Jean-Luc MARTINET - Interférences littéraires

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Jean-Luc MARTINET - Interférences littéraires
http://www.interferenceslitteraires.be
ISSN : 2031 - 2790
Jean-Luc Martinet
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire :
Paul Nizan (1929-1933)
Résumé
En même temps qu’il signe son entrée dans le champ littéraire par la publication d son
premier roman, Antoine Bloyé, en 1933, Nizan exerce une activité importante de critique, de
chroniqueur et d’essayiste pour différentes revues et journaux. L’espace journalistique est le lieu
au sein duquel la voix nizanienne va construire une autorité qu’elle acquiert en souscrivant aux
intentions du parti communiste, en se présentant comme compétente et savante et en témoignant de son statut de transfuge, c’est-à-dire de bourgeois qui refuse la bourgeoisie par fidélité
à ses origines prolétariennes. La voix signe donc sa présence par un triple effort, dogmatique,
intellectuel et autobiographique. L’autorité ainsi produite engendre un ton singulier qui est aussi
bien repérable dans l’axiologie qui régit le système de représentation (le réel contre l’illusion)
que dans certains éléments stylistiques précis. Le travail d’analyse des articles est mis en relation
avec le roman de Nizan pour montrer combien son ton et son autorité y sont repérables selon
des modalités identiques, la voix et le ton de Nizan opèrant de manière quasi-indépendante de
son lieu d’inscription générique. Cette autorité obtenue qui consacre Nizan le conduit à produire, théoriquement et activement, une redéfinition du champ littéraire.
Abstract
Nizan’s literary career started in 1933 with the publication of Antoine Bloyé. At the same
time, he was very active as a critic, a chronicler and an essay-writer for several journals and
newspapers. It is with the voice of a journalist that he established his authority in support of
the aims of the communist party, showing himself competent and knowledgeable, and bearing witness of his status as a renegade, i.e. as a member of the middle class who had refused
the ‘bourgeois’ values to remain faithful to his working class origins. In this context, his voice
speaks in three registers: a dogmatic, an intellectual and an autobiographical one. The authority
he thus establishes is ultimately heard in one single tone, which can be recognised in both the
axiology that determines his system of representation (the real versus the illusory) and some
specific aspects of his style. The analysis of his articles is related to Nizan’s novel in order to
demonstrate how in this literary work the same tone and authority can be found again. Nizan’s
voice and tone seem to assert their almost total independence from their place of origin. It
is the authority acquired in this manner that opens the way for Nizan to redefine, in both his
theories and his active commitments, the field of literature.
Pour citer cet article :
Jean-Luc Martinet, « La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul
Nizan (1929-1933) », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, « Postures journalistiques et littéraires », s. dir. Laurence van Nuijs, mai 2011,
pp. 101-118.
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire :
Paul Nizan (1929-1933)
Introduction
Paul Nizan, qui publie ses premiers articles dès 1923, ne fait paraître aucun
article littéraire ou politique entre 1926 et 1928. Il faut donc attendre 1929 pour à
nouveau lire de ses textes, qu’il ne signe plus désormais Paul-Yves Nizan mais Paul
Nizan. Cette modification de la signature accompagne l’engagement de Nizan au
sein du parti communiste, que l’on date de la fin de l’année 1927 ou de l’année 1928.
Ses collaborations à diverses revues et journaux sont ponctuées par la publication
de deux essais virulents, Aden Arabie en 1931 et Les Chiens de garde en 1932. Le
premier ouvrage a d’abord été publié en partie dans la revue Europe et le second
trouve sa source dans un long article de 1930 paru dans la revue Bifur, « Notesprogramme sur la philosophie ». Enfin, en 1933, Nizan publie son premier roman,
Antoine Bloyé, qui parut lui aussi, en partie, dans la revue Europe1.
