Silvia Kadiu GEORGE ORWELL - MILAN KUNDERA Individu
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Silvia Kadiu GEORGE ORWELL - MILAN KUNDERA Individu
Silvia Kadiu GEORGE ORWELL - MILAN KUNDERA Individu, littérature et révolution L'Harmattan Remerciements à ma famille, mes amis et Matthieu. Sommaire Biographie de George ORWELL Biographie de Milan KUNDERA INTRODUCTION. Il 15 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 19 Première partie: Individu et société 31 Chapitre 1: Chapitre 2: Chapitre 3: 33 49 63 L'individu et la société totalitaire Des sociétés insaisissables Le rapport des personnages aux sociétés Deuxième partie: Individu et liberté 79 Chapitre 1: Chapitre 2: Chapitre 3: 81 93 Des rapports de force Le rapport ambigu à soi-même L'individu comme obstacle à sa propre liberté 113 Troisième partie: Individu, littérature et révolution Chapitre 1: Chapitre 2: Chapitre 3: Littérature et politique Une lutte de territorialité La liberté de la littérature Les pouvoirs du roman CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE Notes 125 127 143 157 .... 173 179 187 Biographie de George ORWELL George Orwell, de son vrai nom Eric Arthur Blair, est né le 25 juin 1903 à Motihari au Bengale, où ses parents sont installés depuis plusieurs années. La famille rentre en Angleterre en 1907 et s'installe à Henley-on- Thames, dans le comté d'Oxford. Eric Blair fait ses études successivement à Sunnylands - une école anglicane du Sussex qu'il fréquente de 1908 à 1911-, une école préparatoire d'Eastboume où il reste jusqu'en 1916, puis à Wellington et à Eton, qu'il fréquente jusqu'en 1921 en tant que boursier. Son père ne souhaitant pas qu'il poursuive ses études à l'université d'Oxford, il prépare les examens pour entrer dans la police impériale indienne qu'il rejoint à Burma en 1922 et qu'il quitte cinq ans plus tard pour se lancer dans sa carrière d'écrivain. Durant plusieurs années, il alterne enseignement, écriture et documentation sur le terrain. En 1931, il rédige un essai dans lequel il exprime son désaccord total avec l'idéologie oppressive de l'impérialisme britannique: A hanging. En 1933, paraît Down and out in Paris, premier récit d'Orwell, qui s'inspire de son expérience de plongeur et de clochard à Paris et à Londres de 18 à 1932, intitulé respectivement pour les traductions françaises de 1935 et 1982, La vache enragée et Dans la dèche à Paris et à Londres. A partir de cette date, il adopte le pseudonyme de George Orwell. En 1934, il publie Burmese days - Une histoire birmane -, texte dans lequel il relate son expérience indienne -, puis en 1936, Keep the Aspidistra Flying - Et vive l'aspidistra! -, roman inspiré notamment par son expérience d'employé dans une librairie. En 1937, paraît The road to Wigan Pier - Le quai Wigan -, écrit à partir d'investigations sur les conditions de vie et de chômage des ouvriers du Lancashire et du Yorkshire. Dès cette époque, les préoccupations politiques d'Orwell, centrées autour de la notion de décence (<<common decency»), sont présentes dans ses œuvres à travers la quête de justice et l'amour de la vérité. C'est dans cet état d'esprit qu'il gagne l'Espagne en décembre 1936 en tant que reporter. Mais très vite il s'enrôle dans les milices du P.O.D.M - le Parti ouvrier d'unification marxiste - à Barcelone au moment où le souffle révolutionnaire abolit les barrières de classe. Il combat sur le front d'Aragon où il manque de se faire tuer, ainsi que dans les combats de rue lors des troubles de mai à Barcelone. La mise hors la loi du P.O.D.M lui fait prendre en horreur « le jeu politique» de cette guerre dans laquelle l'anéantissement du fascisme et la libération de l'Espagne ne sont en réalité qu'un prétexte pour les différentes factions d'obtenir le pouvoir absolu des forces républicaines. Cette expérience aboutit à la rédaction d'un récit documentaire à caractère autobiographique qui paraît en 1938 : Homage to Catalonia Catalogne libre (1955) ou Hommage à la Catalogne (1981). Atteint de tuberculose, il part se soigner au Maroc, et retourne en Angleterre au début de la guerre où il travaille la nuit dans des usines. En 1939,paraît Coming upfor air - Un peu d'air frais -, roman écrit quelques mois avant le Seconde Guerre mondiale, dans lequel Orwell étudie le mal-être de la société britannique, la perte de repères pour l'individu dans un monde en pleine mutation et dans une atmosphère politique internationale incertaine. Il trouve finalement un poste de speaker à la B.B.C. En 1943, il devient directeur de I'hebdomadaire