Monsieur Habib Essid Premier Ministre Place du Gouvernement

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Monsieur Habib Essid Premier Ministre Place du Gouvernement
Monsieur Habib Essid
Premier Ministre
Place du Gouvernement - La Kasbah,
1020 Tunis
TUNISIE
À Paris, le 25 juin 2015
Objet : Lettre ouverte,
Les victimes de torture attendent ; Faites de la lutte contre la torture et contre l’impunité une
réalité.
Monsieur le Premier Ministre,
L’ACAT France vous écrit à l’occasion de la Journée Internationale de soutien aux victimes de la
torture afin de relayer les messages des victimes de torture qui demandent justice et qui veulent la fin
de l’impunité en Tunisie.
L’ACAT France saisit cette opportunité pour vous informer qu’elle a reçu des milliers de messages
de soutien aux victimes de torture Taoufik Elaiba et Rached Jaïdane faisant part de leurs
préoccupations concernant l’impunité dont bénéficient leurs bourreaux. Ces messages viennent
s’ajouter aux milliers d’autres que vous avez déjà du recevoir.
En 2011, le renversement du régime de Ben Ali devait annoncer l’instauration d’un État droit. Quatre
ans plus tard, l’impunité des auteurs de torture et de violations graves des droits de l’homme commises
avant et après la révolution demeure quasi-totale. Notre organisation estime que la lutte contre
l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme fait partie des fondements de la
construction d’un État de droit.
La Convention Internationale contre la torture et autres traitements ou peines cruels inhumains ou
dégradants dispose que « Tout Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires
et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire
sous sa juridiction ». En 2016, la Tunisie sera examinée par le Comité contre la torture des Nations
unies. L’ACAT invite votre Gouvernement à traduire ses engagements sur la scène internationale de
manière concrète.
Des réformes institutionnelles et législatives qui se font attendre,
Loin d’être satisfaisantes, les réformes institutionnelles et législatives engagées depuis 2011 et
notamment les réformes du Code pénal et de la Justice militaire en 2011, l’adoption de la loi sur la
justice transitionnelle doivent être renforcées. Les articles 101 bis et 101-3 du Code pénal
criminalisant la torture ne correspond toujours pas à la définition donnée par la Convention
internationale sur la Torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, pourtant ratifiée par
la Tunisie en 1988. L’article 13 bis du Code de procédure pénale ne garantit pas l’accès du détenu à un
avocat dès le début de la garde à vue quelques soient le motif de la garde à vue et le type de procédure
dans laquelle elle s’inscrit. D’autres réformes qui permettraient de garantir les droits des victimes,
l’accès à la justice et l’indépendance des magistrats doivent être adoptées. Conformément à ses
engagements internationaux, la Tunisie doit remettre la lutte contre la torture et contre l’impunité au
cœur de ses priorités.
L’impunité quasi généralisée des auteurs de torture,
Les plaintes enregistrées sont rarement instruites et, lorsqu’elles le sont, l’instruction est souvent
entachée d’irrégularités. Le magistrat se contente souvent d’entendre la victime et, éventuellement, de
la confronter avec quelques accusés avant de décider de clore l’enquête pour manque de preuve ou de
l’abandonner de facto. Dans certains cas, la hiérarchie policière refuse de livrer le nom des agents qui
étaient présents au poste le jour de la torture. Quand les policiers auteurs de la torture sont identifiés,
ils refusent parfois tout simplement de se rendre aux convocations du juge. Dans les rares affaires où
l’instruction a été menée à son terme, le juge a minimisé les faits en les qualifiant de « délit de
violence » et non de crime de torture. La torture ne doit plus être utilisée comme moyen d’obtenir des
aveux ou comme méthode d’enquête y compris dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’État
devrait assurer que les allégations de crime de torture soient suivies de l’ouverture d’enquêtes rapides,
indépendantes et impartiales, que les auteurs soient poursuivis, condamnés et que les victimes
obtiennent réparation.
Des victimes toujours en quête de justice,
La torture continue d’être pratiquée sans que les auteurs ne soient poursuivis, les victimes de torture
n’obtiennent jamais justice et les enquêtes pour torture n’enregistrent aucune avancée. Taoufik Elaiba,
Rached Jaïdane et Ramzi Romdhani sont parmi les victimes de cette absence de justice.
