Promenade sociologique

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Promenade sociologique
C'est un Paris insolite et captivant, nostalgique et mélisse,
que Michel Pinçon et Monique Pinçon •( l u i loi uou*.
invitent à parcourir d'une manière originale. Les doux
célèbres sociologues ont conçu quinze itinéraires potu
donner à comprendre la capitale française dans sa
diversité et faire partager un peu de la vie des habitant ,
de chaque quartier.
Ces promenades, commentées et agrémentées de plans
et de photographies, envisagent Paris sous différents
angles sociologiques : l'immigration (Goutte-d'Or, Sentier,
13 arrondissement), la mobilité (métro, gare Saint-Lazare),
l'embourgeoisement (faubourg Saint-Antoine, 8" arrondis
sèment, Saint-Germain-des-Prés, rue Oberkampt), les
transformations architecturales (villas de luxe à l'ouest, villa
populaires à l'est, Bercy, quartier de la Bibliothèque de
France), le rapport à la banlieue (les portes de Paris, à l'ouest
d'Asnières à Maillot, à l'est de Montreuil à Pantin). Le
marcheur pourra ainsi découvrir autrement les quartiers
où se construit aujourd'hui le Paris de demain, où se joue
l'identité d'une ville ouverte sur le monde.
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MICHEL PINÇON
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Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, sociologues,
ont publié de nombreux livres à succès, dont Les Ghettos
du Gotha : comment la bourgeoisie défend ses espm es,
Grandes fortunes : dynasties familiales et formes de
richesses en France et Sociologie de Paris.
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Couverture : © Atelier Rezai-Vigne. Photo Daniel ( lu-uni
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Quinze promenades sociologique
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 133
132 - Paris, quinze promenades sociologiques
Menier où travaillaient 800 ouvriers. Elle embaumait les enviions d'effluves de cacao.
Les artisans étaient aussi en nombre. A i n s i le petit îlot B a u d r i court comptait encore, en 1971, au moment où sa rénovation
fut programmée, « cinq entreprises de fabrication tegroupant
plus de 150 emplois ». L'immigration chinoise a donc investi
1
un quartier aux fortes traditions ouvrières, q u i accueillait déjà
des populations migrantes au x i x siècle, lorsque les campagnes
c
françaises se vidaient et fournissaient la main-d'œuvre de l ' i n dustrie et de l'artisanat de Paris.
Les Olympiades et la naissance de la Petite Asie
E n continuant
l'avenue
d ' I v r y , on arrive au niveau
Avant la rénovation des années soixante, le 13 arrondissee
ment était à dominante ouvrière'. En 1954, les ouvriers représentaient près de 50 % de la population active, dans le quartier
de la Gare, et 40 % à Maison-Blanche . En leur aggloméranr les
2
catégories « employés » et « personnels de service », on atteint
des taux de 77 % et de 72 %. En 1999, le 13 arrondissement ne
e
comptait plus que 11 % d'ouvriers et 28 % d'employés (39 % au
total) contre 57 % de cadres moyens et supérieurs.
L'habitat populaire allait de pait avec u n tissu industriel et
artisanal dense. Les usines Panhard et Levassor, pionnières de
l'industrie automobile, s'y étaient installées dès 1872. Ces usines
étaient desservies par la gare de marchandises des Gobelins.
Le tissu industriel s'étendait jusqu'à la place d'Italie puisque le
square de Choisy et le lycée Claude-Monet ont été établis sur le
site d'une usine construite en 1840 q u i fournissait le gaz d'éclairage dont la capitale avait besoin. Plus près, le lycée GabrielFauré, avenue de Choisy, a été édifié à la place d'une chocolaterie
des O l y m p i a d e s , à droite,
vaste opération de rénovation
délimitée par l'avenue d'Ivry,
la rue Baudricourt, la rue
de Tolbiac, ta rue Nationale
et la rue Regnault. Réalisée
au-dessus des installations de
la gare de marchandises des
Gobelins, q u i était desservie
par une dérivation d u chemin
de
fer de petite
cette opération
ceinture,
se
catacté-
rise par une immense dalle
à laquelle on accède depuis la rue par des escaliers et des escalatots. O n se trouve alors au-dessus des voies ferrées, ou de ce
q u ' i l en reste puisque la gare a cessé de fonctionner. A u niveau
d u n° 32 de l'avenue d'Ivry s'ouvre u n sombre passage dénommé
rue d u Disque q u i forme avec la rue d u Javelot u n réseau de rues
souterraines desservant les entrailles des Olympiades. Les murs
1. Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Les Éditions
ouvrières, coll. « L'Évolution de la vie sociale », 1966.
2. Atelier parisien d'urbanisme, Paris. 1954-1990. Données statistiques. Population, logement, emploi. 13' arrondissement, Paris, A P U R , 1994. Il s'agit de la
population active classée au lieu de résidence.
de béton brut, hauts et encrassés, ont quelque chose de sinistre,
1. Paris Projet, n° 21-22, 1982,
urbaine », A P U R , p. 51.
«Politique nouvelle de la rénovation
Chinafown, un ghetto chinois à Paris? - 135
134 - Paris, quinze promenades sociologiques
voire de lugubre. Décrivant une courbe en sous-sol, la rue du
l ' O N U , de 1975 à 1988, 1 5 0 0 0 0 0 Indochinois ont quitté leur
Disque rejoint l'avenue d'Ivry plus loin, entre les ri* 66 et 68.
pays dont 500 0 0 0 sont restés en Asie et 1 000 000 sont partis
Mais ces rues sous terre n'étant pas très engageantes, mieux vaut
vers trente pays étrangers. Les chiffres d u ministère de l'Inté-
poursuivre l'avenue d'Ivry jusqu'au p a r v i s des Olympiades.
rieur indiquent que 145 000 réfugiés d'Indochine s'installèrent
L'un des objectifs des opérations de rénovation dans les années
soixante était de contrecarrer les processus ségrégatifs q u i
en France entte 1975 et 1977, dont 50 % à 60 % étaient d'origine chinoise.
conduisaient à la concentration des catégories les plus pauvres
Les tours accueillirent de nombreux « boat people » et autres
dans les quartiers où l'habitat était le plus dégradé. Les pouvoirs
réfugiés à la recherche d'un toit. Ces tours n'avaient pas d u
publics ont alors associé des promoteurs privés et des organismes
tout été prévues pour cela, mais « les loyers lourds ont p u être
sociaux. Le groupe des Olympiades comprend des logements
supportés en surpeuplant les logements, en regroupant dans
q u i correspondent aux normes et aux financements H L M ou
chacun plusieurs actifs, souvent plusieurs familles nucléaires ».
