœur même, qui s’est ensuite
déplacé vers l’Occident.
A l’échelle de l’histoire de l’alimentation en Europe, le café, on le sait, est
un nouveau venu. Si l’usage s’en répand
peu à peu dès le Xe siècle. des confins
désertiques où se touchent l’Afrique
Noire et les pays arabes, vers les rivages
de la Mer Rouge puis jusqu’aux pays du
Maghreb, il faut attendre le début du
XVIIe siècle et le développement des
relations de l’Empire turc avec l’Occident pour que l’on parle de café en
Europe.
De l’Arabie à Istanbul :
Un café qui s’écoule
au rythme
d’un temps social
■
L’histoire du café commence donc sur
une rive de la Méditerranée pour y faire
fortune en se propageant au rythme des
conquêtes ottomanes : c’est l’aire (et
l’ère) du café à la turque, un café dont
le grain légèrement torréfié et réduit en
poudre fine, est bouilli ou plus exactement « mené à son point d’ébullition »
à plusieurs reprises dans le cezve/ibrik.
Cette technique de base n’en possède
pas moins sa palette de nuances et de
subtilités et, nous l’avons vu, c’est le
« kaymak » qui en est l’enjeu décisif13.
La cérémonie du café
« à la turque »
22
■
Attardons-nous donc un moment à ce
premier âge glorieux du café. Le café
« à la turque » a développé un art de la
dégustation sans égal, à l’instar de la
« cérémonie du thé » au Japon. Dans
l’entourage du sultan, lorsque l’empire
est au sommet de sa puissance et
déploie tout son faste, la cérémonie du
café requiert jusqu’à quarante serviteurs. L’ordonnancement en est strictement réglé. Il alterne en séquences
répétées, douceurs, café, serviettes
pour s’essuyer les mains, eau de rose et
eau d’encens14. Et pour ce qui est de sa
consommation courante, c’est toute une
culture masculine qui se développe
dans les lieux publics, ces kavhehané où
les spectacles du « théâtre d’ombre » et
le narguilé viennent s’associer au café
pour distendre davantage encore le
temps en y faisant passer à ses hôtes
jusqu’à sept à huit heures d’affilée !
« On le boit à longs traits, non durant le
repas mais après, comme une espèce de
friandise et par gorgée, pour s’entretenir à son aise en compagnie de ses
amis » écrit à ce propos un voyageur à
Constantinople vers 161515. Une telle
culture du café aussi raffinée et parfaitement « codée » va se retrouver de
manière unitaire d’un bout à l’autre des
régions sous influence ottomane. Elle
reflète en cela un système politique
dont les pouvoirs restent concentrés
sous une seule autorité, tout en favorisant la cohabitation de populations
multiethniques et multiconfessionnelles. La diversité des appellations
« nationales » dans les Balkans, et en
particulier celle de « café grec », est
récente : elle est le reflet d’une volonté
de couper avec un passé ottoman et ne
doit pas occulter la réalité de cette
unité. Seul pays de la Péninsule qui
n’ait pas été incorporé à l’Empire ottoman, la Roumanie boit un café turc qui
porte ouvertement son nom ! L’expression de « café roumain » est une invention toute récente, d’« après 1990 » et
ne s’emploie qu’avec un interlocuteur
étranger16. Mais ce caractère unitaire
de la culture du « café à la turque » va
bientôt s’opposer à l’extrême diversification dont la boisson sera l’objet, une
fois adoptée par l’Occident.
C’est donc sous ce mode de préparation et avec le cérémonial qui l’accompagne que le café effectue sa percée en
Occident. Les marchands de Venise introduisent le breuvage en Europe dès 1615.
En 1644, on le retrouve à Marseille : la
ville gardera pour un siècle le monopole de son importation en France depuis
le port de Moka. Une description datant
de cette époque, indique que le café y
est servi suivant le modèle d’une cérémonie « à la turque » : tout y est copie
conforme, de la préparation, au mobilier,
« salon-divan, avec narguilés et tables
basses »17. Puis, le café se retrouve bientôt à Paris. En 1669, c’est par une véritable entreprise de séduction qu’un
ambassadeur du sultan parvient à y intéresser Versailles et sa cour. Et bien que
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
la culture du café « à la turque » soit une
culture d’hommes, ici, l’envoyé n’hésite
pas à prendre les dames pour cible de sa
manœuvre. Comme l’écrit Braudel, si
l’ambassade échoue, le café, lui, réussit18. Mais douze années nous séparent
encore du siège de Vienne et jusque-là,
le café reste toujours un « café à la
turque ». C’est sous cette forme qu’il
connaît un succès grandissant qui va se
prolonger tout comme la mode des « turqueries » qu’on se plaira à évoquer
durant encore plus d’un siècle19. Mais un
événement crucial dans l’histoire de
l’Europe va innover en matière de café :
1683 marque l’avènement d’une nouvelle technique culinaire : le filtrage. A
Leipzig, en 1735, J.-S. Bach compose sa
célèbre cantate (BWV 211) qui exalte les
vertus d’un café très à la mode autant
que diabolisé. Est-ce encore d’un café « à
la turque » qu’il s’agit, ou déjà d’un café
« occidentalisé » ? Les paroles de la cantate ne le laissent pas deviner.
Vienne, 1683 :
un café qui devient
« identitaire »
■
Avec le siège de Vienne, la puissance
ennemie tant redoutée opère l’amorce
de son recul définitif vers l’Est. L’armée
ottomane ne passe pas. Mais son café
bien. On connaît l’anecdote : l’armée
turque, dans sa déroute, abandonne ses
précieuses provisions que récupère un
certain Kolschinsky, polonais ou hongrois de son état, ancien prisonnier de la
Sublime Porte et que cette expérience a
initié à l’art du café. C’est donc avec la
symbolique date de cette victoire que
l’Europe adopte véritablement le café
qui cesse d’être un simple emprunt au
titre de curiosité exotique. Au cœur de
l’affrontement entre « Christianisme et
Islam » s’instaure cette rupture entre
deux « cultures du café : c’est l’acte de
naissance du café « à l’Occidentale » qui
va s’opposer sans nuance au café « à la
turque ». Le « croissant », cette « viennoiserie » qui l’accompagne, vient encore souligner la victoire sur l’ennemi.
Dans le vocabulaire « identitaire » d’aujourd’hui, on dirait que le café y « affirme sa différence » ! Tandis qu’IstanbulLa-Magnifique entre dans son déclin20,
l’Occident ouvre une nouvelle « ère » (et
« aire ») du café. L’hégémonie des « économies-monde » qui se situaient en
Le temps de boire un café…
Méditerranée se sont déplacées vers
l’Atlantique, et en particulier, d’Istanbul, Venise et Marseille, vers Amsterdam, Bordeaux et autres ports de destination « au long cour ». Les grandes
exploitations coloniales de l’Occident
s’organisent avec, parmi leurs activités,
les plantations de café mises en exploitation grâce au système esclavagiste qui
bat son plein. Le café, « denrée coloniale » deviendra bientôt le « café pour
tous » des sociétés occidentales
modernes.
Désormais, sur les tables et dans les
salons de l’Europe, s’opère cette séparation radicale : par la technique de filtrage du café, l’art de produire cette part
« noble » du marc, le « kaymak », disparaît, tandis que le marc lui-même se
cache au fond des filtres. Ainsi disparaît
la métaphore d’une stratification sociale où les couches supérieures se voyaient
parfois désignées par le terme de « caïmacam » (en roumain, ce terme signifie
littéralement « Régent », faisant office
de « Prince » dans les Pays roumains),
tandis que les « bas-fonds » étaient désignés par le terme « marc » (en bulgare,
c’est le mot « utajka », terme générique
qui signifie « dépôt, sédiment », résidu », qui prend ce sens figuré).21
Les cafés des
Etats-nations
■
Après le siège de Vienne, l’Occident
va donc « filtrer » « son » café. Mais audelà de ce dénominateur commun que
l’on oppose désormais à sa culture d’origine, surgit la diversité. Ce sont généralement les grandes villes qui donnent le
ton ; les particularismes s’y multiplient :
on commence par y ajouter lait ou crème
en proportion variée : c’est le café viennois ou le « café crème » parisien ; en Italie, on le saupoudre de cacao et c’est le
« capuccino ». On va aussi lui adjoindre
une note alcoolisée : du nord au sud de
l’Europe, on l’arrose d’aquavit et c’est le
« kaffekask » ; de whisky, et c’est l’irish
coffee ; ou encore de « grappa » et c’est
le « caffe corretto » italien ; sans oublier
le « café arrosé rhum » tristement célébré par J. Prévert… 22 Puis, c’est au tour
des techniques de filtrage de se diversifier, de la populaire « chaussette » au
procédé « Melitta », en passant par la
cafetière napolitaine et le « café-tasse »
à filtre individuel des « bons établisse-
ments » bruxellois par exemple23. Ainsi,
en Occident, le café a tendance à se
« nationaliser ». Tout cela, avant que
n’apparaisse une innovation en matière
d’électro-technique : le percolateur qui
donne un coup d’arrêt aux préparations
manuelles.
Café et modernité
Pour abréger le temps
qui passe…
■
Qu’il soit bouilli ou qu’il s’écoule à
travers un filtre qui en retient le marc,
dans tous les cas, ce que requiert un bon
café, c’est du temps. Et si la « pose-café »
de l’Occident n’a jamais pu égaler les
interminables journées passées dans les
kavhéhané d’Istanbul, d’Ismir ou de
Salonique, il n’en reste pas moins que ce
qui fait son unité au-delà de la diversité
des usages, c’est le temps et le plaisir
partagés autour de la boisson. C’est dans
cette perspective que l’on comprend
comment
d’autres
«
drogues
socialisées » sont venues s’y associer : ici
(en Orient), le haschisch (« kif »), là (en
occident), le tabac, démultiplient l’effet
recherché de ce petit moment d’évasion
au cœur du quotidien. Or, ce que vient
bouleverser un nouveau « genre de vie »
lié à la modernité, c’est précisément un
rapport au temps. Et c’est bien là que
réside la contradiction : d’abord coulé
dans le rythme d’une société orientale
pré-capitaliste, le rituel du café va bientôt devoir rencontrer un autre rythme,
celui des sociétés occidentales en voie
d’industrialisation. Mais le temps du
café est difficilement compatible avec le
« time is money » de telles sociétés
modernes ! Cependant, après avoir diversifié son café, l’Occident va tenter de
mettre au point de nouveaux procédés
culinaires adaptés à cette nécessité de
comprimer le temps. Ce sera le rôle de la
« machine à café », qui va abréger tant
soit peu le temps du filtrage : qu’il s’agisse de la machine à pression des lieux
publics, apparue en Italie dès la fin du
XIXe siècle, ou de la simple machine à café
électrique dont l’usage domestique s’est
généralisé au cours des trois dernières
décennies. Mais, jusqu’ici, ces procédés,
quelle qu’en soit la diversité, ont néanmoins en commun une caractéristique
« en négatif » : celle de ne pas permettre
une préparation « instantanée », comme
ce sera le cas de deux autres techniques,
l’espresso et le café soluble que par
ailleurs, tout oppose.
L’espresso et le nes
■
Mais avec l’espresso, le rythme du café
s’accélère encore, tant dans sa préparation que dans sa consommation. Si,
contrairement au « café soluble », l’espresso ne renonce pas à une certaine prétention gastronomique et se présente
comme une quintessence qui sauvegarde
et exhale toutes les qualités du « bon
café », il n’en est pas moins vite fait, vite
avalé. Et dans son pays d’origine, bien loin
des sofas orientaux comme des grands
cafés mondains du XIXe siècle viennois ou
parisien, l’espresso se déguste généralement debout24. C’est finalement un café
individualiste et raffiné dont on peut ou
non partager le plaisir de la dégustation.
Il est, en outre, capable de s’adapter avec
la même vitesse à toutes les circonstances.
Sa place est donc désignée sur la scène de
la « mondialisation » : partout, et jusque
dans l’ancienne « aire du café à la
turque », le percolateur va désormais trôner sur les comptoirs comme un symbole
de la modernité.
Un seul concurrent sous le rapport du
temps, et uniquement sous ce rapport : le
« café soluble » est en quelque sorte à l’un
de ces « cafés de civilisation », ce que la
soupe en sachet est au pot-au-feu ou au
« minestrone » de la cuisine des terroirs.
Il en est son parent pauvre25 : dans les pays
de l’Est, avant la « Chute du Mur », on le
proposait, d’un geste d’impuissance,
lorsque la « machine (à pression) était en
panne ».
Vers une petite
typologie
des cultures du café
■
Finalement, se dégage de ces
quelques usages passés ici rapidement
en revue, une petite typologie qui peut
s’articuler en quatre catégories dont
chacune correspond à une certaine cuisine et à ses « manières de table », mais
aussi à un certain rapport au temps. On
peut la résumer comme suit :
• le café « à la turque » : le temps de
sa préparation et les valeurs de convivialité qu’implique sa dégustation en sont
incompressibles et indissociables. C’est
23
Marianne Mesnil
pourquoi il est en train de disparaître au
rythme où disparaît ce rapport au monde
dont il est l’expression. En outre, ce café
s’oppose aux trois autres par la présence
et la valeur accordée à son kaymak, matière à discours poétique.
•le café « filtre » : à l’origine, lorsque
l’Occident l’invente, il entretient également des liens privilégiés avec ces deux
facteurs de temps et de convivialité : dans
la « bonne société » des pays où existent
déjà de grandes traditions de gastronomie
(on pense plus particulièrement à l’Italie
et à la France), sa place lui est tout indiquée ; ce qui ne l’empêche pas de se frayer
une place au sein du « peuple », aux côtés
ou en remplacement du « gros rouge »; les
propos de salons littéraires ou politiques
se doublent des discussions de « cafés du
commerce ». Mais avec sa mécanisation, le
« café filtre » fait son entrée dans la
modernité, et le rapport au temps s’en
trouve modifié. Modifié, mais pas pour
autant annulé : offrir ou partager un caféfiltre, chez soi ou dans un lieu public, est
un acte qui perpétue cet ancien rapport
au temps et à l’autre (à l’hôte) dont il était
à l’origine indissociable.
Et c’est aussi le cas de notre troisième
type de café :
•l’espresso : on l’a vu, « il a tout pour
lui » ; il est individualiste mais n’exclut
pas la convivialité. Capable de comprimer
le temps et l’arôme, vite fait, vite bu, il
réalise une quintessence à l’image de la
névrose urbaine (qu’il nourrit et tempère
à la fois, comme tout autre psychotrope)
et sa capacité d’adaptation sociale alliée
à une exigence de qualité, lui promet
sans doute encore de beaux jours26.
•Enfin, le « café soluble » aux antipodes de la gastronomie (seule la publicité tâche de nous persuader du contraire), aux antipodes, aussi, de la
convivialité, ne convainc guère qu’une
clientèle pressée et peu exigeante. Il est
en quelque sorte le « degré zéro » du café;
c’est une boisson de « survie » que l’on ne
peut offrir qu’avec le regret de n’avoir
rien d’autre à partager.
Café et mondialisation ■
24
Cette typologie résume aussi bien
les usages du café des origines à nos
jours, qu’elle rend compte de manière
synchronique de sa situation dans les
sociétés d’aujourd’hui. A ceci près que
les cultures du café ne sont pas épar-
gnées par le processus de mondialisation
qui en normalise les usages selon le
« standard » universel (c’est-à-dire occidental) d’un « café pour tous ». Pour ce
qui est de notre espace domestique, de
telles normes nous sont familières : qui
ne connaît le paquet rectangulaire
emballé sous vide de 250 voire 500
grammes ? Il contient généralement un
« mélange » de grains de type « robusta » issu d’anciennes plantations coloniales aujourd’hui aux mains de « multinationales » qui en gèrent le processus
de production et de commercialisation.
Aussi, la torréfaction et la mouture en
sont industrielles et ne tiennent plus
compte du mode de préparation auquel
est destiné le produit ; d’autant que cette
préparation a toute les chances d’être
elle aussi « normalisée » grâce à la
machine qui a massivement pris place
dans les cuisines. Seule une mouture
« spécial espresso » vient s’ajouter à
cette norme internationale pour café
filtre. Mais par ailleurs, tandis que s’uniformisent les cultures du café dans le
monde, une place bien marquée est
cependant ménagée à un café de luxe
destiné aux amateurs « avertis » :
domaine désormais réservé d’une certaine diversité : du grain à la tasse, on
peut y faire son choix entre « grands
crus » ou mélanges subtils de « pur arabica » ; ce café rare s’achète dans des
établissements qui en assurent la torréfaction journalière ; on peut l’y faire
moudre « devant soi » ou le moudre soimême dans un moulin électrique qui
reproduit (à grands frais) le système de
la meule artisanale dont le broyage du
grain évite le frottement par les lames
qui l’échauffent et en compromettent
l’arôme. Bref, la culture du café
n’échappe pas à la règle générale de
l’économie mondialisée : en marge d’un
café « moyen » disponible à moindre
frais, le café raffiné et « personnalisé »
est accessible à qui veut ou peut y
mettre le prix.
Mais tout ceci ne concerne cependant que le café « occidental ». Pour ce
qui est du café « à la turque », il semble
bien avoir perdu définitivement droit
de cité jusque sur son propre terrain
d’origine27. Avec une exception pour les
restaurants exotiques où il se trouve
encore « chez lui », lorsqu’il n’a pas été
complètement détrôné par la machine
« à faire gagner du temps », le percolateur à haute pression.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Emprunt ou
innovation
■
Le petit périple que l’on vient d’effectuer au cœur de cette « boisson de
civilisation » nous a permis de mettre en
valeur quelques aspects d’un processus
d’emprunt et d’adaptation qu’il ne paraît
pas excessif de qualifier de « fait social
total » au sens où Mauss entendait cette
notion.
Résumons-nous. Issu du monde arabe,
le café trouve son premier épanouissement au sein des traditions raffinées que
développe la culture ottomane. Dans les
Balkans, c’est au rythme des conquêtes
ottomanes que l’usage prend racine. La
culture du café s’y impose « tel quel » de
manière parfaitement unitaire dans un
contexte de « métissage culturel » où
l’islam rencontre la Chrétienté orientale. Puis, c’est la pénétration en Occident :
le contact est tout d’abord « pacifique » ;
l’Occident ménage une place à ce « fait
de culture » étranger. Mais, contrairement à ce qui s’est passé dans l’Orient de
l’Europe, c’est au prix d’une véritable
rupture avec cette tradition que le café
est adopté par les pays occidentaux qui
créent leur propre culture autour de
cette nouvelle boisson. Et, fait sans
doute significatif, cette rupture est
datée : elle s’inscrit sur fond d’hostilité
guerrière et religieuse dont peut rendre
compte la formule implicite : « christianisme et café filtre versus islam et café
turc ». A travers cette manière de voir
dualiste (trop souvent remise à l’honneur depuis les événements de 1989),
500 ans d’histoire d’une bonne partie de
l’Europe se trouvent escamotés27 ! On y
oublie une culture spécifique dont la
caractéristique est d’avoir développé un
mode de vie qui ne peut être réduit à
celui de la culture ottomane : lieu privilégié de rencontre entre orient et occident de la Méditerranée et de la Mer
Noire, c’est toute une « région intermédiaire » dont il s’agit : y ont coexisté
durant des siècles, les traditions des
trois monothéismes. Et parmi les
emprunts et influences qui se sont exercés au sein d’une telle région-carrefour,
se trouve une tradition culinaire, en ce
compris le « cérémonial du café ».
Turque, cette boisson l’est incontestablement, mais elle s’est fait adopter audelà de sa propre culture spécifique. Au
point que, lorsqu’intervient l’émancipa-
tion des jeunes nations qui se libèrent
du joug ottoman, le café « turc » se maintient « tel quel », au prix d’un simple
changement de dénomination.
Café versus Thé
Un partage de l’Europe
entre deux boissons ? ■
Nous avons jusqu’ici tenté d’apporter
quelque nuance significative pour approcher le jeu des différences entre les cultures du café en Europe. Mais qu’en estil de ce choix alimentaire par rapport à
son voisinage ? Pour mettre en place les
limites d’aires culturelles ou de marques
« identitaires » qui passent par la
consommation du café, il nous faut encore envisager de tels rapports de voisinage entre café et thé, cette autre importante « boisson de civilisation ». Dès leur
apparition en Europe, thé et café sont en
compétition pour conquérir de nouveaux
marchés. Dans ce partage, le café aurait
« gagné la bataille » essentiellement
dans les régions méridionales de l’Europe, dont la carte recoupe en gros celle
des régions viticoles ; tandis que la
consommation du thé se cantonnerait
davantage dans l’Europe du nord (Angleterre et Pays-Bas), qui est par ailleurs,
consommatrice d’alcool. Cette idée d’un
parallèle entre deux « plantes de civilisation », thé et vigne qui s’exclueraient
mutuellement, a été émise par F. Braudel
qui y voit une possibilité d’explication
du succès du thé dans certaines régions
plutôt que dans d’autres29. On notera
pourtant l’opposition combien significative entre populations de Laponie, qui
se subdivisent en « Saamés » consommateurs de café, côté finlandais et
« Skolts » consommateurs de thé, côté
russe30. Dans cet exemple, le clivage
« nord/sud » n’est donc pas pertinent et
ce qui est décisif, c’est l’adoption d’un
comportement alimentaire appartenant
à une culture voisine et « englobante ».
Si l’on en croit les chiffres de consommation actuels du café en Europe, l’inadéquation d’un tel clivage « nord-sud »
se confirme ; les plus grands pays
consommateurs de café sont en effet, par
ordre décroissant : Finlande et Suède,
Danemark et Norvège ; Pays-Bas ; Allemagne, Autriche, Belgique et Luxembourg ; puis viennent la France et la
Suisse, les Italiens et enfin les Espa-
Le temps de boire un café…
gnols31. L’Europe viticole est donc loin
d’être en tête de ce classement !
Sans entrer dans le détail de la culture du thé, on peut néanmoins faire le
parallèle avec celle du café. Les deux
usages pénètrent à la même époque en
Europe. Mais le thé part de Chine, déjà
chargé d’une longue tradition qui ne le
suivra pourtant pas dans son voyage vers
l’Occident. Et, comme pour le café, les
populations qui l’adoptent en inventent
de nouveaux usages tant culinaires que
sociaux. Que l’on pense en particulier à
deux grands pays où l’usage du thé est
devenu dominant : l’Angleterre qui a
conféré une valeur quasi rituelle à son
« teatime » ; et la Russie qui a développé tout un cérémonial autour d’un objet
spécifique, le samovar32.
Boisson et culture
religieuse
■
Mais revenons encore à la question
initialement posée : qu’en est-il d’un lien
éventuel entre culture alimentaire et
culture religieuse, lorsqu’il s’agit de la
consommation du café ou du thé ? En
traitant du « café à la turque », nous
avons tâché de nuancer cette relation, en
indiquant la communauté de consommateurs qui s’est formée à travers une
expérience de cohabitation entre un
christianisme oriental (issu de la culture byzantine) et un islam européen (issu
de la culture ottomane). L’aire du « café
à la turque » n’est ni exclusivement
turque, ni proprement musulmane. Elle
correspond à un art de vivre et de cultiver le temps qui fut en honneur dans cet
orient de l’Europe jusqu’à l’avènement
de la modernité (qui est aussi celui du
déclin des grands empires, le turc en particulier), et dont Vienne fut, parmi
d’autres, l’une des « villes carrefour »
entre Occident et Orient de l’Europe.
Dans un tel paysage géopolitique, le
café apparaît bien comme un indicateur
d’appartenance : non pas à un État, ni à
une religion, mais bien à une « aire culturelle ».
Par ailleurs, en tâchant de préciser la
carte de répartition du thé et du café en
Europe, il nous faut maintenant renoncer à la faire coïncider avec celle d’une
« Europe du Nord », correspondant aux
populations « Réformée », qui s’opposerait à cette Europe viticole du catholi-
cisme romain33. Dans les deux cas, les
« traits distinctifs » tantôt se superposent, tantôt se dispersent en espaces
non homogènes.Vienne… et les Lapons
nous offrent des points d’opposition
tranchés. Que l’on pense également au
partage du monde orthodoxe entre une
« culture du samovar », côté russe, qui
vient s’opposer à une « culture du café
turc », coté Balkans. Si le critère religieux ne suffit pas à définir le jeu plus
compliqué de tels choix culinaires, il
n’en n’est pour autant absent. C’est
Massimo Montanari qui rappelle à ce
propos la part non négligeable qu’a pu
jouer le facteur alimentaire dans le
choix d’une religion, lorsque, en 986,
Vladimir Ier, Prince de Kiev, opte pour
le christianisme byzantin. Ainsi, conclut
l’auteur, « la nourriture et la table sont
souvent les lieux privilégiés où se
manifestent les particularités culturelles, les revendications nationales et
les querelles religieuses » 34. Le café en
est une bonne illustration.
L’histoire du café et de « ses » cultures nous a ainsi révélé sa capacité
remarquable à être le lieu d’élaborations culturelles diversifiées. C’est que,
à la fois moins et plus qu’un quelconque aliment, il est le lieu privilégié
d’un plaisir (désormais partagé ou
non), d’une « échappée » dont l’intensité varie selon le dosage qu’on en fait
entre mesure et excès : c’est là sans
doute le propre de tels « psychotropes », ces aliments qui ne nourrissent pas, et dont cependant, aucune
culture ne peut faire l’économie :
davantage du côté de la « communion »
que de la « communication », comme le
souligne Julliard35, le café offre peutêtre aussi cette possibilité d’ouverture
à l’utopie, d’où il tire son rapport privilégié au « politique ». En concentrant
ces deux plans de l’oralité que sont le
boire et le parler en un temps social
toujours en léger « décrochage », boire
du café se révèle un acte complexe et
symboliquement chargé. Dès lors, au
moment où se met en place cette
« homogénéisation culturelle » qu’entraîne la mondialisation économique,
rien d’étonnant que ce soit l’espresso,
quintessence d’arôme et de symboles,
et le plus apte à s’adapter à un nouveau
rapport au temps, qui occupe le rôlevedette et risque de balayer au passage toute autre tradition.
25
GABRIELLE PETITDEMANGE
Notes
26
■
1. Braudel, F., Civilisation matérielle,
économie et capitalisme XVe-XVIIIe
siècles. T.1 Les structures du quotidien. Paris, A. Colin, 1979 : p. 81
2. Viard, J., La société d’archipel ou les
territoires du village global. Paris, Ed.
de l’Aube, 1994.
3. Goody, J., Cuisines, Cuisine et classes.
Paris, Ed. Centre Pompidou, 1984 :
301.
4. Pour l’histoire du concept, voir :
Poirier, J., Histoire de la pensée ethnologique, in : Ethnologie générale,
Paris, Gallimard (Pleiade), 1968.
5. On ne pourrait rêver plus belle
expression de cette opposition dans
les comportements alimentaires qui
passe par ce clivage religieux, que le
roman de Karen Blixen « Le festin
de Babette » et son adaptation cinématographique par Gabriel Axel, en
1986 »
6. Weber, M., L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme. Paris, Plon,
1967
7. Huntington, S., le « choc des civilisations ». Paris, Odile Jacob, 1997.
8. au sens premier de liquide filtré, et
non au sens restrictif lié à la machine de type « percolateur ».
9. Les deux mots sont d’origine turcoarabe. Mais leur usage varie selon
les régions et leurs significations
respectives ont pu se télescoper. De
fait, à l’origine, le cezve est le terme
qui désigne le récipient qui sert à
faire bouillir la préparation ; et
l’ibric est celui où l’on transvase la
préparation pour la servir, mais
c’est aussi le terme qui désigne le
récipient contenant de l’eau. Il arrive que les deux opérations se fassent en une seule : ce qui explique
le glissement de sens de l’ibric qui
devient un cezve, ou inversement.
Le premier terme désigne donc une
« bouilloire », le second une cafetière ou une aiguière, selon l’usage.
10. Lire dans le marc de café n’est pas
une spécialité des Tziganes, comme
le veut un stéréotype occidental :
dans tous les Balkans, c’est un
« savoir » qui se transmet, et il se
trouve généralement dans chaque
famille, quelqu’un de plus « doué »
pour pratiquer cet art.
11. Toute pratique de «magie blanche »
implique le risque de son contraire ;
ainsi, la cafédomancie peut-être
néfaste : le résidu qui a été en
contact avec les lèvres du buveur et
s’est « imprégné » d’une part de
lui-même, est exposé au risque
d’une manipulation maléfique.
C’est ce qui explique que certains
préfèrent laver leur tasse avant de
quitter les lieux où ils ont consommé leur café.
12. Braudel, op. cit. : 220.
13. Parmi les modes d’amenée à ébullition, figure la vieille technique sans
doute héritée des nomades du
désert : il s’agit de placer le récipient dans un plateau en métal
contenant une couche de sable
chauffé « à blanc », et de verser
goutte à goutte dans le récipient
contenant le café, de l’eau froide
du réservoir placé au-dessus du plateau.
14. Unsal, A. et B., Istanbul la
Magnifique. Propos de tables et
recettes. Paris, Robert Laffont,
1991 : p. 167
15. Braudel, op. cit. : 220
16. Roman, Radu Anton, Bucate, vinuri.
Obicieuri românesti : 47
17. Toussaint-Samat, M., Histoire naturelle et morale de la nourriture.
Paris, Bordas, 1987 : 428
18. Braudel, op. cit. : 220
19. Que ce soit dans les pièces de
Molière (le personnage du « grand
Mamamouchi » qui donne la
réplique au « Bourgeois gentilhomme », apparaît sur la scène en
1670), ou dans la musique de
Mozart (la « Ronda alla turca » :
sonate pour piano in A, K. 331, est
composée à Paris en 1777.)
20. Le cérémonial du café s’en ressent
lui aussi : une circulaire de 1791
fixant le protocole du café, recommande de réduire de moitié le personnel qui y est affecté. Voir Unsal,
op. cit. : 168.
21. Je remercie Assia Popova pour
cette information
22. On se souvient de son poème « La
grasse matinée » et de son « café
arrosé
rhum/café-crème/cafécrème/café-crime arrosé sang !… in
Paroles. Paris, Gallimard (NRF),
1949,p. 97.
23. Un étranger qui ignore le mode
d’emploi d’un tel « café-filtre »
risque de se trouver embarrassé :
selon la vieille coutume, ce café
reste servi sous forme d’une pyramide de niveaux emboîtés où sont
superposés la tasse, le filtre et ses
accessoires (notamment un « piston » manuel) ainsi qu’un couvercle, qu’il faut manipuler à bon
escient selon l’étape du filtrage !
24. Souvent, dans les villes italiennes,
les bistrots où l’on « avale » son
espresso n’ont ni tables ni chaises
mais seulement un comptoir.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
25. Avec une exception cependant :
l’invention du « café frappé » :
mélange d’eau, de café soluble et
de glace pilée, bien agité à la main,
dans un « shaker » de fortune, il
fournit un agréable rafraîchissement bienvenu à la saison chaude
dans tous les Balkans.
26. On le sait, même les Etats-Unis ont
succombé à ses charmes depuis
que s’est ouvert à Seattle le premier « espresso bar, en 1971. Voir
Stella, A., Abcdaire du café, Paris,
Flammarion, 1998.
27. En Turquie, le « café à la turque »
est désormais remplacé par du
« nes » ou du thé. Seuls les
Balkans n’y ont pas complètement
renoncé !
28. Rappelons que la date de 1683 fait
écho à d’autres dates qui l’ont précédées et pèsent d’un poids analogue dans l’histoire du clivage de
l’Europe : parmi celles-ci, 1453
marque le début d’un lent processus de métissage culturel dont le
théâtre prestigieux est la ville de
Constantinople qui, tombée aux
mains des Turcs, devient Istanbul,
et n’en restera pas moins pour 500
ans, le cœur de l’Eglise grecobyzantine. Pour mieux saisir le
type de relations qui ont pu s’instaurer entre ces deux cultures, il
faudrait aussi remonter à la date
de 1214, celle de la « Quatrième
croisade » (plus significative que
celle du « Grand Schisme » de 1054
entre Rome et Byzance) : on voit s’y
opposer dans un spectacle de barbarie sans égal, des chrétiens (de
Rome) à d’autres chrétiens (de
Byzance), préparant ainsi le jeu
des compromis futurs.
29. Braudel, op. cit. : 219-20.
30. Information de Pierre Posno,
auteur du thèse intitulée « Les
Saamés d’Onontekiö. Analyse
des structures socio-économiques ».
Université Libre de Bruxelles, 1975
31. in A. Stella, op. cit. : 53
32. Mot qui signifie littéralement
« autocuiseur ».
33. Braudel ne fait pas explicitement
cette corrélation entre « boisson
de civilisation » et religion ; mais il
suggère néanmoins un usage du
thé au Maroc en relation avec
l’Islam.
34. Montanari, M. Modèles alimentaires
et identités culturelles » in : Flandrin,
J.-L. et Montanari, M., Histoire de
l’alimentation. Paris, Fayard, 1996 :
319-20.
35. Julliard, in Pléiade, Histoire des
mœurs, II.
Entre lasagne,
couscous et camembert
Les manières
de table d’immigrés italiens
C
GABRIELLE PETITDEMANGE
Professeur associé, Strasbourg
Faculté des sciences sociales
e texte est le résultat d’une
enquête sur les manières de table
d’une communauté d’immigrés
italiens de Grenoble, menée en 1999.
L’évolution de la cuisine illustre l’histoire de leur migration, caractérisée par
la rencontre avec la culture française et
la distance qui s’établit avec le pays
d’origine. Les récits des personnes interrogées relatent les habitudes alimentaires qui perdurent et les changements,
les moments de retour à la tradition et
ceux du dialogue avec l’autre. Mais ces
récits montrent également une reconstruction des pratiques alimentaires dans
la mémoire collective du groupe, dans
un tentative de justification de l’émigration.
J’avais étudié, voici quelques années,
une « communauté » d’immigrés italiens installés à Grenoble dans les
années 50. L’histoire de leur migration,
leurs liens avec la société d’origine et
leur vie en France étaient les thèmes
que j’avais retenus. Durant l’été 99, j’ai
mené une enquête plus spécifique sur
les manières de table de ces immigrés.
A son arrivée en France, cette « petite société de compatriotes » se composait d’une cinquantaine de personnes,
provenant d’un même village de montagne, Castel del Monte, dans la région
des Abruzzes. Dans l’histoire de l’immigration italienne, le regroupement d’immigrés originaires d’une même région
ou d’un même village était en effet fréquent. L’existence de ces petites sociétés, fondées sur l’entraide et la survie,
facilitait l’adaptation dans le pays d’accueil1. Les émigrés de Castel del Monte
sont, dans la majorité, de jeunes
couples. Leurs enfants naîtront en Fran-
ce et se marieront sur place. La plupart
des familles de la première et deuxième
génération vivent actuellement dans la
région grenobloise. Cette « communauté » participe au « roman des Grenoblois », histoire d’une ville faite de ses
étrangers dont les deux tiers viennent
d’Italie. Ces anciens bergers, journaliers et paysans pauvres, sont devenus
ouvriers du bâtiment ou ont trouvé à
s’employer dans les entreprises de la
métallurgie et de la chimie. Ils sont
aujourd’hui retraités. Même si la majorité d’entre eux a conservé la nationalité italienne, ils prennent une part active à la vie culturelle et associative de la
cité.
Ce groupe conserve encore une vie
communautaire intense et une sociabilité propre. Les liens que ses membres
entretiennent avec le village d’origine
sont très étroits. Ils ont gardé la maison
familiale et se rendent au village
chaque été. L’histoire de cette « communauté » est marquée par une double
confrontation : confrontation, d’une
part, avec la société française, confrontation, d’autre part, avec le pays d’origine, qui a changé, dans lequel ils ne se
reconnaissent plus et envers lequel ils
manifestent distance et critique.
« Immigration ici et émigration là sont
les deux faces indissociables d’une
même réalité, elles ne peuvent s’expliquer l’une sans l’autre »2. Les manières
de table pourraient illustrer l’histoire de
cette double confrontation.
L’étude de la cuisine nous permet
d’appréhender une dimension de l’identité culturelle de ce groupe qui s’exprime dans l’intimité du foyer. « La cuisine d’une société est un langage dans
27
Gabrielle Petitdemange
lequel elle traduit sa structure… »3.
Cette intimité se compose de signes distinctifs inscrits dans le symbolisme des
pratiques quotidiennes selon un code
culturel spécifique. « La nourriture
constitue… bien plus qu’une simple
activité nutritive, une terminologie complexe de la différence, dans laquelle les
individus puisent les termes de leur
identité familiale, de leur statut social
et les modalités d’appartenance à un
groupe géographique ou à une communauté religieuse »4. La cuisine fait partie du « noyau dur » culturel qui demeure en situation d’acculturation. Cela
explique l’attachement à la cuisine
nationale des migrants qui ont, par
ailleurs, adopté les modes de vie du pays
d’accueil.
J’ai mené mes réflexions autour du
questionnement suivant :
– en quoi l’identité qui s’exprime
dans l’intimité du foyer a-t-elle été préservée ?
28
– en quoi s’est-elle transformée ?
– quelles sont les modalités de la rencontre avec l’autre ?
– les valeurs de la culture française
ont-elles franchi le mur de la tradition ?
Si tel est le cas, comment les emprunts
à la culture française et le syncrétisme
ont-ils été réinterprétés par le groupe ?
– quel « bricolage » culturel a été mis
en œuvre ?
J’ai privilégié, dans l’approche
méthodologique, les techniques de l’entretien non-directif et de « l’observation
participante ». Parmi les cinquante personnes de la première génération, quarante sont encore en vie. Quinze personnes ont été interrogées, dont trois
couples, six femmes veuves et trois
femmes mariées. Les hommes sollicités
m’ont renvoyé souvent à leur épouse. Le
récit recueilli dans le cadre des entretiens est intéressant à double titre. Il
renseigne sur les pratiques culinaires. Il
fait apparaître la reconstruction de ces
pratiques dans une mémoire qui veut
prouver le bien-fondé du choix de l’émigration.
« L’observation participante » a été
d’un apport essentiel car « il est une
série de phénomènes de grande importance que l’on ne saurait enregistrer en
procédant à des interrogatoires… mais
qu’il importe de saisir dans leur pleine
réalité »5.
La cuisine
de la tradition
L’arrivée en France représente, pour
ces immigrés, un véritable traumatisme.
Le premier contact avec le pays d’accueil
engendre une déception à la mesure du
mythe élaboré autour de la France, pays
d’Eden et de Cocagne « où les rues
étaient en marbre, et où il suffisait de se
baisser pour ramasser de l’argent ».
Abdelmalek Sayad souligne l’importance
du mythe dans la reproduction de l’émi-
Image Anne Tonnac, Tonton Couscous, Susie Morgenstern, ed. Messidor, La Farandole, 1990.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
■
gration. « La méconnaissance collective
de la vérité objective de l’émigration qui
est entretenue par tout le groupe, les
émigrés qui sélectionnent les informations qu’ils rapportent quand ils séjournent au pays, les anciens émigrés qui
enchantent les souvenirs qu’ils ont gardé
de la France, les candidats à l’émigration
qui projettent sur la France leurs aspirations les plus irréalistes sont la médiation
nécessaire à travers laquelle peut s’exercer la nécessité économique »6. La réalité est bien loin de ce que ces émigrés
avaient imaginé. Les conditions de vie et
de travail sont dures et précaires. Le
pays d’accueil se transforme en un « espace noir ». Le foyer devient le refuge où ils
se protègent des aspérités de la vie à
l’étranger et le lieu d’un « retour sur soi ».
C’est autour de la table que les personnes retrouvent un peu de bien-être et
de chaleur après la rupture et l’exil. La
cuisine s’enracine dans la tradition et la
reproduction des habitudes alimentaires
est une manière de s’agripper au pays
Entre lasagne, couscous et camembert
perdu. « Au déracinement géographique,
les minorités acculturées répondent par
l’enracinement vigoureux dans la tradition »7. Dans les premières années qui suivirent l’arrivée en France, les émigrés
revenaient chaque été de Castel del
Monte chargés de bonbonnes d’huile
d’olive et de vin, de lentilles et de tommes
de fromage. Le vin, gardé religieusement,
était offert et consommé avec d’autres
compatriotes. Les personnes se rendaient
dans les épiceries italiennes du centre
ville de Grenoble pour y chercher un
morceau du pays. Ces aliments avaient
une valeur symbolique très grande : ils
étaient le lien avec « le monde originaire, celui de la première enfance, de la chaleur du sein, du plaisir tactile et du plaisir de la bouche que le départ du pays
maternel avive »8. Aux menus des jours
ordinaires figuraient des plats traditionnels à base de pâtes et de légumes secs.
Les pâtes aux œufs faites à la main
étaient pour les dimanches et jours de
fête. La pratique religieuse codifiait les
rites et les tabous alimentaires. La veille
de Noël, il était d’usage de faire maigre :
on mangeait la morue avec des pommes
de terre, du thon et des choux ainsi que
des gâteaux à base de pois chiches et de
miel. Le Vendredi Saint était un jour de
jeune pour les plus religieux. Au mois de
mai, mois de Marie, certains, et en particulier les enfants, pratiquaient le « fioretto » : ils faisaient le vœu de ne pas
manger de cerises ou de gâteaux.
Le « petit pays »
■
Les émigrés se réfugient dans « un
petit pays reconstitué pour prolonger le
pays natal », manifestant par là « un refus
d’adhérer à un univers qu’ils découvrent
comme radicalement différent »9. La culture d’origine fait l’objet d’une revalorisation idéalisée. « Par l’idéalisation de la
culture d’origine, la mémoire collective
du groupe d’immigrants ne retient, en
leur prêtant des contenus nouveaux ou en
amplifiant leurs contenus d’origine, que
ce qui est susceptible de faire persister,
au sein des changements imposés par le
contact avec une autre culture, les formes
de sociabilité les plus traditionnelles.
Ceci vise à réencadrer l’immigrant dans
une psyché collective au sein du groupe
ethnique »10. Ces années-là furent une
période d’intense sociabilité : « on était
cinq jours sur sept ensemble ». Il était
d’usage de fêter à plusieurs Nouvel An et
Pâques. Pour Noël, à la fête familiale
autour du sapin, les émigrés de Castel del
Monte préféraient les réunions à plusieurs familles où l’on mangeait et jouait
aux cartes ensemble. Les modèles de
sociabilité sont ceux du « pays » : ils
reposent sur une séparation très nette
entre hommes et femmes. La sociabilité
féminine, fondée sur les relations familiales et les échanges avec le voisinage,
continue, en France, à être tournée vers
l’intérieur. Les femmes se rendent visite
les unes chez les autres. Les hommes, qui
investissaient l’espace public comme la
place du village et les cafés, se retrouvent
tous ensemble à l’extérieur pour jouer
aux boules et aux cartes11. Cette crispation sur la tradition s’accompagne d’un
rejet de la nourriture de l’autre. Une
femme racontait que, lorsqu’elle était
arrivée en France, elle avait beaucoup
maigri car elle ne retrouvait plus le goût
des aliments. Le beurre, la crème, la viande saignante faisaient l’objet d’une répul-
29
Gabrielle Petitdemange
sion qui s’apparentait à celle résultant
d’un interdit religieux.
Cependant, la culture française donne
des petits coups de boutoir dans la forteresse de la tradition. Le lait, aliment rare
et réservé aux jours de maladie dans le
village d’origine, commence à être
consommé. La soupe, plat tout à fait
inconnu, est découverte par l’intermédiaire de familles italiennes déjà installées en France. Elle sera vite intégrée
comme plat célébrant la chaleur et l’intimité familiale. Ces émigrés ne restent pas
indifférents au mythe du beefsteak, perçu
comme symbole de luxe et de l’identité
française. Une femme racontait qu’ils
avaient, à l’occasion du baptême de leur
fille, « acheté le beefsteak ». Son mari
s’était rendu à la boucherie car « elle
aurait eu trop honte » d’acheter cet aliment qui lui apparaissait d’un exotisme et
d’un luxe extraordinaire. Elle l’avait fait
tellement cuire, pour qu’il ne soit pas saignant, qu’il n’en était presque plus mangeable.
Ouverture
à la culture française
et éloignement
d’avec le pays d’origine ■
30
Une décennie plus tard, dans les
années soixante, des changements
commencent à intervenir. De nouveaux modèles se mettent en place :
ils traduisent une ouverture à la culture française et un rapport plus distancié à la société d’origine.
Le désir plus ou moins conscient
d’accéder à la « modernité française »
fait rejeter les pratiques les plus marquées, les aliments les plus traditionnels, ces « aliments-mémoire ». C’est
le cas du mouton, symbole d’archaïsme, considéré comme gras, indigeste
et à l’odeur trop forte. Le « pecorino », fromage de brebis au goût très
relevé, est concurrencé par le parmesan, moins rustique et plus raffiné. Le
« peperoncino », piment qui relève
traditionnellement tous les plats,
consommé majoritairement par les
hommes, est mangé avec plus de retenue. Certains plats, qui rappellent la
pauvreté et la misère, comme le pain
cuit recouvert de sauce tomate, sont
bannis.
L’univers culinaire français s’introduit
dans les foyers, au travers d’aliments
emblématiques, tels que fromages
(camembert, bleu d’Auvergne) et vins.
Les hommes, plus intégrés à la société
française de par leurs activités professionnelles, sont à l’initiative de ce changement, les femmes restant quant à elles
plus réticentes dans un premier temps.
Les familles découvrent le gratin dauphinois (très souvent cité), la quiche lorraine, la purée. On les prépare surtout
pour faire plaisir aux enfants qui veulent
faire comme les petits français. Mais les
plats les plus adoptés et qui font aujourd’hui partie de la tradition culinaire de
cette « communauté » sont le couscous et
la paella. Les femmes ont appris à les
faire auprès de voisines « pieds-noirs ».
Est-ce parce que le goût et les modes de
préparation (aliments frits à l’huile) rappellent la cuisine italienne ? Ces plats,
revus et corrigés (le veau sera utilisé à la
place du mouton et du poulet, le couscous
évoque le pot-au-feu), peuvent prendre
place à un repas de fête. La sociabilité,
comme la cuisine, évolue pour se rapprocher de modèles plus aseptisés. Les
femmes ont imposé l’abandon des
réunions entre les hommes et les jeux de
cartes. La famille et le couple prennent le
pas sur le groupe. « La concentration de
la vie familiale… sur la famille restreinte où les liens de parenté avec les collatéraux se sont fortement relâchés, caractérise les situations d’émigration »12.
Parallèlement, la charge affective et
symbolique contenue dans les aliments
traditionnels est de moins en moins forte.
Faire ses achats à l’épicerie italienne ne
relève plus d’une quête nostalgique du
pays, elle devient une habitude banale.
Une diffusion plus grande des produits
italiens dans les supermarchés renforce
cette banalisation. Paradoxalement, dans
un mouvement inverse à partir des
années soixante-dix, les émigrés rapportent en Italie du jambon de Bayonne, du
thon en boîte… qu’ils consomment au
mois d’août pendant leur vacances au
pays. Les produits italiens font l’objet
d’une suspicion : ils sont jugés moins
bons, plus chers. Le nouveau rapport avec
le pays d’origine, vécu sur le mode de la
distance et de l’abandon, s’exprime particulièrement dans le champ de l’oralité.
La consommation de produits français
permet aux émigrés d’énoncer une différence face à la société d’origine et de
revendiquer une identité autre.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Le temps de soi,
temps de la tradition ;
le temps de l’autre,
le temps du dialogue
■
La relation avec la culture française
semble s’organiser autour d’un modèle
de temps divisé. « Il y a le temps intime de
soi, au creux duquel on protège sa tradition et sa profonde identité, et l’échange
avec l’autre, celui du dialogue avec la
société majoritaire »13.
Le temps de l’autre est le temps de
l’ordinaire, du quotidien et d’une convivialité restreinte. Ainsi, lorsqu’on se
retrouve en couple certains soirs, on n’hésitera pas à préparer des plats comme le
gratin dauphinois, le chou-fleur gratiné, la
purée… A midi, on renoncera aux pâtes
pour se contenter d’un plat de viande
accompagné de légumes. « Moi, j’aime
bien, c’est comme au restaurant », me
disait un homme que j’avais interrogé, soulignant ainsi l’altérité de cette nourriture.
Le temps intime de soi est associé à la
convivialité. C’est le temps où l’on se
retrouve, le temps du partage. « Quand j’ai
des gens, je fais la cuisine que l’on aime »,
dit une femme. Ce sont les dimanches où
les enfants et petits-enfants viennent
déjeuner. Ces jours-là, la maison est
emplie de l’odeur du « sugo » (sauce
tomate) dès le matin. Une véritable liturgie intimiste est célébrée. L’espace sacré
en est la cuisine, où officie la mère de
famille. Elle s’affaire à préparer des pâtes
à la main, lasagne, ravioli ou fettuccine
(nouilles aux œufs). La référence au sacré
ne doit pas être entendue seulement dans
un sens métaphorique, certaines femmes
se signent encore avant de commencer la
préparation des pâtes. La cuisine, espace
dévolu aux femmes, s’ouvre aux hommes
qui apportent leur contribution, en tournant la manivelle de la machine à faire les
pâtes. Le repas, même s’il se compose
d’une entrée (jambon, charcuterie,
olives…) et comprend un plat de viande
(agneau, veau…), s’articule autour du plat
de pâtes. Les pâtes symbolisent la félicité,
le bonheur familial, l’abondance conviviale. Malgré les protestations de la famille, la mère en fait toujours plus qu’il ne
faudrait. Le plat est cependant toujours
terminé. Les commentaires sont nombreux
pour louer la réussite et la saveur de ces
pâtes, leur bonne tenue. Les fils et les
petits-enfants se resservent tant et plus.
Entre lasagne, couscous et camembert
Les filles sont plus en retrait pour des raisons diététiques mais aussi parce qu’elle
semblent moins impliquées dans la relation fusionnelle avec la mère qui s’établit
autour de la nourriture. « L’attachement
aux pratiques culinaires que manifestent
tous les migrants est lié à ce que l’élaboration culinaire est partie intégrante du
rôle de la mère. On ne comprendrait pas
l’attachement que manifestent les
migrants et même les fils de migrants participant pleinement à la société française – pour certains aspects de la cuisine
familiale, si l’on oubliait qu’à travers la
fabrication, la consommation familiale et
l’appréciation des pâtes ou du couscous
les jours de fête, c’est tout le rôle de la
mère et, d’une certaine façon, tout l’ordre
du monde qui s’exprime »14.
Il est un plat qui célèbre, par excellence, l’intime de soi, qui permet le partage
et la communion après une séparation, une
rupture (voyage, maladie…) : c’est le
bouillon, « brodo », préparé à partir de la
viande de bœuf ou de veau que l’on fait
bouillir et mijoter dans l’eau très longtemps. On y ajoute des pâtes aux œufs
faites à la main et coupées en forme de
petits carrés. C’est un plat qui fait du bien
et remet d’aplomb. Il vous accueille toujours à l’arrivée après un voyage. Ce met
chaleureux, « hyper bouilli » et cuit longuement dans une cocotte-minute, relève
de ce que Claude Levi-Strauss définit
comme une « endo-cuisine », symbolique
de « concave […], faite pour l’usage intime
et destinée à un petit groupe clos »15.
Aujourd’hui encore, les familles se rassemblent en janvier pour fabriquer des
saucisses, survivance des temps forts au
village, où l’on tuait le cochon, jours de
fête, de partage et de convivialité. Le
mois de septembre est toujours consacré
à la préparation des conserves de tomates
dont on fera la sauce pour les pâtes.
Le temps des fêtes
■
« Le temps intime de soi » est aussi
celui des fêtes de Noël et de Pâques. La
convivialité s’établit dans le cadre de la
famille plus restreinte. De la convivialité
passée ne demeure que cette survivance :
le matin, les hommes vont d’une maison à
l’autre pour souhaiter de joyeuses fêtes.
Bien que beaucoup aient cessé toute pratique religieuse, personne ne consommera
de viande la veille de Noël. Le repas est,
comme avant, préparé à base de poisson.
Cet interdit de la viande, d’origine religieuse, s’incarne aujourd’hui dans la tradition, qui devient elle-même sacrée. « Je
respecte parce que c’est une tradition que
nous a laissée ma mère », dit une femme.
Si chaque famille prépare encore les
gâteaux à base de pois chiches, pâtisserie
du pauvre et qui n’est plus prisée par les
enfants, encore moins par les petits
enfants, c’est parce que « on les mange par
dévotion ». Le jour de Noël, la plupart des
familles prépareront de l’agneau à la place
de la dinde, jugée trop sèche, après une
entrée et le traditionnel plat de pâtes. La
veille de la Saint Sylvestre, il est d’usage
d’intégrer au menu un gâteau traditionnel
à base de fromage ainsi qu’un plat de lentilles. Les lentilles, symbolisant l’argent et
l’abondance, figurent dans tous les menus
de réveillon en Italie. Beaucoup de
familles feront maigre le Vendredi Saint.
Un homme nous a raconté cette anecdote.
Il déjeunait à la cantine de l’usine lorsqu’il
se souvint que c’était Vendredi Saint. Il
recracha le morceau de viande qu’il était
en train de manger car il avait l’impression
d’avoir commis un crime. Il fut l’objet des
moqueries de ses collègues car il était
connu comme étant un sympathisant communiste. Les fêtes qui ponctuent les
mariages sont célébrées deux fois. Une
première fête aura lieu en France, au sein
de la famille des deux conjoints et du groupe des émigrés. Le repas est un compromis
entre plats français et italiens. Un deuxième repas, celui de la tradition, sera organisé au village, l’été. Du champagne, boisson de prestige emblématique de la
culture française et rapporté spécialement de France, ponctuera la fin du repas
de fête et accompagnera la dessert.
Une mémoire
de la justification
■
Comme je le soulignais dans l’introduction, les récits montrent une reconstruction des pratiques alimentaires dans la
mémoire collective de ce groupe, dans
une tentative de prouver le bien-fondé de
l’émigration. La mémoire, comme le notait
M. Halbwachs est une reconstruction du
passé à partir de la vision du monde et des
enjeux du présent16. L’évolution économique et sociale qu’a connu l’Italie, entraînant une égalité de richesse et de « modernité » avec la France, accroît les doutes des
immigrés sur le sens du départ et de l’absence, inhérents à toute émigration. L’art
de vivre italien, marqué aujourd’hui par
un souci du raffinement et de l’esthétique, est en contradiction avec les valeurs
des émigrés fondées sur l’épargne et la
jouissance différée, en ce qui concerne
tout particulièrement le cadre de vie.
L’usage toujours plus important de l’italien
classique à Castel del Monte renforce le
sentiment de disqualification qu’éprouvent les émigrés. Ces derniers parlent, en
effet, un dialecte truffé de gallicismes et
de mots français.
Les émigrés choisissent la nourriture
comme terrain privilégié pour reprendre
l’avantage dans cette confrontation.
Comme les classes populaires en France,
ils rangent la nourriture du côté de la substance et de l’être, par opposition au
paraître17. Ils considèrent également la
nourriture comme le seul vrai critère à
l’aune duquel on juge de la richesse de
quelqu’un. Ainsi, une femme déclarait, en
parlant des italiens d’Italie: « J’aimerai
bien savoir ce qu’ils mangent. Est-ce que
ce n’est pas du pain et de l’oignon? ». Le
pain et l’oignon était la nourriture traditionnelle du paysan pauvre de l’Italie du
sud. Ces propos traduisent une suspicion
quant à la réalité profonde des changements et de l’aisance qu’ils constatent
aujourd’hui en Italie. Le pays d’origine est
volontairement rivé au passé, associé à une
image archaïque et rétrograde.
La consommation de viande, aliment
associé à la richesse, fait l’objet d’une surenchère chez les émigrés. Manger de la
viande était, d’ailleurs, un élément important du mythe de la France, pays de
Cocagne, entretenu autrefois au village.
« On racontait qu’en France, on ne fait rien
et on mange beaucoup de viande ». Les
récits insistent sur le caractère exceptionnel de la consommation de viande autrefois afin de signifier la pauvreté de la
société d’origine. Cette pauvreté les a
poursuivis en France. Les premières
années qui suivirent l’arrivée, il fallait se
contenter des morceaux les moins chers,
comme le bourguignon ou la poitrine de
veau. Les personnes mentionnent la honte
qu’éprouvaient leurs enfants à se rendre à
la boucherie pour n’acheter chaque fois
que le même morceau de viande, le plus
économique. Mais c’est pour mieux souligner leur aisance actuelle qui leur permet
de manger de la viande une fois, voire
deux fois par jour, affirment-ils, non sans
une certaine fierté. Et pour bien prouver
qu’ils sont plus riches, que ce n’est pas « de
la poudre aux yeux » certains vont même
31
J UA N M ATA S
jusqu’à prétendre : « la viande qu’on
mange en un mois en France, il leur faut
un an, en Italie, pour la manger. C’est vrai
même pour les familles les plus aisées ».
Dans la réalité, on n’observe cependant
aucune différence significative de consommation de viande.
Les fruits sont un autre exemple de
cette · des pratiques alimentaires. Les
familles mangent des fruits de manière
systématique en fin de repas. Il s’agit
d’une habitude alimentaire propre actuellement à toute l’Italie mais que les émigrés
ne connaissaient pas lorsqu’ils ont quitté
ce pays. Cette habitude est présentée,
dans la mémoire collective, comme ayant
été acquise en France. « C’est depuis
qu’on est en France qu’on mange des
fruits ». Les personnes interrogées étaient
très étonnées d’apprendre que les français
ne consomment pas systématiquement
des fruits en fin de repas.
Conclusion
■
Comment les enfants de la deuxième et
de la troisième génération ont-ils intégré la
culture alimentaire de leurs parents et
grands-parents? La question mérite d’être
posée en conclusion.
Une rupture dans la transmission des
codes culturels apparaît. Certes, les enfants
Notes
ont conservé certaines habitudes et demeurent profondément attachés aux goûts acquis
dans l’enfance mais ils sont incapables de
préparer la cuisine traditionnelle. Les mères
de la première génération n’ont, d’ailleurs,
pas tenu à transmettre ces « habitus » à leurs
enfants et particulièrement à leurs filles.
Elles pensaient que l’enfermement dans la
cuisine et la tradition compromettait les
chances, pour leurs enfants, de se faire une
place dans la société d’accueil.Ces mères ont
cessé d’associer les filles aux activités
domestiques lorsque ces dernières ont entamé des études secondaires.
Dans un contexte marqué par une quête
de l’identité et une recherche des racines,
certains enfants de la deuxième génération
renouent cependant avec la culture de
leurs parents. Ils redécouvrent le village.
Des fils et des filles, mariés avec des
conjoints français, s’essayent à la fabrication des pâtes ou réalisent des gâteaux au
fromage sous la « direction » de leur mère.
Curieusement, les enfants de la troisième génération ne sont pas étrangers à
cette redécouverte.A travers la cuisine, les
parents, de manière plus ou moins
consciente, veulent transmettre une part
de leur identité. Ce faisant, ils répondent
aussi à une attente de leurs enfants car les
plats préparés par la grand-mère renvoient,
en effet, à un monde et un cadre culturel
sécurisants qu’ils semblent rechercher.
■
1. Les regroupements d’immigrés prenaient parfois la forme
de véritables colonies comme dans la région parisienne, à
Nogent ou Fontenay sur Val. Cf. Milza Pierre, BlancChaleard Marie Claude, Le Nogent des italiens, Paris, ed.
Autrement, 1995.
2. Sayad Abdelmalek, La double absence, des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 15.
3. Lévis-Strauss Claude, L’origine des manières de table,
Paris, Plon, 1968, p. 411.
4. Bahloul Joëlle, Le culte de la table dressée, rites et tradition de la table juive algérienne, Paris, A. M Métailié,
1983, p. 75.
5. Malinowski Bronislaw, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963, p. 75.
6. Sayad, op. cit., p. 51.
7. Bahloul, op. cit., p. 23.
8. Prange A.J., « An interpretation of cultural isolation and
alien’s paranoïd reaction », cité par Bastide Roger, Sociologie
des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965, p. 214.
9. Sayad, op. cit., p. 64.
10. Almeida Carlos, « Mouvements migratoires, espaces
socioculturels et processus d’acculturation », in
Travailleurs étrangers en Europe occidentale, Paris,
Mouton, 1976, p. 314, 315.
11. Les hommes jouaient à la « passatella » ou jeu de la loi,
jeu de paysans répandu dans toute l’Italie méridionale.
Carlo Levi définissait ainsi ce jeu : « la passatella est
plutôt qu’un jeu, un tournoi d’éloquence, où se donnent
libre cours, en des joutes interminables, toutes les rancœurs, les haines et les revendications refoulées » . La
règle du jeu est la suivante. Une brève partie de cartes
détermine le vainqueur, qui est le roi de la « passatella », et son adjoint. Ils sont les maîtres de la bouteille
que tout le monde a payée Ils donnent à boire à qui bon
leur semble mais doivent le justifier. Cf. Levi Carlo, Le
Christ s’est arrêté à Eboli, Paris, Gallimard, 1977,
p. 202,203.
12. Mead Margaret, Le fossé des générations, Paris, Denoël
Gonthier, 1979, p. 68.
13. Bahloul, op. cit., p. 201.
14. Schnapper Dominique, La France de l’intégration, Paris,
NRF Gallimard, 1991, p. 180.
15. Lévi-Strauss, Claude, op. cit., p. 400.
16. cf. Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
17. Bourdieu Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit, 1982, p. 222.
32
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
La recette du succès
des revues de cuisine
Réflexions sur l’essor des revues
de cuisine et leur place au sein
de la presse dite féminine
epuis quelques années, le nombre
de titres disponibles dans la catégorie revues de cuisine ne cesse
d’augmenter, témoignant d’un engouement grandissant pour les plaisirs de la
table qui contredit les discours sur la
génération fast-food ou sur le caractère
désuet des raffinements gastronomiques
à l’heure où triomphent les surgelés, les
conserves et autres prêts-à-manger. On ne
peut pas nier qu’un certain nombre
d’évolutions remettent en question les
modes alimentaires dans la société française, mais celles-ci sont complexes et
revêtent parfois un caractère contradictoire. Ainsi, par exemple, si l’extension
du travail féminin rend inévitable la
diminution du temps moyen consacré à la
préparation quotidienne des repas, l’augmentation de la richesse disponible par
foyer ou l’élargissement de la palette des
produits offerts tend à donner un plus
grand choix au consommateur et à diversifier ses habitudes alimentaires.
D
JUAN MATAS
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
Mais au delà des aspects fonctionnels,
il y a d’autres dimensions à prendre en
compte. L’éparpillement des membres de
la famille dans l’accomplissement des
tâches quotidiennes (travail, études…)
renforce la signification des repas pris en
commun (le soir, le week-end, pendant
les vacances…) et peut faire que l’on se
soucie davantage des aspects qualitatifs
qui leur sont attachés. De même, les
repas familiaux (au sens de la famille
élargie, notamment) ou les repas entre
amis constituent des temps forts de la
socialité de bon nombre de ménages, et
ceci dans les différentes catégories
sociales et pour diverses tranches d’âge.
En somme, à côté du manger pour vivre il
y a bien autre chose qui se joue autour de
la nourriture. Bien entendu, nous ne prétendons pas que ce phénomène soit nouveau, il existe dans les civilisations les
plus diverses et depuis des époques très
reculées. Simplement, il s’exprime de
façon particulière dans les sociétés dites
avancées de notre époque, et en étudier
les caractéristiques à travers les revues
de cuisine peut nous apporter certaines
clefs pour comprendre des aspects de
l’évolution de ces sociétés-là. Signalons
ici que si les revues de cuisine se retrouvent également dans le paysage médiatique de plusieurs pays (et aussi de façon
récente), le phénomène semble avoir
une force toute particulière en France,
confirmant peut-être de la sorte la vitalité de la gastronomie française.
Nous analysons ici certaines caractéristiques des revues de cuisine en les distinguant d’autres revues et magazines
qui font une place, parmi leurs préoccupations, à cette rubrique-là. En effet, la
presse dite féminine consacre depuis
fort longtemps une partie de ses colonnes
à l’alimentation, et notamment aux
recettes de cuisine. Cependant, au cours
des années quatre-vingt, notamment, des
revues spécifiquement consacrées à cette
question ont vu le jour et force est de
constater que leur essor (traduit, entre
autres, par la multiplication de leur
nombre) a été, depuis, constant. Certaines revues « traditionnelles » ont,
33
Juan Matas
d’ailleurs, pris en compte cette évolution;
ainsi, par exemple, depuis peu le magazine Elle à table a vu le jour. Parmi les
revues de cuisine, on peut établir une
classification sommaire : certains titres
semblent prioritairement tournés vers les
professionnels des métiers de bouche
(nous pensons ici en premier lieu à la
revue Thuriès Magazine); d’autres s’adressent plutôt à un public issu des couches
les plus aisées de la population (la revue
Saveurs pouvant en être un exemple) ou
aux couches moyennes et supérieures
(on peut citer ici Cuisine et vins de France) ; enfin, d’autres titres visent, nous
semble-t-il, davantage un public large, et
donc aussi un secteur des couches populaires (prenons à ce titre la revue Guide
Cuisine). Bien entendu, cette classification présente tous les inconvénients du
genre. La distinction que nous faisons
entre Saveurs et Cuisine et vins de France
est parfaitement discutable et il nous
semble, d’ailleurs, que la frange de lecteurs visés se superpose en bonne partie ;
les revues telles que le Guide Cuisine
comptent sans doute aussi des lecteurs
parmi les catégories les plus aisées, tout
comme Thuriès Magazine est également
lu par des particuliers. Néanmoins, les
avantages de la classification ce sont de
nous aider à mieux voir dans un paysage
complexe et de nous offrir un point de
vue (qui peut évoluer, bien entendu)
pour guider nos explorations. Il y a, sans
doute, parmi les lectrices (et les lecteurs) de ces revues bon nombre de personnes dont le choix est dicté conjoncturellement par la teneur des articles
d’un numéro de telle ou telle revue, et
des lecteurs (que l’on peut qualifier, sans
intention péjorative, d’accros) qui achètent plusieurs titres chaque mois.
34
On peut avancer, à titre d’hypothèse,
que le succès de ces périodiques n’est pas
sans lien avec une certaine évolution de
l’institution familiale, et notamment de
la place des femmes au sein de celles-ci.
En effet, l’allongement et la diversification de la scolarité des filles et l’extension du travail salarié des femmes a eu
pour conséquence, dans bon nombre de
familles, une certaine désaffection à
l’égard des tâches traditionnelles remplies par les femmes dans leurs foyers, et
la cuisine semble occuper une place
importante parmi celles-ci. Les mères ont
eu moins souvent l’occasion de transmettre leurs savoirs en la matière à leurs
filles, celles-ci étant à la fois prises par
leurs études et des activités extérieures
jugées plus valorisantes, et peu désireuses d’acquérir des connaissances
qu’elles rattachaient au rôle traditionnel
de la femme, qu’elles n’entendaient pas
assumer. D’ailleurs, dans l’après-soixante-huit, parmi certaines catégories de la
population, on stigmatisait les « rites
bourgeois » de la table, et la cuisine traditionnelle par la même occasion, comme
porteurs de valeurs négatives ou, au
mieux, dépassées. On en a une bonne
illustration chez Pascale Weil : « [Les
femmes] qui détenaient la transmission
du savoir, des « recettes » pétris de traditions et du tour de main de l’artisan,
elles qui détenaient la « loi » alimentaire, ont quitté l’autel du foyer pour leur
lieu de travail et renversé l’ordre ancestral. Depuis, la famille éparpillée prend
ses repas à la cantine scolaire, dans les
selfs ou au bistrot… Ainsi, en une génération, hommes et enfants ont étés
confrontés à la décision nutritionnelle
sans l’« écran » des femmes. Dans le
même temps, celles-ci ont d’ailleurs
perdu leur savoir et délégué aux fabricants le soin de prendre le relais. Elles
ont transféré leur confiance dans les
marques industrielles. […] Enfin, le protocole a disparu quand l’officiant a quitté l’église ! La démission des femmes a
affecté le dernier repère protocolaire : la
scansion des repas, la maîtrise de la succession des cuissons, l’art de l’horloger, si
bien que l’anomie touche aussi le
moment, le rythme et l’ordonnancement
des plats : un repas traditionnel devient
une pièce de musée1. ». Tout montre,
pourtant, que ce « bouleversement » est
largement de l’ordre de l’imaginaire : le
pourcentage des repas pris hors du foyer
n’augmente que lentement, et si en 1970,
92,2 % des repas pris par les Français
l’ont été à domicile, en 1980 cette part
était de 87,6 % et en 1987 de 87,2 %2. Par
ailleurs, une enquête conduite en France
en 1985-86 (et dont les chiffres sont
proches d’une enquête similaire effectuée en Belgique en 1992), montre que
dans les ménages dans lesquels les deux
conjoints sont actifs à temps plein, la cuisine est une tâche principalement accomplie par la femme dans 84 % des cas
(pour ce qui est de laver le linge, à la
main ou à la machine, les chiffres dépassent les 95 %)3. On ne peut pas pour
autant nier les changements qui se sont
opérés dans les mentalités et les modes
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
La recette du succès des revues de cuisine
de vie et qui ont pu être vécus comme
une vraie rupture avec le passé. Cette
coupure générationnelle aurait produit,
lorsque le besoin de se réapproprier des
connaissances culinaires s’est fait sentir
(dans la génération des femmes dont les
mères n’ont pu jouer un rôle éducatif en
la matière, ou chez leurs filles), le désir
de trouver ces connaissances-là ailleurs
que dans la sphère familiale. Les revues
de cuisine, avec une présentation attractive et une tonalité plutôt moderne,
auraient alors satisfait ce besoin. A l’appui de cette hypothèse, on peut ajouter
que, selon toute vraisemblance, les secteurs sociaux qui sont le public privilégié
de ces revues sont aussi ceux qui ont le
plus participé de ce rejet du rôle traditionnel de la femme. Chez les ouvriers ou
en milieu rural, par exemple, ce phénomène s’est fait sentir de façon moins profonde et moins généralisée, même s’ils
n’en sont pas restés à l’écart. Il faut, toutefois, reconnaître que d’autres paramètres jouent également en faveur de
l’achat et de la lecture de ces magazines
par les couches plus aisées de la population, qu’il s’agisse d’habitus culturel ou
de pouvoir d’achat.
Diversité des publics
visés et unité de
certaines thématiques
■
Nous avons déjà dit que les revues de
cuisine nous semblent s’adresser à un
public relativement hétérogène, et nous
avons tenté une typologie sommaire.
Essayons, à présent, d’approfondir cette
question.
Il y a d’abord le public professionnel,
et dans le cas qui nous intéresse ici il s’agit
d’abord de restaurateurs et autres cuisiniers. Pour eux, les revues sont un moyen
de se tenir au courant des évolutions, un
lieu-ressource aussi où ils peuvent puiser
des idées et des « trucs » pour les appliquer à leur manière, sans oublier l’aspect
de reconnaissance par ses pairs qui a
autant d’importance dans ces métiers que
dans les professions intellectuelles, quoi
que l’on prétende. Dans un magazine
comme Thuriès ils trouvent tout cela et le
discours de cette revue s’adresse d’abord
à eux. Ainsi, la première rubrique que l’on
trouve dans chaque numéro s’intitule L’album du chef, et l’on y trouve une chronologie et des photos qui ne négligent pas les
Cuisine et vins de
France,
avril n° 67.
Guide cuisine pratique et gourmande
avril 2000, n° 106.
35
Juan Matas
aspects extra-professionnels du chef ainsi
mis en exergue. On a là une mise en
scène de la réussite, de l’effort récompensé, des vraies valeurs (sens de la famille, goût du travail bien fait, authenticité…), qui fait écho à la tonalité de
l’éditorial que signe chaque mois Yves
Thuriès, chef de cuisine et patron d’un
grand restaurant lui-même (cette revue
est publiée d’ailleurs dans le beau village
tarnais de Cordes où se trouve ce restaurant) et qui ne traite de restauration que
de fort loin, en général. Arrivent ensuite
les infos concentrées (où on trouve un agenda d’activités de diverses branches de la
profession, puis tantôt un dossier du type
les chefs de cuisine qui s’expatrient, tantôt
des
nouvelles
de
prix
gastronomiques, etc.), les recettes, dont on
notera que la plupart exige un degré de
technicité (ou de compétence) relativement élevé, et correspond à ce que l’on
peut appeler la haute cuisine, enfin une
dernière partie où on présente la carte
d’un restaurant, on se penche sur des
cocktails, des desserts, un produit-vedette (le foie gras, mais aussi les choux ou les
moules), la parution d’ouvrages et on
consacre une partie aux vins (Carte
blanche à notre sommelier). Bien entendu,
l’ensemble peut être lu avec profit par
l’amateur de cuisine (le masculin n’excluant pas ici les femmes, bien entendu,
même si elles sont un peu en retrait dans
le contenu et, nous semble-t-il, dans le
message adressé: cette cuisine-là est, à des
exceptions près, d’abord un monde
d’hommes). Cependant, le magazine a
pour destinataires privilégiés les professionnels d’un certain niveau, et même son
prix sort de l’ordinaire : 60 francs.
36
Dans les autres revues de cuisine, la
cible visée est un public de particuliers
plus ou moins large, tantôt réputé
connaisseur, tantôt à la recherche de
recettes et de menus faciles et/ou bon
marché. Bien entendu, on ne s’adressera
pas aux premiers comme on le fera vis-àvis des néophytes, et il s’agit là d’un clivage important. Mais à côté de cette distinction, on peut constater qu’il y en a
aussi une de nature socio-culturelle, qui
tient compte du langage, des valeurs et
du pouvoir d’achat des lectrices (et lecteurs) auxquelles on s’adresse de façon
prioritaire. Ainsi, Saveurs accorde une
place éminente à l’esthétique, n’hésite
pas à donner des recettes avec des ingrédients chers et à recommander des vins
d’un prix également élevé. Nombre de
destinations à l’étranger sont originales
(à côté de l’Italie ou de Londres, par
exemple, on trouve d’excellents dossiers
sur les pays nordiques, l’Afrique du Nord,
l’Extrême Orient ou les Amériques). Par
ailleurs, les hôtels et les restaurants
recommandés dans les rubriques terroir,
flânerie et ailleurs, qui invitent à la découverte gourmande d’une ville, d’une
région ou d’un pays, donnent toujours
des prix indicatifs qui montrent bien à
quel public on s’adresse. Il en va de
même pour le vin : les grands crus du
Médoc, les Sauternes et d’autres grands
Bordeaux y côtoient des Bourgognes de
renom, des crus des Côtes du Rhône ou
des Champagnes ; si les vins d’Alsace, de
la Loire ou du Languedoc-Roussillon
(pour ne citer que ceux-là) ne sont pas
oubliés, loin de là, il s’agit là aussi des
plus prestigieux d’entre eux qui se trouvent à l’honneur. Les autres rubriques de
cette revue sont à l’avenant : le Magazine
donne des indications de restaurants à
Paris et en province qui ne sont pas à la
portée de tout le monde, des idées d’escapades qui demandent un compte en
banque bien garni, etc. L’ensemble donne
une revue de cuisine qui est bien plus
que cela (les circuits touristiques présentés, par exemple, ont un intérêt intrinsèque quelle que soit l’importance de la
dimension gastronomique), dont le raffinement et le cosmopolitisme sont des
signes distinctifs, et dont la lecture est
plaisante, sans pour autant renoncer à
être aussi une revue de cuisine avec des
recettes bien expliquées et qui vous mettent l’eau à la bouche.
Si nous situons Cuisine et vins de France dans une relative proximité vis-à-vis de
Saveurs pour ce qui est du public destinataire, force est de constater que cette
revue présente une certaine spécificité.
Peut-être est-ce dû à la place plus importante occupée par les recettes, faisant de
cette revue quelque chose de plus proche
de l’idée qu’on peut se faire a priori de ce
qu’est une revue de cuisine. Mais il
semble qu’il y ait aussi un parti pris de
s’adresser à un plus large public, avec des
produits et des adresses plus abordables
à côté de ceux plus prestigieux et plus
onéreux. On y trouve, par exemple, avec
une certaine régularité des dossiers
consacrés à des produits de la grande distribution (le banc d’essai ou encore la
dégustation font une large place à ceux-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
ci), une rubrique vite fait, bien fait (par
exemple, « 4 recettes express à préparer
en un clin d’œil avec la viande hachée »,
CVF mars-avril 1999), une autre le marché bat son plein où on nous annonce
d’emblée : « Pour consommer des produits de qualité, au bon moment et au
meilleur prix, nous vous proposons de
faire votre marché avec nous. Retrouvez
chaque mois notre sélection gourmande
en appréciant au plus juste ce qu’il y a de
mieux sur les étals… ». On y passe en
revue les poissons et fruits de mer, les
viandes, les fruits et légumes, les fromages, etc. On y trouve aussi des reportages sur des vignobles prestigieux, des
restaurants étoilés, des voyages lointains,
des recettes à base de produits onéreux,
mais tout cela de façon moins systématique que dans Saveurs, et cela marque
bien le ton de la revue, voulant allier le
bon goût et un budget plus conforme
avec les revenus du public visé, tout en
ouvrant quelques fenêtres sur le luxe et
le rêve.
Dans un registre plus grand public, le
Guide Cuisine repose, comme les revues
que nous avons vues précédemment et
comme la majorité des publications de ce
type, sur une bonne présentation d’ensemble, avec des rubriques claires et
bien illustrées, des recettes assez faciles
à mettre en pratique, des conseils pratiques et un dossier mensuel. Un nombre
de pages moindre est sans doute la première raison de son coût plus modique,
mais ici le tourisme gastronomique (en
France ou à l’étranger) est pratiquement
absent, tout comme les adresses de restaurants, que l’on ne retrouve le plus souvent que par le biais des recettes filmées
des chefs, où un petit encart donne le nom
du lieu où exerce ses talents chacun de
ces hôtes de la revue. Le parti pris est
net : le Guide Cuisine entend s’adresser à
celles qui préparent leurs repas familiaux, en leur donnant, à côté des
recettes, des conseils y compris dans le
domaine des vins à servir avec chaque
mets ou de l’art et la manière de dresser
sa table, sans oublier une sorte de forum
où la parole est donnée aux lectrices pour
poser des questions ou pour dialoguer
entre elles. Le féminin est ici de rigueur
car c’est bien aux femmes que s’adresse
d’abord cette revue. De la même façon,
les produits sont souvent disponibles
dans la grande distribution. On donne ici
la priorité au côté économique ou « rai-
sonnable », et pour les recettes on mise
davantage sur les « valeurs sûres » que
sur la fantaisie, même si celle-ci n’est pas
absente. Les cuisines exotiques font leur
apparition, mais elles n’occupent qu’une
place modeste.
Après avoir ainsi passé en revue des
titres qui nous semblent significatifs de
la diversité des revues de cuisine existantes, nous nous pencherons sur des
aspects de leur transversalité. En effet,
quelles que soient leurs caractéristiques
spécifiques, chacune de ces revues présente un certain nombre de traits communs qui nous semblent incarner l’esprit
du temps, véhiculant ainsi un certain
message de la modernité. Dans quelle
mesure ces caractéristiques reflètentelles les attentes et les attitudes de leur
public, ou les façonnent-elles ? Nous ne
sommes pas en mesure de répondre à
cette question, seule une étude des lectrices et lecteurs de ces revues nous
semble à même d’y apporter quelques
éléments de réponse et quelques pistes
de réflexion ; nous comptons bien poursuivre notre recherche dans cette direction-là.
On pourrait, cependant, ranger ces
éléments transversaux de la façon suivante : une démarche qui valorise la tradition (les cuisines de terroir, la diversité
gastronomique française à travers les
régions) et l’ouverture (les cuisines
d’ailleurs, la nouvelle cuisine et les nouvelles technologies appliquées à l’alimentation) ; une préoccupation pour la
santé et l’esthétique corporelle (les produits naturels, la traçabilité des produits
et les appellations d’origine, l’agriculture biologique, la diététique et la cuisineminceur) ; un recours à des chefs de cuisine réputés (les tables étoilées se
taillent la part belle dans les reportages
de plusieurs de ces revues, les recettes
desdits chefs sont souvent présentes) ; un
intérêt pour la vigne et le vin, ainsi que
parfois pour d’autres boissons alcoolisées
(que boire avec tel plat, des bancs d’essai et les conseils du sommelier, parfois
des reportages sur un vignoble et des
adresses pour l’achat sur place) ; un
aspect touristique et culturel (les traditions et l’artisanat d’un pays ou d’une
région, les endroits à visiter, des éléments d’histoire et de géographie, des
adresses pour se loger). Bien entendu,
comme nous l’avons déjà dit, certaines
La recette du succès des revues de cuisine
revues accordent une place importante à
telle ou telle de ces rubriques, et dans
d’autres revues une ou plusieurs de
celles-ci peuvent être absentes. Ceci est
à mettre en rapport avec la spécificité du
titre et, sans doute, avec le profil supposé du public à qui on s’adresse. Mais la
tonalité d’ensemble reste donnée par
ces éléments-là, dans des proportions
variables.
La démarche de mise en valeur de la
tradition et, en même temps, d’une ouverture sur le monde et la modernité correspond à ce qui se passe dans la société
globale. Face à la rapidité du changement
et à sa radicalité, la redécouverte des terroirs, la mise en valeur et la réactualisation des traditions nous rassurent, en
nous donnant (de façon illusoire ?) l’impression de nous rattacher à quelque
chose, de nous inscrire dans un processus,
de nous identifier à un sujet collectif,
tout en nous faisant découvrir des
facettes inconnues d’un patrimoine longtemps relégué dans un certain oubli. La
pipérade, la pochouse, le kouign-amman,
la pissaladière, le baekeoffe ou la carbonade dépassent largement les confins
de leurs régions respectives et nous
deviennent progressivement familiers.
