Les rituels justes? Une comparaison entre une

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Les rituels justes? Une comparaison entre une
Les rituels justes? Une comparaison entre une
<<conférence réparatrice>> juvénile en Australie
et une audience d’une juge des enfants en
France .
David Tait
University of Canberra
[email protected]
15e Congres de l’Association internationale de recherche en
criminologie juvénile, Fribourg, 11-13 septembre 2003
Mots-clés : rituel judiciaire, justice réparatrice, conférence
réparatrice, juge des enfants, distance juste, reconnaissance de
l'autre.
Introduction
On se propose d’aborder ici la question : comment créer un «rituel
juste»? La quête d’un rituel juste focalise notre attention sur les
pratiques des participants, et le contexte symbolique et culturel de
leurs interactions. La demande que le rituel soit juste reconnaît
implicitement que le succès d’un processus n’est pas assuré et
nécessite une gestion très précise. On examinera la question de la
production du rituel juste dans le cadre de la justice pour enfants, en
comparant une audience devant une juge des enfants, et une justice
réparatrice.
La désillusion avec les tribunaux « ordinaires » a conduit à la
demande de nouveaux processus juridiques qui permettent une
communication plus claire, tout en respectant les différences
culturelles. Les rituels justes sont particulièrement importants vu le
nombre croissant d’immigrés et d’indigènes allant en justice et dans
les prisons. Comment communiquer, voire assurer, la justice à
travers les frontières culturelles? On peut observer l'évolution des
idées judiciaires pour répondre à ces nouveaux défis.
Une conférence réparatrice pour les enfants répond à plusieurs
questions symboliques. A travers ces audiences on peut donner une
voix plus forte aux victimes, les contrevenants acceptent la
responsabilité de leurs actes, et la collectivité prend la parole dans
les sanctions. Bref, c'est un mélange puissant qui répond aux
craintes de crime et de soupçon envers l'ordre judiciaire d’une part, et
aux notions romantiques de la société et de ses aspirations
démocratiques d’autre part.
Les tribunaux pour enfants, dans la tradition de loi civile, ont
également abordé ces trois questions symboliques dans leurs
procédures. Les victimes ont un statut spécial dans le processus :
elles peuvent raconter leur histoire, poser des questions et enfin
exiger le dédommagement. Il faut que l'accusé prenne la parole et
aussi, de préférence, qu'il assume sa responsabilité en montrant de
la contrition. La collectivité, quant à elle, peut choisir la peine, alors
que les victimes sont invitées à donner leur avis et que, dans des
affaires sérieuses, les jurys populaires décident des sanctions
retenues.
Cet exposé dresse un tableau sur le monde symbolique des
pratiques juridiques, utilisant comme guides Paul Ricœur, Emmanuel
Levinas et Antoine Garapon. Trois mots-clés essentiels dans cette
démarche sont « la violence symbolique », « la distance juste » et
« la reconnaissance de l'autre ». On commencera par une brève
explication de ces concepts.
L'expression mémorable de P. Ricœur, le procès « verse la violence
dans les paroles », veut dire que le procès ré-inscrit la violence
physique de l'acte dans le registre symbolique du rituel judiciaire. Le
« cri de l'indignation » ne mène pas à la revanche privée grâce à
l'interposition de l’Etat. Dans ce cas, la violence symbolique de
l'audience permet au crime ou au délit d'être "reconstruit" par le récit.
La violence a changé de caractère, elle est devenue civilisée par le
rituel.
Au même titre, la violence symbolique du procès permet, justement,
de mettre le crime à distance des passions immédiates.
Afin de réaliser cette possibilité de réflexion calme, il faut aussi rester
à une distance juste de l'opinion populaire, et de l'Exécutif. Cette
séparation de pouvoirs peut être mieux assurée, d'après A.Garapon,
par des procédures judiciaires - soigneusement suivies tout au long
du procès, comprises du public et faisant autorité. Les costumes
revêtus par les personnels judiciaires et l'architecture de la salle du
tribunal peuvent aussi aider à maintenir les distances correctes. En
revanche, un processus informel - tels que la justice de cabinet risque dans cette perspective d'éliminer la séparation nécessaire
entre les juges et les parties.