Tout lecteur de Nizan est frappé par ce qu’il convient d’appeler, avec de multiples précautions, l’unité de ton chez Nizan2 ou si l’on préfère le caractère immédiatement repérable de la voix nizanienne qui franchit ainsi les barrières génériques,
assure une unité à l’ensemble des textes et construit une présence clairement identifiable dans les champs littéraire et politique. En effet, les différents genres qu’utilise
Nizan (l’article, l’essai ou le roman), et même s’il respecte leur contrainte générique
propre, n’engendrent pas des figures auctoriales hétérogènes ou incompatibles. Au
contraire, en lisant l’ensemble de la production écrite de Nizan, le lecteur a le sentiment d’une très grande cohérence, de la présence effective d’un auteur et d’une
voix singulière qui transparaît malgré la diversité des formes. La force de l’écriture
nizanienne est donc de construire des scénographies propres au genre dans lequel
il écrit et de réussir à les faire concourir à l’élaboration d’une même posture auctoriale : celle de l’auteur révolutionnaire. Ces « premières années » de Nizan nous
offrent donc la possibilité de comprendre comment se tisse cette voix, productrice
et support d’une figure auctoriale révolutionnaire singulière qui a pour nom Paul
Nizan.
1. Pour le détail bibliographique, nous renvoyons à l’ouvrage de Robert S. Thornberry, Les
Écrits de Paul Nizan (1905-1940). Portrait d’une époque. Bibliographie commentée et suivie des textes retrouvés,
Paris, Champion, « Histoire du livre et des bibliothèques », 2001.
2. Sur ce point, nous renvoyons à Jérôme Meizoz, « “Postures” d’auteur et poétique (Ajar,
Rousseau, Céline, Houellebecq) », dans Vox Poetica, 2004. [En ligne], URL : http://www.vox-poetica.
org/t/meizoz.html. Le « ton » peut être compris ici comme la manifestation de l’ethos du locuteur
dans son discours. En ce sens, il participe de la posture auctoriale telle que Jérôme Meizoz la définit (voir Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007 et La
Fabrique des singularités. Postures II, Slatkine Érudition, 2011). Pour une mise au point sur l’usage des
termes voix et ton dans l’article, cf. infra (« le ton de Nizan »).
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La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
1. Autorité de la voix
Nizan publie ses premiers textes en tant que journaliste communiste en 1929
dans La Revue marxiste et dans La Revue de psychologie concrète qu’il contribue à créer
en compagnie de certains membres du groupe « Philosophies »3. La voix de Nizan
prend donc corps au sein d’un espace éditorial qui ne lui préexiste pas mais qu’il
construit. Les premiers articles de cette année-là se divisent en trois catégories : des
articles techniques4 ayant trait à la « rationalisation »5, un article qui s’insère plus
précisément dans le champ de la philosophie6 et enfin deux articles plus spécifiquement littéraires7. Les deux articles consacrés à la rationalisation sont exemplaires
d’une énonciation individuelle soutenue par le groupe des communistes : le locuteur
se dote d’une autorité en témoignant d’une souscription au groupe politique même,
et de son insertion dans l’espace du parti. En effet, après avoir expliqué le phénomène de la rationalisation, Nizan insiste sur le rôle déterminant des communistes
qui résistent seuls aux entreprises de rationalisation : « il importe que les communistes […] fassent constamment le point, surveillent les conséquences directes ou
indirectes que ces mesures ont ou peuvent avoir pour le prolétariat »8. Les communistes doivent effectuer un constant travail critique en distinguant « les phénomènes
qui ne signifient rien pour le prolétariat, et ceux qui signifient un accroissement
immédiat ou lointain d’exploitation »9. Nizan attribue ainsi une position singulière
au groupe communiste qui s’oppose avec force et véhémence à celle des socialistes
parce que « la base sociale [du parti socialiste] comprend cette aristocratie ouvrière
qui naît sur la base technique de la rationalisation capitaliste, et la petite bourgeoisie
hésitante, docile et inquiète de son destin »10. Ce passage circonscrit donc à la fois
un locuteur (le groupe politique qui, seul, fait preuve d’une vigilance critique), un
destinataire (le prolétariat), et un ton particulier, présenté ici comme étant propre au
groupe et où s’entend une virulence qui signe cette vigilance de parti pris. La parole
3. Les articles de Paul Nizan cités dans la présente contribution ont fait l’objet d’une réédition dans Paul Nizan, Articles littéraires et politiques. Volume I (1923-1935), édition établie par Anne
Mathieu. Préface de Jacques Deguy, Nantes, Joseph K., 2005. Nous abrègerons désormais cette
référence en ALP, après mention des références de la parution originale.