En même temps, nous ne pouvons plus
ignorer ce qui se passe dans notre « village planétaire », l’alimentation aussi
expérimente des transformations qui
sont un aspect (et de loin pas le plus
déplaisant…) de la mondialisation. Les
cuisines « exotiques » sortent de leur
confinement pour rentrer dans nos cuisines et nos salles à manger ; après la
pizza, le couscous, les nems, le curry ou la
paella, c’est au tour du biryani, du koulibiac, du tarama ou du chili con carne de
rejoindre le menu familial d’un nombre
croissant de foyers, et bien entendu les
revues de cuisine participent toutes (avec
une intensité variable) de ce mouvement. La disponibilité des produits à
longueur d’année et dans un grand
nombre de points de vente, comme l’augmentation du pouvoir d’achat et l’élargissement de l’horizon culturel (voyages,
médias, allongement de la durée des
études) contribuent à cette évolution. La
nouvelle cuisine, quelles qu’en aient été
les dérives, a apporté notamment une
nouvelle façon de concevoir l’assemblage d’ingrédients supposés incompatibles,
avec d’incontestables réussites, et une
approche de la cuisson moins rigide. Les
produits de luxe comme le foie gras, la
truffe ou le caviar sont sortis des sempiternels usages rituels pour s’associer
sans complexes à des produits qui leur
étaient jusqu’alors inconnus, les légumes
sont devenus croquants dans nos
assiettes, le poisson a fait l’objet d’une
multiplicité de préparations. Le congélateur, le four à micro-ondes, les différents robots de cuisine ou la cafetière
programmable participent du changement qui transforme le paysage de la cuisine traditionnelle. Et ce n’est pas un de
ces éléments que nous avons passé en
revue qui prime, mais l’ensemble qui fait
irruption dans notre quotidien.
Les revues de cuisine n’ont pas été les
dernières, parmi les différentes publications, à prendre en compte les soucis en
matière de santé et de forme qui ont progressivement envahi nos sociétés au cours
des dernières décennies. Il y a là une
superposition de thèmes et il règne parfois une certaine confusion lorsque l’on
traite de l’un ou l’autre de ceux-ci. Ainsi,
pour les questions de santé, on peut distinguer ce qui a trait à la production (la
vache folle est une bonne illustration des
problèmes qui peuvent se poser à ce
niveau, l’agriculture biologique une
réponse qui se veut totalisante à cet
égard) et ce qui concerne la consommation et ses pratiques (la surconsommation
de produits sucrés, par exemple). On
dénonce les risques liés aux modes d’alimentation dans les sociétés de consommation, on fait appel à une maîtrise de
ces excès par des consommateurs responsabilisés. En même temps que nos
sociétés se soucient de rester en bonne
santé, la préoccupation pour l’esthétique
devient envahissante: rester jeune, rester
(ou devenir) mince, entretenir sa forme,
se conformer à des canons de beauté
dont il serait intéressant d’analyser les
normes et valeurs sous-jacentes. Cette
injonction (dont les magazines féminins
sont, peu ou prou, un des principaux
véhicules) n’est pas omniprésente dans
les revues de cuisine (et pour cause !),
mais elle n’en est pas absente non plus.
Mais c’est surtout la question de la qualité des produits qui est mise en avant,
avec des rubriques qui visent à faire de
leurs lecteurs (trices) des consommateurs
avertis.
L’appel massif aux chefs de cuisine les
plus réputés (et aux « étoiles montantes »
37
de la profession) paraît bien compréhensible. La France est le pays au monde où
ceux-ci ont acquis la plus grande notoriété parmi un public assez large (Bocuse, les frères Troisgros, Blanc ou Robuchon, pour ne citer que ceux-là, sont
d’authentiques vedettes médiatiques) et
leur signature constitue un signe de prestige pour un magazine consacré aux plaisirs de la table. Peu nombreux sont, sans
doute, ceux des lecteurs qui ont goûté
leur cuisine gastronomique, car les prix
pratiqués dans leurs restaurants peuvent
avoir un aspect dissuasif pour des budgets
moyens, mais on peut se rabattre sur
leurs recettes, les préparer et avoir ainsi
une forme d’accès au luxe et au raffinement qu’ils incarnent. Chacun y trouve
ainsi son compte : la revue, qui accueille
dans ses colonnes un chef renommé ;
celui-ci, qui assoit ainsi sa réputation ; le
public, enfin, qui trouve un mode d’accès
garanti à la grande cuisine.
38
L’intérêt pour le vin est un élément
que l’on retrouve, sous diverses formes,
dans toutes ces revues, et cela semble
aussi bien compréhensible. La France est
le berceau d’une culture œnologique déjà
ancienne, ses crus les plus prestigieux
jouissent d’une réputation mondiale, les
repas sortant de l’ordinaire sont associés
aux bonnes bouteilles que l’on sort de sa
cave ou que l’on achète pour ces occasions-là. Une tendance lourde de la
consommation de vin au cours des trente
dernières années est constituée à la fois
par l’augmentation (modeste) de la part
du budget consacrée par les particuliers
à l’achat de vin et par la diminution
(presque de moitié) de la consommation
de vin par habitant. En clair, cela s’appelle boire moins et boire mieux ; la qualité du vin produit dans de nombreuses
régions est incontestablement en amélioration sensible par rapport à un passé
encore assez proche. Les revues de cuisine vont aussi dans ce sens, en présentant
souvent des vignobles (y compris des
moins connus), en sélectionnant des vins
aussi bien chez les producteurs que dans
le commerce, en s’attachant à la notion de
rapport qualité/prix, en donnant des
conseils et en vulgarisant des connaissances. Certaines d’entre elles permettent aussi, parfois, de découvrir des vins
(voire des vignobles) étrangers, et s’intéressent à d’autres boissons alcoolisées
(bière, apéritifs, whisky, cognac et autres
eaux de vie, notamment). Elles donnent
presque toujours des conseils (plus ou
moins précis) pour associer un plat et un
vin, et parfois ont des rubriques consacrées à cette harmonisation (une entrée,
un vin, un plat, un vin, un dessert, un vin,
dans chaque numéro de Cuisine et vins de
France, par exemple, et on peut noter que
l’œnologue qui conseille ici les lecteurs
est une femme). On peut penser aussi que
par les colonnes consacrées aux vins et
autres alcools, les revues de cuisine atteignent un public plus masculin (et, sans
doute, en premier lieu les conjoints des
lectrices), même si la compétence œnologique est plus volontiers reconnue de
nos jours aux femmes (et qu’on parle
moins souvent de vins et boissons pour
femmes pour désigner des breuvages trop
sucrés).
Au niveau touristique et culturel, la
plupart des revues (et notamment celles
que nous avons examinées) accordent
une place, de façon sporadique ou systématique, à ces thèmes. Si Thuriès Magazine reste discret à ce niveau, n’abordant
que des aspects de ce que l’on pourrait
appeler une culture culinaire (fidèle en
cela à sa vocation professionnelle), une
revue comme Saveurs accorde une large
place aux aspects historiques et culturels
des régions et des pays visités, proposant
à ses lecteurs des visites et des activités
qui n’ont pas un lien direct avec la cuisine ou le vin. De même, à un degré peutêtre moindre, Cuisine et vins de France
accorde une importance à ces dimensions dans la présentation des lieux recensés, notamment (mais pas seulement)
dans sa rubrique Tourisme. Pour le Guide
Cuisine, il s’agit d’un aspect mineur mais
certains numéros consacrent également
quelques pages à la présentation d’un
lieu comme destination de séjour touristique. On peut penser qu’il y a là le reflet
d’une tendance également présente dans
la société globale, une partie importante
de touristes et de vacanciers ne voulant
plus bronzer idiots et accordant une attention nouvelle aux ressources culturelles
de la région où on se trouve. On assiste
ainsi, surtout en été, à un essor du nombre
des activités proposées (festivals, foires et
salons, ateliers pour s’initier ou se perfectionner dans les domaines les plus
divers, etc.). Faire des centaines de kilomètres pour visiter des caves ou pour
aller dîner dans un restaurant sera un
projet plus réalisable s’il se combine avec
la visite de villes, de musées ou d’édifices
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
religieux…, sans qu’on doive pour autant
y voir une tartufferie qui « enveloppe »
culturellement des buts très terre-à-terre,
mais une volonté de donner plusieurs
types d’objectifs à un même voyage. Cette
tendance se retrouve d’ailleurs plus fréquemment présente dans les catégories
ayant un capital culturel plus élevé, et
nous avons des raisons de penser à l’existence d’une corrélation entre l’importance de cette rubrique et le public auquel
est destiné prioritairement chaque revue.
Que nous dit
l’évolution de
ce type de revues des
tendances globales au
sein de notre société ? ■
Après avoir ainsi examiné succinctement les caractéristiques qui nous semblent les plus importantes au niveau de
l’homogénéité et de la diversité des revues
de cuisine, nous voudrions conclure en
nous demandant comment celles-ci nous
renseignent sur les transformations des
mentalités et modes de vie de notre société, en quoi aussi elles sont les témoins des
permanences de ceux-ci. Nous avons dit
que le succès de ce type de revues semble
témoigner d’un attachement aux rites et
aux plaisirs de la table qui va à l’encontre
d’un certain discours sur la mal-bouffe qui
aurait irrémédiablement envahi notre
quotidien. Il est, peut-être, nécessaire, à ce
sujet, de remettre en question certaines
idées: le fast-food a, bien sûr, un certain
nombre d’inconvénients, les chaînes
emblématiques de ce registre alimentaire
ne sont certes pas des sanctuaires de la
bonne chère, il ne faut pas pour autant
tenir des propos intolérants à leur égard.
Après tout, chacun est libre de les fréquenter et, si on le fait sans idées préconçues, on peut prendre un certain plaisir à
goûter les mets que l’on y trouve. Les
jeunes, notamment, apprécient l’ambiance qui règne dans ces établissements, l’aspect informel et détendu des rapports, le
cadre, la rapidité et les produits offerts:
quelles qu’en soient les raisons de cette
préférence, il faut en prendre acte et éviter toute diabolisation de ces lieux. Ce qui
est, par contre, souhaitable c’est que la culture culinaire de ces jeunes ne se limite
pas à cette forme de restauration; pour
cela, la famille a un rôle éminent à jouer
dans la formation du goût, sachant cepen-
dant qu’il n’y a de standards que culturels
en la matière4.
La question des plaisirs de la table nous
amène à nous poser la question de l’agrément que peut représenter l’amont, la
préparation du repas, et pour cela il n’est
pas inutile de distinguer le repas ordinaire et celui d’exception (même lorsque
celle-ci revient régulièrement dans le
temps, repas familial de fin de semaine,
repas entre amis, etc.). Nous pouvons, à ce
titre, citer ici Stephen Mennell : « Traditionnellement, la prise de nourriture a été
considérée comme une source de plaisir
potentiel, mais lorsque le coût d’opportunité du repas devient trop élevé, le plaisir devient moins évident. Encore plus
ambiguë est la question de savoir si la préparation des repas doit être considérée
comme un travail ou comme un plaisir.
Aucune autre activité sociale ne montre
de manière plus évidente l’inadéquation
de l’approche basée sur ces deux polarités statiques. Pour la maîtresse de maison, qu’elle travaille à l’extérieur ou non
[…], la cuisine, comme les autres tâches
ménagères, partage nombre des caractéristiques du monde du travail rétribué.
C’est une tâche obligatoire, socialement
modelée par des horaires et des conventions, même si le coût d’opportunité croissant de la cuisine domestique explique
l’attrait des aliments-service, qui font
gagner du temps, comme moyen de faire
face à ces contraintes. […] Maintes activités domestiques -transactions financières, entretien de la famille, ainsi que
préparation des repas- doivent être faites,
que l’on y prenne plaisir ou non, et,
comme l’ont montré Elias et Dunning […]
cette catégorie, « travail privé et gestion
familiale », a tendance à prendre plus de
temps au fur et à mesure que le niveau de
vie croît. La préparation des repas n’appartient pas exactement à cette catégorie ; elle pourvoit à un besoin biologique
dont la satisfaction est potentiellement
source de plaisir, et elle peut jouer un rôle
dans les plaisirs de la sociabilité. Ce qui
ne signifie pas que, en soi, faire la cuisine soit toujours un plaisir. »5 Les revues
de cuisine visent le quotidien et/ou l’exception : si Thuriès Magazine, hormis le
public professionnel, vise plutôt le repas
hors du commun chez des amateurs éclairés, la plupart des autres revues prennent
en compte l’ordinaire, donnent des
recettes et des conseils pour les repas
familiaux de tous les jours, tout en gar-
dant une place pour les occasions qui
nous font rechercher des menus spéciaux.
Cette polyvalence doit prendre en compte les budgets des publics visés mais
aussi le temps dont on dispose pour la
préparation des repas, afin de mettre la
revue au diapason des soucis et des réalités de la femme qui doit, plus souvent
que par le passé, jongler avec une activité salariée hors de son foyer et ses rôles
de mère, d’épouse et de maîtresse de
maison.
La lecture des revues de cuisine nous
projette dans un univers où le conflit est
absent, où les valeurs traditionnelles sont
confortées tout en ouvrant des perspectives sur le monde présent et à venir ; les
femmes gèrent la contradiction de la
double journée de travail avec la même
aisance qu’elles mettent à servir un repas
basque ou thaïlandais à leurs hôtes ébahis. Qu’elles soient axées sur les aspects
pratiques et l’économie domestique ou
sur le luxe et le rêve, leur univers nous
procure un sentiment de sécurité et de
bien-être, aux antipodes du vécu trépidant et des interrogations et attentes
inassouvies de beaucoup d’hommes et de
femmes d’aujourd’hui. En cela, ces magazines rejoignent d’autres publications qui
permettent des formes d’évasion, mais ils
conservent une dimension utilitaire qui
les légitime, sans doute, aux yeux de
leurs lectrices (et lecteurs). Ici aussi,
seule une recherche auprès de ces dernières permettra de valider et d’affiner
l’hypothèse qui sous-tend cette analyse.
Quoi qu’il en soit, notre objectif ici n’était
que de tenir un propos apéritif, afin de
vous mettre l’eau à la bouche avant de
servir un repas plus consistant !
Notes
■
1. Weil (P.), A quoi rêvent les années 90,
(1993) Paris, Ed. du Seuil (coll.
Points), p. 118.
2. Chiffres donnés par Aymard (M.),
Grignon (C.) et Sabban (F.), « A la
recherche du temps social »,
in/Aymard (M.), Grignon (C.) et
Sabban (F.), sous la dir. de, Le temps
de manger. Alimentation, emploi du
temps et rythmes sociaux, (1993)
Paris, Ed. de la Maison des Sciences
de l’Homme-INRA, p. 30.
3. Enquête citée par Cordero (C.), La
famille, (1995) Paris-Bruxelles, Le
Monde éd.-Marabout, pp. 114-115.
4. Cf. à ce sujet l’ouvrage de Pierre
Bourdieu, La distinction. Critique
sociale du jugement, (1979) Paris, Ed.
de Minuit.
5. Mennell (S.), « Les connexions
sociogénétiques entre l’alimentation et l’organisation du temps »,
in/Aymard (M.), Grignon (C.) et
Sabban (F.), sous la dir. de, op. cit.,
pp. 52-53.
39
Cuisine
et socialité
BRUEGHEL L’ANCIEN, LE REPAS DES NOCES,
VIENNE, KUNSTHISTORISCHES, FLAMMARION.
Marie-Noële Denis
MARIE-NOËLE DENIS
Tables à manger en Alsace
et 1850. Les autres bois (érable, bois fruitiers) sont exceptionnels en milieu rural.
La table
dans la maison
Tables à manger
en Alsace
omme d’autres pièces du mobilier,
les tables font partie de l’équipement matériel des civilisations
occidentales. Leur existence dans la maison, leurs techniques de fabrication,
forme, style, leurs modes d’utilisation
permettent de mesurer le degré d’aisance et de raffinement auquel est parvenue
la société à laquelle elles appartiennent.
Notre étude se bornera à l’analyse des
tables dites « à manger » dans l’Alsace
rurale du XIXe siècle et leur évolution jusqu’à nos jours.
C
Les techniques
de construction
MARIE-NOËLE DENIS
42
Chargée de recherche
CNRS/UPRESA/ESA 7043
Université Marc Bloch, Strasbourg
■
On appelle table « toute espèce de
plateau soutenu dans une position horizontale par des pieds ou des piliers ».
Cette définition implique certaines
contraintes de structure. Ainsi la table
comporte-t-elle, dans sa conception la
plus courante, des pieds composés de
quatre montants unis par quatre traverses supérieures qui constituent un
châssis rectangulaire appelé ceinture.
Cette ceinture supporte un plateau de
bois massif, bordé en général d’une petite moulure en forme de congé.
La table alsacienne traditionnelle
répond, dans l’ensemble, à ce schéma,
mais s’en distingue par deux éléments
spécifiques : le montage du plateau et
l’assemblage du piétement. Sous le plateau, dans le sens de la largeur, deux
canaux en queue d’aronde, appelés
« Grod », se placent immédiatement
après la butée et servent de logement à
deux traverses de fixation à section trapézoïdale (Grodleisten). Ces pièces de
bois permettent de fixer, à l’aide de chevilles, le plateau à la ceinture et de le
démonter pour le changer quand il est
usé. Cette technique ancienne a résisté
à l’influence des ébénistes français au
XVIIIe siècle puisqu’elle est encore utilisée de nos jours pour le montage des
tables de style Louis XV et Louis XVI.
D’autre part, l’assemblage des pieds se
trouve renforcé par un cadre de piètement. Ce cadre est monté à enfourchement, couvert à coupe d’onglet et percé
d’un orifice. La partie terminale du pied
comporte un tourillon qui traverse le
cadre de piètement et vient se fixer
dans le pied proprement dit. Des barres
d’entrejambe peuvent constituer aussi
une entretoise en H ou en X.
Ces deux systèmes ne valent pas pour
les tables rondes, d’inspiration « Empire » ou « Restauration », qui apparaissent à la campagne dès le premier quart
du XIXe siècle. Dans ce cas, la partie
supérieure des pieds, simplement équarrie, est assemblée dans les traverses qui
supportent le plateau. Ce changement
de forme s’accompagne d’une évolution
des mœurs, puisque la table ronde, placée au centre de la pièce et nécessairement entourée de chaises, supprime les
hiérarchies et préséances. L’émergence
de la table ronde dans les campagnes au
début du XIXe siècle atteste ainsi l’influence presqu’immédiate des styles
urbains et révèle des évolutions radicales dans les techniques et les modes de
vie.
Certaines tables comportent des accessoires. Elles sont « articulées »,
« pliantes », « à bouts pliants »,
« ouvrantes », « à rallonges » pour gagner
de la place. Quelques-unes sont munies de
Disposition traditionnelle : table de coin dans la « Stub » (1.1.2) entourée d’un banc
fixe dans le « coin du Bon Dieu » et de chaises en face; pas de table dans la cuisine.
Mais une salle à manger quotidienne, avec table rectangulaire centrale, a été aménagée dans l’arrière-cuisine (1.3). Seebach (67). 1948.
roulettes en cuivre pour faciliter le transport. Leur ceinture com-prend généralement un ou deux tiroirs: le plus grand pour
ranger la miche de pain et le plus petit
pour les couverts.
La plupart des tables sont entièrement
construites en bois. Les manuels d’ébénisterie conseillent l’usage de bois durs :
chêne ou hêtre pour le piètement, chêne,
noyer pour le plateau. Néanmoins, et pour
des raisons d’économie, presque la moitié
des tables alsaciennes sont encore au
XIXe siècle, montées en sapin. Cette proportion baisse au cours du siècle
(tableau 1). Le noyer vient ensuite, en forte
hausse, témoignant du développement
d’une certaine aisance. Le chêne, par
contre, peu employé, disparaît entre 1820
■
L’habitude de s’asseoir sur un siège,
devant une table haute, pour prendre les
repas, est le résultat d’une lente évolution qui ne semble pas encore être arrivée à son terme au siècle dernier dans
les campagnes alsaciennes.
Nous avons dénombré en moyenne
1,7 table par foyer dans la première moitié du XIXe siècle et ce nombre augmente entre 1820 et 1850 (tableau 2).
Presque la moitié des familles n’ont
qu’une table. Il est vrai que celle-ci
constitue, même pliante ou à rallonges,
un meuble encombrant dans les maisons
paysannes. De plus, les mœurs encore
patriarcales en réservent l’usage aux
repas pris en commun et aux veillées.
37,1 % des familles ont plus d’une table
et ce pourcentage correspond à une augmentation importante au cours du siècle
(tableau 2) qui révèle un plus grand
niveau de confort et une utilisation plus
diversifiée. Mais 16,5 % des familles
n’ont encore pas de table, ou apparaissent comme telles dans les inventaires
après décès, leur proportion ayant diminué entre 1820 et 1850.
Deux hypothèses sont susceptibles
d’expliquer ce dernier résultat. Il se
peut que les tables abattantes, fixées
aux lambris, et que l’on repliait le long
du mur après les repas, aient été considérées, à l’instar du poêle et des meubles
Dans la « Stub » (3.2) de cette maison
de l’Outre-Forêt se trouve une table rectangulaire placée au centre de la pièce
et entourée de chaises. A la cuisine (3.3)
il y a simplement une table de travail.
Seebach (67). 1948.
43
Marie-Noële Denis
Tables à manger en Alsace
Table ronde centrale dans la
« Stub » (2.2) transformée en
salon de cette maison du Sundgau
et table rectangulaire avec chaises
et bancs à la cuisine (2.4).
Brinckheim (68). 1948. Disposition
inchangée en 1971.
Table rectangulaire centrale dans la
« Stub » (2.6) de cette maison du
Kochersberg; mais table aussi dans la
« Kleinstub » (2.2) pour les repas quotidiens et table de coin dans la cuisine
(2.4). Truchtersheim (67). 1948.
44
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
En 1971 dans la même maison, la
« Stub » (3 et 4) est transformée en
salon-salle à manger de parade et
une table rectangulaire centrale,
entourée de chaises, placée dans
l’alcôve qui a été supprimée. La disposition de la salle à manger, dans
la « Kleinstub » (1), a peu changé
mais la présence d’une table plus
grande et centrée, dans la cuisine,
laisse supposer qu’elle n’est plus
utilisée au quotidien.
intégrés, comme des biens immobiliers,
attachés à la maison et, de ce fait, non
cités dans les inventaires. On peut imaginer aussi qu’il était encore en usage,
dans le monde rural du XIXe siècle, de
manger assis sur une chaise ou un tabouret, sans table, mais appuyé sur un coffre
ou sur ses genoux. Cette hypothèse retenue par J. M. Boehler (1986), fait référence aux tableaux de Le Nain datés, il
est vrai, du XVIIe siècle.
Le coût des tables ne semble pourtant pas prohibitif : le prix moyen est de
4,20 F et reste stable pendant toute la
première moitié du XIXe siècle. Par
ailleurs, si une belle table en noyer coûte
15 à 20 F, l’exemplaire courant, en sapin,
ne vaut qu’un franc, prix bien inférieur
à celui d’un lit complet (4,50 F) ou même
d’une chaise (1,30 F). Il semble donc que
la table ait occupé, dans certains cas, et
jusqu’au milieu du XIXe siècle, la dernière place après le lit, la chaise et le
banc, dans la hiérarchie des meubles
domestiques. Encombrante, sans valeur
marchande ou symbolique, pas encore
jugée indispensable, elle est souvent
mise au rebut dans le corridor ou le grenier (tableau 3).
Les tables en usage se trouvent réparties à égalité dans la « Stub » (salle commune) et les chambres (tableau 3) avec
un déplacement au cours du XIXe siècle
au profit de ces dernières, témoignant
ainsi d’une vie familiale plus intime. Par
contre, il y a peu de tables dans la cuisine (tableau 5 - 13,2 %) d’un bout à
l’autre du demi siècle. Nous remarquons
aussi l’absence de chaises dans cette
pièce. Le travail des femmes s’accomplit
donc, non seulement debout, mais sans
autre appui que l’évier et la cuisinière.
Manières de table
traditionnelles
■
Les repas quotidiens des familles
rurales alsaciennes ont lieu dans la
« Stub » (salle commune) depuis au
moins le XVIe siècle, et non dans la cuisine, comme c’est le cas dans bien d’autres
régions françaises.
Montaigne, lors de son voyage en Alsace (1580-1581), parle déjà d’une « salle
commune à faire les repas ». L’abbé Cetty
(1889) lui attribue, sous le règne de
Louis XIV, le nom de « chambre d’habitation » et au XVIIIe siècle celui de
« chambre à demeurer ». H. de l’Hermine (1674-76 et 1681) précise au XVIIe siècle
que les Alsaciens «… y couchent, y mangent, y sèchent leur linge, y gardent du
fruit ». Le rapport du préfet Migneret, en
1860, décrit les mêmes usages.
La « Stub » se présente en effet
comme une pièce confortable : « salle boisée haut et bas avec de grandes
fenêtres », chauffée par un grand poêle
alimenté de la cuisine et bien meublée de
buffets et « d’armoires dans les murs ».
Le jour, toute la famille s’y retrouve pour
les repas, la prière, les veillées.
Dans cet ensemble un certain nombre
de dispositifs sont destinés à l’alimentation : une fontaine avec essuie-main sous
le cache-torchons accroché derrière la
porte, un buffet deux corps pour ranger
le linge de table (dans la partie basse) et
la vaisselle (dans la partie haute), des
niches sur le poêle pour tenir les plats au
chaud et surtout une table et des sièges
(chaises et bancs). Montaigne parle déjà
de «…tables équipées de bancs » (op. cit.)
et l’abbé Cetty décrit ainsi une « Stub »
campagnarde: «… sur les côtés des bancs,
au milieu de la chambre une table… des
chaises en bois ciré contre les murs… »
(op. cit.).
Plus que toute autre stratégie d’occupation de l’espace domestique, les mutations dans la disposition des places à
table lors des repas vont refléter une certaine fidélité à l’ordre ancestral mais
aussi l’évolution du pouvoir et des rapports hiérarchiques à l’intérieur de la cellule familiale.
Selon la tradition, la table se trouve
située dans le coin de la « Stub » qui
donne à la fois sur la rue et sur la cour et
correspond au poteau cornier posé en premier lors de la construction et sur lequel
repose tout l’assemblage de la maison. A
partir de ce coin, la distribution des
places à table, lors des repas, s’ordonne à
partir d’une hiérarchie à la fois sexuelle,
familiale et sociale.
Le maître de maison occupe une position centrale, sur le banc de coin et les
autres membres de la cellule domestique
se répartissent d’abord à sa droite, plus
valorisée, puis à sa gauche. Les hommes
sont sur le banc et les femmes en face,
sur des chaises, car plus mobiles et symboliquement moins attachées à la maison. La maîtresse a d’ailleurs apporté en
cadeau de mariage, sa propre chaise marquée à son nom. Chacun occupe ensuite
le rang défini par l’importance de son travail dans l’économie de la ferme. Les
domestiques mangent à la table des
maîtres, mais placés aux extrémités,
juste avant les enfants. L’ordre généalogique est aussi respecté et à côté du chef
de famille s’assoient le grand-père, le fils
aîné et les autres garçons tandis qu’en
face, à côté de la mère, se trouvent successivement la grand’mère et les filles.
Les grands-parents sont nourris et logés
par contrat signé lors de la donation de
leurs biens à leur fils désigné comme
héritier. Mais il arrive que, plus bons à
aucune tâche, ils doivent aussi quitter la
table familiale et faire cuisine à part.
L’abbé Cetty décrit ainsi, pour le
XVIIe siècle, une famille distribuée selon
45
Marie-Noële Denis
Table carrée centrale dans la « Stub »
(1.7) de cette ferme du Ried ; table rectangulaire dans la « Kleinstub » (1.2) pour
les repas quotidiens et table de travail à la
cuisine (1.5) Muntzenheim (68), 1948.
Disposition inchangée en 1971.
46
les normes alors en usage dans le
Kochersberg : « En haut de la table le fermier, père de famille, à sa droite le grandpère, à sa gauche le fils aîné ; après
l’aïeul, la grand’mère, sa femme, ses filles,
la première servante, la deuxième et la
gardienne d’enfants ; après le fils aîné, le
premier valet, le deuxième, les journaliers et les petits garçons » (op. cit.).
Le maître de maison dirige la prière,
coupe le pain après l’avoir béni, tranche
la viande, se sert le premier et passe le
plat du côté des hommes, puis du côté des
femmes. Par contre, les légumes sont disposés dans un grand plat au milieu de la
table et chacun se sert à sa guise. Autrefois aussi, le maître remplissait l’unique
verre de vin, y buvait, puis le tendait à
l’aïeul qui le faisait circuler exclusivement du côté des hommes.
De ce fait, l’accès à la nourriture considérée comme énergétique (pain, vin,
viande) est inégalitaire et fortement hiérarchisé. Le chef de famille définit la part
de chacun, et les travailleurs sont nourris
avant les enfants, qui n’ont que les restes.
Les femmes qui se lèvent beaucoup pour
assurer le service (encore ne restent-elles
pas debout comme c’est la coutume, par
exemple, en Limousin), mangent moins
que les autres. Seul le plat de légumes, de
moindre valeur nutritive, est accessible à
tous.
Mais la place du maître de maison
n’est pas seulement soumise à des nécessités matérielles relevant d’une bonne
gestion familiale des réserves de nourriture. Elle dépend aussi de contraintes
symboliques. En tant que chef de famille, il se trouve lié à la maison et sa place
sur le banc de coin, le long du poteau cornier, assure symboliquement la stabilité
de la construction et la longévité de la
famille. Il réitère ainsi à chaque repas,
rite majeur de sauvegarde de l’intégrité
physique de chacun, le contact nécessaire avec les puissances protectrices souterraines et célestes.
De fait, ce poteau, marqué à l’extérieur de signes religieux qui encadrent la
date de fondation de la maison et les
noms ou initiales du couple fondateur, et
à l’intérieur par l’armoire appelée « coin
du Bon Dieu » (Hergottwinkel) qui renferme la Bible de famille et les titres de
propriétés, joint symboliquement la terre
et le ciel et engage le maître de maison
dans une longue succession d’ancêtres et
de descendants, garants de la pérennité
de la lignée.
Evolution
contemporaine
■
Cette table rectangulaire, placée
dans un coin de la « Stub », a souvent été
remplacée, au cours du XIXe siècle, par
une table ronde ou carrée, en position
centrale.
Ces modifications, imitées des modes
urbaines, ont accompagné et mis en évidence, à la fois la perte d’autorité du
maître de maison et l’effacement du système hiérarchique lié à la répartition
traditionnelle des places à table. Néan-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
moins, certains éléments subsistent : on
ne mélange pas les sexes et le maître
continue d’occuper la place d’honneur.
Dans un premier temps, les repas quotidiens ont toujours lieu dans la « Stub »,
mais sur une table centrale, ronde ou carrée, entourée de chaises. Le maître de
maison est assis, le dos à l’alcôve. Les
autres membres de la famille se répartissent indifféremment de part et d’autre
en respectant la division des sexes.
Au XXe siècle, la rôle de la « Stub » se
modifie. A l’instar de la salle à manger
bourgeoise et citadine, elle devient une
pièce de pure parade réservée aux
grandes fêtes familiales (baptêmes, communions, grands repas lors de la fête
patronale). Son importance symbolique
s’en trouve renforcée mais son rôle traditionnel s’efface définitivement puisque
les repas quotidiens ont lieu désormais,
quand la taille de la maison le permet,
dans une nouvelle salle à manger, à disposition centrale, installée en face, dans
la « Kleinstub » (petit poêle). Puis cette
pièce est elle-même abandonnée au profit de la cuisine devenue plus propre, plus
facile à chauffer en hiver, à tenir fraîche
en été du fait de l’utilisation de nouvelles
sources d’énergie. Celle-ci apparaît aussi
de taille suffisante pour une cellule familiale amenuisée par la baisse de la natalité et la disparition des domestiques.
Néanmoins, bien que les schémas en
soient brouillés et parfois temporaires, la
famille reste fidèle à une certaine hiérarchie, interprétée de manière différente
dans chaque maisonnée, mais où l’on peut
Tables à manger en Alsace
discerner la persistance de certaines
règles (sauf évidemment pour les tables
rondes dont la forme même s’oppose à tout
classement). Dans le cas des tables rectangulaires, les bas-bouts représentent les
places d’honneur, occupées par le maître
de maison, sa femme ou le grand-père. La
séparation des sexes est toujours respectée
de part et d’autre d’une diagonale. La hiérarchie des individus s’établit à partir de
la droite, le maître ayant par exemple de
ce côté son fils aîné, puis le frère de son
épouse qui elle-même place à sa droite sa
fille aînée, puis sa fille cadette.
De nouveau à la mode, les tables de
coin se multiplient, en référence à une
tradition régionale longtemps considérée
comme désuète. La répartition des
places, dans ce cas, ne s’inspire pas des
anciennes coutumes pratiquées dans la
« Stub ». Le père n’occupe plus le « coin
du Bon Dieu », qui n’existe pas dans la
cuisine, mais se tient à l’opposé, du côté
libre d’accès, et le reste de la famille se
dispose autour de lui, en respectant souvent la séparation des sexes et la hiérarchie des générations. Les nécessités d’une
distribution alimentaire inégalitaire
n’existent plus mais le geste demeure.
Conclusion
■
Ainsi les tables à manger repérées en
Alsace depuis le début du XIXe siècle, ontelles subi une évolution dans leurs
formes, leur localisation dans la maison et
leurs usages. Cette évolution traduit des
changements dans la préparation et la
consommation des aliments liés à la
modernisation des moyens de cuisson et
à la fin des pénuries de subsistantes.
Mais elle traduit aussi des mutations
dans les manières de table, et plus généralement dans les mœurs familiales et
sociales liées au rituel des repas.
Bibliographie
Notes
■
1. Manuel Roret, réédition, 1984.
2. Selon les termes employés dans les
actes notariés que nous avons
consultés.
3. Le choix des inventaires après décès
utilisé pour obtenir ces chiffres
ayant été fait avec soin, il est exclu
que des tables en aient disparu lors
de partages préalables.
4. La table traditionnelle constitue un
élément de base du mobilier et
appartient, avec la maison, à l’homme qui en hérite. Elle est considérée
de ce fait, comme le banc qui l’encadre, comme un bien immobilier.
5. Certains inventaires ne comportent
ni table, ni coffre.
6. H. de l’Hermine, (1886).
7. abbé H. de Cetty, (1889).
■
• BOUTY-FABRE, V., « L’habitat
rural à Ernolsheim-lès-Saverne »,
mémoire de maîtrise d’ethnologie,
Strasbourg, octobre 1994.
• CETTY, abbé H., « La famille d’autrefois en Alsace », Rixheim,
P. Sutter, 1889.
• CHIVA, I., « La maison : le noyau du
fruit, l’arbre, l’avenir », dans
« Habiter la maison », Terrain, n° 9,
octobre 1987.
• DENIS, M.N. et GROSHENS, M.C.,
« Architecture rurale française »,
vol.
Alsace,
Strasbourg-Paris,
Berger-Levrault, 1978. Réédition,
Die, Adie, 1999.
• DENIS, M.N., « Les intérieurs
ruraux de Schillersdorf », Pays
d’Alsace, cahiers 135 -136, n° II, III,
1986.
• DENIS, M.N., « Décor de vie et
mémoire familiale », Pays d’Alsace,
n° II, 1990
• Encyclopédie de l’Alsace, Article
«
Mobilier
»,
Strasbourg,
Publitotal, 1983-1986, vol. 9.
• Images du Musée Alsacien, Revue
Alsacienne Illustrée, 1904, 1913.
• KLEIN, G., « Arts et traditions
populaires d’Alsace », Colmar,
Alsatia, 1976.
• L’HERMINE, H. de, « Mémoires de
deux voyages et séjours en
Alsace », 1674-76 et 1681 »,
Mulhouse, Imprimerie Border,
1886.
• MIGNERET, J.-B., « Description du
département du Bas-Rhin »,
Strasbourg, 1858-71, 4 vol.
• MONTAIGNE, M. de, « Journal de
voyage en Italie, par la Suisse et
l’Allemagne, 1580-1581 », Paris, les
Textes Français, éd. Les Belles
Lettres, 1946.
• RAPOPORT AMOS, « Pour une
anthropologie de la maison », Paris,
Dunod, 1972.
47
Simone Gerber
SIMONE GERBER
Quelques bases
physiologiques du goût
et de l’olfaction
■
Enfance,
médecine et cuisines
ans notre culture contemporaine
les propos sur la santé occupent
une large place. La visite médicale pour l’enfant est devenue un rituel de
la vie quotidienne de la famille. L’image
d’un enfant bien portant est celle d’un
enfant bien nourri. La qualité de la
nourriture, la façon de la donner, ce
qu’il faut ou ne faut pas manger, font
l’objet de bien des conversations, de
bien des questions au cabinet médical.
Comme pédiatre, je suis une actrice
sociale de la transmission des discours
en même temps que témoin de leur mise
en œuvre. C’est donc en professionnelle
de la santé des petits enfants que j’aborderai la cuisine d’aujourd’hui.
D
La médecine d’enfant
et l’évolution
de notre société
SIMONE GERBER
48
Pédiatre. Strasbourg
■
Pédiatre libérale et en P.M.I1, je
reçois et je soigne les enfants dans leur
famille depuis plus de trois décennies.
J’exerce mon métier dans un faubourg
strasbourgeois. Sur deux générations
j’ai pu observer l’évolution des soins, de
la santé des enfants, j’ai pu comparer en
fonction des régions d’origine, des pays,
et au fil des temps, les changements en
matière des pratiques de puériculture2.
Par mes études à Paris, un séjour comme
médecin dans un hôpital aux U.S.A, puis
mon installation en Alsace, j’ai participé
et assisté aux migrations intranationales3, intercontinentales4, et aux transformations de « l’art d’accommoder les
bébés »5 comme à celles d’accommoder
les nourritures. J’ai découvert les modes
de vie américains dans les années
soixante, et j’observe aujourd’hui dans
le contexte local et pluriculturel qui
nous est propre, l’américanisation de la
nourriture des enfants : apparition des
petits pots, des surgelés, des boissons
industrielles comme le coca cola. Nos
modes de vie se sont eux aussi américanisés : urbanisation des campagnes,
déplacements de plus en plus motorisés,
grandes surfaces, « shopping centers »,
influence de plus en plus grande des
médias visuels et de la publicité. Les
pathologies elles aussi s’américanisent.
En 1960, arrivant de France aux Etats
Unis, j’avais découvert la fréquence du
terme « allergy » dans la nosologie médicale d’outre atlantique, et la plus grande intensité des symptômes allergiques
chez les patients américains par rapport
aux patients français dont j’avais l’expérience. En France depuis nombre d’années, nous « arrivent » les mêmes maladies. Les descriptions des pathologies
allergiques, les discours sur sa prévention se multiplient dans les revues médicales, relayées par les magazines de vulgarisation. Dans le même temps, en
opposition à l’industrialisation intensive
et productiviste de l’alimentation, des
courants écologiques et végétariens
développent des réseaux de distribution d’aliments « biologiques » pour
adultes et pour bébés. La macrobiotique, et en particulier sa tendance
« végétalienne »6 plus sectaire, qui expose les bébés au risque de malnutrition
par manque de protéines lactées ont
été crées à leur marge.
Les cinq sens forment un système très
complexe d’interconnexions à tous les
niveaux qui depuis la naissance, véhiculent les informations jusqu’au cerveau et
construisent nos références sensitives. Ce
qui est spécifique à l’être humain c’est que
cette sensorialité est un des supports sur
lequel se développe le langage qui à son
tour retentit sur la sensorialité. Ce que l’on
sent, on en parle, ce dont on parle agit sur
ce que l’on sent… Ainsi se constitue notre
vision charnelle du monde physique. Par la
sensorialité olfactive chaque odeur est
reconnue, alors que pour le goût les
saveurs se répartissent en quatre classes :
salé, acide, sucré, amer. Le goût, l’olfaction,
communiquent avec les autres sens, et
permettent de connaître non seulement la
nourriture mais aussi le monde extérieur.
C’est par la bouche que le bébé goûte le
lait, reconnaît le sucré lié aux apports
énergétiques et rejette l’amer. C’est aussi
par leur mise en bouche que l’enfant
reconnaît les objets qui sont à sa portée. Il
en évalue la consistance, la surface, le volume, l’odeur. Les papilles gustatives sont
situées sur les bords de la langue, et chez
le jeune bébé sur les muqueuses buccales. Dès les premiers jours, par son olfaction, le nouveau-né reconnait l’odeur de sa
mère, son sein, son lait ou celui du biberon.
Les cellules olfactives qui tapissent les
parois nasales sont très richement innervées. Sur la petite surface (5 cm2) de la
muqueuse nasale on trouve 10 à 20 millions de cellules réceptrices qui transforment les messages chimiques en des messages électriques. Ceux-ci, par les trajets
nerveux aboutissent au rhinencéphale situé
dans le paléencéphale, partie ancienne du
cerveau. L’homme, du fait de la station
bipède, a pu libérer ses membres supérieurs. Il a développé sa vision, son audition, sa psycho-motricité et ses capacités
intellectuelles aux dépens de son olfaction. Il a cependant conservé ses structures
anciennes qui sont connectées à des aires
associatives extrêmement riches et nombreuses. Celles-ci le relient au cerveau et
aux noyaux de la vie végétative situés dans
l’hypothalamus véritable centre supérieur
de tout le système neuro-végétatif qui
reçoit les différentes voies nerveuses olfactives et optiques. Ceci explique l’importance de la sphère olfactive dans les acti-
Enfance, médecine et cuisines
vités végétatives (respiration, circulation,
sécrétions…) associées aux excitations
lumineuses. Étant donné le rôle de l’hypothalamus dans la sécrétion des hormones, sexuelles entre autres, on comprend l’influence, consciente ou
inconsciente des odeurs et de la nourriture sur nos comportements, nos émotions, et
sur le climat hormonal qui peut changer le
fonctionnement de l’olfaction et du goût
dans des relations de complexe réciprocité. Les cellules gustatives et olfactives
évoluent avec l’âge. Nous sommes capables
de distinguer entre 2000 et 4000 odeurs,
flaveurs et arômes. Leur nombre et leur
qualité progresse jusque vers l’âge de 20
ans, puis diminue lentement de 40 à 70 ans
pour chuter au delà de cet âge.
Évolution
du goût avant et après
la naissance
■
Chez le foetus le développement des
bourgeons gustatifs est très précoce, à trois
mois de gestation. On sait que le foetus
déglutit. Le nouveau-né perçoit très bien les
différences d’odeur. il reconnait l’odeur de
sa mère, il détourne la tête à la présentation
d’odeurs déplaisantes. Très tôt un bébé
peut manifester son goût ou son dégoût
pour un lait particulier. Les difficultés du
sevrage, les refus de se nourrir qui cèdent
au changement d’alimentation en attestent régulièrement. Les saveurs perçues
pendant le séjour amniotique développent très probablement le goût pour certains aliments: le bébé de mère indienne
préférera l’odeur du curry qui a imprégné
tout au long de sa vie-intra-utérine le
liquide amniotique. Le bébé de mère
méditerranéenne préférera lui, le goût de
l’ail. Lorsqu’un nouvel aliment ou un parfum, change l’odeur du lait ou du sein
maternel le nourrisson peut le refuser. Le
goût se diversifie au fur et à mesure de la
croissance et de l’accès à l’autonomie.
Dans notre civilisation c’est à partir du
moment où le bébé quitte la relation exclusive à sa mère qu’il apprend, avec l’introduction d’aliments plus solides, à diversifier son goût. Cette éducation de la
première enfance dans les coutumes alimentaires familiales, se poursuit tout au
long de la croissance, de la scolarité, de la
vie en société, avec des phases de rejet et
de sélection alimentaire qui peuvent alterner avec des périodes de plus grande
curiosité et de plus grande appétence.
L’allaitement
■
Malgré tous les discours officiels qui
l’encouragent, l’allaitement n’est pas en
progression. La télévision, les revues spécialisées, les revues pour parents regorgent de publicités sur les laits, les farines,
plus riches, plus supplémentés les uns
que les autres. Comment le lait artisanal
fabriqué par une simple femme peut-il
entrer dans cette compétition et ce
« maketing » ? Néanmoins, il nous faut
continuer à cultiver « l’art » de l’allaitement maternel, conseiller sans moraliser
ni nous décourager. La composition du
lait des femmes témoigne de la diversité
culturelle, sa teneur en lipides par
exemple, varie en fonction du contenu et
du rythme de l’alimentation maternelle.
Le lait des femmes allemandes a une
concentration lipidique plus forte en
début d’après-midi, celui des anglaises
plus forte en soirée. Le lait des femmes
esquimaux qui se nourrissent de poisson
a une composition autre que celle des
femmes américaines qui mangent beaucoup de viande. Une des tâches essentielles du médecin auprès des femmes qui
allaitent est souvent de les soutenir et de
tenter de les rassurer sur la qualité de
leur lait. Dans notre civilisation technique où tout se pèse et se mesure il n’est
pas toujours facile à une jeune femme de
donner ce lait dont elle ne peut quantifier
ni le volume, ni la teneur. Ceci est d’autant plus difficile que les conseils contradictoires fusent de toutes part. Dans le
milieu médical au nom de l’hygiène sacralisée et sanctifiée, on impose souvent des
contraintes et des règles inutiles : interdiction de manger des fruits, des épices,
obligation de boire deux ou trois litres
d’eau par jour, interdiction d’allaiter en
cas de grippe, en cas de prise d’antibiotiques, qui pour la plupart, ne présentent
aucun danger pour les bébés.
Samira
■
Samira., 17 ans, a accouché d’un magnifique garçon. Elle allaite et donne aussi à
son bébé un ou deux biberons par jour. Elle
se force à boire deux litres d’eau par jour, et
ce n’est pas facile, elle n’aime pas du tout
l’eau. A la maternité on l’a beaucoup prévenue sur les risques de diarrhée en cas de
mauvais coupage du lait sec de complément,
on lui a aussi dit qu’elle devait supprimer
49
Simone Gerber
Enfance, médecine et cuisines
de son alimentation tout ce qui était trop
épicé. Or, elle adore le poivron, et en a
mangé un petit morceau il y a deux jours.
Elle a entendu le mot toxique, ou toxicose ?
La grand mère du bébé raconte qu’elle a fait
hospitaliser sa fille lorsqu’elle avait deux
mois pour une diarrhée dont elle aurait
manqué mourir. Le bébé de Samira ne
court-il pas le risque d’être intoxiqué par ce
poivron qu’elle a mangé ? Sa mère lui a
parlé du « mauvais œil ». Au Maroc, dans
leur famille beaucoup de nouveau-nés sont
morts intoxiqués parce qu’une personne de
l’entourage leur avait jeté un mauvais sort.
Les paroles de Samira, nouvelle
maman, nous montrent comment sont
« métabolisés » les conseils et impératifs
alimentaires de notre monde occidental
qui font parfois un curieux ménage avec
l’histoire et les croyances culturelles
propres à la famille du bébé.
Importance
de l’imaginaire,
des émotions,
des paroles,
dans l’alimentation.
Constitution d’une
identité culinaire
■
Par les aliments se constituent des
liens conscients et inconscients entre
enfants et parents. La nourriture est comparable à un objet transitionnel7 qui permet à l’enfant de structurer son identité
individuelle au contact de sa mère, pour
accéder ensuite au monde symbolique, à
la culture, puis à une identité collective,
que celle-ci soit laïque ou religieuse. Les
« brèdelès » de Noël, les gâteaux du
ramadan, les dragées du baptême chrétien, les noix et le vin nouveau alsacien,
le pain d’azyme et la carpe de la Pâque
juive en sont des exemples.
L’histoire
mouvementée
de Octavia
Tomi Ungerer, Das grosse Liederbuch, ©. 1975 Diogenes Verlag AG Zürich.
50
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
■
Octavia a été adoptée à l’âge de six
semaines. Sa mère de naissance l’a amenée
dans un orphelinat en Amérique du sud à
l’âge de trois semaines. Lorsque ses parents
adoptifs sont venus la chercher, elle se rétablissait très difficilement d’une diarrhée
aiguë qui inquiétait les médecins. M. et
Mme M. ont attendu un mois avant de pouvoir transporter le bébé en France. J’examine Octavia dès son arrivée. C’est un tout
minuscule petit bébé. Elle est très vive, très
souriante. Mais elle est si maigre ! Elle a très
peu d’appétit. Des épisodes de diarrhées
successives émailleront sa vie pendant les
trois premières années. Tous les bilans médicaux sont négatifs. Les diètes successives
n’ont plus aucun effet. Elle reste maigre,
diarrhéique, et en même temps très précoce,
très joyeuse. Ses relations avec ses parents et
son grand frère qui vient du même orphelinat sont excellentes. Sa mère, passionnée de
littérature sud américaine, et très soucieuse de respecter la culture d’origine de ses
enfants, découvre dans un livre de cuisine
brésilien une recette de purée qui mélange
sorgho, haricots rouges, riz, farines de blé,
froment, maïs, et nécessite cinq heures de
cuisson. Octavia se délecte chaque matin et
chaque soir de cette bouillie épaisse et peu
appétissante. Elle l’engloutit avec un bonheur évident. Très rapidement sa diarrhée
disparaît. Octavia grandit, prend du poids.
Pendant une année elle accepte cette bouillie
du matin et du soir, puis brutalement la
refuse et partage les repas familiaux. Les
diarrhées n’ont jamais repris.
L’évolution de Octavia nous montre
bien que le biberon ou l’assiette ne
contiennent pas seulement des calories,
des protides, des lipides, des glucides,
mais bien des aliments qui ont une valeur
sensorielle, langagière, affective autant
que nutritive. Que représentait pour
Octavia et ses parents cette bouillie aux
saveurs étranges et étrangères qui a mis
un terme à sa diarrhée ? Octavia y retrouvait-elle quelques flaveurs d’avant sa
naissance ? A la faveur de ce plat à la cuisson si longue et si lente, avec Octavia et
ses parents, nous avons beaucoup parlé,
beaucoup échangé sur sa vie présente et
passée.
En faculté de médecine, nous étudions l’équilibre alimentaire en fonction
des risques de maladie. « L’hygiène alimentaire » si bien nommée, est essentiellement basée sur les interdits. Une
expérience qui prend en compte les relations à la parole modifie et complexifie
ces premiers enseignements. Elle nous
montre combien les événements de la vie
de l’enfant, de ses parents, leur culture,
leurs émotions, imprègnent les habitudes
alimentaires. Les mots aussi, sont une
nourriture. Dans son livre « Si c’est un
homme », Primo-Levi raconte comment
au camp de concentration, il résistait à la
faim avec l’aide de son ami alsacien « Piccolo ». Pendant que tous deux transportaient les lourds chaudrons de soupe,
Primo récitait et traduisait à son ami des
vers de la Divine Comédie. Avec les souvenirs des repas de famille, ils composaient tous deux des menus prestigieux.
Bien des locutions témoignent que nous
mangeons et buvons avec les mots de la
bouche : « nous dévorons une personne
des yeux », « nous buvons ses paroles »,
« nous donnons notre langue au chat »…
Les enfants qui entendent les paroles
« au pied de la lettre » nous l’enseignent
également.
Sébastien craint de donner sa langue à
manger. Sébastien a supprimé la viande à
l’âge de huit ans, tout de suite après que son
père se fût blessé avec un couteau en découpant du pain. Il a aujourd’hui 13 ans,
accepte à nouveau de temps en temps un
peu de nourriture carnée mais refuse de
manger de la langue. Il dit que cette partie
de l’animal lui donne l’impression d’avoir à
manger sa propre langue.
Cécile a peur d’être cannibale. Cécile,
agée de10 ans, insiste depuis quelques
semaines auprès de sa mère pour venir me
consulter. Elle a mal au ventre, a des nausées chaque soir et chaque matin, et a très
peur de vomir. Elle a souvent l’impression
d’avoir un « molar » dans la gorge, d’être
trop « pleine ». Elle redoute l’étouffement.
Lorsqu’elle mange des escargots elle a peur
d’en avaler le cœur. L’examen clinique est
tout à fait normal. Cécile me parle d’une
leçon de biologie humaine qui l’a beaucoup
impressionnée. Il semble que la majeure partie de ses symptômes ont débuté après le
cours fait par son instituteur sur la digestion. Je lui demande de m’apporter son
cahier. Nous le feuilletons ensemble. Au
chapitre sur la digestion : le schéma d’un
homme transparent montre l’ensemble de
l’appareil digestif. Schéma bien connu :
depuis le pharynx sont reproduits : l’œsophage, l’estomac, le duodénum, les intestins, l’anus. Une particularité cependant :
la nourriture est symbolisée par un petit
bonhomme qui chemine par la bouche
avant d’être expulsé par le gros intestin. Le
texte raconte à la première personne le
voyage aventureux de ce bonhomme depuis
son entrée sous la dent jusqu’à sa division
en une partie qui le mènera vers la cellule,
et une autre qui le jettera dans le gros intestin, « comprimé, desséché, noirci de
honte ». Je dis que ce bonhomme et cette
leçon ne doivent pas être facile à digérer !
A la quatrième consultation, malgré
51
Simone Gerber
quelques petits soucis digestifs, Cécile va
beaucoup mieux.
Les correspondances
sensorielles et affectives
fondent notre
mémoire
■
52
Le mot « douceur » désigne aussi
bien les sucreries, qu’une sensation tactile, ou une émotion agréable qui est
d’autant plus recherchée que les conditions de vie sont difficiles. Les sucreries,
les gâteaux, les chocolats sont sensés
apporter cette douceur de vivre dont chacun rêve. Les bonbons circulent entre
enfants pour marquer les liens, les dons,
la complicité, comme autant de douceurs
que l’on se partage. On comprend pourquoi les tentatives des soignants de supprimer les sucreries par souci de prévention des caries seront vouées à l’échec si
l’enfant et sa famille ne reçoivent pas en
retour les douceurs de l’échange dans le
respect et la reconnaissance de leur identité. Le lait quant à lui, représente le premier aliment offert par la mère. Dans un
certain nombre de situations sociales ou
affectives douloureuses, ou lorsqu’il y a
déracinement, éloignement de la « mère
patrie », je constate souvent combien il
peut être difficile de quitter une alimentation exclusivement lactée. Je rencontre ainsi, bien des petits enfants qui
continuent à prendre des biberons jour et
nuit. Ceci peut témoigner d’une habitude culturelle mais aussi du lien à une
mère qui tente de soigner sa propre souffrance par la relation fusionnelle à son
enfant. En emplissant ainsi la bouche de
son bébé au moindre pleur, elle s’identifie à lui, et cherche à combler tous les
manques, les siens autant que ceux de
son enfant. Le bébé peut y réagir par la
boulimie aussi bien que par l’anorexie.
Un met offert ou partagé dans un
moment d’échanges chaleureux sera
aimé pour la vie (« la madeleine » de
Proust). A l’inverse, un aliment consommé pendant une période douloureuse
risque d’induire une aversion qui non
seulement peut se poursuivre à l’âge
adulte mais aussi se transmettre. Monsieur M. me raconte son dégoût pour le chocolat donné en dessert le dimanche à l’internat où il avait été placé après la mort de
son propre père. Son fils n’a jamais avalé un
seul morceau de chocolat.
La nourriture
en héritage
■
La petite Cosette a cinq ans. C’est une
adorable petite fille qui est le portrait en
miniature de sa propre mère. Comme sa
maman, elle a un visage tout rond encadré
d’une chevelure très noire, de grands yeux
bleus aux longs cils, deux fossettes et un
petit nez retroussé. Je l’examine avant la
rentrée scolaire. Tout va très bien excepté un
début de carie sur deux incisives. Avec sa
maman, nous discutons alors de l’alimentation. Antoinette refuse les fruits et les
légumes, elle ne mange que des aliments
moulinés très fins. En dehors des gâteaux,
des bonbons, du pain, des frites, des nouilles,
dès qu’elle sent un morceau qui passe sa
gorge, elle le recrache. Elle prend encore trois
biberons par jour, et parfois même elle se
réveille pour un biberon la nuit. Chaque
nuit elle fait pipi au lit. Sa maman ne
mange pas non plus de fruits, ni de légumes,
pas non plus de viande. Elle a horreur de
faire la cuisine. Lorsqu’elle est dans sa maison elle n’aime pas manger et les repas sont
vite expédiés. Plus vite ça va, mieux c’est.
Cela ne dérange pas son mari qui est souvent
en voyage et mange avec ses collègues dans
de bons restaurants. Si sa femme ne lui fait
pas la cuisine ils vont au restaurant, pour
des tartes flambées, des pizzas, mais aussi de
temps en temps apprécient les bons repas
gastronomiques. Chez des amis ou au restaurant, la mère de Cosette retrouve l’appétit, et mange tous les mets avec beaucoup
de plaisir. « Comment était son appétit lorsqu’elle était petite ? » « Ah là, là, c’est toute
une histoire ! « Jusqu’à l’âge de huit ans, elle
était très gourmande, adorait manger. Elle
est devenue un peu trop ronde. Sa mère l’a
alors conduite chez un très grand spécialiste de la nutrition. Sans lui adresser une seule
parole, ce médecin l’a examinée, mesurée,
pesée. Il a dit à sa mère qu’elle était beaucoup trop grosse. Un régime très strict était
indispensable pour perdre les kilos en trop.
Il fallait supprimer les pâtes, les frites et
toutes les sucreries. Pour ses trois enfants, la
maman cuisinait de très bonnes choses.
Après la consultation la petite fille n’a plus
été autorisée à manger à la même table que
ses frères et sœurs. Une assiette de régime
l’attendait dans un coin de la cuisine. Elle
avait envie de pleurer, mais comme elle était
gentille et obéissante, elle ravalait ses
larmes. Aujourd’hui encore lorsqu’elle y
pense elle a envie de pleurer. Et voilà pourquoi elle a décidé de ne pas brimer sa fille
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
comme elle l’a été.Voilà peut-être aussi pourquoi elle n’aime pas cuisiner.
Cette histoire nous montre comment
une mère transmet à son enfant ses goûts
ou ses inappétences qui proviennent de
sa propre enfance. Dans de nombreuses
autres situations, j’ai constaté qu’il était
le plus souvent impossible de demander
à une mère de nourrir son enfant avec un
aliment qu’elle n’aime pas. Certains
régimes imposés par une maladie chronique (diabète, insuffisance rénale, intolérance au gluten…) nécessitent pour
cette même raison un accompagnement
psychologique soutenu. Paradoxalement
aussi, un manque à manger vécu dans
l’enfance peut induire un forçage alimentaire. Cette attitude peut-être interprétée comme une tentative d’effacer le
mauvais souvenir. Une personne qui a
subi les famines de la misère économique
ou de la guerre peut transmettre sa relation à la nourriture sur plusieurs générations. Gaver les petits enfants afin qu’ils
deviennent gros et forts est une pratique
qui peut se perpétuer bien longtemps
après la famine initiale, alors que celle-ci
semble effacée de la mémoire. Ceci était
vrai en France il y a seulement vingt ans
lorsque les bébés recevaient des biberons
lourdement lestés à la phosphatine. Je le
constate aujourd’hui chez certaines
mères récemment immigrées qui ont
connu la guerre, la misère, et une forte
mortalité infantile. Pour bon nombre de
femmes maghrébines et turques que je
rencontre essentiellement en P.M.I un
bébé bien portant doit être un gros bébé.
En contrepoint, dans notre société occidentale du trop plein qui favorise les
addictions alimentaires et l’obèsité, le
désir de grossir de l’après-guerre s’est
mué pour beaucoup de femmes en rêve
de minceur. Depuis quelques années j’ai
été amenée à plusieurs reprises à soigner
les bébés de quelques mères qui suivaient pour elles-mêmes un régime amaigrissant et ne nourrissaient pas assez
leurs bébés filles, par crainte de retrouver
en celles-ci leur propre image et les voir
prendre trop de rondeurs. « Je ne veux
pas que plus tard elle souffre comme moi
d’avoir à suivre un régime ».
Depuis que je les fréquente, les bébés,
les enfants, m’ont ainsi enseigné que
ceux qui les nourrissent puisent largement dans les réserves culinaires de leurs
histoires familiales présentes et passées.
Les cuisines sont les lieux où peuvent se
raconter ces histoires8 après qu’elles
Enfance, médecine et cuisines
aient plus ou moins longuement mijotées
au coin du feu. Pour tous ceux qui s’occupent d’enfants, ces récits sont importants à écouter et à transmettre. En chacun des endroits où l’enfant est amené à
se nourrir et à grandir, il importe en
effet de reconnaitre et respecter au
mieux les différentes façons qui sont les
siennes de s’inscrire dans sa parenté présente et dans l’ordre des générations.
Les messages sensoriels et langagiers,
autant régis par la physiologie, la chimie,
que par l’imaginaire qui accompagne
toute nourriture entretiennent les
échanges entre adultes et enfants qui fondent l’identité biologique autant qu’éducative et symbolique. L’olfaction, le goût,
participent ainsi aux processus qui struc-
Notes
■
1. La Protection Maternelle et
Infantile, institution de soins préventifs gérée par la Municipalité
(dans la ville de Strasbourg) par le
Département (en dehors de la ville)
organise des consultations gratuites
dans des centres médicaux sociaux.
2. Puériculture :
Ensemble
des
méthodes propres à assurer la croissance et le plein épanouissement
organique et psychique de l’enfant.
3. Des zones rurales à la ville
Bibliographie
■
• Gastronomes en couches, recettes de
grands chefs réunies par Patrick
Ben Soussan. Erès. Collection
« mille et un bébés ». 1999
• Brillat Savarin, La physiologie du
goût. Flammarion (Champs) 1982
• Geneviève Delaisi de Parceval et
Suzanne Lallemand. L’art d’accommoder les bébés. Odile Jacob.
Collection Opus. 1998.
• J. Delmas, A. Delmas. Voies et
Centres Nerveux. Masson 1975
• Dolto F., L’image inconsciente du
corps. Seuil. 1971
turent depuis sa naissance le petit
humain. Avant même qu’il arrive au
monde, ce sont les nourritures terrestres
et affectives qui sustentent le bébé et le
rendent apte à prendre progressivement
sa place active de sujet dans sa famille et
son milieu environnant.
Les enjeux personnels et familiaux
des transmissions « orales » inter et intragénérationnelle peuvent se déployer sur
de multiples niveaux. Non seulement l’enfant est apte à sélectionner, accepter ou
refuser ce qui lui est offert, mais petit à
petit aussi il est apte à proposer. Il appartient aux adultes de le nourrir, le soigner,
le guider, l’éduquer, le protéger, mais
aussi de le respecter.
4. Du Maghreb, de l’Afrique, et aussi
(ce qui est une spéficité de l’Alsace)
de la Turquie à la France.
5. Je me réfère à « L’art d’accommoder
les bébés », ouvrage écrit par une
psychanalyste et une ethnologue :
Geneviève Delaisi de Parceval et
Suzanne Lallemand. Dernière Édition chez Odile Jacob. Collection
Opus. 1998.
6. Les végétaliens excluent tous les
aliments qui ne proviennent pas du
règne végétal.
7. Terme inventé par le pédiatre et
psychanalyste anglais Winnicot
pour désigner des objets qui se
situent dans une zone intermédiaire
entre une réalité intérieure et extérieure, et permettent au bébé de
progressivement se séparer de sa
mère pour acquérir son propre sentiment d’identité.
8. Une éducatrice qui prend en charge
des parents en difficulté et se rend à
leur domicile, m’a dit combien la
cuisine est souvent un ultime lieu
de paroles « vraies », de confidences, qui après de longs préambules, se disent au dernier moment
avant de se quitter.
• Simone Gerber. « Le goût et les
jeunes à table » p. 570-572 Journal de
Médecine de Strasbourg. Expansion
scientifique française. 1991
• Simone Gerber. « Pédagogie insolite : une leçon difficile à digérer ».
P. 25-26. Revue de psychanalyse, Le
Coq Héron : « Insolite, Non sens
Contre sens ». N° 124, mars 1992
• Primo Levi, Si c’est un homme.
Julliard. 1987
• Mathiot G., Vermeil G., Bon appétit
de un jour à vingt ans. Stock 1972,
Marabout 1977.
• L’aube des sens. Ouvrage collectif.
Les cahiers du nouveau-né, n° 5
Stock. 1983
• Puisais J, Le goût de l’enfant, Paris.
Flammarion. 1987
• Simone Rubin. Apprivoiser les maladies de bébés. Erès. Collection
« Mille et un bébés » 1998
• D. W Winnicott. Jeu et réalité.
L’espace potentiel. Gallimard 1975
• Le psychisme à l’épreuve des générations. Ouvrage collectif introduit
par Serge Tisseron. Dunod 1995
• Toussaint-Samat M., Histoire naturelle et morale de la nourriture.
Bordas. 1987
53
Nicoletta Diasio
N I C O L E T TA D I A S I O
Plaisirs du goût et regards détournés
Plaisirs du goût
et regards détournés
Ethnographie des grignotages
enfantins dans un quartier de Rome1
L
NICOLETTA DIASIO
54
Anthropologue,
Université Marc Bloch, Strasbourg
Laboratoire de sociologie de la
culture européenne
(UPRESA 7043 CNRS)
e verre de Coca bu debout dans la
cuisine, le bonbon sucé en faisant
ses devoirs, les chips grignotées
devant la télé : petites actions qui accompagnent imperceptiblement la vie quotidienne, scandent les temps de pause et de
travail, occasionnent rencontres rapides
autour d’un café ou d’une table basse de
salon ; petits plaisirs aussi, blâmés par les
nouvelles vestales de l’hygiène et de la
nutrition correcte. Cet adjectif « petit »
qui revient – « petits trucs pour de petites
faims » – n’évoque-t-il pas un superflu qui
échappe au zèle normatif de la société, ces
riens qui émaillent de choix individuels
des habitudes collectivement partagées ?
Ou au contraire nous met-il au cœur d’un
invisible qui n’échappe pas pour autant à
des prescriptions sociales? L’objet de l’article est constitué par l’analyse de ces
conduites qui, parce qu’elles sont situées
dans le champ de l’informel, sont inarticulées et fondées sur un système de
conventions implicites d’autant plus silencieuses qu’elles sont plus évidentes : elles
vont sans dire. Cet essentiel caché au
cœur de l’évidence se constitue au fil
d’habitudes, de gestes et rythmes quotidiens, d’une mémoire du corps, dont l’efficacité même fait sens pour les acteurs et
fonde leur appartenance à une société.
Une ethnographie des sens appliquée
aux pratiques alimentaires, aux gestes et
aux regards, auprès d’un nombre restreint de familles habitant un quartier de
Rome, prend en compte le grignotage
comme un analyseur de ce qui fonde le
lien familial : le système de socialisation
à travers l’alimentation, les formes de
contrôle et de pouvoir qui lient réciproquement adultes et enfants, la frontière
entre interdit, prescrit et permis, injonc-
tion et transgression, transgression et
plaisir. Le terrain contesté dans cette
(re)formulation du jeu social est celui des
repas informels des enfants de 7 à 10 ans :
car si le choix, la préparation et la
consommation des aliments constituent
des formes de connexion entre générations, ils sont aussi des occasions de
conflit et de transaction, surtout à l’occasion de ces goûters ou déjeuners sans
parents, où se déclenchent des désirs et
s’entrevoient d’inespérés horizons de
liberté. A Rome ont été rencontrés 14
enfants et leurs parents, soient au total 10
familles2. Cette ville est un carrefour de
toute l’Italie. La plupart des familles de
cet échantillon sont des Romains récents,
y compris les plus « romains » (accent,
cuisine) d’origine napolitaine, sicilienne
ou ligure. Les traits remarquables de cet
échantillon sont la large extension de la
famille aux grand-parents des deux bords,
surtout aux grand-mères, aux oncles et
tantes, aux cousins du premier et second
degré. Sont également remarquables
l’âge tardif des parents, et le nombre
réduit d’enfants par couple, deux « vérités » statistiques. Quatre couples sur dix
sont séparés, ce qui n’a pas le même sens
qu’en France : ici, il faut être judiciairement « séparés » pendant trois ans pour
avoir le droit de demander le divorce.
Toutes les maisons sont, comparativement aux maisons françaises, plutôt
grandes et en matériaux nobles
(tomettes, marbre), elles sont d’une propreté obsessionnelle d’un point de vue
Français, et l’objet d’investissement à
long terme : meubles anciens, cuisines et
salle de bain spacieuses et équipées en
matériel haut de gamme. La télévision y
occupe la place d’honneur, huit familles
Andy Warhol, Ice Cream Dessert. 1959 (72,7 x 57,5 cm),
Catalogue Andy Warhol, dessins 1942-1987, Musée d’art, Bâle, Andy Warhol Museum, Pittsburgh, 1998.
55
Nicoletta Diasio
sur dix ont au moins un ordinateur et
quatre en ont plus que deux; huit familles
sur dix ont aussi au moins un portable ;
tous les pères séparés en ont un, justifiant
aussi l’achat par le constat que cela leur
permet d’être plus facilement joignable
par les enfants. La maison est ainsi le lieu
de l’intimité, mais aussi de l’échange - cet
intérieur pullule de dispositifs techniques
qui lient les membres du groupe familial
et ex-familial les uns aux autres dans une
chaîne de répéribilité constante - ; lieu
enfin du paraître, du tout visuel, de la
mise en scène constante d’une « domesticité » idéale.
Des mots piquants,
sucrés et salés
56
■
Le langage parle à travers le chercheur,
situé à l’intérieur du champ de sa propre
recherche comme objet d’observation.
Les mots évoquant les repas informels ont
des goûts différents, expriment saveurs et
mouvements du cœur selon les contextes,
les âges, les niveaux expressifs, les relations sociales.
Au niveau du registre officiel, le repas
informel n’existe pas, ou négativement.
On emploie l’expression fuori pasto (hors
repas, au singulier abstrait), où la valeur
accordée au repas est assez forte pour
regrouper par exclusion tout ce qui, dans
le champ des conduites alimentaires, ne
l’est pas; ou encore de snack, où le recours
à l’anglais évoque un système de pratiques sortant de la tradition. L’idée que
le repas informel se situe dans un lieu
extérieur à la mémoire familiale est très
forte et génère tensions et incertitudes. A
cette injonction du silence s’oppose le
terme spuntino, petit en-cas, qui designe
une faim nomade, ou hors des repas.
C’est un terme lié à l’événement, au
ponctuel, à l’extérieur, qui évoque le français « sur le pouce » : il désigne donc une
action finie, délimitée dans le temps et
dans l’espace, improvisée. Dans ce sens il
transgresse moins la sacralité de l’habitude, en ce qu’il repropose une structure
de « repas » limité, quant à la quantité.
Un spuntino est comme une colazione leggera (un mot générique évoquant un petit
repas (une collation) autant que le « petit
déjeuner »), hors des heures de repas, ou
en substitution d’un repas. Cette forme
diminutive du mot « spunto » - mise en
train ou suggestion plus ou moins occa-
sionnelle - a également une connotation
sexuelle, et signifie un rapport amoureux en toute vitesse, una sveltina.
En famille on emploie couramment le
mot merenda, l’équivalent de « goûter »,
même si les des connotations sont complètement différentes par rapport au
contexte fraçais. La merenda a moins que
le goûter un caractère d’institution familiale, mais se colore en revanche d’une
note affective ayant trait à la récompense et au plaisir. On dit fare merenda,
terme verb-oriented, centré sur l’action,
non le concept : originairement associé à
l’heure de midi (latin meridies), c’est le
repas personnel apporté au dehors par
qui ne rentre pas déjeuner. Il est lié au
mérite (latin merere), c’est la récompense d’un travail fait en plus ou d’un bon
comportement, à la notion de part, de
portion possédée en propre, mais aussi de
partage (grec meris, portion). Le diminutif - merendina - très utilisé, suggère le
plaisir, demande l’indulgence devant un
péché véniel. Utilisé à juste titre avec l’article indéfini (une), alors que le repas formel demande l’article défini (la cena, le
dîner), c’est un mot lié au dehors, au plaisir individuel et au mérite personnel, à ce
qui est soustrait aux rituels collectifs.
Dans ce sens il est difficilement traduisible en français. Dans la pratique, il
désigne souvent « un » goûter, une barre
ou un biscuit industriel, car son usage est
né et s’est développé avec celui de produits industriels : les merendine sont des
produits fabriqués qui peuvent être désignés du nom de leur marque : - manger
un Mulino Bianco o un Kinder -. Ils évoquent aussi quelque chose de tout prêt,
qui libère de la corvée de cuisiner et
mettre la table ; quelque chose enfermé
dans une cellophane, qui ne salit ni les
mains ni les cahiers et livres, et peut être
emporté en toute propreté, hygiène et
intégrité. Ainsi ont été repérés deux
types de discours : ou bien l’expression
fare merenda (« faire goûter »), en traînant sensuellement sur la deuxième syllabe de merenda généralement accompagnée d’une pause, comme pour se
remémorer tout le plaisir de l’action, ou
encore une litanie de marques industrielles bien précises :
« Je prends des Kinder au lait ou Pinguì,
des Mars, des nastrini ou des saccottinii
(Mulino Bianco), jamais des Kinder
Brioches, mais des Kinder Délice oui,
mais au chocolat (Y, 9 ans). »
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Ces références aux marques définissent
non seulement un produit, maisun système d’actions et d’appartenance où les
autre enfants se reconnaissent (et dont
ils peuvent « se démarquer »).
Une autre manière (connotée Mezzogiorno) de définir une prise de nourriture est la bella cosa. « La belle chose »
évoque en général une sucrerie offerte
aux enfants durant un visite des grandparents, d’un parent proche ou d’un intime. Cette expression aussi est liée au
plaisir, mais la valeur affective est ici
multipliée : plus qu’une récompense, la
bella cosa est un gage d’amour inconditionnel, en général préparé à l’avance.
L’enfant la cherche ou l’attend, elle lui
est donnée à la fin du repas principal,
souvent avec une menace implicite « si tu
ne manges pas tout tu ne l’auras pas », ou
comme rituel de bienvenue ou de départ.
Le fait que le terme « sucrerie » n’existe pas en italien indique combien encore aujourd’hui le chocolat, les bonbons et
tous les produits à base de sucre demeurent positionnés sur l’axe de la fête, de
l’extraordinaire et de l’affectif. Même si
la pratique dément en partie ces affirmations la densité sémantique de cette
expression représente une réalité
vivante.
La cosa buona est plus banale, mais
moins angélique, elle ressemble à un
caprice : chercher la cosa buona, c’est
avoir envie de quelque chose qui ne rassasie pas, mais apaise un désir. La cosa
buona est une récompense pour adultes :
M. et N s’offrent une cosa buona à la fin
des grandes courses hebdomadaires, ou
au retour d’un journée de labeur particulièrement éprouvante. Elle est surtout individuelle : on se l’achète, alors
qu’una bella cosa vous est offerte.
Les adultes entre eux usent souvent de
régionalismes sur des registres plus ou
moins explicitement sexuels. Certains,
d’origine napolitaine, utilisent le mot sfizio o sfizietto, c’est à dire caprice, folie. Le
sfizio est un désir que l’on s’enlève en le
satisfaisant (levarsi lo sfizio), il a un parfum de transgression, de sexe (lo sfizio par
excellence), d’interdit. C’est précisément
son inutilité qui le rend précieux, voluptueux. Il évoque en français le mot
« vice », sur le modèle de la publicité
pour le Caprice des Dieux (on se fait un
caprice ?).Très fréquentes sont également
des expressions verb-oriented comme spararsi un (littéralement, se tirer un panino,
barre, gâteau, etc.), typiquement romaine
Plaisirs du goût et regards détournés
et emprunté au langage des toxicomanes
qui « se tirent » l’héroïne dans les veines.
Ici aussi, et en toute ironie, le repas informel prend une signification transgressive.
Plus rare et traditionnel, est le mot stuzzichino, du verbe stuzzicare, agacer, chatouiller, titiller, connoté espiègle, excitant, érotique. Le stuzzichino ne comble
pas « un petit creux », ne satisfaire pas
« une petite faim » mais, au contraire,
met en appétit.
Mots étrangers, doux ou piquants disent
ce qui n’est pas prévu, la transgression
d’interdits et le plaisir sensuel, solitaire
ou en groupe.
La liberté otage
du rituel
■
Q. : Que manges-tu durant la journée ?
R. : Au petit déjeuner on mange du pain
et de la confiture, du lait, des biscuits, du
pain avec du Nutella. Le goûter de dix
heures à l’école se fait avec un biscuit au
chocolat. Au déjeuner on mange des pâtes
à la sauce tomate, de la viande, des frites.
Au goûter de quatre heures on peut manger la même chose qu’à dix heures, et au
dîner la même chose qu’au déjeuner (L,
9 ans, Rome)
Cet enfant n’utilise pas le registre personnel : sa réponse tout entière consiste
en une description circonstanciée et
péremptoire de la norme : sauter un seul
de ces cinq repas, pris à un rythme qui
structure la journée de manière contraignante, paraît impensable. Chaque repas
a son nom et son heure : colazione, merenda de dix heures, pranzo (déjeuner),
merenda de quatre heures, cena (dîner).
Le recours au mode impersonnel (« si
fa »… en français « on ») marque l’extériorisation d’une habitude et la rigidité
de la règle de catégorisation du temps par
rapport à l’alimentation. La différenciation en trois repas sucrés et froids et deux
salés et chauds est claire, mais à l’intérieur de celle-ci celle entre les deux
merende ou entre les deux repas chauds
est inexistante. Les horaires sont fixes, les
contenus peu variés. La socialisation est
totale : « on », ce n’est pas moi seul. A
Rome un repas se présente sous la forme
d’une suite de gestes ritualisés liés à un
lieu bien déterminé (maison, école). Il est
consommé collectivement et suivant une
chaîne ininterrompue d’opérations : faire
la cuisine – plats chauds –, préparer la
table, manger ensemble, débarrasser,
laver, ranger. Le problème de l’horaire
préoccupe les parents italiens, ainsi que
la succession des services à l’intérieur
d’un même repas : l’essence du rituel est
cet enchaînement normalisé de gestes
préconçus :
M. le matin « fait collation avec » [les
objets consommés participent au rituel,
ils sont sinon animés, au moins dotés d’un
être social] des biscuits Oro Saiwa ou
Cheerios, mais peu. A dix heures ils [notez
ce pluriel, il ne s’agit pas d’un acte individuel] « font merenda », toujours
« avec » Mulino Bianco, une tartelette,
un croissant, un ruban, une « merendina » [notez cet emboîtement métonymique du temps, de l’action et de l’objet
consommé signalé par un diminutif, cf.
nos « goûters » BN, à déguster pour le
goûter. Les gâteaux précédents portent
des noms de marques industrielles, ils
sont conditionnés sous cellophane]. Au
déjeuner on mange normalement [on,
norme, contrôle social fort] le « primo »
(premier service, toujours les pâtes), le
« secondo » (la viande) garniture et
fruits ; l’après-midi il fait [retour à la
liberté de l’individu] un autre goûter à
base de Coca Cola surtout (rire gêné), et
puis du Nutella, un gâteau fait par moi
et toujours quelque « merendina ». Ici
les mamans [intéressante identification
au rôle social] tiennent à ce que les
enfants aient des horaires, au moins la
plupart et donc, quand les amis de
M. viennent et que leurs mamans sont là,
au bout d’une heure elle me disent « Ne
sors pas le Coca Cola, ne sors rien, sinon
après ils ne me mangent pas le soir » (R,
mère de M., 9 ans)
Ce témoignage confirme en bien des
points le précédent. En premier lieu la
persistance d’un cérémonial (suite de
gestes rituellement codifiée) du repas ;
l’importance des horaires (suite de temps
rituellement définis), parfois explicitement associé à un besoin de ritualité
analogue à celui, mutuel, de l’allaitement
(plus courant qu’en France) durant la
petite enfance. La hantise de l’inappétence, soulignée par ce mi mangia, « me »
mange, qui renvoie également à l’allaitement, fait à l’évidence du repas le catalyseur du contrôle parental, en particulier
maternel.
L’emphase verbale accordée à l’horaire et
à la commensalité est liée à un système
d’interdits qui séparent le repas et la cuisine d’une corporéité et d’un monde extérieur vécus comme contaminants et dangereux. L’importance sociale des
séparations entre repas et non-repas
décline une règle profondément ancrée
d’intégrer le repas au corps, la consommation individuelle et le rituel collectif.
Le système des objets, des lieux et des
temps fait partie d’une construction
sociale de l’acte alimentaire. Par exemple
les aliments ne se mêlent ni ne se confondent. La cuisine italienne met peu l’accent sur la réunion des goûts – sucréacide – les services sont présentés en succession, les pâtes – il primo – ne se mangent jamais avec la viande ou le poisson
– il secondo – et enfin la même assiette ne
peut être utilisée pour deux mets différents. Un autre important interdit concerne le contact direct entre corps et nourriture : le port de la baguette « nue », ou
à plus forte raison sous l’aisselle, est un
traumatisme classique de l’Italien découvrant la France. Ce stéréotype des habitudes françaises est impensable dans une
société où ce qui entre en bouche ne peut
avoir été touché par les mains, mais à travers la médiation d’un papier ou d’un
couvert. Dès la boulangerie, le pain doit
être enveloppé entièrement de papier
épais, ou dans un sac fermé. Un panino,
pris avec des pinces, sera ensuite hermétiquement entouré d’une feuille de
papier. Une troisième aire de contact prohibée est l’espace entre la nourriture et
les objets qui n’ont pas été uniquement
voués au contact alimentaire : livres,
argent ou commissions. De la même
façon tout ce qui est ouvert ou entamé
(par exemple une boîte de thon ou de
tomates pelées) doit être transféré dans
un récipient adéquat et refermé. Un
repas met ainsi en jeu tout cet ensemble
d’injonctions et d’interdits dans le cadre
d’une action socialisée. Considéré
l’unique moment où la famille est réunie
(littéralement : « unie »), temps/lieu de la
parole – manger en silence est considéré
impoli –, lieu de l’échange et de la
confrontation, le repas, et surtout le
dîner, constituent un rituel toujours plus
menacé par la télé et les dessins animés
(mais quel rituel n’est pas menacé, pourquoi refait-on un rituel, si rien ne le
menace ?), ou par l’allongement des
horaires de travail qui contraigne parents
et enfants à manger séparément. Et si on
ne mange même plus ensemble, que reste-til ? (D., Rome)
57
Nicoletta Diasio
Se démarquant de ce système de ritualités, le repas informel est par définition,
et selon les informateurs eux-mêmes,
affranchi des contraintes de lieu et de
temps.