Cependant, les distances justes ne sont pas nécessairement de
grandes distances. En ce qui concerne les contrevenants juvéniles,
le but est de développer un dialogue moral entre juge et accusés. En
d’autres mots, on vise à établir un lien entre les parties pour
encourager la « reconnaissance de l'autre ». Cette identification,
comme le propose P.Ricœur à l’instar de E.Lévinas, permettrait à
l'accusé de reconnaître l'humanité de la victime et d'accepter leur
propre responsabilité vis à vis autrui.
Les trois concepts -- violence symbolique, distance juste et
identification à l'autre – nous permettent de commencer une
comparaison entre deux rituels en offrant un cadre pour regarder et
comprendre les pratiques.
Deux histoires.
No. 1: 'Jack', Elizabeth Magistrates Court, Australie du sud, 2002
« Jack » est un garçon âgé de 17 ans, qui habite chez sa mère et sa
sœur dans une banlieue défavorisée d'Adélaïde. On l'a poursuivi
pour agression, après qu’il ait frappé sa mère sur la tête avec une
claquette en plastique.
L'audience se tient dans une petite salle d'un palais de justice tout
neuf, présidée par un éducateur. Les participants sont Jack, sa
mère, un policier et quelqu'un que Jack a choisi pour l'assister. Ils
sont assis sur des chaises en plastique rangées en cercle. On
appelle cette situation une conférence réparatrice. Le but c’est
d’« éviter une rencontre avec le juge ». On le dit à Jack.
Le président les accueillie, le policier résume les faits, puis Jack a
l’occasion d'expliquer ce qui s'est passé. Il ne dit presque rien. Le
policier demande combien de joints il fume par jour. « Un, répond
Jack, on ne peut pas devenir drogué pour cela ». Le policier
demande pourquoi il fume si ça ne le drogue pas. Jack fait un geste
de frustration. Le président suggère que la gestion de sa violence est
son problème principal. La mère répond que le manque d'argent est
plus pressant pour lui. L'assistant de Jack précise que lui aussi
manque de père et que, quand lui-même était jeune, son père l'a
battu régulièrement pour encourager sa formation morale. Jack
abaisse lentement sa tête, et commence à se courber.
Ce qui importe dans la discussion ce sont les « résultats de
l'audience » Ceux-ci sont différents d'une condamnation, on le
comprend, parce qu'ils découlent d'un accord. Cependant, si Jack
avait atteint l'âge de 18 ans, il n'y aurait plus de latitude, et la juge lui
demanderait directement des comptes. Son assistant ajoute que les
juges sont « des vieux-schnoques » (en anglais : «boring old farts»).
Jack s'excuse pour aller aux toilettes. Pendant qu’il est absent les
autres discutent de la situation et tombent d'accord pour dire que
Jack a surtout besoin d'aide adulte. En effet il a besoin d'une l'aide
plus concrète. La porte des toilettes est bloquée et on entend Jack
qui crie « je suis emprisonné, ici ».
Quand il se rassied, la discussion revient sur son comportement
violent. Sa mère rapporte qu'il se frapperait sur la tête avec une
planche de bois. « Ce n'est pas normal », affirme le président. "
Alors, moi, je ne suis pas normal", dit Jack, sa tête touchant
maintenant presque ses genoux.
Enfin, les participants arrivent à un accord spécifiant que Jack doit
suivre une formation pour apprendre à gérer sa violence. L'accord
est préparé et signé, et tout le monde se serre la main.
No. 2: 'Henri' Palais de Justice, Paris, 2001
Henri est un garçon, âgé de 15 ans, poursuivi pour avoir volé un
téléphone portable en compagnie d'une bande de jeunes. Il semble
être originaire d' Afrique centrale. Il arrive à l'audience dans le
cabinet du juge pour enfants avec sa mère. La victime et un témoin
entrent en même temps. Il est probable que la victime va recevoir
plus tard le dédommagement des familles des contrevenants. Henri,
comme tous les jeunes interrogés par la juge, est représenté par un
avocat, et un conseiller éducatif est également présent.
La juge s'assied derrière son bureau, tout seul. D’abord on invite la
victime à raconter son histoire. Henri écoute et puis on lui donne
l’occasion de répondre. La juge lui rappelle l'impact psychologique
de son acte sur la victime. Henri répond qu'il « le regrette » Ensuite,
une discussion se développe entre Henri et la juge parce qu'il l'
l'encourage à « vider son sac ». L'échange devient vif et ils
s'interrompent sans cesse. L'avocat se penche vers Henri mais reste
silencieux. On établit qu’Henri était avec la bande, que celle-ci a
bloqué la victime dans une station de métro, qu'un des autres jeunes
a repoussé la victime, et qu’enfin Henri a pris le téléphone. La juge
lui demande directement s'il a pris le portable, ouvrant les mains
dans un geste qui invite et en même temps qui exige une réponse.