4. Cf. Paul Nizan, « Rationalisation », dans La Revue marxiste, 1er février 1929 (ALP : pp. 7481), Id., « Rationalisation », dans La Revue marxiste, 1er mars 1929 (ALP : pp. 85-88) et Id., « Ovide
Decroly et Raymond Buyse- La Pratique des tests mentaux », dans La Revue de psychologie concrète, juillet
1929 (ALP : pp. 100-102). À ceux-ci s’ajoutent des comptes rendus d’ouvrages d’ordre économique
et politique : Id., « André Philip- Socialisme et rationalisation. Avant-propos à l’ouvrage Henri de Man et la
crise doctrinale du socialisme », dans La Revue marxiste, 1er février 1929 (ALP : pp. 82-84), Id., « Pierre Lasserre- Georges Sorel, théoricien de l’impérialisme », dans La Revue marxiste, 1er mars 1929 (ALP : pp. 89-90),
Id., « Bertrand Nogaro- La Vie économique », dans La Revue marxiste, 1er mars 1929 (ALP : pp. 93-94),
Id., « Jean Luchaire- Une génération réaliste », dans La Revue marxiste, 1er mai 1929 (ALP : pp. 95-96).
5. « Le bouleversement de l’économie capitaliste au lendemain de la guerre, les efforts qu’elle
tentait pour surmonter ses crises successives, une stabilisation partielle qui ne signifie pas stabilité
et laisse place à tous les accidents, ont mis au premier plan le problème général de la réorganisation
capitaliste, posé dans le triple domaine de la banque, de l’industrie et du marché. On désigne ce problème par le nom de « rationalisation » : les termes d’organisation du travail qu’on confond souvent
avec lui doivent être évités, puisqu’ils n’embrassent qu’une partie des mesures que propose la rationalisation » (Id., « Rationalisation », dans La Revue marxiste, 1er février 1929 (ALP : p.74)).
6. Id., « François Arouet- La fin d’une parade philosophique : le Bergsonisme », dans La Revue
marxiste, 1er mars 1929 (ALP : pp. 90-92).
7. Id., « Jean Prévost- Dix-huitième année », dans La Revue marxiste, 1er mai 1929 (ALP : pp. 9596), et Id., « François Duhourcau- Les voix intérieures de Maurice Barrès, d’après ses cahiers », dans La Revue
marxiste, 1er mai 1929 (ALP : pp. 97-99)
8. Id., « Rationalisation », dans La Revue marxiste, 1er février 1929 (ALP : p. 75).
9. Ibid.
10. Ibid.
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communiste est donc moins représentée comme une émanation du prolétariat que
comme une parole construite pour le prolétariat. Au sein de ce dispositif énonciatif, de cette scénographie, le « je » trouve immédiatement sa place, à la fois dans
l’emploi du pronom personnel de la première personne du pluriel (« nos adversaires
[…] ») et dans l’usage de la première personne du singulier à travers lequel l’énonciateur s’inscrit expressément dans l’espace énonciatif ainsi construit : « je voudrais
présenter quelques remarques à propos d’une question que posent les enquêtes
citées plus haut. Celle-ci : quelle peut être, du point de vue des accroissements de
rendement, l’importance des œuvres sociales ? »11. La voix singulière qui se déploie
alors dans l’espace de la revue manifeste à la fois ses compétences scientifiques et
techniques propres à l’exercice de cette vigilance critique et ce ton de « parti pris »,
qui traduit cet attachement au groupe des communistes12.