La merendina est une chose que l’on
mange a merenda, pour cette raison elle
est appelée merendina. On entend dans
ce mot tout le plaisir du goût qu’il y a
dedans, chocolat, abricot. Les pâtes se
mangent avec la fourchette et la merendina avec les mains. Moi je la mange dans
un papier […] Parce que les chips et le
chocolat sont una merenda et sont à portée de main, les pâtes et la viande, non.
Toutes les merende peuvent être emportées à l’école. (G., 7 ans, Rome)
58
D’abord la liberté de la ritualité des
repas et de toute la chaîne opératoire
qu’ils supposent : le bonheur de manger
sans couverts, sans cuisine, sans s’asseoir à table. A deux reprises on s’extasie du contact avec les mains, l’interdit
majeur du repas italien : la merendina se
mange avec les mains, elle est à portée de
main ; mais cette transgression majeure
est atténuée par le recours au papier
d’emballage qui garantit la nécessaire
médiation. Le même enfant m’a montré
comment il faisait glisser la barre hors du
papier d’emballage au fur et à mesure
qu’on en mange. En ce sens la barre
industrielle constitue une voie moyenne
acceptable entre le système de séparation entre corps et aliment de la culture
italienne et des règles parentales et la
volonté d’autonomie de l’enfant. Le repas
informel se configure ensuite comme
une forme de gestion autonome du
temps. S’il est libre des contraintes
horaires - c’est le corollaire concret du
« temps libre » - cette liberté ne se configure jamais comme une anarchie, mais
est perçue par l’enfant comme une organisation personnelle du temps. La concession d’une plage horaire se comprend à
l’intérieur du contrôle parental. Pratiquement tous les parents rencontrés
délimitent une plage entre quatre heures
et six heures et demie où la liberté de
consommation est entière. La suspension de l’heure du goûter est configurée
comme dictée par un besoin de mobilité,
d’autonomie et de commensalité entre
pairs. Un autre élément important de ce
témoignage est la dimension du plaisir.
Le repas informel constitue un assouvissement du désir qui s’ajoute à d’autres
plaisirs : la musique, la télé, la rencontre
avec des amis. C’est l’instauration d’une
fête des sens, l’épanouissement d’une
sensualité diffuse. Manger ensemble en
regardant un programme ou un film, par
exemple, est raconté comme un moment
privilégié où le goût accompagne le toucher, la vue, l’ouïe, le contact avec les
autres, la liberté des postures : les
parents disent c’est une jouissance (G.,
Rome), j’en jouis (A., Rome). Cette fête
des sens rapproche adultes et enfants : le
contact (souvent, on regarde cela « en
paquets », sur un lit ou un canapé), la sollicitation de la vue et de la bouche sont
exprimés par cette informatrice par le
recours au terme sfizio et la répétition du
mot « ensemble » deux fois en deux
lignes :
Le plaisir (sfizio), par exemple, c’est
quand U. est là (le mari, qui travaille souvent à Bologna) et nous sommes tous
ensemble, nous achetons des pistaches,
des noisettes ou des pop corns et nous les
mangeons tous ensemble le soir devant la
télévision.
Cette emphase sur la dimension domestique peut étonner si on considère que la
plupart des informateurs romains sont ou
bien en instance de divorce ou bien en
famille recomposée. Mais il s’agit justement d’une des contradictions d’un
monde qui change et où cœxistent une
vision idéalisée de la famille et une reformulation de la notion de ménage. Les
pères séparés sont, dans ce petit groupe,
très présents dans la vie de leurs enfants
et le conflit réel ou potentiel sur l’alimentation n’est pas entre les parents,
mais a plutôt lieu avec d’autres segments
de la famille élargie ou tout ce qui est
considéré « extérieur » (école, amis,
inconnus, etc.). Par exemple une dernière pratique liée au plaisir ou à la gratification est celle du cadeau, fait par des
grands-parents ou des proches de la
famille aux enfants qui s’y rendent en
visite (cf. la bella cosa ou la cosa buona).
Ce fait, assez fréquent, les relations avec
le groupe familial élargi étant importantes, ne manque pas d’engendrer des
conflits entre parents et grands-parents,
accusés parfois de gâter les petits et de
les gaver de cochonneries. Ceci est plus évident si on analyse les stratégies de négociations entre parents et enfants autour
de ces aliments convoités et, parfois,
interdits.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Cent yeux
ne suffisent pas
■
Dans le contexte étudié j’ai identifié
trois modalités de tractation : l’acceptation silencieuse ; la négociation complaisante ; le contrôle infantilisant. J’illustrerai chaque modalité par un cas
observé. Dans l’acceptation silencieuse,
les parents achètent, rangent, consomment, mais les repas informels n’ont pas
lieu sous leurs yeux. Prenons l’exemple
d’un après-midi passé à jouer au Monopoly avec les quatre filles de M. et
A. Dans l’armoire il y a des biscuits Mulino Bianco, du jus d’orange et d’abricot,
des cacahuètes et des snacks. Dès que les
parents sont hors de vue on se sert :
marshmallows, snacks, cacahuètes, avec
des jus, et puis des crackers et des biscuits. On mange tous ensemble et on
range après. Les parents sont réapparus
dans un salon vide, tout avait disparu
comme par magie ; à 18 h 30 ils proposent
une merenda, tout le monde a des glaces.
Le cas décrit se caractérise par la part
d’implicite et l’absence de tout dialogue.
Une deuxième forme de tractation remet
en jeu cette part d’implicite, tout en
gardant les apparences d’un contrôle
parental. Les enfants acceptent formellement l’interdit pour le détourner dès
que les parents ne regardent pas. Le cas
suivant en est un témoignage. Une journée d’été avec M. et P., à Rome. On
mange tard, à la cuisine, on finit à trois
heures de l’après-midi. Les enfants (M. 7
ans, P. 3, M. 14) partent jouer dans leur
chambre. A quatre heures, ils reviennent : Nous avons faim. Réaction négative. Attente. A cinq heures : même jeu.
Comme merenda le père leur donne du
lait et des biscuits. Explication de M. :
seuls ils ne prennent pas de lait, ils ne se
préparent pas leurs goûters. Les enfants
mangent peu. Les parents s’installent
sur la terrasse. Les enfants retournent
voler des snacks une demi heure après
(dans le tiroir bien fourni). Dans le frigo
ils prennent des glaces et des yaourts.
Ces deux modalités se réflètent aussi
dans les formes de stockage : les merendine sont toujours dans des endroits
accessibles aux enfants ; toutes les cuisines visitées ont un tiroir ou un placard
ad hoc ; les produits sont soustraits au
regard, mais peuvent traîner sur les étagères pendant l’après-midi pour ensuite
être rangés sous les comptoirs.
Il y a enfin ce que j’ai appelé, de manière provocante, un contrôle infantilisant,
c’est à dire des démarches de surveillance globale sur l’alimentation de l’enfant
et, par là, sur l’ensemble de ses relations
sociales. Par exemple R. vérifie très strictement l’horaire des prises de nourriture
informelles de M. (9 ans) : non seulement
celui-ci doit demander son goûter à
chaque fois, mais, s’il a faim après
18 heures, elle lui sert toujours une boisson pour ne pas lui couper l’appétit. Elle
ne l’envoie pas volontiers manger chez
des copains car cela dépend où il va : si
c’est chez G, je sais qu’il mange toujours
des pâtes aux petits pois et une omelette,
tu penses. Non, je ne l’envoie pas volontiers dehors, tout comme je ne le laisse
pas volontiers acheter en bas de l’école
les tatouages ou les albums avec les autocollants sur les footballeurs ou les acteurs
parce qu’ils les lèchent (plus doucement)
et on ne sait jamais tout ce qu’ils se mettent dans la bouche, à un moment le
bruit courait que derrière les autocollants
ils mettaient du LSD. Malheureusement
nous vivons dans un monde de brutes,
près de l’école on a retrouvé des
seringues, et alors il faut bien parler du
SIDA, des maladies […]. Et puis les
pauvres petits ils sont si innocents, ils
mangeraient tout ce qu’on leur donne. A
l’anniversaire de M. nous avons fait la fête
sur le lac de Garde, et au restaurant ; au
moment du gâteau, nous avons invité des
enfants français et allemands, qui sont
venus, ont pris leur petite assiette et ont
mangé. Les parents n’ont rien dit, moi
j’étais angoissée parce que ces enfants
ont pris une chose d’une inconnue, d’une
étrangère. Et si j’avais mis dedans
quelque chose ? Il y a des enfants, on leur
met un bonbon dans la main, et ils vous
suivent partout.
Le calcul stratégique vis-à-vis des repas
informels n’est donc que la manifestation
extrême d’une préoccupation dont l’enjeu est la relation de l’enfant avec un
monde extérieur jugé dangereux et contaminant. Le discours part d’une simple
constatation sur les repas entre enfants
pour s’étendre à l’école, aux autres
parents, aux inconnus, aux marginalisés,
aux déviants. Le repas informel devient
ainsi un analyseur du rapport entre
enfant, famille et monde. Ce qui est en
jeu est donc la vision de la jeune personne et de son autonomie dans un monde
dont on a égaré certains repères. Ce n’est
pas un hasard si le sentiment d’impuis-
Plaisirs du goût et regards détournes
sance face au « désordre alimentaire »
est, dans d’autres cas, évoqué en relation
avec les deux grandes transformations
technologiques et sociales de notre
époque, la télévision et l’informatique.
Dans les trois cas il se pose un problème
de régulation : sucreries, émissions télé,
jeux vidéos suscitent soit une attitude
démissionnaire (« puisque c’est comme
ça ») soit un zèle suscitant une avalanche de normes très difficiles à gérer.
L’incertitude domine ainsi certains discours : le parent se déclare pris dans un
système de décisions qui ne correspond
pas à ce pour quoi il a été éduqué : en
parlant de la demande de son fils, un
père dit c’est comme pour les jeux vidéo,
on ne sait jamais quand s’arrêter, où poser
la frontière (M). Des stratégies variables
en résultent : par exemple, selon un
autre père, le recours au magnétoscope
contrôle l’incertitude : s’ils doivent passer
beaucoup de temps devant la télé, il vaut
mieux savoir ce qu’ils regardent (R). Bien
que ces adultes se soient formés en 68,
en 77, à l’époque de la lutte armée, ce
qui est mis en est question est quelque
chose qui n’avait pas encore été profondément touché : les modèles de
connexion symbolique entre générations. Il s’agit d’une double contrainte
entre le parent ami et le parent référent
social : les adultes se doivent d’être à
l’écoute des changements – être comme
les autres, la conformité sociale étant
une valeur – mais sans trop se démarquer de modèles traditionnels de contrôle des enfants.
Assumer les changements ou les passer
sous silence en maintenant l’apparence
des vieux codes ? Par exemple le discours des parents romains valorise des
aliments simples (le pain et huile), traditionnels (le pain et Nutella), salés (la
pizza, le panino - pagnotella ou tramezzino en romain) faits maison. La fréquentation de leur foyer démontre cependant
que les gâteaux faits maison y sont rares,
sinon inexistants (un seul exemple
durant toute l’enquête), et que l’huile et
le pain sont là, mais que les enfants n’en
prennent jamais : pour eux ces aliments
idéalisés par leurs parents ont une charge symbolique faible. Ils préfèrent ces
sucreries et gâteaux industriels qui,
connotés jours de fête, sont regardés
avec soupçon et évoquent la contamination des pratiques alimentaires par une
culture de la consommation présentée
comme étrangère, « américaine ».
Double contrainte qui s’exprime par une
tension située sur le plan visuel. Le
regard, omniprésent, commande les
modes de relations entre parents et
enfants. Ce regard est soucieux : les
enfants vanno tenuti d’occhio (doivent
être tenus à l’œil), te la fanno sotto gli
occhi (ils te la font sous les yeux) et
cent’occhi non bastano (cent yeux ne suffisent pas). Le parent n’étant plus le metteur en scène mais le spectateur, tout cet
ensemble d’injonctions implicites se
fonde sur une stratégie de regards tour
à tour exercés - un « bon » parent sait
rappeler à l’ordre son enfant qu’avec un
rapide froncement de sourcils - ou
détournés3. La merendina est au centre
de la sphère des regards : exposée dans
le groupe des pairs4, elle est préférablement soutirée aux adultes. Les mères
aussi mangent sans se montrer : A., tout
comme R., J., M.G. et A. préfèrent ne pas
être vues quand elle prennent quelque
chose, un verre de Coca, un morceau de
pain et parmesan, un goûter emballé.
Certaines le font rapidement, à la cuisine, la porte fermée. Cette discrétion
n’est pas partagée par les pères qui, par
contre, ont tendance à vivre ces repas
informels comme des petits plaisirs bien
mérités. Toutefois ce repas honteux n’est
pas pris en cachette. Les emballages ne
sont ni cachés, ni rapidement jetés : il n’y
a pas de preuve du délit, ce dernier
n’ayant pas lieu. Cette tension se configure plutôt comme un double bind où le
verbal est trahi par les gestes et la norme
explicite systématiquement contredite
par les injonctions silencieuses. Cette
duplicité a son pendant social : il ne
s’agit pas, de la part des parents, d’un
refus de regarder la réalité en face, mais
véritablement d’un double système : si
les règles sont quasiment des choix obligés, une politique du moindre mal s’imposant à l’autorité parentale, la famille
reste perçue comme l’un des lieux possibles de l’élaboration des normes, un
espace de contrôle sur l’éducation des
enfants et de médiation dans leur relation à la société. Mais tenir ensemble les
deux bouts n’est pas une sinécure.
D’autant plus que le groupe des parents
romains se trouve coincé entre deux
classes d’âge qui sont en même temps
des modèles forts de comportement : la
génération de leurs parents et celle de
leurs enfants. Paradoxalement ces deux
groupes semblent s’allier entre eux et
travailler « contre » la déjà faible auto-
59
ALAIN ERCKER
rité parentale : les grand-parents sont
accusés de « céder » aux caprices des
petits-enfants, de les pourrir, de contredire les parents en présence de leurs
enfants, de céder trop vite au chantage
infantile au jeûne. Et si les conflits avec
les enfants sont, dans la plupart des cas,
mis sous le boisseau, la relation avec les
grands-parents est à la fois un miroir de
ses propres incertitudes et une confrontation directe entre autorité et flexibilité, résistance et changement.
Dans cette situation, il est très difficile
de dire où sont les règles obligées, et où
se situe la frontière entre l’implicite et le
négociable. La présence d’un double système de référence, avec sa charge de
lucidité silencieuse et le risque de s’y
perdre, laisse moins de place à l’implicite et conditionne des multiples règles
formelles. Comme dans d’autres secteurs
de la société italienne, (par exemple
l’entreprise), le contrôle de l’incertitude
passe à travers une riche formulation
d’injonctions qui peuvent à tous moment
être remises en question. Ce qui n’est pas
contournable est la fonction assignée au
groupe familial de filtrer le rapport de
l’enfant avec le monde extérieur. Le
repas, dans ce cadre, a une valeur importante, la bouche étant le lieu de tous les
dangers. Ce contrôle maternel et paternel régule ici les équilibres sociaux sur
l’axe vertical (le cas déjà cité des grandsparents et petits-enfants) et horizontal :
l’importance, dans le choix d’une merendina est : de ne pas le rendre (l’enfant) trop
différent des autres (G) de ne pas lui donner des choses qui pourrait donner envie
aux autres enfants (A). Toutefois, ce
contrôle est ensuite systématiquement
nié : c’est lui qui décide (M), il fait ce qu’il
veut (J). Ce paradoxe se manifeste souvent et ouvertement à travers une mise
en scène de l’échec.
Les belle cose dispensées informellement
mettent en péril l’autorité parentale en
déstructurant la ritualité de la fête, du
cadeau, du rapport entre générations, et
évoquent un autre champ d’interdits liés
à la solitude alimentaire. L’intolérable,
ce que tous font, mais qui est toujours
blâmé, c’est le repas individuel - taxé de
plaisir solitaire -, la flânerie, la gratification personnelle. L’enfant seul est
censé manger tout le temps (R) : on pourrait alors se demander si le blâme porte
sur l’action de grignoter, ou sur le plaisir
non partagé et non formalisé, d’autant
plus que cette dimension sensuelle du
repas informel est présente au cœur
même du langage, et d’autres pratiques
collectives. Cette recherche personnelle
d’une sensualité secrète devient alors
une forme non articulée d’entrée dans le
monde adulte, forme renforcée par l’interdit et par la valeur accordée à cette
sensualité qui échappe au regard et au
contrôle des parents.
60
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Notes
■
1. Cette recherche, financée par
l’Institut Français de la Nutrition
(Prix de thèse 1997) dans le cadre
d’un post-doctorat sous la direction
de D. Desjeux mené au sein du
Centre de recherche sur le lien
social (CNRS-Paris V, La Sorbonne),
a comme objet les règles, pratiques
et négociations autour des repas
informels entre parents et enfants
dans le Marais (Paris) et l’EUR
(Rome). Je donne ici quelques résultats relatifs à la partie romaine de
l’enquête.
2. Il a été nécessaire d’instaurer des
rapports suffisamment longs (le mot
juste serait « familiers », en italien
familiare, soit à la fois « familier »
et « familial » : la différence entre
l’unité et la duplicité de cette
notion dans les deux langues résume une hypothèse-clé de ce travail :
en Italie le mot familier ramène
plus à la famille). Cette « familiarité » avec l’enquêtrice était indispensable au libre le jeu des habitudes consolidées. Elle a empêché
que se déclenche cette suspension
du quotidien qui s’installe là où un
investigateur extérieur intervient
dans le champ domestique.
3. Ecce Bombo de Nanni Moretti
(1978) : la petite sœur est en train
de discuter avec ses amis sur l’occupation de l’école. Travelling arrière,
le regard du frère, debout dans l’embrasure de la porte de la chambre,
et derrière lui, dans le couloir, le
père, lui aussi sur le chambranle
d’une porte. Cet emboîtement de
regards est néanmoins en deça de la
réalité, qui est entièrement commutative. Le regard préoccupé descend
et remonte les générations.
4. Le moment de la récré est une
arène où sont comparés les différents goûters. Quand à un certain
moment S. (10 a.) a commencé à
porter des crackers à l’école - sa
maman est particulièrement préoccupée par toutes les saloperies qu’ils
mangent, tout ce chocolat - il a été
considéré comme un poveretto, il
s’est trouvé en butte à la commisération, aux offres sussurées de
barres chocolatées. A un certain
moment il a préféré ne plus apporter de goûter plutôt que d’en avoir
un si peu conforme à la norme établie parmi ses pairs.
Les madeleines
à la mode
amérindienne
I
l me revient en mémoire l’image et le
goût, lourd et sirupeux, de ce gâteau
d’anniversaire de cet été 1993 dans la
réserve indienne de Saugeen, péninsule
de Bruce, Ontario, Canada, un de ces
gâteaux typiquement américain par ses
couleurs psychédéliques, son absence
totale de naturel et son caractère fortement sucré, qui de chaque jour fait une
fête, de la digestion un cauchemar et des
apothicaires la fortune. Passé le premier
goût, il faut surtout retenir le geste, d’autant que la grand-mère qui offre cette
pâtisserie, comme la plupart des Ojibwé,
ne roule guère sur l’or, à l’instar de son
amie et partenaire de bingo qui glisse
subrepticement un billet de 5 dollars
dans la main du fêté en le congratulant.
Le gâteau, comme l’argent, renvoie à la
même démarche désintéressée, à une
qualité identique de convivialité, de
générosité. La lourdeur indigeste du
gâteau est ainsi compensée par la qualité du geste, qui est doux, délicieux et infiniment délectable ; que l’humanité est
douce, surtout sans effusion, cela se fait
‘comme ça’, sans grands discours, tout à
fait naturellement, directement du cœur
à la main. « Celui qui possède comme celui
qui ne possède pas peut agir et réagir exactement de la même façon en matière de
convivialité. L’hospitalité et la générosité,
vertus cardinales, se mesurent à la sincérité des intentions, non à la quantité de
choses qu’on a à offrir ou à partager »1.
ALAIN ERCKER
Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie (CRIA),
Institut d’Ethnologie,
Université Marc Bloch de Strasbourg
Amateur d’exotisme, amoureux de singularité, passe ton chemin, ici ne se
consomme que de l’américain, de la nourriture artificielle.
Pourtant, imaginez la surprise, puis le
désarroi de l’apprenti ethnologue, fort de
ses classiques, rempli de certitudes et de
discours militants autant que de déclarations quant à la spécificité de la culture amérindienne. Il se trouve fort marri
devant cette américanisation plus que
nature, sans parler même de la frustration au retour, lorsqu’on le questionne sur
les spécialités (forcément) particulières
rencontrées sur son terrain. Il ne peut
tenir son auditoire en haleine, comme son
homologue des terres exotiques, l’intéresser par un dégoût savamment dosé
avec ces vers que l’on aurait consommé,
ou tout autre aliment qui évoquerait et
produirait une aversion dans le public.
Comment attirer et retenir l’attention
avec des sodas, des oignons frits, de la
nourriture rencontrée et mangée au quotidien. En apparence du moins, un jeune
amérindien aura les mêmes réflexes
consommateurs qu’un jeune américain,
des goûts identiques pour les boissons
gazeuses et les sodas, de préférence non
naturels, voire même entièrement artificiels. Mais, par-delà les apparences, on
trouve toujours des signes distinctifs et si
la nourriture paraît identique dans les
deux cas, le rapport à cette dernière diffère de part et d’autre, et fait frontière.
Où est le valeureux cavalier d’antan
sur son fier destrier, se nourrissant de
racines, de viande séchée, connaissant
toutes les techniques de survie, et considérant la nature comme son garde-manger, son ‘frigo’ personnel ? Il n’y a pas plus
de pemmican, sans doute disparu corps et
biens dans les fantasmes de notre enfance nostalgique et dans l’enfance ‘westernienne’ du cinéma américain. Sans doute
aujourd’hui, manger le cœur chaud d’un
bison fraîchement abattu (comme dans le
61
Alain Ercker
film de Kevin Costner, Danse avec les
Loups, 1991), soulève des hauts le cœur
identiques chez les spectateurs blancs et
les spectateurs Amérindiens. Sans doute
même, les jeunes (et moins jeunes) Amérindiens ne sauraient plus apprécier les
plaisirs simples décrits par Tahca Ushte,
dans « un match à deux, chacun se saisissant d’une extrémité des intestins, à qui
atteindrait le milieu le premier. Ça, c’était
manger. Ces tripes de bison pleines d’herbes
de toutes sortes en fermentation, à moitié
digérées – […] »2. Ah ! les goûts simples de
la nature, le foie cru, le cœur cru, les
rognons… Les Amérindiens d’aujourd’hui
connaissent-ils seulement la saveur des
bonnes choses traditionnelles. Savent-ils
seulement ce que c’est que de manger de
la nourriture saine et naturelle. Ne parlons même pas d’un bon chien bouilli, tradition culinaire sioux liée aux rites yuwipi3, dont le nom seul évoque horreur et
rejet.
62
Un Jean-Pierre Coffe d’outre-atlantique serait scandalisé, mais peut-être
guère étonné du mode de consommation
des Amérindiens. En tout cas ce n’est
sûrement pas par les aliments qu’ils se
distinguent de leurs homologues blancs.
Chips et boissons gazeuses ne connaissent
pas de frontière culturelle et sont
pareillement appréciés dans les deux
communautés. N’est-ce pas à Saugeen,
chez des hôtes Amérindiens, que j’ai
assisté à une scène qui semblait tout
droit sortie d’un feuilleton américain,
lors d’une soirée devant la télévision,
avec le passage d’un gros baril de poulet
provenant d’une chaîne de nourriture ;
lorsque fiction et réalité se télescopent.
Aux produits sains et chers les Amérindiens préfèrent soda, sucreries et autres
denrées lourdes et adipeuses, qui ont des
conséquences remarquées et remarquables sur leur apparence physique.
Comme souvent, et jusque dans la pitan-
ce, ils semblent de prime abord refléter la
société américaine jusque dans ses pires
excès.
Mais est-ce qu’un Indien ça mange ? Il
est vrai que le western en particulier et
le cinéma en général ne nous ont guère
habitués à voir des Amérindiens consommer de la nourriture, en-dehors des pièces
de gibier4 ou du sacro-saint bison dont le
nom leur est intimement associé, sans
doute pour rappeler qu’ils étaient des
chasseurs, et évacuer parallèlement l’apport légumineux des Amérindiens au
monde. « Quels légumes mangeaient les
Indiens avant l’arrivée des blancs ? »5. Le
cinéma a préféré (lourdement) insister
sur leur penchant pour l’alcool, cette horrible « eau-de-feu » (Fire water) dont les
Amérindiens accaparent le terme pour le
dénoncer, le détourner et s’en moquer.
Ainsi, les Amérindiens, jamais à court
de se moquer de soi et des autres, racontent cette histoire, entendue lors d’une
Comme ce vieil homme qui arbore fièrement ses décorations militaires de l’armée américaine et des attributs amérindiens, lors de powwow, moment culturel et cultuel fort pour les Amérindiens, une nourriture traditionnelle côtoie, sans
contradiction apparente, des produits de consommation typiquement américains.
Photographie de David Alan Harvey, in National Geographic, vol. 185, n° 6, june 1994, « Powwow. A Gathering of the
Tribes», Michael Parfit : 88-113.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
rencontre à Strasbourg, qui se rapporte à
la fois à la nourriture et aux ethnologues.
Un ethnologue, fraîchement sorti de
l’Université débarque dans une réserve
comme en terrain conquis pour confirmer
une de ses hypothèses sur la mémoire des
Amérindiens. Il s’approche de l’un d’entre
eux et lui demande gravement ce qu’il a
mangé le matin même. L’Indien lui
répond qu’il a pris un petit déjeuner
classique, avec œufs, saucisses, café.
L’ethnologue satisfait repart. Vingt ans
plus tard, ce dernier revient dans cette
réserve. A peine descendu du bus une
main se pose sur son épaule et l’Amérindien qu’il avait interrogé des années
auparavant lui dit, aussi gravement qu’à
l’époque : « brouillés, les œufs ».
Les Amérindiens ont un comportement de pauvres face à la nourriture. Il
ne s’agit nullement d’une remarque péjorative ou teintée de commisération.
Nécessiteux, ils le sont effectivement,
comme en témoignent les produits achetés et consommés (parlons de ce vin acidulé qui ne ressemble que de très loin à
l’idée que l’on peut se faire de ce breuvage). Mais pauvres, ou gloutons et forcément imprévoyants comme le relevait
déjà Samuel Champlain au XVIIe siècle6,
ils le sont aussi par rapport à la nourriture. Lorsqu’ils ont à manger, ils consomment. C’est ce qu’atteste cette histoire
rapportée par l’écrivain sioux Vine Deloria Jr. : « Un Blanc fut présenté à un vieux
chef à New York. Le trouvant sympathique,
il l’invita à dîner. L’Indien n’avait pas
mangé de bifteck depuis longtemps et fut
ravi de l’invitation. Il finit sa viande en un
temps record et comme il semblait encore
avoir faim, le Blanc lui en offrit un autre.
Alors qu’ils attendaient le steak, le Blanc
lui dit : « Comme j’aimerais avoir votre
appétit ! ».
« Je n’en doute pas. Vous avez pris nos
terres, nos montagnes, nos fleuves, nos saumons, nos bisons. Vous avez tout pris sauf
mon appétit et maintenant vous le voulez
aussi. Serez-vous un jour satisfait ? » »7.
Sans doute la nouvelle cuisine n’aurait-elle rencontré que peu de popularité dans ces contrées.
Mais là où l’Amérindien se distingue
de son homologue blanc, c’est dans le
partage.
Déjà au XVIIe siècle, Gabriel Sagard,
dans sa pérégrination en pays huron,
observait la propension des « sauvages »
Les madeleines à la mode Amérindienne
au festin, rapportant une société davantage proche de la société de loisir que de
celle de la contrainte. Il décrit des individus faisant preuve d’un véritable
savoir-vivre et d’une qualité d’accueil
rarement prise en défaut. « Quand quelqu’un de nos Hurons veut faire festin à ses
amis, il les envoie inviter de bonne heure,
comme l’ont fait ici ; mais personne ne s’excuse entre eux et tel sort d’un festin, qui du
même pas s’en va à un autre, car ils tiendraient à affront d’être éconduits, s’il n’y
avait excuse vraiment légitime. Le monde
étant invité, on met la chaudière sur le feu,
grande ou petite, selon le nombre de personnes qu’on doit avoir ; tout étant cuit et
prêt à dresser, on va diligemment avertir ses
gens de venir, leur disant à leur mode :
« Saconcheta, saconcheta », c’est-à-dire :
« Venez au festin, venez au festin » […], lesquels s’y en vont en même temps, et y portent gravement chacun devant soi en leurs
deux mains, leur écuelle et la cuillère
dedans8 ; que si c’étaient des Algoumequins
qui fissent le festin, les Hurons y porteraient
chacun un peu de farine dans leurs écuelles,
en raison que ces Aquanaques en sont
pauvres et disetteux »9.
Dans un registre différent, le chaman
sioux Tahca Ushte exprime le caractère
relationnel, fusionnel du partage de la
nourriture, la joie de se retrouver
ensemble autour d’un plat. « Se remplir
l’estomac – cela, aussi, est sacré. Manger
ainsi ensemble, assis sur le plancher, le dos
au mur, relie, comme d’être recouverts par
la même peau de bête »10. N’est-ce pas le
Christ qui affirmait la sacralité du partage, qui peut aller jusqu’au don de soi
(« Mangez, ceci est mon corps, buvez, ceci
est mon sang ») ? Et par-delà, et comme
pour prolonger les propos du chaman
sioux, ne retrouve-t-on pas aussi le sens
premier de religion : religare : relier. Manger revient à relier, à rétablir les liens
entre les individus, à renouer le contact.
Le partage se fait ‘naturellement’, en
cela aussi ils sont des peuples naturels.
Dans l’exemple qu’évoque Gabriel
Sagard, et comme nous l’avons nousmême observé trois siècles plus tard, le
partage figure autant dans l’acte de donner que dans celui de recevoir. Tahca
Ushte rappelle que si les Amérindiens
continuent à donner, « c’est que donner
nous affirme dans notre nature d’Indiens »11. Voilà un comportement qui ne
saurait s’inscrire dans des critères de
maximisation des profits, de rentabilité,
de rendement, et apparaît comme totalement anachronique pour un ‘homo economicus’ qui pense que « les pauvres ne
doivent pas se permettre d’être généreux »12. Leur rapport à la nourriture
coïncide avec leurs rapports aux objets,
au monde matériel décrit ailleurs13. De
même que l’objet est désacralisé, la nourriture, elle, est appréhendée dans une
perspective traditionnelle d’échange et
de convivialité, inscrite dans le relationnel. Comme le souligne encore Tahca
Ushte, la « nourriture, ce n’est pas seulement pour qu’elle traverse le corps. Il y a des
esprits dans la nourriture et ils vous regardent. Si vous êtes chiche, l’esprit se retirera, […]. Mais si vous partagez votre nourriture avec autrui, l’esprit bénéfique ne
vous quittera pas »14. C’est ainsi que l’on
assiste dans le film Cœur de Tonnerre
(Michael Apted, 1992) à une scène où le
chaman dépose des restes de repas pour
les esprits, ou que l’on peut voir chez les
Innu du Canada, un Ancien jeter de
petits morceaux de chair de castor dans
le feu pour se concilier les esprits des
animaux que l’on espère tuer 15.
Cette notion de partage est semble-til une caractéristique essentielle ; elle
plonge ses racines profondément dans la
philosophie amérindienne. La « générosité sans arrière-pensée est bien une tradition ancienne »16, mais toujours vivace.
Non seulement on mange quand il y a de
la nourriture, mais quand il y en a pour
un, il y en a pour d’autres, la nourriture
est un bien communautaire. Une autre
chose vue à Saugeen : E… qui nous
héberge, a touché l’aide sociale, le « welfare », – qui n’a pourtant de ‘bien-être’
que le nom –, cette manne étatique qui
maintient les Amérindiens suffisamment
en vie pour qu’ils puissent dire merci
sans pour autant avoir d’espoir de s’en
sortir par eux-mêmes. Parti faire les
courses, il est revenu remplir le frigo et
en proposer son contenu à ses hôtes, suscitant trouble et sentiment de culpabilité chez ses ‘riches’ convives. Mais l’invitation était totalement désintéressée et
même foncièrement sincère. Et tandis
que nous bavardions, les enfants du voisin entraient et sortaient de la maison,
faisant chaque fois une escale ‘technique’
devant ce réfrigérateur gorgé de victuailles. En même temps, dans notre
esprit d’Occidentaux prévoyants (et
pingres), germait l’idée des jours suivants. Que fera E… lorsqu’il n’aura plus
63
rien dans son frigo, vidé par ses sympathiques et pourtant voraces jeunes gens ?
Sans doute ira-t-il lui aussi retrouver un
allié, un membre de sa famille élargie,
qui com-prend une grande partie de la
réserve par le truchement des alliances
(« La réserve est une grande famille »17). A
son tour de jouer les ‘pique-assiettes’ et
ainsi de suite, tous sachant qu’ils trouveront toujours portes et tables ouvertes.
Les Amérindiens apparaissent davantage
frivoles cigales que besogneuses fourmis.
N’est-ce pas une autre manière de
renouer le cercle ? Passant de famille à
famille, les individus circulent en sens
inverse de la nourriture, renouent les
liens, et recréent le cercle.
Même l’alcool, pourtant accusé de
tous les maux, et pour lequel on ne trouve pas de paroles assez dures, se partage
et se vit dans un système de relation. On
boit en compagnie18. L’idée essentielle et
incontournable est celle du partage, de
l’opportunité, de toutes les opportunités
à renouer des liens, à reformer le cercle.
Au-delà d’une acculturation apparente, et même si la gastronomie est
loin d’être typique, (sagamité - bouillie
de farine de maïs, pemmican - mélange
de viande séchée et pulvérisée, de
baies et de graisse de reins, bison et
gibier ne sont souvent qu’un vague
souvenir et ne figurent pas au menu
quotidien), la nourriture chez les Amérindiens, comme l’ensemble du processus d’acculturation, s’inscrit dans un
‘esprit communautaire’ de partage et
d’échange, de relation et d’ouverture,
de convivialité et de générosité. L’alimentation, la relation au manger et au
boire reflète la vision du monde et la
place que l’homme y occupe. Autrefois,
avant de tuer un animal, le chasseur
remerciait le Créateur pour le don qu’il
lui faisait, et lui dédiait une partie de
la prise. Aujourd’hui, c’est la nourriture, peu importe sa provenance ou sa
qualité, qui est offerte à l’invité, à
l’ami, à l’allié, à l’Autre, et parce que
l’homme est homme, que rien de ce qui
est symbolique ne lui est étranger, et
que manger est bien plus que s’alimenter, se nourrir ne saurait être une
fonction uniquement et unilatéralement biologique. Se sustenter, comme
tous les autres actes de la vie, et peutêtre plus encore, est un acte fondamentalement culturel19, et dans le cas
qui nous intéresse, également cultuel,
éminemment, naturellement, existentiellement relationnel.
Bibliographie
Notes
■
1. Navet, 1992 : 207.
2. Tahca Ushte, 1986 : 156.
3. Tahca Ushte décrit le rituel yuwipi
comme l’un des plus anciens rites
sioux. « Dans une cérémonie yuwipi, c’est dans la pierre que les
esprits et les lumières résident »( :
243). « Nous, Sioux, avons de l’affection pour nos chiens ; en tuer un
dans ces cironstances est considéré
comme un sacrifice. Le chien meurt
afin que des humains puissent vivre.
Sa chair sert à guérir les malades ;
elle leur donne une force particulière. Il ne s’agit pas là d’un acte gratuit » ( : 244 et plus particulièrement chap. XI « Yuwipi – Petites
lumières de nulle part », : 238-256).
4. Le Western, 1993 : 190-191.
5. Idem, : 191.
6. « Je ne laissay pourtant de les
accommoder selon ma puissance,
mais c’estoit pour la quantité qu’ils
estoient, & dans un mois ils eussent
bien mangé tous nos vivres, s’ils les
eussent eus en leur pouvoir, tant ils
sont gloutons. Car quand ils en ont,
ils ne mettent rien en réserve, & en
font chere continuelle jour & nuict,
puis après ils meurent de faim », in
La France d’Amérique. Voyages de
Samuel Champlain 1604-1629, 1994 :
107-109.
7. Deloria, 1972 : 179.
8. Encore aujourd’hui, chez les
Emerillon de Guyane ou chez les
Ojibwé de Saugeen, certains invités
arrivent avec leur chaise.
9. Sagard, 1990 : 183-184.
10. Tahca Ushte, 1986 : 255.
11. Idem, : 57.
12. Idem, : 57.
13. Navet, 1992 : 204-205.
14. Tahca Ushte : 56.
15. Silberstein, 1998 : 88-89.
16. Navet, 1992 : 207.
17. Idem, : 208.
18. Idem, : 212.
19. Voir à ce propos, notamment, la
série des Mythologiques de Claude
Lévi-Strauss, Le cru et le cuit ; Du
miel aux cendres ; L’origine des
manières de table ; L’Homme nu.
64
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
■
• CHAMPLAIN, Samuel, La France
d’Amérique. Voyages de Samuel
Champlain.
1604-1629,
Paris,
Imprimerie Nationale, 1994.
• DELORIA, Vine Jr., Peau-Rouge, Ed.
Spéciale, 1972.
• ERCKER, Alain, « La fidélité dans
l’acculturation :
le
cas
des
Amérindiens », Revue des Sciences
Sociales de la France de l’Est,
« Fidélité/Infidélité », Strasbourg,
éd.
Université
des
Sciences
Humaines de Strasbourg/ Laboratoire de Sociologie de la Culture
Européenne, n° 22, 1995 : 100-109.
• Le Western, Paris, Ed. Gallimard,
1993, article « Nourriture »,
Bertrand Tavernier : 188-191.
• NAVET, Eric, « Politiques coloniales
et stratégies de résistance dans les
réserves indiennes du Canada », in
Rencontres
avec
les
Indiens
d’Amérique du Nord, Etudes rassemblées par Danièle Vazeilles, LASPEC, Université Paul-Valéry –
Montpellier III, (1992) : 201-218.
• SAGARD, Gabriel, Le grand voyage
du pays des Hurons, Ed. Leméac,
Québec, 1990.
• SERVIER, Jean, Méthode de l’ethnologie, Paris, PUF, 1986.
• SILBERSTEIN, Jil, Innu. A la rencontre des Montagnais du QuébecLabrador, Paris, Albin Michel,
Collection « Terre Indienne », 1998.
• TAHCA USHTE, ERDŒS (Richard),
De mémoire indienne, Paris, Plon
(1977), 1986.
Le Goût
ROMAN ZASLONOV, LE
(CARTE POSTALE).
TEMPS DES CONFITURES
Jean-Pierre Corbeau
JEAN-PIERRE CORBEAU
Cuisiner,
manger, métisser…
C
JEAN-PIERRE CORBEAU
68
Institut Universitaire de Technologie
Produits agro-alimentaires, Tours
uisiner, manger, métisser. Peut-être
le rapport entre ces trois actions
surprend-il… Nous souhaiterions
montrer comment l’acte culinaire
(moment nécessaire et essentiel dans
notre alimentation) participe à la
construction identitaire, et comment les
conditions mêmes de cette production
sociale varient au fil du temps, matérialisant, exprimant la dynamique des hiérarchies et la mouvance des valeurs.
« Se faire à manger », « acheter à manger », « donner à manger » à autrui –
voire à l’altérité –, « manger », « se faire
manger », s’inscrivent dans des scénarios
différents (que nous avons déjà envisagés1 mais dont l’analyse et l’interprétation ne semblent pas épuisées). Sans
redondance, nous proposons de les prolonger au sein de la filière du manger2…
A travers une telle notion, nous appréhendons tous les processus permettant à
un comestible quelconque, solide ou
liquide, d’être absorbé. Dire que le phénomène se déroule « de la fourche à la
fourchette » serait encore réductible
puisque avant que la fourche ne se pique
dans la terre, des « décideurs » l’orientent vers la culture de tel ou tel produit,
et qu’en aval de la fourchette, l’« après
manger » (que nous intégrons à sa filière) – ses conséquences sur la santé, sur la
relation au corps, à sa production sociale
et les discours médiatisés qui prétendent en rendre compte – détermine en
partie nos comportements alimentaires.
Le manger représente donc la décision
de cultiver un comestible, de le produire,
d’éventuellement le transformer, de le
distribuer (au sein d’une autarcie, dans
un circuit court ou dans un canal commercial créateur de symboliques plus ou
moins prestigieuses), de l’acheter ou de
l’échanger, de le cuisiner, de le préparer
et de le proposer au mangeur selon une
mise en scène et des modes de savoir-faire
codifiés culturellement ; décision de l’absorber en respectant ou transgressant
des normes de table, des schémas corporels exprimant une socialité, en acceptant
des représentations symboliques ou religieuses. Ce manger, signifiant un modèle
d’ouverture, de curiosité, ou obéissant à
un enfermement, débouche sur la constitution de métalangages (susceptibles
d’être médiatisés et investis d’un rôle de
mentor), de souvenirs capables de modifier les habitudes de l’acteur social.
Une telle définition de la filière nous
éloigne délibérément d’un manger qui ne
serait que reproduction puisque les partenaires -parfois rivaux ! – (chercheurs,
décideurs, producteurs, transformateurs,
transporteurs, distributeurs, préparateurs, cuisiniers et mangeurs) innovent,
distordent et transgressent perpétuellement. La modernité (qui est de tout
temps !) induit nécessairement des ruptures et des mutations. La tradition ne
renvoie plus alors à l’empreinte d’un
passé subi passivement, mais à une action
productrice de sens, à une volonté d’établir une filiation avec des modèles dont
on facilite éventuellement la résurgence.
Le comportement du cuisinier/mangeur peut s’inscrire dans cinq scénarios
possibles…
Le premier se réfère à la tradition et
à la construction conceptuelle de la qualité et d’un patrimoine gastronomique
perçu comme cristallisé. Il revendique la
reproduction sociale, le continuum culturel dont nous venons de faire l’hypothèse
qu’il est pure vue de l’esprit, l’expression
d’une idéologie nostalgique se confondant avec le dernier des scénarios que
nous évoquerons.
Le second correspond au refus
exprimé par tel ou tel groupe face à
des saveurs, des mets ou des
manières de table qui lui déplaisent.
Nous ne nous intéresserons pas ici,
dans le cadre de l’acte culinaire, à
ce paradigme du refus.
Emergent alors trois scénarios de
métissages gustatifs que nous appelons
respectivement le métissage imposé, le
métissage désiré et le métissage non pensé.
Soulignons que lorsque nous nous
référons à la notion de métissage, il ne
s’agit nullement d’un nominalisme gratuit, mais bien de l’émergence d’une
forme de mutation gustative ou/et de
recomposition de l’acte culinaire. Elle
résulte d’un système plus ou moins com-
Cuisiner, manger, métisser…
plexe dans lequel le nouveau comportement, le nouveau goût (pris dans son
sens physiologique, psychosensoriel ou
socioculturel de préférence alimentaire)
formalise la rencontre, l’impact, le « bricolage » entre la raison sensible3 de l’individu (ayant une histoire originale), la
situation dans laquelle sa personne se
trouve impliquée avec les interactions
qu’elle suppose et les forces induites
dans le champ renforçant ou fragilisant
les critères sociaux que d’aucuns voudraient réduire à de simples déterminismes. La référence au métissage
implique un parti pris interactionniste
entre un acteur social, les passions/pulsions qu’il exprime, sa vitalité, les mise en
scènes qu’il peut en faire avec ses pairs ou
dans l’effervescence sociale des groupes
restreints qu’il fréquente – ce que nous
pourrions appeler des forces centrifuges –
et les forces centripètes correspondant aux
déterminants sociaux, aux pressions plus
ou moins contraignantes introduites dans
le champ social et qui souhaiteraient
régir le comportement de l’acteur.
Nous postulons avec François Laplantine et Alexis Nouss4 que « Le métissage,
qui est une espèce de bilinguisme dans la
même langue et non la fusion de deux
langues, suppose la rencontre et l’échange entre deux termes […] Non pas l’un ou
l’autre, mais l’un et l’autre, l’un ne devenant pas l’autre, ni l’autre ne se résorbant
dans l’un ». Il existe pour nous une métonymie entre la crise anomique et le
métissage.
Remarques
préliminaires
■
Avant de développer les trois possibilités de modèles de mutation retenues
pour appréhender l’acte culinaire, rappelons que l’incorporation d’aliments par-
Claes Oldenburg, Pâtisserie, 1961-1962. peinture laquée sur neuf sculptures en plâtre dans vitrine en verre 53 76,5 37,5,
Moma, New York), extr. L’art du XXe siècle, David Wheeler, Flammarion, 1992.
69
Jean-Pierre Corbeau
ticipe à la construction de notre identité
psychologique, culturelle et sociale (cf.
C. Fischler 1990 et J.-P. Poulain 1997).
L’homme s’inscrit dans un répertoire alimentaire, obéit à des croyances, cherche
à perpétuer des rituels. Tout cela
construit notre socialité au même titre
que nos préférences gustatives qui, généralement, résultent de notre socialisation en entérinant des habitudes mais
aussi, parfois, s’opposent à nos éducateurs, affirmant une volonté d’indépendance, voire de révolte (elles-mêmes
significatives de notre socialité).
Trois hypothèses doivent maintenant
être affirmées.
Les socialisations gustatives, les règles
du partage alimentaire, les souvenirs de
certaines commensalités s’ajoutent à l’impact des messages médiatisés (susceptibles de se contredire) sur des mentalités de consommateurs aux identités
culturelles différentes. Ensemble ils participent à la construction d’un imaginaire de la consommation. Des types de
comportements significatifs peuvent être
appréhendés à travers l’analyse de la
« mise en scène » d’un comestible, de la
théâtralisation de ses propriétés, de ses
qualités (et dangers) lors de son incorporation ; à travers ce que nous appellerons
la présentation dramatisée5 de l’aliment.
Le mangeur peut être comparé à un
« rêveur éveillé »… « Le rêveur est dans
un monde, il n’en saurait douter. Une
seule image cosmique lui donne une unité
de rêverie, une unité du monde. D’autres
images naissent de l’image première, s’assemblent, s’embellissent mutuellement. »
Prolongeant empiriquement cette caractéristique
phénoménologique
du
« rêveur », soulignée par G. Bachelard,
nous l’appliquons au « mangeur ». Toute
logique de consommation (ou de non
consommation) alimentaire porte l’empreinte d’un imaginaire organisant, parfois
subrepticement, nos manières de penser et
d’agir. Les informations véhiculées par
les médias, par nos éducateurs et/ou par
nos pairs fonctionnent comme des images
initiales « bricolées » par le « cuisinier/mangeur/rêveur », sur lesquelles il
projette ses fantasmes et ses anxiétés.
70
Les crises sociales et/ou d’identité
accentuent cette dimension cachée de nos
comportements alimentaires. Il existe
des interrelations entre des périodes de
ruptures institutionnelles, de confrontation à l’altérité et le recours à des
matrices symboliques ou imaginaires, à
leur théâtralisation. Autrement dit, nous
postulons que l’anomie caractérise le
contexte macro sociologique de la
« modernité » alimentaire. Alors des
images sont proposées, parfois/souvent
incompatibles, qui sont autant de possibles pour reconstruire l’univers onirique du cuisinier/mangeur. Impliqué
dans le même phénomène de crise anomique, ce dernier, incapable de rencontrer une forme consensuelle au niveau
macro sociologique, cherche dans une
effervescence créatrice, dans des expériences de petits groupes, la solution à
l’explosion de ses désirs, la satisfaction de
son individualisme résultant de l’apparente dilution du lien social. L’identité se
conquiert ou se reconstruit à partir de
l’ego, de ses émotions, et de son action ou
des signes (et simulacres) prétendant le
représenter. L’exotique, par définition
extérieur à la société incapable d’offrir
un système normatif consensuel, présente la possibilité d’innover, d’aider l’ego à
s’affirmer dans un autre modèle plus ou
moins mythifié.
Lorsqu’une société est en mutation,
deux types de comportements émergent
qui s’opposent objectivement :
Le premier consiste à cristalliser les
référents traditionnels, à chercher dans le
passé des conformismes permettant de
classer et de baliser la mouvance insupportable ; normaliser pour exorciser !
Ainsi la crise incite-t-elle à conceptualiser
un patrimoine gastronomique…
Ce paradigme comportemental
consiste aussi à refuser la nouveauté, à
nier tout changement dans la production
des nourritures, à proscrire toute transgression du répertoire alimentaire. Dans
les deux cas, c’est le paradigme du refus.
On fuit l’altérité et incorpore des aliments totems (cf. E. Calvo 1982) permettant le maintien d’une filiation identitaire avec un patrimoine immobile qui
voguerait – comme par magie – sur la
crise, tel le radeau de la méduse sur les
flots tourmentés ! Cela relève du mythe
et si cette représentation que se fait l’acteur social de son répertoire gastronomique et culinaire est fondamentale
pour comprendre le sens que les mangeurs donnent à leur comportement, elle
doit être balayée, parce que confondue
avec le métissage non pensé dès qu’il
s’agit de faire la cuisine.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
A l’inverse, le second comportement,
ressentant la béance institutionnelle, la
liberté provoquée par l’effondrement
des valeurs, part à la quête de différents
« possibles », les expérimente. Cette
seconde attitude construit, à partir d’une
unité de rêverie engendrant et rencontrant d’autres images, un monde imaginaire et symbolique connotant le produit.
C’est aux formes multiples que prend ce
second paradigme que nous nous attacherons ici en évoquant les mutations des
techniques culinaires, l’émergence de
nouveaux goûts et celle de nouveaux
acteurs.
Les métissages
des goûts
■
Le métissage imposé. Sur le plan gustatif, il correspond à une acculturation
induite par des stratégies de l’industrie
agroalimentaire ou des politiques de gestion du temps et de l’activité sociale. Nous
ne le percevons pas toujours.
Pour l’illustrer, nous prendrons
l’exemple d’un consommateur français de
produits alimentaires transformés. Indubitablement il mange plus sucré, plus
salé, plus acide que ses grands-parents,
ses parents, et sans doute lui-même s’il a
atteint un certain âge, ne le faisaient il y
a quelques décennies. Si l’amertume a
augmenté dans les produits transformés
qui lui sont proposés (bitter, cola, chocolat, agrumes des confiseries, pâtisseries et
laitages, etc.), elle est pour partie masquée par l’escalade de la saveur sucrée de
ces mêmes produits.
Ce n’est pas son « goût » (en tant
qu’image sensorielle purement physiologique) qui a changé. Simplement, les
produits commercialisés élèvent, dans
leur composition, les seuils gustatifs
pour être certains d’attirer l’attention
d’un marché de plus en plus large et difficile à segmenter sur des produits
« standard ». Certes, les produits destinés à une clientèle française sont moins
sucrés que ceux réservés aux Nord-Américains ou aux Anglais ; certes, l’attirance pour l’aigre-doux augmente avec le
déplacement vers l’Est, etc., mais globalement, les goûts des produits alimentaires de la société-monde s’homogénéisent d’un pays à l’autre. Ce métissage
imposé, dont on comprend l’intérêt économique d’un point de vue productiviste, correspond à toute une politique de
commercialisation hégémonique à la fin
des années soixante-dix et au début des
années quatre-vingt.
Concernant l’acte culinaire, les mutations au sein de la cellule familiale ont
modifié les pratiques. Le salariat hors
domicile des femmes qui, dans une division sexiste et phallocratique des rôles,
assuraient la confection des nourritures
quotidiennes, oblige à réorganiser ces
tâches. Les contraintes de budget-temps
entraînent alors un métissage imposé.
Ou bien le transfert de savoir-faire (cf.
Danièle Musset 1984) ne se réalise plus.
Les femmes cuisinent à un autre moment
de leur journée, tôt le matin, tard le soir
lorsque tout le monde est couché ou
quand leur « petit monde » fait ses devoirs,
regarde la télé ou joue avec les multimédias… Dans tous les cas, l’apprentissage
culinaire ne se fait plus, faute de disciples
effectivement présents. La complicité
affective accompagnant la réalisation
d’un mets (particulièrement d’une pâtisserie) s’estompe, s’efface.
Dans ces conditions, il devient plus
« rationnel » d’acheter la pâte toute
faite, de simplifier l’acte culinaire qui se
transforme en l’assemblage de produits
épluchés, lavés, précuits, voire parfois en
la simple mise à température d’un plat
tout préparé en amont par l’agro-industrie.
Certes, on peut encore cuisiner « traditionnellement » mais l’on a recourt
(toujours pour « gagner du temps ») à des
appareils électroménagers rendant la surveillance de la cuisson inutile ou celle-ci
plus rapide : four à programmation, « cuittout », four à micro-ondes, etc. Simplement l’enfournement se fait à froid, la
viande n’est plus saisie, le braisé, le rissolé, le rôti et le frit disparaissent… La
texture et les saveurs s’en trouvent modifiées.
Mais, dans les contraintes d’organisation portant sur la vie domestique, la
réponse peut venir, aussi, d’une nouvelle
distribution des rôles, dans laquelle les
hommes participent davantage à la cuisine ordinaire ; celle dont on ne tire pas
forcément du prestige… On peut encore
parler de métissage imposé au sens que
F. Laplantine et A. Nouss donnent à ce
phénomène dans lequel on est l’un et
l’autre. Cette innovation que l’on perçoit
de façon significative dans les années
soixante-dix chez de jeunes hommes inscrits dans des trajectoires sociocultu-
Cuisiner, manger, métisser…
relles relativement privilégiées (qui
deviendront souvent les nouveaux pères)
gomme la frontière entre un métissage
imposé et un autre qui serait désiré
puisque être l’un et l’autre est une réponse volontaire (centrifuge) à la crise anomique de nos sociétés technocratiques et
hyper productivistes.
D’une autre façon, ce métissage imposé signifie des hiérarchies de valeurs, des
symboliques dominantes dans un type de
société, à un moment donné. Les rituels
alimentaires ne sont plus, alors, seulement d’inclusion6, mais ils expriment des
désirs d’appartenance et la frontière
devient perméable entre le métissage
imposé et le métissage désiré.
Le métissage désiré.
Dans la logique commerciale des
industries agroalimentaires internationales, on cherche à élargir les marchés en
surprenant le consommateur. De ce point
de vue, le métissage imposé est aussi la
possibilité pour le mangeur, non de changer son goût, mais d’en découvrir de nouveaux. Après les tajines pimentées et la
paella des années 60 on lui propose des
salades mexicaines ou texanes, des plats
asiatiques, des sauces salées-sucrées, des
plats d’Amérique du Sud, des Caraïbes,
d’Afrique, etc., aux saveurs inconnues. Là
encore, le métissage peut-être perçu
comme imposé mais il sera souvent choisi, revendiqué par certains types de
consommateurs qui cherchent à échapper
aux contraintes de leur routine quotidienne, à anticiper un voyage possible, à
se l’imaginer ou, tout simplement, à se le
remémorer. La dimension exotique de
ces nouveaux produits les y aidera.
Par ailleurs, les populations immigrées qui participent au fil du temps à la
construction de l’Europe et à la spécificité de la gastronomie française (lieu de
métissage par excellence, surtout depuis
la conceptualisation des éléments d’un
plat avancée par Carême et permettant
d’interpréter toutes les cuisines), illustrent parfaitement ce principe de métissage désiré. Cuisiner, manger, c’est communiquer avec sa matrice culturelle, la
retrouver lorsque l’on est loin de son
pays, de sa région, du groupe dont on se
sent déraciné. Cela suppose, à travers des
rituels d’appartenance, la mise en place
de différentes pratiques et de différentes
stratégies. Parmi elles, l’envoi de denrées.
Le « colis » constitue le « canal » par
excellence de la communication alimen-
taire. Aux fonctions classiques du don
(d’entretien ou de renouvellement des
liens sociaux de fraternité et d’alliance)
s’ajoute celle de la remémoration à la fois
affective et sensorielle.
Mais il est parfois difficile de se procurer les produits de la culture d’origine
et ceci explique sans doute l’émergence
de cette autre stratégie constituée par la
substitution des denrées… La reconstitution des plats ethniques – fréquente
dans la France et l’Europe de cette dernière décennie de par le brassage des
populations – prolonge la quête des produits précédents. Il s’agit de simuler la
forme, la consistance, la saveur ou le parfum d’un plat authentique à partir d’ingrédients de substitution. Le métissage
résulte alors du décalage entre des goûts
nouveaux qui permettent malgré tout, à
travers la création d’un plat totem (E.
Calvo 1982), de reconstruire, loin de lui,
un groupe d’appartenance culturel (que
l’on a souvent tendance à mythifier
comme cela sera développé dans la partie relative au métissage non pensé).
Les mangeurs, peuvent aussi exprimer
un pluralisme culturel dans des convivialités et des commensalités complices
durant lesquelles ils souhaitent faire
savoir à l’autre qu’ils désirent faire sa
découverte, développer une forme de
proximité. Bref, établir un métissage. Les
goûts de la nourriture et les rites accompagnant son absorption permettent, dans
ce cas d’accéder à une culture différente,
de concilier, d’accorder les codes qui
nous déterminent, de « sortir de soi pour
entrer dans le monde » (C. Roy 1963).
On peut enfin chercher un métissage
gustatif signifiant une forme de réussite
sociale, une revanche dans la mémoire ou
l’oubli collectif. On affirme sa « distinction » en s’emparant des codes gastronomiques de l’autre, en s’appropriant son
répertoire alimentaire, en « bricolant »
ses discours et ses manières de table, quitte à en distordre ou modifier le sens.
Concernant l’acte culinaire, le métissage désiré fait appel aux médias qui véhiculent des recettes à travers les journaux,
les revues, les émissions. On cuisine
« comme si », « à la manière de » puisque,
par définition, les recettes exécutées, les
produits manipulés sont inconnus. On ne
reproduit pas l’autre, mais sa représentation. L’imitation d’un modèle jusque-là
inconnu, introduit dans le champ par telle
ou telle mode, débouche sur le changement et sur son changement, sur la ren-
71
Jean-Pierre Corbeau
contre et la cohabitation de l’un et de
l’autre, sur la transformation de l’un et
l’autre… Cette imitation n’a rien d’une
copie mécanique, elle passe par un certains nombre de distorsions, d’appropriations. Le plaisir gustatif, commensal et
convivial espéré à travers cette imitation
créatrice provient aussi de cet échange
ludique entre l’un et l’autre au sein du soi.
72
Le métissage non pensé
A force d’incorporer des O.C.N.I7 –
sans que cela puisse aboutir, par absence
de sens, à la véritable construction d’un
métissage – on s’interroge sur sa propre
personnalité… Frappé par une anomie,
on part à la quête de son histoire, on désire retrouver les goûts, on cherche sa
matrice culturelle, la région, le territoire
d’où l’on vient.
La redécouverte du goût des produits
de « terroirs » et des produits « fermiers »
incarne bien le métissage non pensé. Ce
dernier est d’une triple nature…
Nous pouvons le saisir dans le temps
comme la rencontre entre les modèles alimentaires d’un groupe populaire et ceux
d’un groupe dominant. Le sens est ici
contraire à celui jusque là repéré, lorsqu’une « revanche sociale » se mettait en
place et qu’à la suite de l’amélioration de
leur niveau de vie d’humbles mangeurs
pouvaient imaginer accéder à des produits
porteurs de « prestige » puisque consommés par des « hommes de qualité ».
Ce métissage non pensé résulte aussi,
dans l’espace, de la fusion symbolique
entre le monde rural et l’acteur urbain.
Il imbrique enfin deux traditions culinaires traditionnellement parallèles,
voire opposées… D’un côté, la cuisine
paysanne simple mais connotée d’une
dimension affective, réalisée par des
femmes dans l’espace domestique, reproduisant des savoir-faire acquis par la tradition. De l’autre, la cuisine des « Chefs »
(totalement masculine jusqu’à une période récente), compliquée, subtile, mise
en scène hors domicile, valorisant la créativité, la surprise…
Mais il faut bien évoquer une lapalissade : les cuisines régionales ou de terroir
ne peuvent l’être que pour ceux qui signifient leur appartenance en les incorporant. C’est le sens conféré par le mangeur
qui décide du caractère endotique ou
exotique d’un plat, de son aspect régional
ou international.
Pourtant, certains plats et leurs
saveurs sont perçus comme de « terroir »
par des cuisiniers/mangeurs se trouvant à
de grandes distances du lieu initial de
production, ne disposant pas forcément
de référent gustatif et, surtout, ne
construisant aucune identité culturelle
entretenant un rapport avec l’aire de provenance attribuée aux comestibles…
Finalement, il s’agit pour ces cuisiniers/mangeurs de sortir l’aliment d’un
certain anonymat, de reconstruire autour
de lui du lien social, de le personnaliser
par des labels, des savoir-faire de production ou de transformation, par un territoire ou par une appellation. Il s’agit de
trouver une quiétude en « dévorant » le
paysage associé au produit. Il s’agit, enfin,
de se rassurer sur la qualité du mets, sur
sa filiation à la tradition qui renoue avec
un continuum culturel relevant bien souvent du mythe.
Il nous faut alors revenir sur le premier scénario (celui de la reproduction
sociale) écarté au début de cet article et
sur la notion de métissage imposé en rappelant derrière Danièle Musset que, sans
doute, jamais la cuisine n’a été un simple
transfert de recettes similaires au fil du
temps : « Toutes les femmes s’accordent
pour dire que même une recette transmise à sa propre fille ne sera pas réalisée
tout à fait de la même façon. C’est qu’interviennent des dons et des tours de
mains propres à chacune. L’apprentissage
de la cuisine et la capacité d’exécution
des recettes dépendent aussi d’un certain
nombre de qualités individuelles : capacités physiques, goût, dextérité, esprit
d’invention »8, nous ajouterons, d’une
position nouvelle dans l’espace temps et
de qualités organoleptiques différentes
des produits de base et du matériel de
cuisson.
Pour conclure
■
Nous terminerons par l’évocation
d’une nouvelle forme de métissage
observable dans l’univers de la « Grande
cuisine » française.
Nous ne voulons pas parler de la
fusion food très « dramatisée » par les
média. Elle donne, à l’Etranger comme
en France, des résultats merveilleux,
mais les congruences sur lesquelles
repose son principe, sont repérables dès
que se constitue un patrimoine gastronomique… On pense à l’intégration des
végétaux du nouveau monde dans notre
répertoire culinaire, à la saga des pâtes,
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
du foie gras, à l’émergence permanente
de produits qualifiés d’exotiques, à la
rencontre entre différentes techniques
de cuisson, aux sauces « mères » (allemande, espagnol et autres) inventées ou
plutôt conceptualisées par Carême, à
l’engouement pour telle ou telle épice,
pour telle ou telle texture, etc.
Nous voulons simplement remarquer
et souligner que la cuisine créatrice, jusqu’ici réservée aux « Chefs »9 se « féminise ». Derrière Olympe, en France
comme à l’Etranger, des femmes
« métissent » la profession, y ajoutent
une sensibilité et une sensualité différente. Pendant ce temps, leurs pairs se
réfèrent à l’univers traditionnel et surtout affectif de leurs aïeules ; dans l’ordinaire alimentaire quotidien (non seulement
parce
que
l’industrie
agroalimentaire les y aide), des hommes
partagent, investissent des rôles jusque
là réservés à la « mère nourricière ».
Notes
Cuisiner, manger, métisser…
■
1. J.P. Corbeau, « Goûts des sages,
sages dégoûts, métissage des
goûts » in Internationale de
l’Imaginaire, n° 1, « Le métis culturel », Babel/Maison des Cultures du
Monde, Acte Sud, Arles, 1994, pp.
164-182.
J.P. Corbeau, « Trois scénarios de
mutation des goûts alimentaires »,
in « Le Goût », Actes du troisième
colloque transfrontalier, Université
de Bourgogne, Dijon, 1998, PP.321328.
2. J.P. Corbeau, « Essai de reconstruction utopique des formes et des
jeux du manger », Doctorat ès
Lettres et Sciences humaines,
Université de Paris VII, 1991.
3. Pour reprendre M. Maffesoli,
« Eloge de la raison sensible »,
Grasset, Paris, 1996.
4. F. Laplantine et A. Nouss, « Le
métissage », Dominos, Flammarion,
Paris, 1997, p. 79.
5. cf. J.-P. Corbeau, « De la présentation dramatisée des aliments à la
représentation de leurs consommateurs », in « Identités des mangeurs.
Images des aliments », coordonnateur I. Giachetti, CNERNA-CNRS,
Polytechnica, Paris, 1996, pp.175198.
6. Au sens que donne Neuburger qui
distingue les rituels d’appartenance
et ceux d’inclusion, distinction que
nous avons reprise en l’appliquant
aux phénomènes alimentaires
(Corbeau 91 et Corbeau 92).
7. Pour reprendre l’expression de
C. Fischler (1990), les Objets
Comestibles Non Identifiés
8. D. Musset op. cité, p. 6.
9. Si l’on excepte la fameuse Babette,
puis, dans les années 50, Marguerite
Bise à L’auberge du père Bise ainsi
qu’Eugénie Brazier dans son bungalow du col de la Luère et non dans le
restaurant lyonnais portant son nom
mais géré par son fils (cf. B. Beaugé
99), toutes deux cuisinières exemplaires reconnues par le Guide
Michelin mais enfermées dans
l’image du respect d’une cuisine traditionnelle reproduisant les classiques de la gastronomie française
ou les recettes régionales (qui ne se
nommaient pas encore de terroir), il
faut attendre les années 70 pour
qu’Olympe s’affirme comme un
« chef » créatif.
Bibliographie
■
• B. Beaugé, « Aventures de la cuisine française. Cinquante ans
d’Histoire du goût », Nil éditions,
Paris, 1999.
• E. Calvo, « Migration et alimentation », in Information sur les
Sciences sociales, vol 21, n° 3, Sage
publication. Londres, 1982.
• J.P. Corbeau, « Rituels alimentaires et mutations sociales », in
Cahiers
Internationaux
de
Sociologie, vol. XCII, 1992, p. 101120.
• J.P. Corbeau, « Goûts des sages,
sages dégoûts, métissage des
goûts », in Internationale de
l’Imaginaire, n° 1, « Le métis culturel », Babel/Actes Sud, Maison des
Cultures du Monde, Arles, 1994,
pp.164-182.
• J.P. Corbeau, « Les acteurs du partage alimentaire répètent-ils ? », in
Internationale de l’Imaginaire, n° 5
« La scène et la terre »,
Babel/Actes Sud, Maison des
Cultures du Monde, Arles, 1996,
pp.195-204.
• J. Duvignaud, « L’anomie »,
Anthropos, Paris, 1973.
• Giachetti,
coordinatrice,
« Identités des mangeurs. Images
d
e
s
aliments », CNERNA-CNRS, Polythe-chnica, Paris, 1996.
• C. Fischler, « L’Homnivore », Odile
Jacob, Paris, 1990.
• D. Musset, « Savoir pétrir une
pâte : un savoir féminin ? », in
BIEF, n° 14, « Cuisines », Centre
d’Etudes
Féminines
de
l’Université
de
Provence,
mai 1984, pp.3-12.
• R. Neuburger, « Rituels d’appartenance, rituels d’inclusion », in
Dialogue, n° 93, septembre 1986,
pp 67-76.
• J.P. Poulain, « La nourriture de
l’autre : entre délices et dégoûts »,
in Internationale de l’Imaginaire,
n° 7, « Cultures, nourriture », sous
la direction de J.-P. Corbeau,
Babel/Actes sud, Maison des
Cultures du Monde, Arles, 1997,
pp.115-140.
• D. Reisman, « Anatomie de la
société moderne. La foule solitaire », B. Arthaud, Paris, 1964.
• C. Roy, « Le bon usage du
monde », Rencontres, Lausanne,
1963.
73
David Le Breton
DAV I D L E B R E TO N
ventre une pépinière de lombrics, le terrain d’élection d’ascaris bons à engraisser
des vermisseaux repoussants qui, à leur
tour, allaient faire ripaille de la chair des
stupides éleveurs » (Camporesi, 1989, 15).
Seuls les barbares pouvaient se nourrir de
ces éléments en putréfaction. Cela n’empêchait pas les laitages de circuler dans
toutes les classes de la société mais en suscitant de vives polémiques entre leurs
détracteurs et leurs amateurs.
La cuisine
du dégoût
« Une cuillerée à thé d’eau
L’horreur du fromage
venue d’un égoût souillera
un barril de vin, mais une
cuillerée à thé de vin ne
pourra rien pour un barril
d’égoût » (Paul Rozin et
April E. Fallon, 1987)
DAVID LE BRETON
74
Faculté des sciences sociales,
Strasbourg
Laboratoire de sociologie
de la culture européenne
(UPRESA 7043 CNRS)
■
es goûts alimentaires varient au fil
de l’histoire. Nul ne va plus aujourd’hui aux portes des abattoirs avaler un plein verre de sang frais pour se
reconstituer. Si le fromage est l’hôte obligé de la plupart des repas dans nos sociétés occidentales, il n’en va pas de même
dans toutes les cuisines et autrefois il
était l’objet d’une vive réprobation. Historiquement la fermentation est longtemps ressentie comme un mélange
détonnant de magie et de menace.
P. Camporesi évoque, entre le Moyen Age
et la Renaissance, l’inquiétude éprouvée
devant le fromage après son cheminement du liquide au solide. On pense alors
que sa malignité est annoncée par son
odeur nauséabonde, signe « de matière
« défunte » (Campanella), de résidu en
décomposition, de corps faisandé et délétère, de substance putrescente nocive à la
santé qui corrompait terriblement les
humeurs » (Camporesi, 1989, 13). La fermentation était vue comme une forme de
putréfaction. La fétidité du fromage était
une sorte de mise en garde de ses dangers. L’odeur était un indice de la qualité d’une chose. La mauvaise odeur témoignait de la malfaisance, de la nocivité ;
bonne, en revanche, elle marquait un
signe propice et donnait licence à la
consommation. La perception de l’odeur
fromagère comme écœurante parlait à
son encontre. Ses exhalaisons étaient les
émissaires de son goût et de sa nature.
Le dégoût du fromage était tel que
Marguerite-Marie Alacoque, pourtant
encline à la mortification du corps et des
sens, peine à surmonter son horreur. A
son entrée au couvent son frère avait
L
La cuisine du dégoût
Le goût du chien
d’ailleurs demandé à ses supérieures que
jamais elle ne soit contrainte à manger de
fromage. Pourtant elle dut affronter
l’épreuve. « Et pour m’y devoir induire, je
fus tant assaillie de toute part que je ne
savais plus ce qu’il me fallait faire et il me
semblait plus aisé de donner ma vie que
de pouvoir me faire une telle et si grande violence. Et certainement, si je n’avais
plus que ma vie apprécié ma vocation,
j’aurais abandonné la religion plutôt que
de me soumettre à l’épreuve exigée de
moi. Mais je regimbai en vain puisque
mon Suprême Seigneur le voulait en sacrifice de moi-même, duquel tant d’autres
dépendaient ». Elle s’y soumet donc en se
faisant violence et en en reste malgré tout
ébranlée (Camporesi, 1986, 36).
Pour un médecin allemand dont l’ouvrage paraît en 1643, scorie nocive, le fromage résulte des excréments du lait, à l’inverse du beurre qui en incarne la partie
noble et bonne. Le fromage, indigne des
gens de qualité, est à ses yeux une « chose
grossière et immonde » à abandonner aux
misérables. Une telle abjection déshonore
le mangeur, outre qu’elle met son existence en danger. Les amateurs de fromage sont des « dégénérés », des dégustateurs
de
substances
putréfiées
dangereuses pour le mouvement des
humeurs qui régissent l’harmonie du
corps. Entre le fromage et l’excrément, dit
P. Lotichio dans un ouvrage de 1643, la
seule différence est de couleur. Résumant
ces propos hostiles, Camporesi écrit: « Le
fromage engendrait dans les obscurs
méandres splanchniques, au creux des
replis des entrailles humaines, des petits
monstres répugnants, accroissant ainsi la
pourriture préexistante. Ingurgiter du fromage était le meilleur moyen de faire du
■
De manière ironique, P. Farb et
G. Amelagos (1985, 192) se demandent si
« au lieu d’imaginer que les diverses
peuplades indigènes un peu partout dans
le monde sont les victimes de leurs choix
alimentaires irrationnels », les Occidentaux ne feraient pas mieux d’examiner
leurs préjugés en la matière et notamment celui qui frappe l’interdit de
consommation de la viande de chien
(moins de chiens à hurler la nuit, à encombrer les trottoirs et à y semer leurs déjections). Avec humour ils examinent en
effet les nombreux avantages sociaux
d’un tel changement des mœurs alimentaires. Si pour nos sociétés manger du
chien ou du chat serait céder à une forme
détournée d’endocannibalisme frappant
des animaux familiers. En fait le chien est
consommé de longue date dans maintes
sociétés humaines.
Hors des situations de disettes où tout
devient bon à manger pour ne pas mourir1, le chien est régulièrement consommé
dans certains parties de l’Afrique ou de
l’Asie ou du Pacifique. Loin du dégoût
dont il fait l’objet dans nos sociétés2 il est
apprécié à la fois pour sa chair et ses propriétés symboliques. La consommation de
chien en Asie ne se réduit pas à un principe culinaire. Selon la classification chinoise des cinq éléments, le chien est associé au métal, c’est-à-dire à la force, à la
résistance (De Garine, 1990, 1530)3. Les
Chinois élèvent même des chiens pour
des raisons gastronomiques et sélectionnent ainsi certaines espèces comme le
chow. Ailleurs se pose la question difficile du passage du statut d’incomestibilité
du proche à sa dissolution pour pouvoirs’en nourrir. On sait combien il est
malaisé dans les sociétés humaines de
sacrifier l’animal devenu un compagnon.
L’animal familier, nommé, inscrit dans le
tissu affectif du groupe est difficilement
mangeable. Le cochon des campagnes
françaises d’autrefois est d’abord à l’image d’un jeune chien, nommé, cajolé, avant
qu’il ne grandisse et ne se rapproche du
moment fatidique de son sacrifice. On le
perçoit alors de manière affectivement
distanciée comme « gras », « sale »,
« insupportable », etc. Pour le rendre
digeste, le transformer en un monde de
saveurs et non plus de faveurs, il convient
de modifier radicalement son statut symbolique en l’éloignant de soi. « La précarité de son statut repose apparemment
sur son évolution biologique. Quant à la
durée de son statut initial, elle paraît
dépendre d’abord de l’existence de races
spécialisées, ensuite de la place réservée
à un favori unique qui, sélectionné dans
les portées, conservera sa position une
fois adulte. En l’absence de ces deux derniers éléments, il semble que tous les
animaux perdent leurs prérogatives de
compagnon en grandissant » (Milliet,
1995, 84).
Au Viêt-Nam différentes recettes
apprêtent le chien pour la consommation,
même si, les habitants prévenus du
dégoût des Occidentaux à ce propos, il est
malaisé de trouver quelqu’un pour le
reconnaître d’emblée. Après une
recherche en la matière, Jean-Pierre Pou-
lain accompagné d’un géographe, d’un
ethnologue, et de deux amis vietnamiens,
souhaitent se prêter à l’expérience.
Recherche de sensations, sursaut rationnaliste devant les « préjugés » afin de
considérer l’alimentation sous une forme
strictement diététique indépendamment
de sa provenance, souci moral de ne pas
se dérober à une épreuve de vérité touchant la pratique du métier, ou autres raisons, ils se retrouvent autour d’une table,
un peu anxieux du déroulement de la soirée. Un foie et une épaule de chien bouilli
ouvre les réjouissances, outre les crevettes fermentées, les feuilles de li et les
crêpes de riz au sésame. Déjà les visages
se crispent et les estomacs se nouent au
moment de porter à la bouche des filaments trop évocateurs d’une intériorité
animale. La saveur suave évoque le chevreau, dit encore, impassible, J-P. Poulain
mettant adroitement à distance la substance dont il se nourrit en l’assimilant à
une autre entrant dans ses catégories
alimentaires. Face au « boudin de chien
aux cacahuètes grillées », les réticences
se font déjà jour : « Je mobilise mes
connaissances culinaires devant ce boudin qui rappelle le boudin antillais, le disséquant comme pour me distancier. Je le
regarde comme un objet culinaire, cher-
Dîner Télé. Les dîners congelés perdirent leur stigmate quand ils furent réutilisés dans
les années 80 comme nourriture chic pour les yuppies. Jane & Michael Stern,
Encyclopedia of bad Taste, Harper Perennia, 1991. Bibliothèque des Arts. Strasbourg
75
David Le Breton
76
chant les oignons, le gras, la couenne… Il
est fait avec du sang de chien, et je ne
peux pas en manger. Pourtant, on utilise
bien le sang dans la cuisine française
pour lier les sauces par exemple ; sang de
porc, de volaille, de lapin, de lamproie. Et
tout à l’heure dans le ragoût, je vais bien
en goûter du sang de chien. Mais sous
forme de boudin, impossible » (Poulain,
1997, 123). Le « ragoût de collier à l’eau
de riz fermentée, lié au sang » semble
moins suspect d’apparence, il est même
bon, dit J-P. Poulain, qui en reprendrait
volontiers si ce n’était là cependant viande de chien. Les autres plats se succèdent: « cuisses de chien cuit à la vapeur »,
« soupe claire avec ciboulette », « brochettes de chien assaisonnées de rieng »,
« pieds de chien bouillis ». Le repas
s’achève tandis qu’un de leur ami vietnamien se fait emballer les restes plutôt
copieux pour les distribuer à un entourage friand de cette viande. De retour à
son hôtel, le narrateur se précipite au bar,
commande une tarte aux amandes et un
double-whisky, et se loue de la présence
fortuite du conseiller culturel de l’ambassade et de son épouse qui lui permettent d’« intellectualiser » son expérience.
Prétexte heureux d’une mise à distance et
recouvrement des saveurs ambiguës par
d’autres dont la légitimité est incontestable. Le lendemain il croise son collègue
géographe qui lui avoue s’être brusquement réveillé dans la nuit. Ecœuré par
l’odeur de son urine, il lui a été impossible ensuite de se rendormir.
La consommation de l’aliment défini
comme « dégoûtant » par sa culture d’appartenance parait être un rite de passage
de l’ethnologue, une manière symbolique
d’affirmer son détachement et sa lucidité sur la relativité du monde. N. Ishige
participe à une fête donnée dans l’ile de
Ponape en Micronésie. Les fruits de
l’arbre à pain, le taro, un cochon fraîchement tué sont à la disposition des invités
qui se régalent. Un homme arrive avec un
sac sur le dos contenant un gros chien aussitôt assommé, vidé de ses entrailles et
apprêté dans le four de terre. Une heure
plus tard le chien est partagé entre les
convives. L’ethnologue n’est pas oubliée,
« il n’avait pas aussi mauvais goût que son
odeur aurait pu le laisser supposer, mais
il était un peu dur et il fallait le mâcher
longtemps, presque comme un chewing
gum. Mais le fait de mâcher faisait ressortir les jus parfumés de la chair. En
comparaison, le porc était presque fade »
(Ishige, 1981, 229). C. Levi-Strauss manifeste la même élégante désinvolture dans
la forêt amazonienne. On lui a parlé des
koro, des larves trouvant refuge dans des
troncs d’arbres pourrissants. Les Indiens
n’en parlent jamais blessés par les railleries des Blancs à ce propos. Non sans mal,
C. Levi-Strauss parvient à convaincre l’un
des hommes de l’accompagner dans la
forêt. « Un coup de hache dégage des milliers de canaux creux au plus profond du
bois. Dans chacun un gros animal de couleur crème, assez semblable au ver à
soie. Maintenant il faut s’exécuter. Sous
le regard impassible de l’Indien, je décapite mon gibier ; du corps s’échappe une
graisse blanchâtre, que je goûte non sans
hésitation : elle a la consistance et la
finesse du beurre, et la saveur du lait de
noix du cocotier » (Levi-Strauss, 1955,
183). On retrouve chez Levi-Strauss,
comme chez les autres ethnologues transgresseurs des interdits de leur culture, la
même procédure d’euphémisation qui
consiste à répercuter le goût de l’aliment
prohibé vers d’autres tout-à-fait conventionnels, jouant ainsi à leur tour de la
magie sympathique, c’est-à-dire misant
sur une contamination positive à l’envers,
les aliments bien connus venant englober
dans leur orbe les aliments répugnants.
Les connivences de saveur permettent de
passer outre le dégoût.
Les incompatibilités de nourriture
d’une culture à une autre sont parfois
radicales. Certains mets demeurent résolument indigestes même avec la meilleure volonté du monde. G. Haldas partage
une table de banquet de fin de Ramadan
en Algérie quand son hôte convaincu de
lui rendre un insigne hommage vient lui
apporter la « meilleure part du mouton », un œil. L’homme lui loue le régal
qui l’attend sous le regard jaloux des
autres convives, tandis que Haldas
contemple avec horreur une boule grisâtre, visqueuse, glauque, qui trone dans
son assiette sans dissimuler sa nature
d’œil et dont il se demande s’il n’est pas
en train de le regarder. Devant le visage
épanoui, et sans doute un peu envieu, des
autres commensaux, il doit bien entamer
la substance malgré la résistance physique et morale qu’elle lui oppose. Il parvient ainsi à dégager quelques filaments
qu’il mâche inlassablement en les passant
d’une joue à une autre. Ce qui confirme
ses hôtes dans le plaisir qu’il éprouve
puisqu’il met si longtemps à le déguster.