The tribune, puis envoyé spécial de The Observer en Allemagne et en France en 1945, où il est chargé d'observer la vie politique. En 1945, Orwell publie Laferme des animaux, fable satirique sur le totalitarisme soviétique dans laquelle non seulement il décrit les relations, les 12 trahisons et les prises de pouvoir des différents protagonistes, mais met en lumière les mécanismes complexes des enjeux économiques et politiques. En 1948, il commence à écrire 1984, œuvre de science-fiction et contre-utopie sur les dérives du totalitarisme, la destruction de l'homme par la confiscation de la pensée et la prolifération de la technocratie. Son dernier roman est publié en juin 1949 et connaît un succès immense et immédiat, avant sa mort le 21 janvier 1950. George Orwell est par ailleurs l'auteur de nombreux documentaires, essais et articles, dont notamment Journal d'un Anglais moyen (1952), Essais choisis (1960) et Chroniques du temps de la guerre (1941-1943). 13 Biographie de Milan KUNDERA « Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s'installe en France.» Ces deux phrases, qui constituent la seule biographie officielle de l'écrivain, expriment, par-delà sa volonté de ne pas exposer sa vie privée, la bipolarité nationale, culturelle et linguistique de son œuvre que les commentateurs ont coutume de diviser en deux phases: la période tchèque et la période française.l Milan Kundera est né à Brno en Bohême, en 1929. Son père, Ludvik Kundera, célèbre musicologue et pianiste tchèque lui apprend très tôt le piano. La musique influence très vite sa vie et son œuvre. A partir de 1948, il entame des études de littérature et d'esthétique dans la Faculté des Arts, mais après deux trimestres il change de direction et s'inscrit à l'Institut Cinématographique. Kundera termine ses études en 1952, avec des interruptions suite à des agissements contre le pouvoir qui l'ont exclu périodiquement du Parti communiste et poussé à survivre de petits boulots, dont celui de pianiste de jazz. Ce n'est qu'en 1956 qu'il y est de nouveau admis et il y restera jusqu'en 1970, date de son expulsion définitive. En 1953, il publie son premier livre, L 'homme, ce vaste jardin, recueil de poèmes lyriques dans lequel l'auteur tente d'adopter une attitude critique à l'égard de la littérature dite de « réalisme socialiste ». En 1955, il publie Le dernier mai, une pièce politique de propagande communiste en hommage à Julius Fucik, un héros de la résistance communiste contre l'occupation nazie en Tchécoslovaquie pendant la Seconde Guerre mondiale. Suit en 1957 Monologues, une collection de poèmes d'amour, d'inspiration rationnelle et intellectuelle, dans laquelle Kundera rejette la propagande politique. Il enseigne l'histoire du cinéma à l'Académie de musique et d'art dramatique de 1959 à 1969, puis à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques de Prague. Dans la Tchécoslovaquie communiste de la fin des années cinquante, Kundera devient progressivement une figure dissidente de la littérature officielle tchèque, position qu'il concrétise au Quatrième Congrès des écrivains tchèques, en juin 1967, lors duquel les écrivains déclarent communément leur désaccord avec la ligne de conduite des dirigeants du Parti. Influencé par sa déception du communisme, il écrit La plaisanterie et Risibles amours, deux romans dans lesquels il développe un thème majeur de ses écrits - l'impossibilité de comprendre et contrôler la réalité - et qui sont publiés respectivement en 1967 et 1968. L'invasion de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques en 1968 plonge le pays dans le néo-stalinisme le plus dur: le militantisme de Kundera en faveur de l'indépendance et de la liberté de la culture lui coûte son poste d'enseignant à l'Institut Cinématographique de Prague ainsi que l'interdiction et la censure de ses livres. La vie est ailleurs, roman que Kundera voulait au départ intituler « L'Âge lyrique », analyse de l'idéologie communiste à travers les thèmes de la jeunesse, du lyrisme et de la révolution, fut directement publié à Paris en 1973. La même année paraît La valse aux adieux, supposé être son dernier roman, qui s'intitulait à l'origine Épilogue. Ce livre met en scène les malentendus de cinq couples sous la forme d'une grande farce qui révèle les drames humains dans leur versant futile et insignifiant et dont la politique est exclue. En 1975, Milan Kundera quitte la Bohême pour la France où il commence par enseigner la littérature comparée à Rennes avant de devenir enseignant