Cette autorité, donnée par une instance légitimante, extérieure au champ littéraire et à laquelle le locuteur souscrit, est renforcée par les signes de compétence
intellectuelle et dogmatique dont le « je » fait preuve dans ses articles. Le locuteur
manifeste ainsi une autorité qui lui est propre. Son usage des signes du savoir met
en scène sa compétence : celui qui parle connaît les dossiers dont il traite et les
faits de façon précise. Le recours à la citation est un des signes les plus évidents de
la soumission du locuteur à cette autorité extérieure. Dans le premier article sur la
rationalisation, Nizan cite entre autres le Lederarbeiter Zeitung du 6 juillet 1928, fait
référence aux chiffres d’une étude « parue dans les Cahiers du Bolchevisme de juin
1928 »13, mentionne la préface aux Principes d’organisation scientifique de F. W. Taylor,
de 1927, ou encore effectue des renvois à des enquêtes précises (« je renvoie, pour
les revendications concrètes à opposer, aux résolutions du Congrès fédéral de Bordeaux (1927) où les demandes essentielles sont exprimées »14). La contradiction savante renforce cette impression de compétence et accroît encore l’autorité de celui
qui parle. Si l’on se réfère à une note de lecture comme celle que Nizan consacre
au livre de Bertrand Nogaro, La Vie économique, on y décèle les traces de ce savoir
marxiste qui fait autorité et que la dernière phrase rend cinglante :
L’auteur [Bertrand Nogaro] écarte immédiatement les préoccupations d’explication théorique : par exemple, traitant de la question des salaires il met de
côté le prix du travail et considère seulement comme objet d’étude le salaire
11. Ibid., p. 36.
12. Les relations entre Nizan et le parti communiste durant ces années-là sont détaillées par
James Steel, qui souligne le caractère discipliné de l’écrivain : « Ainsi est-on sensible dans le parti au
côté “très discipliné” de Nizan et à sa volonté de se placer à son entière disposition. Cette discipline
ne devait jamais se démentir tout au long des années 1930. Il est frappant de constater que le nom de
Nizan est mêlé à trois épisodes qui signalent la mainmise du parti sur l’intelligentsia révolutionnaire
en France, dès la fin des années 1920 : La Revue marxiste (1929), Bifur (1929-1931), et la création,
en 1932, de l’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) sous la direction de
Paul Vaillant-Couturier et dont les deux secrétaires de rédaction seront Aragon et Nizan ! » (James
Steel, Paul Nizan : un révolutionnaire conformiste ?, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences
Politiques, 1987, p. 90). Annie Cohen-Solal rapporte des propos similaires lorsqu’elle affirme que
l’orthodoxie de Nizan le marginalise au sein de La Revue marxiste dont les autres membres sont « plus
anarchistes, plus autonomes, et […] acceptent mal cette ligne dure classe contre classe » (Annie CohenSolal avec la collaboration d’Henriette Nizan, Paul Nizan, communiste impossible, Paris, Grasset, 1980,
p. 81). Rappelons aussi pour témoigner de cet engagement que Nizan sera le candidat du Parti Communiste aux élections municipales de Bourg en 1932. Depuis sa nomination dans cette petite ville,
ses activités de militant sont multiples (cf. James Steel, op. cit., pp. 93-112). L’évocation de ces faits
souligne simplement que les actes de Nizan viennent donner du crédit à ses écrits et, ainsi, accroître
le degré de légitimité de sa parole.