Lui, si gourmet d’habitude, ne fait aucu-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
ne mention de la moindre saveur, le
dégoût faisant totalement écran au reste.
Finalement Haldas conjugue une double
stratégie, boire de bonne gorgée de vin
pour parvenir à avaler quelques fragments de l’œil quand les regards se portent sur lui, et glisser subrepticement
dans la poche de sa chemise les autres
morceaux, sauvant ainsi la face et celle de
ses hôtes. En revanche, luttant contre
une nausée croissante, il trouve un prétexte pour s’esquiver et se précipiter
dans un établissement voisin où il avale
plusieurs verres d’alcool (Haldas, 1987,
151 sq). A l’image de l’expérience de
Poulain, il semble que l’alcool soit un formidable détergent pour effacer le dégoût
qui reste dans la bouche et dans l’imagination.
Méfiance
devant la viande
■
Dans un texte fondateur Angyal (1941)
analyse le dégoût comme essentiellement
lié à la confrontation de l’homme à des
restes provenant d’un corps humain ou
animal. Les déchets ou les traces organiques, la forme même de certains animaux, renvoie l’homme à son insoutenable fragilité, à une dérobade de sens
qui le rappelle brutalement à l’humilité
de sa condition, à une animalité qu’il
cherche à occulter de toutes les subtilités
de sa culture. Rozin, qui prolonge les
intentions de Angyal, considère que la
répulsion face à des produits d’origine
animale ou corporelle, dans un contexte
alimentaire, est le premier agent du
dégoût (Rozin, 1997). La frontière de l’humanité et de l’animalité est toujours
menacée. Les animaux sont l’objet d’une
profonde ambivalence alimentaire. Leur
consommation rappelle à l’homme sa
propre organicité, la fragilité infinie de sa
chair, sa contingence. Elle fait vaciller ses
fragiles prétentions de se hisser au delà
de sa condition en oubliant sa précarité
et la mort qui ne cesse de le menacer. Si
elle est largement répandue, elle est donc
étroitement réglementée. Seule une infime partie du règne animal présent dans
l’écologie d’une société donnée est considérée comme mangeable. Parfois, ce sont
certaines parties de l’animal qui sont
prohibées ou réservées strictement aux
enfants ou aux femmes.
La Bible traduit bien l’ambiguité de la
relation à la nourriture carnée. Le para-
dis est un monde sans consommation de
viande, strictement voué à une alimentation végétale : « Je vous donne toutes les
herbes portant semences, qui sont sur
toute la surface de la terre et tous les
arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture » (Gen., 1-29).
Dieu interdit toute mise à mort, la nourriture carnée est donc impossible, même
pour les animaux. Après le Déluge, qui
remet les hommes une seconde fois dans
la création, Dieu autorise la consommation animale: « Tous ce qui se meut et possède la vie, vous servira de nourriture. Je
vous donne tout cela au même titre que
la verdure des plantes » (Gen. 9-3). Tous
les animaux donc, à l’exception absolue
du sang qui contient l’âme. Cette licence
semble être une concession au mal inhérent à l’homme4 : « Je ne maudirai plus
jamais la terre à cause de l’homme, parce
que les desseins du cœur de l’homme sont
mauvais dès son enfance » (Gen., 8-21).
Moïse introduit ensuite les termes de
l’alliance avec le peuple Hébreu à travers
une catégorisation rigoureuse des animaux dont l’homme peut se nourrir. Une
partie du monde animal retombe alors
dans l’interdit. La Bible chemine donc
avec hésitation dans la relation à la nourriture carnée, elle ne l’accepte pas d’emblée, puis cède, avant de revenir en arrière pour épargner un certain nombre
d’animaux.
Des mangeurs de viande ne sont pas
nécessairement à l’aise face à une nourriture de provenance animale. N. Vialles
distingue les « zoophages » qui aiment et
mangent toutes les formes de viandes,
même les parties les plus sujettes à rejet
(cerveaux, tripes, yeux, etc.), qui n’éprouvent aucun dégoût et aucune gêne à les
manipuler, à les apprêter, ou à les manger.
Et les « sarcophages » qui restreignent
leur consommation à la « viande », c’està-dire à des parties « neutres », moins
identifiables, celles qui nuancent l’idée
d’une consommation animale (Vialles,
1987). La « sarcophagie » tend d’ailleurs
à gagner l’ensemble de la société. Les
signes d’animalité s’effacent des boucheries, les animaux écorchés disparaissent
des étals. Dans la liste des dégoûts
contemporains en France on trouve en
premier lieu les abats (foie, cervelle, etc.)
et le gras de viande (Fischler, 1991). Dans
leur dimension réelle les animaux s’éloignent infiniment en même temps qu’ils
ne cessent de se rapprocher dans les imaginaires (documentaires, films, dessins
La cuisine du dégoût
animés, etc.). Les animaux de compagnie
envahissent les foyers contribuant par
leur présence à modifier les sensibilités.
L’industrialisation de la production alimentaire écarte l’animal de la scène
sociale. La nourriture carnée tend à se
dissimuler sous des aspects neutres qui
éliminent les états d’âme. L’élevage et
l’abattage des animaux sont « oubliés »
par les mangeurs qui préfèrent déréaliser
leurs produits en aseptisant leur origine.
Les enfants notamment répugnent à se
nourrir d’un animal avec lequel ils sont
familiarisés. On personnalise l’animal de
même qu’on animalise parfois l’homme,
brouillant encore les frontières. Remaniée, sous cellophane, déjà en partie
apprêtée, la viande devient alors un mets
parmi d’autres grâce à tout un travail
social de redéfinition. Un vernis culturel
la rend licite, la convertit en nourriture et
tend à effacer même la notion de viande.
Les anecdotes, plus ou moins attestées,
d’enfants à qui l’on demande de dessiner
un poulet ou un poisson et qui dessinent
un poulet rôti ou des panés, sont sociologiquement pensables. Ce refoulement de
l’animalité s’accélère depuis quelques
années et à parachever un processus
amorcé de longue date dans nos sociétés
(Elias, 1973 ; Thomas, 1985 ; Mennell,
1987).
Le dégoût
comme morale
■
Pour nombre d’auteurs (Angyal, 1941 ;
Rozin, Fullon, 1987 ; Fischler, 1991), le
dégoût trouve son enracinement autour
de l’incorporation orale. La réaction
innée de rejet de l’amertume chez le
nourrisson en serait la matrice (Chiva,
1985). Le goût alimentaire est visé en
priorité et la bouche en est le lieu privilégié. L’individu incorpore l’aliment, le
franchissement des frontières de la
bouche l’intègre à sa chair. Le dehors et
le dedans effacent leur limite, l’homme
est symboliquement ce qu’il mange, non
seulement au niveau d’une équivalence
morale entre l’aliment et lui-même souvent affirmée par les représentations
sociales, mais il se modifie dans sa substance même. S’il ingère une nourriture
prohibée, ou perçue comme dégoûtante,
incomestible, il perd son statut d’humanité et participe d’un monde de la marge
ou de l’extériorité absolue, il devient
Autre, il se bestialise. De ce qu’il mange
une nourriture écœurante, il est luimême, contaminé par son acte, il se transforme en motif de dégoût. Rozin est le
premier à mettre étroitement en relation
le sentiment du dégoût avec les lois de la
magie sympathique dégagées par Frazer : la contamination (ce qui a été en
contact reste toujours en contact). Même
après avoir été ôté, un insecte tombé
dans un verre provoque souvent un rejet
de la boisson toute entière comme si elle
avait été contaminée5. On ne reprend
pas une nourriture abandonnée sur une
table de restaurant, même si elle est apétissante, dans la crainte qu’elle ait été
entamée ou touchée par quelqu’un
d’autre, même en bonne santé. Le principe ici mis en œuvre est celui de la loi de
contamination. L’aliment ne sort pas
indemne d’avoir été en contact avec un
animal, un objet ou un individu susceptibles de lui transmettre des parcelles de
son caractère néfaste.
La bouche est le lieu manifeste de
l’échange avec le monde et de l’intériorisation de l’univers en soi, en lui le goût de
vivre de l’homme peut fuir ou se restaurer,
son sentiment d’identité vaciller et se corrompre. La bouche est l’une des zones les
plus investies du corps, non seulement à
cause de sa position éminente au sein du
visage (Le Breton, 1992), mais aussi en ce
qu’elle incarne la parole et la voie essentielle de passage vers l’intériorité de l’individu. Ce qu’il respire ou mange le
pénètre pour le meilleur ou pour le pire.
La bouche est le seuil de l’intimité invisible mais essentielle du for intérieur.
Illustrant le dégoût, Darwin présente une
anecdote personnelle où la bouche et la
nourriture jouent un rôle primordial : « A
la terre de feu, un indigène ayant touché
du doigt un fragment de viande froide
conservée que j’étais en train de manger
à notre bivouac, manifesta le plus profond
dégoût en constatant sa mollesse; de mon
côté, je ressentais un vif dégoût en voyant
un sauvage nu porter la main sur ma nourriture, bien que ses mains ne me parussent
pas malpropres. Une barbe barbouillée de
soupe nous paraît dégoûtante quoiqu’il n’y
ait évidemment rien de dégoûtant dans la
soupe en elle-même » (Darwin, 1981, 276).
Darwin, d’emblée, situe le dégoût dans la
sphère alimentaire : il dérive selon lui
« primitivement de l’acte de manger ou de
goûter » (p 276).
Quelqu’un qui ingère à son insu un aliment prohibé, ou qu’il considère comme
non comestible, est pris de nausée s’il s’en
77
David Le Breton
78
aperçoit ou si on l’en avertit plus tard.
Dans un restaurant d’entreprise une
femme découvre un insecte dans les
légumes dont elle a mangé quelques bouchées, elle est prise aussitôt d’incoercibles vomissements. L’idée d’avoir incorporé en soi un insecte lui est
insupportable même si d’autres sociétés
en font un met de premier choix. Le
dégoûtant n’est pas tant ce qui n’a pas de
goût que ce qui est surchargé d’une représentation néfaste. L’insecte est d’un bon
rapport calorique, mais il est culturellement inmangeable. La charge d’écœurement qu’il véhicule est lié à son statut
symbolique. La même femme qui aurait
découvert un morceau de papier mêlé à
sa nourriture aurait été gênée du manque
d’hygiène du restaurant mais elle n’aurait
éprouvé aucune nausée alors que contrairement à l’insecte le rendement du papier
est nul au plan alimentaire. Si elle avait
découvert une tête de souris décomposée
ou une matière gluante et suspecte parmi
ses légumes elle aurait été autant bouleversée. On aurait pu rappeler à cette
femme longuement nauséeuse après
avoir mangé un fragment d’insecte que
même si les orthodoxes juifs ne se nourrissent plus aujourd’hui de sauterelles ou
de criquets, le Lévitique les recommande :
« De toutes les bestioles ailées qui marchent à quatre pattes vous ne pourrez
manger que celles-ci : celles qui ont des
pattes au dessus de leurs pieds, pour sauter sur le sol.Voici celles dont vous pourrez manger : les différentes espèces de
sauterelles migratrices, de sauterelles
saulham, de sauterelles hargol, de sauterelles hagab » (Lévitique, 11-21/23). Même
les orthodoxes font aujourd’hui une
entorse à la parole de Dieu en n’en
consommant pas. Il est vrai que le Deutéronome revient sur cette exception et
interdit finalement tous les insectes. Le
comestible ne s’impose pas comme une loi
biologique, une sorte de nécessité naturelle que l’homme aprouverait avec bonne
volonté avec une série de de variations
dans les accommodements culinaires. Les
règles de comestibilité sont culturelles,
elles n’ont que faire d’un quelconque rendement calorique ni même de la
recherche tortueuse du meilleur goût.
« Tout ce qui est biologiquement mangeable n’est pas culturellement comestible », dit C. Fischler (1993, 31).
Au seuil de son ouvrage sur l’abjection, J. Kristeva donne un exemple tout
entier fondé sur la répulsion alimentaire
en en soulignant par ailleurs les aspects
individuels. « Lorsque cette peau à la surface du lait, inoffensive, mince comme
une feuille de papier à cigarettes,
minable comme une rognure d’ongles, se
présente à mes yeux, ou touche les lèvres,
un spasme de la glotte, et plus bas encore, de l’estomac, du ventre, de tous les viscères, crispe le corps, presse les larmes et
la bile, fait battre le cœur, perler le front
et les mains. Avec le vertige qui brouille
le regard, la nausée me cambre, contre
cette crème de lait, et me sépare de la
mère, du père qui me la présentent »
(Kristeva, 1981, 10).
Omnivore, l’homme est susceptible de
se nourrir d’une foule de végétaux ou
d’animaux disponibles dans son environnement. La formidable diversité des
régimes alimentaires selon les sociétés
humaines ne tient pas seulement à la multitude des écologies à travers les régions
du monde, mais aussi à leur variété interne au regard des choix culturels, des
valeurs et des goûts associés aux formes
de nourritures possibles (Fischler, 1993,
62). L’homme survit à des changements
climatiques, à des migrations, au rythme
des saisons car il trouve dans la nature
environnante la diversité alimentaire suffisante pour le maintenir en vie et nourrir sa quête de saveurs appréciées. A la
limite, l’homme mange même le cadavre
d’autres hommes. « Les êtres humains
sont capables d’avaler à peu près tout ce
qui n’aurait pas réussi à les avaler auparavant » (Farb, Amelagos, 1985, 189).
La détermination des goûts légitimes
et agréables dans un groupe humain correspond simultanément à l’établissement
de normes alimentaires. Ce qui est
« bon » ou « dégoûtant » ne renvoie pas
à une nature, mais à une construction
sociale et culturelle et à la manière dont
chaque individu s’en accommode. Les
dégoûts, comme les goûts, sont le fait d’un
processus de socialisation. Ce sont moins
des craintes d’intoxication qui régissent
les préférences ou les abjections alimentaires que les significations que l’individu, en lien avec sa société, leur attribue.
Le partage des mets est le fait d’une
esthétique, d’une morale du monde bien
avant d’être une diététique. Certaines
matières sont rejetées d’emblée indépendamment de leurs goûts réels jamais
sentis par l’individu qui les réprouve. La
représentation qu’il s’en fait détermine la
manière dont elles sont reçues sans souci
de leur composition organique. La comes-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
tibilité n’est pas une notion biologique,
mais symbolique. Si l’aliment n’est pas
bon à penser il n’est pas bon à manger.
L’amateur d’escargots ne mange pas de
limaces. Non à cause de leur goût qu’il
ignore, mais à cause de l’idée qu’il s’en
fait qui les transforme en animaux écœurants. Celui qui aime le mouton éprouve
une nausée à l’idée d’avoir une côtelette
de chat dans son assiette. Grimod décrit,
en 1808, avec délectation la manière de
servir des yeux de veau ou de bœuf, mets
encore très appréciés de son temps, qui
bouleverserait durablement aujourd’hui
l’amateur le plus inconditionnel de ces
viandes (Grimod, 1983, 15). Le même Grimod explique ailleurs que les déjections
de bécasses « sont précieusement
recueillies sur des rôties mouillés d’un
bon jus de citron, mais mangées avec respect par les fervents amateurs » (1997,
98). La table du XIVe ou du XVe siècle
contenait peu de bœuf, mais les riches
consommaient régulièrement du paon, du
cygne, du héron, de la grue, de la cigogne,
du merle, de l’alouette, du cormoran, du
loir, du renard, etc.
Nos sociétés occidentales répugnent à
se nourrir d’insectes alors qu’elles raffolent de crevettes, d’huitres, de moules ou
de palourdes, dont la consistance n’est
guère éloignée et qui, de surcroît, sont
souvent mangées crues. Mais ce sont là
des éléments marins, des « fruits de
mer » comme dit élégamment la langue
française. Certains groupes humains mangent des aliments dans un état de putréfaction avancée, d’autres élaborent une
cuisine du cru. Les Chinois ou les Vietnamiens mangent de la viande de chien.
Le renard a longtemps été dégusté en
Russie comme un mets de qualité. Les
Mexicains préparent des fricassées d’asticots. Les insectes composent des plats
de choix de nombre de sociétés humaines.
Le lait n’est pas perçu unanimement
comme une boisson consommable par les
humains. Les agences américaines d’assistance alimentaire envoyaient du lait en
poudre dans les régions du monde frappées par la famine. Au Guatémala ou en
Colombie il servait de lessive, ailleurs il
fut souvent jeté. Farb et Amelagos, qui
rapportent ces faits, expliquent que pour
certaines cultures il est inconcevable d’en
priver les animaux encore à la mamelle et
le lait, s’il n’est pas nourricier et maternel, ne participe pas des modes alimentaires (Farb, Amelagos, 1985, 212). Le
cannibalisme est une institution pour
La cuisine du dégoût
certaines sociétés humaines qui font de
leur corps la tombe du défunt en mangeant sa chair apprêtée rituellement ou
qui dévorent leurs ennemis pour en incorporer les vertus guerrières. Peu d’aliments pourraient satisfaire sans répulsion des uns ou des autres l’ensemble des
communautés humaines réunies autour
d’un repas. L’aversion des uns est le bonheur alimentaire des autres, et si chacun
pense justifiées ses préférences il n’en
juge pas moins écœurantes celles des
autres.
Le dégoût
■
Le dégoût est une émotion, non une
nature, il est donc une relation culturellement et socialement déterminée et non
un instinct ou une biologie en acte (Le
Breton, 1998). Il participe de la sphère du
symbolique et non de celle du génétique.
« Il n’y a aucune raison naturelle de l’exclusion des choses abjectes », dit
G. Bataille (1972, 437). Les logiques de
classification, et donc de séparation, sont
plus puissantes, elle s’enracinent dans un
imaginaire individuel ou collectif, elles se
nourrissent de l’affectivité. Elles sont un
système de valeur en acte.
Le dégoût est essentiellement une
menace réelle ou symbolique pour le
sentiment d’identité. Menace pour soi,
pour l’entre-soi, il instaure l’une des frontières symboliques qui permettent de se
poser de manière cohérente à l’intérieur
de l’ambiguité essentielle du monde. Le
dégoût est l’inassimilable à soi, le principe de destruction d’une identité personnelle ou collective toujours précaire. Il est
une « réaction de défense », la mise à distance sans rémission d’un danger (Kolnai,
1997, 27). Le paradoxe du dégoût, s’il est
partagé par les membres d’un même
groupe, est de fonder le lien social sur une
séparation radicale, de se rassembler contre l’abjection et simultanément de se
démarquer des autres qui en apprécient
l’objet ou du moins y prêtent moins d’attention6. Il n’est pas une anomalie au sein
du système culturel, il s’inscrit dans un
ordre global où tout se tient plus ou
moins, il n’est pas une fantaisie individuelle ou collective mais un principe culturellement logique appliqué à un objet
ou à une situation. Le dégoûtant recouvre
le hors champ du monde, ce que n’éclaire pas de son plein feu la scène sociale, ce
qui est crépusculaire, entre deux, ambigu,
ce qui vient rompre les limites. Le sentiment du dégoût protège des autres, des
marges, des hybrides, de ce qui déroge à
l’ordre symbolique et risque par un choc
en retour d’en détruire la cohérence. Le
dégoût est le fait d’une interprétation et
non une appréhension immédiate du
monde. Si l’on mange une soupe avec plaisir le dégoût surgit si l’on y découvre soudain un insecte mort ou si un mauvais
plaisant vous annonce qu’il a craché
dedans. Le voisin chaleureux à qui l’on
serrait volontiers la main devient du jour
au lendemain un motif d’écœurement
après son arrestation pour avoir torturé et
assassiné plusieurs victimes. Si une odeur
fécale saisit le marcheur dans la rue, le
malaise disparait s’il s’aperçoit qu’il s’agit
seulement de la colle d’une affiche posée
sur un mur proche. La répulsion cède aussitôt au sourire. Le mets apprécié choisi
au hasard sur la carte écrite en chinois
d’une échoppe de Shangai procure soudain la nausée quand le mangeur
apprend par hasard qu’il s’agissait d’un
chien rôti. La gêne à serrer la main noircie de crasse d’un ami se dissipe instantanément quand celui-ci s’excuse, il a
renversé une bouteille d’encre sur son
bureau et malgré ses nombreux lavages il
n’arrive pas encore à s’en détacher les
mains.
Des études menées à Ponape, l’une des
îles Caroline, dans le Pacifique sud, montrent que ceux qui enfreignent un tabou
alimentaire ressentent une série de symptomes tels que diarrhées, urticaires, dermatoses, etc. Ceux qui transgressent l’interdit portant sur un certain poisson
risquent de présenter des tâches sur la
peau semblables à celles qui marquent
leurs écailles ou de manquer de souffle.
Un insulaire ayant consommé un jour une
nourriture prohibée attribuait une maladie dont il souffrait plusieurs années plus
tard à un manquement à ces interdits alimentaires (Farb, Amelagos, 1985, 147).
Dans la relation de l’homme à son corps
la dimension symbolique imprègne la
dimension physiologique (Le Breton,
1990). La conviction de se trouver en
faute et rendu vulnérable par la transgression, amène à la réalisation effective
de la punition associée à la consommation
prohibée. Même si la personne croit naïvement échapper aux conséquences de
son acte, elle méconnait la puissance de
la tradition qui alimente à son insu les
fibres de son inconscient et de son corps.
Que la nourriture soit en elle-même sans
dommage est sans conséquence. L’homme
ne réagit pas à l’objectivité du monde
mais à la signification qu’il prête aux événements. Son existence s’insère dans un
univers de sens et de valeurs et non dans
un registre mathématique. Une situation
n’a de sens pour les hommes qu’à travers
la manière dont elle est interprétée. Si
l’on fait croire à quelqu’un qu’il a mangé
à son insu une nourriture répugnante à
ses yeux, même si la digestion du repas
est faite depuis longtemps, il aura du mal
à retenir des vomissements ou une nausée. Le dégoût n’est pas dans la nourriture elle-même qui peut procurer bien
des plaisirs gustatifs, mais dans la représentation dont elle est l’objet.
Le dégoût n’est donc pas sensoriel à
l’origine mais il le devient à cause des
réactions viscérales qu’il provoque. Sa
résonance physique est souvent forte,
impliquant un haut le cœur, des nausées,
un recul, un rejet expressif souvent doublé d’un discours. Le dégoût est rarement
discret et silencieux, il sollicite souvent
une dramaturgie sociale, une exubérance,
une surenchère dans le rejet. Il est
d’abord une signification qui heurte la
conscience et bouleverse en profondeur
l’individu.
79
M O N I Q U E D U B I N S K Y- T I T Z
Notes
■
1. Dans ces moments d’exception les
chiens, les chats, les rongeurs, etc.
sont mangés même en Europe.
Ainsi, par exemple, à Paris lors de
la guerre franco-allemande de 1870
(Milliet, 1995, 81). Les exemples
abondent de la levée de l’interdit
ou du dégoût pour des impératifs
de survie. L’anthropophagie est également parfois pratiquée (Le
Breton, 1994).
2. Dégoût sans doute récent car il
semble que les Gaulois en mangeaient quelquefois (Méniel, 1989,
96).
3. Confucius, dit-on, mangeait du
chien. Des textes chinois classiques
expliquent que les officiers doivent
se nourrir notamment de chiens,
car, comme eux, ils doivent faire
preuve de discernement dans leurs
relations avec les hommes (Orange,
1995, 375).
4. Voir les analyses de J. Soler (1973).
5. La loi de similitude (ce qui se ressemble en apparence est de même
nature) rend difficilement mangeable des aliments auxquels on
donne la forme d’excréments. Un
morceau de caoutchouc imitant la
forme du vomi n’est pas aisément
mis en bouche alors que s’il est de
forme anodine il n’y a guère d’hésitation (Rozin, 1994).
6. Georges Bataille prétend même
faire du dégoût un principe fondateur de société « C’est une répulsion, un dégoût, un effroi communs
qui ont réuni les hommes dans un
premier temps. Sans doute, il est
paradoxal d’avancer que la société
s’est fondée sur le dégoût et sur
l’effroi, cependant il faut reconnaître, d’autre part, que si l’on ne
fait pas intervenir ce sentiment
puissant bien des choses, puisqu’il
s’agit des choses humaines, risquent de demeurer inintelligibles.
En fait, le dégoût primitif est peutêtre la seule force violemment
agissante qui puisse rendre compte du caractère d’extériorité tranché propre aux hoses sociales »
(Bataille, 1972, 285).
80
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Fast food
et exotisme
«L’
homme habite en passant : non
pas en voyageur embarqué pour
un autre monde, mais en passant
pressé ou flâneur, affairé ou désœuvré,
qui passe en côtoyant d’autres passants, si
proches et si lointains, familièrement
étranges… »1.
MONIQUE DUBINSKY-TITZ
Sociologue, Strasbourg
Si le fast food répond à la définition de
distributeur de repas mangés en passant,
en se rendant ailleurs, consommés rapidement sur place ou emportés, si le plat
de base est uniformément et constamment le sandwich chaud copieusement
garni, on peut en retrouver la trace dès le
Moyen Age (et même bien avant). Dans la
ville de Palerme de « Tous les jours », au
cœur du royaume d’Aragon (1070 à 1492),
seuls les riches possèdent un grill, une
broche, un four, la « tannura » arabe. Les
autres achètent leur repas tout préparé au
marché : une cuisine frite dans la graisse,
des « foccacia cu’meuza » (sandwichs de
pancréas frits) et des « pannelle » de farine de pois chiches2.
Le fast food est-il cette forme de distribution de produits cuisinés industriellement et de service de restauration rapide organisée de façon taylorienne dont le
produit de base est le hamburger – sandwich chaud à la manière de Hambourg –
né aux Etats Unis dans les plaines de l’Illinois juste après la dernière guerre mondiale ? C’est en 1948 que les frères Mac et
Ric Donalds, des Américains d’origine
écossaise, ont conçu l’idée du « Speedy
Service System » : des hamburgers vendus
15 cents à des familles pauvres, servis sans
couverts et sans assiette, dans des cartons
et des sacs en papier. Et l’histoire raconte que pour aller plus vite les serveurs se
déplaçaient en patins à roulettes. Leur
nom et leur formule furent ensuite rachetés par un brasseur d’affaires du nom de
Ray Crok auquel on doit la conquête du
monde par les hamburgers.
Aujourd’hui ce type de fast food domine le marché de la restauration tant en
centre ville qu’à la périphérie, en centre
commercial et sur les voies d’accès, aussi
bien piétonnières que routières.
Arrivé en Europe dans les années
1970, le fast food est perçu comme un
modèle du modernisme alimentaire. Il
était alors exotique au sens originel du
terme : transplanté, qui n’est pas sur son
sol naturel, qui étonne, surprend, qui est
différent, pas familier.
Depuis une dizaine d’années, de nouveaux types de sandwichs chauds sont
apparus en divers lieux des villes, prenant
des formes et des odeurs plus exotiques,
des sandwichs venus des bords de la Méditerranée : turcs, marocains, algériens,
israéliens… Cette origine leur confère
d’ailleurs une force de séduction que
serait en train de perdre Mac Donald’s. Ce
dernier, manifestement en mal d’exotisme, met alors en avant l’argument des
saveurs régionales en même temps qu’il se
mondialise.
Mac Donald’s
diabolisé
■
« Le Mac Do est-il soluble dans le
magret ? » titre Libération le 18 septembre 1999.
José Bové est allé en prison. L’éleveur
syndicaliste a été convoqué par le tribunal correctionnel pour avoir dirigé l’opération « démontage » du Mac Donald’s de
Millau. L’opposition d’une partie du
81
Monique Dubinsky-Titz
monde agricole à la mondialisation s’est
cristallisée autour du nom de Mac Donald’s qui devient souvent synonyme de
« malbouffe ».
Ce terme est repris dans un article du
Monde (21 et 21 novembre 1999) où, sous
la plume d’Alain Frachon, il est question
de « l’invasion de la planète par les produits des multinationales américaines ».
Le dernier album du caricaturiste Gaston de l’Echo des Savanes, met en scène,
en première page, deux personnages antagonistes : l’un brandit fièrement le drapeau américain « les maîtres du monde
qui nous ont à la bonne », l’autre vomit le
repas hamburger-frites, clairement identifié par la lettre M, pour dénoncer « le
bonheur de se gaver de leur sein nourricier »3.
Détournement des affiches de Mac
Donald’s avec leur M. rouge qui sert de
première lettre au mot de Cambronne
(baraquement provisoire du campus de
l’Esplanade à Strasbourg cet été).
On est en droit de se demander ce qui
vaut tant de démonstrations haineuses à
la société d’outre Atlantique. Même
82
Coca-Cola n’a jamais du faire face à tant
de violence. La taxe de douane de 100 %
sur le roquefort a déclenché la colère de
la confédération paysanne de l’Aveyron
le 12 août 1999 : trois cents paysans
sont descendus ce jour là du Larzac et
des Grands Causses pour envahir le
chantier de construction du Mac Donald’s qu’ils ont démonté en l’espace d’une
heure. Ce restaurant de 150 places
devait ouvrir ses portes en septembre 1999 et employer 35 personnes.
Mac Donald’s ne mérite sans doute
pas tant d’indignité ni surtout tant de
célébrité.
« Sous les hamburgers… la pensée
unique ». Au nom du « respect des
hommes, des cultures et des produits »,
Paul Ariès publie travaux sur travaux de
1997 à 1999. Ce n’est pas tant le phénomène fast food qu’il dénonce que la Société Mac Donald’s sur laquelle il concentre
toutes ses démonstrations.
Les titres sont évocateurs : « Les fils
de Mc Do » ; « La Mac Donaldisation du
monde » ; « La fin des mangeurs » ; « Le
retour du diable - satanisme, exorcisme
Strasbourg, sortie d’un Mac Donald’s, 33 rue des Grandes Arcades.
(Photo M. Dubinsky-Titz)
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
et extrême droite » ; « Déni d’enfance » :
manifeste contre la banalisation de la
pédophilie dont Alain Bihr se fait l’écho
dans un article intitulé « Un déni d’enfance mortifère La Mac donaldisation du
Monde » 4. Le lien entre mondialisation
de l’économie et la Mac Donaldisation du
monde lui paraît évidente. Paul Ariès
aurait cherché à comprendre dans
quelles conditions le hamburger est parvenu à s’imposer d’un bout à l’autre de la
planète et à montrer que cette homogénéisation des pratiques alimentaires se
paie d’une régression multiforme sur le
plan psychologique. Il faudrait craindre
une nouvelle barbarie conclut à son tour
Alain Bihr dans cet article du Monde
Diplomatique5.
Pour ces deux auteurs, les restaurants
Mac Donald’s seraient les piliers d’une
entreprise idéologique dangereuse, imprégnée des méthodes de la secte de l’Eglise
de Scientologie et conduisant à des transformations
catastrophiques
des
consciences individuelles et collectives,
affectives et mentales.
Paul Ariès consacre un très gros ouvrage à l’Eglise de Scientologie : « La Scientologie : laboratoire du futur – les secrets
d’une machine infernale ». Sur les liens
qui unissent cette secte à Mac Donald’s,
on y apprend pas grand chose. La plaidoirie repose sur des pièces dont il faut
avouer qu’elles sont assez minces et
concernent bon nombre d’autres entreprises qu’il faudrait dans ce cas épingler
de la même manière. Il y est écrit que la
scientologie revendique, documents et
photographies à l’appui, le soutien de
multinationales pour la diffusion du
« Chemin du bonheur ». Mac Donald’s y
est cité, au même titre que d’autres firmes
et notamment Coca-Cola. Il y est révélé
que « Coca-Cola a sponsorisé la distribution du livre à des dizaines de milliers
d’enfants colombiens » et que Mac Donald’s a reproduit une photographie où un
groupe d’enfants montre un certificat
sous le sigle de Mac Donald’s dont le
texte précisait que « des entreprises soutiennent le Chemin du bonheur dans les
écoles et les communautés locales »6. Ce
n’est pas très éclairant mais il n’y a rien
d’autre qui désigne directement et spécifiquement Mac Donald’s.
Certains sont plus raisonnables. Pour
Benjamin R. Barber, la culture mondiale
américaine, la culture « Mc world » est
moins hostile qu’indifférente à la démocratie7.
A vouloir diaboliser ces entreprises on
risque de confondre leurs slogans avec ce
qu’elles réalisent dans la réalité et d’oublier que les restaurants Mac Donald’s ne
sont pas les seuls à occuper le terrain de
nos villes et de la périphérie. Plus grave,
on leur prête une puissance, une force de
persuasion que l’observation sur le terrain
ne confirme pas.
Mac Donald’s est né en Amérique,
Quick en France. Ils s’affrontent ou se
complètent sur les mêmes terres, avec les
mêmes armes. Le fast food est un phénomène commercial mais aussi sociologique
et c’est en tant que tel qu’il nous intéresse. La multiplication des implantations
combinée à une stratégie de localisation
judicieuse et cohérente les rend incontournables. Il faut donc prendre acte de
l’ampleur du phénomène et s’interroger
sur ce qui se joue socialement dans la
manipulation des images et l’accaparement des territoires, à la fois visuels, odorants, sonores de l’univers quotidien citadin. Il nous faut tenter de saisir les enjeux
de ce quadrillage qui ressemble à une par-
Fast food et exotisme
Espace Quick réservé aux enfants, Place Kléber, (Strasbourg, 1999).
tie de jeu de GO, le faire à partir des observations et de chiffres, essayer de leur donner une intelligibilité à partir des concepts
du semblable et du différent, de l’indifférencié et de l’indifférence, de l’unité et de
la diversité, de l’identitaire régionaliste et
de l’exotisme.
La promotion
du mouvement
et l’injonction
permanente
« il faut bouger ! »
■
La seule cohérence entre le lieu, ce
qu’on mange et la manière de consommer, est que le client passe là avant de se
rendre ailleurs, avec la promesse que ce
sera différent, exotique.
Quand Mac Donald’s arrive sur le marché français, belge, allemand, hollandais…, il est exotique parce qu’il vient des
Etats Unis. Il est exotique en étant radicalement différent des formes de restauration traditionnelles.
Quand Mac Donald’s investit le marché
de l’ex URSS, il donne le sentiment aux
consommateurs, les jeunes surtout, de
ressembler aux « riches » de l’Europe
occidentale, d’être égaux, semblables,
libres. Le cinéma et la télévision ont paré
les fast food de l’image valorisante de
ceux qui gagnent, donc voyagent, brassent
des affaires dans les tours de Manhattan.
Ce sont celles des Golden boys, des traders, c’est Philadelphia, le M.I.T. et Will
Hunting… 8
Le fast food est dérangeant parce qu’il
planifie, uniformise, parce qu’il occupe
tout l’espace et qu’il affiche qu’il faut être
ailleurs, différent, bouger, courir toujours,
qu’il invite à le suivre dans un mouvement
accéléré… pour un voyage qui n’existe
que virtuellement puisque ceux qui s’appauvrissent sont de plus en plus souvent
assignés à résidence. Il efface du territoire des formes différentes de se nourrir, des
formes ancestrales de cuisiner pour concéder ensuite qu’il y avait quelque chose à
conserver chez l’autre et qu’il va ressusciter cette différence perdue sous forme
de salade « inventive » ou de sauce à l’indienne. Pourtant, il faut bien se garder de
confondre publicité et réalité. C’est lui
faire trop d’honneur et lui prêter une
force de persuasion qu’il n’a pas. Plutôt
que de s’indigner de le voir faire la promotion de tout sauf de ce qui justifie sa
présence -les hamburgers- ne faut-il pas y
voir au contraire une forme d’échec à
s’emparer des esprits ?
Vendre de tout : des places de cinéma,
des places pour les match de football, des
« Space bobs », des « legos », des jeux de
loto, des concours pour aller aux Antilles,
des passeports pour rencontrer des martiens grâce auxquels on ne « sera plus
seul » tout en achetant des hamburgers
« qui ont droit à la différence », serait plutôt un signe, un indice de faiblesse com-
83
Monique Dubinsky-Titz
merciale : la pauvreté de l’assortiment de
base et l’inadaptation progressive de cet
assortiment trop étroit à l’évolution de la
demande. Les hamburgers ne font peutêtre plus rêver ? Le régionalisme, la volonté de s’imposer sur le plan local, l’exotisme y compris extra-terrestre ne font que
traduire un essoufflement et les limites de
la formule. Les discours de victoire doivent être relativisés. Paul Ariès pense
que Mac Donald’s se fait plus discret,
résultat des coups que ses adversaires lui
auraient portés. Et si c’était parce que les
chiffres d’affaires à certains endroits,
pourtant stratégiques, avaient commencé
à stagner voir à s’éroder ? Si pour maintenir l’image d’une entreprise qui est
continuellement en progrès, il lui fallait,
pour compenser, multiplier les implantations tant de ses établissements propres
que de ses franchisés ?
La fuite en avant
par l’ubiquité
84
■
Quick et Mac Donald’s portent les
stigmates des années d’après-guerre : le
taylorisme industriel mais aussi les couleurs du plastique dont Roland Barthes
disait qu’il était « tout entier englouti
dans son image », qu’il décrivait « floconneux, crémeux, dont le son est creux
et plat à la fois, qui est figé dans une
impuissance et qui ne semble pouvoir
fixer que les couleurs les plus chimiques :
du jaune, du vert et du rouge » dont il ne
retient que l’état agressif, capable d’afficher seulement des concepts de couleur9.
Le look du fast food est rétro, ses
méthodes de travail sont aussi connotées
« années 50 » aux Etats Unis. C’est ce qui
a fait sa fortune mais qu’il doit peut-être
surmonter aujourd’hui et dans l’avenir.
La publicité tapageuse, les affiches saugrenues, les gadgets en plastique, les
couleurs crues ne deviennent-ils pas d’autant plus envahissants qu’ils trahissent
les récifs de la modernité ultra libérale
avec son lot de solitude et de temps sans
emploi et sans but ?
Des chiffres pour situer les deux
chaînes de fast food les plus voyantes à
Strasbourg : Quick et Mac Donald’s
Sous le titre triomphaliste « The sun
never sets on the Golden Arches » (de
Rovaniemi en Finlande à Invercargill en
Nouvelle Zélande), Mac Donald’s
annonce sur Internet qu’il a vendu au
mois de décembre 1999 son billionième
hamburger ! Avec un rythme d’ouverture d’un nouvel établissement toutes
les 7 heures, le nombre de ses restaurants a atteint 24 500 unités, répartis
dans 116 pays « conform to cultural
though changes to menu items ». Mac
Donald’s vend 33 millions de repas par
jour dont 20 millions aux E.U., réalise
un chiffre d’affaires de 175 milliards de
francs l’an. Son expansion à l’étranger
a commencé en 1971 : en Asie le
20 juillet, en Europe le 21 août, en Australie le 30 décembre ! Le développement sur le continent sud américain a
débuté à Rio de Janeiro en 1979, et sur
le continent africain à Casablanca en
1992, alors que la Russie lui avait
ouvert ses portes dès 1990.
A Strasbourg, le Mac Donald’s du
centre commercial des Halles, lui
même flambant neuf, est inauguré le
17 septembre 197910.
« Mac Donald’s a des ennemis »
écrit Paul Ariès dans son « Petit
manuel anti Mc Do à l’usage des petits
et des grands ». Mac Donald’s qui affirme qu’il aime tout le monde n’aimerait
ni les syndicats, ni les écologistes, ni les
cafétérias Casino11. Et s’il est vrai que
Mac Donald’s est en guerre contre ces
dernières c’est parce que ce groupe
fédère les franchises Quick.
Il écrit aussi que les restaurants de
hamburgers ne se font pas concurrence,
qu’ils ne se portent jamais aussi bien
que lorsqu’ils sont proches. Mais il faut
nuancer. C’est vrai à localisation égale.
C’est vrai Place Kléber, ce ne l’est pas
à la place des Halles : Quick moins
bien placé dans sa galerie réalise à
peine la moitié du chiffre d’affaires de
Mac Donald’s.
Pourtant Quick n’a jamais autant
ressemblé à Mac Donald’s qu’au
moment où sa campagne publicitaire
proclame sa « différence » et même son
« droit à la différence ». Quick et Mac
Donald’s ont des points de vente qui se
ressemblent, des hamburgers qui se
ressemblent encore plus.
Il est intéressant de rapprocher les
chiffres d’affaires de ces structures
concurrentes :
Restaurant C.A. 1997en KF Observations Quick Les Halles (ABCD Restauration) 8 155 + 4 % par rapport à 96 Mac
Donald’s Les Halles 17 450 Mac Donald’s
les Arcades 22 725 en 1997, 25 467 en
1995
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
La place du fast food
dans la ville
■
L’itinéraire urbain le plus fréquenté
commence à la hauteur du pont du Corbeau et se prolonge jusqu’à la place des
Halles et les couloirs de son centre commercial. Le tramway longe ce parcours
sans le traverser. C’est l’itinéraire obligé
entre les deux plus grands points d’accès
motorisés à proximité du centre ville : la
place de l’Etoile, le parking du Centre
Halles et la gare de la C.T.S.
Les fast food ont réussi à s’implanter
aux endroits où les flux de circulation
piétonniers sont les plus denses. A proximité de la place Kléber et sur la place
Kléber, leur implantation représente
50 % ; 70 %, voire 100 % de certains
linéaires, laissant peu de place, bousculant, disputant le terrain aux autres
types de commerce.
Le fast food a non seulement évincé
la restauration traditionnelle mais aussi
pris tellement de place qu’il a empêché,
distendu, désarticulé, rompu les
linéaires du commerce tertiaire et secondaire.
Aussi ne faut-il pas entendre comme
ayant la même signification les revendications au droit à la différence de Quick
et les tentatives de mise à distance des
magasins Sephora, Cerruti, Zara,
Grandes Galeries. Quick proclame son
« droit à la différence ». Avec qui ? Avec
Mac Donald’s avec lequel il s’est suridentifié au point d’en avoir calqué les
signes distinctifs de naissance. Les
autres commerces se contentent de montrer qu’ils prennent leurs distances avec
leurs voisins en choisissant des couleurs
qui se différencient du rouge de Mac Do
et Quick. En bleu pour Cerruti et Sephora, en bleu et en ocre chez Zara et les
autres.
Le vrai « crime » est que dans ce
mouvement de sauve qui peut, le fast
food occupe une place si envahissante
qu’il gêne le commerce dont c’était le
lieu et qui donnait sens à la ville, marquait sa centralité : le commerce tertiaire de luxe, celui qui fait la distinction, la
différence hiérarchique. La ville se
désarticule. Est ce bien raisonnable que
le fast food occupe tant de place ?
Toute métropole a désormais une
enseigne « M » à l’entrée, tous les grands
territoires urbains sont balisés de
« Quick », « Mac Donald’s », « Flunch »
Fast food et exotisme
à des endroits parfaitement prévisibles.
L’ennui, la répétition de l’enseigne rouge
homogénéise
jusqu’aux
paysages.
S’il y a un autre « crime » c’est celui là.
Un crime observable, démontrable, qui ne
consiste pas tant à capter les rêves enfantins ou à construire un nouvel inconscient
collectif « accro » au ketchup et au CocaCola qu’à continuer à s’approprier tous les
lieux. Après la plage de la côte d’Emeraude à l’entrée de la Baie des Anges, « la
route du ski » ! Dans les Hautes Alpes,
après Gap, Mac Donald’s investit Briançon
en annonçant que « conjugué à l’agrandissement de Géant Casino, le nouveau
fast food allait renforcer la prédominance
du centre commercial (périphérique) sur
l’ensemble du commerce briançonnais. »12
Différence
et indifférence
■
Sur la place Kléber les enseignes rouge
vif de Mac Donald’s, de Quick, de Flunch
avec son « poulet rôti à emporter «
deviennent visuellement indissociables
de Bethleem 2000, des bonnets rouges
« Père Noël » des vendeurs ambulants
noirs, des boites rouges, brillantes, agressives, « bricolées » de Naff-Naff, des
nacelles de Lancel (qui n’a sans doute pas
compris à temps que le commerce de luxe
devait se distinguer en choisissant le bleu
et l’ocre).
Ce qui frappe aussi l’observateur c’est
que l’ennoblissement du commerce et
l’extension du fast food ont provoqué un
report de clientèle sur le centre Halles.
Les photos, toutes les photos, montrent des clients, jeunes ou vieux, enfants
ou adultes, qui ne sont pas dupes, pas hypnotisés du tout, jamais ravis, souvent
seuls, parlant peu, des enfants déçus par
leur cadeau Quick ou Mac Do. L’ambiance est à l’ennui, à l’indifférence, à la tristesse parfois, à la résignation souvent, surtout dans les files d’attente à la caisse. Les
personnes photographiées au hasard en
cette fin d’année à Strasbourg ne correspondent pas à la description de la « Mac
donaldisation » diabolique des esprits :
des enfants ont sagement enlevé leurs
chaussures avant de se glisser dans les
jeux, d’autres sont assis, sérieux, les
parents ne se parlent pas, les surveillent.
Un homme est plongé dans des pensées
manifestement moroses, une femme âgée
est absorbée par l’emballage d’un paquet
cadeau, écrasée, seule : au-dessus de sa
tête pend une affiche sans rapport ni
avec elle ni avec les autres, plutôt incongrue avec son éléphant rouge, ses cyclistes
jaunes et son Tarzan.Sur d’autres clichés
20, 30 personnes attendent sans parler,
l’air fatigué ou ennuyé. Assises, des jeunes
filles mangent en silence. Le « happy
meal » n’est évident écrit que sur les
affiches. Personne ne rit, personne ne
sourit, personne ne parle. Les fêtes ne sont
suggérées que par quelques boules rouges
ou une guirlande avec des nœuds pas très
grands, pas très jolis. Le seul sourire
capté à l’intérieur est celui d’une jeune
femme, étonnée que je photographie la
vitrine cassée en étoile de chez Quick. Un
autre indice décelé grâce à ces photos
prises au hasard, est que ces restaurants
créent des lieux où l’on se rencontre non
pas à l’intérieur, comme on pourrait le
croire, mais à l’extérieur. Les jeunes s’attardent beaucoup plus joyeusement, parlent, se donnent rendez-vous à l’entrée.
Cet ennui, cette indifférence est la
menace qui pèse sur le fast food.
Dépouillé de ses mythes, le repas qui se
voulait exotique par la vertu de ses sauces
apparaît pour ce qu’il est : trop simple,
Notes
■
1. NANCY J.-L., La ville au loin, Ed.
Mille et une nuits, Turin, 1999, p. 60.
2. BRESC H. et BRESC-BAUTIER G.,
Felix Urbs Panormi : spectacle et violence - Palerme 1070-1492 - mosaïque
de peuples, nation rebelle : la naissance violente de l’identité sicilienne,
Revue Autrement - série Mémoires,
n° 21, janvier 1993, p. 162.
3.GASTON, C’est l’an 2000… on va
s’éclater ! ! l’Echo des Savanes/Albin
Michel.
4. ARIES P., Les fils de Mc Do- La Mc
donaldisation
du
monde,
L’Harmattan, 1997 ; La fin des mangeurs, Desclée de Brouwer, 1996 ; Le
retour du diable, Satanisme, exorcisme et extrême droite, Golias, 1998 ;
Déni d’enfance : Eglise et pédophilie,
Golias, Lion, 1997 ; La Scientologie
contre la République, Le Monde
Diplomatique, mai 1999, p. 26.
5. BIHR A., Un déni d’enfance mortifère,
Le Monde Diplomatique, mai 1998,
p. 31.
6. ARIES P., La Scientologie : laboratoire du futur ? Les secrets d’une machine infernale, Golias 1998. pp. 78-79.
8. BARBER B., Culture Mc World contre
démocratie, Le Monde Diplomatique,
août 1998, pp. 14 et 15.
trop monotone, uniquement ramené à la
nécessité de se nourrir dans l’environnement sécurisant de ce qui est partout le
même, avec un cadre, des couleurs et des
odeurs toujours identiques.
Le fast food sous ses formes modernes
ennuie. Mac Donald’s, Quick, Flunch, Burger King… font entrer l’indifférence par
tous les pores de la société. Les odeurs
fades et sucrées qu’ils répandent écœurent ou indiffèrent et c’est de ce « délit »
dont ils auront un jour peut-être à rendre
compte.
Comme le dit si bien Jean Baudrillard
« autre chose nous a été volé : l’indifférence. » 13
Nos villes sont-elles vouées à mourir ?
Allons nous oublier les saveurs délicieuses, les odeurs capiteuses, les arômes
orientaux, les épices nombreuses, les
miels, les veloutés, les nuances, autant de
bonheurs perdus qui dans « le ventre de
Paris » d’Emile Zola ne semblaient pas
réservés seulement aux riches ?
Serons nous comme les animaux de la
ferme d’Orwell qui ne se rappelaient
plus très bien… si c’était moins bien
avant ?
9. Philadelphia, film grâce auquel Tom
Hanks a obtenu l’oscar du meilleur
acteur en 1993. Le fast food ici est
asiatique puisqu’il se mange avec
des baguettes plongées distraitement dans un sachet en carton tard
dans la soirée dans un luxueux
bureau d’affaires. Will Hunting est
cet autre film tourné aux E.U., qui a
lui aussi obtenu deux oscars du
cinéma. La vedette, ainsi que ses
copains, semblent se nourrir exclusivement de hamburgers. Ce film,
sorti en 1998, fut mis en vente en
librairie sous forme de vidéo cassettes pendant la période des fêtes
de fin d’année 1999 au prix de
79 F ! ! !
10. BARTHES R., Mythologies, Seuil,
1957, pp 157-158.
11. Sous le grand « M » de Mac
Donald’s, à l’entrée principale du
Centre Halles, une plaque commémorative en cuivre rappelle l’événement.
12. ARIES P., Petit manuel anti-Mc Do
à l’usage des petits et des grands,
Golias, 1999, p. 86.
13. AMPI, Mc Donald’s sur la route du
ski
restauration
Briançon,
L’Hôtellerie n° 2573, Hebdo, 6 août
1998.
14. BAUDRILLARD J., La pensée radicale, Sens § Tonka, p. 27.
85
Thérèse Willer
THÉRÈSE WILLER
Épices et condiments dans la cuisine alsacienne
Épices
et condiments dans
la cuisine alsacienne
a cuisine alsacienne, diversifiée
et inventive, est très spécifique :
elle s’appuie sur les produits du
terroir, mêle les traditions française et
germanique, donne sa place aux spécialités de l’art culinaire juif ; elle se
compose de plats bourgeois et paysans, mais s’autorise aussi des mets raffinés et luxueux. Parmi ses caractéristiques, l’une des plus marquantes et les
plus surprenantes est sa richesse en
saveurs et en arômes que lui apporte
l’adjonction des épices et des condiments1. Que recouvre précisément ces
termes ? Les épices, mot qui vient du
latin impérial « species » signifiant
« denrée » et qui est apparu au
XIIe siècle avec le sens qu’on lui connaît
aujourd’hui, se définissent comme
« une substance aromatique ou
piquante, d’origine végétale »2. Les
condiments, mot qui vient du latin
« condimentum », au sens propre
« plante destinée à assaisonner », et au
sens figuré « ce qui donne de l’attrait
à quelque chose », sont des préparations à base d’épices qui accompagnent un plat. Epices et condiments
contribuent donc à relever le goût et à
renforcer la qualité gustative des aliments.
Comment ces ingrédients sont
apparus dans la cuisine alsacienne, la
place qu’ils y tiennent aujourd’hui et
leurs rapports avec d’autres modes
d’utilisation, l’évolution possible d’un
goût basé sur des éléments constitutifs
très spécifiques, telles sont les différentes étapes proposées dans cet essai
L
THÉRÈSE WILLER
86
Historienne d’art,
Musées de Strasbourg
sur l’un des nombreux aspects du patrimoine culinaire régional.
Épices et condiments
dans le passé
■
L’usage des épices n’a jamais été
aussi considérable qu’au Moyen Age et
à la Renaissance. Si la nourriture assaisonnée était alors très appréciée, les
épices utilisées dans la composition
des sauces servaient aussi à dissimuler
le goût des viandes et poissons avariés
et agissaient comme un désinfectant.
On leur prêtait également de nombreuses vertus thérapeutiques et
magiques.
En Alsace l’usage des épices était
très courant à cette époque. Dans son
article « L’Alsace médiévale à table »3,
Charles Wittmer apporte une explication à cet engouement : « Les témoignages les plus anciens parlent du goût
émoussé des Alsaciens. Les papilles de
leurs langues blasées n’étaient plus
sensibles qu’à l’action irritante des
épices et des assaisonnements violents. »
On consommait à la fois épices indigènes et exotiques4. Les plantes aromatiques indigènes étaient utilisées
dans la cuisine quotidienne par ceux
qui ne pouvaient se payer le luxe des
précieuses épices d’Orient. Elles sont
longuement énumérées dans les Kräuterbücher du XVIe siècle comme celui de
Hieronymus Bock (1539) et dans les
livres de cuisine comme le Kochbuch de
Marchands de cannelle, produit très utilisé dans la cuisine du Moyen Age et de la Renaissance. Belles miniatures du
et XVe siècles. Modène, Bibliothèque Estence. La gastronomie de la préhistoire à nos jours, ed. Atlas, 1979.
XIVe
87
Thérèse Willer
l’abbé Buchinger de Lucelle (1671) :
romarin, marjolaine, menthe, thym,
sauge, safran, aneth, coriandre,
genièvre, armoise, fenouil, serplet,
cumin, etc. Quant aux épices exotiques,
cannelle, anis étoilé, muscade, clou de
girofle, coriandre, poivre, qui assaisonnaient les mets des tables princières,
elles s’étaient répandues depuis les
Croisades et allaient se généraliser à
partir de la Renaissance à la faveur du
commerce avec l’Orient. Elles parvenaient en Alsace des pays lointains par
Bruges, Anvers, Nuremberg et Augsbourg via Venise et s’achetaient dans
des pharmacies avant d’être disponibles, au XVIIIe siècle, dans les « Italiäner Laden », boutiques ainsi dénommées parce qu’elles étaient tenues par
des piémontais, milanais et tessinois5.
88
Les épices intervenaient dans de
nombreuses préparations. Elles servaient principalement à relever les
sauces des poissons6 et des viandes. Le
poivre, très cher et provenant des Indes,
était particulièrement apprécié : en
témoigne l’existence d’un plat qui
donna son titre à l’un des sermons de
Geiler de Kaysersberg en 1509, le
« Hasepfeffer » ou civet de lièvre (littéralement « poivre de lièvre »), et qui
est resté l’un des fleurons de la cuisine
alsacienne jusqu’à aujourd’hui7.
Les vins étaient fréquemment aromatisés avec des mélanges d’épices : le
« Lautertrank », servi lors des fêtes,
était réalisé à partir de vins nobles
auxquels étaient ajoutés du sucre ou du
miel, du gingembre, du clou de girofle,
de la cardamome, de l’anis ; le vin d’Aulnée (« Alandwein »), cité par Buchinger,
était un vin cuit où avaient infusé onze
variétés d’épices et d’aromates ; lors du
« Schlafftrunk », coutume très prisée de
la Renaissance, on buvait avant de se
coucher des vins aromatisés avec des
herbes et des graines odorantes.
Les épices comme le coriandre, le
pavot et le cumin servaient également
à parfumer les pains8. Elles furent
aussi à l’origine du pain d’épices
(« siess Lebkueche ») mentionné pour
la première fois en 1435 par Conrad de
Dangkrotzheim et qui devint au cours
du Moyen Age une spécialité très réputée dont l’apparition était liée aux
moments de fêtes, à la Saint Nicolas,
au « Christkindelsmärik » de Strasbourg et à la fête des rois. Dans l’un de
ses sermons, Geiler de Kaysersberg
alla jusqu’à le condamner comme un
produit de luxe. Par la suite, le pain
d’épices est entré dans les traditions
populaires alsaciennes : au XVIIIe siècle,
il prit la forme d’un cœur pour servir
de message d’amour et au XIXe siècle,
on y collait des images et des devises.
Outre les épices, certains condiments comme le vinaigre, les cornichons et les câpres, la moutarde, le raifort, étaient également très appréciés
dans la cuisine alsacienne de jadis.
Le vinaigre, par exemple, était largement utilisé dès le Moyen Age : à base
de vin, mais aussi de bière, il était aromatisé de plantes condimentaires
comme l’estragon, la sauge. Apprécié
pour la saveur qu’il apportait aux mets,
il avait aussi l’avantage de protéger les
viandes de la putréfaction.
A la même époque, la moutarde était
déjà connue comme une plante condimentaire9 : la moutarde noire (« Brauner Senf ») était très prisée et devint
à partir de 1 600 un article d’exportation strasbourgeoise courant dans
toute l’Europe. Selon Hieronymus
Bock, elle avait la réputation « d’éclairer le cerveau, de ranimer la vitalité de
l’estomac, d’aider la digestion et de
favoriser les entreprises galantes. »
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le produit
allait connaître une grande notoriété
car la graine de moutarde d’Alsace,
plus grosse que celle des autres
régions, était d’une saveur plus forte ;
au XIXe siècle, sa culture était encore
répandue.
Le raifort a été utilisé très tôt en
Alsace10. Il est cité dans le Kreutterbuch pour ses vertus médicinales11 et a
accommodé des festins médiévaux
comme celui des noces de Georges de
Ribeaupierre et d’Elisabeth de Helfenstein en 1543. Il était apprécié à
cette époque salé et vinaigré en accompagnement de bœuf bouilli ; au
XVIIe siècle, il assaisonnait un mélange
de choux et de navets cuits et salés
appelé « Compost »12.
Les cornichons et câpres sont aussi
des condiments qui font partie de la
cuisine alsacienne ancienne. On trouve en effet dans les recettes du Kochbuch de l’abbé Buchinger et de La Cuisinière du Haut-Rhin de Madame
Spoerlin, différentes manières de les
apprêter et de les servir.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Comme dans toutes les cuisines
européennes, épices et condiments
sont donc apparus très tôt dans le
patrimoine culinaire alsacien. Ils ont
joué un rôle essentiel pour la formation d’un goût spécifique qui s’est affirmé peu à peu au cours des siècles et
ont posé certaines bases de la cuisine
alsacienne actuelle.
Dans la cuisine
alsacienne actuelle
■
Même si l’évolution des goûts alimentaires a subi des modifications
radicales au cours des siècles, les
épices et condiments sont restés une
constante dans la cuisine alsacienne
actuelle, autant dans ses plats salés
que dans ses préparations sucrées. Son
répertoire emprunte non seulement à
la France et à l’Allemagne, mais aussi
à l’Europe centrale, tout en conservant
ses propres spécificités.
Plats salés
En premier lieu, le poivre est l’épice incontestablement la plus utilisée, et
comme dans beaucoup d’autres cuisines du monde, entre dans de nombreuses préparations : salaisons, marinades, rôtis, etc13… Les autres épices
les plus courantes sont la noix de muscade, le thym et le laurier, l’oignon,
l’échalote et l’ail, le persil, le clou de
girofle, la cannelle, la sauge, l’estragon,
les baies de genièvre et de coriandre, le
cumin.
Parmi celles-ci, un certain nombre
d’épices et d’aromates comme le persil
(« Peterle »), le thym (« Thymian »),
l’estragon (« Estragon »), l’oignon
(« Zewwli »)14, l’ail (« Knowli »), le laurier (« Lorbeerblatt »), sont aussi fréquemment employés dans la cuisine
française. C’est la manière dont on en
fait usage en Alsace qui les rendent
spécifiques à la région : l’estragon, par
exemple, est l’ingrédient principal pour
la conservation du cochon tué à la campagne en fin de saison. Les clous de
girofle qui, comme dans la cuisine française, sont piqués dans un oignon pour
aromatiser un court-bouillon (« Ziwwle met Suppenajele »), sont utilisés
beaucoup plus fréquemment et en plus
grande quantité. Toutefois leur emploi
tend à diminuer aujourd’hui en raison
de leur parfum très puissant qui a tendance à couvrir le goût des mets.
Il en est de même pour l’ail dont
l’usage n’est non seulement très répandu dans les cuisines méridionales, mais
aussi dans la cuisine alsacienne. La
saucisse à l’ail (« Knowliwurscht »)
témoigne du goût des Alsaciens pour
cette plante qui pousse dans nos régions
à l’état sauvage, sous le nom d’ail des
ours (« Bärlauch »). L’ail accommode,
haché, le fromage blanc (« Bibeleskäs »), entre dans la composition de
toutes sortes de farces, marinades, rôtis
et d’un « Baeckeoffe » digne de ce
nom. Produit jadis très respecté par les
paysans, ils s’est aujourd’hui banalisé et
son usage tend à se réduire en raison de
son arôme jugé trop puissant.
Quant aux oignons, dont la variété
locale est l’oignon jaune de Mulhouse,
ils tiennent une place particulièrement
importante dans la cuisine alsacienne
sans l’usage desquels elle ne se concevrait pas. Ils s’utilisent en abondance
dans de nombreuses préparations
comme celle de la tarte flambée, relèvent obligatoirement les sauces de rôtis
et de salades.
Outre ces épices utilisées dans les
autres cuisines en général et française
en particulier, il en existe certaines qui
sont plus spécifiques à l’Alsace et qui
l’en différencient. Elles évoquent par
leur type de saveurs celles de l’Allemagne et de l’Europe centrale et rappellent, quoique de manière très atténuée, celles dont le Moyen Age se
montrait friand.
Parmi les plantes condimentaires ou
aromatiques sont plus particulièrement
cultivées en Alsace : l’aneth (« Dill »), la
livêche (« Liebsteckel » ou « Maggikrüt »), la menthe de coq (« Balsamkrüt »), la bourrache (« Boretsch »), la
sarriette (« Bohnekrüt »), le cerfeuil
(« Kerwelskrüt »). L’emploi des feuilles
fraîches de la livêche, qui accommodent
les potages, et de la bourrache, qui sont
utilisées dans les salades, est essentiellement limité à l’Alsace et peu connu
dans le reste de la France ; la livêche et
l’aneth sont en revanche très répandus
en Allemagne.
Parmi les épices, la noix de muscade
est l’une de celles qui est utilisée le plus
fréquemment. Elle est en effet râpée
systématiquement dans de nombreux
plats : tous les avis convergent sur la
nécessité d’intégrer une pincée de
Épices et condiments dans la cuisine alsacienne
« Muskatnuss » pour la finition d’une
purée de pommes de terre ou de
bouillons et de potages. Bien que la noix
de muscade apparaisse également dans
la cuisine française, il s’agit plutôt d’un
mode d’assaisonnement germanique.
C’est le cas également des baies de
coriandre et de genièvre qui parfument
la choucroute, et du cumin qui accompagne le fromage de Munster15. Utiliser
certaines épices traditionnellement
réservées aux préparations sucrées relève non seulement du patrimoine culinaire germanique, mais aussi d’Europe
du Nord et centrale : la cannelle peut
agrémenter à petite dose le chou rouge
ou la terrine de foie gras à la strasbourgeoise.
Sont aussi très spécifiques à la cuisine alsacienne les mélanges d’épices.
Un mélange de quatre-épices (« Viergewuerzmischung »)16, à base de girofle,
de muscade, de poivre noir et de gingembre, dont la fabrication est restée
longtemps artisanale, est encore souvent utilisé dans la cuisine familiale.
Les marinades et certaines farces de
charcuteries et de viandes sont également relevées par des mélanges où
entre une grande variété d’épices. A cet
égard sont caractéristiques les assaisonnements de boudin (poivre, muscade, macis, coriandre, clou de girofle,
marjolaine et cannelle) et de l’estomac
de porc farci (persil, poivre, noix de
muscade, coriandre, marjolaine et ail).
Une décoction à base d’épices et aromates est ajoutée à la saumure qui est
injectée à la palette fumée ; diverses
charcuteries comme la saucisse de
bière, la hure, la saucisse de Lyon, sont
assaisonnées avec un mélange analogue.
Outre les épices, la cuisine alsacienne se sert de certains condiments
dont l’usage est demeuré essentiellement régional et qui restent peu connus
du reste de la France : il s’agit du
vinaigre de miel et de plantes, de la
moutarde dite d’Alsace, du raifort, des
cornichons aigres-doux, du Maggi.
Cette liste qui ne se prétend pas
exhaustive, peut être complétée par
d’autres préparations dont l’une d’elles
par exemple, sucrée et à base de
tomates vertes, peut être rapprochée
des chutney indiens17.
Ces différents condiments se caractérisent par la douceur de leur assai-
sonnement. Cette constante, qui se
démarque du goût alimentaire français, provient non seulement du passé
historique de l’Alsace puisqu’elle s’est
développée à la suite de l’annexion de
la région par l’Allemagne, mais aussi
du contexte proche de l’Europe centrale, où l’élément sucré est souvent
mis en valeur.
Un condiment très fréquemment
utilisé est le vinaigre de miel et de
plantes, aussi appelé condiment vinaigré d’Alsace et qui apparaît souvent
sous le nom de sa marque la plus
connue, Melfor. Il est réalisé selon une
recette qui est gardée secrète et se
compose de vinaigre d’alcool (de betteraves), d’eau, de miel de fleurs,
d’une infusion de plantes et d’un colorant naturel à base de caramel qui lui
donne sa couleur ambrée. C’est en
1922 que Fernand Higy mit au point ce
condiment vinaigré qui se caractérise
par un degré d’acidité inférieur au 4e
degré acétique exigé en France : c’est
la raison pour laquelle sa vente a été
interdite hors d’Alsace et de Moselle
jsuqu’en 1991 et qu’il est très spécifique à ces régions. La cuisine alsacienne ne peut pas s’en passer : il
assaisonne les vinaigrettes, relève les
soupes de lentilles ou aux haricots,
entre dans la confection de certaines
sauces ou dans la cuisson du chou
rouge. Il y peu de temps encore, il était
tellement intégré aux mœurs alimentaires de certaines familles, qu’on en
aromatisait une tranche de pain ou
qu’on y trempait un morceau de sucre
pour les enfants18. Bien qu’il soit encore consommé par une grande majorité
d’Alsaciens, le condiment vinaigré est
souvent mélangé à d’autres vinaigres
(de vin en particulier), peut-être en
raison de la douceur de sa saveur.
Dans la même lignée gustative, la
cuisine alsacienne aime les préparations à l’aigre-doux. La pâtissière
Christine Ferber, dans l’ouvrage qu’elle a consacré aux aigres-doux, note à ce
sujet : « Autrefois, en Alsace, comme
dans bon nombre de régions au nord
de l’Europe, on avait l’habitude de
consommer les aigres-doux en accompagnement de plats riches tels que les
viandes mijotées, les gibiers en sauce,
les terrines et les pâtés. Les aigresdoux étaient alors réputés pour leurs
qualités digestives19. » Outre les petits
oignons blancs au vinaigre et les « Süri
89
Thérèse Willer
90
Gwetschle » (une spécialité juive à
base de quetsches au vinaigre), les cornichons à l’aigre-doux (« Essiggurke ») 20 constituent également un
condiment très apprécié dont l’origine
remonte à l’annexion de l’Alsace.
Confit dans un vinaigre aromatisé
dont la teneur varie selon les fabricants, son assaisonnement contraste
avec celui du cornichon à la saveur
plus vinaigrée qu’on consomme dans
le reste de la France. Ce type de condiment accompagne les viandes froides,
la charcuterie, mais aussi la viande de
pot-au-feu et la langue de bœuf. Il
entre également dans la composition
de sauces de la gastronomie classique,
rémoulade, gribiche, charcutière et
piquante.
Autre condiment très spécifique, la
moutarde d’Alsace est un pâte condimentaire douce fabriquée à partir
d’un mélange de graines de moutarde
noire et blanche 21, de vinaigre et
d’aromates. Après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne allait apparaître
un produit beaucoup plus doux, fabriqué avec des graines de moutarde
blanche. L’Alsace étant redevenue
française, le produit s’est trouvé
confronté au décret du 10 septembre
1937 n’autorisant que l’utilisation de
la moutarde à graines brunes ou noires
pour les produits bénéficiant de la
dénomination moutarde. La moutarde
alsacienne obtint cependant la dénomination de « moutarde dite d’Alsace », devenant ainsi une spécificité
alsacienne.
Moins forte que celle de Dijon, elle
respecte le goût des aliments : elle est
très utilisée pour accompagner les
charcuteries, les Knacks, dans l’assaisonnement des vinaigrettes ou l’enrobage de pièces de viandes à rôtir ou de
la palette.
Un autre condiment très apprécié
est le raifort, dont le nom alsacien
« Meeretti » (« radis de la mer ») rappelle son origine des bords de la Mer
noire22. Alors que dans les années trente, les paysans le consommaient pur23,
on le mélange souvent aujourd’hui
avec de la crème pour l’adoucir. Il
existe également préparé à la sauce
mayonnaise ou rémoulade, se sert en
sauce chaude ou froide. Si le raifort
était jadis un produit saisonnier, car
ses racines se récoltent l’automne et
l’hiver, et s’il était destiné à relever les
plats de cochonnailles, sa mise en
conserve permet aujourd’hui son usage
toute au long de l’année : il constitue le
corollaire indispensable de la viande
de pot-au-feu, et accompagne aussi le
porc et la truite fumés.
Le Maggi, enfin, constitue un assaisonnement typique de la cuisine familiale alsacienne. L’usage de ce condiment d’origine germanique et fabriqué
à partir de la livêche (« Maggikrüt »)24
semble ne s’être développé qu’après la
seconde guerre mondiale. De goût
assez corsé, proche de celui des feuilles
de céleri, il est encore fréquemment
utilisé pour les vinaigrettes de salades
et les sauces.
Préparations sucrées
Si les assaisonnements divers jouent
un rôle prédominant dans les plats
salés, c’est également le cas dans les
préparations sucrées, qui constituent
un chapitre très important de la cuisine alsacienne. Les desserts usent très
largement d’épices diverses, qui sont
également une constante de la pâtisserie allemande. Parmi celles-ci, la cannelle est la plus couramment utilisée
dans ce domaine : elle fait partie de la
préparation de nombreuses spécialités,
comme le « Streussel » et se saupoudre,
mélangée au sucre, sur un grand
nombre de tartes aux fruits et de beignets. L’emploi de la cannelle renvoie
aussi à la cuisine juive, où elle entre
dans la composition de nombreux
gâteaux25.
Le pain d’épices est resté très spécifique à l’Alsace : outre la farine et le
miel, sont utilisés traditionnellement
pour sa fabrication la cannelle, le clou
de girofle, le gingembre, la muscade, la
cardamome et l’anis. Depuis le début du
siècle cependant, la recette originelle
tend à se simplifier et ne se réalise plus
guère qu’avec de la cannelle et de la
muscade.
Les « Berewecke » (pains aux fruits
secs) sont également assaisonnés d’un
odorant mélange d’épices, qui parfume
aussi les petits gâteaux de Noël (« Bredele ») ; certains, comme les étoiles à la
cannelle (« Zimmetsternle ») et les
petits gâteaux à l’anis (« Anisbredele »), sont dédiés à des épices spécifiques.
D’autres préparations sucrées utilisent également les mélanges d’épices :
c’est le cas du vin chaud (« Warmer-vin
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
chaud-wyn »), aromatisé avec de la cannelle, de l’anis étoilé, du clou de girofle
et de la muscade, et qui évoque par ses
saveurs celles des vins épicés du Moyen
Age…
Comme dans toutes les autres cuisines du monde, l’usage des épices dans
la cuisine alsacienne a évolué. Certaines,
comme la muscade, la cannelle, le clou
de girofle, ont perduré depuis le Moyen
Age. D’autres, comme le gingembre qui
était fréquemment utilisé au début du
siècle encore pour relever le goût des
rôtis ou la viande de pot-au-feu, ou le
safran, jadis cultivé en Alsace, et qui
entrait dans la confection des pâtisseries
pour remplacer la couleur du jaune
d’œuf26, ont presque totalement disparu.
Il n’en reste pas moins que ceux qui
découvrent ce patrimoine culinaire sont
surpris par l’omniprésence des épices et
condiments qui mettent particulièrement en valeur certaines saveurs
comme l’aigre-doux et qui provoquent
des contrastes entre les arômes sucrés
et corsés27.
Une évolution
possible ?
■
Bien qu’elle ait gardé une forte spécificité, la cuisine alsacienne n’échappe cependant pas au phénomène
actuel de la standardisation de la nourriture dont les conséquences sont
connues : les goûts se généralisent et se
banalisent28, les caractères des cuisines régionales s’effacent peu à peu.
Dans la cuisine alsacienne, il est évident que la tendance à utiliser de
moins en moins d’ingrédients spécifiques, à l’exception de certains épices
et condiments fétiches, comme la cannelle, la noix de muscade, le condiment
vinaigré, le cumin, qui sont associés à
des plats bien définis, est nette.
Peut-on malgré tout imaginer une
évolution de ce phénomène, car même
si l’Alsacien passe pour un mangeur
conservateur, il n’en est pas moins un
grand gourmand ? Depuis les années
quatre-vingts, sont apparues sur les
cartes de menus des restaurants d’insolites alliances d’épices et de plats
qui tentent de renouveler la cuisine
alsacienne. Ces recherches permettent
de renouer parfois avec les goûts de
l’époque médiévale : c’est ainsi qu’aux
rôtis ou poissons d’eau douce en sauce
est associé le gingembre, à la tarte aux
quetsches, le cumin, et à la soupe de
grenouilles, le safran. Les investigations se font aussi dans la direction
d’ingrédients qui n’ont jamais fait partie du patrimoine culinaire alsacien.
C’est un fait généralement admis que
les mœurs alimentaires se modifient
sous l’influence de la connaissance
plus élargie d’autres gastronomies :
l’utilisation de certains produits exotiques, jadis peu connus, s’est ainsi
répandue dans la cuisine européenne.
Des cuisines différentes, importées par
l’immigration italienne, espagnole,
turque, maghrébine, se sont implantées entre les deux guerres et surtout
après les années soixante dans la
région ; comme dans le reste de la
France, la cuisine asiatique a fait son
apparition après la guerre d’Indochine29. Mais s’il n’est pas rare aujourd’hui de voir un restaurant afficher
une paëlla ou un couscous, à côté de
plats régionaux comme la choucroute
ou la tarte flambée, les épices et
condiments qui servent à leur préparation ne sont utilisés que parcimonieusement en combinaison avec les
produits traditionnels pour créer un
nouveau patrimoine culinaire. Certains
sont exclus, leur saveur trop différente posant peut-être des difficultés :
l’usage du nuoc-mam par exemple,
introduit par la cuisine asiatique, reste
limité à l’accompagnement des spécialités d’origine. Certaines épices font
parfois exception : le coriandre frais,
les épices extrêmes-orientales font bon
ménage avec des recettes alsaciennes30. Il en est de même pour le
piment qui est consommé sous forme
de harissa, condiment appartenant à la
cuisine maghrébine, et qui s’est aussi
imposé en tant qu’épice dans les préparations alsaciennes comme les marinades et les farces de charcuterie31.
Les recherches menées dans ce
domaine restent cependant l’apanage
des cuisiniers professionnels et demeurent pour l’instant du domaine de l’expérimentation gastronomique. Elles
sont en effet loin d’avoir intégré la cuisine bourgeoise et familiale.
Cet immobilisme culinaire peut
s’expliquer pour deux raisons qui résument les avis recueillis à ce sujet.
Épices et condiments dans la cuisine alsacienne
D’une part, l’usage d’épices et condiments classiques à la cuisine alsacienne doit rester conforme au passé car il
permet de respecter le goût des produits d’origine régionale : une choucroute qui n’est pas assaisonnée de
baies de genièvre ne serait plus une
vraie choucroute. D’autre part un changement dans l’utilisation des ingrédients provoquerait la perte des
saveurs de jadis et de l’enfance : il est
très important de pouvoir retrouver le
souvenir gustatif précis du plat préparé en famille. Essayer de retrouver le
dosage exact de l’épice ou du condiment associé à telle ou telle spécialité
constitue alors un facteur prédominant de réussite du plat.
Au cours des siècles, la cuisine alsacienne a su s’enrichir de par sa position
géographique privilégiée et de par son
histoire mouvementée, d’apports très
divers, en particulier dans le domaine
des épices et condiments. En effet, si
au cours du Moyen Age s’est implanté
l’usage des épices exotiques, ce sont
les siècles suivants qui ont véritablement déterminé les goûts culinaires
spécifiques à l’Alsace, pour lesquels
les contextes de l’Allemagne et de la
France, ainsi que celui de l’Europe
centrale, ont joué un rôle majeur. Le
constat étant établi qu’aujourd’hui
l’usage des épices et condiments a tendance à se banaliser, voire à diminuer,
on peut s’interroger sur les possibilités
d’ouverture de la cuisine alsacienne
vers de nouveaux ingrédients, comme
ce fut le cas dans le passé…
Remerciements pour leurs précieux
conseils et informations à Elisabeth
Bœglin, René Hanser, Thierry Jung, Isabelle Meyer, Bernard Rebstock.
91
Notes
■
1. Julien Freund souligne particulièrement ce point dans son article
« Quelques aspects de la cuisine
alsacienne », Revue des Sciences
sociales de la France de l’Est, n° 9,
1980, p. 59.
2. Le terme d’épices recouvre également celui d’aromates et de plantes
condimentaires.
3. Saisons d’Alsace n° 20, Automne
1966, p. 451.
4. Dans la catégorie des épices
entraient aussi les friandises
sucrées à base de fruits confits avec
des aromates, les dragées et les
confitures.
5. Charles Gérard, L’Ancienne Alsace à
Table, Colmar 1862, p. 191.
6. D’après
le
Kreutterbuch
de
Hieronymus Bock, les sauces de
poisson étaient relevées avec du
cumin, de la menthe, etc.
7. Le Moyen Age connaissait aussi une
recette de brochets au poivre.
8. D’après
le
Kreutterbuch
de
Hieronymus Bock.
9. Elle est par exemple attestée dans
les capitulaires de Louis le
Débonnaire en 795.
10. Il est apparu plus tardivement en
France.
11. Mélangé à du miel et du vinaigre,
c’était un médicament réputé pour
lutter contre les calculs. Le raifort,
riche en vitamine C et en éléments
minéraux, servait aussi à la confection d’un sirop contre la toux.
12. François Voegeling, La gastronomie
alsacienne, p. 136.
Bibliographie
92
■
• Hieronymus Bock, Das Kreutterbuch,
1539 (réédition Konrad Kölbel, 1964)
• Buchinger, Kochbuch, 1671.
• Marguerite Doerfflinger et Georges
Klein, Toute la gastronomie alsacienne
(Plats sucrés), Editions Mars et
Mercure, 1979.
• Christine Ferber, Mes aigres-doux, terrines et pâtés, Payot, 1999.
• Julien Freund, « Quelques aspects
de la cuisine alsacienne », Revue des
Sciences sociales de la France de l’Est,
1980, n° 9, pp. 59-75.
• Sarah Garland, Le livre des herbes et
des épices, Fernand Nathan, 1980
• Charles Gérard, L’ancienne Alsace à
Table, Colmar, 1862.
13. Selon une analyse fréquentielle
réalisée par S. Guth dans la Revue
des sciences sociales de la France de
l’Est, n° 5, 1976, le poivre est
employé dans 76,92 % des recettes
alsaciennes.
14. L’oignon est ici intégré aux épices,
mais est aussi fréquemment utilisé
comme condiment : les « Maizewwle » ou oignons nouveaux de mai
accompagnent par exemple le fromage blanc.
15. C’est un usage déjà attesté par
Hieronymus Bock dans son
Kreutterbuch. Ces épices étaient
appréciées pour leurs qualités
digestives.
16. Il fut inventé en 1723.
17. Cité par Marguerite Doerfflinger
et Georges Klein, Toute la gastronomie alsacienne (Plats sucrés),
Editions Mars et Mercure 1979,
p. 185.
18. Le directeur d’une grande chaîne
de supermarchés alsaciens raconte
à ce sujet avoir subi, dans les
années soixante, les foudres de sa
clientèle, mécontente de la suppression momentanée de ce produit dans l’un de ses magasins.
19. Mes aigres-doux, terrines et pâtés,
Payot 1999, p. 11-12.
20. Ils sont cultivés dans la plaine
d’Alsace, souvent par les producteurs de choucroute. Deux entreprises, Alelor et Hengstenberg,
transforment l’essentiel de la production.
21. Brassica nigra L. et Sinapsis alba L.
22. Sa culture est localisée dans le
pays de Hanau. Une partie de la
production est vendue fraîche,
l’autre est mise en conserve, essentiellement à Mietesheim, au nord
de Strasbourg.
23. Ses racines étaient réputées pour
leurs vertus digestives et diurétiques.
24. Plante
de
la
famille
des
Ombellifères.
25. Les gâteaux à la cannelle dégustés
lors de la collation qui interrompt
le jeûne du Yom kipur et les
« Zimnet Schutte », des tranches
de pain frites roulées dans de la
cannelle et du sucre, en sont des
exemples.
26. Les cuisinières alsaciennes utilisaient
l’expression
suivante :
« Safran macht de Kueche gelb »,
« Le safran donne une couleur
jaune au gâteau ».
27. Cette association d’arômes existe
sous d’autres formes dans la cuisine alsacienne, par exemple avec le
chou rouge aux pommes et aux
marrons.
28. L’exemple type d’un condiment
standard qui a envahi la cuisine est
le ketchup.
29. Le premier restaurant de ce type
de spécialités s’est implanté à
Strasbourg dans les années soixante.
30. Les « Fleischschnecke » (sorte de
ravioles à la viande) aux épices
thaï et le sauté de bœuf au
coriandre frais, recettes relevées
sur des cartes de menus, en sont
des exemples.
31. Il existe même une saucisse au
piment qui fait partie de l’assortiment des charcuteries alsaciennes.
• Suzie Guth, « Le stéréotype de la
cuisine alsacienne », Revue des
Sciences sociales de la France de l’Est,
1976, n° 5, pp. 64-68.