« Je n'étais pas seul, répond-il ». La juge laisse tomber les mains et
continue à le regarder. Après une petite pause, Henri avoue.
« C'était moi. C'est mon truc » « Voilà annonce la juge » en mettant
sa main sur le dossier. En fin de compte, l'audience a réduit le
niveau de culpabilité par rapport à celui que montrait le dossier.
D'une certaine façon la vérité a été rétablie par l'épreuve. On ajourne
la décision du tribunal sur la peine retenue.
La juge tourne alors son attention vers la mère de Henri, lui
demandant pourquoi Henri n'était pas à l'école. La mère explique
qu’Henri a refusé d'y aller et que son père est absent. « C'est votre
responsabilité » annonce la juge. Mais la mère crie en réponse
qu'elle ne pouvait rien faire et que la police accuse injustement son
fils. L'audience finie, la mère continue à crier, et on lui ordonne
finalement de sortir. « Au revoir Madame » dit la juge exaspéré avec
un long soupir de soulagement lorsqu’elle part.
Conclusions
Evidemment les deux cas sont, à plusieurs égards, différents :
ethnique, âge, type de délinquance, et participation de cocontrevenants. De plus, on doit ajouter qu'il y a aussi beaucoup de
différences dans chaque type d'audience. Suivant les auditions les
accusés juvéniles sont quelquefois plus volubiles et font de
«meilleurs» aveux ; parfois, devant la juge des enfants, les prévenus
sont mois volubiles et montrent de la contrition. Aucune audience
n’est typique. Mais on peut utiliser les trois concepts – violence
symbolique, distance juste et la reconnaissance de l'autre- pour
illustrer comment marchent les rituels dans leurs contextes culturels
et spécifiques.
Les deux procédures contiennent leurs propres formes de violence
symbolique. Commençons par considérer le cabinet du juge : il y
avait dans ce cas beaucoup de discussions agitées. Quand on
raconte le crime, on confronte le contrevenant directement aux
conséquences de ses actes pour la victime. La réaction de l’accusé
était sans doute un exemple de sa violence "reversée" dans ses
paroles. Le questionnement était sans doute une épreuve, un
combat entre deux protagonistes. Dans le cas de l'conférence
réparatrice, la violence était plus subtile. Les échanges étaient polis,
bien que ceux-ci soient un processus culpabilisant, et que Jack ait
confirmé son humiliation en cachant son visage. La violence dans ce
cas-ci était "reversée" dans le geste. De plus, il y avait dans
l'audition une menace – c’est-à-dire celle d'aller devant un juge –
inspirant la peur. Ainsi, les deux formes de justice, sans le poids du
rituel judiciaire, ont réussi à produire deux re-présentations
émouvantes qui ont permis l'expression de la violence symbolique.
S’agissant de l'audience judiciaire, a-t-elle maintenu une distance
juste entre les participants ? Un bureau sépare la juge et les parties.
On a placé la victime (dans le cabinet du juge) face à l’accusé de
l'autre côté de la salle. Cependant, il y avait également une certaine
intimité dans la salle grâce à cet arrangement qui a permis à la
victime de raconter son histoire d'une façon relativement détendue.
On pourrait dire qu’il y a un équilibre sensible à trouver entre, d'une
part l'intimité appropriée aux aveux et aux récits personnels et,
d'autre part, l'établissement de la distance exigée pour maintenir
l'ordre.
Pour l'conférence réparatrice il n'était pas possible, sur le plan
rhétorique, de séparer les parties ni, à l’inverse, de les réunir. Seul
un plancher nu a séparé les participants l'un de l'autre. Jack a cru
que son espace personnel était violé, et il a dû se cacher dans les
toilettes. Sa remarque, « je suis emprisonné, ici » n'a peut-être fait
allusion qu'à la porte bloquée des toilettes. De même, cacher son
visage a été une stratégie pour se mettre à distance du cercle des
participants.
Un autre aspect de la distance juste est celui de la séparation entre la
décision judiciaire et l'Exécutif. La juge français limite les
accusations de la police par son interrogatoire. Ce faisant, il prend
de la distance non seulement avec l'accusé mais aussi avec la
police. Dans l'audition, par contre, ces distinctions sont supprimées.