I L N (habitations à loyer modéré ou immeubles à loyer normal),
N i les supermarchés asiatiques, n i le marché de gros sous la
destinés à une population aux ressources modestes ou moyennes,
dalle des Olympiades n'étaient donc prévus par les concepteurs
1
et d'autres en copropriété, pour des ménages plus aisés. «Lors
de la rénovation, mais i l en va ainsi de toute concentration de
de la construction des apparrements, les promoteurs ont visé
population immigrée: elle ne peut se réaliser qu'à l'improviste,
une clientèle de cadres supérieurs et moyens, jeunes, qu'ils
de façon non planifiée, exprimant la complexité et la vitalité
pensaient attirer par la modernité d u quartier, et par l'avantage
de la ville comme création continue et foisonnante des rapports
d'habiter Paris en bénéficiant des facilités que l'on trouve plus
sociaux.
couramment dans les banlieues aisées: équipements sportifs,
L'insertion de cette communauté chinoise, dans cette opération
commerces, activités culturelles...' » Les équipements éducatifs,
de rénovation q u i n'arrivait pas à prendre racine, a été facilitée
de la crèche au lycée, étaient également censés favoriser la convi-
par une certaine permanence de traditions locales d'accueil. « La
vialité urbaine.
présence de mouvements caritatifs ainsi que la culture ouvrière
O r i l n'en a pas été ainsi. Des difficultés sont venues entraver
d u 13 ont facilité l'accueil des réfugiés et des immigrés, ceux
le processus de commercialisation des appartements en copro-
du Sud-Est asiatique comme des autres exilés, qu'ils soient juifs
priété. Bien que les p r i x en aient été attractifs, les cadres q u i
d'Europe centrale, algériens, portugais, chiliens ou uruguayens,
constituaient la clienrèle cible de ces tours avaient l'impression
q u i les avaient précédés, et cela à travers une tradition de soli-
qu'on leur proposait d'habiter dans une cité H L M de banlieue.
darité opérative . »
e
2
Si bien que les réfugiés d u Sud-Est asiatique, Vietnamiens,
La présence chinoise à Paris est le résultat de plusieurs vagues
Cambodgiens et Laotiens, souvent d'origine chinoise, commen-
d ' i m m i g r a t i o n successives et parfois simultanées. Les compo-
cèrent à s'installer dans le quartier dès les années 1975 après la
santes en sont divetses par les origines régionales, d'où des diffé-
chute de Saigon. Ils fuyaient la prise d u pouvoir par les commu-
rences linguisriques q u i vont jusqu'à l'incompréhension entre
nistes, puis les conséquences de la guerre sino-vietnamienne
immigrés chinois. Les circonstances d u départ pour la France
de 1979 q u i avait provoqué un nouvel exode des familles d'ori-
ont elles aussi varié : certains i m m i g r a n t s sont arrivés directe-
gine chinoise. Selon le haut-commissariat pour les réfugiés de
ment de leur région natale en Chine, d'autres sont issus de la
1. Michelle Guillon, Isabelle Taboada Leonecci, Le Triangle de Choisy. Un
quartier chinois à Paris, Paris, CIEMI-L'Harmattan, coll. «Migrations et
changements », 1986, p. 27.
1. Ibid., p. 35.
2. Jacqueline Costa-Lascoux, Yu-Sion Live, Paris-XlW, lumières d'Asie, Paris,
Autrement, coll. « Français d'ailleurs, peuples d'ici », 1995, p. 38.
- Paris, quinze promenades sociologiques
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 137
diaspora, nombreuse en Asie d u Sud-Est, certains n'ayant jamais
vécu en Chine. Si bien q u ' i l n'est pas simple de résumer la genèse
de cette immigration n i même de voit clair dans des récits q u i
ne sont pas toujouts cohérents les uns avec les autres.
Les Wenzhou et les Teochew
forment
pour réussir leur intégtation dans la société française. I l n'est pas
interdit de verser son obole pour aider la communauté.
Ce lieu de culte est ouvert tous les jours, de 9 heures à
18 heures. I l est fréquenté par des Wenzhou. Ils sont o r i g i -
les deux groupes
naires d'une province d u littoral de la Chine orientale, au sud de
les plus importants dans le 13 arrondissement. Les familles
Shanghai. Leur présence en France remonte à la Première Guerre
chinoises sont d'origines diverses et préfèrent parler de « Petite
mondiale pendant laquelle ils fournirent, avec 140000 hommes,
Asie » ou d'« Indochinatown » plutôt que de quartier chinois ou
les plus forts contingents de travailleurs mobilisés sur les chan-
de « Chinatown ». I l est vrai qu'au-delà des différences linguis-
tiers et dans les usines pour pallier les départs au front de la
tiques, ce sont des formes culturelles, des niveaux sociaux, voire
main-d'œuvre française.
e
des dissensions idéologiques et des contradictions politiques
Vers 1925, 3 000 de ces Chinois, démobilisés, se seraient fixés
q u i sont ainsi affrontés. L'homogénéité apparente du « quartier
dans l'îlot Chalon, passablement vétusté, entre la gare de Lyon
chinois » ne résiste pas à u n examen u n peu attentif, ne serait-ce
et l'avenue Daumesnil . Puis ils auraient occupé les apparte-
que par la diversité des alphabets ou idéogrammes utilisés
ments d u 3 arrondissement, abandonnés par les maroquiniers
pour les enseignes commerciales. I l en va de cette immigration
juifs déportés. Certains se seraient d'ailleurs reconvertis dans la
comme de beaucoup d'autres : la méconnaissance de la diversité
maroquinerie : encore aujourd'hui, la rue Saint-Martin accueille
réelle conduit à un amalgame trompeur d'origines et d'histoires
des fabricants et grossistes maroquiniers d'origine chinoise.