13. Id., « Rationalisation », art. cit., (ALP : p. 79).
14. Ibid.
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La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
en soi, regardé comme revenu d’un certain type, comme la rémunération d’un
service au même titre que le revenu d’un prêt est la rémunération du service
rendu par le prêteur à l’emprunteur. L’essentiel est escamoté.15
Dans son compte rendu du livre de Georges Politzer, Nizan écrit que cet ouvrage
est « utile sans doute », mais que « là où il s’agit de définir le sens social du bergsonisme, Arouet ne va pas au fond. On se sent en présence d’un essai d’interprétation
marxiste arrêtée à mi-chemin »16. Pas assez « savant », donc. La compétence et le
savoir autorisent le critique à distinguer les véritables écrivains marxistes : il s’arroge
ainsi une position dominante au sein de l’espace journalistique. À travers lui parle la
voix marxiste. Nous retrouvons cette position énonciative dans nombre d’articles
postérieurs de Nizan, qui témoigne toujours de cette connaissance du marxisme.
Lors de sa première collaboration à la revue Europe par exemple, en mai 1930, il
critique le livre de Charles Turgeon, Critique de la conception socialiste de l’Histoire, en
soulignant la « légèreté » d’un professeur qui engage une étude sur les fondements
du marxisme avec seulement « les livres connus de Labriola, celui de Croce, avec les
écrits de Loria, un article de Dalla Volta et un compte rendu d’Andler sur Labriola »17
et sans référence au Feuerbach ni à l’Anti-Dürhing d’Engels : « M. Turgeon étudie encore
quelques sources du marxisme en se donnant l’air d’être exhaustif, alors qu’il ignore le
plus grand nombre des sources »18.
À cette manifestation d’une autorité donnée par les preuves d’une connaissance précise du marxisme19 s’ajoute celle du philosophe20 qui lutte contre la philosophie de son temps. La scénographie auctoriale nizanienne s’infléchit alors quelque
peu. Le long article intitulé « Notes-programmes sur la philosophie » qui paraît en
décembre 1930 dans le revue Bifur, et qui est considéré comme la source de Chiens
de garde, interroge la pertinence de l’activité philosophique en 1930 : « Les jeunes
gens qui débutent dans la philosophie vont-ils longtemps encore se contenter de
travailler contre les hommes ? »21. Il importe aux yeux de Nizan de désolidariser la
pratique de la philosophie de l’humanisme, ou du moins d’un humanisme véritable,
c’est-à-dire qui ne réduise pas l’homme à la seule classe de la bourgeoisie. Il y a
en effet « des gens qui croient que tous les travaux formellement philosophiques
profitent à l’espèce humaine […]. Mais il ne faut pas croire qu’une thèse sur Duns
Scot, sur l’invention mathématique mérite à son auteur la médaille de sauvetage et la
gratitude des peuples »22. Et Nizan de conclure en affirmant qu’« il faut une naïveté
considérable pour croire qu’un agrégé de philosophie est nécessairement un terreneuve, ou même une personne respectable »23. L’autorité de la parole nizanienne
92).
15. Id., « Bertrand Nogaro- La Vie économique », art. cit., (ALP : p. 93).
16. Id., « François Arouet- La fin d’une parade philosophique : le Bergsonisme », art. cit., (ALP : p.
17. Id., « Charles Turgeon- Critique de la conception socialiste de l’Histoire », dans Europe, 15 mai
1930 (ALP : p. 105).
18. Ibid., p. 106.
19. Il publiera en 1934 une édition de textes sous le titre Marx philosophe, dans Morceaux choisis
de Marx (avec une introduction d’Henri Lefebvre et Norbert Guterman), Paris, Gallimard, 1934.
20. Rappelons simplement que, ancien élève de l’École Normale Supérieure, Nizan a obtenu
l’agrégation de philosophie en 1929.
21. Paul Nizan, « Notes-programme sur la philosophie », dans Bifur, décembre 1930 (ALP :
p. 119).
22. Ibid., p. 120.
23. Ibid.
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trouve ici son fondement dans son appartenance à un groupe qu’il a renié : le statut
de transfuge24 lui donne autorité et crédibilité pour déconstruire la représentation
qu’une certaine philosophie donne d’elle-même pour se justifier.