Il n'y a aucun représentant de l'Etat. En effet l'autorité judiciaire est
partagée entre les participants, et, l'accusé doit devenir membre de
cette alliance sociale.
Pour la juge français on partage la responsabilité entre l'accusé, la
famille et le système éducatif, même si on donne la plus grande part
de la responsabilité a l'accusé. Par contre, dans l'conférence
réparatrice, on attribue toute la responsabilité à l’accusé. Non pas à
sa mère - qui avait offert de prendre une partie du blâme en raison du
conflit familial - ni sans doute à « la communauté » qui lui avait donné
de mauvais exemples. Il a été reconnu seul coupable.
Le troisième aspect des rituels identifiés ci-dessus est le concept de
la reconnaissance de l'autre.
Dans le cabinet du juge, Henri a eu l’occasion d'entendre l'histoire de
sa victime et de reconnaître sa souffrance. D’ailleurs, il y avait aussi
une autre personne dans le processus - la juge. Dans cette
audience, le défi principal pour Henri était d'obtenir l'implication du
juge, en s'assurant qu'il avait compris sa propre position, et
qu’ensemble ils produiraient enfin une vérité qu'on pourrait accepter.
Notons qu’autrui – la juge – représente l'autorité de l'Etat. Ainsi, on
pourrait voir la rencontre entre Henri et la juge comme un dialogue
moral entre l’accusé et l'Etat à propos des responsabilités du citoyen
vers autrui en ce qui concerne la vérité. En s'affrontant au juge,
Henri se conduit, si l'on peut dire, comme citoyen républicain - c’està-dire quelqu'un qui peut faire reconnaître ses droits et en même
temps respecter les droits de l’autre.
Dans l'conférence réparatrice, « l'autre » était vraiment le monde
d'adultes représenté par tous les autres participants. On peut dire
que le rôle choisi par l’accusé dans celle-ci, n'était pas tant celui d'un
citoyen raisonneur que d'un sujet dévoué. Quelqu'un qui pourrait
contrôler sa colère, qui pourrait parler poliment dans la compagnie
des adultes, et qui pourrait montrer de l'humilité. Quelqu’un qui
connaît sa place dans l’ordre social.
Cette analyse nous permet de tracer la complexité des rituels
judiciaires. Même avec trois concepts préliminaires on peut
commencer de décrire le monde riche de symbolisme dans le milieu
de la justice pour enfants. Les deux systèmes - le code civil et la
common law - présentent une forme inquisitoriale, et tous deux
confrontent la victime et le suspect – un aspect du système
accusatoire. En effet l’exemple français montre un processus plus
contradictoire. Les stéréotypes du monde de la common law, et le
monde du code civil ne marchent pas. La violence symbolique
apparaît sous diverses formes. On peut noter les distances entre
plusieurs parties ou pouvoirs ; et se demander si les distances sont
plus ou moins justes. On peut observer aussi la production de deux
types de subjectivité, et se demander s'il vaut mieux un citoyen
bavard ou un sujet poli. On peut également observer le partage pour
éviter la culpabilité, par le suspect comme par la société. L’Etat,
quant à lui, apparaît sous plusieurs formes, comme policier, juge,
société, mais aussi comme une absence ou une menace.
Cette approche nous permet de dessiner les liens entre l’expérience
de l’audience judiciaire et la production de la justice. Plusieurs rituels
sont planifiés et formalisés, comme l’invitation de s'exprimer faite à la
victime ou la préparation d’un accord. D'autres rituels sont spontanés
ou accidentels ; par exemple, le geste d’ouvrir les mains pour
solliciter une réponse ou aussi en cachant le visage dans les mains.
Les rituels préparés sont-ils préférables aux rituels plus quotidiens ?
Est-ce qu'un des exemples est meilleur que l’autre - plus juste, plus
intelligible, plus inclusif? Les deux processus étaient sans doute
expressifs et pleins de drame. Mais c’est difficile de conclure que l'un
est meilleur que l'autre. On peut cependant dire que, dans un
monde caractérisé par la méfiance et la diversité, nous devons
observer les pratiques des juges des enfants et des organisateurs
des audiences réparatrices pour mieux comprendre comment
produire un nouvel ordre judiciaire.
David Tait
2003
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le 9 septembre