1
l
en fait multiples.
Les descendants de ces Wenzhou sont maintenant de pros-
Sous la dalle, le temple du culte de Bouddha
emploient d'autres Wenzhou, plus pauvres car partis dans de
Après le n°32 de l'avenue d'Ivry, q u i ouvre sur la rue d u
Disque, on atteint le p a r v i s des O l y m p i a d e s à droite. Le
panneau « parvis » indique u n escalier q u i mène dans une galerie
marchande avec à droite des restaurants et u n bar P M U . Juste à
côté se trouve le siège de l'Association des Résidents en France
d'Origine indochinoise ( A R F O I ) . Le président en est Trinh H u y ,
le propriétaire de Paris Store, second groupe de distribution,
après celui des frères Tang. Leur magasin principal se situe au
n ° 4 4 de l'avenue d'Ivry. O n entre dans les locaux de l'association
par une grande salle de réunion, où sont donnés des cours de
langues, française ou asiatiques. Elle communique par u n escalier en colimaçon, à l'étage en dessous, avec le t e m p l e d u c u l t e
de B o u d d h a , géré par l ' A R F O I . Les visiteurs y sont les bienvenus à condition de respecter le caractère religieux et silencieux
des lieux. Les Chinois comprennent que l'on soit curieux de leur
culture. Leur hospitalité fait partie des règles qu'ils s'imposent
pères commerçants. Bien organisés, disposant d'associations, ils
mauvaises conditions, fuyant leur pays sans aucune ressource.
Ils travaillent aussi pour une autre communauté chinoise, les
Teochew. Ils fournissent la main-d'œuvre de la restauration ou
de la confection.
Ce temple d u culte de Bouddha est u n exemple d u syncrétisme de la religion chinoise q u i emprunte au bouddhisme, mais
aussi au confucianisme et au taoïsme . La religion populaire
2
agrémente ces différents emprunts de superstitions et de rituels
que l'on peut obsetver. I l est possible de prendre des photos,
mais à condition de ne pas y inclure des fidèles : cela pourrait
leur attirer la disgrâce des dieux. Des tables au fond de la salle
accueillent des hommes pour de longs palabres ou d ' i n t e r m i nables parties de X i a n g - q i , les échecs chinois. Des photographies rappellent les défilés d u Nouvel A n et diverses cérémonies,
1. Live Yu-Sion, article « France », dans Lynn Pan, The Encydopedia ofChinese
Overseas, Londres, Curzon, 1999, P- 311-318.
2. Michelle Guillon, Isabelle Taboada Leonetti, op. cit., p. 131-
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 139
138 - Paris, quinze promenades sociologiques
celles où figure u n officiel français étant bien mises en évidente.
O n joue de la musique traditionnelle dans ce temple les lundis,
mercredis et vendredis après-midi.
son avenir, jouer aux échecs avec ses amis tout en évoquant les
souvenirs, le temple est u n point d'ancrage de la communauté
où elle retrouve ses identités.
Le dieu de la Terre occupe u n petit autel disposé sur le sol,
comme dans les établissements commerciaux. I l est dominé à
La dalle des Olympiades: urbanisme fonctionnel
sa droite par l'autel dédié au Bouddha cambodgien. Les deux
et pagodes chinoises
autels principaux se situent à droite en entrant, d'abord celui de
la déesse de la miséricorde, Guanyin, puis celui d u génie de la
En
sortant
du
temple
justice. Les offrandes sont généreuses : des oranges, un f r u i t rare
par le même escalier et en
et donc précieux en Chine, et des bouteilles d'huile qui symbo-
prenant à droite en q u i t t a n t
lisent la lumière et donc la perpétuation de la vie.
les locaux de l ' A R F O I , on
Les autels favorisent le recueillement, mais aussi des pratiques
arrive sur la dalle des O l y m -
divinatoires. Des jeunes filles se prosternent puis prennent sur
piades. Si les rues situées dans
l'autel u n récipient cylindrique duquel dépassent des bâtonnets.
les tréfonds portent le nom
Ce cylindre doit être secoué de façon à faire tomber un bâtonnet
de deux disciplines olympi-
et u n seul sur le sol. Chacun porte u n numéro auquel corres-
ques, le javelot et le disque,
pond u n oracle imprimé sur une feuille de papier dont toute
ceux des tours rappellent les
une collection pend près de l'escalier. Mais encore faut-il vérifier
villes où se sont déroulés les
les dispositions de la déesse. O n prend sur l'autel deux bouts de
Jeux : Olympie, bien sûr, puis
bois ayant à peu près la taille et la forme de coquilles de moules.
Athènes,
Secoués dans les mains jointes, à la façon de dés, ces morceaux
Rome,
de bois sont jetés sur le sol : si l'un s'immobilise en présentant
projet d'urbanisme prévoyait
son côté bombé, masculin, l'autre montrant au contraire son
de structurer l'opération autour d ' u n i m p o r t a n t équipement
côté plat, féminin, cela signifie que la déesse est présente et que
sportif, d'où le choix de ces noms. Mais ce projet ne f u t que
l'oracle peut être recueilli. O n se sentira autorisé à acheter une
partiellement réalisé. Curieusement la dalle porte une série de
boutique ou à entreprendre u n voyage, ou à réaliser toute autre
boutiques et de restaurants avec des toits à la chinoise évoquant
opération. C'est u n signe de bon augure. En revanche si les deux
des pagodes. « U n étonnant exemple d'architecture prémoni-
bouts de bois s'immobilisent dans la même position, masculine
toire. Prévues pour être de simples boutiques de voisinage, elles
ou féminine, la déesse est absente. I l vaut mieux alors s'abs-
sont devenues des restaurants chinois sans l'avoir rêvé, par une
tenir. I l n'y a pas de repêchage possible. U n conseil : s'adresser au
sorte de hasard merveilleux . »
Sapporo,
Grenoble,
Mexico,
etc.