à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris en 1978. Il obtient la nationalité française en 1981, et une fois la langue française maîtrisée, il se lance dans la correction de ses traductions 16 françaises de sorte qu'en 1987, il considère que celles-ci ont la même valeur d'authenticité que les textes originaux. En 1979, il publie Le livre du rire et de I oubli - achevé d'écrire en 1978 - dans lequel il dénonce le communisme à travers les thèmes de l'oubli et de l'idylle. En 1985, paraît L'insoutenable légèreté de l'être. Ce roman, qui fonde la renommée mondiale de Kundera, développe des thèmes majeurs dans l'œuvre de l'auteur, tels que la légèreté et la pesanteur, le temps circulaire et le temps linéaire, le kitsch et la merde, le corps et l'âme, la fidélité et la trahison, l'idylle collective et l'idylle privée, etc. L'immortalité est publiée en 1990 : ce roman est une critique de la civilisation européenne occidentale de la fin du vingtième siècle. Le premier livre de Kundera rédigé directement en français, La lenteur, est publié en 1998 : l'auteur y compare la notion de lenteur, associée à la sensualité du passé et à l'acte de remémoration, à l'obsession de la vitesse du monde contemporain, dans une perspective critique analogue à celle de L'immortalité. En 2000, Kundera publie L'identité, un roman d'amour qui rend hommage à l'amour authentique dans un monde moderne hostile et primitif. L'ignorance est le dernier roman de Kundera, publié en 2003, dans lequel l'écrivain aborde les thèmes de l'exil et de l'impossible retour au pays d'origine. Par ailleurs, Milan Kundera est l'auteur de trois pièces de J théâtre - Les Propriétaires des clés (1962), La Sotie (1969) et Jacques et son maître (1981) - et de trois essais théoriques et critiques sur l'art, la littérature et le roman: L'art du roman (1986), Les testaments trahis (1993) et Le rideau (2005). 17 INTRODUCTION v ous connaissez tous ces romans écrits sur la Révolution française (...) ou sur l'année 1984; tout cela ce sont des romans de vulgarisation qui traduisent une connaissance non-romanesque dans le langage du roman. Ce qu'Orwell nous dit aurait pu l'être aussi bien (ou plutôt beaucoup mieux) dans un essai ou dans un pamphlet. Milan Kundera, L'art du roman.2 La critique de 1984, le dernier roman de George Orwell, par Milan Kundera, s'articule autour de trois idées principales: d'une part, elle pose la dimension politique de l'œuvre comme fait établi; d'autre part, elle dénonce l'intrusion du fait politique dans le roman; enfin, elle souligne la particularité du genre romanesque comme langage spécifique. En d'autres termes, elle vise à mettre en lumière l'impropriété du genre utilisé par l'auteur par rapport à la finalité de son oeuvre. Cette critique s'inscrit dans le cadre plus global d'une divergence littéraire fondamentale entre les deux auteurs. « Dans la pleine maturité de son talent, Orwell s'est défini lui-même comme un "écrivain politique" - en donnant autant de poids à chacun des deux mots », soutient Simon Leys.3 Effectivement, depuis le roman réaliste des années trente, jusqu'à la fiction des années quarante, en passant par le documentaire, l'œuvre de George Orwell est largement empreinte de ses expériences personnelles et de ses préoccupations politiques centrées autour de la notion de « décence» - common decency - qui désigne des valeurs humaines fondamentales telles que la justice et la liberté. Au contraire, Milan Kundera se considère avant tout comme un romancier et refuse par conséquent toute lecture politique et/ou historique de son œuvre, dans laquelle, en effet, l'art romanesque domine aussi bien dans ses fictions à proprement parler que dans ses essais théoriques sur l'art et la littérature. Les quatre textes analysés dans cet ouvrage mettent en scène les destinées de plusieurs personnages dans un contexte politique commun: la Révolution. Hommage à la Catalogne est le récit autobiographique de l'engagement d'Orwell dans les milices du P.O.U.M - le Parti Ouvrier d'Unification Marxiste - à Barcelone, dans le cadre de la guerre civile d'Espagne de 1936. Dans ce texte, il raconte son combat sur le front d'Aragon aux côtés des républicains et sa participation aux troubles de mai à Barcelone, moment qui concrétise la trahison de la révolution ouvrière et anarchiste catalane. 