Ce statut de transfuge se manifeste lorsque l’on compare l’ouverture d’Aden
Arabie, dont les premières parties paraîtront d’abord dans la revue Europe, et cet
article. En effet, la célèbre ouverture de l’essai (« J’avais vingt ans. Je ne laisserai
personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ») inclut le locuteur dans cette jeune
génération alors que l’article de la revue Bifur le place à l’extérieur de ce groupe des
« jeunes gens [qui] pensent que la Philosophie est la mise en œuvre de la bonne
volonté »25. Mais, dans les deux cas, nous entendons la parole de celui qui sait comment cela se passe de l’intérieur et qui, maintenant, est revenu de cette illusion : il
possède donc le savoir nécessaire qui offre à sa parole toute l’autorité requise pour
rendre crédible la dénonciation de ces « philosophies inventées par les bourgeois
au pouvoir » et qui « conviennent aux oppresseurs »26. Un travail similaire est perceptible dans sa critique du livre d’Alain intitulé Propos sur l’éducation. Nizan maîtrise
suffisamment les codes du système scolaire et universitaire (Aden Arabie l’a prouvé)
pour s’en prendre à cette figure philosophique que représente Alain. Toutefois cet
article témoigne d’un usage encore plus particulier de sa propre position énonciative parce qu’il déconstruit et dénonce ce qu’il convient d’appeler ici la « posture »
d’Alain :
Il [Alain] imite assez bien la puissance, la force, la solidité de la méditation. Son
apparence physique même fait croire facilement en lui. Il joue le penseur, avec
tout son corps. Sa voix, les détours pesants de sa parole, donnent l’impression
du plus noble effort à des jeunes gens qui le suivent avec passion.27
La position qu’Alain se construit dans le champ philosophique serait tout aussi
hypocrite selon Nizan : ce philosophe qui ironise sur les professeurs de la Sorbonne passerait pour un penseur radical (« tout lui sert à justifier des pensées de
comité radical, et à les déguiser : Platon, Hegel et Descartes, qu’il nomme “Prince
de l’entendement” »28) et construirait un espace philosophique singulier qui aurait
une influence importante sur les jeunes professeurs ; mais, à en croire Nizan, Alain
« pense comme les petits bourgeois français » mais « comme il a du style, on ne
s’en aperçoit pas immédiatement »29. Seul un transfuge ne se laisse pas duper par
la posture de philosophe d’Alain, par la manière qu’il a d’occuper le champ philosophique, et la critique implacable qu’il en livre lui permet d’élaborer sa propre
posture auctoriale.
L’autorité de la voix nizanienne trouve, pour finir, ses fondements dans l’affirmation de sa fidélité à ses ancêtres, qu’il représente comme prolétariens et par
24. Nizan emploie la notion de transfuge dans un article consacré à René Trintzius publié
en 1932 dans L’Humanité. Le transfuge se définit bien comme celui qui trahit la classe bourgeoise
(Nizan lui-même s’est présenté dans l’article « Secrets de famille » comme un « bourgeois qui trahit
la bourgeoisie »).
25. Id., « Notes-programme sur la philosophie », art. cit., (ALP : p. 121).
26. Ibid., p. 127.
27. Paul Nizan, « Alain : Propos sur l’éducation », dans L’Humanité, 30 décembre 1932 (ALP :
p. 164).