Le
1
bouddha plutôt qu'à G u a n y i n dès lors q u ' i l s'agit d'affaires. Le
En prenant la dalle sur la droite, à l'opposé des vraies-fausses
calendrier impérial peut aussi être consulté : i l signale les jours
pagodes, on se trouve face au centre commercial Oslo. À gauche
fastes, en rouge, et les jours néfastes, en noir.
de l'entrée de cette nouvelle galerie, on atteint u n escalier q u i
U n Chinois initié attend à côté des oracles imprimés que l'on
mène à une terrasse d'où l'on a une vue d'ensemble sur les
vienne le consulter pour se faire expliquer les textes censés décrire
l'avenir. L'expert dispose d'un livre pour faciliter son exégèse.
Lieu de rencontre où chacun peut trouver le dieu q u i l u i
T T Ï ^ B e ^ o n , Le Gendarme des barrière;. Pans, Éditions Patrice de
Moncan, coll. «Villes écrites», 1993, p. H9-
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? -
140 - Paris, quinze promenades sociologiques
usines Panhard, l'entrée de ce q u i était la gare des Gobelins et
les voies ferrées q u i la desservaient. La dalle des Olympiades f u t
construite au-dessus de l'emprise SNCF de cette gare désaffectée.
La famille Rattanavan se situe, en 2 0 0 8 , selon l'hebdomadaire Challenges, au 2 7 1
e
rang des fortunes professionnelles
en France, avec u n capital estimé à 120 millions d'euros .
1
U n paysage urbain inachevé, friches industrielles q u i n'en sont
Les Teochew appartiennent à la diaspora chinoise en Asie d u
pas puisque l'usine est devenue u n immeuble de bureaux et que
Sud-Est et ne viennent pas directement de Chine. Dès la f i n
les camions ayant remplacé les trains assurent une noria inces-
d u XIX siècle, ils s'installèrent en Indochine, accompagnant la
sante q u i vient nourrir le quartier chinois en gavant son sous-sol.
mise en valeur coloniale par la France. Ayant acquis une position
e
Ce vaste espace en déshérence devait accueillit deux autres tours
sociale confortable, ils n'arrivèrent pas en France démunis. S'ils
et être couvert par le prolongement de la dalle actuelle. Mais les
fuirent la victoire communiste au Viêt-nam, au Cambodge et
difficultés de la commercialisation des appartements en acces-
au Laos, dans les années 1970, ils sont partis dans de meilleures
sion au m i l i e u des années soixante-dix et les critiques dont les
conditions que ceux des Wenzhou q u i quittèrent la Chine après
«immeubles de grande hauteur» firent les frais ont empêché
le triomphe de l'Armée rouge en 1949- L'amicale des Teochew
l'achèvement de la dalle.
esr donc plus prospère que l ' A R F O I . Le b u t de l'amicale est de
« créer une mutualité favorisant l'intégration sociale en France
Le temple des Teochew:
à l'image de leur réussite sociale
de ses adhérents et de promouvoir l'identité culturelle des
Teochew ». L'ouverture de ces temples au public non asiatique
participe de cette promotion.
En rebroussant chemin, on trouve au bas de l'escalier, à droite,
Une première salle sert de transition avec le temple. Des
une pagode, siège de l ' A m i c a l e des T e o c h e w e n France, c'est-
Chinois bavardent, jouent aux échecs ou lisent les journaux. U n
à-dire des Chinois originaires d'une région à l'est de Canton, au
dieu sur son petit autel surveille le seuil et écarte les importuns.
nord de H o n g Kong. Créée en 1986, cette association comprend
À droite s'ouvre le lieu de culte: i l faut se déchausser pour y
plus d'un m i l l i e r de membres, dont les frères Tang, de leurs vrais
noms B o u n m y et Bou Rattanavan.
accéder. Une sonorisation assure une ambiance musicale. Le sol
est recouvert de tapis et la salle est vaste. Les pratiques d i v i natoires sont discrètes, mais les mêmes oracles imprimés que
chez les Wenzhou sont accrochés au mur. Si les discussions vont
bon train dans la première salle, la seconde invite au recueillement et au silence. Des pupitres attendent les textes religieux,
et des prie-Dieu les genoux des fidèles. Le dimanche, en f i n de
matinée, u n office permet de suivre le rituel.
L'autel du fond, monumental, est orné de rosaces électrifiées
d u plus bel effet. Trois statues symbolisent la triade bouddhique : au centre, le Bouddha historique, représenté à sa gauche
dans l'attitude de la méditation et à sa droite dans celle d u
témoignage. Plus bas, d'autres figures d u Bouddha, y compris
1. Challenges, 10 juillet 2008. Les frètes Rattanavan, bien qu'issus de la
diaspora chinoise, portent un patronyme malgache.