En juin 2011, Rached Jaïdane a porté plainte pour les tortures subies au cours de sa détention au secret
au ministère de l’Intérieur en 1993, puis pendant ses 13 ans de prison. Le juge d’instruction en charge
de l’affaire n’a jamais cherché à identifier les témoins potentiels ni à entendre le témoin principal cité
par Rached Jaïdane, le médecin de la prison dans laquelle il avait été incarcéré. Le magistrat a clos
l’enquête le 16 février 2012 et renvoyé l’affaire pour jugement devant la chambre correctionnelle du
tribunal de Tunis et non devant la chambre criminelle. Le crime de torture n’existant pas dans le Code
pénal à l’époque des faits, le juge d’instruction a donc choisi de poursuivre les agents du ministère de
l’Intérieur et de l’administration pénitentiaire mis en cause par Rached Jaïdane pour simple « délit
d’agression », sur le fondement de l’article 101 du Code pénal. Après l’ouverture du procès, le
14 mars 2012, l’audience a été reportée à plusieurs reprises. Le 10 avril 2015, Rached Jaïdane, arrêté il
y a plus de 20 ans et torturé par des agents de l’État tunisien, a vu tous ses bourreaux acquittés à
l’exception de Ben Ali, après un procès digne d’une parodie de justice. Rached Jaïdane est l’une des
rares victimes de torture à avoir vu sa plainte donner lieu à une enquête et à une condamnation.
Taoufik Elaïba est en prison depuis plus de cinq ans. Tuniso-Canadien, père de quatre enfants,
Taoufik Elaïba a été arrêté le 1er septembre 2009 par la garde nationale de Laaouina (banlieue de
Tunis). Il a été torturé dans ses locaux pendant les six premiers jours de sa garde à vue, jusqu’à ce
qu’il signe des aveux. Onze jours après son arrestation, Taoufik Elaiba a été présenté devant un juge
d’instruction auprès duquel il a dénoncé les tortures subies. Ce dernier n’a pas pris acte de ses
allégations. Le 31 octobre 2011, il a été condamné à 22 ans d’emprisonnement pour trafic de voitures
sur la base d’aveux obtenus sous la torture, peine réduite à sept ans en appel. Après plusieurs plaintes
pour torture déposées par ses avocats, une enquête a finalement été ouverte plus de 32 mois après ces
sévices. Le juge d’instruction a entendu la victime et quelques témoins de l’arrestation, sans ordonner
d’expertise médicale ni entendre les témoins de la garde à vue et encore moins les agents suspectés de
l’avoir torturé. L’enquête a de facto été abandonnée trois mois après avoir commencé.
Depuis sa libération en janvier 2011, Ramzi Romdhani, torturé sous le régime de Ben Ali, fait l’objet
d’un harcèlement policier et judiciaire continuel qui s’est aggravé après le dépôt de sa plainte pour
torture. Arrêté le 5 avril 2007, dans le cadre de la prétendue « lutte contre le terrorisme », Ramzi
Romdhani a été torturé au sein du ministère de l’Intérieur, puis dans les différentes prisons où il a
purgé sa condamnation à 29 ans d’emprisonnement, prononcée sur la base d’aveux obtenus sous la
torture. Il a retrouvé la liberté le 14 janvier 2011 grâce à la révolution, mais souffre toujours de graves
séquelles physiques et morales résultant des multiples sévices subis. En juin 2013, il a porté plainte
pour torture devant la justice tunisienne. Depuis, il subit un harcèlement croissant de la part de la
police et de la justice et a été de nouveau arrêté à plusieurs reprises.
Le silence des autorités tunisiennes,
Vous avez sans doute du recevoir des milliers de messages de soutien à Rached Jaïdane et Taoufik
Elaiba En juin 2015, l’ACAT France a envoyé à l’Ambassade de Tunisie une demande d’audience afin
de remettre aux autorités tunisiennes les 10 000 messages de soutien et de faire part de ses
préoccupations relatives à l’absence d’avancées dans la lutte contre la torture en Tunisie.