• Jean-Louis Schlienger et André
Braun,
Le
mangeur
alsacien,
Strasbourg, La Nuée-Bleue, 1990
• François Vœgeling, La gastronomie
alsacienne, ed. DNA - Istra, 1978.
• Charles Wittmer, « L’Alsace médiévale à table », Saisons d’Alsace,
Automne 1966, n° 20, pp. 451-468.
•L’inventaire du patrimoine culinaire de
la France : Alsace/Produits du terroir et
recettes
traditionnelles,
Albin
Michel/CNAC Région Alsace, 1998.
•Encyclopédie de l’Alsace, Publitotal,
1982-1986.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
93
Cuisine
et imaginaire
DANIEL SPOERRI, SUISSE, 1930,
LE RÉVEIL DU LION, 1961, MILAN, COLL. PARTICULIÈRE.
DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX,
LAROUSSE, 1990.
Eric Navet
E R I C N AV E T
Manger avec les hommes,
manger avec les dieux
La gastronomie
comme art de vivre
Un normand ascète
et bienheureux
■
u XIIIe siècle vivait dans la Hague,
au nord de la presqu’île du Cotentin, en Normandie pour être précis,
un personnage dont les reliques – un
squelette presque complet – sont exposées dans une châsse de verre au milieu
du chœur de l’église de Biville. Thomas
Hélye, c’est son nom, est né dans ce petit
village découpé en hameaux et aujourd’hui peuplé de quelque deux à trois
cents âmes. Peu de temps après sa mort,
un nommé Jean de Saint-Martin a mis en
vers, « dans la langue du pays », la vie de
celui qui devait s’illustrer comme maître
d’école mais surtout thaumaturge :
A
« En la duchey de Normandie
Fut ney le bon Thomas Elie,
Où il n’ut boban n’y vantanches,
En diocèse de Coutances,
En une assez petite ville,
A Saint-Pierre de Buyville. »
ERIC NAVET,
96
Centre de Recherches Interdisciplinaires en Anthropologie (CRIA),
Institut d’Ethnologie,
Université Marc Bloch, Strasbourg
Les nombreuses biographies du
Bienheureux Thomas - il fut béatifié,
après une longue procédure mainte fois
interrompue, en 1857 - nous présentent effectivement un personnage austère qui ne faisait ni bombance (boban)
ni festins (vantanches). Il fut d’abord
maître d’école, mais eut très tôt une
vocation religieuse. A la suite d’une
fièvre qui faillit lui enlever la vie,
disent les récits, il s’imposa de dures
pénitences, décidant notamment de ne
se vêtir désormais que d’un « vil habit
de bure », et, « pour sa cher
refraindre », il porta un cilice.
A la mort de ses parents, Thomas
revint à Biville, au hameau Gardin, avec
son frère Guillaume. Ce dernier, selon un
historien, « faisait servir sur sa table du
pain blanc, des viandes et du poisson »,
mais Thomas ne touchait pas à ces mets,
il jeûnait « trois fois par semaine, au pain
sec et à l’eau », et « ne voulait chaque jour
ordinaire qu’un peu de pain d’orge, du
potage sans sel »1. Il passait le plus clair
de son temps à l’église, où, le soir, les passants l’entendaient gémir sous la douleur
des coups qu’il se donnait avec sa ceinture de cuir.
Ayant reçu les ordres mineurs puis le
diaconat, Thomas Hélye, devenu missionnaire, se mit à parcourir les campagnes
normandes, se soumettant toujours aux
plus extrêmes pénitences, prêchant la
Bonne Nouvelle, suivi d’une cohorte grossissante de fidèles et réalisant, au hasard
de ses pérégrinations quelques
« miracles », guérissant les malades, chassant les nuées… Après sa mort, ces
« miracles » se multiplièrent et il existe de
nombreux témoignages sur des noyés qui
ressuscitent, des paralytiques qui retrouvent l’usage de leurs jambes, etc.
Le Bx Thomas de Biville est l’objet
d’un culte et d’un pélerinage populaires
ininterrompus depuis sept siècles et demi,
et les écoliers viennent toujours lui offrir
un cierge pour qu’il les aide à réussir aux
examens…
Dans un mémoire de maîtrise d’ethnologie que j’avais consacré à Biville et à
son Bienheureux, et décrivant le pélerinage annuel auquel j’avais pu assister en
1970, je m’étais permis, peu charitablement, d’ironiser sur les ripailles que firent
quelque trente prêtres et un évêque après
que l’un d’eux, dans son homélie, ait
Manger avec les hommes, manger avec les dieux
vanté l’ascétisme du héros local. Mais, en
festoyant, les religieux trahissaient-ils
vraiment la cause de celui qu’ils encensaient ?
Abstinence et ripailles
■
La religion chrétienne a considéré le
corps et ses fonctions comme « la part du
diable » dans l’œuvre de création, prônant
l’idéal d’une sainteté qui ne serait accessible que par la privation des plaisirs de ce
monde, les péchés capitaux, parmi lesquels figurent aux premières loges la luxure (l’« abandon aux plaisirs de la chair »)
et… la gourmandise. Le paradoxe est
qu’une vie sans plaisir est invivable et que,
s’ils sont, certes, sources de plaisir, le sexe
et la nourriture sont aussi ce qui nous
garde en vie et nous permet de nous reproduire.
Les sociétés traditionnelles ont, au
contraire, assumé pleinement le fait que
l’être humain soit d’abord, et simplement
parce qu’il est un être vivant – un être biologique –, aussi un être de besoin et, plus
spécifiquement encore, un être de désir.
Ces sociétés ne vivent pas le passage sur
cette terre comme une pénitence (une
idée que l’on trouve dans les religions
orientales, mais aussi, de façon peut-être
plus diffuse, dans le Christianisme) : manger, festoyer, faire l’amour… rire sont des
actes dégagés de toute culpabilité. Si une
expérience récente vécue par des pays
industrialisés2 nous a rappelé qu’il n’est
pas que les seuls peuples traditionnels à
vivre selon les rythmes et les aléas de la
nature, il est vrai que ces peuples sont
davantage en phase avec ses pulsations.
L’acquisition de la nourriture, directement prélevée sur cette nature, n’est
jamais garantie, et à des périodes d’abondance peuvent succéder des moments de
pénurie. Les observateurs occidentaux
chez les Indiens des Plaines, ont décrit à
l’envi les repas gargantuesques qui suivaient les grandes chasses au bison. Dans
Les derniers rois de Thulé, Jean Malaurie
nous parle, lui, des repas inuit :
« La nourriture de prédilection des
Esquimaux est la mœlle des os de renne.
Les chasseurs en sont comme fous. Pendant plusieurs journées, au printemps, ils
s’en nourrissent exclusivement. Après
avoir nettoyé, comme religieusement, les
os, ils les brisent avec des pierres (ou
même, les dents), et en sucent la mœlle ;
on les voit, alors, engraisser à vue d’œil
[…] Les repas sont assez fréquents – une
visite est toujours prétexte à repas – et
très inégaux en durée ; ils peuvent rassembler les convives pendant plusieurs
heures »3.
L’institution du polar, de la « visite »,
est un des traits les plus caractéristiques
de la sociographie inuit. Dans ces immensités à l’humanité dispersée, d’un igloo à
l’autre, on se rend visite pour entretenir
une chaleur humaine, au propre comme
au figuré. Plus que de parler, il est besoin
de se voir, de se sentir et de partager les
plaisirs des sens : sexe4, nourriture… :
« Son entrée est aussitôt l’occasion de
nouvelles et interminables mangeailles.
Le primus est rallumé ; nous nous relevons en bâillant. Mes trois Esquimaux
sont ravis : ici on ne refuse jamais de
manger. Et pendant une bonne heure, de
tailler, déchiqueter… Les os craquent, le
sang et la graisse coulent sur les mentons. Pour nous aider à avaler le tout,
nous buvons de nouveau plusieurs tasses
de café »5.
Fêtes et festins
■
Le marché, le souk des mondes arabes
et berbères, est un haut lieu de convivialité et entre une nature domestique ou
sauvage qui donne ses fruits et la maison
où l’on prépare et où l’on consomme ces
produits, il est, dans de nombreux pays,
l’espace privilégié de l’entretien et du
renouement des liens sociaux.
Alimenter, cuisiner, manger ensemble,
partager la nourriture, est un premier
niveau auquel se manifeste donc d’abord
un souci d’harmonisation des relations au
sein de la communauté humaine locale.
Un jeu savant de prestations et de contredons, d’obligations réciproques, qui
conforte plutôt qu’il exclue les liens affectifs, permet cet équilibrage et la structuration égalitaire de ces sociétés6. Le souci
de rassembler plutôt que de désunir, d’incorporer – y compris par la manducation
anthropophage – est tel chez les peuples
traditionnels qu’ils ne peuvent imaginer
un monde fragmenté, éclaté. La fête, pour
eux, justement, ce n’est pas de s’éclater –
une formule à la mode dans le monde occidental –, mais de se réunir avec les
humains comme avec les non-humains. S’y
retrouver permet, si j’ose dire, de se
retrouver, être bien ensemble ; c’est l’une
des conditions nécessaires pour être
« bien dans sa peau ».
Dans de nombreuses cultures, partager
la nourriture est, non seulement un acte
de générosité, mais aussi un gage de
bonne entente, d’intégration, un façon
d’harmoniser les rapports humains au
sein du groupe et entre les groupes. Par
exemple, chez les Kabyles, il y a toujours
dans la maison de la nourriture prête pour
le visiteur espéré, et, de façon générale,
« le don de nourriture apparaît […]
comme une marque d’affection. Toute
réjouissance familiale est accompagnée
de cadeaux alimentaires : tarkuct ou lehna
dont la composition (viande, œufs, blé,
beurre et miel) […] est nettement définie
par des règles auxquelles personne ne
saurait contrevenir sans porter gravement
atteinte à sa propre réputation »7.
Un Indien Kwakiutl de Colombie britannique a donné pour titre à sa biographie : Guests never leave hungry8 (« Les
invités ne repartent jamais affamés »),
marquant par là l’importance cruciale,
dans ces sociétés, d’une répartition équitable, d’une péréquation des ressources en
général, mais particulièrement alimentaires. L’anecdote suivante que m’a rapportée une « ancienne » de la réserve
indienne ojibwé de Cape Croker, dans
l’Ontario, nous montre combien le don et
le partage sont la base même d’une véritable morale, d’une philosophie de l’existence :
« Mon grand-père a été chef pendant
quarante ans ; lorsque quelqu’un venait et
demandait quelque chose, mon grandpère le lui donnait, car il considérait que
rien n’était sa propriété et qu’il devait partager.Tout ce qu’il avait lui était donné en
dépôt par le Grand Esprit pour qu’il le
partage. Même les fruits du jardin ; vous
pouviez avoir un jardin plus beau que
n’importe qui, mais vous deviez partager,
car ce n’était pas seulement votre jardin,
les plantes venaient de la Terre-mère.
Nous travaillions dur car nous n’avions
qu’une petite ferme, et nous avions toujours du beurre, des œufs, de la viande,
des pommes de terre dans la cave, des
pommes, des choux et d’autres choses. Des
gens venaient parfois disant: « Nous avons
faim, nous voudrions quelque chose à
manger ». Mon grand-père remplissait
alors un sac de pommes de terre, de navets
et de choux, ou de viande salée pour le
leur donner… »
Il n’est pas excessif d’affirmer que,
dans les sociétés traditionnelles, tous les
évènements rituels (des rites de naissance aux veillées mortuaires), festifs ou
97
Eric Navet
diplomatiques (les conseils inter-groupes,
la fin d’une relation guerrière9, la signature des traités avec les autorités coloniales, les gouvernements) s’accompagnent d’une consommation de nourriture
et de boisson10. Ainsi chez les Amérindiens
de Guyane, la bière de manioc, le cachiri,
est-elle, selon l’ethnologue P. Grenand,
« le ciment de la vie collective »11. La boisson consommée collectivement délie les
langues, diminue le stress et permet aussi
de régler les conflits ; elle accompagne
éventuellement musique et danses…
Manger avec les ours
98
■
Revenant sur son itinéraire arctique,
J. Malaurie écrit, cette fois dans Hummocks (1999) : « Ils mangent crues ou à
peine cuites, ou gelées, ou séchées, les
viandes de morse, de phoque et d’ours. La
viande « faisandée » (iunaq) est recherchée, particulièrement si elle est très fermentée (ihuanniq) […] Ils savent que ces
animaux, s’ils ont un comportement particulier, sont les enveloppes à l’intérieur
desquelles « leurs » aïeux vivent. Une parcelle d’énergie y est enclose. Par manducation, ils communient avec elle. Ils
veillent aussi à garder un contact tactile
en, s’habillant de peau d’ours qui grattent
la peau et rappellent la filiation […] J’ai
pris conscience de cette relation existentielle en mangeant comme eux et en refusant d’emprunter des survêtements
modernes »12.
Ainsi manger est un plaisir, une jouissance du corps, mais aussi le moyen de se
relier, en l’incorporant, au reste de la
Création humaine et non humaine, visible
et invisible. C’est encore à J. Malaurie que
nous empruntons ces lignes qui disent
bien la nécessité de cette relation : « La
vie, la force vitale qui se transmettait,
avait, selon eux, différentes expressions :
humaine, animale, géographique et il était
d’usage de les respecter dans leurs changements. Aussi, après avoir mangé un animal, rassemblait-on, avec le plus grand
soin, les os des pattes, surtout s’il s’agissait
de phoque et de renne ; on les entassait
dans des lieux où les chiens ne pouvaient
les manger et on les reconstituait comme
s’ils étaient vivants. De même, les têtes de
renard, de phoque, de lièvre, d’oiseaux
étaient placées parfois dans des crevasses
de mer, parfois sous des pierres sur la
neige […] On ne s’étonnera pas que d’innombrables tabous (ou adglérpoq) suscités
par la vie démographique et économique
et aussi par une conception écologique du
monde d’alliance étroite entre l’homme et
la terre, aient régi les évènements de
chaque jour »13.
La croyance n’est jamais le fruit du
hasard ou d’une lubie, pensons à tous les
interdits (de chasse, de consommation, de
comportement, etc.) qui conditionnent le
quotidien des peuples traditionnels. Cette
étiquette participe d’un mode d’être et de
penser son rapport au monde et aux
autres qui prend en compte l’interdépendance de toutes les créatures, cette relation impose le respect. Respect pour l’animal tué et mangé : les Ojibwé des forêts
du Nord ne tuaient pas les femelles gravides et, selon leur tradition, c’est un ours
qui donna sa chair pour sauver les enfants
affamés de la première humanité créée
par Kitche Manito, le Grand Esprit. L’ours
est « comme un être humain » disent-ils,
dans son comportement, dans ses habitudes, par son intelligence. De nombreux
peuples, en particulier dans les régions
arctiques et subarctiques (du nord de
l’Europe à l’Amérique, en passant par la
Sibérie) le vénéraient. S’il arrivait aux
Ojibwé de le chasser, ce n’était pas sans
respect ; l’animal était « invité » à sortir
de sa tanière, en période d’hivernage, et
l’on déposait une offrande près de la
dépouille pour que son « âme » aille
informer la communauté des ours qu’elle
avait été bien traitée. Ainsi les autres animaux accepteraient-ils à leur tour de
s’« offrir » à l’arme du chasseur. Il existait
aussi, comme chez les Inuit, de nombreux
rites associés à la consommation de l’animal…
L’Inuit, à l’instar des Amérindiens et
des peuples traditionnels en général, se
considère comme une partie de cette
terre, dépendante de toutes les autres,
qu’elles appartiennent aux ordres animaux, végétaux, géologiques ou élémentaires. L’intimité avec l’animal va jusqu’à
l’identification puisqu’il peut être, à l’occasion, la réincarnation d’un ancêtre. Et
J. Malaurie, géologue et anthropologue, a
fait démonstration que la société inuit,
qu’il définit comme « anarcho-communaliste », fonctionne de la même façon que
les grands systèmes physiques, sur un
principe d’équilibre14. A partir de la
croyance en une solidarité de destin de
toutes les créatures vivantes et disparues, la gestion du territoire ne peut être
qu’écologique c’est-à-dire respectueuse
des équilibres naturels. La multiplicité
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
des rites et des interdits dans de nombreuses circonstances de la vie (naissance, maladie, mort…, tous les changements
d’état) permet un prélèvement raisonnable et contrôlé – assuré surtout par les
chamanes – sur les ressources naturelles.
Et chez nous ?
■
En Europe, dans les sociétés paysannes, mais aussi bourgeoises, il n’y a pas
davantage de fête sans festin, pas de cérémonie sans consommation. Les fêtes religieuses chrétiennes, par exemple, sont
associées à certains aliments rituels : Noël
à sa dinde, l’Epiphanie sa galette, la Chandeleur ses crêpes, Pâques ses œufs… Les
fêtes juives (Mila, Bar-Mitsva…) ne vont
jamais sans repas collectif. Et puis il y a
des pratiques plus composites comme le
carnaval. Selon l’édition de 1871 du Dictionnaire d’histoire et de géographie de M.N. Bouillet, le Carnaval est : « un temps de
fêtes et de divertissement qui précède le
Carême, commence le 6 février, jour de
l’Epiphanie, et finit le mardi, veille du
mercredi des Cendres. On fait dériver le
mot Carnaval de carn (pour caro, chair) et
avaler, parce que l’on mange beaucoup de
chair pendant le Carnaval pour se dédommager de l’abstinence imposée pendant le
carême ; d’autres, avec plus de raison,
font venir ce mot de caro vale, c’est-à-dire,
adieu la chair. Les travestissements de
tous genres, les bals nocturnes et masqués, les promenades du Dimanche-Gras
et du Mardi-Gras sont les principaux amusements auxquels on se livre pendant le
Carnaval […] Cet usage semble être un
reste des fêtes populaires des anciens et
de celles de nos pères, telles que les Bacchanales, les Lupercales, les Saturnales, la
fête des Fous, de l’Ane, etc. »15
Ces définitions nous montrent aussi
qu’aux périodes de liesse et de débordement doivent succéder des moments
d’abstinence. Au Carnaval succède le carême. Le carême, selon la même source, « le
Bouillet », est un « temps d’abstinence et
de jeûne observé chez les Chrétiens, [qui]
dure 40 jours, en souvenir des 40 jours que
J.-C. passa dans le désert sans boire ni
manger, lorsqu’il fut tenté par le démon.
Le carême commence le mercredi des
Cendres et se termine le jour de Pâques ».
La définition du Dictionnaire se termine
par des remarques intéressantes :
« D’autres religions ont des jeûnes analogues à notre carême (le ramadan des
Manger avec les hommes, manger avec les dieux
musulmans n’est rien autre chose), et
presque toutes le placent au renouvellement du printemps, époque où la chair des
animaux contient des principes qui peuvent être dangereux pour la santé »16.
Y a-t-il ici autre chose que le simple souci
d’imiter les vertus d’un personnage vénéré?
Quel est donc la « nature » du démon tentateur? Manger, festoyer nous rapproche-t-il
de Dieu ou du Diable? Et jeûner, n’est-ce pas
au fond nier l’œuvre créatrice, faire affront
à Dieu? Là encore la leçon des peuples traditionnels est explicite.
Jeûne et goinfrerie :
les routes du paradis
blechia, sa « quête de la vision » : « J’étais
seul au sommet de la colline. J’étais
assis dans la fosse de voyance, un trou
creusé dans le sol […] J’en étais désormais réduit à moi-même, quatre jours et
quatre nuits à passer au haut de la colline, sans nourriture ni eau, attendant
qu’il vienne me chercher […] J’avais
alors seize ans, je portais encore mon
nom de garçon, et, j’aime autant vous le
dire, j’avais très peur […] L’être humain
le plus proche était à des kilomètres de
là, et quatre jours et quatre nuits, c’est
bien long. Pour sûr, quand ce serait fini,
je ne serais plus un jeune garçon mais un
adulte. La vision serait venue à moi. On
me donnerait mon nom d’homme »19.
■
Si donc le repas commun exprime
une alliance entre des êtres humains (le
repas de mariage), il dit aussi cette relation étroite qui les unit collectivement
avec les mondes visibles et invisibles (la
communion chrétienne). Mais consommer l’animal, la plante, c’est s’inscrire
délibérément dans le vivant, dans le trivial. Or il existe une aspiration profonde
à aller au-delà des limites et des
contraintes du « réel », à atteindre le lieu
du sens et de l’harmonie parfaite, de
l’unité, en deux mots le « paradis perdu »
dont rêve l’humanité17. L’exacerbation,
jusqu’au dépassement, des fonctions
vitales, par la consommation sexuelle et
alimentaire extrême – la luxure et la
goinfrerie –, par la transe, etc., est un
moyen d’accéder à cette « terre sans
mal »18, mais les sociétés ont aussi imaginé d’emprunter d’autres passerelles
pour aller à la rencontre des dieux.
Si Jésus est allé méditer pour rencontrer Dieu dans le désert, loin des hommes
- en niant le social -, c’est aussi en jeûnant,
c’est à dire en niant, autant qu’il est possible, la nécessité biologique de s’alimenter.
Les moines d’Orient et d’Occident, pour
être plus près de Dieu, s’éloignent des
hommes et ils réduisent leurs appétits
(sexuels et alimentaires) jusqu’à l’abstinence.
C’est la même quête, mais de façon
temporaire, que poursuivent les Indiens
d’Amérique du Nord lorsqu’au moment
crucial de l’adolescence, ils s’isolent sans
boire ni manger dans un endroit à l’écart
du culturel et du social (le fond d’une
forêt, le sommet d’une montagne…) jusqu’à recevoir la vision des « esprits » qui
déterminera leur avenir d’adulte. Le
Sioux Tahca Ushte raconte ainsi sa han-
Amérindienne des Plaines, Femmes Sioux ou Blackfoot préparant le repas.
Carte postale, début du siècle.
99
Eric Navet
100
Nombre de populations de Sibérie et
certains amérindiens subarctiques
consommaient rituellement des amanites
tue-mouche (Amanita muscaria), un champignon hallucinogène, pour atteindre des
« états de conscience altérés »20. L’individu, chaman ou zélateur du culte, en
transe perd tous les repères qui lui donnent existence dans ce monde pour accéder à un autre monde qui lui est le repère, le « repaire de l’inconscient », là où les
choses de la vie et de l’ailleurs prennent
sens. Le voyageur de l’inconscient, en
transe ou en rêve, est accueilli dans l’audelà par un festin, où les mets les plus
délicats lui sont offerts, les plus belles
femmes si c’est un homme, les plus beaux
hommes si c’est une femme… Mais il, ou
elle, doit savoir que s’il/elle accepte de
participer, de jouir de ces bienfaits, son
retour à la vie terrestre est compromis.
L’Ojibwé des Grands Lacs, consommateur en ce monde d’amanites doit refuser celles qu’on lui offre dans l’autre
monde sous peine de perdre son billet de
retour pour le pays des vivants. L’Emérillon de Guyane, qu’il soit chaman
(padze) ou simple rêveur, lorsque son
« âme » voyage, doit résister aux avances
des jolies femmes kaluwat - c’est le nom
des « esprits » - sans quoi il mourra
(omanõ) ou errera entre les deux mondes
dans un état de folie (omamanõ).
Nous le voyons, au travers d’exemples
empruntés à des cultures variées, les
multiples déclinaisons de l’acte de manger (consommer, se nourrir, avaler, ingérer, engloutir…) correspondent à un fait
total total – impliquant tous les niveaux
de la culture (religieux, social, biologique…) – qui renvoie à une philosophie
commune où je retrouve les principes par
lesquels j’ai défini, dans d’autres publications, un « mode d’être et de penser
traditionnel ». Manger, ou sa négation
jeûner, c’est clair, n’est pas seulement
nourrir, ou ne pas nourrir, le corps, c’est
jouer sur la totalité des relations que l’on
entretient, individuellement ou collectivement, avec l’ensemble des êtres
humains et non-humains, visibles et invisibles, présents ou disparus. Il s’agit toujours de perpétuer ou de créer les liens
qui assurent au monde une cohésion, un
équilibre toujours fragiles puisque toujours mouvants. Cet exercice, oh combien
délicat, auquel se livraient les sociétés
traditionnelles a été rendu encore plus
difficile par les bouleversements de la
modernité.
Préhistoire du McDo
■
En 1827, Basil Hall, un Anglais en
voyage aux Etats-Unis avec son épouse
décrit ainsi les usages de restauration
dans un grand hôtel de New-York : « Le
lendemain de notre arrivée, dès huit
heures (car c’est à New-York l’heure où
l’on déjeune) nous descendîmes dans la
salle ou quatorze ou quinze autres pensionnaires étaient déjà réunis […] Notre
principal motif était de chercher à nous
lier, du moins à causer avec quelques
indigènes, et nous espérions que ce serait
la chose la plus facile du monde. Mais nos
espérances furent déçues par le profond
silence et par l’imperturbable gravité de
toute la compagnie. Au dîner, nous fûmes
déjoués de même dans nos projets de
sociabilité, par la plus cérémonieuse et la
plus froide politesse »21. Après cette première expérience le distingué touriste
britannique en fit une autre tout aussi
déplaisante : « Nous allâmes un autre
jour chez un restaurateur situé au centre
du quartier des affaires, et nous vîmes un
spectacle encore plus étrange. L’unique
salon ouvert au public était une longue et
étroite galerie, passablement ténébreuse,
divisée à droite et à gauche par des compartiments de planches qui ressemblaient
à des stalles d’écurie, et qui n’étaient
juste assez larges que pour tenir quatre
personnes, dont des bras de bois limitaient les places […] Quand nous arrivâmes, tous les compartiments étaient
occupés, sauf un seul, dont nous prîmes
possession. C’était un étourdissant cliquetis de couteaux et de fourchettes ;
mais personne n’échangeait la moindre
parole avec son voisin. Le silence pourtant, qu’observait la société, était incessamment troublé par les vociférations des
deux domestiques […] Comme tout le
monde paraissait se dépêcher à l’envi, on
doit concevoir quel effroyable vacarme
c’était, quoique nul n’ouvrît la bouche hormis pour engloutir la quantité de nourriture dont il avait besoin »22.
Quel tableau nous présente-t-il, par
ailleurs, de cette Amérique émancipée
depuis un demi-siècle de la tutelle britannique ? Un pays en pleine révolution
industrielle qui trace des routes, qui
construit des ponts immenses, mais aussi
des prisons, prisons-modèles il est vrai. Le
luxe du decorum, la profusion ostentatoire de la nourriture des grands hôtels pour
touristes riches ne s’opposent pas, au
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
fond, à la description qu’il nous donne ici
d’un fast food avant la lettre du quartier
des affaires où l’on est trop affairés pour
prendre le temps de converser, de nouer
des liens. Et la décontraction peu conforme aux étiquettes d’un vieux continent
encore empreint de « bonnes
manières »23, dissimule mal le revers de la
médaille, le racisme par exemple. « Dix ou
douze minutes après, j’eus besoin de passer par la salle à manger : elle s’était déjà
vidée pour la seconde fois, et je n’y trouvai plus qu’un individu qui mangeait dans
une solitude complète. J’en fus fort surpris ; et comme il me tournait le dos, qu’il
était bien mis et qu’il avait l’air respectable, j’eus la curiosité de chercher à voir
qui c’était. Je passai donc devant, et je
vis… devinez…, un Nègre ! Ainsi la couleur de la peau avait mis tout le monde en
fuite »24.
L’anthropisation effrénée du monde,
qu’on l’appelle industrialisation ou
modernisation, ou encore « mise en
valeur », ne s’est faite que par la domination d’une majorité sur une minorité,
et, au fond, elle ne profite qu’à ce petit
nombre de riches et de gens de pouvoir.
Au début du XIXe siècle, à l’époque où se
situe le récit dont j’ai donné des extraits,
l’Amérique blanche et industrielle s’était
construite à l’Est grâce à l’esclavage et à
l’exploitation du travail des Noirs, mais
aussi des ouvriers dont beaucoup, ne l’oublions pas, étaient des enfants. Mark
Twain et, pour une période plus récente,
Steinbeck, Charlie Chaplin et bien
d’autres ont décrit cette Amérique là,
comme Zola avait parlé de la France rurale et ouvrière.
Des « petits hommes
blancs bronzés »25
■
Considérant à quel point les principes
de la civilisation occidentale s’accordaient
mal, contredisaient même presque toujours, le système de valeurs qui animait les
sociétés amérindiennes, on comprend qu’il
n’ait guère pu être question d’« harmonisation » des relations ; l’un des modèles
devait fatalement s’imposer sur l’autre.
Sachant que ladite « civilisation » est
essentiellement hégémonique, disons, de
façon trop cursive, basée sur l’exploitation
des hommes et des pays, il y avait tout lieu
de penser que les sociétés amérindiennes
ou bien disparaîtraient par la violence ou
alors seraient assimilées, ce qui est une
autre façon, culturelle celle-ci, de mourir.
C’est bien dans ce sens que l’histoire s’engagea.
Les missionnaires, obéissant au devoir
évangélique, furent souvent les premiers
à tenter de transformer les Amérindiens,
en les christianisant, ce qui impliquait des
bouleversements profonds des modes de
vie. Au plan culinaire, une chose que les
religieux souhaitaient avant toute autre
chasser des cuisines était les boucans où
Tupinamba et autres Ojibwé faisaient
fumer les corps démembrés de certains
de leurs prisonniers. Il y avait là, déjà, de
quoi perturber les habitudes alimentaires
des « sauvages » qui, selon les observateurs européens, appréciaient la chair
humaine comme « ambroisie et nectar » !
Mais ce sont aussi toutes les relations aux
autres, à sa communauté, à soi-même, à
l’univers entier qui pouvaient s’en trouver
bouleversées. En fait l’anthropophagie
rituelle, en Amérique du moins, disparut
davantage faute de combattants que
grâce à l’action « civilisatrice » des missionnaires de toutes obédiences.
Il est clair qu’une christianisation
bien comprise et bien menée devait
déborder largement le strict domaine
religieux ; si l’éradication des pratiques
spirituelles et la lutte contre la concurrence des chamans devaient fatalement
atteindre les individus dans leurs convictions profondes, la conversion touchait
aussi aux structures sociales (par la suppression de la polygamie), à l’économie
(par la sédentarisation et le passage
d’une économie prédatrice à l’agriculture), à la culture matérielle (introduction
des objets et outils en fer26), et… aux cuisines.
Lorsque les gouvernements des différents Etats coloniaux – ou post-coloniaux27 – affermirent leur autorité sur
les populations autochtones, après la
phase de conquête militaire, qui fut partout très sauvage et parfois exterminatrice, l’idée fut, selon une idéologie en vogue
aux Etats-Unis - celle du « Destin manifeste des Indiens » -, qu’ils n’avaient
d’autre choix que de se civiliser ou de disparaître. Les théories de l’évolutionnisme
social des Darwin, Morgan, Engels, etc. qui
ont profondément marqué l’aube des
sciences sociales venaient, opportunément, à l’appui de ces politiques officielles en déclarant doctement que les
« primitifs » représentaient des « stades
dépassés » de l’Histoire de l’humanité et
qu’il importait au plus vite de faire accé-
Manger avec les hommes, manger avec les dieux
der lesdits « primitifs », coûte que coûte,
et aussi vite que possible, aux échelons
supérieurs.
Les Amérindiens des Etats-Unis et du
Canada, comme beaucoup d’autres peuples
autochtones, furent parqués dans des
réserves et embarqués dans des politiques
visant à les insérer et à les conformer aux
goûts de la civilisation industrielle capitaliste. Dans ces réserves, l’habitat traditionnel, souvent nomade ou semi-nomade,
fut remplacé par des maisons dont la structure angulaire et la disposition - en patés ne permettaient pas le maintien d’un
réseau social et d’activités culturelles liés
à un espace circulaire (habitation, camp).
Puisque la destruction des environnements accompagnait, comme c’est toujours
le cas, celle des cultures, les populations
autochtones, se sont souvent retrouvées
sans ressources. Dans les Plaines, le bison
dont vivaient quantité d’ethnies avait été
presque exterminé, remplacé par de plus
placides bovidés, et un peu partout la forêt
laissait place aux champs de céréales.
Beaucoup d’Indiens des réserves à la fin du
XIXe siècle dépendaient des maigres subsides et rations alloués peu généreusement par les gouvernements. Il fallut, bon
gré mal gré, adopter de nouveaux goûts, de
nouvelles saveurs, souvent à contre-cœur.
Dans ses mémoires, le Sioux Tahca
Ushte raconte son expérience de l’école de
la réserve au début du siècle : « Pour mon
premier jour à l’école, on me donna à manger des haricots, pour la première fois
aussi, et avec eux quelque chose de blanchâtre que je supposai être de la graisse de
porc. Ce soir-là, quand je suis rentré à la
maison, mes parents ont dû ouvrir la
fenêtre. Ils disaient que je ramenais un air
qui n’était pas bon. Jusque là, je n’avais
mangé que de la viande séchée, wasna
papa, des grains de maïs secs avec des
baies. Je ne connaissais pas le fromage, les
œufs, le beurre ou la crème. Le sucre et les
bonbons, j’en consommais très peu. Aussi
j’avais peu d’appétit à l’école. Des jours
durant, on nous donna des sandwichs au
fromage ; cela fit renifler maman qui me
dit: « Petit, t’es-tu approché des boucs? »28.
La « nouvelle cuisine »
amérindienne
■
Toutefois, les femmes amérindiennes
apprirent à se débrouiller au mieux avec
ce dont elles pouvaient disposer. L’une des
denrées les plus disponibles étant la fari-
ne, elles se mirent à fabriquer du pain, de
différentes façons mais dont la recette de
base ne nécessite que peu d’ingrédients :
à la farine on ajoute du levain, de l’eau et
du sel. Ce bannock, banique ou scone, ainsi
qu’on appelle ce pain selon les régions,
peut être frit dans l’huile à la poële, ou
simplement mis au four. Aujourd’hui le
bannock est devenu un plat traditionnel
consommé chaud, et l’on peut, suivant les
moyens, y glisser un morceau de lard, du
sirop d’érable ou de la confiture. C’est,
avec la soupe de maïs, l’un des mets principaux offerts ou vendus lors des powwows (voir plus loin) et autres fêtes et
cérémonies.
Tahca Ushte raconte, avec humour,
comment le café, lui aussi importé par les
colons, est devenu partie intégrante, et
pas des moindres, de la diète amérindienne : « Nous menions une vie agréable
et très simple […] Je n’avais jamais faim
parce que mon papa avait beaucoup de
bétail et de chevaux. Grand-maman se
levait de bonne heure, avant tout le
monde. Elle s’emparait de la grande boite
de fer blanc contenant la ration de café
allouée par le gouvernement. Elle commençait par griller les grains dans une
poêle, et elle les moulait ensuite. Elle se
servait d’une immense marmite, où elle
versait sept litres d’eau et deux très
grandes cuillerées de poudre, puis elle faisait bouillir le tout, non sans avoir ajouté
un adoucissant, de la mélasse ou du sirop
d’érable. Nous n’aimions pas le sucre.
Nous ne mettions pas de lait ou de crème
dans notre pejuta sapa- notre remède noir.
Grand-maman versait d’abord une grande
cuillère à soupe de café en offrande aux
esprits, puis la marmite demeurait sur le
feu durant la journée. Quand elle apercevait quelqu’un près de la maison, elle
l’appelait sans se demander qui c’était :
« Entrez, il y a du café. » Le café épuisé,
elle reversait de l’eau dans la marmite,
ainsi qu’une bien plus grande quantité de
poudre, et de nouveau faisait bouillir le
tout. Le café était de plus en plus fort. A
la fin, une cuillère pouvait presque se
tenir droite dans le café tant il s’était
épaissi. « Maintenant on peut dire qu’il
est bon », déclarait grand-mère »29.
Cette citation nous montre, on ne peut
mieux, comment un produit étranger peut
être réinvesti culturellement. Un aliment,
une boisson, ici le café, joue son rôle traditionnel dans une convivialité qui
implique non seulement les êtres
humains, mais aussi les esprits. On obser-
101
Eric Navet
ve le même phénomène dans les réserves
indiennes aujourd’hui pour quantité
d’autres choses comme le téléphone, l’automobile qui, pour être étrangers, n’en
sont pas moins reculturés dans un contexte conforme aux traditions. Téléphone et
voiture permettent par exemple, soit à distance soit en se déplaçant, de préserver
les liens sociaux avec de la famille, des
relations que les conditions du monde
moderne tiennent éloignées.
Le bon vieux
temps revient
102
■
Les changements d’habitudes alimentaires son liés, comme l’une des composantes ou comme agents, à toute une série
d’autres transformations qui jouent sur le
corps, sur le psychisme et sur la culture.
Chez les peuples autochtones, il est courant d’entendre les personnes âgées, les
Elders détenteurs ou détentrices de la
sagesse et du savoir de leur groupe, affirmer la supériorité des nourritures traditionnelles sur les aliments apportés par
les Blancs. Beverly Hungry Wolf, une
Indienne Blood de l’Alberta, écrit : « J’ai
souvent entendu dire que jadis il y avait
plus de vieillards qu’aujourd’hui et qu’il
était fréquent d’atteindre cent ans. Je sais
que le taux de mortalité infantile était fort
élevé et que les hommes avaient de
bonnes chances de mourir au combat
avant de devenir adultes, mais leur alimentation naturelle et leur style de vie
devaient permettre aux survivants des
maladies infantiles et de la guerre d’atteindre un âge avancé »30
Mary One Spot, une vieille femme de
l’ethnie Sarci, dans l’Alberta, raconte comment elle a vécu sa jeunesse au début des
années 1900 : « Nous avons toujours vécu
dans des tentes et des tipis en toile […]
Ma grand-mère faisait toujours la cuisine
sur un feu nu, même l’hiver […] Ma grandmère et moi vivions de nourriture sauvage. Le gros gibier était rare ici, même à
cette époque, mais nous attrapions beaucoup de lapins, de grouses et de poule de
prairie. Parfois « Granny » suivait les
traces de souris sur la neige pour découvrir leur nid et volait les racines de lis
qu’elles avaient stockées. On vivait alors
de n’importe quoi. Regardez-moi maintenant : il me faut des œufs pour le petit
déjeûner, et presque tout ce que nous
mangeons provient des magasins. Il y
avait aussi des œufs à cette époque ; au
printemps et en été nous ramassions les
œufs sauvages, des œufs de cane délicieux quand on les prend assez frais, tant
qu’ils sont encore mous […] La viande
venait de la chasse et de la trappe.
C’étaient souvent des rats musqués et des
castors. La queue de castor c’est ce que je
préfère. On l’enfile sur une baguette et on
la fait rôtir […] On mangeait aussi toutes
sortes d’abats et de tripes, certains
bouillis d’autres rôtis ou encore farci de
viande et de baies comme des saucisses
[…] Nous vivions sainement en ce temps
là ; pas de sucreries, pas d’alcool, deux
choses qui gâtent les jeunes d’aujourd’hui »31.
Lorsqu’en 1968 le chef Cri Robert
Smallboy a décidé avec quelques autres
de quitter sa réserve d’Hobbema, dans le
centre de l’Alberta pour aller former un
camp traditionnel dans les Montagnes
Rocheuses, il avait surtout le souci d’assurer un avenir meilleur aux enfants et
aux jeunes qui, dans les réserves, désœuvrés, dans un cadre de pauvreté, tombent
souvent dans l’engrenage de l’alcool et de
la drogue. Pour R. Smallboy la solution se
trouvait dans les montagnes, dans les
bois, par une ressourcement avec la Nature, un retour aux nourritures saines dont
elle est prodigue et l’exercice d’une spiritualité ouverte. Un rite, qui se propage
à nouveau même dans des communautés
qui l’avaient oublié, comme celui de la
« hutte à sudation » (sweat lodge), une
sorte de sauna amérindien, permet de se
purifier le corps comme l’esprit.
Depuis de telles initiatives se sont
multipliées chez les Amérindiens du
Canada et des Etats-Unis, expressions
diverses de ce qu’on appelle couramment
une « renaissance culturelle ». En fait, les
populations les moins touchées par la
colonisation, dans le Nord et l’Ouest, ont
conservé de nombreuses traditions
anciennes. Une proportion notable d’Indiens du Nord continuent de s’alimenter
avec des produits de l’eau et de la forêt.
Les Innus (autrefois appelés Montagnais),
de la Côte-Nord, au Québec, aiment encore faire apprécier aux visiteurs – qui sont
nombreux – une darne de saumon ou un
steak de caribou, pêché ou chassé sur son
territoire de chasse. A l’occasion de la
Fête de Sainte-Anne, le 26 juillet, ils
organisent un « banquet à la graisse de
caribou » qui est « un vieux rite très
ancien qu’/ils/ ont conservé et qu’ils célèbrent encore en certaines grandes circonstances »32.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Au début de l’été, les Indiens des
Plaines pratiquent à nouveau au grand
jour la Danse du soleil qui fut longtemps
interdite. Il s’agit d’une cérémonie spirituelle de prière et de remerciement à
toutes les créatures visibles et invisibles
– au cours de laquelle les danseurs, après
un long jeûne, font des sacrifices corporels
–, mais c’est aussi l’occasion, pour des gens
qui ne se rencontrent parfois seulement
qu’une fois l’an, d’être ensemble. Et le partage des plaisirs comme des peines, y
compris, bien sûr, la nourriture, reste la
condition première d’une « bonne vie ».
Il est fréquent, au cours de la Sun Dance,
qu’une ou plusieurs personnes fasse des
présents de nourritures, pour contribuer
à la subsistance de la communauté, par
exemple dans le cadre d’un give away33.
Les communautés qui ont le plus subi
les politiques d’assimilation, dans l’Est
surtout, reviennent aux sources de leur culture en organisant des pow-wows au cours
desquels hommes et femmes revêtent des
costumes de fête et dansent au son et aux
chants de grands tambours. Un Ojibwé me
déclarait : « Les pow-wow sont devenus,
pour les Indiens, l’une des plus grandes
occasions de faire la fête. C’est le temps
pour les anciens et les nouveaux amis de se
rencontrer. C’est le temps de consommer
de la nourriture traditionnelle… »
« Ça c’était manger »
■
C’est aussi à la fin des années 1960, que
les Amérindiens et les autres peuples autochtones de cette planète ont entrepris leur
révolution en refusant d’adopter un mode de
vie, des valeurs incompatibles avec les exigences de la Vie: celle des êtres humains,
celles des animaux, des plantes… et de la
Terre elle-même, la Terre-mère source de
tous les bienfaits. Et il ne s’agit pas d’un discours de vieux nostalgiques du passé, ce sont
les jeunes, et particulièrement les jeunes
femmes, qui, conseillés certes par les
Anciens (les Elders) mènent le combat contre
tout ce qui attente aux équilibres naturels.
Et lorsqu’il s’agit de celui du corps – dans sa
totalité bio-psycho-affective –, la question de
ce que l’on mange et de que l’on boit
devient cruciale. A l’heure des fast food, des
vaches cannibales et des brebis clonées, la
réflexion du Sioux Tahca Ushte prend, ici
encore, une singulière actualité:
« La nourriture que vous absorbez, vous
la traitez comme vous traitez vos corps, vous
en retirez ce qui est naturel, le goût, l’odeur,
Manger avec les hommes, manger avec les dieux
la qualité frustre, puis vous y introduisez
une couleur et une saveur artificielles. Le
foie cru, le rognon cru, c’est ce que nous, les
êtres à sang chaud, les types des anciens
temps, nous aimons nous mettre sous la
dent […] Ça c’était manger. Ces tripes de
bison pleines d’herbes de toutes sortes en
fermentation, à moitié digérées, ça vous dispensait de comprimés et de vitamines.
Pour donner de la saveur, au lieu de sucre
et de sel raffinés, rien de mieux que la bile
Notes
■
1. Pinel, R. P., Le Bienheureux Thomas Hélye
de Biville (1187-1257), sa vie, son culte
durant sept siècles, 1927.
2. Je fais bien sûr allusion ici à la tempête
qui a ravagé une partie de la France et
des pays limitrophes en décembre 1999.
3. Malaurie, Jean, Les derniers rois de Thulé,
Paris, Plon, 1975, p. 262.
4. Rappelons ici la coutume inuit qui scandalisa tant d’observateurs occidentaux de
l’hospitalité sexuelle.
5. Ibid., p. 318.
6. Le sociologue Jean Duvignaud exprime
fort bien cette idée : « Il existe un système plus universel que l’économie de marché et ce système concerne l’ensemble
des sociétés qui ne sont pas entrées dans
l’univers du capital. Ces univers humains
sont organisés autour de l’échange et du
don, c’est-à-dire que la circulation des
choses, des hommes, des actions, des
paroles, obéit aux exigences d’une réciprocité continue » (Duvignaud, Jean,
Fêtes et civilisations, Paris, Scarabée &
Cie, 1984, p. 142).
7. Laoust-Chantréaux, Germaine, Kabylie,
côté femmes. La vie féminine à Aït Hichem,
1937-1939, Aix-en-Provence, Edisud,
1990, p. 89.
8. Spradley, James (éd.), Guests never leave
hungry, Yale University Press, 1969.
9. Il est significatif qu’en Guyane française,
les traités de paix conclus entre des ethnies ennemies se concrétisaient par une
fête bien sûr, mais aussi un échange de
femmes. On retrouve une association
classique dont nous ne pouvons débattre
ici, entre consommation alimentaire et
consommation sexuelle, un processus lié,
donc, à une socialisation des relations.
10. Le Sioux Tahca Ushte déclare : « Après
une cérémonie, on mange de la bonne
nourriture. A un mariage, si personne ne
demeure sur sa faim, et si un peu de
cette nourriture est offerte aux esprits,
voilà qui est de bon augure » (Tahca
des animaux, son amertume fait merveille.
Un bon pâté de viande, de rognon et de
baies, un wasna, une portion de ce délectable wasna vous donnait des forces pour la
journée. Ça c’était une nourriture vraiment nutritive, du solide. Pas ce qu’on nous
donne aujourd’hui: lait en poudre, œufs
déshydratés, beurre pasteurisé, poulets où
il n’y a plus que le blanc et les os comme des
allumettes. L’oiseau est mort dans un poulet comme ça »34.
Retrouver du goût aux choses, et pas
seulement aux aliments, retrouver le sens
du festin et de la fête, emprunter le chemin
des elfes et des sylphides, sont sans doute
autant de conditions d’un « réensauvagement » du monde qui est aussi, on l’a compris, réenchantement de tous les mondes.
Ushte, Erdoes, Richard, De mémoire
indienne, La vie d’un Sioux voyant et guérisseur, Paris, Plon, p. 159).
11. Voir : Grenand, Pierre, Introduction à
l’univers wãyapi, Ethnoécologie des
Indiens du Haut-Oyapock (Guyane française), Paris, SELAF, 1980.
12. Malaurie, Jean, Hummocks, 1, Nord
Groenland, Arctique central canadien,
Paris, Plon, 1999, p. 109.
13. Malaurie, 1975 : 376-377.
14. « Toute l’histoire de la société esquimaude de Thulé, comme programmée
génétiquement, a traduit durant une
dizaine de siècles une aspiration à maintenir l’équilibre ancien d’un système
anarcho-communaliste de société sans
classe. Défini pragmatiquement, c’est
un véritable écosystème qui rappelle,
de manière frappante, celui des pierres
(en particulier lors de leur fragmentation) et très notamment celui des éboulis que j’ai longuement étudiés dans
leur équilibre instable. Dans ces régions
de contrainte où l’homme social procède de la nature, les systèmes d’organisation, les structures d’ordre paraissent
comme assez proches des grands systèmes physiques » (Malaurie, Jean,
« Dramatique de civilisations : le tiersmonde boréal », Hérodote, n° 39, Paris,
Ed. La Découverte, 1985, 145-169,
p. 152).
15. Bouillet, M.-N., Dictionnaire universel
d’histoire et de géographie, Paris,
Hachette, 1871.
16. Ibid.
17. Je renvoie ici à mon article : « En quête
d’Eden : l’errant et le nomade », Revue
des Sciences Sociales de la France de l’Est,
n° 24, 1997, pp. 156-162.
18. L’expression est empruntée aux Indiens
Tupi-Guarani.
19. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 9-10.
20. Voir : Navet, Eric, « Les Ojibway et
l’Amanite tue-mouche (Amanita muscaria), Pour une ethnomycologie des
Indiens d’Amérique du Nord », Journal
de la Société des Américanistes, Tome
LXXIV, Paris, Musée de l’Homme, 1988,
163-180.
21. Hall, Basil, « Voyages dans l’Amérique
du Nord, principalement aux Etats-Unis
(1827-1828)», in : Albert-Montémont, M.,
Histoire des voyages modernes, Paris,
Société reproductive des bons livres,
1838, 9-11.
22. Ibid. : 10-11.
23. On peut s’amuser à lire le chapitre que
la Baronne Staffe consacre aux
manières de table dans son ouvrage :
Usages du monde, Règles du savoir-vivre
dans la société moderne, Paris,
Flammarion, 1927.
24. Ibid. : 56-57.
25. J’emprunte cette expression à l’auteur
amérindien Cri Harold Cardinal, La tragédie des Indiens du Canada, Montréal,
Ed. du Jour, 1970.
26. Les marmites en fonte remplacèrent un
peu partout les anciens récipients en
terre plus fragiles mais de fabrication
locale.
27. Je défends l’idée, sans pouvoir développer ici, que les peuples autochtones se
trouvent généralement dans la situation
de peuples colonisés même lorsqu’ils
résident dans des Etats indépendants.
28. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 34-35.
29. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 25.
30. Hungry
Wolf,
Beverly,
Paroles
d’Indiennes, La voix des grands-mères,
Paris, Ed. du Rocher, 1997, p. 18.
31. Hungry Wolf, Beverly, op. cit. : 53-55.
32. Fortin, Jean, o.m.i., Coup d’oeil sur le
monde merveilleux des Montagnais de la
Côte-Nord, 1954-1980, Wendake, Institut
culturel et éducatif montagnais, pp. 9495.
33. Le give away est une institution plus
spécifique des Indiens des Plaines. Un
homme ou une femme rassemble des
biens de toutes natures (couvertures,
ustensiles divers, boites de conserves…)
et les distribue aux personnes auxquelles qu’il/elle souhaite honorer ou
pour les remercier d’un bienfaît.
34. Tahca Ushte, Erdoes, op. cit. : 133-134.
103
Marie-Aude Fouéré
MARIE-AUDE FOUÉRÉ
Langage culinaire et symbolisme sexuel
Papillote de truite saumonée.
Dessin de Tomi Ungerer, extrait de Tony et Jean-Louis Schneider,
Danièle Brison, La cuisine alsacienne, ed. DNA, 1985.
dictionnaires est à la base du corpus des
termes argotiques ou poétiques sur lequel
se fondent les analyses développées dans
cette étude. L’enquête de terrain a révélé que dans la sphère quotidienne, les
individus ont volontiers recours à une terminologie médicale et biologique. En
outre, elle a permis de mettre en lumière la réticence à nommer le sexe de
manière précise. Parce qu’elle touche à
l’intime, c’est-à-dire au caché, au nondévoilable, une enquête portant sur les
noms donnés au sexe est difficile à mener,
tant du côté du chercheur, conscient de
transgresser les limites de l’intimité d’autrui, que du côté des informateurs, gênés
par la requête de l’ethnologue. Cela est
d’autant plus vrai qu’il s’agit pour la personne interrogée de nommer son propre
sexe ou celui de son partenaire. Il est à
noter que les noms donnés au sexe des
enfants sont beaucoup plus facilement
dévoilés au chercheur. Le tabou qui pèse
sur la dénomination publique du sexe (au
sens où elle sort du contexte privé pour
être confiée au chercheur, donc à un
étranger) ne semble pas concerner celui
des enfants.
La majeure partie des termes permettant de désigner le sexe sont des
« synonymes métaphoriques ». Thierry
Wendling2 en rappelle la signification :
« Au sens strict, l’image littéraire est donc
un procédé qui consiste à remplacer ou à
prolonger un terme – appelé thème ou
comparé, et désignant ce dont il s’agit
« au sens propre » – en se servant d’un
autre terme qui n’entretient avec le premier qu’un rapport d’analogie laissé à la
sensibilité de l’auteur et du lecteur. Le
terme imagé est appelé phore (d’où le
mot métaphore) ou comparant et s’emploie pour désigner la même réalité par
le détour d’une autre, par figure ; il est
pris « au sens figuré ». Notre propos ne
concerne donc pas les termes de la sexualité utilisés pour désigner une réalité
mais les termes désignant d’autres réalités et servant à nommer le sexe. Nous
nous intéressons au sexe en tant que
thème et non en tant que phore.
A partir de cette problématique portant sur le phénomène de codification de
la parole quotidienne sur le sexe (celle des
individus dans leur vie privée), qui s’oppose aux discours sur le sexe, c’est-à-dire
à la parole officielle et prolixe des institutions de l’Etat, nous avons tenté de
rendre compte de l’ensemble des propos
Le registre de la cuisine a ceci de particulier qu’il regroupe une grande partie
des synonymes métaphoriques du sexe.
Le terme de cuisine semble ici le plus
approprié, puisque contrairement au
terme de nourriture par exemple, il
désigne l’ensemble des mets préparés
par les êtres humains, c’est-à-dire des
Langage culinaire
et symbolisme sexuel
S
ans doute est-il nécessaire de
débuter notre propos en avertissant notre lecteur qu’il ne trouvera ici rien qui puisse l’informer sur les
pratiques alimentaires de ses contemporains. La perspective strictement langagière de notre étude, qui explique
que nous ne nous appesantissons pas sur
les modes de consommation présents, se
donne pour but de rendre compte de
l’emploi de termes culinaires dans le
domaine de la sexualité à la lumière
d’une des hypothèses posées par Claude
Lévi-Strauss. Certes, nous recourons à
des explications structuralistes, c’est-àdire à des explications qui se veulent
universalistes puisqu’il s’agit de
construire une compréhension du monde
physique qui transcende les variations
sociologiques et culturelles. Toutefois,
l’adoption d’hypothèses empruntées à
Claude Lévi-Strauss ne doit pas ici être
perçue comme une adhésion inconditionnelle à l’analyse structurale mais
plutôt comme un choix destiné à souligner sa puissance englobante dans la
mesure où il apparaît que d’autres orientations analytiques peuvent s’y dissoudre. Autrement dit, notre étude
aurait pris une autre tournure, s’il s’était
agit de nous en remettre à un autre
type d’analyse des rapports entre cuisine et sexualité.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ
104
Doctorante, Institut d’Ethnologie,
Université Marc Bloch, Strasbourg
Le point de départ de cette étude
doit sans doute être explicité avant d’entrer dans le cœur de l’analyse des rapports qui unissent, sur le mode langagier,
le domaine culinaire et le domaine
sexuel. L’œuvre de Michel Foucault peut
servir de point de départ dans la question de savoir sur quel mode les indivi-
dus, dans la sphère quotidienne, sont
aujourd’hui amenés à parler de sexe. En
effet, dans La volonté de savoir, Michel
Foucault s’oppose à « l’hypothèse répressive » selon laquelle, depuis le
XVIIe siècle, une maîtrise de la sexualité
se serait opérée à travers la maîtrise du
langage1. Non seulement ce contrôle
n’aurait pas eu lieu, mais c’est même son
contraire qui se serait produit : une véritable « mise en discours » du sexe aurait
été imposée par diverses instances de
pouvoir (Église, État…). Cependant, une
« véritable explosion discursive » ayant
trait à la sexualité se serait accompagnée pour Foucault d’une « économie
restrictive » : la « mise en discours du
sexe » serait allée de pair avec une épuration du vocabulaire, une codification
et une imposition des cadres du discours. Comme il le dit lui-même, « Il se
peut bien qu’il y ait eu une épuration –
et fort rigoureuse – du vocabulaire autorisé. Il se peut bien qu’on ait codifié
toute une rhétorique de l’allusion et de
la métaphore. De nouvelles règles de
décence, sans aucun doute, ont filtré les
mots : police des énoncés. Contrôle des
énonciations aussi : on a défini de façon
beaucoup plus stricte où et quand il
n’était pas possible d’en parler ; dans
quelle situation, entre quels locuteurs, et
à l’intérieur de quels rapports sociaux ;
on a établi ainsi des régions sinon de
silence absolu, du moins de tact et de
discrétion : entre parents et enfants par
exemple, ou éducateurs et élèves,
maîtres et domestiques. » Parallèlement
à la prolifération des discours institutionnels se seraient donc développées
des codifications strictes de la parole sur
le sexe.
ayant pour thème le sexe dans la sphère
privée. Nous nous sommes particulièrement attachée aux termes servant à désigner les organes génitaux de l’homme et
de la femme, dans le cas du français et de
l’anglais, à partir d’une recherche encyclopédique et d’une enquête de terrain.
La consultation d’encyclopédies et de
105
Marie-Aude Fouéré
106
préparations d’aliments ayant subi une
transformation et destinés à la consommation3. Par conséquent, nous ne tiendrons pas compte des noms d’animaux
(moule, coquillage, fish…) ou de végétaux
(cacahuètes, figue…) qui servent certes à
désigner le sexe mais sont des aliments
n’ayant été soumis à aucune transformation par rapport à leur état naturel.
Différents domaines de la cuisine sont
présents dans la nomination métaphorique du sexe. Ainsi, le vocabulaire de la
charcuterie fournit les termes d’andouille,
de boudin, de cervelas, de chipolata, de
lard, de merguez, d’os à moelle, de saucisse
ou de saucisson en français, de sausage
(saucisse) ou de Weenie (saucisse de
Francfort) en anglais qui désignent le
pénis. Du domaine de la boucherie viennent les termes escalopes (lèvres de la
vulve) ainsi que viande en français et beefsteak ou meat (viande) et mutton (viande
de mouton) en anglais. Les noms de pâtisserie et sucreries sont empruntés pour
nommer le sexe, tels mille-feuille et tarte
en français, ainsi que crumpet (sorte de
crêpe rôtie et beurrée) et doughnut en
anglais pour la vulve. Le clitoris est
nommé berlingot, bonbon et praline, le
pénis biscuit, friandise, pain au lait, nougat, guimauve, pudding et sucre d’orge, les
testicules bonbons.
A cette importance du recours au
vocabulaire culinaire pour désigner le
sexe vient s’ajouter le fait que de nombreuses pratiques renvoient aux liens qui
unissent le domaine culinaire et le domaine sexuel. Certes, comme nous l’avons
souligné en introduction, notre but n’est
pas d’analyser les pratiques alimentaires
des individus, présentes ou passées. Les
pratiques que nous allons envisager correspondent en fait à des opérations qui
ont pour support les aliments mais qui
sont chargées d’un fort symbolisme
sexuel. L’étude d’Yvonne Verdier sur le
village du Minot, qui nous sert ici d’illustration4, rend compte de ces opérations.
Elle y décrit comment l’abattage et le
découpage du cochon sont sous-tendus
par de fortes connotations sexuelles. En
effet, ce sont uniquement les hommes qui
s’occupent du découpage du cochon et du
saloir alors que les femmes n’ont le droit
de s’occuper que de la préparation du
boudin et des andouilles, qui sont des
mets cuisinés. L’explication de ce partage des tâches réside dans une interprétation sexuelle des substances et des
lieux. Ainsi, tout laisse à penser que « le
sel dans lequel se nourrit le lard serait à
l’image du principe fécondateur, nourrissant », ce qui explique que seuls les
hommes, détenteurs de ce pouvoir fécondant qu’est le sperme, puissent s’occuper
de la salaison. Le saloir est alors perçu
comme un lieu matriciel, puisque récep-
le est entreposé le vin pour la fermentation, ainsi que les tonneaux où s’opère
cette fermentation, sont comparables au
saloir qui accueille les cochonnailles. Ils
constituent symboliquement un lieu
matriciel réservé à l’homme. La vinification est analogue à une gestation, c’est
Salade de pêche de vigne et de fraises, dessin de Tomi Ungerer
teur du sel comme substance fécondante.
Quant aux femmes, leur rôle est de
mettre en forme boudins et andouilles, et
plus précisément de mettre en forme
phallique. En résumé, les hommes détenteurs du principe masculin fécondant
(sel/sperme) s’occupent de la matrice
(saloir/ventre de la femme), alors que les
femmes détentrices d’attributs féminins
(règles/sang du cochon dans la préparation du boudin) s’occupent de phallus
(boudins/pénis). A cette dichotomie des
rôles chargée d’un fort symbolisme sexuel
viennent s’ajouter des propos et des
gestes centrés sur la sexualité. Yvonne
Verdier fait remarquer que le langage
obscène est encore nommé « langage
cochon » et que la technique de découpage et de salaison du lard emploie des
termes comme « gras », « cru », « salé »
ou « assaisonné » qui s’appliquent aussi
au langage obscène. Les pratiques et le
langage qui entourent l’abattage du
cochon invitent avec évidence à dresser
des parallèles entre cuisine et sexualité.
Les recherches ethnologiques menées
par Isabelle Bianquis5 sur les systèmes de
fabrication et de consommation du vin
dans le vignoble alsacien, ainsi que sur
les systèmes de représentations qui leurs
sont liés, relèvent d’une perspective analytique analogue à celle qui guide le travail d’Yvonne Verdier. La transformation
du raisin en vin, et les lieux de cette transformation sont sexuellement connotés. La
vigne est considérée par l’homme comme
une épouse. La cave viticole dans laquel-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
pourquoi « pendant toute la fermentation, les femmes sont réputées indésirables à la cave. En période de menstrues
[lorsqu’elles ne sont pas fertiles], elles risquent de perturber la phase de transformation du vin ». Enfin, le produit fini
qu’est le vin est aussi investi symboliquement, puisqu’il est symbole de force
et de virilité. Non seulement la vinification est chargée d’un fort symbolisme
sexuel, mais c’est même l’ensemble du
cycle de l’existence humaine qui est
transposé sur celui de la viticulture.
C’est au moment où nous montrons
que le domaine de la cuisine rencontre
celui de la sexualité, voire s’y superpose,
en particulier dans le langage mais aussi
à partir de l’interprétation de certaines
traditions françaises rurales, qu’il nous
semble pertinent de nous en remettre aux
analyses que Claude Lévi-Strauss développe dans son ouvrage La pensée sauvage concernant les rapports entre « l’acte
de manger » et « l’acte de copuler »6. En
effet, les liens sémantiques évidents qui
apparaissent lors de l’étude du langage
sexuel métaphorique, et qu’illustre le
mythe africain7 dans lequel faire-la-cuisine est assimilé à faire l’amour (« les
pierres de l’âtre sont les fesses, la marmite est le vagin, la cuiller à pot le
pénis »), ne font que confirmer les rapports analogiques et universels qui unissent, selon l’anthropologue, la cuisine et
le sexe. Ces rapports analogiques, Claude
Lévi-Strauss les suppose à partir de son
analyse des prescriptions et prohibitions
alimentaires, liées par un rapport, non
pas causal mais métaphorique, à des prescriptions ou des prohibitions sexuelles.
En d’autres termes, on pourrait dire que
les règles liées à la consommation alimentaire font face aux règles liées à la
« consommation » sexuelle, qu’elles sont
dans un face-à-face qui interdit tout rapport d’antériorité ou de postériorité. Ce
face-à-face analogique reposerait sur le
fait que ces deux opérations relèvent de
ce que Claude Lévi-Strauss nomme une
« conjonction de complémentarité »,
expression que nous entendons en fait
comme une union de deux acteurs complémentaires : le « mangeur » et le
« mangé » dans la consommation culinaire ; l’homme et la femme conçus
comme baiseur et baisé dans la consommation sexuelle, pour utiliser un langage
familier. Plus simplement, cuisine et
sexualité sont universellement liées par
le fait qu’elles requièrent toutes deux le
concours de deux acteurs, qui ont des statuts différents puisque l’un est passif et
l’autre actif8, mais qui ont nécessairement
besoin l’un de l’autre pour que l’activité
dans laquelle ils s’engagent (consommation alimentaire ou sexuelle) puisse être
mise en œuvre.
Il est dès lors possible de rendre compte de différentes analyses ethnologiques
concernant les rapports entre la cuisine et
la sexualité à la lumière de cette interprétation structurale. En effet, les
réflexions de Sophie Bobbé, Claude
Fischler et Willy Pasini, qui s’appuient sur
la dimension de plaisir, nous semblent
pouvoir être inscrites dans l’analyse lévistrausienne des rapports analogiques
entre plaisir et sexualité. Dans son article
nommé De la table au lit, Sophie Bobbé9
montre en quoi la table et le lit sont tous
deux des lieux privilégiés du plaisir, ce
qui expliquerait pourquoi certains termes
identiques y sont utilisés. L’analogie entre
ces deux domaines serait fondée sur celle
entre plaisir sexuel et plaisir du palais,
entre plaisir de la chair et plaisir de la
chère. L’autre désiré met l’eau à la bouche
comme le fait un bon plat. Il est donc
pensé comme un aliment que l’on désire
goûter et consommer (dévorer des yeux, ne
faire qu’une bouchée de). Certains termes
utilisés pour parler des rapports sexuels,
des « jeux amoureux », font allusion aux
manières de manger (lécher, sucer,
mordre). C’est à la même notion de plaisir que se réfère Claude Fischler10, lors-
Langage culinaire et symbolisme sexuel
qu’il fait un parallèle entre sucre et acte
sexuel. Le sucre comme l’acte sexuel procure un plaisir intense. C’est bien ce dont
témoignent les termes de notre corpus de
synonymes métaphoriques du sexe (millefeuille, tarte, crumpet et doughnut pour le
sexe de la femme, biscuit, friandise, nougat, guimauve, pudding et sucre d’orge
pour le sexe masculin, mais aussi des
expressions comme faire une gâterie pour
l’acte sexuel). Cela explique pourquoi
leur « consommation » en solitaire est
socialement réprouvée. Le péché de gourmandise est mis en parallèle avec le
péché de chair, et le plus grave des deux
serait le péché de gourmandise puisque
« la légitimité du plaisir sexuel a de plus
en plus largement été reconnue », alors
que la saveur sucrée a « fait l’objet d’une
réprobation sociale croissante ». Plaisir
de la chère et plaisir de la chair sont ainsi
comparés à partir de leur traitement
social, et en particulier de leur condamnation par l’Eglise catholique. C’est aussi
en terme de plaisir que Willy Pasini11
considère les relations entre domaine
culinaire et domaine sexuel.Toutefois, ces
relations ne doivent selon lui pas être trop
poussées, dans la mesure où « même si les
préliminaires et les moments qui suivent
immédiatement un bon repas ressemblent à l’avant et l’après du sexe, le
moment d’acmé qui coïncide dans l’érotisme avec l’orgasme n’existe pas dans
l’expérience gastronomique. » Autrement
dit, cuisine et sexualité sont comparables
en terme de plaisir, à condition d’en
exclure la dimension paroxysmique qui
est uniquement sexuelle12.
Ces orientations interprétatives, qui
soulignent différentes modalités de la
relation sensorielle qui existe entre le
domaine culinaire et le domaine sexuel,
nous semblent pouvoir être décortiquées
à la lumière de l’analyse structurale. En
effet, insister sur la dimension de plaisir
revient selon nous à tenter de déterminer,
à la manière lévi-strausienne, un « plus
petit commun dénominateur » entre cuisine et sexualité. En d’autres termes, il
s’agit de fonder l’analogie entre ces deux
domaines à partir d’un point commun
irréductible. Certes, contrairement à
l’analyse structurale qui fonde le lien analogique entre cuisine et sexualité sur la
métaphore, les rapports unissant ces
domaines, dans le cas d’une interprétation fondée sur la notion de plaisir, ne
sont pas d’ordre métaphorique, puisque
le plaisir est une sensation donc puisqu’il
relève non seulement du monde social,
mais aussi du monde physique. Nous n’entendons pas par là que les sensations ne
seraient que de purs phénomènes physiologiques. Nous croyons en effet en la
médiatisation sine qua non du physique
par le social, donc par le langage, ce qui
revient à dire que le plaisir ne peut être
perçu uniquement comme une réaction
corporelle. Mais nous pensons que
contrairement à la métaphore, immatérielle, le plaisir en tant que sensation possède un support physique duquel il ne
peut être détaché. Il s’agit alors de rapports d’ordre sensoriel et non métaphorique. Toutefois, la différence entre ces
deux types d’interprétation du lien analogique est une différence de résultat, et
apparemment pas de méthode, celle de la
recherche d’un point commun qui ne peut
pas ne pas être13. C’est sans doute cette
identité de méthode qui nous amène à
supposer la possible intégration des analyses en terme de plaisir au sein de l’analyse structurale à partir du moment où
l’on perçoit le plaisir comme une conséquence de cette « conjonction de complémentarité » dont parle Claude LéviStrauss. Le plaisir résulte de l’union entre
acteurs complémentaires dans l’acte de
manger et celui de copuler. En d’autres
termes, on pourrait dire que le plus petit
commun dénominateur qui existe entre le
domaine culinaire et le domaine sexuel
n’est pas le plaisir des sens, mais l’union
qu’ils supposent entre deux parties complémentaires, de laquelle naît le plaisir.
C’est en portant notre regard sur les
conséquences de ce rapport analogique
entre cuisine et sexualité, expliqué par
Claude Lévi-Strauss, sur les représentations de l’homme et de la femme, que
nous souhaitons achever notre propos. En
effet, de ce rapport se dégage un type particulier de représentations dont notre
corpus de synonymes métaphoriques du
sexe rend compte. Nous avons déjà souligné le fait que les termes relevant de la
charcuterie ne s’appliquent qu’à l’homme. Or nous pouvons aussi noter que ce
sont uniquement des termes puisés dans
le domaine de la boucherie qui permettent de nommer le sexe de la femme. En
premier lieu, il apparaît que l’étude des
termes culinaires servant à désigner le
sexe de l’homme et de la femme, dans le
domaine spécialisé du travail de la viande, met en évidence l’existence d’un
« langage dualiste » dans lequel est tenue
107
NADIA MOHIA
« pour acquise l’existence de différences
fondamentales entre les sexes »14. Ce
langage dualiste oppose dans notre
recherche les termes de la charcuterie à
ceux de la boucherie. En second lieu, nous
pouvons dire qu’étant donné que la boucherie s’occupe de la viande crue et la
charcuterie de la viande préparée, alors
c’est de l’opposition entre cru et cuit,
c’est-à-dire de l’opposition nature/culture
développée par Claude Lévi-Strauss dans
Le cru et le cuit, qu’il s’agit, Seraient ainsi
confirmées les conclusions de l’analyse
structurale, à savoir que la femme serait
un être de nature, en ceci opposée à
l’homme que ce dernier relèverait de la
culture. C’est sans doute pourquoi de
nombreuses pratiques locales ont recours
à la « cuisson », pour faire entrer la
femme dans la culture : « La conjonction
d’un membre du groupe social avec la
nature doit être médiatisée par l’intervention du feu de cuisine, à qui revient
normalement la charge de médiatiser la
conjonction du produit cru et du consommateur humain, et donc par l’opération
duquel un être naturel est, tout à la fois,
cuit et socialisé »15. Malgré cela, la femme
bascule sans cesse du côté de la nature
(accouchement, menstrues) et c’est pourquoi elle restera dans une irréductible
opposition à l’homme. En ce qui concerne la cuisine, il apparaît avec évidence
qu’elle symbolise le passage entre nature et culture. On pourrait dire qu’elle est
un point frontière, un lieu d’exception, ni
nature ni culture, ou nature et culture à
la fois. Une question demeure : comment
expliquer le fait que la femme, l’être
naturel par excellence, soit celle qui s’occupe de la cuisine, autrement dit qu’elle
soit l’agent culturel, l’agent de passage
entre nature et culture ? C’est justement
parce qu’elle est nature que la femme est
agent culturel. Elle est vouée aux travaux
de la cuisine dans le but de travailler à
vaincre par elle-même sa nature et à
devenir culturelle. Si l’homme peut l’aider à passer du côté de la culture par
divers procédés, en particulier la cuisson
symbolique précédemment mentionnée,
il ne peut le faire que temporairement, et
c’est à la femme de s’occuper de son
propre passage vers la culture.
Notes
1. Foucault M., La volonté de savoir,
1976, p.25-26.
2. Wendling T., « Une tête dure »,
1989, p.343.
3. Cf. De Garine (1990).
4. Verdier Y., Façons de dire, façons de
faire, 1979, p.39.
5. Bianquis I., De l’homme au vin,
1994, p.175.
6. Lévi-Strauss, C. : La pensée sauvage, 1962. P.129.
7. Lévi-Strauss, C. : Le cru et le cuit,
1964, p.301.
8. L’idée que les rapports sexuels
impliquent des partenaires aux
rôles opposés et complémentaires,
avec d’un côté un homme actif, et
de l’autre une femme passive,
constitue une version officiellement admise et valorisée de la
sexualité, notamment depuis les
Grecs. Elle n’est sans doute pas la
norme mise en pratique.
9. Bobbé, S. : « De la table au lit »,
1989, p.79-96.
10. Fischler, C. : L’homnivore. 1993,
p.276-277.
11. Pasini, W. : Nourriture et amour,
1995, p.29.
12. Bien que nous ne souhaitions pas
nous lancer dans une interprétation de type psychanalytique, nous
pouvons souligner en quoi ces analyses du rapport entre la sexualité
et le plaisir rejoignent celles de
Freud sur le développement de la
sexualité à partir de l’oralité chez
le nourrisson.
13. Cette proposition est soutenue par
le fait que les conclusions de deux
sciences
aux
méthodes
de
recherche distinctes, l’ethnologie
et la psychanalyse, convergent vers
elle.
14. Héritier, F. : Masculin/Féminin,
1996, p.96-70.
15. Lévi-Strauss, C. : Le cru et le cuit,
1964, p.342.
Bibliographie
■
• BIANQUIS, I. : De l’homme au vin,
Thionville, Gérard Klein, 1994.
• BOBBE, S. : « De la table au lit », in :
Les figures du corps, sous la direction
de Beffa M.L. et Hamayon R.,
Nanterre, Société d’ethnologie,
1989.
• DE GARINE, I. : « Modes alimentaires », in : Histoire des mœurs, t.2,
sous la direction de Jean Poirier,
Paris, Éditions Gallimard, 1990,
Encyclopédie de la Pléiade.
• FISCHLER, C. : L’homnivore. Le
goût, la cuisine et le corps, Paris, Éditions Odile Jacob, 1993, Collection
Points.
• FOUCAULT, M. : La volonté de savoir,
« Histoire de la sexualité », t.1,
Paris, Gallimard, 1976, NRF,
Collection
Bibliothèque
des
Histoires.
• HERITIER, F. : Masculin/Féminin.
La pensée de la différence, Paris, Éditions Odile Jacob, 1996.
• LEVI-STRAUSS, C. : La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
• LEVI-STRAUSS, C. : Le cru et le cuit.
Mythologiques I, Paris, Plon, 1964.
• PASINI, W. : Nourriture et amour,
Paris, Éditions Payot et Rivages,
1995 (tr.fr.), Collection Petite
Bibliothèque Payot.
• VERDIER, Y. : Façons de dire, façons
de faire, « La laveuse, la couturière, la
cuisinière », Paris, Gallimard, 1979,
NRF, Bibliothèque des Sciences
Sociales.
• WENDLING, T. : « Une tête dure »,
in : Les figures du corps, sous la direction de Beffa M.L. et Hamayon R.,
Nanterre, Société d’ethnologie,
1989.
Autour de la marmite
amérindienne
Eléments d’une dépendance
technologique
D
NADIA MOHIA
108
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
eux observations tirées de mes carnets de terrain vont servir d’entrée
en matière. La première restitue la
vision assez déconcertante, souvent répétée au cours de mes différents séjours
parmi les Emerillon et les Wayãpi de
Camopi1, d’un rapport direct avec une
nature sans artifice : sous une case d’habitation élevée sur pilotis, dans cet espace réservé aux activités culinaires, je
découvre, débordant tristement d’une
grande marmite en aluminium posée sur
un feu, un bras et une jambe recouverts
d’un pelage noir, de la taille des membres
d’un bébé… Cela bout et dégage une
odeur écœurante. Les flammes, parfois
hautes, lèchent les flancs de la marmite
en y laissant de sombres taches. Une ou
deux fois, une jeune femme a remué le
contenu à l’aide d’un long bâton. Une
petite tête apparaît, rabougrie, sombre et
flasque. Un peu plus tard, la jeune femme
emporte la marmite sur le bord du fleuve. Elle en retire un singe qu’elle étale
sur un rocher pour en racler la peau à l’aide d’un couteau.
L’autre observation se rapporte à une
journée de pêche à la nivrée2 organisée
par Paul Suitman, le maire alors en place.
Tôt le matin, les hommes sont allés chercher les lianes appropriées. A coups de
gourdins, ils les ont écrasées sur les
rochers, puis transportées loin, en amont
d’une crique. Une dizaine de canots chargés d’hommes, de femmes et d’enfants les
ont suivis. Après avoir attaché les embarcations le long du fleuve, nous avons pris
un chemin à travers la forêt pour retrouver, à un détour, la crique nivrée. Nous
avons attendu de longues minutes, enfoncés jusqu’à la taille dans l’eau bourbeu-
Ethnologue, Institut d’Ethnologie,
Strasbourg
se, avant de voir flotter, le ventre au ciel,
une multitude de poissons engourdis.
Nous n’avions alors plus qu’à les ramasser. Les plus adroits, munis de sabres et
d’épuisettes en vannerie, arboraient bientôt de longs chapelets de poissons de
toutes sortes. Le soir, toutes les marmites
du village ont exhalé des relents de poisson bouilli…
La marmite
de tous les jours
■
Elle est toujours à portée de main,
prête à être posée sur le feu, surtout au
retour des chasseurs chanceux.Voici Tola,
chasseur émérite réputé pour ne jamais
manquer sa cible, qui revient d’une journée de chasse avec cinq dépouilles de
pécaris dans son canot. Aussitôt, une frénésie inhabituelle s’empare des casescuisines. Tous les gestes s’accélèrent,
notamment chez les femmes. Les marmites sont sur le feu et les femmes s’agitent tout autour, sous le regard des
enfants, calmes et dociles, qui attendent
de se repaître. Des plaisanteries fusent
de-ci et de-là. Les visages sourient.
Voici encore Joachim et James, son fils
aîné, qui rentrent de la chasse avec
entrain, le dos lourdement chargé de
« viande », un couple de pécaris, deux
singes et deux perdrix. Monique, la
femme de Joachim, a allumé deux feux à
l’extérieur, à quelques mètres de la case
d’habitation, et les marmites bouillent
déjà. Sous un abri, un autre feu est allumé, par-dessus lequel James entreprend
d’installer un boucan3. C’est qu’il faut
faire vite, devancer l’arrivée toujours
soudaine de la nuit, faire vite d’abord à
109
Nadia Mohia
110
cause du climat exceptionnellement
chaud et humide où tout pourrit en un
clin d’œil. Monique s’affaire autour de la
viande avec une vivacité inaccoutumée.
Joachim aussi s’y met. Sur un billot par
lui fabriqué et armé d’un sabre, il dépèce, triture, découpe. Puis, sur de larges
feuilles de bananier, il dispose différents
tas de viande sanguinolents. Quelquesuns sont destinés à ceux avec qui il entretient une relation d’échange ; d’autres à
ceux qui lui ont prêté le moteur horsbord, avancé les cartouches ou les
quelques litres d’essence usés. Sa fille
aînée est là qui observe et soupèse la
chasse, en attendant d’en recevoir la part
qui lui revient, puisque c’est son mari qui
a justement prêté le moteur. Elle s’éclipsera aussi discrètement qu’elle est arrivée avec une jambe de singe, la tête d’un
pécari et une volaille. Monique, tout en
nage, le visage empourpré, arrache le
pénis du pécari, et avant de le jeter aux
chiens, en donne de légers coups sur les
mollets de ses jeunes garçons. Elle
accomplit ce geste magique afin qu’ils
deviennent iponãng4 eux aussi comme
leur père. L’atmosphère s’épaissit
d’odeurs de sang, de poils brûlés et de
vapeurs grasses. Dans la famille nombreuse de Joachim, on mangera bien pendant quelques jours…
La marmite de tous les jours contient
parfois de la viande, selon la bonne fortune du chasseur. Plus souvent, elle contient
du poisson bouilli dont la saveur est relevée par quelques piments forts de la grosseur d’un pois chiche cultivé dans l’abattis5
ou aux environs des cases d’habitation. On
emporte partout sa marmite, calée au
fond de la pirogue, lorsqu’on va travailler
quelques heures ou pendant des jours
dans son abattis, lorsqu’on part pour une
expédition de chasse et de pêche6, lorsqu’on est invité dans un autre village, à
l’occasion d’une fête où le kuku7 coule à
profusion.Arrivé à destination, après avoir
amarré la pirogue et salué ses hôtes, on la
sort, on s’accroupit tout autour et on y
trempe son bout de mbedju8 sec.
Autrefois, la marmite était en terre
cuite. Peu à peu, elle a été remplacée par
la marmite en fonte ou, plus communément, en aluminium. C’est qu’elle n’était
pas sûre, cette pauvre marmite du temps
passé ! L’autre jour, une femme a voulu
préparer beaucoup de kuku. Elle a sué de
tout son corps dans l’abattis pour récolter
le manioc9. Elle a passé des heures, en
compagnie de quelques aides, à éplucher les tubercules terreux, puis à les
râper sur une plaque métallique, puis, le
jour d’après, à laver dans une grande
cuvette en plastique la pâte ainsi obtenue, puis à la passer dans un urupem10,
puis à la traiter dans un tepi-tsi11. Alors
qu’elle a mis enfin la bouillie de manioc
à cuire dans une jarre en terre, voilà que
celle-ci se brise, laissant perdre son précieux contenu. La femme s’arrache les
cheveux, et ne peut contenir sa rage
contre son mari : « Tu ne m’as pas acheté
une marmite en aluminium ! J’en ai assez
de toi ! Dans ces conditions, je ne te ferai
plus de kuku !… »
Ne pouvant se dispenser du breuvage
ancestral, l’homme a fini par offrir à sa
femme une grande marmite en aluminium. Depuis, comme la plupart de ses
consœurs, elle possède d’autres marmites
et casseroles de la même matière qu’en
digne ménagère elle récure soigneusement après chaque usage, sur le bord du
fleuve, et qu’elle exhibe, rutilants, rangés
sur une étagère, dans la case-cuisine, son
royaume coutumier. Cette panoplie d’ustensiles de cuisine miroitant au soleil fait
la fierté des épouses amérindiennes. Et
l’on n’a que mépris pour la malpropre,
l’incapable, la paresseuse qui se contente de nettoyer l’intérieur de sa marmite
tandis qu’elle néglige l’extérieur où s’accumule la suie graisseuse.