28. Ibid.
29. Ibid.
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La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
conséquent révolutionnaires. L’article intitulé « Secrets de famille » témoigne de
cette position réelle, familiale, de transfuge : « Je faillis être de peu un bourgeois. Je
fus candidat à la bourgeoisie. Je suis aujourd’hui ce mauvais exemple, ce mauvais
clerc, un bourgeois qui trahit la bourgeoisie au moment même d’y pénétrer »30. Il
construit ainsi une filiation qui l’arrache au monde bourgeois duquel il semblait
procéder et témoigne au contraire de cette appartenance au monde des soumis :
Ma famille est composée d’existences passives. Elle est légère à mes épaules
comme le vent et la poussière des morts. Mes arrière-grands-pères ne m’ont
légué ni biens, ni leçons de bourgeoisie, aucun devoir, aucun savoir, aucun respect […]. Les hommes desquels je procède ne commandaient point : ils étaient
éternellement commandés et conseillés, redressés et avertis par des patrons,
par des prêtres, par des magistrats et par des officiers. […] Ma grand-mère
portait des dépêches la nuit dans les bois qui sont derrière Elven, elle gagnait
un franc pour ses quinze kilomètres.31
Nizan réinscrit son père dans cette filiation des dominés en l’arrachant à son tour
au monde bourgeois au sein duquel il semblait être intégré puisqu’il en fait « un
ingénieur capable et [un] bourgeois maladroit »32. En se déclarant ainsi membre de
cette communauté pour laquelle il parle, il conquiert une légitimité indiscutable qui
lui octroie toute son autorité : « un pas en arrière et je suis de plain-pied avec eux, je
marche à leur pas, je suis dans la tradition sévère du prolétariat »33. Il présente son
attitude révolutionnaire comme le seul véritable héritage familial en affirmant que
« le sens de cette tradition [qu’il a] reçue dans [son] enfance est celui de la révolte »34.
Tout l’article oppose ainsi le traître qu’il aurait pu être à ce qu’il est véritablement et
qui se manifeste dans ses articles qui dénoncent une culture bourgeoise qui, vainement, a essayé de lui « faire croire à la coïncidence du bourgeois et de l’humain »35.
L’autorité et la légitimité de la parole nizanienne se construisent donc au
sein de l’espace journalistique et sont ponctuées par la publication des essais qui
s’inscrivent dans la lignée des articles dont ils sont eux-mêmes issus. Autorité et
légitimité émanent toutes deux d’une souscription de la parole individuelle à une
parole dogmatique qui l’« excède », qui lui transfère alors toute son autorité, de la
manifestation d’une compétence propre (qui justifie que l’auteur puisse parler au
nom d’un parti) et de la fidélité à une filiation prolétarienne et révolutionnaire. Ce
travail énonciatif dessine une véritable scénographie qui va définir la situation de
parole du roman de Nizan, Antoine Bloyé. Ce livre raconte l’histoire d’un individu qui
se fait remarquer au sein du système scolaire par ses qualités intellectuelles, ce qui le
conduit à quitter son milieu d’origine modeste pour devenir un ingénieur, membre
de la bourgeoisie. Ce récit biographique met en scène la dépossession de soi et la
trahison des siens que constitue l’ascension (et la déchéance) sociale du personnage.
On considère que ce récit est une fictionnalisation de la vie du père de Nizan36. Mais
30. Id., « Secrets de famille », dans Monde, 14 mars 1931 (ALP : p. 132).
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid., p. 132.
34. Ibid.
35. Ibid., p. 134.
36. Comme le rappelle Anne Mathieu dans les repères biographiques qu’elle établit au début
de son édition des articles de Nizan, Antoine Bloyé est peut-être né d’une conversation, avec Jean
Bruhat, sur Pierre Nizan (ALP, p. 24).