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 143
142 - Paris, quinze promenades sociologiques
sous sa forme féminine, et en arrière-plan le Bouddha d u futur,
commerces et d'activités doit beaucoup à la solidarité de ces
Maitreya, ventru et épanoui, tel q u ' i l apparaîtra dans cinq
peuples pourtant si divers.
milliards d'années'. Sur les côtés se dressent d i x - h u i t statues de
« La culture collectiviste confucéenne, l'héritage ancestral de
personnages impressionnants, aux visages souriants ou grima-
l'entraide en exil et l'exploitation des réseaux d'accueil f a m i -
çants : ce sont des esprits protecteurs des fidèles.
liaux, de parenté et villageois en pays d'accueil [...] jouent u n
Le calme de ce lieu de culte contraste avec l'animation de
rôle déterminant dans la territorialisation ethnique de l'espace
la galerie Oslo dans laquelle on entre en tournant à gauche
économique», souligne Le H u u Khoa, avec la parole autorisée
à la sortie d u temple. Le restaurant Pho Bida Saigon invite à
que l u i donne sa proximité avec les Asiatiques de Paris'.
déguster de la « Pho », « soupe » en vietnamien. C'est le plat le
La pratique de la tontine est u n indicateur de cette soli-
plus populaire q u i se prend à toute heure. Dans ce restaurant et
darité. Elle permet de fournir des prêts aux entreprises q u i
les suivants, l'impression d'être en Asie est forte: peu de clients
seraient impossibles avec le réseau des banques traditionnelles
européens, une carte simple, u n environnement d'une certaine
q u i excluent par définition les clandestins . Les membres d'une
rusticité.
tontine cotisent chaque mois et élisent ceux q u i seront les
2
premiers bénéficiaires des prêts accordés. Les remboursements
Les commerces ethniques
permettent ensuite de réalimenter la cagnotte. Dans la c o m m u nauté chinoise « le contrat passé [...] est établi sur parole, sans
La galerie Oslo offre ensuite, à gauche, de nombreux com merces
écrirure ». C'est la règle la plus fréquente, mais i l arrive que le
3
«ethniques», «qui s'adressent exclusivement à la communauté
contrat soit écrit, et l'empreinte digitale sert alots de signature.
[ . . r é p o n d a n t aux besoins liés à la conservation de l'identité
L'imbrication est forte entre l'argent, la religion et la famille. I l
culturelle ». U n magasin de machines à coudre professionnelles
n'y a aucune mauvaise conscience dans l'enrichissement : celui-ci
rappelle la présence des Asiatiques dans le secteur de la confec-
n'est pas petsonnel mais familial et i l répond aux éléments reli-
tion. Chaque boutiquier affiche son origine, par les enseignes
gieux q u i n'ont jamais exclu les affaires de la vie. L'accumulation
et leurs caractères. Les bijouteries, aux joyaux de m i l l e feux, les
est vécue comme u n élément de la richesse collective de la lignée
magasins de cassettes audio o u vidéo, les boutiques de prêt-à-
familiale .
2
4
porter avec leurs robes chinoises et leurs tissus chamarrés, les
agences de voyage, les boutiques de téléphonie et une librairie
1. Le Huu Khoa, L'Immigration asiatique. Économie communautaire et straté-
forment u n véritable centre commercial. Ce foisonnement de
gies professionnelles, Paris, Centre des Hautes Études sut l'Afrique et l'Asie
modernes, 1996, p. 19.
1. Le bouddhisme est un monde à lui seul, tant les dogmes, croyances et
préceptes sont peu fixés. Le résumer est impossible mais on peut donner
quelques idées-forces. La vie est douleut, cat l'homme est animé d'amours,
d'affections et de désirs. L'enseignement du Bouddha doit permettre d'atteindre la sérénité sur terre et le nirvana après la mort, c'est-à-dire cet état
libéré de la douleur d'où toute réincarnation est exclue. L'incinération participe de cette négation profonde d'un hypothétique au-delà. Voir Andté
Bareau (dir.), La Voix du Bouddha, Paris, Philippe Lebeau - Les Editions du
Félin, 1996.
2. Michelle Guilton, Isabelle Taboada Leonetti, op. cit., p. 73.
2. Cette pratique fut imaginée par un banquier napolitain, Lorenzo Tonti,
au xvil ' siècle. Les cotisations d'un groupement d'une dizaine d'adhérents
étaient capitalisées, puis partagées entre les survivants au terme de la durée
convenue, et ce jusqu'au dernier décès. Voir Dominique Leca, article « Assurance », Encyclopœdia Universalis, 1985, vol. 2, p. 944. Si le terme a été repris
pour désigner la pratique asiatique, il est vraisemblable que celle-ci s'est
développée indépendamment de l'idée de Tonti.
3. Jacqueline Costa-Lascoux, Yu-Sion Live, op. cit., p. 98.
1
4. Anne Raulin, L'Ethnique est quotidien. Diasporas, marchés et cultures métropolitaines, Paris, L'Harmattan, coll. «Connaissance des Hommes», 2000,
p. 87.
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 145
144 - Paris, quinze promenades sociologiques
À l'extrémité de la galerie, après la t o u r T o k y o , au bout de
la dalle, descendre la rampe q u i permet de rejoindre l'avenue
d ' I v r y au niveau de la r u e R e g n a u l t . Sur la gauche, elle atteint
la r u e N a t i o n a l e . A u n " 23, signalé par u n panneau couvert
de raisons sociales de sociétés d'import-export chinoises, s'ouvre
l'accès à l'ancienne g a r e des G o b e l i n s (fermée le dimanche).
Empruntée par des camions de livraison, elle permet de s'enfoncer, en passant de préférence par le côté gauche, dans les
bas-fonds de Chinatown, véritable décor de f i l m noir américain.
Cette importance de la dimension religieuse dans la pratique
des affaires peut s'observer par la présence d'objets de culte dans
les lieux les plus prosaïques, dont les restaurants et les commerces.
À leur entrée, les lions de pierre sont chargés de repousser les
intrusions indésirables. Les dragons, sculptés ou peints, jouent
le même rôle. Mais i l n'est pas de meilleure protection contre les
esprits maléfiques que leur aspect répugnant et terrible: aussi
les portes sont-elles ornées de petits miroirs chargés de terrifier les monstres en les mettant face à leur insoutenable réalité .