Mais parlons d’abord de celle où tout
s’est peut-être joué en cette époque
jamais révolue narrée par les mythes.
La marmite divine
■
C’était après le fameux déluge qui
avait anéanti la première humanité. De
celle-ci n’était resté qu’un homme flanqué d’un macaque qui, sous sa peau d’animal velu, s’avéra être une belle jeune
fille. Après qu’elle eut ses menstrues, elle
devint la compagne de l’homme. Ils
eurent bientôt un enfant… Un jour,
l’homme revint de la chasse avec comme
tout gibier un kwata12, alors même que sa
femme l’avait fortement mis en garde :
« Ne tue jamais de kwata, c’est mon
père ; pas de Aki-ki-13, c’est mon grandpère ; pas de macaque, c’est ma famille ! »
La femme fut tellement contrariée par
cette chasse prohibée qu’elle prit la résolution de le quitter. Ayant revêtu leur
peau de singe, elle et son enfant s’enfuirent dans les arbres, poursuivis par les
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
lamentations éperdues de l’homme. Il se
retrouva seul, abattu, gémissant jour et
nuit.
Compatissant à la détresse de l’homme, Wi-lakala, le dieu-créateur, vint à
son secours. Il lui indiqua un gros anaconda14 et lui dit de le tuer. L’homme flécha le serpent, puis il le découpa en morceaux qu’il déposa dans différents
hamacs, suivant toujours les instructions
de Wi-lakala. Bientôt, les vers (tapulu)
envahirent les hamacs. Wi-lakala dit à
l’homme d’aller s’allonger dans le hamac
où se trouvaient le plus grand nombre de
vers. Mais, dégoûté, celui-ci refusa et alla
se coucher dans un autre hamac moins
infecté. C’est alors que de ce hamac surgit la « nation » Emerillon, bien peu
populeuse comparée à celle des Chinois
qui surgit du hamac où les vers
grouillaient en abondance. D’autres
peuples émergèrent ainsi de chaque
débris de l’anaconda en décomposition.
Ensuite, Wi-lakala fit bouillir une énorme marmite d’eau pour la toilette de ses
créatures humaines tout juste apparues.
– Sautez maintenant ! dit-il aux
hommes.
– Ah non, on va mourir !
Wi-lakala prit alors un petit lézard et le
plongea dans la marmite. L’animal en ressortit avec une peau neuve et fila à vive
allure en direction de la forêt.
– A vous de sauter maintenant ! répéta Wi-lakala.
– Ah non, c’est bien trop chaud !
Pour prouver encore qu’il n’y avait nul
risque à respecter sa consigne, Wi-lakala
prit un petit insecte et le trempa dans la
marmite. Celui-ci en ressortit bien vivant,
avec une peau neuve.
Après maintes démonstrations, quelqu’un, le Français, plus audacieux que
tous, se décida à se baigner dans la marmite. Il en ressortit la peau toute blanche.
Un autre fit de même et réapparut ensuite avec une peau rouge, ce fut l’Amérindien. D’autres encore tentèrent l’expérience. Le dernier, ayant plongé dans une
eau maintenant saturée de l’impureté de
tous ceux qui l’avaient devancé, en sortit
avec la peau toute noire…15
Il s’agit d’une des versions mythiques
qui traduisent la conception des Emerillon concernant la diversité humaine.
On apprend ainsi, notamment, comment
ils intègrent le « Blanc », le « Panãntsi »,
dans leur univers singulier. Il est clairement perçu comme étant le plus malin, le
Autour de la marmite amérindienne
plus téméraire, et donc le plus comblé
jusque dans la couleur de sa peau, et ces
attributs sont d’origine aussi bien que de
nature16.
L’acculturation
matérielle et son prix
■
A ce niveau significatif d’une culture,
on peut donc déceler quelques éléments
d’une conception qui détermine la relation inter-culturelle en jeu. D’une part,
celle-ci implique un groupe assez
conscient de sa faiblesse et qui subsiste
encore largement selon une tradition
enracinée dans son environnement naturel ; de l’autre, elle implique une civilisation d’une formidable ampleur, et dont les
ressorts, si confus soient-ils, n’en restent
pas moins sensibles à l’expérience. Cette
relation présente, par ailleurs, tous les
traits d’une séduction exercée par les qualités de facilité et de puissance naïvement
attribuées à la culture technologique du
« Blanc », en l’occurrence du Français. De
fait, l’acculturation de nos concitoyens
amérindiens concerne indéniablement
leur culture matérielle, et la fascination
technologique semble en être un des
principes les plus efficaces.
A première vue, cette acculturation
doit contribuer à une amélioration
notable des conditions de vie matérielles.
Ainsi, les ustensiles de cuisine en aluminium, ou en plastique, sont évidemment
plus solides que leurs équivalents en
terre ou en vannerie. Il est, de l’avis des
usagers, plus commode de servir le kuku
dans une casserole que dans une moitié
de calebasse qui tient mal quand on la
pose par terre17. Des congélateurs font
leur apparition, pour le plus grand plaisir
de tous sous un climat plutôt pénible,
même pour eux, tout aguerris qu’ils sont.
Quelques familles à Camopi possèdent
maintenant une cuisinière à gaz (« apam
alata », « feu d’étranger » en émerillon),
et un évier en inox18.
Mais, à y regarder de plus près, on
découvre que le confort offert par la culture matérielle « blanche » n’est au fond
qu’une apparence, les difficultés étant
simplement déplacées d’un niveau à un
autre. Car si, d’une façon générale, la
médiatisation technologique des rapports
à la nature s’accompagne d’une réduction
des efforts physiques déployés (qu’on
songe au moteur qui a remplacé la
pagaie), en réalité, elle suscite une
dépendance qui, à son tour, exige
d’énormes efforts pour maintenir ses profits. Autrement dit, si un ustensile de cuisine en aluminium est plus pratique et
plus résistant qu’un objet en terre ou en
vannerie, il faut aussi pour l’avoir qu’on
obtienne d’abord l’argent nécessaire à
son acquisition. En conséquence, il faut
travailler ou se plier à des exigences spéciales pour pouvoir toucher les chèques
mensuels fort attendus.
La notion de « travail » est à ce propos
révélatrice. Les Emerillon n’appellent
« talawadj », « travail », que les activités
qui leur permettent de se procurer de
l’argent (« Kalakuli »), comme le canotage au service de la commune ou des gendarmes, les corvées confiées aux « érémistes » de tonte de l’herbe, etc. Mais
lorsqu’ils besognent dans leurs abattis, ils
ne se considèrent pas en situation de
« travail ».
Quant aux diverses aides perçues, on
sait par exemple que les allocations familiales ne sont versées que si les enfants
sont scolarisés. Pour un groupe traditionnellement semi-nomade tels que les
Emerillon, ces allocations impliquent
l’obligation d’une sédentarité puisque la
seule école accessible se trouve à Camopi et que la commune ne peut assurer un
ramassage scolaire. En outre, cela est
parfois avoué, la nécessité de plus en plus
accrue d’avoir de l’argent justifie la hausse de la natalité notée depuis quelques
années dans un groupe jusque-là soucieux de son équilibre démographique.
N’y a-t-il pas là effet pervers d’un système d’assistance qui en vient à dénaturer
la volonté même d’enfanter et à faire de
l’enfant un moyen économique ?
Et à son tour, la possession de l’argent
génère d’autres conditions et des
contraintes qui finissent par entamer la
culture et la structure sociale même du
groupe. Ainsi peut-on repérer aujourd’hui à Camopi des « riches » et des
« pauvres », une minorité relativement
fortunée peu encline à partager un bien
nouveau avec les autres nettement plus
démunis. Car dans la logique traditionnelle, les échanges portent sur les produits de la chasse, de la pêche ou de
l’abattis. Ce sont des produits incertains
soumis à de nombreux aléas suffisamment connus de tous pour que chacun
songe à en donner une partie afin d’être
assuré de recevoir, lui aussi, les jours de
pénurie. Or, l’argent, qui aujourd’hui
entre régulièrement, ébranle quelque
peu cette logique traditionnelle de
l’échange ; il confère à son propriétaire
une certaine assurance qui le dispense de
Femmes émerillon épluchant le manioc dans la case-cuisine (formes de constructions
traditionnelles), Photo Oriel Perez, 1996.
111
Nadia Mohia
Femme émerillon évidant un pécari à Camopi, Guyane française, (1989).
Photo Eric Navet
112
se plier au principe du don et du contredon, c’est-à-dire de se conduire suivant la
relation spontanée d’entraide avec ses
semblables.
Le seul privilège de posséder un congélateur porte à des comportements qui
témoignent d’une modification perceptible de la relation à autrui, et à plus ou
moins brève échéance, de l’organisation
sociale même. En effet, en assurant une
longue conservation de la nourriture, donc
sa capitalisation, l’appareil rend inutiles
les échanges traditionnels, du moins à
leur niveau élémentaire. Car ces derniers
ne se font pas seulement par souci de générosité à l’égard d’autrui, mais aussi sous la
pression du simple bon sens: puisqu’on ne
peut pas consommer rapidement le produit abondant d’une chasse ou d’une pêche
et que la putréfaction est toujours menaçante, il est sage d’en distribuer une part
aux voisins qui se conduiront de la même
façon vis-à-vis du donateur un jour prochain. Le congélateur favoriserait un autre
« bon sens » franchement individualiste,
au demeurant conforme au modèle socioculturel technicien qui l’a conçu, et assurément à l’opposé de l’autre, lui instinctivement plus collectif. Mais ne voyons dans
cette remarque aucune réprobation de
l’individualisme dans la mesure où il relève bien d’un mode d’être et de penser. Et
nous rejoignons Ph. Laburthe-Tolra (1998:
45) lorsqu’il note: « Au nom de quoi, si ce
n’est de la morale, condamner l’individualisme? »
Toutefois, et au risque de succomber à
la tentation interprétative, notons ce
vague sentiment d’ambivalence qui
entoure le congélateur : les Emerillon
attribuent les « têtes blanchies », plus
nombreuses que naguère de leur propre
avis, non à l’assistance médicale, notamment, qui a contribué à l’amélioration de
l’espérance de vie, mais au fait qu’ils
consomment de plus en plus de produits
congelés, car « la blancheur des cheveux
vient de la neige que fait le congélateur ».
Lorsque par ailleurs on apprend combien,
dans leur conception, les cheveux blancs
sont associés moins à la sagesse de la
vieillesse qu’à sa dégénérescence, on
devine aussi l’inquiétude latente avec
laquelle ils adoptent cet appareil.
En tout cas, l’exemple du congélateur
illustre bien la problématique de l’acculturation matérielle en cause et ses conséquences sur la dynamique relationnelle
du groupe considéré. Entre autres questions, cette problématique pose celle des
rapports au milieu naturel qui fondent
toute culture. La médiatisation technologique progressive de ces rapports semble
entraîner un remaniement de tout le
fonctionnement relationnel du groupe. Ce
remaniement s’effectue probablement à
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
l’insu de ses membres, complices involontaires d’un profond changement socioculturel qui agit selon sa logique propre,
souterraine et anonyme.
La même problématique peut être
soulignée dans le mode de consommation
qui tend à s’imposer aux Camopiens.
Selon les revenus des uns et des autres,
quelques familles se contentent des aliments acquis dans les commerces maintenant accessibles tandis que les activités
traditionnelles de subsistance sont relativement délaissées. Le fait est révélateur
d’un processus de changement socioculturel plus actif qu’il ne le paraisse, compte tenu des dimensions essentielles
concernées. Par exemple, le temps passé
à « travailler » pour gagner de l’argent est
retiré du temps accordé à la chasse, à la
pêche, aux travaux de vannerie qui sont
aussi de la compétence des hommes, ainsi
qu’aux travaux dans l’abattis. C’est de
cette façon que, peu à peu, s’établit cette
autre temporalité propre à nos sociétés
techniciennes et productivistes, ce temps
social conventionnel ponctué de la pause
du « week end » que beaucoup à Camopi emploient maintenant à la chasse et à
la pêche impraticables le reste de la
semaine. L’époque n’est pas loin, si elle
n’est déjà là pour certains, où ces activités traditionnelles naguère vitales deviendront un « loisir », comme elles le sont
pour nos chasseurs et pêcheurs « du
dimanche ». Ne négligeons pas, néanmoins, la part d’un autre facteur, celui de
la raréfaction du poisson et du gibier dans
l’environnement proche, qui oblige les
hommes à s’éloigner toujours plus des villages, ce qui implique d’avoir de grandes
quantités d’essence, donc de l’argent pour
l’acquérir… et, finalement, puisqu’on a
cet argent, pourquoi ne pas l’utiliser pour
acquérir tout de suite la nourriture dont
on a besoin ?
C’est ainsi que les rapports au milieu
ambiant, source nourricière ancestrale,
perdent de leur intimité fonctionnelle
pour se révéler à travers la distance instaurée par toute cette technologie plus ou
moins visible qui conditionne l’alimentation « moderne », c’est-à-dire la boîte de
conserve, les viandes congelées, les
paquets de biscuits, les boissons… Relevons au passage les problèmes d’hygiène
et d’élimination des déchets, aujourd’hui
sérieux à Camopi, occasionnés par l’introduction de ces produits.
La nourriture :
un don de la nature
selon la tradition
Autour de la marmite amérindienne
■
Lorsqu’on interroge la tradition, on
apprend en effet que c’est l’expérience de
la forêt et la communication avec ses
occupants, les animaux, qui ont, en partie,
montré aux humains ce qu’il convient de
manger. Autrefois, racontent les Emerillon, des humains passaient dans la
forêt. Ils virent des graines tutuke :
« Qu’est-ce que c’est ? », se demandèrentils. Un agouti passant par là leur répondit : « Pilopilopilok ! Pilopilopilok19 ! » Un
homme décortiqua alors le fruit. Puis il le
tourna dans tous les sens, se demandant :
« Que vais-je en faire ?… » Un ara juché
sur l’arbre tutuke articula : « Dza’u !
Dza’u ! Dza’u20 ! » L’homme mit alors le
fruit dans sa bouche. Et c’est ainsi que les
Indiens ont su que les graines tutuke sont
comestibles21.
Aux commencements, content encore
les Emerillon, Wi-lakala avait mis la nourriture à portée de main des hommes. Si
quelqu’un voulait du poisson, il n’avait
qu’à prendre son sabre et tchac ! il prenait
un aymara ; si quelqu’un voulait de la
viande, il tendait son arc et tuait un
gibier sans même s’éloigner du village.
Les animaux étaient là, tout près, qui
vivaient à proximité des humains, tout
comme les poules et les agamis. Mais un
jour, quelqu’un ne put s’empêcher d’exprimer son mécontentement. Il déclara
que ce serait préférable si les hommes
devaient marcher longtemps pour chercher le gibier. Wlakala l’avait entendu et
dès le lendemain, il fit fuir les animaux
aux fonds reculés de la forêt. Ensuite, il
décréta que les hommes, désormais,
iraient toujours loin sur le fleuve et peineraient à travers la forêt avant de tomber sur quelque gibier…
Un autre mythe dit comment la nourriture végétale fut une longue recherche
qui mena les hommes jusqu’au pays de Wilakala, une quête initiatique parsemée de
périls qui furent fatals pour les insensés :
le chef Namiai réunit tous les siens et
demanda qui voulait bien l’accompagner
pour aller chercher les légumes, les fruits,
le manioc… Plusieurs répondirent à son
appel. Ils partirent. Le soir du premier
jour, ils firent une halte. Ils édifièrent
d’abord un grand carbet22 fermé, puis
allumèrent un feu et se restaurèrent.
Namiai les avertit : « Restez bien à l’abri,
les pololok23 ne sont pas loin ! » Un
homme décida que lui, sa femme et ses
deux enfants allaient dormir dehors : « Si
un pololok vient, je l’assommerai, car il ne
me fait pas peur ! », rétorqua-t-il. Peu de
temps après, un pololok surgit de la forêt
et s’attaqua à l’homme. Celui-ci en vint à
bout, le tua, le fit cuire sur un grand feu
et s’apprêta à le manger avec sa famille.
Mais voici que les cendres du feu et
l’odeur de la chair attirèrent toute une
horde de pololoks, forçant l’homme audacieux et sa famille à courir se réfugier
dans le carbet commun. « Ouvrez-nous,
laissez-nous entrer ! », crièrent-ils en vain.
Les autres refusèrent d’ouvrir de crainte
d’être dévorer à leur tour. Le lendemain
matin, ils ne trouvèrent, éparpillés aux
alentours, que les os des leurs…
La troupe continua sa route, affrontant chaque jour maints dangers, bien des
monstres qui faisaient périr les plus
imprudents, ceux qui n’obéissaient pas
aux recommandations du vieux guide…
Finalement, les voyageurs atteignirent le
pays de Dieu, sur la lune. Là, tout existe
à foison, des poissons si gros qu’il faut une
hache pour les couper, des tapirs si
énormes qu’il ne suffit pas de les flécher
pour les tuer. Il y avait aussi des gens et
ce sont eux qui à la fin, et parcimonieusement, remirent à Namiai, afin de les
partager équitablement entre les siens,
quelques graines de parepou, d’oranger,
et puis deux ou trois tiges de manioc,
deux plants de bananier, deux morceaux
de canne à sucre, deux pousses d’ananas… Leur demande exaucée, les
hommes reprirent le chemin du retour
vers leur pays. Là, ils firent tous ensemble
un vaste abattis puis plantèrent les
graines et les pousses reçues sur la lune.
Ils ne consommèrent pas la première
récolte, ils la semèrent dans un autre
abattis. Et c’est seulement à la seconde
récolte qu’ils se mirent à manger.
Ainsi les hommes reçurent-ils aussi,
peut-être, le sens de l’effort et de la
patience exigé par tout ce qui réclame un
temps de maturité24. N’est-ce pas cette
leçon essentielle que la médiatisation
technologique tend à faire oublier ? Les
aliments proposés dans les boîtes de
conserve, les sardines, les viandes ou le
cassoulet, dont raffolent les Camopiens,
les découragent à peiner dans les abattis
ou à traquer, durant des heures harassantes, un gibier aléatoire.
La dépendance
alimentaire
■
La dépendance alimentaire apparaît
par l’entremise de multiples facteurs.
Les rentrées d’argent permettent à certains d’acquérir la nourriture soit dans
l’épicerie locale montée par un des
habitants les plus habiles à comprendre
et à maîtriser le système économique
dominant, soit chez les commerçants
brésiliens installés sur l’autre rive de
l’Oyapock frontalier, qui proposent aux
Camopiens de nombreuses denrées alimentaires et, plus alarmants, des
alcools de qualité suspecte, soit, enfin,
à Saint-Georges, le bourg créole situé à
quelque six heures de pirogue en aval
du fleuve où l’on trouve trois ou quatre
grandes surfaces commerciales et
quelques modestes épiceries.
L’expression extrême de cette
dépendance alimentaire peut être saisie dans le drame d’une enfant handicapée de naissance25. Après avoir bénéficié d’une rééducation psychomotrice
à Cayenne, et pris goût durant quelques
mois à la nourriture de la ville, elle fut
obligée de remonter à Trois-Sauts26. La
voyant remise sur pied, les parents la
reprirent pour percevoir le chèque des
allocations familiales. Avant, l’enfant
avait été confiée à une jeune mère et
menait une vie pour ainsi dire normale.
Privée du supplément alimentaire que
sa mère adoptive pouvait lui procurer à
Camopi, l’enfant refusa de jour en jour
toute nourriture jusqu’au matin où on
la découvrit gisant sans vie au fond de
son hamac.
On dirait déjà lointaine l’époque
où… il n’y avait nulle alternative face
à la nature. Les Emerillon rapportent
l’histoire d’un homme qui revenait tous
les jours de la chasse sans la moindre
viande. Il souffrait tellement de faim…
Il trouva des excréments de babouin,
les ramassa dans un panier et les rapporta à sa femme. Celle-ci mit les
crottes à chauffer dans sa marmite,
puis y ajouta de la sauce mbedjupilet27. Et ils mangèrent…
Et cette autre anecdote : Tamutsi, un
vieux grand-père, rôtissait du maïs.
Quand un épi était cuit à point, il le donnait à l’un de ses très nombreux petitsenfants. Chaque fois qu’il voulait goûter
lui aussi à son maïs, un de ses petits-
113
Nadia Mohia
enfants lui arrachait l’épi de ses mains…
et Tamutsi mourut de faim… 28
Aujourd’hui, ces mba’ekwöt29 font tout
juste rire, avec parfois aux lèvres, une
moue de dégoût ou de désolation. Je
songe au vieux Barcarel, miné par la
maladie, habitant du village Kayodé, sur
la rive du Maroni, qui nous avait accueillis
pendant trois semaines. Le manque était
à peu près chronique sous son toit. Certains matins, de la case qu’il nous avait
momentanément cédée, je les voyais, lui
et sa famille, rassemblés autour du feu,
chuchotant à voix basse, et espérant je ne
sais quoi du jour qui pointait tout doucement à travers la brume dense. Quelquefois, le soir, il quittait son hamac où il
vivait ses plus longues heures et allait sur
le bord du fleuve pour tâcher d’attraper
des yayas. Ce menu fretin servait d’appât
à des poissons plus gros que son fils allait
pêcher plus loin lorsqu’il disposait de
quelques litres d’essence. Chaque jour,
dans un souci d’échange tacite, et sans
doute comptait-il un peu là-dessus durant
tout notre séjour, je lui offrais les deux
tiers du contenu de ma propre marmite…
Conclusion
114
■
Un désir obstiné, sans doute condamné
à l’insatisfaction, pousse les hommes à
créer ou à renouveler leurs conditions
matérielles d’existence, telle la manière de
produire les aliments et de se nourrir. A
première vue, ce désir semble tout attaché
à les affranchir des liens de contrainte
avec une nature omniprésente et toutepuissante, à l’image universelle de la Mère
nourricière. Il constitue encore le moteur
de l’évolution des sociétés et de leurs cultures. A ce sujet, les Amérindiens de
Camopi offrent un exemple particulièrement éloquent; ils représenteraient un cas
pour ainsi dire expérimental. En quelques
années, à la faveur de divers « projets de
développement » plus ou moins réussis, ils
se sont trouvés inclus sur plusieurs plans
(administratif, politique, économique…)
dans un modèle socioculturel qui, soutenu
par une technologie aux succès indubitables, donne l’impression d’avoir le mieux
répondu au désir humain fondamental.
Avec une résignation mal dissimulée
par l’enthousiasme d’une poignée d’heureux, les Camopiens consentent à leur
acculturation matérielle, en l’occurrence,
au niveau de leurs pratiques alimen-
taires. Au-delà des avantages concrets et
appréciables, les emprunts technologiques induisent des changements imperceptibles à l’analyse sommaire. Car ces
derniers opèrent lentement aux niveaux
essentiels d’un mode d’être et de penser.
Sous le couvert d’une amélioration toute
relative des conditions matérielles d’existence, les rapports relationnels avec le
milieu naturel autant qu’avec autrui se
transforment, en même temps que s’établit une dépendance par rapport au
modèle socioculturel régnant, comme à
son système de production technicien.
Or, on sait quel espoir insane motive
un tel système : se rendre maître d’une
nature désacralisée, désormais mise à
distance, soupçonnée d’être par trop
imprévisible et quelque peu adverse.
Cela constitue une interrogation anthropologique que bien des chercheurs n’ont
pas manqué de poser. Citons E. Morin
(1973 : 19) écrivant : « Depuis Descartes,
nous pensons contre nature, assurés que
notre mission est de la dominer, la maîtriser, la conquérir. » G. Balandier (1985 :
16), lui, précise le problème dans la perspective d’une anthropologie de la modernité : « La modernité présente, plus qu’à
aucune autre époque, subvertit le rapport
à la nature et les façons de l’exprimer.
C’est un territoire bouleversé, en partie
inconnu, qui doit maintenant être réexploré […] En ce domaine où les interactions sont nombreuses, la modernité
produit des transformations qu’il faut
dire radicales, car elles atteignent les
racines de l’individu et des collectifs. »
Mais au-delà de ladite « modernité », ces
lignes de G. Balandier résument parfaitement les quelques éléments descriptifs
mis en évidence dans l’analyse de l’acculturation matérielle chez les Amérindiens de Camopi.
Ainsi, la réflexion proposée nous
amène à réviser l’orientation d’une anthropologie qui, faute d’avoir épuisé la critique
de sa conception évolutionniste initiale, se
disperse dans des spécialisations oiseuses.
Si je suis partie d’une interrogation
concernant d’abord une société « autre »,
c’est en définitive pour revenir au seul
modèle socioculturel qui n’a sans doute
jamais cessé d’inspirer la pensée anthropologique, même dans les moments où elle
succombe toute entière à l’illusion de l’altérité exotique. Dans ce sens, je pense que
l’anthropologie de la modernité formulée
par G. Balandier a toujours été l’horizon
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
permanent de la discipline et non un de
ses « nouveaux » domaines.
Cette optique épistémologique s’impose, enfin, lorsqu’on évalue à sa juste
mesure l’imprégnation technologique de
nos sociétés. Ces dernières n’en sontelles pas à trembler devant leurs sorciers
d’un genre inédit, ces biotechniciens qui
proclament leur projet d’entamer notre
ineffable condition humaine (D. Le Breton, 1999) ?…
Notes
Autour de la marmite amérindienne
■
1. Les Emerillon et les Wayãpi sont
cultivateurs, chasseurs-cueilleurs et
pêcheurs. Fondé en 1969, Camopi
est le chef-lieu de la première commune de la Guyane française à
majorité amérindienne, la seconde
étant celle d’Awala-Yalimapo, sur la
côte, elle habitée essentiellement
par les Kalinã (Galibis). La commune comprend les villages wayãpi de
Trois-Sauts situés sur le HautOyapock ainsi que les villages wayãpi et émerillon dispersés le long de
l’Oyapock et de son affluent, la
rivière Camopi. Le groupe des
Emerillon se compose de quelque
400 personnes vivant en majorité à
Camopi ; les autres, une centaine,
sont installées sur le Maroni ainsi
que sur la rivière Tampok. Voir E.
Navet (1990).
2. La pêche à la nivrée pratiquée en
Guyane est une pêche collective où
l’on utilise des lianes contenant une
substance toxique, non mortelle, pour
les poissons. Voir P. Grenand (1980).
3. Treillis de branches installé au-dessus d’un lit de braises fumantes et
sur lequel on pose des morceaux de
viande et autres aliments pour les
cuire longuement et les conserver
pendant quelques jours. La pratique du boucan est très longue et
demande de la patience ; il faut se
lever la nuit pour entretenir le feu.
C’est pourquoi on considère qu’il
s’agit d’un travail de vieilles
femmes qui, justement, ont un sommeil léger et la patience requise.
4. Être « iponãng » signifie être un chasseur « chanceux » ; le contraire est
dit « ipanem » ; on le devient,
explique-t-on, surtout lorsqu’on n’a
pas respecté certains tabous, notamment, alimentaires. Dans ce cas, un
traitement s’impose qui consiste à
se soumettre aux interdits. On est
dit alors odzkuaku, c’est-à-dire « en
cure » de rituels. En Kabylie, lorsqu’on égorge le mouton de l’Aïd, il
est de coutume, à l’aide du couteau
qui a servi au sacrifice, de marquer
le front des enfants du sang de l’animal ; le geste, appelé ticerka, est destiné à contrer le mauvais œil qui
risque de frapper les enfants ce
jour-là tout débarbouillés, vêtus de
neuf, et de ce fait très exposés à la
funeste envie d’autrui.
5. L’abattis (« ko » en Emerillon) est
une zone de forêt (ka’a), généralement à proximité des bordures du
fleuve, cultivée selon la technique
de la culture sur brûlis. Après que
les hommes ont défriché, coupé les
arbres et brûlé la végétation qui
doit l’être, la surface est prête à être
plantée par les femmes à qui
revient aussi la tâche de récolter les
produits.
6. Ces expéditions, qui durent
quelques jours, sont formulées pour
l’ethnologue en termes de « Nous
allons manger ». En effet, pour avoir
participé à une de ces missions
essentiellement nourricières, j’ai pu
constater combien, en prévision des
périodes de disette, le corps reste
finalement le meilleur procédé de
conservation alimentaire du point
de vue traditionnel : au cours de ces
voyages, on prend plusieurs repas
par jour et ce qui n’est pas consommé sur place est boucané et ramené
au village.
7. Bière de manioc légèrement alcoolisée que les Amérindiens consomment abondamment, en particulier,
lors des fêtes, durant certaines cérémonies tel que le rite de puberté de
la jeune fille, ou bien encore après
un mayuri, le travail collectif de préparation d’un abattis. Lorsqu’on est
invité, dans un autre village en particulier, on doit quelque cadeau
(une vannerie décorée, quelques
fruits…) à l’hôte, mais ce dernier
n’offre que le kuku et non les repas ;
c’est donc à l’invité d’apporter de
quoi se nourrir ou d’aller chasser et
pêcher durant son séjour.
8. Galette de manioc que les femmes
cuisent sur une large platine chauffée par un feu vif. C’est tout un art de
la retourner d’un seul mouvement
pour la faire dorer sur l’autre face.
9. Pour l’avoir partagée, je sais combien cette corvée réservée aux
femmes est pénible : il faut d’abord
couper la tige, haute de quelque
deux mètres, à une vingtaine de
centimètres du sol - c’est cette tige
qui sera plus tard replantée.
Ensuite, il faut tirer de toutes ses
forces sur le bout de tige restant
pour dégager les tubercules accrochés en grappes et enfouis profondément sous terre. Ce faisant, on est
assailli par une multitude d’insectes
redoutables, tels les taons ou les
fourmis…
10. Tamis à manioc.
11. Vannerie oblongue plus ou moins
grande (plus d’un mètre) qui permet d’extraire la substance
toxique du manioc. Le tepi-tsi est
rempli de la pâte de manioc puis
suspendu verticalement par un
bout à une poutre de la case ; à
l’autre bout, on fait passer un long
bâton sur lequel la femme s’appuie
de tout son poids de façon à tirer
sur la vannerie pour en serrer les
mailles ; le liquide toxique s’écoule
ainsi tout le long de l’instrument,
dans une cuvette posée au-dessous,
à même le sol.
12. Singe atèle, une des espèces
bonnes à manger.
13. Singe hurleur, espèce également
consommable.
14. L’anaconda est un des personnages
les plus marquants dans la mythologie des Emerillon. Consommer sa
chair ou le toucher même est
tabou.
15. Pour une version plus complète de
ce mythe, voir E. Navet (1995).
16. Voir aussi Mohia (1990, 1993,
1995).
17. Quand on est invité à boire le
kuku, il est courant qu’on se voit
proposer une autre calebasse (qui
sert à la fois à prendre la boisson
dans le grand récipient et à boire
pour tous les invités), sans qu’on
ait fini la première déjà servie. Le
serveur, ou plus généralement, la
serveuse se campe devant vous,
parfois sans lâcher la calebasse
que vous devez alors boire d’un
trait, et attend de récupérer l’ustensile, tandis que la seconde calebasse est posée à terre. Les
hommes, ayant absorbé des litres
du liquide, vont de temps à autre à
l’écart pour le régurgiter en des
jets spectaculaires.
18. Ces objets restent dans la majorité
des cas inopérants surtout parce
que les bouteilles de gaz coûtent
trop cher. Comme j’ai pu le constater il y a deux ans, les gazinières,
posées dans un recoin de l’espacecuisine ou à l’étage, à l’intérieur de
la maison, sont attaquées par la
rouille faute d’être entretenues,
tandis que les éviers, installés lors
d’un programme d’aménagement
communal en même temps que les
adductions d’eau « à domicile »,
sont bouchés, encombrés d’un
fatras de choses et finalement hors
115
COLETTE MÉCHIN
d’usage, et les femmes continuent
toujours de faire leur vaisselle sur
le bord du fleuve.
19. « Pilok » : « épluchure ».
20. « ‘u » : « manger ».
21. Conte recueilli par D. Maurel, instituteur d’abord à Camopi puis à
Elahé (village mixte Emerillon Wayana sur les rives du Maroni) ; il
est également titulaire d’un
Diplôme
universitaire
en
Ethnologie (obtenu à l’Université
Marc Bloch). Je le remercie pour
son accueil et ses informations précieuses.
22. « Carbet » est un terme créole qui
désigne la case d’habitation.
23. Le pololok est un des abominables
monstres qui peuplent l’univers
fantasmatique des Emerillon ; ils
Bibliographie
■
• Balandier, G. : Anthropo-logiques,
Paris, Librairie générale Française,
1985 (1974 : Puf).
• Grenand, P. : Introduction à l’étude de
l’univers wayapi – Ethnoécologie des
Indiens du Haut-Oyapock (Guyane
Française), Paris, Selaf, 1980.
• Laburthe-Tolra, Ph. : Critiques de la
raison ethnologique, Paris, Puf, 1998.
• Le Breton, D. : L’adieu au corps, Paris,
Métailié, 1999.
• Mohia, N. : « Les Amérindiens de
Camopi : de l’alcoolisation au musée
ou l’itinéraire d’une acculturation »,
Cahiers de sociologie économique et
culturelle, n° 14, 1990, p. 31-42.
• Mohia, N. : « L’acculturation en question : approche analytique à travers
les dessins d’enfants amérindiens »,
Cahiers de sociologie économique et
culturelle, n° 20, 1993, p. 80-113.
le décrivent comme un énorme
rapace aux serres terrifiantes.
24. Mais il n’en fut pas ainsi de tout
temps. Autrefois, disent les
Emerillon, le manioc, transmis par
les vers de terre, mûrissait très
vite, un jour après sa mise en terre,
tout comme le maïs et d’autres
plantes. Mais voilà qu’une femme
allongea cette durée de maturation simplement en refusant d’aller récolter le manioc au moment
indiqué par son époux. C’est donc
à cause de la négligence d’une
femme que les hommes sont
réduits à attendre des mois avant
de pouvoir manger les produits de
leurs abattis.
25. Elle avait, selon D. Maurel de qui
je tiens cette information, une
grave anomalie des jambes.
26. Trois-Sauts est à plus de cinq
heures de canot de Camopi, sur le
Haut-Oyapock. Les habitants en
sont donc pour le moment à subsister suivant le modèle de production traditionnel, sauf lorsqu’ils
descendent à Camopi ou à SaintGeorges, comme ils le font régulièrement pour retirer les chèques
des allocations. C’est alors pour
eux une véritable campagne de
quelques jours.
27. Sauce à base de piments et de
kuku.
28. Cette historiette et la précédente
ont été recueillies par D. Maurel.
29. Histoires succinctes dans lesquelles transparaît l’humour émerillon.
Le four à micro-ondes
Usages et
représentations1
Petit rappel
historique
COLETTE MÉCHIN
116
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
ans une enquête publiée en 1998, la
revue 60 Millions de Consommateurs
constate :
« Le four à micro-ondes est bel
et bien installé dans les cuisines d’aujourd’hui […] Plus de la moitié des
ménages français sont équipés d’un four
à micro-ondes. Dans près de 80 % des cas,
ces fours sont utilisés soit pour réchauffer des liquides ou des plats préparés à
l’avance, soit pour la décongélation. Mais,
depuis l’apparition, au début des années
90, des modèles avec gril, qui permettent
des cuissons dont la qualité est proche de
celle obtenue avec un four traditionnel,
l’usage du micro-ondes a beaucoup évolué. […] il s’impose progressivement
comme l’instrument moderne de la cuisine maison. » (Mandroux, 1998 : 44).
L’objet en apparence s’est banalisé,
même s’il continue de façon souterraine
à entretenir un certain malaise quant à
ses effets invisibles. Les titres des articles
ont aussi évolué ; en mars 1998 la revue
Marie-France titre en page 170 : « C’est
meilleur au micro-ondes »avec en soustitre : « C’est pratique, c’est rapide et on
ne pourrait plus vivre sans. Mais on
oublie que pour certains plats, c’est aussi
meilleur. Parce que cette cuisson préserve les saveurs du frais et exalte celles des
herbes et des épices. » On est loin des
titres chocs des années 90 comme ce
« Faut-il avoir peur des micro-ondes? » de
la revue Que Choisir (janvier 1992 : 24).
Apparu sur le marché américain au mitan
du siècle, le micro-ondes n’a débarqué sur
le marché européen que dans les années
D
• Mohia, N. : Ethnologie et psychanalyse
– L’autre voie anthropologique, Paris,
L’Harmattan, 1995.
• Morin, E. : Le paradigme perdu : la
nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
• Navet, E. : Ike Munanam – Il était une
fois…, Paris, Nitassinan, 1990.
• Navet, E. : « Les Amérindiens de
Guyane française devant les exigences de la démocratie et du développement », Langage et politique –
Les mots de la démocratie dans les
pays du Sud et de l’espace francophone, Sous la direction de AndréMarcel d’Ans, Tunis, Agence de
coopération culturelle et technique,
1995, p. 297-324.
• Navet, E. : « Qu’est-ce qui fait bouger le mythe ? Création et recréation du mythe chez les Emerillon de
Guyane française », Transitions plurielles – Exemples dans quelques
sociétés des Amériques, Paris,
Peeters/Selaf, 1995, p. 91-113.
Ethnologue, CNRS
■
70. Du fait de sa « jeunesse » il est tentant pour l’ethnologue des usages ordinaires d’observer son implantation progressive dans les mœurs culinaires de la
société actuelle. « Jusqu’en 1980, l’appareil s’en tient stricto sensu à la décongélation et au réchauffage. Il est le gadget
« plus » que les gens pressés et en accord
avec leur temps exhibent fièrement.
Après, les choses se compliquent. Avec
l’adjonction de la fonction gril, le microondes, désormais, « cuit et dore ». […]
D’innovations en innovations, au début
des années 90, l’objet est d’une sophistication extrême. Mais il n’est que très rarement utilisé à 100 % de ses capacités. […]
On avait oublié le facteur humain, l’homme qui pilote la machine et qui quelquefois n’y arrive pas. Alors retour de balancier, le fin du fin en 1995, c’est la
simplicité toute nue. »(Berthon, 1995 :
83). D’un appareil d’appoint, simple outil
de réchauffage on est passé après une
phase d’« apprivoisement » à une possible mutation des manières de cuisiner.
Dans cette perspective, Jacques Perriault
fait remarquer : « Certains appareils s’introduisent subrepticement dans l’espace
domestique sous couvert d’en perfectionner d’autres plus anciens. En fait ils
ne se contentent pas d’apporter une amélioration, mais contribuent à modifier
profondément l’espace et les pratiques
dans lesquels ils s’insèrent. » (1992 : 113).
Tranche de vie
■
La scène, imaginée par David Lodge,
se passe en Angleterre dans les années
80-90 : « Pourquoi on n’achèterait pas un
117
Colette Méchin
four à micro-ondes ? Je pourrais te préparer du bacon en quelques secondes
avec un micro-ondes. – Sais-tu, demande
Vic, que 96 % des fours à micro-ondes
vendus dans le monde sont fabriqués au
Japon, à Taiwan et en Corée ?
– Tous les gens qu’on connaît en ont
un, dit Marjorie. – Précisément, dit Vic.
Marjorie regarde Vic d’un air malheureux, se demandant bien où il veut en
venir. -Je pensais aller me renseigner sur
les prix ce matin, dit-elle […] – Et où le
mettrais tu ? demande Vic, parcourant
du regard les plans de travail de la cuisine déjà bien encombrés avec toutes
sortes d’appareils électriques : grille-pain,
bouilloire, cafetière, robot marie, wok, friteuse, gaufrier. – Je pensais qu’on pouvait
mettre ailleurs le wok électrique. On ne
l’utilise jamais. Un four à micro-ondes
serait plus utile. – D’accord, regarde les
prix mais n’achète rien. Je peux en obtenir un moins cher par l’usine. Le visage de
Marjorie s’illumine […] – Seulement ne
compte pas sur moi pour manger ce que
tu y feras cuire dit-il […] – Pourquoi pas ?
– Ce n’est pas une façon de cuisiner
voyons ! Ma mère se retournerait dans sa
tombe. » (Lodge, 1990 : 24)
On a là, en condensé, l’essentiel des
préjugés concernant l’appareil. En priorité est donné l’argument de la « rapidité » d’exécution des préparations, vient
ensuite celui de la « méfiance » (du fait
ici qu’il est fabriqué dans les pays asiatiques), celui de la « norme » (le conformisme d’un milieu social), celui de « la
place » de l’objet dans la pièce (comment
apprivoiser le nouvel outil dans un espace déjà saturé). Le dernier argument proposé est sans doute le plus fort, il fonctionne en référence à la « vraie cuisine ».
Reprenons, en les développant, quelques
uns de ces arguments.
Stratégie du choix
118
■
Annie Dussuet, s’interrogeant sur les
raisons qui poussent à l’achat d’un appareil ménager, propose d’appeler « logique
de la collection » cette motivation dont la
rationalité est clairement extra économique. « Les femmes paraissent engagées
dans une sorte de course à la modernité
dont le but suprême serait de posséder la
collection complète des appareils ménagers existants […] L’important est donc
d’avoir « ce qu’il faut », c’est-à-dire de se
conformer à la norme en la matière »
(1997 :124). En ce sens, le four à microondes représente bien cette nouveauté
« en soi » qui classe les ménages parmi
ceux qui sont « dans le coup » (et le refus
de l’appareil est organisé dans le discours
sur le mode véhément qu’oblige une
résistance argumentée à une modernité
présentée comme inéluctable). Force est
de constater aussi qu’en matière de
cadeau, le four à micro-ondes (anniversaires, Noël, mariage, Fête des Mères,
changement de lieu d’habitation, naissance d’un bébé, départ à la retraite,
voire lot du grand jeu de la Quinzaine
commerciale d’une commune) est devenu
un des classiques des objets d’équipement à offrir.
Sans négliger la part de décision personnelle que présente l’achat de cet équipement – tout le monde ne reçoit pas l’appareil en cadeau – nos enquêtes révèlent
l’importance que semble jouer, surtout
lorsqu’il s’agit de la première acquisition,
une tierce personne que nous désignerons
comme l’« Intermédiaire ». Ce personnage va servir de caution en quelque sorte
à l’appareil inconnu puisque, soit c’est
chez lui qu’on l’a vu fortuitement fonctionner (rôle passif sans chercher à
influencer), soit qu’il en parle de façon
convaincante ou qu’il propose d’en offrir
un (rôle actif d’aide à la décision). Ainsi
cette jeune femme raconte qu’elle a acheté son micro-ondes en 1989 à la naissance des jumeaux, essentiellement « pour
chauffer l’eau des biberons »et les stériliser « au début il fallait dix-neuf biberons par 24 heures ! et ils se réveillaient
à une demi-heure d’intervalle ! on a dit
« on va ach’ter un micro-ondes » […]
Maman me gardait les enfants, elle habitait dans le quartier, maintenant elle est
dans un village à quarante kilomètres.
Elle a ach’té son micro-ondes après moi,
je sais qu’elle fait beaucoup de réchauffage mais je sais qu’elle fait aussi des
œufs mollets. Elle dit : « Les œufs au
micro-ondes c’est fantastique ! » La
grand-mère, en se servant épisodiquement du four chez sa fille s’est habituée
au nouvel outil et l’a adopté. Un peu de
la même façon, Madame S. (71 ans) qui vit
seule, s’est vue offrir, par son fils, un
micro-ondes en 1997 à la mort de son
mari : « J’ai dit : « ça je veux bien » mais
j’en avais vu un chez ma fille ! » Les
situations où ce « quelqu’un-qui-sait » va
peser dans la décision sont, semble t-il,
des plus fréquentes. Une de nos informatrices se souvient en riant d’une
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
« réunion Tupperware » où lui disait :
« mais quelle idée tu as de ressortir
toutes tes casseroles ! et de refaire encore une fois la vaisselle […] si tu achètes
un micro-ondes t’as une assiette qui
chauffe, t’as qu’une assiette ensuite à
laver ! » Et elle en a ach’té un ! » ; une
autre, qui tient un salon de coiffure, en
parle parfois avec des clientes : « Quand
je leur dis que je cuisine dedans elles
sont étonnées, elles écoutent et puis on
voit bien qu’elles sont intéressées ; elles
disent : « je pourrais peut-être essayer »
et puis j’ai pas l’impression qu’elles le
font… » On pourrait accumuler les
exemples qui montrent le rôle essentiel
de l’intermédiaire : sa chance de
convaincre semble d’autant plus grande
qu’il est plus proche et estimé de la personne : les enfants des personnes âgées
jouent souvent ce rôle, à condition qu’ils
ne « brusquent » pas les réticences en
apportant trop vite l’objet, comme
semble vouloir le dire Madame M. : « Les
enfants m’ont offert le micro-ondes pour
m’aider mais ils ne savaient pas que
j’avais tellement peur de ça », aussi a telle profité de son déménagement récent
dans une résidence Troisième Age pour
s’en débarrasser sans vexer personne.
Mais une assistante sociale, un(e) infirmièr(e) à domicile, un(e) kinésithérapeute, une femme de ménage, etc. personnes proches et considérées comme de
bon conseil remplissent souvent ce rôle.2
Temps gagné,
temps perdu
grammer le temps. Déjà il faut vous dire
que vous devez programmer tout en
secondes et après vous validez […] Beaucoup de micro-ondes pourraient faire un
maximum de choses et en fait on l’utilise
pour une seule chose: réchauffer […] alors
que moi j’en ai acheté un, c’est plutôt mon
parrain qui me l’avait acheté à l’époque de
Le four à micro-ondes
mon mariage, il sait décongeler, il sait,
selon le type d’aliments, ce qu’il faut faire
mais on l’utilise que pour réchauffer. On
n’utilise pas les 9/10e des fonctions »
Le gain de temps devient, dans le discours des sceptiques, un argument pour
clouer au pilori les nouvelles manières de
consommer. Dans sa thèse de doctorat en
médecine D. Hémery, à propos des répercussions de l’usage du four à micro-ondes
sur le mode de vie, n’hésite pas à relier
entre eux, en un faisceau logique et quasi
inéluctable, les éléments de « modernité »
des pratiques alimentaires actuelles: Les
micro-ondes, écrit-il « vont dans le sens du
repas rapide à domicile (fast food), du
■
(Ré)chauffer rapidement, avec un
minimum de vaisselle est le motif toujours
évoqué en premier par ceux qui sont équipés d’un four à micro-ondes : « Ma mère,
elle s’en sert tous les matins pour chauffer
son lait. Lorsqu’elle veut se faire une tisane, elle trouve ça très pratique parce
qu’avant avec les plaques [électriques], il
fallait sortir la casserole, il fallait chauffer
de l’eau ; elle en est très, très contente, et
puis là, comme elle va mieux, de temps en
temps elle fait des petites choses, parfois
des raviolis qu’elle met sur une assiette,
elle met dedans et puis voilà… » La rapidité n’est qu’un aspect des effets prodigieux du micro-ondes sur le temps. La maîtrise, à la seconde près du processus de la
cuisson en est un autre qui peut donner le
vertige : « Il y a un tas de touches digitales
comme sur une calculatrice pour pro-
Micro-ondes, Publicité Samsung, supplément DNA 10 décembre 1998.
119
Colette Méchin
120
repas télévision (T.V. lunch) par réchauffage de coûteux surgelés tirés d’un autre
appareil électrique: le congélateur ou de
plats tout préparés, eux aussi à forte
valeur ajoutée, achetés à la hâte auprès de
l’hypermarché voisin. » (1983 : 38). La
« vitesse » de cuisson et/ou de réchauffage se prolonge par le repas trop vite ingéré (« fast food ») et s’anticipe par des
achats « à la hâte » dans les grandes surfaces. L’usage du micro-ondes est ici analysé dans ce que Campion-Vincent et
Renard désignent pertinemment comme
la « métonymie de la modernité » (1992 :
340).
Aussi cette rapidité extraordinaire, sans
commune mesure avec la maîtrise traditionnelle du temps, génère t-elle des
angoisses : « une erreur de 2 à 3 minutes
dans votre micro-ondes reviendrait à faire
cuire votre viande au moins deux heures
dans votre four traditionnel. […] En conséquence, même si votre plat est délicieux,
certains acides aminés absorbés ne pourraient plus être assimilés par l’organisme
d’où la sensation de ne pas avoir mangé à
sa faim, d’être plus rapidement fatigué que
d’habitude, d’être stressé. » (Audran et
Bournat).3 Cuisiner avec un four à microondes c’est « cuire au radar » écrit Perriault (1992 : 115) qui poursuit : « Notre
bagage traditionnel de culture technique
ne sert plus à rien pour comprendre comment s’effectue la cuisson ».
Et l’avantage que représentait la rapidité se tourne soudain en son contraire. En
apparence, le déni de cuisine dont se rend
coupable le micro-ondes vient d’abord de
l’abolition de toute cuisson lente: « J’aime
bien faire la cuisine donc je vois pas l’utilité de faire de la cuisine ultra-rapide »
(H.J., la quarantaine) « Les réfractaires
résistent au micro-ondes au nom d’une
conception traditionnelle de la cuisine,
dans laquelle le temps joue un rôle considérable, que résume bien le terme « mijoter » » (Perriault, 1992 : 116). Un magazine qui fait autorité auprès des
consommateurs comme Que Choisir, n’hésite pas à annoncer en janvier 1998 (malgré l’évolution technique que représentent
les combinés micro-ondes et gril) « La
haute gastronomie n’est pas l’affaire des
fours micro-ondes + gril. N’y préparez ni
gigot, ni gâteau, ni lasagnes, le résultat ne
serait pas à la hauteur de vos espérances.
En revanche n’hésitez pas à y cuire les
poissons, y faire fondre du chocolat pour
les desserts, à cuire et gratiner les légumes
ou à décongeler les aliments. » (p. 45).
La « vraie » cuisine
■
L’approche ethnologique permet d’accentuer le trait. On peut estimer que ce
qui fait problème, dans la cuisine aux
micro-ondes c’est la relation à la catégorie du « cuit » ; l’absence de flammes
et/ou de signes tangibles de chauffage
(les ustensiles restent froids) fait douter
d’une transformation culinaire qui dans
la mentalité nord-occidentale est fortement ancrée dans une obligation de
« cuisson » (cuisiner à la même racine
que cuire). C’est ce qui, dans le langage
des personnes que nous avons rencontrées, va être exprimé par cette curieuse
expression « ce n’est pas de la cuisine ».
Ainsi Madame M. raconte : « J’ai un peu
peur du micro-ondes, je trouve que les
ondes c’est malsain… Y a pas d’flammes,
je ne vois pas que ça chauffe ; et si y avait
des ondes qui se sauvent ? L’électricité on
voit qu’ça chauffe, ça devient rouge, c’est
naturel. Ici, on ne voit pas et c’est chaud
tout à coup. J’ai peur que ce soit quelque
chose de malsain. » Ou bien c’est la façon
dont la cuisson s’effectue qui pose problème : « Moi personnellement j’aime
pas ce qui est cuit de l’intérieur vers l’extérieur et un micro-ondes, il fait ça ; tandis qu’un four, lui, fait l’inverse, il cuit de
l’extérieur vers l’intérieur. C’est ce qu’il
faut. […] Il est hors de question que je
fasse la cuisine dedans […] maman nous
a appris à cuisiner, j’aime faire la cuisine,
[…] pour moi tous les plats que je fais ça
doit mijoter. La bonne odeur aussi…
Voilà, si j’ai une cuisine, c’est pas pour la
parfumer, c’est pour que ça sente la cuisine. Il faut que ça sente bon ! » (fille de
Mme M.) Et cette éloge de la cuisson odorante atteint le niveau de la parabole
dans cette extraordinaire évocation d’une
publicité vue à la télé : « Y a quelqu’un
qui fait les choses très vite. Donc, il sort
une barquette du congélateur, il la met au
micro-ondes et on entend juste un petit
« gling », et pis de l’autre côté y a celui
qui réchauffe avec le beurre et on entend
le beurre qui cuit, et pis les p’tits oignons
qui rissolent et tous ces bruits qui sont
bons et puis l’odeur qui commence à…
[elle s’arrête, soudain consciente qu’on ne
sent rien d’une pub vue à la télé, il n’empêche…] Je trouve que c’est un peu ça ce
que j’aime : prendre le temps de cuisiner.
Je trouve que cette pub est bien faite,
c’est un peu le symbole de deux vies différentes quoi. Une vie très rapide, très
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
speed et pis une autre où on prend le
temps encore de faire des choses traditionnellement. » (H.J). Non seulement les
repères traditionnels qui signalent le
changement d’état d’un aliment par la
cuisson disparaissent (flamme, chaleur,
couleur, odeur…) mais la montée en puissance de la cuisson est abolie : sans préambule et sans final l’appareil – et son
bruit mécanique s’interrompt par un
signal sonore d’arrêt d’ascenseur – réalise à la seconde près l’action pour laquelle il a été programmé. La perplexité
devant le produit obtenu commence alors
avec les paradoxes du chaud interne et du
froid externe : « Le plat n’est pas chaud
et ce qui est dedans est chaud, je trouve
que c’est moderne, j’ai peur du trop
moderne » (une dame de 81ans). Il y a
quelque chose d’iconoclaste dans cette
cuisson sans respect pour les normes établies. A cela s’ajoute des interdits concernant la vaisselle : pas de papier d’aluminium, pas de casserole : « j’mets que des
assiettes blanches, des plats en
pyrex…tout ça, ça passe bien…j’ai pas
acheté de trucs exprès, non, j’en vois pas
l’utilité…à part des tupperwares qui
étaient rigolos et pis que je trouvais
agréables » (H.J.). Même donc si on relativise, la remarque de Jacques Perriault
est cependant pertinente : « La rupture
avec la culture traditionnelle est ici totale. Les plats en métal sont inadéquats de
même que les vaisselles à décor d’or ou
d’argent. En revanche, les récipients en
plastique sont recommandés alors qu’ils
fondraient dans un four classique »
(1992 : 117)
Des ondes
mystérieuses…
■
Au cœur du discours sur le four à
micro-ondes se love la crainte du cancer.
En fait la menace est double ; il y a celle
d’une irradiation « externe », insidieuse,
par les ondes « qui s’échappent » de l’appareil et celle d’une imprégnation « interne » par l’ingestion de produits devenus
maléfiques.
Concernant l’attaque par l’extérieur
il y a des déclarations péremptoires du
type : « tous les fours fuient affirment
des scientifiques qui se sont intéressés
aux maladies de l’environnement. Reste
à savoir à partir de quel seuil [les ondes]
sont réellement nocives. » (Audran et
Bournat) Et encore : « Des personnes
exposées accidentellement à des rayonnements de fortes puissances durant
leur vie professionnelle se sont vues
atteintes de cataracte, de leucémie, d’impuissance sexuelle ou de perturbations
génétiques. » (id.). Même crainte chez
les enquêtés : « Ça fait des ondes, des
neutrons… tout cela pour moi c’est trop
compliqué, c’est trop technique, je ne
pourrais pas vous expliquer […] Il y a
des ondes, et si l’appareil n’est pas vraiment 100 % [étanche ? fiable ?] cela peut
être très nocif pour l’organisme. Il faut
que l’appareil soit vraiment 100 % mais
qui est-ce qui peut le prouver ? »(femme,
65 ans) ; plus péremptoire une autre
affirme : « Un four à micro-ondes, on
devrait le donner à vérifier une fois par
an pour l’étanchéité de la porte parce
que les enfants… bien souvent on met le
micro-ondes à hauteur des enfants, pour
chauffer leur café le matin ou leur lait et
bien souvent ça entraîne la cataracte à
partir de trente ans dès qu’il y a une
fuite. » (femme, 50 ans)
Dans les essais comparatifs de
février 1998, la revue 60 millions de
consommateurs teste l’ouverture de la
porte, l’échauffement de la façade, la
sécurité électrique mais surtout en priorité le risque de « fuite des ondes » : « Il
est impératif que les micro-ondes ne
puissent pas s’échapper du four, faute de
quoi un corps humain situé à proximité
subirait les mêmes effets que ceux auxquels sont soumis les aliments ! » (Mandroux, 1998 :46). Mais comment être sûr
que ces ondes, invisibles, indécelables, ne
sont pas déjà partout ? Certains le disent
explicitement : « Au total, s’ajoutant aux
champs électromagnétiques naturels,
déjà abondants, terrestre ou cosmique,
l’ensemble de ces rayonnements se fait
de plus en plus intense autour de nous
(l’auteur énumère auparavant les champs
d’utilisation des O.E.M. (ondes électromagnétiques) : radars, télécommunications aériennes, maritimes, spatiales,
chauffage par induction, appareils à résonance magnétique nucléaire, accélérateurs de particules…) » (Hémery 1983 :
25). C’est peut-être dans cette perspective de confusion technique qu’il faut chercher l’origine de l’angoisse du public. Ces
ondes sont inquiétantes parce qu’elles
sont les mêmes que celles présentes dans
d’autres applications : Semblables à
celles utilisées par la radio, la télé et les
radars, elles débarquent dans l’espace
familier des cuisines. Dans un système où
Le four à micro-ondes
les repères se diluent, le culinaire fusionne, avec l’industriel, la recherche scientifique, voire le militaire et l’espionnage…
Lorsque la crainte de consommer des
produits devenus dangereux du fait des
ondes qui les ont traversés se manifeste,
elle a du mal à se dire clairement. La
question est abordée par la revue Que
Choisir ? en 1992 : « Est-il vrai que les aliments « rayonnent » dix minutes encore
après leur sortie du four ? » Réponse :
« Impossible, l’émission de micro-ondes
cesse un millième de seconde après l’arrêt du four. En revanche l’agitation des
cellules provoquées par les ondes continue de s’y diffuser quelques minutes
après l’arrêt. » La peur diffuse d’un aliment devenu nocif est remplacée par la
crainte d’un méfait plus familier, celui de
la brûlure : on déplace le danger pour
évacuer une angoisse inexprimable :
« Question : Peut-on chauffer des biberons sans risque aux micro-ondes ? – Rien
à craindre sur le plan nutritionnel […] le
seul danger, c’est de brûler gravement
son bébé : le biberon peut paraître tiède
alors que son contenu est bouillant »
(Que Choisir ? 1992)
Bizarre, bizarre…
■
Plus que de la défiance envers du
matériel venu des pays asiatiques dont
témoigne le personnage du roman de
D. Lodge c’est, concernant les fours à
micro-ondes, d’inquiétude qu’il faudrait
parler, lorsqu’on considère les conduites
et les discours de nos informateurs. Se
réfugiant derrière l’aspect médico-diététique, il y a la crainte d’absorber des aliments devenus nocifs sans qu’il y paraisse, des sortes de mutants en quelque
sorte. Et l’argumentation, en ce domaine,
propose la prudence : « Concernant les
fours à micro-ondes, écrit un médecin,
peu de publications traitent encore de
leurs effets sur les protéines alimentaires, probablement en raison de leur
emploi récent et souvent limité au
réchauffage des plats. Les données
actuelles laissent subsister des incertitudes quant aux conséquences sur le
plan protidique : pour les légumineuses,
les pertes d’acides aminées sont inférieures à celles observées lors de la
cuisson au four, mais légèrement supérieures à celles enregistrées lors de la
cuisson traditionnelle. Il a été dit que
les micro-ondes détruisaient les acides
aminés, preuves scientifiques à l’appui. Cela est vrai pour des appareils
dont la puissance est des millions de
fois supérieure à celle du four ménager.
Gardons-nous par conséquent de
confondre chimie et cuisine ! car cela
serait aussi absurde qu’accréditer les
dires d’un grand inquiet de mauvaise
foi, à l’esprit tortueux, qui prétendrait
que la pile du pacemaker, qui maintient
en vie le cardiaque, constitue une
authentique bombe atomique mortelle
pour l’intéressé et son entourage sous
prétexte qu’elle fonctionne avec une
substance radioactive. Mais attention,
le génial micro-ondes ne se contente
que de réchauffer rapidement les aliments. La température ne monte pas
très haut, ce qui convient parfaitement
aux fragiles vitamines. En revanche,
contrairement au chauffage traditionnel, il ne supprime pas les bactéries,
contaminants et autres salmonelles.
Moralité : son utilisation doit être limitée aux produits de première qualité ! »
(Bourre, 1993 : 187)4
Même prudence chez les personnes
rencontrées au cours de nos enquêtes.
Toutes – même les convaincues – sont
dubitatives : « Je trouve que c’est bien
d’un côté mais beaucoup n’aiment pas,
beaucoup disent que c’est cancérigène…
moi je n’crois rien du tout, mais on entend
par çi par là… » dit Madame M. (73 ans) ;
sa fille, rencontrée peu de temps après,
explique : « Moi je pense que quelque
part c’est quand même nocif […] les neutrons ou je sais pas quoi, ils rentrent à l’intérieur de la viande, tandis que… moi je
ne veux pas que ça rentre dans les aliments. C’est pour ça que je réchauffe
juste en vitesse le matin un p’tit café… » ;
même soupçon chez Madame S. (76 ans) :
« Quand même vous savez, quand on
réfléchit : des pommes de terre crues
comme tout qui sont… il y a quand même
une force là qui intervient… des ondes. Je
crois qu’il y a quand même… Seulement
pour réchauffer un peu… » A bien écouter ces réticences, on voit que le
« réchauffage » si commode semble un
moindre mal face à la crainte d’une cuisson « en profondeur » source de tous les
dangers. Il ne s’agit plus là de gain de
temps ou d’économie de vaisselle mais, au
cœur des représentations, d’un accommodement avec la peur : des « ondes »
maléfiques utilisées quelques secondes
ne peuvent pas faire autant de dégâts que
121
Colette Méchin
si elles sont produites longtemps, au
maximum de leur « force ». La séquence
sur la crainte de la « destruction » des
vitamines, des sels minéraux et des protéines qui intervient, à un moment ou à
un autre, dans le discours des personnes
rencontrées ne sert en fait qu’à masquer
cette angoisse là, ce qu’un article paru
dans les années 90 rationalise ainsi : « La
cuisson aux micro-ondes par agitation
des molécules recèle encore beaucoup
d’inconnues en ce qui concerne ce que
l’on pourrait appeler « la vitalité de l’aliment ». Ce ne seraient pas les vitamines
ou les oligo-éléments qui seraient détruits
mais des éléments subtils et biophysiques
essentiellement à cause des dépassements du temps de cuisson » (Audran et
Bournat). Aussi l’explication-vulgarisation du scientifique n’y peut rien puisque
la mutation du mode de cuisson reste,
dans les référents logiques de l’utilisateur, proprement inimaginable : « Le mystère de la cuisson par les micro-ondes
n’est pas grand : les micro-ondes chauffent spécifiquement les parties des aliments contenant beaucoup d’eau. Autrement dit, quand on place sans précaution
de la viande dans un four à micro-ondes,
on n’obtient qu’une vaporisation de l’eau
et une cuisson à la vapeur. Faire du bouilli
avec du filet de bœuf ou du canard c’est
dommage. »(This, 1993 : 7). Le même
auteur poursuit : Dans la cuisson par
micro-ondes « les ondes pénètrent les aliments, telle la lumière qui traverse les
vitres de verre. […] un rayonnement est
absorbé par certaines molécules de l’intérieur des aliments. L’eau et la chaleur
de ces molécules cuisent ensuite l’ensemble de l’aliment, en se transmettant
par conduction aux molécules insensibles
aux rayonnements micro-ondes » (This,
1993 : 65-66)
Côté cuisine/côté
fantasme
122
■
C’est dans ce contexte d’une transformation sans équivalent dans les modes
culinaires traditionnels qu’il faut replacer
l’évocation des « malheurs » advenus à
l’un(e) ou l’autre de nos interviewé(e)s.
Chacun y va de son récit d’une initiation/exploration des facultés cachées de
l’appareil. Mais tout se place sous le
thème de l’« explosion » : « Un jour j’ai
voulu réchauffer un bœuf bourguignon.
Ha ! Y’en avait partout ! [elle rit] dis donc,
ça a été une demi-heure de nettoyage ! la
sauce, les carottes, ça giclait bien ! »
(H.J.), une autre raconte : « Y en a qui ont
essayé avec des œufs, c’était bonjour les
dégâts ! Un de mes beaux-frères a essayé.
Il a dit que ça a claqué. Des expériences
quoi ! » Celle-ci, dans son salon de coiffure, a entendu raconter par une de ses
clientes le désastre opéré par des choux
de Bruxelles contenus dans un récipient
en plastique : « ils ont carrément éclaté !
ça a complètement détérioré son tupperware. Les petits pois c’est pareil, si on ne
met pas de couvercle cela éclate ; vous en
avez partout, vous en avez sur les parois,
partout… » On est là dans le domaine prosaïque des dysfonctionnements d’une
technique qui rappelle à l’ordre la ménagère trop insouciante. Mais c’est en périphérie ou à l’extérieur des activités culinaires que se situe l’exploration
fantasmée du nouvel appareil. Les adolescents sont de bon guide pour commencer la visite. L’expérimentation entre
copains du micro-ondes peut prendre
pour prétexte (en l’absence des parents)
la réalisation de pop corn : le maïs non
seulement éclate et se projette (ce qu’il
fait aussi dans une poêle) mais il se
donne en spectacle dans l’espace exigu
du four. Ce goût du « voir » est rendu possible par 1) l’emplacement souvent à
hauteur médiane de l’appareil, 2) la permanence de l’éclairage à l’intérieur de
l’habitacle. Ces paramètres ne sont pas
innocents. Puisque la cuisson n’a plus de
rapport avec quelque chose de connu, on
attend véritablement de l’appareil une
démonstration visuelle de ses capacités
magiques. On peut faire mieux. Dans Les
versets sataniques, Salman Rushdie raconte qu’il existe à Londres, dans le quartier
indien, un club du Musée de Cire où s’organise, le soir, un spectacle des plus singuliers : « Le rideau s’ouvre derrière le
disc-jockey, révélant des assistantes
vêtues de short et de maillot rose et
brillant, elles poussent un meuble
effrayant : de la taille d’un homme, avec
une porte de verre, illuminé de l’intérieur
– le four à micro-ondes avec plaque tournante connu par les habitués du club
comme : la Cuisine de l’Enfer ; « Très
bien, crie le disc-jockey. Maintenant ça va
chauffer ». Les assistantes s’avancent
vers le tableau des silhouettes-haïes, elles
s’abattent sur l’offrande sacrificielle de la
soirée, celle qui est le plus souvent choisie, à dire vrai, au moins trois fois par
semaine. Sa permanente, ses perles, son
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
ensemble bleu. « Maggie-Maggie-Maggie ! braille la foule. Brûle, brûle, brûle ! »
La poupée –la victime – est attachée sur
la plaque tournante. Le disc-jockey
appuie sur l’interrupteur. Oh ! comme
elle sait fondre, de l’intérieur vers l’extérieur, comme elle s’effondre, pour devenir
une masse informe. Bientôt elle n’est
plus qu’une flaque et la foule en extase
soupire : c’est fini. » (1989 : 320)
Certaines des « légendes contemporaines » étudiées par Campion-Vincent et
Renard mettent en scène des fours à
micro-ondes. Il y a l’histoire bien connue
de l’Américaine, pressée de sécher son
petit chien qu’elle vient de baigner ; elle
le met dans le micro-ondes et l’en ressort… cuit.5 « Le premier et le plus évident des messages implicites de ce récit
– comme de beaucoup d’autres légendes
contemporaines – est qu’il faut se méfier
des nouvelles techniques », commentent
les auteurs, mais ce scénario met aussi en
lumière, à mon sens, la vertigineuse capacité des « ondes » à s’attaquer à tout, à ne
respecter rien ni personne6. Dans cette
perspective « l’effet Gremlins » [du nom
du film du même nom sorti sur les écrans
en 1984] étudié par ces auteurs va plus
loin qu’une simple dénonciation « des
défauts et mauvais usages des produits »
puisque la technique devenue folle se
venge des humains en détruisant tout.
« Le père qui offre un mogwaï à son petit
garçon est un inventeur raté, dont les
appareils se détraquent lamentablement.
La métamorphose des gentils mogwaïs en
hideux gremlins provient précisément du
non-respect du « mode d’emploi » de
l’animal : ne pas le nourrir après minuit,
ne pas l’arroser […] ne pas l’éclairer avec
une lumière vive. Les Gremlins déchaînés
se répandent à travers toute la ville, en se
livrant au sabotage et au vandalisme sur
les appareils mécaniques et électriques.
[Dans une scène] on voit un gremlin piégé
dans un four à micro-ondes qui explose »(1992 : 180).
Nouvelle cuisine,
nouveaux convives
■
A propos des livrets de recette il y a
ceux qui sont offerts avec l’appareil et
dont personne ne se sert (« j’dois encore
l’avoir au fond d’un tiroir mais j’ai jamais
essayé [les recettes] je l’avoue… ») et il
y a les livres qu’on achète pour expérimenter : démarche volontariste où les
connaissance culinaires classiques doivent être mises en veilleuse pour accepter la logique particulière de l’appareil.
(« Avec ce livre acheté c’est super, parce
que j’ai déjà fait un gâteau, en huit
minutes il était déjà cuit. ») Une fois comprise, cette logique permet de réinterpréter des recettes anciennes réputées
difficiles comme celle du « canard à la
Brillat Savarin » que propose This (1993 :
8) : « Ayez des cuisses de canard que
vous faites griller à feu vif dans du beurre mais très peu de temps : juste ce qu’il
faut pour qu’une belle croustillance
dorée apparaisse. Ainsi grillée, la viande
reste immangeable : la partie centrale
n’est pas cuite et l’on sait combien les
cuisses de canard doivent l’être ! A l’aide
d’un papier absorbant, retirez la graisse
de surface et, à l’aide d’une seringue,
injectez du Cointreau au cœur de la viande. Passez-la au four à micro-ondes pendant quelques minutes selon le nombre
de morceaux et la puissance de l’appareil ; les micro-ondes domestiques qui
sont absorbées surtout par les parties
contenant du liquide, épargneront la surface qui a un peu séché et n’a d’ailleurs
plus besoin d’aucun traitement ; en
revanche elles cuiront le centre de la viande « à l’étouffée » dans une vapeur alcoolisée et aromatisée à l’orange. […] Ne
faites pas les frais d’une sauce : elle est
déjà dans la viande. Ne flambez pas : l’alcool a déjà baigné les chairs. Regardez
votre montre : vous verrez que la science
ne vous a pas fait perdre votre temps au
contraire. Elle a en outre rénové une
recette ancienne en l’allégeant. » Il y a de
la jubilation dans cette cuisine interprétative et cérébrale. Comme le note Perriault : « Le four à micro-ondes conduit à
analyser et à décomposer les pratiques
culinaires » (1992 : 120-121). Le public
suit plus timidement : « Ça me tenterait
bien quand même s’il y avait une version
avec un gril [quand je changerai d’appareil] ; ça serait peut-être plus rigolo pour
faire autre chose que du réchauffage ;
enfin pour faire de la cuisine quoi ! » (H.
J.) Cuire du poisson « en papillote »
mais sans préchauffage du four traditionnel ou réaliser des « îles flottantes »
deviennent des petits exploits qu’autorise l’usage bien pensé de l’appareil.
Ce changement du mode culinaire est,
sans que les faits soient corrélés,
concomitant des modifications des comportements. J. Perriault note « que se
développe un nouveau modèle de nour-
Le four à micro-ondes
riture familiale, dans lequel les membres
de la famille consomment ensemble des
préparations individuelles toutes faites »
(1992 :122-123), il poursuit : Le microondes « permet, d’un point de vue symbolique, l’affirmation de certaines identités ainsi que l’automisation des
comportements. » En clair la tendance à
préparer pour chacun selon ses goûts est
nettement renforcée par les moyens
offerts par le four à micro-ondes.
Vieillir chez soi
■
[La narratrice est une vieille dame
anglaise] : « Je fis extrêmement attention
en versant l’eau bouillante dans un pichet
[pour faire le thé] et encore plus attention
en faisant les quelques pas qui me séparaient du salon. Il me fallait être particulièrement prudente, à présent, avec la
chaleur et les distances. Les choses les
plus ordinaires, tous les éléments qui
constituaient le monde des humains,
étaient devenus dangereux et menaçants
pour moi. Les feux, les marches et les parquets cirés attendaient de me voir tomber
la tête la première, sans malice mais avec
une constance déplaisante et surnaturelle. Le monde semblait-il, devenait passivement hostile à mesure que la mort
approchait. » (Alice Thomas Ellis, 1993 :
35). Ce thème de la fragilisation et de la
perte d’autonomie des personnes est un
motif récurrent dans le discours de
nombre de nos enquêtés. Dans cette perspective les personnes âgées et/ou leurs
enfants considèrent le micro-ondes
comme une solution quasi miraculeuse
puisqu’il offre à leurs yeux cette sécurité incomparable du « sans flamme » (et
dans une moindre mesure du « pas de
vaisselle »). Ainsi Pascal S. (à propos de
sa mère) explique : « manipuler un four,
programmer la température, elle n’était
pas sûre. Est-ce qu’il est bien allumé? Estce qu’il est bien éteint ? Donc c’était une
partie de stress quand même importante ;
alors que le micro-ondes a une approche
quand même beaucoup plus simple. C’est
allumé, c’est éteint. » Même constat de la
part de la fille de Madame M. : « Avec sa
main handicapée elle ne peut pas bien
récurer les casseroles alors le micro-ondes
c’est pratique. Elle fait chauffer l’eau
dans sa tasse pour sa tisane et le
dimanche comme elle est toute seule, il
faut qu’elle se débrouille […] ; elle est
beaucoup plus autonome. »
Pour conclure
■
Il y a là une piste intéressante que les
organismes chargés de la distribution des
repas à domicile ont médiocrement explorée : les réticences sociales (et morales)
face au four à micro-ondes fondent par
enchantement quand il s’agit du Troisième (et Quatrième) Age. L’individualisme
qu’il autorise, l’aspect minimaliste de sa
mise en œuvre (peu de manipulation, pas
de vaisselle) et même ce degré zéro de la
cuisine qu’il représente parfois servent
une juste cause : celle de l’autonomie et
de la sécurité de la vieillesse solitaire. Ce
qui se révèle frustrant pour la ménagère
contestée dans son autorité traditionnelle culinaire devient un atout à l’heure où
l’envie de cuisiner a disparu.
L’objet est attrayant à deux moments
contrastés de l’existence: L’entrée dans la
vie professionnelle pour des « jeunes »
qui n’ont pas vraiment le temps (ni le
goût) d’une cuisine à l’ancienne et la sortie de la vie active pour des « vieux » pour
qui cuisiner devient une contrainte. De ce
fait, l’apparition de l’appareil dans la
cuisine est ambigu puisqu’elle révèle
parfois crûment la solitude qui l’accompagne et la misère affective qu’il
recouvre : clean, technique mais point
trop, sans feu certes mais sans l’alchimie
de la cuisson qu’on contrôle et surveille
du nez et de la cuillère, sans parfum
aussi hélas. Un outil de la post-cuisine
pour personne seule en somme…
123
Notes
■
1. Cette recherche a bénéficié des travaux d’étudiantes en maîtrise d’ethnologie de l’Université Marc Bloch
de Strasbourg : Mélanie Boudisseau
(1998) et Régine Patron-Dia (1999)
et de ceux de Marie-Berthe Kern
pour le diplôme universitaire de
Gérontologie
générale
de
l’Université Louis Pasteur de
Strasbourg (1999). Qu’elles soient
ici chaudement remerciées pour
leur contribution.
2. Et les réunions autour d’une
conseillère en éducation ménagère
voire amicalo-commerciales type
« tupperware » fonctionnent aussi,
Bibliographie
■
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Isabelle. [1990] Radioscopies d’un
four à micro-ondes. s. l., s.n.
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• BERTHON, Marc. 1995. « Je pense
donc je chauffe » Le Nouvel
Economiste, n° 979. 13 janvier 1995,
p. 83.
• BOUDISSEAU, Mélanie. 1998. Etude
du comportement social face à un nouveau mode de cuisson : le four à microondes. Strasbourg. Université Marc
Bloch. Mémoire de maîtrise en ethnologie, dactylographié.
• CAMPION-VINCENT, Véronique,
RENARD,
Jean-Bruno.
1992.
Légendes urbaines ; rumeurs d’aujourd’hui. Paris, Payot.
• DUSSUET, Annie. 1997. Logiques
domestiques. Paris, L’Harmattan.
• ELLIS, Alice Thomas. 1993. Les
ivresses de Madame Monro. La trilogie
on l’a vu, très efficacement dans
cette perspective.
3. Le thème d’une destruction invisible de l’aliment est toujours en
filigrane dans le discours, on y
reviendra dans un prochain paragraphe.
4. Les deux thèmes : mode de cuisson
insuffisamment bactéricide et modification chimique des aliments sont,
parmi d’autres, ceux d’un bulletin
alarmiste de diététique Diet Infos
qui consacre son numéro d’octobre 1991 aux « maléfices du four à
micro-ondes » (Campion-Vincent,
Renard, 1992 : 183).
5. Dans un bulletin d’informations diffusé le 1er juin 1998 sur FranceInter, le présentateur raconte que
dans un internat, les adolescents
avaient souhaité disposer de réfrigérateurs et de micro-ondes pour leurs
petits déjeuners. Un matin, une
curieuse odeur attira l’attention du
surveillant :
quelqu’un
avait
« essayé » le nouveau matériel en y
mettant un hérisson trouvé dans le
parc…
6. cf. l’ensemble de l’ouvrage de
V. Campion-Vincent et J.-B. Renard
1992 pour l’exploration des thèmes
de ces « légendes urbaines » ; on
remarquera que la peur des nouveautés « misonéisme » selon le
terme savant se porte maintenant
sur le téléphone portable et les
risques de « tumeur au cerveau »
qu’il ferait courir à ses utilisateurs.
du jardin d’hiver, t.2. Paris, L’Olivier.
(éd. anglaise 1988).
• HEMERY, Dominique. 1983. Risque
du rayonnement des fours domestiques
à micro-ondes. Thèse de doctorat en
médecine. Université de Lille III.
(multigraphié)
• KERN, Marie-Berthe. 1999. Le four à
micro-ondes au service des personnes
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Gérontologie. (multigraphié).
• [LANSARD Monique]. La cuisine au
micro-ondes. Recettes traditionnelles
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Colmar, SAEP.
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124
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Chantiers
KANDINSKY, TRAIT TRANSVERSAL, 1923. HUILE SUR TOILE 141
COLLECTION D’ART NORDHEIN-WESTFALEN, DÜSSELDORF,
ALBUM D’EXPOSITION, CENTRE GEORGES POMPIDOU, 1984.
X
de recherche
202
CM
Patrick Schmoll
PA T R I C K S C H M O L L
Meurtre du père et
naissance des organisations
Une relecture du récit freudien
de la « horde primitive »
es lignes qui suivent sont une
réflexion sur le récit freudien de
la « horde primitive », que nous
inspire notre expérience d’assistanceconseil aux créateurs d’entreprise et de
conseil aux entreprises en matière de
gestion des ressources humaines. Notre
propos se référera essentiellement à
une pratique des organisations de droit
privé (entreprises en majorité, et
quelques associations). On pourra
considérer qu’il évoque également le
fonctionnement de certains services
d’établissements publics, mais nous
nous contentons ici de réserver notre
opinion sur ce point, en soulignant
plutôt la différence qui résulte de la
définition même des limites entre
domaines publics et privés. Cette différence est en effet essentielle pour la
suite du propos : les entreprises privées se signalent par l’existence d’un
fondateur, qui en est au départ aussi le
propriétaire, ce qui ne saurait, par définition, être le cas d’un établissement
public, dont la création résulte d’un
décret impersonnel. Même les associations sont un cas-limite, de ce point
de vue : elles sont fondées, certes, par
des individus repérés, parmi lesquels il
peut s’avérer qu’il n’y ait qu’un seul
réel initiateur du projet associatif ;
mais le domaine du droit (droit civil et
non droit commercial) et, plus généralement, le discours dont se supporte
une association posent a priori comme
un principe l’égalité de ses membres
(qui par ailleurs n’ont aucun droit de
propriété sur l’association), alors que
le fondateur d’une entreprise a, à cet
égard, une position originale qui le dis-
L
PATRICK SCHMOLL
128
CNRS UPRESA 7043
Laboratoire de Sociologie de la
Culture Européenne, Strasbourg
tingue de tous les autres acteurs de l’organisation.
Notre expérience porte sur des entreprises de petite taille : qu’elles aient la
forme juridique d’entreprises en nom
personnel ou de sociétés, il s’agit de
créateurs d’entreprises, d’entrepreneurs
individuels ou de Petites et Moyennes
Entreprises (PME) ne dépassant pas, en
général, un effectif d’une trentaine de
personnes. Ce que nous observons donc
le plus souvent, ce sont ces premières
étapes de la vie d’une entreprise, alors
qu’elle n’a pas encore atteint les dimensions d’une organisation achevée, et que
son existence est encore intimement liée
à la personne du fondateur : à ce stade,
si le chef d’entreprise disparaît, il n’y a
plus d’entreprise.
Nos interventions sur les quinze dernières années ont répondu à des
demandes diverses : organisation du travail, sélection et recrutement du personnel, stratégie de communication,
choix d’une structure juridique appropriée aux objectifs de l’entreprise, etc.,
impliquant dans chaque cas l’élaboration d’une méthodologie d’étude ou d’intervention adaptée. Le point commun
des interventions du consultant, c’est
qu’il est sollicité sur des problèmes qui
signalent la plupart du temps que l’organisation a atteint un seuil dans son
développement vers un état qu’on peut
considérer comme son horizon : un horizon que le chef d’entreprise a du mal a
accepter, puisqu’il s’agit de sa propre
disparition. Une organisation peut en
effet se définir comme « achevée » à
partir du moment où elle peut se passer
de son fondateur.