1984 relate la vie d'un employé ordinaire du parti extérieur, Winston, dans une société révolutionnaire totalitaire d'un futur fictif, nommée l'Océania, ainsi que les étapes de sa rébellion contre cet Etat totalitaire et l'écrasement final de sa révolte par le Parti. La vie est ailleurs est le récit des aventures de son protagoniste, Jaromil, depuis sa naissance jusqu'à sa jeune mort. Ce roman s'intéresse essentiellement aux rapports du protagoniste à sa mère, à la poésie et à l'amour dans le cadre global de son engagement dans la Révolution communiste tchèque de 1948. Enfin, L'insoutenable légèreté de l'être est I'histoire des destins imbriqués de quatre protagonistes - Tereza, Tomas, Sabina et Franz - à travers le récit de leurs relations amoureuses, de leur rapport au totalitarisme et au communisme, et de leur expérience - directe ou indirecte - de l'invasion russe en Bohême. Pour tenter de comprendre les fondements théoriques, esthétiques et empiriques de la critique de 1984 par Milan Kundera, centrée sur la question du genre romanesque, cette étude s'attachera à analyser comparativement les deux romans de l'auteur d'origine tchèque - La vie est ailleurs et L'insoutenable légèreté de l'être - avec les deux œuvres de 22 George Orwell, l'une non-fictionnelle et l'autre romanesque - respectivement Hommage à la Catalogne et 1984 - autour de trois thèmes révolution. communs: l'individu, la littérature et la Ces trois thèmes renvoient à des notions à connotations multiples, complexes et paradoxales qui méritent une analyse détaillée.4 En premier lieu, le terme «individu» exprime l'idée d'une unité, c'est-à-dire d'une entité qu'on ne peut diviser. Dans le cas d'une personne, cette définition implique que si l'unité de l'individu est détruite, l'existence de la personne en tant qu'individu est réduite à néant, de sorte qu'émerge avec cette première définition la question de l'unité des personnages comme sujets. D'autre part, l'individu est compris comme un corps vivant de sorte qu'on ne peut pas parler d'individu après la mort de la personne. Je m'intéresserai donc également au rapport des personnages à la mort, en tant que ce dernier peut être renoncement ou affirmation de leur individualité. Individu désigne également une entité sociale, dans la mesure où l'individu se définit par rapport à la société dans laquelle il vit. Il faut donc interroger les œuvres sur la nature du rapport entre individu et société, à savoir s'il s'agit plutôt d'un rapport de conflit ou d'épanouissement. Enfin, «individu» comporte l'idée de « spécificité» et d'« unicité », renvoyant ainsi aux caractéristiques propres au sujet ce qui me conduira à poser la question suivante: dans quelle mesure peut-on parler d'un « moi» unique et spécifique des personnages par opposition à un « surmoi» déterminé par l'existence sociale? Le terme «révolution» comporte tout d'abord une signification scientifique. Il désigne le «mouvement en courbe fermée» effectué par les astres et par là suggère les idées de cycle, de boucle et de retour. En quoi les notions de « retour» et de «cycle» déterminent-elles l'évolution et la 23 vie des personnages ainsi que l'esthétique des oeuvres? Paradoxalement, la «révolution» réfère également à l'idée de rupture, de changement et de transformation. La seconde signification du terme renvoie donc à la conception d'une progression spatio-temporelle linéaire qui est en parfaite contradiction avec sa première définition. S'il y a évolution des personnages et des récits, dans quelle mesure s'opère-elle sous forme de ruptures radicales? Dans le champ historique, la signification du mot « révolution» acquiert une connotation politique: il s'agit dans ce cas de «bouleversements incontournables d'un certain ordre de la société pour en établir un nouveau ». Il faut donc interroger à la fois le rapport des personnages à la révolution; et dans une perspective plus générale, le rapport de la littérature à la révolution, comprise comme un acte politique. Étymologiquement, le mot «littérature» vient du latin « litteratura» (1120) signifiant «écriture ». Dans les quatre œuvres étudiées, quel rapport les personnages entretiennentils avec l'activité d'écriture? Parallèlement au sens étymologique, la « littérature », en tant qu'activité artistique, est caractérisée par une dimension et des finalités esthétiques spécifiques: «elle est une création esthétique dont le matériau est la langue ». Quelle place est consacrée à l'esthétique dans les œuvres étudiées, quel traitement du langage y est opéré et comment définir l'esthétique particulière de chacune d'elles? Enfin, la littérature procède aussi d'une démarche de construction, d'imagination et de création. Par conséquent, quel rapport les œuvres entretiennent-elles avec la fiction? 24