1
L'emploi de la couleur rouge renvoie à ses propriétés supposées
bénéfiques. Les autels à l'intérieur des magasins et des restaurants sont au nombre de deux, l ' u n à terre, consacré au dieu de
la richesse, l'autre au-dessus, dédié à des divinités variées ou à
certains bouddhas.
Autrefois les trains de marchandise venaient y décharger des
1. Ibid., p. 81.
pièces et des matières premières et y charger des automobiles
Chinatown, un ghetto « h l n o h
146 - Paris, quinze promenades sociologiques
Panhard. Les quais et les rails demeurent, mais les locomotives
et les wagons ont disparu. Les piles de sacs de riz, les montagnes
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d u n e tendance à l'embourgeoisement relat.l de ce coin | K - l u
du Paris ouvrier.
de fruits et de légumes exotiques et toutes les marchandises
que l'on peut retrouver à l'étage au-dessus au détail sont proposées en gros dans une sorte de marché de Rungis souterrain et
exotique, plus ou moins animé selon les heures de la journée par
la noria incessante des camions des détaillants des commerces
chinois et des restaurateurs q u i viennent s'approvisionner ici. Les
fi
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mardi et vendredi sont les deux jours offranr le plus de va-etvient.
Les petites maisons ouvrières du 13 d'autrefois
e
En ressortant par le même chemin, on peut rejoindre en face le
passage N a t i o n a l , q u i s'ouvre de l'autre côté de la rue d u même
nom. Les traces de l'avancée de la diaspora dans cette direction
sont rares: un atelier de réparation d'automobiles à l'enseigne
chinoise et, surtout, au n° 16, le temple de l'Église chrétienne
missionnaire chinoise de France. Les offices, le dimanche matin
et le samedi en fin d'après-midi, célébrés selon le culte protestant évangélique, se défoulent en chinois. Les jeunes gens en
chasubles de soie blanche avec u n col bleu chantent avec conviction des hymnes à la gloire d u Seigneur, accompagnés par une
jeune femme au piano et quelques guitaristes.
A u bout de ce passage, tourner à gauche et prendre la r u e
d u Château-des-Rentiers, puis, encore à gauche, le passage
B o u r g o i n q u i ramènera sur la rue Nationale. Les vieilles
maisons, modestes, croulant sous le lierre, furent autrefois
habitées par les familles de travailleurs des usines proches. Ces
maisonnettes, agrandies, rénovées, font aujourd'hui le bonheur
L'église Saint-Hippolyte: des prêtres ouvriers
au Secours catholique chinois
Pour rejoindre le cœur de Chinatown, prendre la r u e N a t i o nale sur la gauche en sortant de la rue Marcel-Duchamp,
puis la r u e R e g n a u l t à droite. O n traverse l'avenue d ' I v r y et,
légèrement à gauche, un passage conduit au centre c o m m e r c i a l M a s s é n a 13. Sa traversée fait côtoyer u n instant toutes
les nations et toutes les origines. C h i n a t o w n ne mérite pas son
surnom : le triangle de Choisy est loin d'être u n ghetto asiatique. Une forte communauté antillaise v i t aussi dans les tours,
des classes moyennes intellectuelles q u i y trouvent, dans
les Africains sont nombreux, de même que des familles de type
Paris, u n cadre de vie champêtre et nostalgique. En prenant à
européen.
droite la r u e N a t i o n a l e , le porche d u n" 36 ouvre sur des jardins
A la sortie d u centre commercial, u n p e t i t square débouche
ouvriers oubliés avec leurs cabanons. La vigne donne quelques
sur l'avenue de Choisy : en face, au n° 27, se dresse le clocher
grappes, prétexte à une fête des vendanges début octobre.
de l'église S a i n t - H i p p o l y t e . Elle f u t construite en 1924 par
En sortant de ce lieu nostalgique, à droite, r u e M a r c e l -
la famille Panhard sur des terrains q u i l u i appartenaient. Elle
est aujourd'hui, sous certains angles de vue, insolite dans u n
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 149
148 - Paris, quinze promenades sociologiques
son clocher bien mesquin. La paroisse y est depuis longtemps
messe en chinois tous les premiers dimanches de chaque mois
tournée vers l'action sociale. Les locaux q u i jouxtent l'édifice
à 12 heures, des cours de français, une bibliothèque, une cho-
religieux abritent de nombreuses associations, dont celles dédiées
rale. L'association publie trois fois par an u n journal, Au service
à la communauté chinoise. Le
du monde. Dans le cadre d u projet p l u r i c u l t u r e l de la paroisse,
bulletin de la paroisse propose
une peinture murale a été réalisée sur u n m u r pignon. Visible
une rubrique « Solidarités »
de l'avenue, elle est surmontée par la phrase : « De tous pays
q u i signale des familles ayant
viendront tes enfants», ce q u i résume toute l'alchimie de ce
besoin d'aide et soutient les
quartier.
démarches des sans-papiers à
travers le réseau « Chrétiens
immigrés ».
L'église
Saint-
Hippolyte est jumelée depuis
1994
avec l a paroisse de
.fi-
Can-tho au Viêt-nam . L'en-
.'MM.
gagement de cette paroisse
de France, née d u constat
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H U R VIRK t)'< ) i V M M ( K l .
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Do L u n d i a V e n d r e d i
S a m e d i et D i m a n c h e
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9h30-161,00
Ecrivain bénévole (français • c h i n o i s )
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Dimancrn, 1 0 h - U h
F n r m o r e n |intliit e l «•«•«"a,
En sortant de l'église, à gauche, le passage S a i n t - H i p p o l y t e
mène à l'église N o t r e - D a m e d e C h i n e , où l'on peut suivre
une messe en chinois le dimanche à 11 h 30. Elle a été inaugurée
en 2005, confirmant l'imbrication des cultures et des croyances
sur le sol parisien. L'église Notre-Dame de Chine est modeste
par ses dimensions mais son architecture est moderne et ambitieuse.