L’entreprise
et son dirigeant :
une relation cannibale
Meurtre du père et naissance des organisations
■
Le fonctionnement d’une entreprise
est animé par l’antagonisme entre deux
logiques, celle de la rationalité gestionnaire propre à l’organisation et celle des
acteurs humains de celle-ci, individus ou
groupes. Mais il ne s’agit pas d’un antagonisme simple : l’organisation n’existe
que par l’énergie des humains qui la composent et qu’en même temps elle doit nier.
Et notamment elle n’existe au départ que
par l’énergie de son fondateur, à la fois
moteur indispensable de l’entreprise et
néanmoins source plus ou moins fréquente de confusions entre l’intérêt de
l’entreprise et la conception personnelle
que le dirigeant a de cet intérêt.
Le thème de l’oralité est particulièrement présent dans le discours des organisations, et spécifiquement des entreprises. Dans les grandes entreprises, un
vocabulaire cannibalique est régulièrement sollicité pour exprimer les rapports
de compétition entre deux organisations :
l’une peut absorber l’autre (l’absorption
n’est pas qu’une métaphore, c’est le terme
juridique pour désigner l’opération), elles
peuvent se « grignoter » des parts de marché. Lorsqu’on se rapproche des entreprises de taille plus petite, ce vocabulaire devient plus personnalisé, en raison de
la confusion existant entre l’organisation
et son fondateur. Là où les dirigeants de
grandes organisations ne peuvent que
dire : « Nous allons nous faire bouffer (par
la concurrence, par la Sté X, etc.) », un
dirigeant de petite entreprise peut dire
« Je vais me faire bouffer » sans qu’on soit
sûr si c’est de lui ou de son entreprise qu’il
parle.
Le dirigeant d’entreprise, dans ces
expressions, se vit comme menacé d’être
mangé, soit qu’il s’identifie à son entreprise et perçoive les menaces qui pèsent
sur elle comme une menace de dévoration
le visant, lui personnellement, soit aussi
qu’il perçoive son entreprise elle-même
comme une menace pour sa propre intégrité. Nous avons tous dans notre entourage des dirigeants de PME dont l’entreprise a atteint cette taille critique qui fait
qu’elle n’est pas encore une grande organisation dans laquelle personne n’est
indispensable, mais qui n’est plus, non
plus, une petite structure qu’un seul
homme peut contrôler seul. Les dimen-
sions de l’entreprise se sont accrues et
l’inquiètent, son fonctionnement commence à lui échapper, elle commence a
réagir comme une entité qui a sa propre
logique. Les projections personnifiantes
qui faisaient de l’entreprise, comme on le
dit souvent, son « bébé », alimentent
désormais l’image d’un rejeton qui a grandi, a de plus en plus d’appétit et qui
menace de dévorer même son géniteur.
Dès lors, les contraintes de la gestion sont
vécues par le dirigeant comme une espèce de vampirisation de son énergie par
l’entreprise : elle le « pompe », elle lui
« bouffe » tout son temps, avec en toile de
fond l’anxiété diffuse de se faire définitivement annihiler par absorption.
Ce vécu résulte de l’indistinction existant dès l’origine entre la personne du
fondateur et sa créature, entre ce qui est
objectivement nécessaire au développement de l’entreprise et la représentation
subjective qu’a son fondateur de ce qui
est bien pour elle. Il exprime cette indistinction en même temps que l’atteinte
d’une limite et la nécessité d’un dépassement. L’entreprise appartient à son
fondateur, mais celui-ci, en retour, appartient à son entreprise, et il constate que
cette réciprocité se paie d’un prix personnel de plus en plus élevé. Le dirigeant
est partagé entre le refus de se séparer
de ce qui lui appartient et le besoin qu’il
ressent néanmoins de cette séparation,
pour sa propre survie.
L’organisation et son dirigeant entretiennent à ce stade une relation symbiotique, chacun se nourrissant en quelque
sorte de l’autre. Or, il s’agit d’un équilibre
instable, car la symbiose (situation en
principe mutuellement bénéfique) menace souvent d’évoluer en relation parasite,
situation dans laquelle l’un des deux partenaires se fait en définitive complètement consommer par l’autre, entraînant
leur disparition à tous deux. Rappelons
qu’une majorité de créations d’entreprises ne survivent pas au-delà de deux
ans, et que, plus significativement, un
grand nombre d’entreprises pourtant stabilisées disparaissent au départ de leur
dirigeant, faute d’un repreneur. La symbiose entre le fondateur et sa créature est
donc une contradiction vivante de l’entreprise, dont il n’est même pas forcément
souhaitable qu’elle ait une solution définitive, puisque celle-ci risque de ne se
concevoir que comme l’une de ces deux
options : la disparition du fondateur ou la
mort de l’entreprise.
Cette contradiction nous a conduit à
considérer que la question du meurtre est
au cœur de la dynamique des organisations, puisqu’elles n’atteignent leur achèvement qu’à la condition de s’affranchir
des subjectivités qui pourtant les constituent et les font vivre1. L’élimination du
fondateur se présente comme le modèle
archétypique de ce meurtre, puisque cet
acteur est celui qui, par définition, non
seulement fait vivre l’organisation, mais
lui donne la vie, et doit donner aux autres
l’exemple du sacrifice personnel qu’il faut
consentir pour qu’elle se développe. Que
ce meurtre ait un caractère cannibalique
évoque alors directement le récit freudien
de la horde primitive.
Le récit de la
« horde primitive »
■
Freud a popularisé l’hypothèse de la
« horde primitive », du meurtre du père et
du repas totémique, pour rendre compte
de données de la psychologie individuelle et collective, et tenter de donner une
explication des premiers temps de la civilisation2.
Il reprend de Darwin la notion de
« horde primitive », qu’on retrouve également chez Atkinson, qui utilise le terme
de « famille cyclopéenne ». Rappelons le
passage de Darwin, cité par Freud : « Les
hommes ont vécu primitivement en
petites sociétés, chaque homme ayant
généralement une femme, parfois, s’il
était puissant, en possédant plusieurs,
qu’il défendait jalousement contre tous
les autres hommes. Ou bien, sans être un
animal social, il n’en a pas moins pu vivre,
comme le gorille, avec plusieurs femmes
qui n’appartenaient qu’à lui : c’est qu’en
effet tous les naturels se ressemblent en
ce qu’un seul mâle est visible dans un
groupe. Lorsque le jeune mâle devient
grand, il entre en lutte avec les autres
pour la domination, et c’est le plus fort
qui, après avoir chassé ou tué tous les
concurrents, devient le chef de la société
(Dr Savage, dans Boston Journal of Natural
History, vol. V, 1845-1847). Les jeunes
mâles, ainsi éliminés et errant d’endroit
en endroit, se feront à leur tour un devoir,
lorsqu’ils auront enfin réussi à trouver une
femme, d’empêcher les unions consanguines trop étroites entre membres d’une
seule et même famille »3.
Darwin suppose manifestement une
régulation naturelle du groupe préhumain,
129
Patrick Schmoll
à l’image des sociétés de primates, mais
Freud n’en retient qu’une situation criminogène : « un père violent, jaloux, gardant
pour lui toutes les femelles et chassant ses
fils, à mesure qu’ils grandissent »4. D’où il
déduit l’hypothèse du crime: « Un jour, les
frères chassés se sont réunis, ont tué et
mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis,
ils sont devenus entreprenants et ont pu
réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire.
Il est possible qu’un nouveau progrès de la
civilisation, l’invention d’une nouvelle
arme leur aient procuré le sentiment de
leur supériorité. Qu’ils aient mangé le
cadavre de leur père, il n’y a à cela rien
d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de sauvages cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de
chacun des membres de cette association
fraternelle. Or, par l’acte de l’absorption ils
réalisaient leur identification avec lui,
s’appropriant chacun une partie de sa
force. Le repas totémique, qui est peut-être
la première fête de l’humanité serait la
reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable »5.
Ainsi qu’il l’indique lui-même, Freud
emprunte l’idée du repas totémique à
Robertson Smith. Le clan vénère un
animal, le totem, qu’il considère comme
l’ancêtre commun du clan, et qu’il tient
pour sacré. Il est l’objet de préventions
particulières, et surtout, il est interdit de
le tuer. Une autre prescription du tabou
totémique porte sur les femmes du
même clan totémique, dont il est interdit de tirer une satisfaction sexuelle. À
intervalles réguliers, de l’ordre d’une
fois par an, le clan organise cependant
une fête au cours de laquelle l’animal
totem est mis solennellement à mort et
mangé.
Freud rapproche les tabous des interdits résultant du complexe d’Œdipe : ne
pas tuer le père et ne pas prendre la
mère pour femme. L’interdit du meurtre
et l’interdit de l’inceste seraient les
toutes premières lois sociales, et le repas
totémique le premier rituel.
Une hypothèse
critiquée mais
qui reste pertinente
130
■
L’hypothèse de Freud a été critiquée
par les anthropologues. Malinowski, qui a
été pourtant l’un des premiers à utiliser
les théories psychanalytiques dans un travail de recherche sur la vie sociale et familiale des sociétés dites primitives6, a souligné les faiblesses majeures du
raisonnement. À la différence des
hommes décrits par Darwin, dont le comportement ne se différencie pas de celui
du singe, les « frères » de la horde primitive décrits par Freud sont capables de
s’associer, de définir un projet commun
(tuer le père), et, une fois le père occis,
d’éprouver des remords, des émotions
ambivalentes et d’édicter les interdits
nécessaires à la vie en société. Freud
admet même la possibilité que le meurtre
ait pu être rendu possible par un « nouveau progrès de la civilisation » ou « l’invention d’une nouvelle arme », ce qui
suppose, avant toute civilisation, que
les meurtriers aient été équipés d’objets
qui sont précisément des produits de la
civilisation.
Les animaux ne possèdent ni langage, ni lois, ni institutions. Si on accepte
le récit freudien dans sa forme originale, on accepte l’idée qu’une forme de
culture est déjà en place et que le
meurtre du père n’est pas ce qui la
fonde. A contrario, si on pose que les
hommes ne se différencient pas du
singe à ce stade, on doit suivre Darwin
et Atkinson, pour qui, comme le souligne Malinowski, « dans la famille
cyclopéenne pré-humaine, les enfants
mâles et femelles quittent naturellement la horde dès qu’ils deviennent
indépendants »7. « Le fonctionnement
des instincts à l’état de nature s’effectue sans complications spéciales, sans
conflits intérieurs, sans émotions refoulées ou événements tragiques »8. Or,
Freud, s’écartant de Darwin, est obligé
de postuler que les fils et filles ne partent pas naturellement, mais que le
père chasse les uns et retient les autres
pour son usage personnel, d’où résulte
la situation conflictuelle qui va déboucher sur le meurtre. « Freud charge la
famille cyclopéenne d’un grand nombre
de tendances, d’habitudes et d’attitudes
mentales qui seraient tout simplement
fatales à n’importe quelle espèce animale »9.
L’hypothèse freudienne est exposée
sous la forme d’un récit, et c’est sans
doute le choix du genre qui fait sa faiblesse, car il induit la description d’une
action « dramatique », dont les personnages présentent inévitablement une
humanité à laquelle ils ne sont pas cen-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
sés avoir déjà accédé. A contrario, les
critiques d’anthropologues comme Malinowski ne sont sans doute pas exemptes,
elles aussi, de présupposés, liés aux
limites des connaissances de l’époque
en matière de biologie du comportement humain.
Il faudrait donc reprendre le récit
freudien à partir d’une configuration de
départ qui serait effectivement celle
d’un groupe préhumain à l’état de nature, c’est-à-dire excluant tout ingrédient
culturel tel que la possibilité d’échanges
Meurtre du père et naissance des organisations
Kandinsky, Autour du Cercle, 1940. Huile sur toile 96,8 x 146 cm, Salomon R. Gugenheim Museum, New York
Catalogue Pompidou, 1984
langagiers, de sentiments élaborés
autres que les simples appétits. Mais
que sont les données naturelles de l’espèce humaine, qui seraient à la fois suffisamment proche des grands primates
pour s’appuyer sur le modèle de leurs
sociétés, et suffisamment différents
pour expliquer qu’elles aient, de là, évolué vers quelque chose de différent,
impliquant notamment les hypothèses
d’un meurtre fondateur et de l’ingestion
cannibalique du père ?
Depuis Darwin, les recherches ont
progressé, et les observations et les
méthodes de l’éthologie appliquées à
l’étude comparée des grands primates et
de l’espèce humaine, permettent de
revenir sur la configuration proposée
par Freud. L’humain se caractérise, par
rapport à ses collègues simiens, par un
défaut de son équipement génétique : il
est remarquablement dénué à la naissance de la plupart des schémas innés
de conduite qui lui permettraient de survivre par lui-même. Il a du mal à déterminer les objets naturels de ses besoins,
et tout autant de mal à produire les comportements permettant de les atteindre.
Ce défaut permet d’expliquer à la fois la
prévalence chez l’homme des acquisi-
131
Patrick Schmoll
tions sur les conduites innées, la longueur de l’enfance, une sexualité tardive, non limitée à des périodes de rut, et
par nature peu discriminante quant à
ses objets, l’absence de mécanismes
régulateurs naturels de l’agressivité. La
nature de l’attachement mutuel au sein
du groupe est très trouble, les sentiments parentaux, filiaux, sexuels étant
relativement mélangés, invitant à un
grégarisme fort et durable, mêlé de violence10.
Malinowski a en fait raison de faire
ob-server que le récit freudien suppose
chez l’humain des dispositions qui
serait normalement fatales à l’espèce :
c’est bien dans ce défaut fondamental
de l’équipement naturel de l’homme
que réside la nécessité d’un construit
culturel. Les observateurs de la nature
humaine qui ont cessé de se faire des
illusions sur sa bonté primordiale ne se
demandent pas comment et pourquoi le
lien social peut en certaines occasions
être menacé, mais bien plutôt comment et pourquoi, au sein d’une espèce
que ses inclinations naturelles
devraient conduire à l’autodestruction,
le lien social est malgré tout possible.
À ceux qui pensent que le meurtre n’a
rien à voir avec le début de la civilisation, on peut répondre que l’homme est
un animal civilisé qui tue à l’intérieur
de sa propre espèce, à la différence des
autres primates. Il faut donc bien que
cela ait commencé un jour, et on peut
imaginer que la première fois fut probablement un événement notable pour
le groupe.
Une approche cognitive■
132
Freud présente ce récit à la fois
comme un mythe qui rend compte de
données de la psychologie individuelle et
collective, et comme la relation d’un événement qui se serait effectivement passé,
à une époque remontant à la préhistoire
de l’humanité, invérifiable mais nécessaire à l’explication d’un certain nombre
de faits sociaux et individuels. Le caractère historiquement invérifiable rend
hasardeux le débat sur ce point. Pour
nous, le réel intérêt du récit réside dans
sa cohérence interne, en l’occurrence
dans sa référence à ce que la psychanalyse considère comme originaire dans
l’homme : le complexe d’Œdipe. Le
meurtre du père de la horde primitive est
la « scène primitive », au sens freudien,
de l’humanité, et plus spécialement des
organisations humaines : un événement
repris, répété, transformé, parce que
c’est autour de lui, sur son modèle, que
s’organise le jeu des pulsions individuelles quand elles s’affrontent dans la
production d’une œuvre collective.
Pour construire ce qui se présente
en fait comme un modèle logique de la
mise en place de toute organisation
humaine, on peut donc reprendre l’hypothèse freudienne, mais, suivant l’idée
d’un défaut fondamental dans l’équipement instinctif de l’homme, en partant de ce qui serait un degré zéro aussi
bien de l’animalité que de l’humanité,
dans lequel les pulsions des humains
vivant à proximité les uns des autres
s’exerceraient sans frein aucun. De là,
il faut se demander quels sont les
ingrédients qui permettent à des
humains de coopérer, les contraignent
à le faire, et aussi, garantissent une certaine pérennité de cette coopération.
Le récit freudien sert ici de guide-ligne
d’une anthropologie cognitive qui s’appuie sur la logique de ce qui aurait pu
se passer, mais aussi continue à se passer quotidiennement dans les organisations, la culture étant en fait le résultat d’un travail millénaire, et d’un
apprentissage, qui vise à éviter que
cette répétition aille jusqu’au drame
qu’elle implique comme une conséquence logique.
La mise en place d’une organisation,
c’est-à-dire d’un minimum de coopération qui permette à des humains de se
répartir un travail pour l’atteinte d’un
objectif, va supposer de leur part de
renoncer à la satisfaction immédiate de
leurs pulsions pour la promesse d’une
satisfaction ultérieure, certes plus
importante, mais différée. Qu’est-ce
qui permet d’engager un tel processus
de réfrènement et de canalisation des
pulsions individuelles au profit du lien
social ?
Sans doute, pour survivre, les
humains ont-ils intérêt à s’organiser : La
coopération pour la satisfaction des
besoins élémentaires est donc une donnée majeure du lien social. C’est sur elle
que s’appuient les approches sociologiques classiques et la plupart des théories de l’organisation qui ont encore
cours actuellement dans les enseignements de gestion. Les méthodes de
« management » posent qu’une organi-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
sation est un système d’échanges d’utilités entre des acteurs rationnels (même
si leur rationalité inclut parfois la prise
en compte de mobiles affectifs ou symboliques). L’organisation produit des
biens et des services qu’elle échange sur
un marché, et pour cela, elle sollicite la
contribution de ses membres en échange
d’une rémunération et/ou d’autres
contreparties.
D’une certaine manière, le récit freudien implique de la part des frères préhumains une telle dimension de coopération en vue d’un résultat: le meurtre du
père serait la première action concertée.
Mais c’est précisément la critique que
Malinowski, comme d’autres, portent au
modèle, et c’est une faiblesse dont il faut
le débarrasser. Une coopération dans un
tel esprit demande en effet un préalable
important, l’anticipation du résultat : les
humains doivent faire le sacrifice de leur
satisfaction avant de faire l’expérience
du résultat positif de ce sacrifice. Pour
les en convaincre, il faut donc déjà en discuter, c’est-à-dire avoir atteint un niveau
minimal de c rtation et d’élaboration du
lien social.
En fait, il faut même simplement
pouvoir se parler, c’est à dire avoir accès
au langage, qui est le seul système de
signes qui puisse rendre présent
quelque chose qui n’est pas encore réalisé, exprimer une promesse. Or, si nous
nous situons au départ à un degré zéro
de l’organisation qui est aussi le degré
zéro de l’organisation pulsionnelle, ce
modèle ne permet pas d’imaginer un
groupe de primates s’associant entre
eux pour la première fois en vue d’un
objectif concerté : dans un tel groupe, on
mange, on dort, on copule, on se tape
dessus, mais on ne parle pas, donc on ne
peut ni négocier, ni promettre.
Par ailleurs, le seul calcul rationnel par
chacun des intérêts comparés entre satisfaction immédiate et satisfaction différée
est insuffisant à assurer la permanence de
l’organisation : en supposant que nos primates puissent initier une action concertée, dès que l’objectif est atteint, ou même
avant, s’il est remis en cause par l’un ou
l’autre, le groupe est menacé de retomber
au stade antérieur inorganisé. Il faut en
fait que l’organisation elle-même, et le travail au service de l’objectif commun, procurent en soi, d’une manière ou d’une
autre, une satisfaction qui justifie qu’ils se
prolongent au-delà de l’atteinte d’objectifs circonstanciels.
Ces considérations empêchent de
considérer la coopération pour la satisfaction des besoins élémentaires comme
étant à l’origine même du lien social : il
s’agit plutôt d’une heureuse conséquence de l’instauration de ce lien.
En confrontant d’ailleurs Freud à ses
propres théories, une anthropologie psychanalytique des organisations montrerait également la fragilité, d’un point de
vue strictement logique, de cette conception fonctionnelle des théories, pourtant
les plus courantes, de la gestion des organisations. L’originalité du récit freudien
est en effet de poser que c’est la pulsion
sexuelle qui rapproche primitivement les
hommes, en raison de son objet, l’autre,
qui est d’emblée un objet relationnel.
C’est aussi elle qui donne sa configuration primitive au groupe social à ce stade
précédant l’organisation : le mâle est
conduit à vouloir posséder et conserver
auprès de lui la femelle, et celle-ci à garder auprès d’elle cette partie détachée
d’elle qu’est l’enfant, et à se placer pour
la protection de ce dernier, sous la protection du mâle.
La satisfaction de la pulsion, à ce
stade primitif, exige la possession totale
de l’autre, réduit au rang de chose. Les
relations humaines sont donc caractérisées par une violence brute. Le mâle
dominant exerce sur le groupe un pouvoir sans frein : il dispose de toutes les
femelles, qui sont indifféremment ses
femmes et ses filles, et massacre ou
maintient à distance les autres mâles,
essentiellement ses fils, dès qu’ils
entrent en compétition avec lui pour l’accès aux femelles. Le modèle de départ
est celui d’un groupe fusionnel, grégaire et incestueux. Les fils sont donc
contraints de vivre en groupes de mâles
sur les marges de la horde, où ils attendent de pouvoir accéder à leurs mères et
à leurs sœurs, de façon tout aussi incestueuse, et où ils font en attendant l’expérience d’un minimum de vie en commun. Cette socialité minimale est rendue
possible par l’absence de compétition
entre eux sur l’essentiel : ils n’ont pas de
femelle à se disputer.
Ce degré zéro de l’organisation, qui
peut se répéter indéfiniment tant qu’un
mâle peut succéder à un autre à la suite
d’un combat qui est toujours duel, est
dépassé si l’opportunité se présente d’un
événement, qui est de ce point de vue
une rupture : que plusieurs mâles luttent
ensemble pour tuer le mâle dominant.
Meurtre du père et naissance des organisations
Le meurtre du père:
une question
d’organisation
■
Dans le récit freudien, les mâles écartés prennent l’initiative d’affronter
ensemble le père pour lui soustraire les
femelles, et le tuent.
Le meurtre « à plusieurs » du plus fort
se présente chez Freud comme le prototype de l’action concertée. Mais la même
critique pèserait sur ce que suppose une
telle concertation, à savoir le langage. En
réalité, l’équilibre est suffisamment précaire pour que le caractère collectif de cet
événement puisse résulter d’une précipitation des décisions individuelles non
concertées, comme on peut les observer
dans des foules, ou dans les réactions grégaires de groupes d’animaux face à un
événement particulier. Haine et appétit
suffisent à provoquer l’incident dans un
contexte où l’initiative d’un seul contre le
mâle dominant peut suffire à éveiller
chez les autres, frustrés de l’accès aux
femelles par ce mâle qu’ils haïssent, l’envie de prêter main forte à celui qui
conteste cette situation. L’équilibre
instable entre haine du père, appétits
insatisfaits, manifestations d’affection
entre frères, permet qu’une étincelle
mette le feu aux poudres.
Freud présente l’événement comme
fondateur d’une suite de conséquences
sociales qui ont lieu dans le même
temps. Là aussi, pour aller dans le sens
des critiques des anthropologues, on
peut accepter l’idée d’un processus long,
sans que le principe du schéma soit
remis en cause. Le premier meurtre au
sein d’un groupe humain a peut-être été
un événement qui a jeté un trouble, ne
serait-ce qu’en raison de sa nouveauté. Il
n’a pas forcément été le dernier. A ce
meurtre fait probablement suite une
période de luttes entre les frères pour la
succession du père et l’appropriation de
l’ensemble des femelles, au risque d’une
répétition du schéma originel. Le premier meurtre a pu inaugurer une série
d’autres qui menaçaient objectivement
le groupe de disparition. Quel mécanisme logique aurait permis d’éviter le
pire ?
C’est précisément le caractère collectif du meurtre qui introduit une rupture.
Alors que la position dominante était
jusque là réglée, comme on l’observe
dans les sociétés de primates, à la suite
d’un affrontement duel entre le dominant
en titre et un postulant, limitant ainsi l’expression de la violence à une affaire
entre deux individus, le meurtre collectif
ouvre sur la perspective d’un affrontement généralisé au sein du groupe des
meurtriers, chacun pouvant prétendre
aux fruits de la victoire, et chacun se
retrouvant devant la perspective qui fut
celle du père, d’un combat seul contre
tous les autres. Les meurtriers s’observent
mutuellement et supputent leurs chances.
Il y a là une impasse qui appelle un
dépassement.
L’horreur d’un futur proche qui serait
celui de la violence généralisée vient
soutenir les promesses qu’offre la perspective inverse, celles de la coopération, ouvertes par les règles simples qui
se mettent alors en place, tout à fait logiquement. L’anticipation, la capacité de
penser au futur, qui est une condition de
l’organisation, naît de ce que le passé,
désormais, ne pourra plus se répéter tel
qu’il était. La violence et la haine, fruits
vénéneux auxquels tout le monde a
goûté et regoûterait volontiers, se sont
généralisées à l’ensemble du groupe et
le menacent d’imploser. A contrario, l’anticipation d’un projet suppose l’élaboration d’une mémoire désormais commune
au groupe, une pensée au passé qui se
structure. Cela n’était pas possible tant
que le passé n’était que répétition des
mêmes formes de violence. Mais l’expérience vécue a désormais introduit une
rupture, la possibilité de comparer entre
des formes de vie en commun différentes. L’expérience du groupe des fils et
frères du père disparu s’impose aussi à
eux, désormais, comme la représentation
d’une vie communautaire alternative :
1/l’expérience des liens affectifs noués
entre eux pendant la période d’exclusion, noyau d’un sentiment nouveau,
l’amitié, résultant d’une transformation
de la pulsion ; et 2/l’expérience de l’efficacité de leur action concertée, qui leur
ouvre la perspective d’autres résultats
s’ils continuent à agir ensemble.
Une première forme d’organisation
se met donc en place, qui suppose le
renoncement au rêve de remplacer le
père et de posséder sa mère et sa sœur.
Le tabou de l’inceste et les règles qui
réservent le droit de tuer constituent à
partir de là le noyau du droit et de la
morale. L’exogamie, la nécessité d’avoir
à rechercher les femmes à l’extérieur du
groupe, extravertit en même temps la
133
violence tout en renouvelant l’expérience fraternelle de son expression collective : la guerre, plus que la chasse, soude
le groupe dans la reproduction du
meurtre collectif d’un ennemi extérieur
au groupe.
Du cannibalisme
au repas totémique
134
■
Le récit du meurtre du père par ses
fils comporte un épisode sur lequel on
insiste généralement assez peu. Freud
précise qu’ensuite le père se fait couper
en morceaux et manger. Ce détail pourrait n’être considéré que comme incident : il permet à Freud de donner une
explication de l’origine du repas totémique, mais on peut se passer de l’évoquer quand le meurtre seul suffit à expliquer la mise en place des interdits
fondamentaux que sont l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre au sein du
groupe.
Le repas cannibalique est pourtant
fondateur des étapes ultérieures de l’organisation sociale, comme le cannibalisme en tant que tel l’est dans la théorie
psychanalytique pour l’organisation pulsionnelle.
Dans le récit de la horde primitive, ce
cannibalisme résulte d’abord de l’envie
de s’approprier la force du père, sur un
mode identificatoire primaire. Si on
écarte l’idée d’une réelle concertation
entre frères « associés », cette motivation primaire nous oblige à envisager
que, loin d’être festif, le premier meurtre
donne logiquement lieu à un pugilat
sauvage, au cours duquel le père doit se
faire démembrer et dévorer cru, à peine
tué, et même de préférence encore un
peu vivant pour être sûr que sa force vive
n’échappe pas.
Dans des reprises ultérieures, Freud
insiste sur les motifs : sentiments ambivalents que les fils entretiennent vis-àvis du père, à la fois haï et convoité, combattu et imité parce que tout puissant.
Freud utilise un peu indifféremment les
notions de remord et d’ambivalence pour
décrire ces sentiments, mais il nous faut
les distinguer. Comme le fait remarquer
Malinowski, le remord est un sentiment
élaboré inconnu des animaux. Par
contre, l’ambivalence n’est pas un phénomène proprement culturel. Il résulte
de la nature même de pulsions qui peuvent cœxister tout en étant antagonistes.
L’observation des animaux révèle semblablement des conflits de motivation
d’où résultent des comportements
apparemment aberrants. Dans le groupe
incestueux de la horde primitive, les
sentiments sont troubles, toujours mêlés
d’attirance, de peur et de haine. Le
meurtre du père, ayant satisfait les
pulsions de haine, ne laisse que l’attachement qu’ils pouvaient avoir pour lui :
la place étant libre, chacun s’identifie au
père en s’en incorporant un morceau.
Le cannibalisme exprime les rapports
étroits entre oralité, relation d’objet et
premiers modes d’identification, à un
stade peu élaboré de l’organisation pulsionnelle. Il permet de rendre compte de
l’investissement tout à fait original manifesté par l’espèce humaine pour tout ce
qui concerne l’oralité. En particulier, il
n’y a que ce modèle qui permette une
explication dynamique d’un phénomène
qui finit par nous échapper à force de
nous être quotidien : à savoir que les
humains sont des primates qui communiquent au départ de manière privilégiée par l’intermédiaire de sons articulés produits par la bouche.
Les interdits de l’inceste et du
meurtre, de même que tous les tabous
qui en découlent, ne sont pas formulés,
parce qu’ils sont antérieurs au langage,
dont ils sont en fait une condition préalable, et donc antérieurs à toute possibilité de nommer les choses. Les règles
de vie en société, et la communication
humaine en général, passent cependant
par des mots, et pour que cela soit possible, il faut logiquement qu’ils soient
investis pulsionnellement comme ayant
une valeur de représentant suffisamment évocateur des choses qu’ils représentent. En même temps, parce qu’ils
évoquent ces choses, objets du besoin et
du désir, les mots évoquent et font fonctionner les interdits fondamentaux qui
frappent l’usage de ces choses. Le grognement du primate devient mot, dès
lors que le son se détache de celui qui
l’émet pour être donné aux autres. Il se
présente comme la suite et la conséquence du repas cannibalique : il est la
rétribution de ce qui a d’abord été
ingéré.
L’interdit du cannibalisme (qui est
moins systématique dans les sociétés
humaines que l’interdit de l’inceste) se
déduit de l’interdit du meurtre du père.
Dans le récit freudien, le fait de manger
ce dernier est un aboutissement extrême
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
à la fois de la violence et de l’appétit, de
la haine et de l’amour confondus. Il est
socialement à la fois fondateur parce
qu’acte de partage et d’identification, et
menace sur le lien social car réalisant
une acmé de la pulsion sous sa forme la
plus sauvage et la plus fascinante : il est
en effet tentant de la répéter et de
maintenir la sauvagerie qui l’a engendrée. Il n’est donc pas question d’empêcher cette satisfaction, car la pulsion
sous-jacente est trop forte. Il faut la
reproduire, dans un cadre organisé, créer
un lieu et un temps de défoulement, de
fête, de carnaval, dont le repas est le
noyau.
Le repas totémique, dans lequel l’ancêtre du groupe est représenté par son
animal emblématique, le totem, est le
prototype du repas autour duquel se
noue la convivialité. Il ne répète pas le
meurtre primitif : il le met en scène et
introduit ce qui justement fait la différence, à savoir un ordre. On mange le
totem de différentes manières, selon les
cultures, mais toujours avec des
manières, jamais n’importe comment.
Ce que nous apprennent les recettes, et
jusqu’aux pratiques de dégustation élevées au rang de discipline, comme l’œnologie, c’est que pour ne pas manger
comme un sauvage, il faut manger « dans
les règles ». Manger « dans les règles »
permet à chacun de se distinguer du sauvage, de s’identifier aux autres dans un
groupe, et donc de s’identifier symboliquement au fondateur du groupe.
Conclusion
■
De nos observations du fonctionnement des organisations, notamment
dans les étapes initiales de leur fondation et de leur développement, telles
qu’on peut les observer dans les PME,
nous avons retenu qu’elles sont souvent
confrontées à la figure de la « horde primitive ». Certains dirigeants ont un
comportement de mâle dominant, tant
vis-à-vis de leurs collaboratrices femmes
que des autres hommes qu’ils vivent
comme des concurrents. Le développement de l’entreprise oblige le dirigeant
à introduire des règles de fonctionnement, des éléments d’organisation qui
permettent qu’il soit remplaçable, mais
alimentent sa peur de disparaître et
suscitent de sa part des conduites de
blocage. Souvent, en tant que consul-
tant, nous avons du gérer l’apparente
contradiction de dirigeants qui nous
commandaient une intervention et
contribuaient ensuite eux-mêmes à en
saboter le processus.
Une organisation achevée peut se
définir comme celle qui a pu « tuer le
père » et, distinguant la propriété du
capital de la direction de l’entreprise,
peut recruter et se séparer de ses dirigeants en fonction de besoins et d’une
logique purement gestionnaires. Nos
observations nous suggèrent que ce
« meurtre » a pu être accompli de bien
des manières et que le climat propre
d’une organisation dépend des circonstances de cet événement et du récit qui
en est fait (ou du silence dont on le
couvre). Plus ces conditions ont été difficiles, métaphoriquement proches du
meurtre (une « séparation forcée », par
exemple dans des conditions plus ou
moins « scandaleuses »), plus les valeurs
circulant dans l’entreprise sont exigeantes et le climat social entaché d’une
anxiété et d’une culpabilité diffuses
sans autre explication rationnelle apparente11.
Une stratégie de projet d’entreprise,
qui vise à agir sur la culture de l’entreprise, ne peut aller à l’encontre de ce
« surmoi » collectif, elle doit composer
avec lui. Les mises en scène ont leur
importance.
Peuvent-elles être un outil de gestion ? Ce serait là l’objet d’une étude à
poursuivre. Il serait notamment intéressant de tester l’hypothèse que certaines pratiques du repas en commun
dans les organisations, telles que les
fêtes de fin d’exercice et autres réunions
périodiques du personnel autour d’un
repas collectif, peuvent être interprétées comme des succédanés du repas
totémique, c’est-à-dire, suivant l’hypothèse freudienne, comme des mises en
scène symboliques du meurtre du père
de l’entreprise, de son dépeçage et de
son ingestion, et qu’elles servent de
sédatif à l’angoisse de dévoration du
dirigeant et aux pulsions agressives du
groupe à son égard.
Notes
■
1. Schmoll P., L’Entreprise Inconsciente, Strasbourg, Groupe PSI,
1997.
2. Freud S., Totem und Tabu, 1912,
trad. fr. : Totem et tabou, 1947,
Paris, Payot. Freud a repris ce récit
dans ses écrits sociologiques et
anthropologiques
ultérieurs,
notamment Psychologie collective et
analyse du moi, et Moïse et le monothéisme.
3. Freud S., Totem et Tabou, trad. fr.,
op. cit., p. 145.
4. Id., p. 162.
5. Id., p. 163.
6. B. Malinowski, La sexualité et sa
répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1932.
7. Op. cit., p. 136. C’est nous qui soulignons.
8. Ibid.
9. Id., p. 139.
10. Le livre à la fois rigoureux et amusant par sa présentation de
D. Morris, The Naked Ape, 1967,
trad. fr. : Le singe nu, 1968, Paris,
Grasset, reste une référence.
11. Schmoll P., op. cit.
Bibliographie
■
• DEVAL Ph. (1996), La mise en scène
de la vie professionnelle, Paris, Vigot.
• ENRIQUEZ E. (1983), De la horde à
l’État. Essai de psychanalyse du lien
social, Paris, Gallimard.
• FREUD S. (1905), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, trad. fr.
(1962) : Trois essais sur le théorie de la
sexualité, Paris, Gallimard.
• FREUD S. (1912), Totem und Tabu,
trad. fr. (1947) : Totem et tabou, Paris,
Payot.
• FREUD S. (1921), Massenpsychologie
und Ich-Analyse, trad. fr. (1951) :
Psychologie collective et analyse du
moi, in Essais de psychanalyse, Paris,
Payot.
• FREUD S. (1939), Der Mann Moses
und die monotheistische Religion,
trad. fr. (1948) : Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard.
• MALINOWSKI B. (1932), La sexualité
et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot.
• MORRIS D. (1967), The Naked Ape,
trad. fr. (1968) : Le singe nu, Paris,
Grasset.
• SCHMOLL P. (1997), L’Entreprise
Inconsciente, Strasbourg, Groupe PSI.
135
Pierre Heinz
PIERRE HEINZ
Communication, décentralisation et politique locale
Communication,
décentralisation
et politique locale
Une approche régionale
a thèse présentée ici a été réalisée
sous la direction du Professeur Freddy Raphaël, puis soutenue le 16 septembre 1999 devant un jury présidé par
l’ancien recteur d’académie Pierre Deyon,
et composé de Madame Geneviève Herberich-Marx ainsi que de Monsieur Jean-Baptiste Legavre. Le travail s’est articulé autour
de trois grands moments:
L
En premier lieu, la construction de l’objet de recherche.
Deuxièmement l’exposé des méthodologies de recueil et de dépouillement des
données, suivi du recueil et du dépouillement eux-mêmes (phase d’enquête).
Troisièmement enfin, une phase d’interprétation des données.
PIERRE HEINZ
136
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch, Strasbourg
La recherche était motivée par la mise
au jour des dynamiques de reconstruction
sociale d’une image régionale, générée par
une communication institutionnelle dont
les acteurs politiques cherchent par hypothèse à s’assurer puis conserver la maîtrise.
Le travail effectué s’est attaché à identifier
les ressources stratégiques, les volumes et
espèces de capitaux symboliques mis en
oeuvre par les acteurs en présence, afin de
comprendre les processus de réorganisation
des symboles identitaires locaux.
De la lisibilité sociale des institutions
dépend leur force symbolique efficace.
Dans cette perspective ont émergé des
« marchés locaux de la communication
politique ».Ainsi le réaménagement administratif du territoire qu’est la décentralisation a-t-il contribué non seulement à
réorganiser l’activité des agents politiques,
mais de plus a conduit les collectivités territoriales, et parmi elles les Régions, à se
mettre en quête d’une lisibilité sociale supplémentaire que la communication se vante
d’apporter.
Il fallait s’attacher encore au multipositionnement des acteurs politiques locaux.
Depuis la décentralisation, les élus se sont
affirmés de plus en plus comme les représentants d’identités locales. Ces acteurs
exercent dans la sphère des collectivités territoriales une action construite sur des
stratégies de secret, d’alliances, de réseaux.
Le cumul des mandats leur permet d’articuler des positions stratégiques. Des activités professionnelles autres que politiques
les placent à l’interface de la sphère économique. Il y a ainsi cumul de ressources de
domination qu’il fallait prendre en compte.
La problématique d’une « sacralisation
des notables » qui, par leur multipositionnement, leur surcodage, agglomèrent des
ressources stratégiques, faisait partie de la
recherche.
C’est notamment en tant que ressources
symboliques sur l’espace régional que les
représentations et pratiques politiques ont
été analysées. Pour y parvenir, la recherche
a saisi les représentations, les systèmes de
significations présents d’une part dans les
propos d’acteurs politiques régionaux,
d’autre part dans les contenus de la communication institutionnelle régionale. L’articulation de ces deux catégories d’information fait tout l’intérêt du travail réalisé.
Le recueil des données a été effectué
notamment au moyen d’entretiens semidirectifs. La priorité pouvait ainsi être donnée au sens véhiculé dans les discours, afin
de repérer les représentations des acteurs
politiques régionaux.
Une source supplémentaire de données provenait de la collecte de docu-
Kandinsky, Parties diverses, 1940, huile sur toile, 89 x 116 cm
ments de communication émanant du
Conseil Régional d’Alsace, saisis comme la
concrétisation d’un travail social de mise
en scène de la réalité régionale, qu’il fallait retrouver.
Il faut souligner, car cela fait partie du
travail, les difficultés qu’il y a eu à recueillir
les entretiens. Si certains acteurs ont accepté assez rapidement l’interview, d’autres n’y
ont jamais consenti malgré de multiples
relances. Il a ainsi fallu près d’un an et demi
pour réunir quinze entretiens. Ceci est
révélateur de l’opacité du terrain politique,
de sa résistance au travail sociologique.
Le traitement des informations
recueillies a été effectué au moyen d’une
analyse de contenu pour les entretiens, et
d’une analyse thématique pour les documents de communication. Ce travail a permis de croiser les représentations des
acteurs politiques avec les symboliques
véhiculées par la pratique communicationnelle de l’institution. La mise en pers-
pective de ces deux catégories d’information a permis de répondre aux objectifs de
la recherche et d’en confirmer ou d’en
infirmer les hypothèses. La complémentarité et le renforcement mutuel des deux
techniques étaient visés.
Ce qui ressort de l’interprétation est
que les professionnels de la politique sont
aujourd’hui davantage tentés d’accroître
leur légitimité par l’apport de soutiens en
provenance d’autres champs. Celui de la
communication se qualifie en proclamant
d’une part qu’il est consubstantiel au politique, d’autre part qu’il est performant au
sein de cet espace. L’intériorisation de ce
qu’il y aurait un « besoin » à communiquer, et de la dimension performative de
la communication, est apparue d’autant
mieux effectuée que les acteurs sont plus
jeunes.
Un critère d’âge module en effet les
représentations. Les élus les plus âgés
prônent davantage un contact qualifié de
« vrai », sur le terrain, avec ce qu’ils désignent comme « la base » plutôt que « l’opinion ». Néanmoins, ce travail de terrain est
rendu d’autant plus mal commode pour les
acteurs qu’ils agglomèrent de nombreux
mandats. Les élus sont alors difficiles à
décoder pour l’électorat, qui confond la
plupart du temps les charges, comme
celles de conseiller général et régional
notamment. Dans cette perspective, le
bénéfice tant vanté d’un contact « vrai »
est largement obéré par le cumul de mandats, ce surcodage rendant difficile le
décryptage tant des acteurs que des collectivités qu’ils veulent incarner.
Les modifications intervenues depuis
la décentralisation dans le travail politique
ne peuvent plus être expliquées uniquement par rapport à des valeurs républicaines, établies notamment sur un concept
tel que l’intérêt général. Les motifs des
acteurs locaux sont désormais également
137
Pierre Heinz
138
d’un autre ordre, fondés sur des rationalités issues principalement des espaces économique et de la communication. Certes
ces motifs existaient bien avant la décentralisation. L’aptitude à se mettre en scène,
soi-même et la collectivité que l’on veut
incarner, la faculté à négocier avec les
acteurs économiques sont les composantes
non seulement du jeu politique local, mais
aussi de la construction de l’identité des
notables. La décentralisation a cependant
contribué à accentuer ces rationalités au
plan local. Elle a, surtout, concouru à la
construction de l’identité politique d’une
génération d’acteurs plus jeunes, dont le
travail et les motivations apparaissent désormais éloignés des pratiques de leurs
aînés.
Le renforcement de la légitimité des
élites locales grâce à la décentralisation,
c’est-à-dire le « sacre des notables », à
l’identité politique façonnée bien avant
cette décentralisation, se retrouvait dans
les propos des acteurs les plus âgés. La
communication la plus efficace serait ici
dans le contact direct, physique et forcément « vrai » avec un électorat dont les
comportements se sont par ailleurs modifiés : la diversité et la versatilité des opinions, et donc des votes, en est désormais
l’une des caractéristiques. Dans ce contexte, les messages émis par les institutions,
groupes et acteurs politiques leur échappent partiellement pour être recomposés
par les récepteurs. En d’autres termes la
mise en cohérence des messages s’est individualisée, elle est désormais plus le fait
du récepteur que de l’émetteur. Ce qui
apparaît aux yeux des acteurs est une subjectivisation des grandes références politiques, qui subissent une forme de sécularisation et ont perdu une part de leur
autorité sociale. L’électorat est alors souvent représenté dans les discours comme
un champ à ensemencer, les acteurs ayant
recours à des métaphores, telle la parabole du semeur arpentant son terrain, surveillant la lente maturation de « son » électorat. Dans ce contexte, l’instantanéité et
l’agitation qui caractérisent l’espace
médiatique sont d’emblée disqualifiés.
Une autre génération d’acteurs locaux
s’est construite notamment sur les règles
et modes d’action établis par la décentralisation. Ce sont eux qui désignent le plus
souvent l’électorat comme « l’opinion », ne
disqualifient pas systématiquement les
experts en communication, et envisagent
le développement local comme un parte-
nariat avant tout économique. Ces acteurs
relativisent davantage les hiérarchies, se
représentent les territoires moins comme
des échelons administratifs que sous
l’angle de leur potentiel économique, font
du développement local la concrétisation
effective de la décentralisation au quotidien. Il y a eu, dans cette perspective, une
complexification du travail politique, basé
sur une triple articulation territoires – secteurs d’activités locaux – communication
localisée. L’élu se représente alors comme
un décideur, un arbitre à l’interface de plusieurs sphères d’activité sociales, un éluentrepreneur. Rendement, performance
et marketing publicitaire local sont des
notions trop éloignées du modèle d’action
notabiliaire pour ne pas le remettre en
question. Le renouvellement des générations doit contribuer progressivement à
accentuer ce mouvement.
Si l’espace politique est apparu partiellement restructuré dans le sens d’une
division du travail à même de justifier
l’existence sociale des agents de la communication, les élus manifestent toujours
leur volonté forte d’en conserver la maîtrise. Il s’agit pour eux de conserver le
contrôle du discours qui s’exerce sur la
politique de communication, de maîtriser
la communication déployée autour de la
communication, et au final de préserver le
volume, la structure et la disposition de
leurs capitaux symboliques dans l’espace
politique régional. Certes les acteurs
manifestent leur intérêt pour des opérations de mise en visibilité de la Région.
Dans cette perspective, à l’intérieur des
frontières régionales, la communication
est perçue comme un vecteur de lisibilité
de la collectivité. Un rôle historique était
attribué à la région, qui lie géographie,
histoire et cohésion sociale pour conférer
à l’Alsace une dimension intemporelle,
des spécificités immuables, un rôle de
charnière européenne. Dans ce contexte
souvent désigné comme un « pays de
cocagne », ces éléments s’ils sont préservés
doivent assurer un avenir radieux, ancré
sur une tradition représentée comme le
socle de la pérennité. La thématique de la
tradition apparaît comme le moyen préférentiel d’une réassurance face aux problématiques de la modernité. De même
l’identité, toujours garantie par un corpus
de traditions, permettrait-elle de contrecarrer l’insécurité, le chômage, ou encore
une immigration représentée comme trop
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
abondante dans une région décrite
comme l’une des plus densément peuplée
de France. La représentation d’un espace
vital menacé rejoint celle d’une Alsace
victimisée par une histoire singulière. Il y
avait ici des éléments de convergence
avec les argumentaires de partis se définissant eux-mêmes en victimes, comme le
Front National notamment. Ses succès
électoraux pourraient alors s’expliquer
dans la congruence, l’adéquation d’une
part de son argumentaire avec un imaginaire collectif régional qui en aurait déjà
incorporé certains éléments thématiques.
Les thématiques recueillies, analysées
et interprétées au sein des supports de
communication institutionnels régionaux
reprenaient les représentations relevées
dans les discours des acteurs. La communication opérait ici un travail de réorganisation et d’amplification des symboliques
utilisées par les élus. Les caractéristiques
régionales accentuées étaient celles de
l’identité, du patrimoine, de la singularité. C’est un fil rouge identitaire qui se
conjuguait tout au long des documents
analysés, reprenant les thématiques du
particularisme rhénan et d’une géographie qui contribueraient à inscrire la
région dans un état de nature mythique
qui n’est pourtant autre qu’une production sociale, une reconstruction identitaire. Cette mise en scène de la singularité a
été explicitée, à l’interprétation, par le
désir de se représenter de façon unifiée
et d’impulser le besoin de se retrouver
collectivement, dans le cadre d’un mythe
de l’unité.
Dans la même perspective, la thématique rhénane du fleuve nourricier renvoiet-elle à une culture « double », dont les
pages écrites « de part et d’autre » de la
frontière promeuvent davantage la dualité
que la pluralité. La communication s’inscrivait là-encore comme l’écho des propos
d’acteurs politiques se réclamant fréquemment d’une double culture, représentée sur le mode de la dualité. Cette
dimension duale a été interprétée comme
ayant pour objet de renforcer l’image d’une
identité régionale menacée par les changements d’appartenance nationale imposés par l’histoire. Soumise à deux
influences distinctes, française et allemande, la région ne pourrait trouver son
identité que dans la singularisation. L’affirmation de cette dualité, qui impose la
singularisation pour renforcer l’identité,
Communication, décentralisation et politique locale
apparaît à l’opposé d’une Alsace mosaïque
et plurielle.
En conclusion, l’élu-notable, quoique
toujours majoritaire au sein de la représentation régionale, n’est désormais plus
le déterminant unique de la construction
des représentations de la Région institutionnelle. Il n’est plus le détenteur exclusif, dans l’espace politique, des clés de
l’identité régionale. Prudemment, une
nouvelle division du travail politique est
apparue, qui fait appel à des acteurs en
provenance des sphères de l’économique
et de la communication. S’ils gardent la
maîtrise de cette chaîne d’interdépendances qu’est le travail politique, les
acteurs voient progressivement leur effectif se renouveler. L’élu-entrepreneur, à
l’identité politique construite notamment
sur les valeurs et préceptes de la décentralisation, est arrivé à maturité. Ces quadragénaires et jeunes quinquagénaires
sont apparus davantage perméables à la
mythologie communicationnelle, qui véhicule l’assurance d’un élargissement démocratique, ainsi qu’à un partenariat économique porteur des promesses d’un
développement local qui prétend, lui,
offrir un meilleur équilibrage des conditions de vie.
La recherche a révélé la part significative des représentations et des interrelations qui président à l’activité politique
régionale. Il a été possible de reconstruire l’espace des points de vue des
conseillers régionaux alsaciens, d’analyser
la manière dont ils veulent promouvoir
leur bonne interprétation de la réalité
pour tenter de faire advenir ce qu’ils
annoncent, et échouer ce qu’ils dénoncent.
Les limites du travail font aussi son
ouverture à de nouvelles analyses: tous les
acteurs politiques régionaux pourraient
être interviewés, et une étude de la réception des messages de l’institution régionale effectuée. Des études comparatives
pourraient être suscitées avec d’autres
régions, qui plus est dans un cadre européen. Ces perspectives doivent éviter à la
recherche d’être conclue, refermée, ou
tout simplement arrêtée.
L’ensemble de la démarche a quoi qu’il
en soit permis d’élaborer un travail tout à
la fois bouclé sur lui-même, au sens de sa
cohésion interne, et ouvert aux nouvelles
problématiques qu’il pourra susciter.
139
Carnets
de voyage
PHOTOGRAPHIE ABDULLAH FRÈRES, VERS 1870-1880, CONSTANTINOPLE, MOSQUÉE DORTAKEUÏ
EXTR. VOYAGES EN ORIENT, SYLVIE AUBENAS, JACQUES LACARRIÈRE, BNF, HAZAN, 1999.
RICHARD KLEINSCHMAGER
Richard Kleinschmager
Carré, cercle et croissant
Carré, cercle
et croissant
Les élégances
architecturales de Bath
S
ur le chemin du Pays de Galles, pays
des collines et des falaises aux maisons blanches bordées de noir, j’ai
croisé une ville discrète qui évoque un
séjour aristocratique à la belle saison :
Bath. J’avais débarqué en Angleterre dans
le Dorset, comme on entre dans une maison par une porte dérobée, à l’arrière en
traversant le jardin. J’étais d’emblée plongé dans la vie de famille d’un pays affairé
à ses vacances sur les plages blanches
interminables balayées par une brise légère et des cieux en perpétuel mouvement.
Peaux blanches rosies par les premiers
soleils de l’été. Voix tonitruantes des
vacanciers des campings bondés, voix pondérées des propriétaires de cottages discrètement protégés de la rue par des ifs ou
des haies grasses et plantureuses. J’ai toujours éprouvé un sentiment de familiarité
distante avec ce pays que j’avais parcouru
en long et en large un été avec mon camarade de lycée, le même que je retrouve
chaque mois pour un déjeuner où nous ne
cultivons rien si ce n’est le plaisir d’une
amitié qui perdure depuis les premières
années de lycée où nous parlions avec
fougue de la guerre d’Algérie et des idées
justes et fausses avec lesquelles nous
allions devoir traverser nos rêves.
RICHARD KLEINSCHMAGER
142
Géographe,
Université Louis Pasteur, Strasbourg
J’aime les villes étagées qui ne se donnent pas à voir dans leur totalité prévisible. Le long de l’Avon, dans la ville
basse, les hautes futaies de Henrietta
Park ou de Parade Gardens renforcent
cette impossibilité de cerner la ville, d’en
deviner les contours et les structures. Plus
haut, sur le promontoire de Grand Parade
ou sur Orange Grove qui domine Parade
Gardens, les mêmes arbres continuent
leur office de masque. En bas comme en
haut de cet éperon bordé de l’Avon qui
constitue le cœur de la ville, rien ne se
dévoile. Tout est à découvrir, une ville, un
monde, un condensé d’histoires enracinées dans une époque où l’élégance discrète et la mesure servaient d’aune à la vie
urbaine, un dix-huitième siècle subtil, préférant l’ocre clair d’un très beau calcaire
aux décors tapageurs des villes somptueuses qui ont besoin du marbre pour
faire croire à leur intelligence du monde.
Je passais par Bath comme on fait une
halte urbaine impromptue en un lieu dont
parlent la rumeur et les guides. Il est des
villes qui s’offrent au premier regard.
Celle-ci appelle un ajustement du regard
et des pensées, la nécessité de ne pas s’arrêter à l’apparence de ce qu’une ville
peut donner à croire de ses mœurs, de sa
richesse, de ses pouvoirs. Cette ville n’est
pas somptueuse, architecturée pour en
imposer par de grandes voies et des perspectives magistrales. Elle a épousé un site
chaotique et a recréé des espaces voués à
la proximité et à l’égalité. Pour un peu, elle
ferait songer à un désir de grand ensemble
où l’homogénéité l’emporte sur le
désordre d’affirmer la possession individuelle de l’espace. Peu de villes m’ont
donné autant que celle-ci le sentiment que
l’harmonie naissait d’une homogénéité
qui n’aurait pas cédé à la facilité de la
répétition ou de l’approximative reproduction.
L’industrie est restée à Bristol. Bath a
été dévolue à la villégiature en des temps
où les bains de mer paraissaient incongrus. L’eau ici sort naturellement à 50 °C
et les Romains déjà qui avaient fait des
Natacha Caland, Dessin à l’encre, Somerset Place, Bath.
bains un art de vivre, y avaient construit
d’imposantes thermes et un grand temple
à Minerve. Quand la reine Anne, au début
du XVIIIe siècle, y redécouvrit le charme
des bains, pour elle-même et sa cour de
mignons et de favorites, la ville entama un
nouvel âge d’or. Les plaisirs de la vie mondaine ordonnés par le dandy Richard Nash
y commençait toujours par un bain thermal. L’inventeur fortuné d’un système de
postes performant confia à l’architecte
John Wood, le soin de reconstruire la moitié de la ville. Les bains et l’antique présence romaine donnaient sens à cette
architecture palladienne ici composée
d’alignements de façades ondulant pour
s’ajuster à une topographie chahutée.
Dans cette ville, en ce dix-huitième
siècle anglais fort de toutes les impertinences de la pensée et de bien des audaces
de l’intelligence, sans les pesanteurs sanglantes des acharnés de la tabula rasa, s’invente et se met en place l’élégance de la
continuité urbaine. La montée vers Landsdown Road et Camden Crescent donne à
voir des alignements d’immeubles en pier-
re de Bath dorée comme le calcaire de Jaumont, qui composent des rues qui ne
paraissent pourvues que d’une seule façade élégante et continue. Les dénivelées de
la ville rompent l’ennui qui pourrait naître
de la répétition en créant des ruptures
douces, des décrochements imperceptibles
dans la continuité de la marche. Ainsi la
ville s’étage et se transforme par des
courbes et des vues changeantes.
On quitte un univers qui ressemble au
suivant et s’en détache d’un même mouvement. Ces alignements marquent d’élégance l’ensemble de la ville comme un
vêtement cousu dans une seule pièce.
Que les fameux Circle (cercle), Square
(carré) et Crescent (croissant) de Bath
soient devenus les emblèmes de l’urbanisme géorgien ne sauraient effacer l’essentielle homogénéité et tempérance de
l’esprit architectural de la cité. Les trente
maisons de Royal Crescent séparées par de
discrètes colonnes ioniques s’ouvrent
comme une baie sur une vaste perspective et, en contrebas, sur un jardin public
ouvert à tous les résidents et passants, un
espace verdoyant où des lecteurs en
chaises longues côtoient des lanceurs de
freesbees et de vieux joueurs de boules.
Rares sont les villes qui n’ont pas
fragmenté les formes et les structures du
passé au point de le rendre méconnaissable ou de donner par quelques fragments une idée parcellaire et déformée
de ce qu’il a pu être. Bath fait partie de
celles qui donnent à le comprendre sans
obliger à une reconstitution mentale ou
savante. Il est toutefois probable que la
vérité des villes soit dans le mélange des
temps, dans une hétérogénéité fondamentale qui fait de chacune un palimpseste, plutôt que dans la conservation de
leur état initial. L’assertion n’est pas nouvelle ; en des temps où le passé est parfois
réinventé à l’aune de ce qui en est conçu
aujourd’hui, au moment où la tentation
de la reconstitution redevient sensible, il
n’est pas inutile de faire le voyage vers
des villes qui ont su préserver l’essentiel,
à savoir l’esprit plus que la lettre du
passé.
143
Daniel Payot
D A N I E L PA Y O T
Conakry
sombre et claire
A
DANIEL PAYOT
144
Philosophe
Université Marc Bloch, Strasbourg
près la cohue de l’enregistrement
et les diverses situations perçues,
à tort ou à raison, comme éprouvantes (mendiants, porteurs insistants,
petits truands sur le parking de l’aéroport, puis douaniers et policiers suspicieux ou avides), l’arrivée dans la zone
internationale est, comme toujours, l’occasion d’un sentiment ambivalent : à la
fois soulagement et déception de tourner
le dos à la ville, insupportable et déjà
regrettée.
A Conakry comme dans la plupart
des aéroports du tiers-monde, l’apparence de cette salle d’attente n’a rien de
luxueux. La peinture des sièges métalliques s’écaille, les poteaux de béton sont
nus, les échoppes du duty free ressemblent à des lavomatics de banlieue. La climatisation est à peu près efficace, et
c’est le seul vrai signe extérieur de richesse, mais elle ne suffit pas à dissuader les
moustiques de tournoyer en nombre, gros
et mous mais pressants.
La lumière crue, totale, produite par
des néons blancs sans nuance ni pitié, se
conjugue à la nudité des murs. Elle offre
le plus grand contraste possible avec les
lueurs vacillantes des feux de bois et des
lampes à pétrole auprès desquels, tout
alentour, les familles se réunissent le
soir pour manger et veiller, ou dans les
parages desquels se continue très tard le
commerce de rue. En plein cœur de la
ville, ces éclairages de fortune confirment
l’obscurité, la célèbrent comme l’inexorable condition de la vie nocturne, et
transforment Conakry en une multitude
de petits villages ou de carrefours de
brousse. Pour arriver jusqu’à l’aéroport,
nous avons traversé plusieurs de ces
pistes urbaines peuplées d’ombres nom-
breuses et mobiles, riches d’une activité
grouillante et indiscernable, manifestations d’une ville en grande partie cachée,
pour laquelle la vie s’affirme davantage
dans ces minuscules interruptions de
l’obscurité que dans l’éclat trop ardent du
jour. Quand la violence du soleil signale
les individualités, et souvent révèle les
solitudes, la nuit est sans partage le règne
de la socialité.
Conakry semble ne pas en finir de dissiper les restes d’un formidable espoir de
lumière peu à peu transformé en effroi.
Sur toute sa surface sont dispersés les
traces de ce rêve brisé et les morceaux
encore apparents du cauchemar qui s’y
est substitué. Mes amis guinéens m’en
montrent toujours de nouveaux, chaque
fois que nous parcourons ensemble
l’étroite péninsule sur laquelle la ville
s’est d’abord étendue. J’apprends ainsi,
petit à petit, à déchiffrer la topographie
d’une dictature encore présente dans le
souvenir, la conscience, le mutisme de
milliers d’habitants. Elle s’ordonne
autour du camp Boiro, toujours visible au
centre de cette longue langue de terre,
devant lequel passent encore tous ceux,
très nombreux, qui empruntent la route
de Donka. Là furent interrogés, torturés,
enfermés, abandonnés dans des cages de
tôle ondulée où ils mouraient de faim, de
soif, de dessèchement, des centaines de
victimes d’un régime devenu fou. Un peu
plus au sud, à côté de la place du
8 novembre, le pont sur l’autoroute urbaine où eurent lieu des pendaisons
publiques, manifestations de haine collective et de liesse populaire mêlées,
dont mon ami Fodé, qui me les décrit, se
demande à voix haute, en passant sa
main sur le sommet de son crâne presque
chauve, comment il a bien pu y participer
lui-même.Tant d’autres lieux encore, que
rien ne désigne spécialement, qui forment la trame d’un récit secret ou
pudique, un réseau discret d’indices disposés partout sur la surface la plus immédiatement perceptible, et qui ne commencent à exister pour moi que dans les
paroles songeuses, hésitantes ou interrogatives, de ceux qui m’accompagnent et
me font l’amitié de leur confiance.
De la terreur qui, après les années
d’exaltation succédant à l’Indépendance
de 1958, s’est abattue sur le pays, particulièrement entre 1971 et 1980, mais en
fait jusqu’à la chute étonnamment rapide
du régime dès la mort de Sékou Touré en
1984, il n’existe pas d’évocation tangible,
collective, officielle, rien qui ressemble à
un mémorial. La ville sait, mais ne fait ni
rappel, ni deuil explicites. Qui s’enquiert
d’un tel « oubli » recueille, selon les interlocuteurs auxquels il s’adresse, des
réponses contrastées. Le long apprentissage du mutisme, souvent obligatoire et
toujours prudent, continuerait de porter
ses fruits : on ne parle pas davantage de
ces choses-là que des événements profonds et mystérieux qui tissent la vie,
c’est-à-dire entretissent la vie et la mort ;
En traversant la ville de Conakry, 1994.
Conakry sombre et claire
la tragédie des peuples est religieuse, le
silence est la seule attitude qui consacre
la fatalité, dont l’évidence se mesure précisément au fait que nous ne savons rien
en dire. Mais il existe des explications
plus prosaïques : trop de responsables
actuels, à tous les niveaux et dans toutes
les instances où se prennent les décisions,
seraient issus de l’ancienne école, ils y
auraient fait leurs classes et leurs premiers pas, et finalement, pour l’esssentiel,
les cadres du pays seraient les mêmes que
ceux d’avant ; on ne renouvelle pas en
quelques années une classe politique,
intellectuelle et dirigeante qui a bénéficié d’une exclusivité absolue pendant
plus d’un quart de siècle. Une troisième
version, plus optimiste mais pas plus responsable, s’appuie sur le fait que près de
la moitié de la population a moins de
quinze ans, et que la ville, comme l’ensemble du pays mais de façon particulièrement urgente, a davantage à se préoccuper de l’avenir de tous ces jeunes, que
de se retourner vers un passé qu’ils n’ont
pas connu.
Comme toutes les villes africaines,
Conakry « bénéficie » d’un exode rural
important ; mais cela n’améliore pas un
taux d’alphabétisation qui pour l’en-
semble de la population guinéenne ne
dépasse pas 30 %. Les enfants et les
jeunes sont omniprésents, contribuant
fortement à l’impression de mouvement
et de vivacité heureuse que la ville parvient aussi à dégager ; mais ils sont déjà
inexorablement répartis en conditions
ou classes violemment différenciées. Certains arpentent en guenilles les rues
défoncées, d’autres en uniforme d’écolier
ou de lycéen prennent d’assaut les bus
scolaires cahotants. Il n’est pas rare, le
soir, de voir des enfants qui, assis sous les
quelques réverbères qu’offrent certains
quartiers, révisent leurs leçons. Le rêve
de 1958, c’était aussi celui d’un peuple
libre parce que très largement instruit ;
même si le bilan de la Première République est incontestablement meilleur
que celui des autorités coloniales antérieures (45 000 jeunes scolarisés en 1958
et près de 400 000 en 1980, avec à la fin du
régime 20 % du budget national consacré
à l’enseignement), les lacunes sont flagrantes, perceptibles dans les statistiques, mais surtout dans la rue.
Pour qui l’observe avec attention, la
rue de Conakry apparaît comme un
extraordinaire théâtre sans machinerie
ni décor, fait de l’imbrication des trois
145
ANNY BLOCH
grandes fantasmagories qui configurent
et défigurent la ville – le colonialisme
français, la révolution nationale et populaire, le libéralisme économique version
Fonds Monétaire International –, mais
aussi de la résistance têtue que la réalité oppose à ces imaginaires totalisants.
A côté des avenues bordées de manguiers qui se coupent à angle droit dans
le quartier que les guides touristiques
s’acharnent à appeler « centre », à
l’ombre des quelques immeubles de
béton et de verre, entre les villas des
dignitaires, non loin des bâtiments administratifs ou universitaires construits
comme des cubes de béton par les amis
russes dans les années 70, l’habitat africain reste vivace, avec ses petites maisons de torchis et ses cours en terre battue dans lesquelles se déroulent toutes
les activités communes : morceaux de
campagne sans âge, comme le rappel
d’un mode d’être tenace, indépendant
des circonstances, bien que difficilement maintenu. Je suis frappé par la
diversité de ces marquages urbains, qui
font de la ville, dans sa très grande hétérogénéité, un livre sibyllin écrit en plusieurs langues, réplique d’un paysage
ethnique et linguistique en effet bouleversé.
En attendant de traverser à pied l’air
chaud et humide qui nous sépare de
l’avion (ses dimensions, son apparence
immaculée, sa rigueur technologique rendent presque incongrue la présence ici
d’un tel objet) et de décoller au-dessus
des mangroves que nous ne verrons pas
au départ de ce vol de nuit, je repense au
débat qui a eu lieu ce matin même avec
les étudiants de la faculté des lettres,
après mon cours de philosophie poli-
tique. Près de la moitié d’entre eux soutenait l’idée selon laquelle la démocratie
était encore l’une de ces perverses inventions des occidentaux pour assurer leur
domination sur le monde, relayés sur
place par de nouveaux profiteurs plus ou
moins corrompus. Les autres parlaient de
Révolution américaine et de Révolution
française, de Montesquieu et de Tocqueville, de siècle des Lumières et de Droits
de l’homme. L’automatisme un peu scolaire, un peu désincarné de ces références débitées comme des litanies (ou
trahissait-il la volonté de se raccrocher
coûte que coûte à un espoir pas encore
tout à fait frelaté ?) se heurtait au pragmatisme désenchanté des premiers, que
j’avais d’abord cru cyniques, et qui maintenant m’apparaissaient animés d’un fervent désir de découvrir et de mettre en
œuvre des formes politiques correspondant vraiment à la réalité africaine :
enfants de Nkrumah et du jeune Sékou
Touré fédérant les énergies et projetant
l’unité africaine, mais dans un tout autre
contexte, assurément moins favorable
aux rêves de liberté ou aux illusions d’autonomie.
Pendant une pause, une étudiante,
d’un ton de consternation bouleversant,
me dit soudain : « Mais Monsieur, on m’a
parlé d’un de mes congénères qui aurait
passé un an entier à Paris sans jamais
rencontrer son voisin de palier. C’est pas
possible, ça, Monsieur… » Et si, Mademoiselle, c’est possible ; mais comment
vous expliquer ? Vu d’ici, même après
quelques semaines, un tel phénomène
semble tout à fait incroyable… Et cela
suggère bien que malgré tout, malgré les
visages creusés par la fatigue et parfois la
misère, malgré les rues défoncées, les
espaces publics laissés à l’abandon et les
entassements sans hygiène d’habitations
rapiécées, malgré les mutismes lourds et
l’impression d’insomnie à la recherche
d’un nouveau rêve qui ne s’enclenche pas,
il y a ici quelque chose, dans la façon dont
les gens vivent ensemble, qui reste pour
nous, européens, une leçon désirable.
Peut-être cette manière de concevoir
l’existence comme premièrement collective, que nous avons oubliée au profit d’individualismes trop étroits ? Quoi d’autre ?
Une fois de plus, je quitte l’Afrique avec
le sentiment de n’en avoir pas compris
grand chose. Mais Conakry m’aura donné
l’occasion de faire à nouveau l’expérience passionnante d’une éducation du
regard : aveuglé (étonné, bêtement émerveillé) au tout début par son propre appétit d’« exotisme », irrépressible malgré
toutes les préventions, et par la lumière
incomparablement plus vive ; puis trouvant tout uniformément sale, déglingué,
laissé à vau-l’eau, invivable ; apprenant
enfin, après quelques jours, à discerner
des différences d’abord imperceptibles,
maintenant dégrisé de la généreuse niaiserie du début comme de l’aversion qui
lui a succédée, persévérant, las et curieux
simultanément, parvenant, à la fois désabusé et amoureux, à faire la part des
choses. Une certaine part, encore trop
subjective et trop peu informée. Qu’y
faire ? Au-dessus des mangroves que nous
ne voyons pas, pendant ce virage de l’appareil sur l’océan qui nous remet irrésistiblement cap au nord, l’envie me saisit,
comme une évidence qui ne se discute
pas, de revenir bientôt à Conakry, insupportable et déjà regrettée.
San Francisco,
ville scénographique,
ville frontière
O
ANNY BLOCH
146
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Faculté des sciences sociales,
Strasbourg
Laboratoire de sociologie de la
culture européenne
(UPRESA 7043 CNRS)
n pourrait croire à un décor de
films, celui de Vertigo, de la Dame
de Shangaï, de Barbary Coast, une
ville destinée aux touristes et aux producteurs de cinéma avec ses collines pentues, ses trams à découvert (cable cars) qui
s’accrochent aux rues à pic de la ville et
qui s’arrêtent par on ne sait quel prodige
technologique. Décor aussi, les maisons
victoriennes vertes roses, les maisons
blanches à terrasses de style hispanique,
l’élégant quartier administratif du début
du XXe siècle. Les gratte-ciel au niveau
acceptable sont cantonnés pour l’essentiel
dans le quartier financier, Manhattan de
poche. La brume du petit matin venue de
l’océan disparaît au delà du Golden Bridge vers le comté Marin et le port escarpé
de Sausalito. Telles pourraient être les
premières images du voyageur.
San Francisco est la ville d’or du Pacifique, ultime frontière américaine. Rien
à voir avec la « frontière » (border, limits,
Grenze), territoire défini comme ligne ou
zone entre deux états1 ; ni avec la Trieste
austro-hongroise, racontée par Claudio
Magris en 1982. La frontière américaine
est évolutive, mouvementée, créatrice.
Elle apparaît comme une avancée des
hommes sur le monde sauvage (wilderness). La frontière en Amérique représente la conquête de l’ouest sauvagement acquis parfois : terres gagnées sur
les populations indiennes, voyages des
caravanes qui se formaient pour atteindre
la Californie. « The Frontier » est présentée en 1893 par l’historien Frederick
Jackson Turner, comme le creuset d’où
émerge l’homme nouveau, l’Américain, ce
pionnier en rupture d’avec le vieux continent. Ce mythe triomphaliste sera revisité plus tard, sous l’influence de la vie
urbaine, de l’étude de l’émigration, du
multiculturalisme et de l’ethnicité.
Le site de San Francisco est d’abord
poste militaire espagnol en 1776 à l’entrée
de la baie, mission religieuse Saint François d’Assise. Devenu propriété mexicaine,
ce poste prend le nom de Yerba Buena. Il
se développe et comprend trois cents habitants. Lorsque les Américains conquièrent la Californie en 1847, ils donneront le
nom de San Francisco à cette bourgade.
Chercheurs d’or, aventuriers de toute nature, les pionniers, les « Argonautes » ne sont
pas donc les premiers arrivants. La découverte de l’or en 1848 rend l’endroit rapidement cosmopolite. En une vingtaine
d’années, la ville s’enrichit de populations très diverses : chinois, anglo-américains allemands, irlandais, allemands,
français, auxquels s’ajoutent mexicains,
chiliens. La construction de la ligne de chemins de fer transcontinentale s’achève en
1869. Elle marque la fin de l’isolement de
la côte Pacifique. A la suite des chercheurs d’or, s’installent artisans, marchands de tabac, quincailliers, bijoutiers,
marchands de toute nature. Les boutiques
sont si petites que les marchandises doivent être suspendues au dehors. Toile,
vêtements, crochets, outils, produits non
périssables vont équiper les chercheurs
d’or. Cohabitent dans la ville, compagnies
maritimes, armateurs anglais, négociants
allemands, fabricants de vêtements,
notamment Lévi Strauss.
Les 5 000 français qui vivent dans les
années 1850 à San Francisco sont coiffeurs, cuisiniers, bouchers, blanchisseurs, restaurateurs, viticulteurs, importateurs de vin, joueurs professionnels et
décrotteurs qui polissent les bottes de
leurs clients pour 25 cents.
147
Anny Bloch
Les rues de Grant, Kearny, Montgomery gardent aujourd’hui encore, les
traces du quartier français : Alliance
française, journaux, lycée français, établissements primaires bilingues s’y
retrouvent. Au hasard de mes rencontres,
nombre d’artistes, galeristes, historiens
s’expriment en français. L’émigration
française récente parle high tech,
sciences et photographies. C’est le chinois, le japonais, le mexicain, le philippin et l’anglais que l’on entend le plus
souvent dans les autres rues de San
Francisco.
Asiatique, hispanique, européenne,
San Francisco avec ses 720 000 habitants apparaît comme une ville où les
utopies à dimension humaine sont encore possibles. Les Américains viennent à
l’ouest après avoir épuisé les ressources
culturelles, économiques de New York,
de la Nouvelle Orléans, ou de Dallas.
Jeune aventurier, ingénieur, chercheur
sont assurés de trouver un accueil dans
une société du « net ». C’est le cas de ce
jeune expert en marketing élevé à Dallas qui nous fait visiter la toute nouvel-
le société branchée sur le « net », installée dans un ancien gymnase près du
port. L’on vient d’Europe quand on est
hautement qualifié et que l’on veut
quitter un continent encombré d’anachronismes.
Qui possède un haut niveau de compétence, une expérience réussie dans
d’autres Etats, un projet alléchant, a
des chances de succès. San Francisco
représente souvent une deuxième étape
pour qui s’est éprouvé ailleurs.
Jeune ou vieux s’établissent à San
Francisco pour se forger une nouvelle
identité, se construire de nouveaux
mondes. Au choix :
– Appartenir à des religions new
wave. Les environs de San Francisco au
delà du Golden Bridge dans le Marin
County abritent des groupes qui essaient
de se soigner avec des thérapies
indiennes mêlées de transcendance ; des
syncrétismes religieux émergent. Certains anciens hippies y adhèrent.
– Résider dans les maisons victoriennes et s’essayer dans les arts de
montage comme cet artiste d’origine ita-
lienne, Winston Smith peut être une
autre option. Celui-ci démonte la société américaine, ses élites, ses guerres, ses
mots d’ordre, Brain look and money, à
coup de mélanges d’anciennes pubs,
photos, peintures détournées où les
siècles, les figures s’entrechoquent :
« Agis comme si rien ne peut être mal »
(Act like nothing’s wrong).
– Faire vivre une galerie d’art dans
Geary Street. L’homme fête avec sa dizaine de collaborateurs les vingt ans de
photographies de la galerie. Il a un peu
plus de 40 ans. Ses assistants ont l’air
d’une bande de copains. Le responsable
est présent avec une grande simplicité,
très heureux de montrer ses dernières
acquisitions, notamment l’autoportrait
que vient de lui confier Jasper Johns qui
« est passé » le voir. Le peintre expose au
Musée d’Art Moderne de San Francisco,
haut lieu du dynamisme culturel de la
ville. Pour ses vingt ans de pratique, il a
choisi des œuvres repères de l’histoire de
la photographie : Nadar et sa femme en
ballon, les surréalistes, Max Ernst, l’œil
d’où l’on voit couler une larme de verre,
San Francisco, ville scénographique, ville frontière
les premiers paysagistes des Alpes du
XIXe siècle, des photographes allemands
contemporains, le travail de photographes américains. Le dernier ouvrage
des vingt ans est un éblouissement. La
galerie est l’une des plus connues des
Etats-Unis.
– Ou pour ce mexicain employé de
restaurant italien, suivre des cours d
‘informatique. Il ne cache ni n’exhibe
son homosexualité.
C’est un fait, la ville est tolérante.
Rien ne choque, ni même surprend à San
Francisco. Couples noirs et chinois dans
le quartier japonais, blancs et chinois,
blancs et amérindiens en grand nombre
dans la ville universitaire proche, Berkeley, cohabitent. Tentative de métissages.
Pourtant les séparations existent.
Quand on est noir, l’on habite plutôt à
l’ouest de Van Ness Street ou dans la
ville proche d’Oakland ; les hispanoaméricains se retrouvent dans le quartier Mission Dolorés ; les personnes peu
Notes
■
1. Voir à ce propos les travaux initiés
sur la ville frontière par Freddy
Raphaël et son équipe, Revue des
sciences sociales de la France de l’Est,
n° 17, 1989-1990, n° 19, 91-92, et sur
les régions frontières, Revue des
sciences sociales de la France de l’Est,
1993, n° 26.
148
Miranda Bergman and others. Educate to liberate, 1988.
Mur des rues Hayes et Masonic. Détail. San Francisco, Photo James Prigoff.
Extr. San Francisco Bay Area Murals, Timothy W. Drescher, Pogo Press, 1998.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
fortunées à Western Addition ; les homosexuels à Castro.
Les communautés ne sont pas passives ; elles revendiquent leur identité,
célèbrent leur histoire, les actions culturelles, politiques, artistiques animent
la ville. Le promeneur en s’éloignant des
collines cossues de la ville, Nob Hill, Russian Hill s’aventure dans des espaces
moins célèbres, moins sûrs sans doute,
sûrement plus surprenants.
La diversité et la multiplicité des
fresques murales dans les espaces les
plus populaires de la ville accrochent
l’œil : œuvres d’artistes soutenus par
des comités de quartiers, par les communautés, traduction d’un véritable
mouvement social qui s’amorce dans les
années 1960 et persiste jusque dans les
années 1990. Fresques murales subversives. Elles y célèbrent les cultures
d’Amérique centrale selon la tradition
social - réaliste des « trois Grands » :
Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros,
José Clemente Orozo, venus peindre
Quelques repères
bibliographiques
dans la ville durant le New Deal. Profusion des styles : réalisme, expressionisme, naturalisme, influences des arts
mexicain, africain sont repérables le
long des garages, des clôtures dans le
quartier Mission, sur les murs des écoles,
dans la banlieue à Haight-Ashbury. Certaines actions ont été soutenues par la
loi fédérale sur l’Emploi et la Formation
en 1974. (The Federal Comprehensive
Employment and Training Act of 1974).
Elles révèlent l’engagement politique
des minorités, la nécessité pour certains
quartiers d’être réhabilités. On exalte
des visages : noirs, indiens, chinois, philippins, mexicains, féminins, une histoire, l’héritage pré-colombien. L’éducation est à encourager, « Eduquer pour se
libérer ». « Notre histoire n’a rien de
mystérieux » (Our History is no Mystery.).
San Francisco y célèbre les arts de la
rue, la pluralité des cultures et les transformations à venir.
■
• Richard Saul WURMAN, San
Francisco Access, Harper-Perennial.
• James BROOK, Chris CARLSSON,
Nancy J. PETERS ed., Reclaiming
San Francisco, History, -Politics,
Culture, San Francisco, City lights
books, 1997.
• Timothy W. DRESCHER, San
Francisco
Bay
Area
Murals,
Communities create their Muses,
1904-1997, Pogo press, 1998.
• Annick FOUCRIER, Le rêve californien, Migrants français sur la côte
Pacifique (XVIIe-XXe siècles), Paris,
Belin, 1999.
• Edgar MORIN, Journal de Californie,
Paris, éd. du Seuil, 1970.
• Jean HEFFER, François WEILL
(sous la direction), Chantiers d’histoire américaine, Paris, Belin, 1997.
• Daniel LEVY,- « Lettres aux
Archives Israélites », 1855-1858.
• Les Français en Californie, San
Francisco, Grégoire Tauzy & Co.,
1884.
149
Lu
à lire
CARLO CARRA, (ITALIE, 1881-1966), MANIFESTATION INTERVENTIONNISTE OU PEINTURE MOTS
COLLAGE SUR CARTON, 38,5 X 30 CM.
COLLECTION PARTICULIÈRE, EXTR. DICTIONNAIRE DES COURANTS PICTURAUX, LAROUSSE, 1990.
EN LIBERTÉ,
1914,
Lu à lire
André RAUCH
Le premier sexe
Mutations et crise
de l’identité masculine,
Hachette, Littératures, 297 p.
152
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Pour ma part j’ai beaucoup aimé le
livre d’André Rauch. Je le trouve fort
bien écrit, avec une allégresse joyeuse qui
permet au lecteur d’être pris par le « plaisir du texte ». On y apprend une foule de
choses sur la réalité sociale et culturelle
de la condition masculine au fil des deux
derniers siècles. J’apprécie l’érudition et
la pertinence de l’auteur dans le choix de
ses citations. Je constate avec reconnaissance l’étendue de ses recherches, ce qui
nous permet d’accéder à des documents
rares et éclairants sur les manières de
vivre et de penser de nos ancêtres après
que la Révolution eut décrété que les
« sujets » étaient des « citoyens ».