L’Ambassade de Tunisie à Paris a opposé un silence total à cette demande. Nous vous les ferons
parvenir très prochainement. Dans cette attente, vous trouverez ci-dessous les photos de ces messages.
L’ACAT France a reçu plus de 5000 messages de soutien à Rached Jaïdane
L’ACAT France a reçu plus de 5000 messages de soutien à Taoufik Elaiba et à son épouse
Le Comité contre la Torture des Nations unies examine actuellement des plaintes déposées pour
torture contre la Tunisie. En 2016, ce même Comité examinera le rapport périodique de la Tunisie.
L’ACAT espère que la Tunisie n’opposera pas le même silence au Comité qu’aux victimes de torture
et aux organisations de défense des droits de l’Homme.
L’ACAT France vous remercie vivement d’avoir pris connaissance de cette lettre et espère pouvoir
bientôt constater les signes d’une réelle volonté politique du Gouvernement dans la lutte contre la
torture.
Veuillez agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de ma haute considération.
Jean Etienne de Linares, Délégué Général de l’ACAT
Pour plus d’informations :
https://www.acatfrance.fr/public/rapport_tunisie_justice_annee_zero_acat.pdf
http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G15/038/66/PDF/G1503866.pdf?OpenElement
Annexes :
Monsieur le Premier Ministre, nous relayons ci-dessous les messages de soutien signé par des milliers
de personnes.
Monsieur le Premier Ministre,
Je souhaite vous exprimer ma vive préoccupation concernant la situation de Taoufik Elaiba,
emprisonné depuis plus de cinq ans sur la base d’aveux forcés. Alors que des détenus condamnés pour
des infractions plus graves sont régulièrement libérés, M. Elaiba semble victime d’un acharnement de
la part des autorités tunisiennes.
M. Elaiba a été arrêté sans mandat à son domicile de l’Ariana (Tunis), le 1er septembre 2009, par la
garde nationale de Laaouina. Il a été interrogé et torturé dans les locaux de la garde nationale
pendant les six premiers jours de sa garde à vue, jusqu’à ce qu’il signe des aveux forcés.
M. Elaiba a été présenté devant le juge d’instruction du tribunal de Tunis auprès duquel il a dénoncé
les tortures subies. Ce dernier n’a pas pris acte de ses allégations, et il a été condamné à sept ans
d’emprisonnement pour trafic de voitures sur la base des aveux obtenus sous la torture.
La justice tunisienne n’a diligenté aucune enquête sérieuse à la suite des deux plaintes pour torture
déposées par les avocats de la victime.
Taoufik Elaïba continue de purger sa peine prononcée sur la base d’aveux forcés et de souffrir des
séquelles résultant des tortures subies.
Dans ce contexte, je vous demande, Monsieur le Premier Ministre, de :
- libérer Taoufik Elaïba afin qu’il puisse bénéficier des soins et d’une réhabilitation adéquats ;
- autoriser la révision de sa condamnation afin qu’il soit rejugé sans que soient pris en compte les
aveux signés sous la torture.
Dans l’attente de votre décision, je vous prie de croire, Monsieur le Premier Ministre, en l’expression
de ma haute considération.
Monsieur le Premier Ministre,
Je vous fais part de ma préoccupation concernant l’impunité dont bénéficient les tortionnaires de
Rached Jaïdane qui a porté plainte en 2011 pour les sévices subis au cours de ses 38 jours de détention
au secret au ministère de l’Intérieur en 1993, puis pendant ses 13 ans de prison.
Le juge d’instruction, qui a enquêté sur la torture, n’a pas entendu les principaux témoins ni tous les
accusés. Il a qualifié les sérieux sévices subis par la victime de simple « délit d’agression». Le procès
s’est ouvert le 14 mars 2012 et ne cesse depuis d’être reporté.
Je vous demande, Monsieur le Premier Ministre de vous assurer que :
•
une nouvelle instruction prompte et diligente soit menée concernant les tortures subies par
Rached Jaïdane ;
•
le procès se tienne dans des délais raisonnables dès la fin de l’enquête ;
•
les auteurs de tortures soient poursuivis pour crime et non pour délit.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de ma haute considération.