A u n° 29 de l'avenue, le C e n t r e c a t h o l i q u e c h i n o i s propose,
dans une brochure bilingue, de nombreuses activités, dont une
1HM0-12<S30
1 5hl)0-l 7h00
V i n d r e d i 15hOO-17hOO t l D i m a n c h e 1 3 h - 1 S h
Hippolyte de 1945 à 1970. Elle f u t l'un des hauts lieux de l'expérience des prêtres ouvriers.
19*00-17*00
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aux côtés des plus démunis
de la déchristianisation de la classe ouvrière, a dirigé Saint-
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est ancien puisque la Mission
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E n remontant l'avenue de Choisy vers l a place d'Italie et
le centre de Paris, on atteint, à droite, la r u e B a u d r i c o u r t , à
l'angle d'une opération de rénovation baptisée d u même n o m .
Celle-ci a tenu compte de certaines critiques soulevées par les
opérations antérieures et les niveaux de construction prévus o n t
été abaissés : une tour a été ramenée de d i x - h u i t à d i x étages et
les autres immeubles ont été limités à cinq, six ou huit niveaux .
1
La présence asiatique se manifeste par quelques commerces
installés au long de la r u e des Frères-d'Astier-de-la-Vigerie
1. Il n'y a pas de cimetières près des églises parisiennes. Comme les autres
fidèles, les Chinois de Paris sont aujourd'hui enterrés en banlieue et particulièrement dans le cimetière parisien de Thiais où les divisions 36 et 44 leur
ont été réservées. Quelques tombes chrétiennes y côtoient les nombreuses
sépultures bouddhistes, otnées d'idéogrammes dorés. Les bâtonnets d'encens et autres offrandes y manifestent la fotce du culte des ancêtres dans la
tradition asiatique.
q u i permet de rejoindre l'avenue d'Ivry. Seule la Poste échappe
à cette emprise. Elle f u t tout de même, en 1998, le lieu choisi
pour le premier jour d u t i m b r e consacré à la Cité interdite de
Pékin.
1. Paris Projet, n° 21-22, p. 50-54.
Pa,
i s , quinze promenades sociologiques
Chinatown, un ghetto chinois à Paris?
restent les plus célèbres de la Chine. D'autant que Quingdao est
réputée pour ses excellentes sources d'eau . »
1
Le supermarché des frères Tang : exotisme du quotidien
En prenant à droite l'avenue d ' I v r y , le s u p e r m a r c h é T a n g
Frères s'ouvre «LU n° 48.
Les acheteun sont des Asiatiques. I l est vrai que les aliments
proposés sont, pour les Européens, d u « chinois » gastronomique :
imposable d'identifier les légumes ou les fruits, les poissons ou
les crustacés, n: même les produits emballés. Certains portent
des insctiptions en anglais o u en français, mais cela est d'une
aide toute relative, compte tenu de leur étrangère et d u caractère ésotérique, même en caractères latins, des noms imprimés.
Impossible de trouver d u café ou d'autres articles d'usage courant
en France. On vient en famille, ou en tant que professionnel.
Le riz est présenté en sacs de d i x kilos. Les bières sont vietnamiennes, coréennes, thaïlandaises, japonaises, ou chinoises
comme la célèbre Tsing-Tao que les amateurs de restaurants
Chinatown, comme les Parisiens appellent ce quartier d u
13' arrondissement, est donc u n pôle commercial et u n lieu d'attraction pour tous les Asiatiques de la région q u i , le week-end, y
fonr le plein de produits alimentaires indispensables à la cuisine
chinoise, et profitent d u déplacement p o u r retrouver u n peu
de l'ambiance de leur pays d'origine. L'observation des plaques
d'immatriculation des voitures, q u i s'engouffrent dans le parking
souterrain d u supermarché des frères Tang montre que les provinciaux sont nombreux à venir s'y approvisionner, et que les clients
résidant en Belgique ou en Allemagne ne sont pas rares.
O n a p u voir dans ce quartiet « u n espace marchand dont les
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 153
152 - Paris, quinze promenades sociologiques
la survie de la communauté asiatique, en tant que telle, sur Ir
I avance, les temples et les associations préparent les grosses têtes
sol français ». Ce quartier chinois joue u n rôle important clans
. le lions et de tigres, que vont coiffer des jeunes gens, les lanternes
le maintien des solidarités et des identités.
et les multiples lampions, les tambourins et les cymbales, les
1
costumes chamarrés traditionnels et les longs serpentins des
dragons q u i vont courir et se faufiler habilement dans la foule.
En dansant, lions et dragons parcourent les rues et s'arrêtent
devant les commerces et les restaurants où i l est de bon t o n de
leur offrir quelque argent en échange de leurs bons vœux.
Ces manifestations hautes en couleur marquent la présence
asiatique dans le quartier avec l'aval des autorirés
locales.
Chacun y trouve son compte. La célébration du Nouvel A n
lunaire « permet [à la communauté asiatique} de poursuivre sa
vie culturelle propre, tout en participant d u folklore urbain dont
on sait que les autres ont besoin. A i n s i peut se comprendre cette
nécessaire mise en scène de l'altérité culturelle q u i caractérise les
chinatowns d u monde entier ».
1
Durant les fêtes européennes de f i n d'année, guirlandes électriques et vœux de bonnes fêtes, en français et en chinois, sont
mis en place devant le supermarché des frères Tang, en travers
de l'avenue. La communauté est payée de retour: au Nouvel A n
O n peut prendre le chemin du retour par le métro porte d'Ivry,
ou aller jusqu'à la rue Godefroy q u i donne sur la place d'Italie u n
peu avant la mairie d u 13 . A u numéro 17, une plaque oubliée
e
chinois, l'église Saint-Hippolyte ouvre ses portes à la communauté
asiatique catholique pour un office avant d'y manifester dans la
joie la célébration de l'an nouveau.
rappelle qu'un certain Chou En-lai «habita cet immeuble lors
Pour la fête de la Lune, à la mi-automne, les pâtisseries propo-
de son séjour en France de 1922 à 1924». La plaque ne d i t pas
sent des gâteaux particuliers, avec u n jaune d'œuf dur, salé, au
que l'immeuble v i t aussi la naissance de la section française d u
cœur d'une pâte très sucrée. Ce jour-là, on peut manger à toute
Parti communiste chinois.
heure dans les temples. Les étrangers sont invités dans ces fêtes
q u i participent à la consolidation de l'identité chinoise et à l ' i n -
Revenir pour le Nouvel An chinois
tégration de familles culturellemenr éloignées de la société d'accueil.