Ce livre est courageux. En effet si
« l’air du temps » est coutumier des discours qui dénoncent les injustices et les
arrogances qui frappent les femmes, si les
revendications d’égalité prennent même
souvent la forme d’une lutte des sexes, il
est plus rare de questionner la condition
masculine et la virilité dont elle se réclame. Il me paraît donc hardi d’interroger
ce qu’il en est des hommes et comment ils
s’arrangent de leur différence et du traitement social de celle-ci. André Rauch
conduit son interrogation sur fond d’histoire. C’est à la lumière des événements
depuis la Révolution (où un roi fut déchu
et où une tête consacrée chuta…) qu’il
questionne ce qu’il en est de ce « premier » sexe, puisque Simone de Beauvoir
a choisi de nommer « deuxième sexe » le
genre féminin à propos duquel elle
dénonçait il y a un demi siècle les humiliations et les souffrances dans un livre
qui fit grand bruit.
La fresque qu’André Rauch offre à
notre lecture nous invite à méditer cette
toujours étonnante dialectique du droit,
des faits et des mentalités qui jalonnent
l’histoire des membres de l’espèce humaine et qui infléchissent la manière dont ils
vivent leurs différences, leurs appartenance, leurs identités singulières et leurs
rapports à autrui. Si l’histoire est fonction
de l’évolution des sciences et des techniques qui modifient les places et les
rôles réciproques des acteurs sociaux,
elle est aussi fonction de la manière dont
ceux-ci vivent les événements qui les
affectent et les changements dont ils sont
l’objet.
L’auteur décrit les effets des privations matérielles et symboliques qui
pèsent sur les humains lors des grandes
mutations sociales qui accentuent toujours les divisions cruelles entre les forts
et les faibles, les nantis et les pauvres, les
humiliés et les puissants, les offensés et
les arrogants. Lors de ces grands événements qui secouent l’histoire l’exigence
de vertu dont l’étymologie « vit » nous
rappelle qu’elle est l’essence même de
l’humain, se manifeste diversement chez
ceux qui entendent en eux la voix de
l’éthique. Ce livre noue, avec beaucoup de
finesse, la chaîne des faits et des événements qui constituent l’Histoire à la
trame des histoires racontées par les uns
et les autres. Les faits historiques sont
illustrés par des témoignages singuliers.
Les grands événements : Révolutions,
guerres napoléoniennes, migrations dues
à la pauvreté, etc. viennent soutenir la
revendication de puissance des hommes
et la soumission apparente des femmes.
L’auteur sait mettre en lumière comment
les « foutreries » du temps des passions
militaires sous Napoléon étaient de vigoureuses affirmations d’une virilité guerrière et d’une force acquise au contact de
la mort. Les rudes épreuves des « dressages » infligés dans les internats aux collégiens du siècle dernier (l’auteur parle
à ce propos de « martyre ») devaient forger le sens du devoir. Les « initiations »
en maisons closes des jeunes bacheliers
au cours du XIXe siècle, devaient en faire
des hommes… Nous sommes invités à
méditer sur le fait que ces rudesses souvent bestiales se sont transformées en
échanges érotiques subtils et en « bonnes
manières » au service du plaisir, vers la
fin du siècle. Les grognards du 1er Empire ont produits des descendants « polis »
qui se révèlent des partenaires aptes au
flirt. En fait ce sont les femmes qui ont su
initier le chemin qui mène de l’accouplement à l’échange symbolique lequel
peut transformer la recherche d’assouvissement pulsionnel en plaisir.
A travers toutes les épreuves auxquelles les changements sociaux exposent
les êtres, à travers les avatars et les
dévoiements que ces épreuves suscitent,
se pose la grande question que chacun de
nous se doit de prendre en compte : c’est
quoi un être humain ? C’est la question
même de « l’excellence humaine » telle
que la posait Protagoras dans les dia-
logues socratiques. Il me plaît qu’elle traverse comme un fil rouge le récit d’André
Rauch qui interroge tout particulièrement « l’excellence masculine »
(p. 176). Mais l’un et l’autre sexe n’est il
pas confronté à la même question : c’est
quoi un homme ? c’est quoi une femme ?
Il faut rendre hommage à l’auteur de
nous ramener à ce questionnement qui
traverse la conscience de tous les
humains, en tous temps, quels que soient
les modèles culturels contingents et les
images de rôles dominantes. Car cette
question se pose en deçà de toute conjoncture ; elle se pose surtout quand la réalité sociale change.
Ne cherchant pas à prêcher pour un
modèle plus que pour un autre l’auteur
précise, en conclusion, que « ce livre
n’épouse pas de vision progressiste ni
militante. Il s’interroge sur la démocratie
qui promet l’égalité à celles qui longtemps n’y avaient pas droit, et sur la mixité, qui mêlera ceux qui étaient séparés. »
Nous y voilà.
En fait, si l’égalité devant la loi est
facile à définir comment se fait-il qu’elle
soit si difficile à réaliser? Et que l’histoire
des différences entre les humains se présente toujours comme une histoire où
chacun cherche à repérer qui est plus, qui
est moins ? Comme si les membres de l’espèce humaine étaient incapables de penser les différences autrement qu’en
termes de hiérarchies et de luttes dont
l’enjeu est toujours l’exercice d’un pouvoir ! Peut être est ce parce que chaque
différence nous confronte à la difficulté
d’accepter nos propres limites dont la
reconnaissance transforme en illusion
nos rêves de puissance et de maîtrise ?
En fait le sexe se révèle aux humains
comme l’emblème même de la différence
puisqu’il y a toujours un sexe qu’on n’a
pas… Sexe ne veut-il pas dire « coupé » ?
L’histoire des humains n’avoue-t-elle pas
d’une certaine manière les multiples
refus d’accepter cette coupure ?
Si l’histoire du rapport entre les sexes
est à la fois une histoire que l’historien
peut raconter, il n’en reste pas moins qu’à
cette histoire là se superpose celle des
images et des représentations dont chacun est habité dans son rapport à sa
propre sexualité et à celle de l’autre.
Il nous faut remercier André Rauch de
relancer, par le fait des nombreux
exemples qu’il met à notre portée, une
réflexion jamais achevée sur les rapports
entre les mêmes et les autres. Si la légis-
153
Lu à lire
lation offre des recours au niveau du
droit pour régler les différends entre les
différents, la cohabitation quand à elle
exige de chacun qu’il sache respecter
ceux qui sont différents. Rappelons que
l’étymologie de respect signifie : regarder
avec reconnaissance.
Charlotte Herfray
Thierry GOGUEL
D’ALLONDANS et Liliane
GOLDSZTAUB (dir.)
La rencontre - Chemin
qui se fait en marchant,
Arcanes, Strasbourg, 2000.
154
Ce n’est pas tant la métaphore du
chemin que celle du mouvement, de la
libre circulation qui prend sens au fil de
ces pages sur la rencontre. Dans l’effort
de théorisation cette dernière ne s’y fige
pas en concept, elle est présente dans le
plaisir d’écrire et de décrire une géographie de la rencontre qui d’évidence ici ne
peut être qu’une géographie de la liberté.
Topographie des brèches, des traverses, des possibles plus que des chemins
tout tracés : le lecteur va de chemins en
contrées, l’important étant qu’on y trouve à penser tout en marchant.
Trace durable sur la poussière d’un
monde instable, la rencontre peut être
rêvée comme un échange réciproque porteur d’alliance. Si cette dernière est
ouverture dans la succession des dons et
contre-dons, elle est en même temps
engagement et obligation. Au fil des
contributions, le risque dans la rencontre
se dessine comme sa part d’ombre : l’engagement dans le face-à-face bouscule les
repères, ouvre et ferme en même temps.
La fin, la rupture y sont déjà contenues.
Jusqu’à la chute de ces petits vieux qui
vient rappeler qu’au bout du chemin de
la vie, la fin est encore une sorte d’ultime
rencontre.
Fragilité inhérente qui apparaît
jusque dans les rencontres les plus ordinaires où la ritualisation permet de sauver la mise au quotidien. Limiter la
confrontation, contenir l’ordre de l’interaction afin de soutenir le fil d’une conversation, éviter la mise en échec d’un faceà-face : la ritualisation agit sur les bords
de la rencontre.
Silence et bavardage sont décrits avec
justesse comme des expressions élaborées de cette labilité. Fil ténu mais ininterrompu, le bavardage pour nécessaire
qu’il soit en vient vite à trop remplir l’espace jusqu’à ignorer les autres. Complicité dans la coprésence, acquiescement,
le silence est aussi retrait, fin de non recevoir. Le silence tout comme le bavardage
soulignent l’ambivalence de l’êtreensemble.
On insiste au fil des pages sur la fragilité et l’aléa dans la rencontre.
Malgré tout, l’aléatoire est comme
une promesse qui ferait de la rencontre
une aventure. En attente de révélation,
quête du Graal, pour certains, désordre et
basculement pour d’autres, à tout le
moins hors des cadres prévus, programmés, institutionnalisés, l’aventureuse rencontre est évènement qui surprend dans
le hors-cadre voire dans le refus de l’assignation. Alors le hasard ou le fortuit
advient au gré d’un déplacement, d’un
vide, d’un silence, bouleversant les identités parfois jusque dans l’exil ou la
fusion.
Si ce livre riche et stimulant insiste sur
le mouvement comme condition initiale
de la rencontre, il suggère aussi qu’une
géographie de la liberté se dessine dans
les interstices d’un déjà là. L’aventure
n’est pas forcément dans un ailleurs
mythique. Dans l’épaisseur du quotidien
elle pourra surprendre où on l’attend le
moins : « au coin de la rue l’aventure ? »
Myriam Klinger
David LE BRETON
L’adieu au corps,
Paris, Métailié, 1999, 240 p.,
coll. « Traversées »
D’ouvrage en ouvrage, David Le Breton se livre depuis de longues années à
une exploration systématique de la
manière dont le corps a été pensé, géré et
vécu dans nos sociétés au fil des siècles.
On a l’impression qu’il touche aujourd’hui, avec ce nouveau livre, à une sorte
de limite de ce travail quand il en vient à
analyser des positions de « l’extrême
contemporain » qui non seulement
dénient au corps tout intérêt, mais vont
jusqu’à crier leur haine à son égard et
leur volonté de le combattre. Quel chemin
parcouru en quelques années entre l’exal-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
tation de ce même corps et de l’amour
physique dans les années 60 et 70 et ce
nouveau gnosticisme qui affiche son
dégoût de la « viande » !
L’auteur se propose d’étudier sous un
angle anthropologique « les aventures du
corps dissocié de la personne, perçu
comme un matériau accidentel, malencontreux, mais modulable » (p. 16). D’étape en étape, selon une gradation qui
donne froid dans le dos, il analyse finement les implications du body building et
de la chirurgie esthétique, de l’usage des
psychotropes et de la médicalisation de la
vie quotidienne, de la procréation artificielle d’où la femme finit par être exclue,
des fantasmes de la techno-science et de
la cyberculture, du contrôle génétique et
du clonage, de l’intelligence artificielle et
toute une ingéniérie biologique prétendant maîtriser, bricoler et à la limite éliminer le corps de la conception à la mort,
le tout au nom de l’esprit. On est, il est
vrai, en présence d’utopies et de discours
abstraits qui le plus souvent relèvent de
l’imaginaire pur et de la science-fiction.
Quant aux pratiques instituées par des
scientifiques qui s’érigent en nouveaux
prêtres et prophètes, l’auteur montre à
quel point elles sont à teneur inconsciemment religieuse. Cet ouvrage, remarquablement documenté comme ceux qui
l’ont précédé, ne se lit pas facilement,
tant il soulève de doutes et d’appréhensions à mesure qu’on découvre où veulent
en venir les apprentis-sorciers de notre
temps.
Une fois de plus le corps apparaît
comme un analyseur fondamental, mais
ici l’analyse se double d’un cri d’alarme et
inspirera bien des appels à la résistance.
Pierre Erny
Bertrand HELL
Possession et Chamanisme.
Les maîtres du désordre,
Flammarion, 1999, 392 p.
Si les phénomènes de possession et de
chamanisme sont dissociés dans les
approches d’anthropologie classique, Bertrand Hell lance dans cet ouvrage le pari
de démontrer qu’en réalité chamanisme
et possession présentent une plate-forme
commune reposant sur la gestion du
désordre.Toutes les sociétés ont défini, en
écho au monde organisé de la nature, un
monde sauvage de la surnature peuplé
d’esprits. Les relations entre ces deux
mondes, destinées à enrayer le désordre
chez les humains, sont assurées par des
spécialistes (les maîtres) au moyen de
négociations. C’est cette fonction commune qui permet à B. Hell de rapprocher
les deux concepts. Les structuralistes,
selon lui, n’ont construit leurs analyses
que sur la forme apparente revêtue par la
communication avec les esprits, opposant le chamanisme perçu comme une
démarche active dans laquelle l’initié
recherche et contrôle la transe, à la possession qui renvoie à une conception passive, le possédé subit la transe, il n’est
qu’un objet incorporé. Roberte Hamayon,
spécialiste du chamanisme sibérien avait
déjà suggéré de sortir de cette opposition
de forme en proposant de voir la clé de
voûte du partage idéologique entre chamanisme et possession non pas dans la
description de l’état de conscience des
acteurs mais dans les termes de l’alliance nouée avec les esprits. B. Hell
s’attaque également aux arguments
développés par les théories ethnopsychiatriques qui ont tendance à associer
les personnalités du chamane ou du possédé à des névrosés. Une dernière contestation porte sur les travaux ethnologiques qui éclairent les phénomènes de
possession et de chamanisme en les rapportant au mythe. Or, l’évolution des pratiques rituelles, la liberté prise avec les
rites traditionnels, leur adaptation à des
situations contemporaines amène B. Hell
à remettre en cause l’idée d’un rituel qui
n’aurait d’autre essence que de figurer
de manière immuable la cosmogonie.
L’ouvrage repose la question de l’efficacité symbolique et du rapport entre
mythe et rites. Pour B. Hell la force du
mythe est à rechercher moins dans la
forme exégétique qu’il revêt que dans la
puissance dynamique qu’il manifeste en
combinant, selon un processus ouvert et
continu, des schèmes imaginaires invariants.
Si l’efficacité des cultes est au centre
de l’existence et de la reproduction des
pratiques chamaniques et de possession,
la cure thérapeutique n’en constitue pas
la finalité première. Celle-ci s’inscrit
dans une notion plus large d’ordo rerum,
fondée sur le principe d’équilibres
dépendants les uns des autres. Dans cette
perspective la ma-ladie d’un homme n’est
souvent que le signe d’un désordre plus
profond qui touche toute la société et la
cure vise alors à restaurer l’équilibre de
l’ordre social ébranlé par l’irruption du
désordre.
A la différence des religions du salut,
chamanisme et possession ne parlent ni
d’un monde à sauver, ni d’un monde
meilleur, il est seulement question d’un
moyen donné aux hommes pour faire
face à une imperfection irrémédiable,
mais le désordre est également pensé
comme une nécessité, il est « ferment de
vie ».
Cette considérable recherche anthropologique donne, dans une langue claire et vivante, un panorama organisé de
toutes les thématiques que soulèvent les
pratiques chamaniques et de possession, alternant réflexions théoriques,
pratique personnelle de terrain au
Maroc, et littérature ethnographique sur
des sociétés les plus diverses. La capacité à mettre en scène la dialectique
ordre/désordre apparaît bien comme le
socle commun à des pratiques repérées
universellement.
Isabelle Bianquis-Gasser
Pierre ERNY
Clés pour une anthropologie ouverte ; l’absolu en
l’homme,
L’Harmattan, coll. Culture et
Cosmologie, 1998, 219 p.
« Notre moi existentiel épuise-t-il la
réalité de notre être, et tout peut-il s’expliquer au niveau bio-socio-psychologique ? » Pierre Erny propose d’explorer
cette question sur la nature de l’homme
dans une réflexion anthropologique
conçue au sens le plus large du terme. La
rencontre de l’auteur avec « un maître »
Graf Dürckheim, de multiples centres
d’intérêts, une expérience avec d’autres
cultures mais aussi une sensibilité au
données de la tradition chrétienne ont
poussé Pierre Erny à faire le point et à
parler de ce qui le touche profondément
à savoir le rapport de l’homme au divin.
Si la pensée occidentale a dissocié le terrestre du spirituel, P. Erny fait l’hypothèse, à l’instar de ce qu’en disait
G. Dürckheim, que l’origine « céleste »
de l’homme fait partie de son être essentiel. Il participe dans la profondeur de
son être à l’Etre divin et peut en devenir
conscient dans des expériences particu-
lières… La destinée de l’homme est de
devenir celui qui peut témoigner de la
Réalité transcendante au sein même de
l’existence. Il y aurait, dit l’auteur, une
dimension transcendante immanente en
chaque homme qui a pour fonction de
transfigurer de l’intérieur son moi existentiel et de lui donner sens. Pour P. Erny
il n’est pas pertinent de distinguer nature et surnature. » La dimension transcendantale ne s’ajoute pas à notre être,
elle lui est inhérente, immanente, essentielle…
De multiples récits émanant de
poètes, de philosophes, des témoignages
contenus dans la littérature mystique
universelle font état d’une expérience
du numineux, moments privilégiés qui
illuminent la vie mais qui ne sont pas
forcément liés à une expérience religieuse.
Pour mieux comprendre de quoi il
s’agit, l’auteur, imprégné de littérature,
de philosophie, de théologie et de textes
anthropologiques, propose de revenir sur
un certain nombre de concepts évoquant
tour à tour la notion de personne en ses
multiples acceptions selon des traditions
culturelles différentes et les concepts
majeurs des sciences religieuses. A la
lumière des travaux de Graf Dürckheim
et du philosophe russe Nicolas Berdiaeff,
P. Erny explore, d’une manière toute personnelle, des notions qui ont toujours
posé des problèmes de définition comme
celles de numineux, de foi, d’expérience
spirituelle, de religion, de mystère, de
liturgie, de tradition ou encore d’initiation…
Si on admet « qu’en tout homme, de
quelque époque, de quelque culture et
de quelque religion qu’il soit, il y a une
dimension qui le rend capable de capter
le divin », les clés développées par l’auteur l’incitent à une relecture des livres
saints et en particulier de la Bible « en
se disant que chaque ligne parle de soi
et s’adresse à soi. Sa seule destination
est de faciliter le passage de chaque
être d’une existence purement charnelle
à une existence spiritualisée ». Mais l’approche anthropologique déborde le cadre
de la religion et c’est pourquoi P. Erny
s’interroge également sur les prolongements liés à cette idée d’être essentiel,
dans la vie quotidienne : l’éducation
devient alors « l’action par laquelle nous
facilitons l’épiphanie de cet être essentiel, les conceptions relatives à l’hygiène
du corps et de l’esprit ou encore à la
155
Lu à lire
santé et à la maladie n’échappent pas
non plus à cette recherche de sens. Bien
des théories et des pratiques ont montré
la « très étroite intrication entre le physique et le mental, comme s’il s’agissait
du recto et du verso d’un phénomène
unique », mais à cela dit Pierre Erny il
faut ajouter une dimension proprement
spirituelle qui influe tout autant sur
notre vie et notre santé. Il y aurait donc
nécessité de se « brancher sur le divin »
pour dépasser son être existentiel et
enfin comprendre ce que l’on est dans
son essence.
Isabelle Bianquis-Gasser
Robert GROSSMANN
Main basse sur ma langue,
Strasbourg, éd. de la Nuée
Bleue, 1999.
156
C’est avec beaucoup de passion que
Robert Grossmann, conseiller général de
la Robertsau, à Strasbourg, et vice-président du Conseil Régional d’Alsace,
justifie son refus de ratifier la « Charte
des langues régionales », dans un livrepamphlet publié par les éditions de « La
Nuée Bleue ».
Cet ouvrage reprend certaines thèses
importantes et désormais classiques :
l’allemand n’est pas, quoiqu’en ait dit le
recteur Deyon, la forme écrite du dialecte alsacien et l’enseignement bilingue
français-allemand favorise sa promotion
au détriment de l’alsacien ; le débat sur
les langues cache en Alsace des enjeux
politiques autrement plus graves ; favoriser sur la base de la langue, une culture alsacienne spécifique contient, outre
des aspects restrictifs évidents, un réel
danger de dérive raciste.
Mais au-delà de cet aspect polémique, ce livre nous paraît intéressant à
deux points de vue :
Dans le chapitre I intitulé : « L’alsacien, ma langue, mini Sproch », l’auteur
nous livre un témoignage personnel de
ses pro-pres usages linguistiques qui en
fait un cas exemplaire du multilinguisme
alsacien. Dans son enfance Robert Grossmann parlait alsacien. A l’école il apprit
le français. Puis pendant son adolescence, le lycée Kléber lui dispensa un apprentissage difficile de l’allemand. Maintenant adulte il constate qu’« (il) parle
l’alsacien, (s’)exprime et écrit en français
et (se) débrouille assez bien en alle-
mand ». (p. 18). Mais « dès qu’(il rencontre) quelqu’un avec qui (il peut) se lier
dans la complicité objective, émotive et
intime de (sa) langue maternelle, (il laisse) libre court à l’irrésistible pulsion »
(p. 18). Il n’a pas cessé d’utiliser l’alsacien
en chaque circonstance de sa vie car
pour lui « c’est une pratique vivante (et
non des lois) qui conditionne la survie de
la langue » (p. 21).
Ce témoignage personnel vaut sans
doute pour beaucoup d’Alsaciens de
cette génération. Mais plus intéressantes
encore nous sont apparues les informations que Robert Grossmann fournit sur
la nébuleuse de ce qu’il appelle, au chapitre III, « les croisés de l’allemand ».
Ces termes regroupent aussi bien les
autonomistes du « Rot un Wiss » qui
militent pour une Alsace autonome de
langue allemande, que le groupe « Heimetsproch un Tradition », favorable au
bilinguisme, et toute une série d’associations pilotées par « le Cercle René
Schickelé ». Celui-ci possède une maison
d’édition, la Salde, une revue « Land un
Sproch » soutenue par une fondation
allemande pangermaniste, la « Hermann-Niermann Stiftung ».
Culpabilisés par leur politique attentiste les élus régionaux, en particulier le
sénateur Goetschy, auraient été pris en
otages par ces groupes militants qui
auraient obtenu ainsi la création et le
financement d’un « Office Régional du
Bilinguisme » (ORBI) et d’un « Haut
Comité pour la langue ». En 1990
l’ABCM Zweisprachigkeit a été autorisé
à créer un système paritaire d’enseignement bilingue, dit 13/13, coûteux et
discriminatoire, recevant des fonds
d’une association allemande, et dont
l’efficacité n’a pas encore été démontrée.
En Allemagne la revue de l’« Association Erwin von Steinbach », créée à
Francfort en 1919 par des universitaires
alsaciens exilés, se fait l’écho de ces
mouvements qui apparaissent, aux yeux
des Allemands, comme les porte-paroles
de l’opinion alsacienne dans son
ensemble.
Dans cette perspective nous ne pouvons
que souscrire à la position courageuse de
Robert Grossmann qui, plutôt que d’une
« culture alsacienne » restrictive dans l’espace et dans le temps, préfère parler de
« culture en Alsace » (p. 83), exemplaire
par son « esprit d’ouverture et de tolérance »
(p. 80).
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Journées d’études
«200 ans d’historiographie
alsacienne»
Pour fêter le bicentenaire de sa création, la Société Académique du BasRhin avait organisé, les 22 et 23 octobre
1999, à Strasbourg puis à Mulhouse, des
Journées d’études pour établir le bilan
de « 200 ans d’historiographie alsacienne ».
Il s’agissait d’un vaste tour d’horizon
concernant la recherche historique régionale accomplie depuis deux siècles, en
même temps qu’un constat sur les lacunes
éventuelles et l’ouverture de pistes nouvelles.
Ce bilan, à la fois impressionnant et
brillant, nous était présenté selon quatre
thèmes :
– La passion de l’histoire
– Cultures et croyances
– Pouvoirs et institutions
– Les hommes et leurs activités
Certaines interventions (pour l’archéologie, l’histoire moderne, l’histoire
militaire, l’histoire rurale et agraire, l’histoire de l’industrie) présentaient un panorama complet des recherches entreprises,
accompagné d’une bibliographie exaustive, fort utile pour les historiens à venir.
D’autres relevaient les lacunes tant
méthodologiques que documentaires et
les pistes à entreprendre (pour la généalogie, le haut et le bas Moyen-Age, le droit
et les institutions, l’histoire de la
musique, l’histoire des techniques, l’histoire urbaine et plus généralement l’histoire contemporaine).
Mais plutôt que de reprendre une à
une ces communications, qui seront
d’ailleurs publiées dans le prochain
numéro de la Revue d’Alsace, nous avons
préféré relever certaines questions plus
fondamentales, qui se sont posées ou se
posent encore aux historiens d’Alsace.
L’histoire médiévale, encore peu
défrichée, va bientôt manquer totalement de chercheurs du fait du désintérêt
des étudiants pour l’épigraphie alsacienne et de leur ignorance des langues
germanique et latine. Des publications
de textes originaux seraient nécessaires,
mais la tâche est immense et les spécialistes peu nombreux. Ils constatent avec
amertume que des pans entiers des
archives régionales sont en train de devenir des documents muets.
Au-delà de ces difficultés proprement
matérielles, l’historiographie de l’Alsace
semble encore victime de préjugés
tenaces. Un réel cloisonnement existe,
religieux d’abord, entre historiens catholiques et protestants, mais aussi intellectuel et « ethnique ». La question a été
posée plusieurs fois au cours de ces Journées en terme de légitimité. Un historien
doit-il être catholique pour étudier l’histoire du catholicisme alsacien, protestant
pour étudier l’histoire du protestantisme, Alsacien même pour travailler sur
l’Alsace ? Existe-t-il une histoire officielle, dite « alsatique », réalisée par des universitaires locaux confirmés, publiant
dans des revues considérées comme canoniques, mais qui ignore, dans une sorte
d’amnésie fâcheuse, certains noms et
œuvres venus d’ailleurs ?
Quoiqu’on fasse, l’histoire de l’Alsace
constitue une des composantes de l’identité régionale et, à ce titre, ne peut se
dégager des influences de l’histoire politique. Cette histoire de la « petite patrie »
reste liée à des mobiles affectifs, familiaux, identitaires, même si elle se veut
l’écho d’une histoire nationale ou universelle. D’où un réel danger d’enfermement
sélectif sur les événements, les grands
hommes, les hauts lieux de la mémoire
locale. Une nouvelle génération d’historiens s’en défend, qui insiste sur une histoire moins nombriliste, fondée sur une
curiosité intellectuelle plus objective et
comparatiste, qui intègre l’Alsace dans les
grands mouvements politiques, économiques, sociaux et intellectuels de l’Europe, et plus précisément de la haute vallée du Rhin.
M.-N. Denis
Bernadette SCHNITZLER
Robert Forrer (1866-1947),
archéologue,
écrivain et antiquaire
Strasbourg, Publications
de la Société Savante d’Alsace en
coédition avec les musées de
Strasbourg, Collection
« Recherches et documents »,
tome 65, 1999.
A partir d’un long travail de classement
des archives personnelles de Robert Forrer, d’une connaissance approfondie de
l’histoire de l’archéologie en Alsace et de
contacts avec les derniers témoins de cette
aventure, Bernadette Schnitzler, conservateur en chef du patrimoine chargée du
Musée Archéologique de Strasbourg, a
tracé un portrait minutieux et complet de
ce personnage hors du commun.
Né dans une famille de négociants
zurichois, Robert Forrer s’installa très tôt
à Strasbourg (en 1888) pour y mener
conjointement une carrière de savant et
d’antiquaire-collectionneur. Dès son tout
jeune âge il avait fondé en Suisse une
revue d’archéologie « Antiqua », qui marquera sa passion de toute une vie. Très
actif sur le terrain, en particulier lors des
grands travaux d’urbanisme de Strasbourg, il découvre les étapes historiques
du développement du site de la ville à la
période gallo-romaine et étudie l’autel de
Mithra de Königshoffen. Précurseur des
recherches sur le Néolithique alsacien (à
Achenheim, Hoenheim et Stutzheim pour
ne citer que les fouilles les plus importantes), il s’intéresse aussi à la Protohistoire lors de la reconstitution du char
funéraire d’Ohnenheim (1923). Il abordera l’époque mérovingienne par le biais de
sa collection numismatique mais aussi
sous l’angle de l’histoire de l’art (céramique de pavage, sculpture, architecture
religieuse, en particulier romane avec
l’étude sur le cloître d’Eschau en 1930).
Rédacteur des « Anzeiger für elsässische Altertumkunde » il en fera une
revue de haute tenue scientifique et saura
associer les découvreurs à ses publications. Lui-même auteur d’une abondante
production scientifique (541 titres en
1926), dont l’inventaire reste à faire, il
saura jouer d’autres formes de diffusion:
conférences, musée préhistorique et galloromain de Strasbourg où il règna pendant
trente ans, grande presse publique telle
que le « Strassburger Post », « l’Älsasser »
et les « Dernières Nouvelles d’Alsace »
(Neueste Nachrichten).
Bien que d’une envergure hors du commun, Robert Forrer apparaît, à travers cet
inventaire, comme parfaitement représentatif du personnage de savant notable
strasbourgeois au tournant de notre siècle.
N’ayant eu aucun rôle politique, mais
aussi à l’aise en français qu’en allemand,
il a su jouer de sa neutralité suisse pour
« être à la fois l’ami de Guillaume II et de
Clémenceau » (p. 165), pour solliciter
aide et appui de tous les gouvernements.
Hors des cadres universitaires et administratifs, il a su devenir, grâce à ses com-
pétences et à sa rigueur intellectuelle, un
expert mondialement reconnu dans des
domaines aussi divers que les textiles
coptes, le mur païen, la numismatique celtique et l’urbanisme strasbourgeois de la
période romaine. Il prit ardemment parti
dans des querelles de clercs (sur le site
antique de Strasbourg, la restauration du
Haut-Königsbourg, l’authenticité des
objets de Glozel et des vases de Yutz) dont
nous avons peine à imaginer, de nos jours,
qu’elles aient mobilisé, par voie de presse, une partie de l’opinion.
Plus étonnant encore à nos yeux est
l’exercice de deux professions qui requièrent les mêmes compétences mais que l’on
considère aujourd’hui comme incompatibles : celle d’antiquaire et de conservateur de musée.
Héritier des Lumières, archéologue
avant tout, mais non spécialisé, il fut
enfin un amateur d’art, dessinateur luimême, en contact avec tous les courants
artistiques de son temps, aussi bien néohistorique avec Léo Schnug (à qui il confia
la confection des costumes du défilé historique du Haut-Koenigsbourg), que régionaliste et Art Nouveau du « Kunschthafe », de l’équipe du Musée Alsacien et de
la « Revue Alsacienne Illustrée ».
Haute figure multiforme, il fut à la
mesure de l’effervescence de la vie intellectuelle et artistique en Alsace au début
de notre siècle.
M. N. Denis
Anny BLOCH
L’émigration juive alsacienne
aux Etats-Unis (1830-1930)
Archives Juives, n° 32/2,
2e semestre 1999.
Le dernier numéro des Archives Juives
comporte un important dossier sur « la
diaspora alsacienne et lorraine ». Ce dossier n’ambitionne nullement d’être
exhaustif et définitif mais il met l’accent
sur certains traits qui peuvent surprendre
un public de non spécialistes.
Les Juifs alsaciens et mosellans n’ont
pas attendu la défaite et l’annexion de
l’Alsace-Lorraine pour quitter en nombre
la région. Leur grande marche vers l’ouest
a débuté dès les dernières décennies de
l’Ancien Régime pour se développer pendant la Révolution qui autorisait leur
mobilité.
157
Lu à lire
158
Ce phénomène donc, presque vieux
d’un siècle en 1870, est dû aux flambées
d’antisémitisme qui ont accompagné les
divers troubles révolutionnaires du
XIXe siècle, mais plus encore à des facteurs économiques et à l’extrême pauvreté de la plupart des communautés
juives, rurales ou urbaines de l’Est de la
France.
Cette émigration s’est dirigée vers la
capitale et les régions du Nord, mais aussi
en Algérie, prolongement exotique de la
mère-patrie.
La dimension diasporique de ce dossier est illustrée par l’article d’Anny
Bloch, sur « L’émigration juive alsacienne
aux Etats-Unis (1830-1930) ».
Au regard des divers travaux publiés
sur le sujet, en particulier ceux de Paul
Leuilliot, Nicole Fouché et Vicki Caron,
l’émigration des Juifs d’Alsace diffère peu
de celle de leurs voisins, Catholiques ou
Protestants. Un peu plus tardive (elle culmine dans les années 1850-1870), elle
touche de la même manière les petits
métiers ruraux du secteur tertiaire atteints
par la misère des campagnes, l’exode rural
et le développement de l’industrie. S’il y
a évidemment peu d’agriculteurs parmi
eux, une place à part doit être faite aux
prêteurs d’argent, concurrencés par le
développement des caisses mutuelles agricoles. A ces causes économiques il faut
ajouter, encore que très contrôlée, la fuite
devant la conscription (le service militaire est de sept ans sous le 2nd Empire) et le
refus de l’annexion à partir de 1871.
Mais certaines causes sont particulières aux Juifs d’Alsace. Il faut compter
ainsi les vagues d’antisémitisme qui se
sont développées en 1830 et 1848 dans le
centre et le sud de la province et le rôle
actif des associations et agences d’émigration juives qui tentent de se débarrasser d’une population rurale dont la
misère est devenue encombrante.
A leur arrivée aux Etats-Unis, les
Juifs alsaciens se distinguent peu de
l’émigration allemande à laquelle ils se
rattachent. Ils s’installent de préférence
à New-York et à la Nouvelle-Orléans,
dans des communautés qui parlent leur
langue, avant d’essaimer dans les villes
moyennes alentour où ils reprennent,
mais à une autre échelle, leurs activités
traditionnelles : commerce, commission,
prêt d’argent, industries de transformation. Les communautés se structurent
autour de sociétés de secours et d’aide,
les « Hebrew Benevolent Associations »
qui achètent un terrain, font construire
une synagogue et aménagent un cimetière. Mais si cet attachement communautaire perdure, il ne signifie pas que
les groupes de Juifs alsaciens ainsi
constitués vivent en ghetto. L’abandon
progressif d’une religion de stricte observance, de la langue et des mariages
endogames, témoignent de leur assimilation.
Certains d’entre eux ont brillamment
réussi et se sont intégrés à la vie politique et économique régionale ou nationale tel Félix Dreyfus, éminent notaire
de la Nouvelle-Orléans, qui fut conseiller
municipal et représentant à l’assemblée
de Louisiane, ou Max Meyer qui créa
l’« Ecole de Formation des Industries de
la mode » et fit partie de la « Commission de sécurité des travailleurs » nommée par Roosevelt en 1931, du « Conseil
industriel de l’Etat de New- York » et du
« Conseil de médiation de New-York ».
Cette ascension sociale se traduit à
New-York par des déplacements géographiques de la communauté de Brooklyn et
du sud de Manhattan vers les quartiers
plus chics du nord de la ville.
Le travail d’Anny Bloch, à la fois historique et sociologique, suit ainsi, au cours
de trois générations, une émigration juive
essentiellement rurale, d’abord cantonnée
autour d’associations religieuses et charitables, qui peu à peu s’ouvre à la civilisation américaine avec intégration sociale et
politique des élites. Devenus citoyens
américains à part entière, les Juifs d’origine alsacienne manifestent de nos jours
une fidélité au pays de leurs ancêtres dont
le « War Relief Fund » (1943) qui joua un
rôle considérable dans la reconstruction
des édifices religieux et la restructuration
des institutions juives de l’Alsace libérée,
est le meilleur exemple.
M. N. Denis
Il est peut-être utile de signaler d’autres
articles d’Anny Bloch sur ce sujet :
– « A la merci de courants violents : les
émigrés Juifs de l’est de la France aux EtatsUnis », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n° 22, 1995.
– « Des berges du Rhin aux rives du Mississipi : une culture recommencée », idem,
n° 24, 1997.
– « Mercy on Rude Streams : Jewish Emigrants from Alsace-Lorraine to the lower
Mississipi Region and the concept of Fidelity », Southern Jewish history, vol. 2, 1999.
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Annick FOUCRIER,
Le Rêve californien.
Migrants français
sur la côte Pacifique,
XVIIIe- XXe siècle,
Paris, Belin, 1999, 432 p.
En choisissant de s’intéresser aux
Français de Californie, Annick Foucrier a
choisi, consciemment, de focaliser (à l’exclusion de tout autre groupe) son attention sur une minorité. Le nombre d’habitants de Californie nés en France est
multiplié par trois entre 1860 et 1990
(chiffres du recensement américain).
Mais leur pourcentage par rapport au
total de la population californienne est
extrêmement faible, particulièrement à
partir de 1900. L’auteur justifie d’emblée
son projet : « […] leur contribution à
l’histoire et au développement de la Californie ne doit […] pas être envisagée en
fonction de leur nombre mais en fonction
de ce qu’ils ont apporté ». C’est la position théorique à laquelle elle se tient
rigoureusement dans son étude des Français en Californie (XVIIIe-XXe siècle).
L’auteur va mettre en évidence le fait
que, dans la longue histoire de la Californie, qu’il s’agisse du temps des ranchos, de la conquête américaine, de la
ruée vers l’or, du développement de la
viticulture, du développement économique et plus récemment de l’ouverture
vers l’électronique, les Français sont toujours là, partie prenante et acteurs de la
montée en puissance de la Californie.
Ce constat s’appuie, sur un développement chronologique : de 1769 à nos
jours, ces migrants français sont professionnellement qualifiés : artisans,
membres de professions libérales, marins,
intellectuels, entrepreneurs, ils apportent leurs savoirs et participent à la mise
en valeur du pays. Ils viennent des principales régions d’émigration française :
Béarn, Gironde, Bretagne, Normandie…
Ils apprennent l’espagnol nécessaire à la
vie quotidienne et aux relations économiques mais continuent à utiliser le français entre eux. Ils se marient sur place. La
naissance des enfants contribue à un certain enracinement.
1848-1870 : toute cette période est
marquée par l’or. En 1852, 25 000 Français
travaillent dans les régions minières. Le
quartier français de San Francisco va se
développer considérablement. C’est là
que les Français s’installent au sortir de
la mine, pour profiter d’une certaine
prospérité économique (quelques belles
réussites sociales), pas si évidente à l’arrivée. Dans la ville, une communauté
française est nettement individualisée
avec sa culture française, au point qu’on
put dire : « San Francisco est le Paris du
Nouveau Monde ». Cela n’empêchait pas
les Français d’assurer de nombreuses responsabilités civiques.
1870-1940 : c’est San Francisco qui
attire les nouveaux immigrants français.
Les chaînes migratoires sont d’origine
familiale. Il y a toujours une immigration
récente, encore peu adaptée. Sa présence renforce la francité de la communauté, qui a des occasions multiples – déclaration de guerre de 1914 (solidarité),
exposition de 1915 (pavillon français à la
gloire de la France), organisation du Club
La Fayette (1916) – d’exprimer son patriotisme. Les nouveaux venus sont majoritairement d’origine rurale. La communauté française est divisée. Ce sont les
difficultés qui ressoudent la communauté autour de réponses collectives (tremblement de terre de 1906, taxes, guerres
extérieures…) et c’est, paradoxalement,
la naturalisation américaine qui résout
certaines contradictions. Des Français
qui choisirent de s’intégrer dans l’espace
rural jouèrent un rôle actif dans le développement de l’agriculture californienne
(bergers, agriculteurs, éleveurs, viticulteurs…).
L’ouvrage s’achève sur un épilogue
qui traite de la période de 1940 à nos
jours. Dans une Californie mondialisée et
flexible, les Français continuent d’arriver,
de se renouveler, mais leur visibilité est
moindre. Ils sont dispersés autour de la
baie de San Francisco et à Los Angeles. Ils
vivent dans les banlieues et ne se rassemblent plus que « virtuellement » sur
le Web.
Pour bien comprendre cet ouvrage
très documenté et très dense, il faut aussi
savoir que toute position descriptive ou
analytique y est accompagnée d’exemples
concrets, d’histoires de vie, d’anecdotes,
de biographies et que très souvent on
peut suivre les migrants depuis leur village d’origine jusqu’à leur destinée californienne. On trouve traces d’Alsaciens,
de Lorrains et d’associations qui les
réunissent (voir mon compte rendu dans
le Bulletin de la société généalogique d’Alsace). Quelques personnages dont l’histoire a retenu les noms font figure d’em-
blème. Il faut aussi ajouter que les
archives utilisées sont multiples et
variées. Archives françaises et archives
américaines sont croisées et complétées
les unes par les autres : recensements,
annuaires, almanachs et journaux constituent une partie importante de la documentation de l’auteur, à laquelle il faut
ajouter toutes les sources imprimées
d’histoire locale et régionale, aussi bien
sur le pays de départ que sur le pays d’arrivée.
Quelques remarques cependant. Il me
semble que les deux premières parties et
le début de la troisième – en fait, jusqu’à
la Première Guerre Mondiale – sont plus
riches en informations et en cohérence
que l’étude des années qui suivent. Il me
semble que l’auteur aurait pu tirer d’une
période sensiblement plus courte, correspondant quand même à un long XIXe
siècle (dernier quart du XVIIIe- début du
XXe siècle), des conclusions plus générales. L’effet de kaléïdoscope qu’elle
remarque est, me semble-t-il, accentué
par le choix revendiqué d’étudier toujours la dernière vague d’immigrants,
choix qui masque peut-être les processus
d’assimilation mis en œuvre par la société américaine… Mais ce serait un autre
livre ?
Nicole Fouché
Sébastien SCHEHR
La vie quotidienne
des jeunes chômeurs
Puf, 1999, collection sociologie
d’aujourd’hui, 287 p.
L’ouvrage de S. Schehr, « La vie quotidienne des jeunes chômeurs », est tout à fait
stimulant d’un point de vue intellectuel et
original par son approche. Il est agréable
à lire et repose sur une connaissance
bibliographique indéniable. L’intérêt de
cet ouvrage est de comprendre le chômage, notamment celui des jeunes, en s’intéressant à ce qui produit le lien social pour
les individus, en évitant de s’engouffrer
dans les dichotomies, encore omniprésentes en sociologie, entre les approches
déterministe et indéterministe, le micro et
le macro, le local et le global, mais aussi le
travail et le « hors-travail ». Il opte pour
une lecture du social visant à rendre compte du multipositionnement des individus.
Les jeunes dont l’ouvrage rend compte
sont chômeurs, ou l’ont été à un ou plusieurs moments de leur vie; de fait leur
rapport au travail et au non travail s’avère différent de personnes qui n’ont pas eu
cette expérience. De plus, globalement,
peut-on encore considérer que le travail, le
rapport entretenu à celui-ci est toujours
aussi central dans la construction des identités individuelles ? L’étude du vécu du
chômage peut alors entraîner à une relecture de la place du travail dans notre
société.
Le texte s’ouvre sur une réflexion classique en sociologie, portant sur le sens
commun autour de la question du chômage, des chômeurs. Par trop souvent, nous
dit S. Schehr, nous en avons des lectures
négatives (p. 8) : le chômeur c’est celui qui
est toujours abordé par un « a » privatif,
c’est un sans emploi, un handicapé, un
exclu… En bref, dans ce premier chapitre,
« Du sens commun aux recherches
actuelles », l’auteur émet des réserves sur
une certaine perception du chômage, du
chômeur et sur la place centrale du travail
dans notre société tout en s’appuyant,
pour construire son propos, sur des travaux
sociologiques français et étrangers.
Si les sociologues des années 1980/90
se sont beaucoup intéressés au chômage,
et plus particulièrement au pourquoi et
aux effets de celui-ci, reproduisant en
cela « les découpages opérés par les politiques sociales », S. Schehr ne s’engage
pas dans cette lecture du social. Il refuse
le misérabilisme et les perspectives univoques (p. 28). Pour cela, il privilégie une
lecture du « comment » le chômage est
vécu par les jeunes, avec une méthode
qui se veut pragmatique et qui s’intéresse aux points de vue des acteurs. Son
objet est donc « le chômage comme
« mondes sociaux » à explorer ». Par là,
l’auteur entend s’intéresser au chômeur
dans ses pratiques, son mode de vie, c’està-dire à un chômage « vécu et construit de
l’intérieur ». L’idée de « monde social »
revient à considérer le chômage comme
un espace social à la fois structuré, dynamique, et en interaction permanente avec
ceux qui sont amenés à le vivre et le traverser. Pour en rendre compte concrètement, l’auteur part de biographies de
chômeurs, de leurs représentations, de
leur construction identitaire, de leur
« carrière » singulière dans le monde
social du chômage » (p. 33).
Dans le second chapitre, « Vécus du
chômage et de la précarité, représentations
du travail », il traite de cinq recherches
159
Lu à lire
160
qualitatives publiées au cours des vingt
dernières années (Galland et Louis, 1978 ;
Schnapper, 1981 ; Grell, 1985 ; Cingolani,
1986 ; Roulleau-Berger, 1991) en nous
montrant les changements de perspectives théoriques et méthodologiques au
cours de cette période. Cette approche,
qui part de la présentation d’un état de la
question, rend compte des apports et des
limites de ces différents travaux. Elle
permet à l’auteur de construire son objet
de recherche par critiques juxtaposées.
Celui-ci diverge par rapport aux
approches « classiques du chômage » ; en
effet, il introduit le point de vue du vécu
du chômage ; il se penche dès lors sur les
pratiques et les représentations que les
jeunes chômeurs ont du travail.
Si cette perspective théorique est
louable, parce qu’elle permet de construire un autre regard sur un objet devenu
familier, il faut également avoir une
méthodologie adaptée pour en rendre
compte. C’est ce que met en scène
S. Schehr, en nous présentant « Quatre
périples au sein des mondes sociaux du chômage et de la précarité » (chapitre 3). Ce
chapitre semble être au cœur de la
démarche de l’auteur, ou tout au moins de
qui semblait être son projet. Nous y
reviendrons ultérieurement.
Dans le chapitre 4, « Les chômeurs
entre galère et pratiques de débrouillardise », il s’agit de reconnaître aux chômeurs une certaine capacité d’action et
une intelligence pratique qui tranchent
avec l’image passive souvent véhiculée à
leur égard (p. 160). Dans ce cadre, l’auteur repère successivement les usages et
les formes de ces pratiques qui vont du
bricolage au second œuvre en passant par
le jardinage, la récupération, le troc. Mais
ces pratiques peuvent être étudiées également au travers des subversions des
diverses aides et allocations publiques ou
privées. Ces pratiques de la débrouillardise – temporaire ou non – tendent à prouver que les chômeurs sont aussi acteurs
de leur propre vie parfois en choisissant
le non travail.
Le chapitre 5, « Mode d’agir et implication sociale des chômeurs et précaires »,
veut opérer un renversement « dans nos
manières de penser : ce n’est pas par
désœuvrement et manque de travail que
les précaires se lancent dans des activités
ou des projets mais bien parce qu’ils sont
attachés à ces derniers, parce qu’ils
« refusent » le travail ». La notion de
« projet » est alors nécessaire pour com-
prendre d’une part que, quel que soit la
nature du projet (professionnel ou non),
les chômeurs font souvent preuve d’un
relatif activisme qui tranche avec les clichés habituels. D’autre part, si les multiples activités des chômeurs n’ont pas
systématiquement le côté formel du projet, « elles n’en dessinent pas moins un
« ailleurs » où l’expérimentation vient
prendre le contre-pied du travail »
(p. 191).
Dans le chapitre 6 « Chômage et formes
de sociabilité », l’auteur démontre, entre
autres, combien la théorie de la désaffiliation est réductrice de la réalité sociale vécue par les jeunes parce que cette
théorie est par trop centrée sur la famille et sur la place du travail comme lieu de
socialisation.
Dans le chapitre 7, « Chômage, rythmes
de vie et temporalités », l’approche des
temporalités aborde le fait que les référents au rythme du travail ne sont pas les
mêmes quand on est chômeur ou travailleur. Il s’agit donc de réappropriation
du temps, celui-ci étant alors un temps
vécu et non un temps volé.
Dans le chapitre 8, « L’expérience du
chômage et la construction identitaire »,
dernier chapitre de l’ouvrage, l’auteur
aborde la question de la relativité de la
socialisation professionnelle par rapport
aux autres formes de construction identitaire. Comment est affectée l’identité
par cette absence de travail ? Comment
évoquer d’autres formes d’expériences
sociales que le travail (p. 250) ?
Globalement, cet ouvrage est très intéressant par les pistes théoriques qu’il
met en perspective, par l’intuition forte
des changements d’optique à opérer dans
notre discipline si on ne souhaite plus
rendre compte des transformations sociétales à partir de problématiques duales.
Cette perspective se développe depuis
une dizaine d’années autour de
recherches sur les figures de l’entre deux,
du croisement, du multiple. Ces transformations ont entraîné la remise en cause
de la centralité des activités économiques, du travail et des systèmes d’action qui leur sont liés comme cœur de la
société. Se mettent alors en place des
démarches transdisciplinaires : socio-économie, socio-anthropologie, etc. On assiste également au développement de
concepts plus « mous », moins généraux,
qui portent entre autres leur regard sur la
quotidienneté, les représentations. L’ouvrage de S. Schehr semble bien s’inscrire
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
dans ces renouvellements de la sociologie
générale qui réinterroge les découpages
en spécialités, voire en sous spécialités,
de la sociologie. De plus, rappelons que
les sociologues du travail ne se sont intéressés qu’à partir du milieu des années 80
au chômage et à la précarité en l’intégrant dans une perspective d’une « sociologie de l’emploi et du non emploi… »
(colloque sociologie du travail, 1959-1999,
Paris, novembre 1999). Ils se sont longtemps désintéressés de ces questions
pour continuer à se focaliser sur le travail,
les transformations de l’appareil productif. Les premiers sociologues, à ma
connaissance, ayant travaillé sur la thématique de la précarité, de l’exclusion y
sont venus par l’approche de la ville. Toutefois, on peut regretter que l’auteur suggère qu’« il est temps d’interroger véritablement le travail non seulement en tant
que pratique mais aussi en tant que représentations » (p. 25). De nombreux travaux
émergent depuis la moitié des années 80,
autour d’une approche socio-anthropologique ou anthropologique du travail et de
l’entreprise ; celle-ci porte sur les interrelations individuelles, les relations des
individus au travail, au non travail, au
hors travail… Cette socio-anthropologie
saisit les hommes dans leurs lieux et
milieux (travail, entreprise, famille, activités autres que professionnelles). Dans
cette perspective, sont au centre de l’étude les pratiques quotidiennes, les représentations (Althabe, 1998, Balandier,
1982 ; Bouvier, 1989, 1992 ; Chamoux
1994 ; Denieuil, 1991 ; Maurines, 1991,
1995,).
La principale critique que l’on peut
adresser à cet ouvrage concerne la faiblesse du dispositif méthodologique et
plus particulièrement le chapitre 3. En
effet, celui-ci est au cœur de la perspective de l’auteur : c’est à partir d’une
enquête auprès de 4 personnes que l’auteur nous montre l’intérêt d’étudier les
pratiques de débrouillardise, les modes
de vie, bref le multipositionnement des
individus. Si ces quatre « récits-périples »
sont intéressants, la perspective choisie
aurait gagné en puissance si elle s’était
inscrite dans un cadre épistémologique –
et de fait méthodologique – liée à la description ethnographique s’inscrivant de
facto dans une démarche inductive
(Laplantine, 1996). De fait, si on se situe
dans cette perspective, peu importe le
nombre d’entretiens réalisés puisque l’on
n’est pas dans une démarche classique en
sociologie basée sur une recherche d’objectivation de la réalité et par conséquent constituée sur échantillon représentatif de la population. Ce qui compte,
c’est la cohérence entre le projet de
recherche et la manière dont on obtient,
traite et transmet les informations. Dans
ce cadre, le recueil des données, la légitimité accordée aux « acteurs » et la
forme de restitution des savoirs acquis
nous semblent ici poser problème. En
effet, l’auteur nous présente ces quatre
périples tout en reconnaissant qu’il ne
s’agit ni de types idéaux, ni de types
construits : qu’est-ce donc alors ? Globalement, on peut noter une absence d’interrogation sur la manière dont a été
construit le terrain. Le terrain n’est-il
pourtant pas la contrainte initiale de
toute recherche empirique ? Qu’en est-il
de l’observateur ? N’entre-t-il pas dans le
champ de l’observation (Devereux,
1980) ? Par ailleurs, l’auteur ne nous dit
rien sur les raisons et les façons dont il
a choisi ces quatre personnes, pas plus
que nous ne savons comment et où se
sont déroulés les entretiens.
Concernant maintenant le processus
de mise en écriture : l’auteur nous présente, dans un premier temps, chacun
des quatre périples à partir d’un résumé
d’entretien. Ce choix est tout aussi légitime qu’un autre ; toujours est-il que
l’auteur réécrit les dires de ses interlocuteurs après en avoir fait une sélection
et donc une analyse ; de fait, il s’agit
d’une retranscription et non d’une transcription. Puis, dans un deuxième temps,
il donne la parole à ses interlocuteurs en
citant leurs propos mais là, il « resélectionne », réécrit partiellement leur discours. Cette deuxième approche n’estelle pas redondante par rapport à la
première étape ? Dans un troisième
temps, il réinterpréte son propre discours et ceux de ses interlocuteurs. Ici,
me semble se poser un problème d’absence d’interrogation suffisante sur les
structures narratives employées. L’écriture n’est pas une question qui vient a
posteriori de la démarche, il ne s’agit pas
d’une question de style mais d’une question intrinsèque à l’objet de recherche,
celle de sa capacité à représenter le réel.
L’approche biographique aurait permis,
me semble-t-il, de rendre compte du
multipositionnement des individus.
D’autant plus que dans certaines
approches biographiques, elles peuvent
être considérées comme « polyfonctionnelle », liant perspective épistémologique, théorique et méthodologique
(Bertaux, 1977 ; Catani, 1982).
S’il s’avère que la posture méthodologique mériterait d’être plus approfondie à la fois par la pratique et une
réflexion sur la pratique… on retiendra
de cet ouvrage que la posture de
« l’entre deux » sur laquelle S. Schehr a
construit son propos permet d’opérer
des décloisonnements théoriques et est
tout à fait stimulante.
Béatrice Maurines
161
Résumés anglais
Résumés
162
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Résumés
Anglais
Annie HUBERT
Cooking and
politics : does the
national dish exist ?
There are strong connotations of identity between cooking and society. Assuming that « the dish » was first and foremost a symbol of regional cooking, when
did it become national ? We can talk
about « national » rather than « regional » cooking when political power is centralised and in this case national cuisine
first was the cuisine of an elite. The creation of the emblematic « dish » is above
all a matter of emotions order ; this is due
to migrant populations who identify with
it in a foreign environment. It does not
mean it is a « national dish » for all that.
Pierre ERNY
A matter of sacred
bakery : should the
communion wafer
be leavened
or unleavened ?
For ten centuries, East and West have
been debating whether the communion
wafer should be leavened or unleavened.
The arguments put forward are based on
biblical symbols of fermentation and on
what the exact nature of the Last Supper
was.
Marianne MESNIL
Time to have
a coffee…
The history of coffee and « its » cultures has revealed to us its remarkable
ability to be the place for diverse cultural developments. The fact is that, both
more and less than any other type of
food, it is the privileged moment of
pleasure (now shared or not), of an
« escape » whose intensity varies according to the respective doses between
moderation and excess. Therein lies, no
doubt, the specificity of such psychotropic drugs : the types of food that do
not feed but that no civilisation can do
without. A form of « communion »
rather than « communication » coffee
may also offer the doorway to utopia,
hence its privileged relation to politics.
By concentrating drinking and talking,
the two sides of oral behaviour, in a
social, always slightly disconnected
moment, drinking coffee proves to be a
complex highly symbolic action. Consequently, at a time when economic globalization is leading to cultural homogenization, it is no wonder that the
espresso, the quintessence of aroma and
symbols, and the most able to adapt
itself to a new temporal rapport, is
playing the main role and is likely to
sweep aside any other tradition.
Gabrielle PETITDEMANGE
Between
lasagna, couscous
and camembert :
Italian immigrants’
eating habits
This text is the result of a 1999
survey into the eating habits of an
Italian immigrant community in
Grenoble. The evolution of their
cooking illustrates the history of
their migration, characterised by
the meeting with the French culture
and the distance created with their
original country. The respondents
talk about the eating habits that
still exist and the changes, the
moment of return to tradition and
those of dialogue with the other culture. But these stories also show the
reconstruction of eating habits in
the collective memory of the group,
in an attempt to justify their emigration.
Juan MATAS
The recipe
for successful
cookery books
Cookery magazines target their
readers as precisely as other women’s
magazines and like them, they also
follow the trends of society as a
whole. Thus, so-called exotic cooking,
diet food, concerns for both the origin
and the quality of products, gastro-
163
Résumés anglais
nomy, wines and spirits, « discoverytourism » are all being given increasing space in their pages to different
degrees according to the public targetted. Here we intend to outline a
comparison between some of these
magazines, and to analyse the meanings of both this diversity and these
common trends.
Marie-Noëlle DENIS
Dining tables
in Alsace
Like other pieces of furniture, dining
tables together with benches and chairs
are part of the material equipment of
western civilisation. In the simpliest as
well as the most luxurious interiors,
their number, style and decoration
allow us to measure the level of wealth and refinement a society has reached. More particularly, the shape,
place in the house and use of dining
tables located in Alsace since the beginning of the XIXth century have evolved.
This reveals changes in the preparation
and consumption of food, but also in
eating habits, and more generally in
family and social habits linked to the
meal ritual.
Simone GERBER
Childhood,
medicine
and cooking
Reminding us of the physiological
bases of smell and taste, the author talks
about her experience as a paediatrician
and the importance of the art of feeding
infants and children, in the family and in
the community. She illustrates her subject
with some clinical examples and shows
the importance of language in the transmission of eating behaviour that contributes to the development of the individual
and social identity of future adults.
Nicoletta DIASIO
Feeling the pleasure
of taste and
averting one’s gaze.
Ethnography of
children’s nibbling
in a neighbourhood
of Rome
Meals without limits, without rules,
timeless, are beyond normative discourse.
But precisely because of that, they constitute a language within the family system,
revealing the link between generations,
an adaptation to changes. The ethnography of eating habits in a limited number
of families in Rome shows a system of
double constraints. For the parents, children’s nibbling jeopardizes their authority, the mouth being the place for pleasures and dangers in the face of the
external world seen as changing and
threatening. For the children, informal
meals are the privileged occasion for
conquest and the application of autonomy, through the experience of the pleasure of taste, bodily freedom and socialisation between peers.Thus, averting one’s
gaze is a way of dealing with uncertainty.
Alain ERCKER
Madeleines
in the Amerindian
style
This text deals with what Saugen
Indians in Canada eats today. At first
sight, food no longer plays the role of a
distinctive factor between Whites and
Amerindians. At the most, it is a social
marker of the Amerindians’ poverty. But
beyond appearances, cultural differences
appear in the relation with the means of
sustenance. Indeed, for Amerindians,
eating first consists in sharing ; what
counts is the relational character of food,
a testimony to an appetite for exchange
and natural generosity.
164
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
Jean-Pierre CORBEAU
Cooking, baking,
mixing
Cooking and eating are part of what
we call the « business of eating ». We
would say that this is part of the making
of our identity, is also characterised by
an eternal anomie, certainly more important or dramatised at any given time.
Then, the cook/eater must make or be
suggested to choices in certain situations
so as to fulfil one or the other of his
wishes. This reconstruction that involves
both centripetal and centrifugal forces
in the actor takes place in five scenarios.
You enhance the value of a mythicised
gastronomic heritage, which is regarded
as being crystallised, (for us, this pseudo
reproduction results in various types of
changes) unless locking yourself into a
neophobia which is only a hypothetical
case. It is also possible to reconstruct
oneself through a blend of taste experiences. Imposed crossing, desired crossing and unthought-of crossing are three
types of them. We would stress that
beyond gustative changes, the emergence of styles’ inversion in daily cooking
and in « cuisine » leads to another type
of desired crossing.
David LE BRETON
Disgust cooking
Disgust is an emotion, and not a fact of
nature or a pure physiology. It is symbolic to the sphere of symbolism. So, food
repulsions take root in social imagination
and feed on the emotions they give rise to.
The logic of classification, and separation,
show what is eatable or not, what disgusts
and what soils the soul.
Monique DUBINSKY–TITZ
Fast food
and exoticism
We often associate fast food with
Mac Donald’s, which plays a prominent
role in criticism of this kind of restaurant. Mac Donald’s, but also Quick, Burger King and Flunch keep on conveying
myths of post-war modernity : taylored
production, conformity with norms for
the sake of an imaginary egalitarianism
and the utopia of beating time. Currently, we are witnessing a spread of this
kind of restaurants which are either
under head offices in the USA, managed
directly, franchised or, like Quick, subordinated to French mass marketing companies. Boredom prevails in these
places, due to the uniformity of the premises and the food we consume. The
resulting indifference is the most
obvious « crime ». Demonising Mac
Donald’s, as Paul Ariès does in sociology or José Bové in politics, may not be
the best reaction to fight against what
must be called a collective dispossession
of territories.
Thérèse WILLER
Spices
and condiments
in Alsatian cookery
Spices and condiments have played a
very important role in the development of
Alsatian cookery, and have given to it one
of its most important characteristics. The
local and exotic ingredients used to prepare and flavour dishes, such as juniper
berries, caraway seeds, cloves, nutmeg,
cinnamon, horseradish and so-called Alsatian mustard, Maggi and vinegar, have
been gradually assimilated into the regional culinary heritage over the centuries.
Given that this uniqueness is bound to
disappear due to the common use of
spices and condiments, is an evolution possible through the introduction of ingredients from other forms of cuisine ?
Eric NAVET
Eating with men,
eating with gods :
gastronomy
as an art of living
The multiple forms of the functions of
eating represent a « complete social fact »,
which involve not only nutritional habits
but also in a holistic way, human and nonhuman fields as a whole, which are visible
and non-visible, interdependently created and generated in traditional forms of
society of a given culture: religious, social,
technical, biological, etc. Thus, forms and
conditions of eating are one of the fundamental expressions of a way of being and
understanding the world, which we ought
not attempt without questioning the culture in its entirety.The historical examples
considered here, which mainly concern
native peoples of America, allow us to measure the devastative impact of a food
acculturation, such as it was imposed by
colonization, among traditional peoples.
anthropology, that current technological
progress, that has arisen in our societies
and has spread to others, is the cause of.
Marie-Aude FOUERE
Adopted as a household appliance in
the middle of the 20 th century, the microwave oven is the obeject of constant distrust and it is this that this article would
seek to analyse. The fear of harmful and
invisible waves raises the idea that the
cooking is getting dangerously closer to
the unknown world of research and industry. Along with this is the perplexity that
the changes in the cooking notion itself
involve. In this context, the technical
concerns expressed by users both hide and
show the complex implementation of this
new appliance in the field of symbolism.
Culinary language
and sexual
symbolism
In this article, we would start with
Claude Lévis-Strauss’ hypothesis, according to which cooking and sexuality are
universally linked in an analogical way, in
order to establish that terms borrowed
from cooking are used to name the male
and female sexual organs, and also that
some practices are connected with culinary preparations in which the sharing of
roles between men and women refers to
a strong sexual symbolism. This hypothesis, whose analogy relies on the fact that
both sexual and culinary operations
require the union of two complementary
actors, will allow us to read again the
interpretations according to which the
links between cooking and sexuality are
based on the relation of both fields with
pleasure.
Nadia MOHIA
Around the
Amerindian pot :
elements
of a technological
dependence
This article draws an analysis of material acculturation as we can witness today
in the Amerindians’ hut/kitchen in Camopi (French Guiana). It sets out to demonstrate how ongoing changes, far from limiting itself to a fundamentally superficial
level, can have an effect on the essential
dimensions of a way of being and thinking. In the long run, it would contribute to the reflection on matters relating to
Colette MÉCHIN
Micro-wave oven :
uses and
representations
Patrick SCHMOLL
Murder of the father
and birth
of organisations
A new reading
of Freud story of the
« primitive horde »
Murder is at the heart of the dynamics of the organisations, in the
sense that they need to rid themselves of subjectivities that nevertheless constitute them and make
them live. The founder of an organisation is the first targeted person and
he experiences the process as a form
of cannibalisation, which conjures
up directly Freud’s story of the « primitive horde ». The article suggests
a new reading of this story from the
point of view of cognitive anthropology, aiming at drawing the internal
coherence. Freud’s hypothesis weaknesses which have been stressed by
anthropologists still allow the model
remain relevant for the analysis of
the first stages of a company’s life.
165
Résumés allemands
Résumés
166
Résumés
Allemands
Annie HUBERT
Küche und Politik :
Gibt es ein
Nationalgericht ?
Zwischen Küche und Gesellschaft
bestehen starke Identitätskonnotationen. Wenn « das Gericht » zuerst
hauptsächlich ein Wahrzeichen der
regionalen Küche war, wann wurde es
also zum Nationalgericht ? Bei einer Zentralisierung der politischen Macht unterscheidet man die nationale Küche von
der regionalen, und in diesem Fall war
die nationale Küche zuerst die Küche
der Eliten. Die Erfindung des emblematischen « Gerichts » zeugt vor allem von
einem emotionellen Charakter, wie im
Fall der wandernden Bevölkerungen, die
sich damit in einem fremden Milieu
identifizieren, und trotzdem spricht man
nicht von einem « Nationalgericht ».
Pierre ERNY
Eine Frage
der heiligen
Backkunst : Muss
das Eucharistiebrot
ungesäuert oder
gesäuert sein ?
Die Frage, ob das Eucharistiebrot
ungesäuert oder gesäuert sein muss, teilt
seit 1 000 Jahren Orient und Okzident.
Die vorgebrachten Argumente basieren
auf der biblischen Symbolik der Gärung
und auf der Frage nach der exakten
Bedeutung des letzten Abendmahls.
Marianne MESNIL
Zeit für einen
Kaffee…
Die Geschichte des Kaffees und « seiner » Kulturen hat uns also seine bemerkens-werte Fähigkeit vor Augen geführt,
der Ort von unterschiedlichen kulturellen
Erscheinungsformen zu sein. Gleichzeitig
weniger oder doch mehr als irgendein Nahrungsmittel stellt er den bevorzugten Ort
des Genießens dar (ob allein oder zu meh-
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
reren), ein « kurzer Augenblick », dessen
Intensität je nach Dosierung zwischen Maß
und Exzess schwankt. Dies ist zweifelsohne die eigentliche Eigenschaft solcher Psychotropen, jener Nahrungsmittel ohne
Nährwert, auf die trotzdem keine Kultur
verzichten mag: Was die « Kommunikation » und mehr noch was die « Gemeinsamkeit » angeht, bietet der Kaffee vielleicht auch die Möglichkeit zur Öffnung zur
Utopie, worauf auch seine privilegierte
Beziehung zum « Politischen » basiert.
Wenn man nun diese beiden Oralaspekte
zusammennimmt, d. h. das Trinken und das
Sprechen innerhalb einer gesellschaftlichen Zeit stets mit einer leichten « Verschiebung », dann erweist sich das Trinken
von Kaffee als eine komplexer und symbolträchtiger Akt. Infolgedessen, in dem
Moment, in dem diese « kulturelle Homogenisierung » stattfindet, die die wirtschaftliche Globalisierung mit sich führt,
ist es nicht überraschend, dass der Espresso die Starrolle übernimmt und wir Gefahr
laufen, dass er alle anderen Traditionen auf
seinem Siegeszug hinwegfegt, da er die aromatische und symbolische Quintessenz ist
und am ehesten die Fähigkeit besitzt, sich
an ein neues Zeitverhältnis anzupassen.
Gabrielle PETITDEMANGE
Zwischen Lasagne,
Couscous und
Camembert : die
Tischsitten von
italienischen
Einwanderern
Dieser Text beinhaltet das Resultat
einer Studie von 1999 über die Tischsitten
einer italienischen Einwanderergemeinde
in Grenoble. Die Entwicklung der Küche
veranschaulicht ihre Einwanderungsgeschichte, die vom Zusammentreffen mit der
französischen Kultur und von der Distanz
zum Heimatland geprägt ist. Die Aussagen
der befragten Personen zeigen die Essensgewohnheiten, die bestehenbleiben, die
Veränderungen, die Momente des sich
Rückbesinnens auf die Tradition, sowie
die des Dialogs mit dem anderen. Aber
diese Aussagen zeigen auch ein Wiederaufnehmen der Essensgewohnheiten im
kollektiven Gedächtnis der Gruppe, wobei
versucht wird, die Emigration zu rechtfertigen.
Juan MATAS
Das Erfolgsrezept
der Kochbücher
Die Kochzeitschriften visieren ihre
Zielgruppe genauso eindeutig wie alle
anderen Frauenzeitschriften. Genau
wie diese folgen sie ebenfalls den
Trends der Gesellschaft im Ganzen.
Daher nehmen in ihren Spalten, je nach
ausgesuchter Zielgruppe, die sogenannten exotischen Gerichte, die
Diätküche, die Fragen nach der Herkunft und der Qualität der Produkte,
die Gastronomie, die Weine und Spirituosen und der « Entdekungstourismus » immer mehr Platz ein. Wir zeigen
hier einen Vergleich zwischen einigen
dieser Zeitschriften und analysieren
die Bedeutungen dieser Vielfältigkeit
und gemeinsamen Trends.
Marie Noëlle DENIS
Der Esstisch
im Elsaß
Wie andere Möbelstücke gehört
auch der Esstisch zusammen mit den
Bänken und Stühlen zur materiellen
Ausstattung der westlichen Zivilisation.
Sowohl in den einfacheren als auch in
den luxuriöseren Innenräume ermöglichen ihre Anzahl, ihr Stil und ihre Dekoration das Einschätzen des erreichten
Wohlstands und Raffinements einer
Gesellschaft. Genauer gesagt kann man
an der Entwicklung der Formen, an
dem Standort im Haus und der Nutzung
der bis ins 19. Jahrhundert zurückgehenden im Elsaß gefundenen Esstische
folgendes ablesen : die Veränderungen
was die Zubereitung und die Konsumierung der Nahrungsmittel betrifft,
aber auch die Tischsitten und allgemeiner gesagt die familiären und
gesellschaftlichen Gepflogenheiten, die
mit dem Essensritual zusammenhängen.
Simone GERBER
Alain ERCKER
Kindheit, Medizin
und Küche
« Madeleines » nach
indianischer Art
Die Autorin, die sich auf die physiologischen Grundlagen des Geruchs- und Geschmackssinns bezieht, erzählt von ihren
Erfahrungen als Kinderärztin und von
dem Platz, den die Kunst des Ernährens
von Babys und Kindern innerhalb der
Familie und der Kollektivität einnimmt.
Sie veranschaulicht ihr Anliegen mit Beispielen aus der Praxis und zeigt die Bedeutung der Sprache bei der Weitergabe des
Essensverhaltens, das bei der Entwicklung
der individuellen und sozialen Identität
der späteren Erwachsenen mitwirkt.
Dieser Text befasst sich mit dem,
das heutzutage die Saugeen Indianer in
Kanada essen. Auf den ersten Blick
scheint die Nahrung nicht mehr die
Rolle des Unterscheidungsfaktors zwischen Weißen und Indianern zu spielen,
sondern höchstens die des gesellschaftlichen Indikators für die Armut der letzteren. Hat man erst einmal die Äußerlichkeiten beiseite geschoben, tritt der
kulturelle Unterschied im Verhältnis
zur Nahrung hervor, denn für die Indianer bedeutet Essen zuerst einmal Teilen. Das was zählt, ist der Beziehungsaspekt der Nahrung, der durch einen
Appetit auf Austausch und eine völlig
natürliche Großzügigkeit zum Ausdruck
gebracht wird.
Nicoletta DIASIO
Die Freude
am Geschmack
und die abgewandten Blicke
Ethnographie der
Kindernaschereien
in einem Viertel
in Rom
Mahlzeiten ohne Maß, ohne Regeln,
ohne feste Zeiten befinden sich außerhalb der Norm. Aber genau deswegen
bilden sie eine interne Sprache im Familiensystem, die zurückschließen lässt
auf die Beziehung zwischen den Generationen und auf eine Anpassung an
die Veränderungen. Eine Ethnographie
der Essgewohnheiten einer beschränkten Anzahl von Familien zeigt ein System, das eine doppelte Einschränkung
erfährt. Für die Eltern gefährdet das
Naschen der Kinder ihre Autorität, da
der Mund der Ort des Genießens und
der Gefahren im Hinblick auf die äußere Welt ist, die sich ändert und zu einer
Bedrohung wird. Für die Kinder stellen
die informellen Mahlzeiten den bevorzugten Ort von Eroberungen und der
Realisierung ihrer Autonomie dar durch
das Erfahren des Genusses von Geschmack und körperlicher Freiheit, von
Sozialisierung mit ihresgleichen. Der
abgewandte Blick ist somit eine Art,
sich mit der Unsicherheit abzufinden.
Jean-Pierre CORBEAU
Kochen, Backen,
Mischen
Kochen und essen gehören in den von
uns so bezeichneten « Bereich der Nahrung ». Wir gehen davon aus, dass sie, die
zu unserer Identitätsbildung beiträgt,
auch von einer beständigen Anomie
gekennzeichnet ist, die zweifellos zu bestimmten Zeiten ausgeprägter oder dramatisierter erscheint.
Der Koch/Konsument muss also in
bestimmten Situationen eine Wahl treffen oder ertragen, um diesen oder jenen
seiner Wünsche zu entsprechen. Diese
Rekonstruktion, die bei der betroffenen
Person Zentripetal- und Zentrifugalkräfte vermischt, spielt sich in fünf Szenarien ab… wo man ein mystifiziertes
gastronomisches Erbe valorisiert, das als
christallisiert empfunden wird (diese
Pseudoreproduktion endet für uns in
verschiedenen Mutationsformen), es sei
denn, man schliesst sich in einer Neophobie ein, die von einer Schulhypothese zeugt.
Man kann sich auch in geschmacklichen Mischungen wieder
zusammenfügen. Wir schlagen dazu
drei Formen vor : die aufgezwungene
Mischung, die erwünschte Mischung
sowie die unerwartete Mischung. Wir
167
Résumés allemands
betonen, dass jenseits der geschmacklichen Mutationen das Auftauchen einer Umkehrung der verschiedenen Arten der alltäglichen Küche
und in der « grande cuisine » zu
einer anderen Art von erwünschter
Mischung führt.
Paul Ariès in der Soziologie, oder
José Bové in der Politik tun, ist wahrscheinlich nicht die angemessenste
Reaktion, um einen Widerstand
gegen das auszulösen, was man wohl
kollektive Gebietsenteignung nennen kann.
David LE BRETON
Thérèse WILLER
Die Küche
des Ekels
Gewürze in der
Elsässer Küche
Ekel ist eine Gemütsbewegung, und
nicht eine Wesensart oder eine reine
Physiologie. Er besitzt Eigenschaften
aus dem Bereich der Symbolik. Die
kulinarische Abneigung ist also in
gesellschaftlichen Vorstellungen verwurzelt und lebt von den Gefühlen,
die durch sie hervorgerufen werden.
Eine Logik der Klassifizierung, also
der Trennung, weist die handelnde Person darauf hin, was essbar ist, und was
nicht, was eklig ist, oder was die Seele
beschmutzt.
Gewürze spielen eine außergewöhnlich wichtige Rolle in der
Entwicklung der Elsässer Küche
und verleihen ihr eine ihrer bedeutendsten Eigenschaften. Die einheimischen und exotischen zur Zubereitung und Würzung der Gerichte
verwendeten Zutaten wie Wachholder, Kümmel, Gewürznelke, Muskat,
Zimt, Meerrettich, « Elsässer » Senf,
Maggi und das Essiggewürz wurden
im Laufe der Jahrhunderte allmählich dem regionalen Kulinargut assimiliert. Wenn nun diese Eigenschaft
immer mehr von der Banalisierung
dieser Gewürze und Würzmischungen verdrängt wird, ist durch die
Einführung von Zutaten aus den
verschiedensten Küchen eine Entwicklung möglich ?
Monique DUBINSKY-TITZ
Fast-food
und Exotik
168
Der Fast Food wird oft mit McDonald’s
in Verbindung gebracht, der eine emblematische Rolle bei der Kritik dieser Form
der Gastronomie spielt. McDonald’s, aber
auch Quick, Burger King, Flunch… verbreiten weiterhin den Mythos der
Modernität der Nachkriegsjahre : Taylors
Produktionsorganisation, Normenkonformität im Namen eines eingebildeten Egalitarismus und die Utopie, durch die Zeit
Zeit zu gewinnen.
Wir sind Zeugen immer häufigerer
Niederlassungen dieser Art von Restaurants, ob sie nun an ihren Hauptsitz in den USA gebunden sind, direkt
verwaltet und von letzterem verpachtet werden, oder ob sie, wie
Quick, von französischen Großunternehmen abhängen. Die Undifferenziertheit der Orte und die Eintönigkeit der Speisen, die man dort
konsumiert, schaffen einen Ort der
Langeweile. Und das offensichtlichste « Verbrechen » des Fast Food ist
die Gleichgültigkeit, die er verbreitet. McDonald’s zu verfluchen, wie es
Eric NAVET
Essen mit den
Menschen, essen
mit den Göttern :
die Gastronomie
als Lebenskunst
Die vielfältigen Deklinationen
der Nahrungsfunktion bilden ein
« soziales Totalphänomen » einer
bestimmten Kultur, der nicht nur
die
Ernährungsgewohnheiten
miteinbezieht, sondern auch, ganzheitlich gesehen, die Gesamtheit
der menschlichen oder nicht-menschlichen Bereiche, ob sichtbar oder
nicht, und in den traditionellen
Gesellschaften als interdependent
entwickelt und erlebt : Religion,
Gesellschaft, Technik, Biologie, usw.
Die Formen und die Bedingungen
der Ernährung sind also eine der
Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines
entscheidensten Ausdrucksmittel
einer Art zu leben und die Welt zu
sehen, die man nicht beeinträchtigen kann, ohne dabei die gesamte
Kultur in Frage gestellt zu haben.
Die hier erwähnten historischen
Beispiele, die hauptsächlich die
Ureinwohner Amerikas betreffen,
erlauben, die verheerende Auswirkung einer kulinarischen Akkulturation zu messen, wie sie seit der
Kolonisierung den traditionellen
Völkern aufgezwungen wird.
Marie-Aude FOUERE
Kulinarische
Sprache und
sexueller
Symolismus
In diesem Artikel möchten wir von
Claude Lévi-Strauss Hypothese ausgehen, nach der die Kochkunst und die
Sexualität allgemein durch Analogien
in Verbindung gebracht werden, um
dem Gebrauch gewisser Ausdrücke
gerecht zu werden, die aus dem Gebiet
der Küche entnommen wurden und
männliche und weibliche Geschlechtsteile bezeichnen, ebenso wie gewisser
Praktiken in der Kochzubereitung, wo
die Rollenverteilung zwischen Mann
und Frau auf einen starken geschlechtlichen Symbolismus hinweist. Diese
Hypothese, nach der die Analogie
darauf basiert, dass die sexuellen Praktiken und die kulinarischen Praktiken
die Vereinigung zweier sich ergänzenden Personen benötigt, ermöglicht uns
Neuinterpretationen, nach denen die
Gemeinsamkeit zwischen Küche und
Sexualität aus dem Verhältnis besteht,
das zwischen den beiden Bereichen und
dem Genuss herrscht.
Nadia MOHIA
Rund um den
Kochtopf der
Indianer : Elemente
einer technologischen Abhängigkeit
Dieser Artikel zeichnet eine Analyse
der materiellen Akkulturation auf, wie
man sie heute in der Hütten der Indianer in Camopi (Französisch Guayana)
vorfindet. Es wird versucht zu zeigen,
wie die Konsequenzen der Veränderungen, ohne sich auf eine hauptsächlich
oberflächliche. Ebene zu versteifen, auf
die wesentlichen Dimensionen einer
Lebens- und Denkensweise übergreifen.
Er hat zum Ziel, zur anthropologischen
Reflexion beizutragen, die heutzutage
der in unserer Gesellschaft entstandene und auf andere übertragene technologische Fortschritt auslöst.
Colette MECHIN
Der
Mikrowellenherd
Anwendungen
und Vorstellungen
Dem Mikrowellenherd, seit Mitte
des 20. Jahrhunderts ein gebräuchliches
Haushaltsgerät, wird ein hartnäckiges
Misstrauen entgegengebracht, das in
diesem Artikel analysiert werden soll.
Die Angst vor den schädlichen und
unsichtbaren Wellen weckt die Vorstellung, dass sich die Kochkunst auf
gefährliche Weise der unbekannten
Welt der Forschung und der Industrie
nähert. Dazu kommt die Perplexität,
die von der Veränderung des Ausdrucks
« kochen » selbst ausgeht. In diesem
Zusammenhang verstecken und erläutern die von den Anwendern ausgedrückten Bedenken technischer Art
gleichermaßen das schwierige Eingliedern dieses neuen Gerätes in das
Gebiet der Symbolik.
Patrick SCHMOLL
Vatermord und
Entstehen der
Organisationen
Neuinterpretation
von Freuds
Erzählung der
« Urhorde »
Der Mord steht im Zentrum der
Dynamik der Organisationen, d. h., dass
sie sich von der Subjektivität befreien
müssen, aus der sie gleichwohl bestehen
und dank derer sie leben. Der Gründer
einer Organisation ist als erster betroffen und erlebt den Prozess wie ein Kannibalisieren, das direkt an Freuds Erzählung über die « primitive Horde »
erinnert. Der Artikel schlägt eine Neuinterpretation dieser Erzählung aus der
Sicht einer kognitiven Anthropologie
vor, mit dem Ziel, darin eine interne
Kohärenz zu finden. Die von den Anthropologen betonten Schwächen von Freuds
Hypothese verhindern nicht, dass das
Modell eine Pertinenz für die Analyse
der ersten Etappen zur Entstehung eines
Unternehmens behält.
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