Depuis 1984, le Nouvel A n chinois donne lieu à des m a n i festations publiques dans le 13 arrondissement, à l'exception de
e
Un faux ghetto
2004, année où le défilé s'est déployé sur les Champs-Elysées
en l'honneur de l'année de la Chine. La date, liée au calendrier
La Petite Asie de Paris n'est pas u n ghetto. À
certaines
lunaire, fluctue entre janvier et février. Plusieurs semaines à
heures, le poids quasi exclusif de la population asiatique peut
1. Anne Raulin, op. cit., p. 52.
1. Ibid., p. 93.
154 - Paris, quinze promenades sociologiques
faire illusion : on pourrait penser qu'une telle homogénéité des
Chinatown, un ghetto chinois à Paris? - 155
Les conditions dans lesquelles sont arrivés en France nombre
commerces, des clients et des tenanciers ne saurait être que le
de ces Asiatiques, aujourd'hui installés, ont incité à les accueillir
produit d'une relégation subie. Ce quartier offre tous les services
.ivec une certaine générosité. C'est ce que laisse entendre, en tout
nécessaires à la vie quotidienne. Les commerces alimentaires, de
cas, u n entretien avec une ouvrière âgée, q u i a connu l'évolution
vêtements, les cafés et les restaurants, mais aussi les coiffeurs, les
du quartier depuis 1920. Recueilli par Jacqueline Costa-Lascoux
banques et les assurances. Les enseignes rappellent sans erreur
et Live Yu-Sion, cet entretien souligne les conditions d r a m a t i -
possible que l'on esr bien encore dans Chinatown, puisque la
ques de l'exil. « O n a v u les reportages à la télévision, ce q u i leur
banque a comme raison sociale «Asia Finance Compagnie».
était arrivé dans les camps en Thaïlande, sur la mer de Chine,
De même, l'agence de voyage s'appelle « Chinesco, connaissance
de l'Asie », ou l'agence immobilière, « Asia Immobilier ». À ces
mentions en français s'ajoutent les caractères chinois, certaines
boutiques n'utilisant même que ceux-ci.
Cette communauté dispose de journaux financés par Taipei
{Europe Journal) et par Pékin {Les Nouvelles d'Europe). Elle a ses
médecins. Elle sait se suffire à elle-même, y compris dans des
domaines où les autres immigrations doivent s'en remettre à la
avec des bateaux comme des coquilles de noix, q u i étaient attaqués par des pirates'. » Mais cette ouvrière, comme une autre
rencontrée sur la dalle des Olympiades, souligne aussi, avec
beaucoup d'insisrance, la discrétion et la retenue d'une population q u i a cultivé la recherche de l'autonomie tout en s'efforçant
de s'insetire dans l'économie d u pays d'accueil. Cette « mélodie
en sous-sol », comme d i t cette interlocutrice, n'a sans doute pas
été pour rien dans cette intégration en douceur.
bonne volonté des autorités françaises. Certains Chinois invoquent Confucius pour expliquer cette efficacité. Son enseigne-
BIBLIOGRAPHIE
ment insiste sur l'éducation et la nécessité de se donner des
règles à soi-même de manière à être u n exemple. Un Chinois
bien éduqué est fier de sa culture mais i l se doit d'être reconnaissant à l'égard d u pays d'accueil et de s'y intégrer selon ses
règles er ses codes.
Le quartier est largement ouvert sur l'extérieur, i l accueille u n
nombre important de visiteurs journaliers, de toutes nationalités
et de toutes origines. O n passe insensiblement de la ville euro-
BAREAU André, La Voix du Bouddha,
Paris, Philippe Lebeau -
Les Éditions d u Félin, 1 9 9 6 .
C O I N G Henri, Rénovation
urbaine
et changement
social,
Paris, Les Éditions ouvrières, coll. «L'Évolution de la vie sociale»,
1966.
CONDOMINAS Georges, POTTIER Richard, Les Réfugiés
origi-
péenne à la ville chinoise sans qu'il y ait d'obstacle à ce déplace-
naires de ÎAsie du Sud-Est, Paris, La Documentation française,
ment, les échanges s'effectuant d'ailleurs dans les deux sens.
collection des Rapports officiels, 1 9 8 2 .
Le quarrier chinois est immergé dans u n environnement
COSTA-LASCOUX Jacqueline, LIVE Yu-Sion, Paris-Xllr ,
2
lumières
parisien ordinaire d u point de vue de la proportion d'étran-
dAsie, Paris, Autrement, coll. «Français d'ailleurs, peuples d'ici»,
gers. Le recensement de 1999 indique 12 % d'étrangers dans le
1995.
13 arrondissement, alors que le taux pour Paris est de 14,5 % .
e
La visibilité de la présence chinoise dans le triangle de Choisy
est due à son rôle de pôle d'attraction, plus qu'au poids statistique de la population résidente : le taux d'étrangers ne prend
pas en compte les naturalisés, n i les nombreux Asiatiques q u i
travaillent dans le quartier sans y résider.
DEBRÉ F., Les Chinois
de la diaspora,
Paris, Olivier O r b a n ,
1976.
DEMOUZON Alain, Le Gendarme
des barrières, Paris, Éditions
Patrice de M o n c a n , coll. «Villes écrites», 1 9 9 3 .
1. Jacqueline Costa-Lascoux, Yu-Sion Live, op. cit., p. 64.