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le texte n’est pas autobiographique et la narration à la troisième personne crée une
distance qui laisse place à la fonction explicative et engagée du roman : en atténuant
la fonction de témoignage autobiographique, elle donne une perspective historique
et sociale au trajet de Bloyé, qui devient alors exemplaire et non singulier. D’inspiration marxiste, le roman lie le trajet individuel à la situation socio-historique ; l’évolution des conditions techniques, politiques et sociales explique le trajet d’Antoine
Bloyé. S’il échappe aux misères de la condition ouvrière en intégrant l’école des Arts
et Métiers, il ne le doit pas à ses seules qualités intellectuelles, qui le font remarquer
à l’école, mais bien plutôt aux projets des « principaux maîtres de la bourgeoisie
française »37:
Loin de lui, avant même qu’il fût né, dans des bureaux, dans des assemblées
d’actionnaires, des parlements, des corps savants, depuis trente ans se faisaient
entendre les exigences des usiniers : l’industrie réclamait de nouveaux matériaux humains, elle sentait grandir le besoin qu’elle avait d’hommes capables de
lire un dessin, de diriger la fabrication d’une pièce, de commenter des ordres
venus de haut, de mettre en place ces projets modestes et ces inventions de
détail qui nourrissent le progrès industriel et accroissent la production. Ce
n’était point pour l’amour des hommes que le parlement avait voté, le 15 mars
1858, un texte de loi sur l’enseignement professionnel ; l’enseignement spécial
n’avait pas été une fantaisie dans une époque où la puissance des machines, les
stocks de matières premières et de produits fabriqués, la vitesse des locomotives augmentaient tous les ans.38
Tout le roman montre comment un être est dépossédé de lui-même par les engrenages de la société et de l’histoire qui lui ôtent, in fine, le temps même de penser, de
se penser : « mille grandes machineries dévorantes entraînent ainsi les hommes dans
leur rotation : les banques, les mines, les grands magasins, les navires, les réseaux,
presque personne ne respire »39. Raison pour laquelle le livre s’ouvre sur une citation
de Marx qui expose la raison essentielle de cette aliénation40. La construction du
livre fait donc écho aux articles nizaniens : tout lecteur y reconnaît une unité de pensée et de vision, qui traduit cette souscription à la pensée marxiste et communiste.
Nous ne considérons toutefois pas Antoine Bloyé comme un roman à thèse mais bien
plutôt comme un roman engagé. Les aspects et les enjeux de cette question ont été
développés dans l’ouvrage majeur de Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité
fictive41 et repris par Reynald Lahanque dans sa thèse intitulée Le Réalisme socialiste en
France (1934-1954)42 pour qui :
S’il n’est pas douteux que l’on puisse les [les présupposés critiques] reformuler en termes marxistes, […] la complexité du texte, l’entrecroisement de ses
37. Paul Nizan, Antoine Bloyé (1933), Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1996, p. 68. On
pourra lire sur cet aspect Michel Besnier, « Antoine Bloyé, roman du déterminisme », dans Europe, n°
784-785, août-septembre 1994, pp. 66-72. L’auteur y analyse avec précision la manière dont l’écriture
de Nizan (outils grammaticaux, système de métaphores et de comparaisons, usage des maximes et des
sentences…) construit l’image d’un déterminisme inéluctable.
38. �Ibid., p. 68.
39. �Ibid., p. 124.
40. ����������������������������������������������������������������������������������
«Wenn der Kommunismus nun sowohl die “Sorge” des Bürgers wie die Not des Proletariers aufheben will, so versteht es sich doch wohl von selbst dass er dies nicht tun kann, onhe, die
Ursache Beider, die “Arbeit”, aufzuheben».
41. Susan Robin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, P.U.F., « Écriture », 1983.
42. Reynald Lahanque, Le Réalisme socialiste en France (1934-1954), thèse de doctorat d’État, s.
dir Guy Borreli, Université de Nancy, 2002.
107
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
lignes de force sémantiques, le débordement et la tension décrits par S. Suleiman, invitent à sortir de ce cadre interprétatif. […] C’est peut-être là sa ruse
principale, à savoir : non pas que la lecture marxiste s’impose par la bande (ses
présupposés et ses conséquences demeurent tacites), mais qu’elle n’interdise
pas une lecture tout autre, pour laquelle le destin humain ne se réduit pas à un
destin social.43
Antoine Bloyé utilise des éléments scientifiques précis qui sont donnés par l’histoire et
l’économie pour expliquer comment un individu est dépossédé de lui-même et mis
au service d’une simple production économique. Or, cette démonstration construit
un engagement plus qu’une thèse : le récit vise à ouvrir les yeux à son lectorat (les
fils de bourgeois qui veulent aussi trahir leur classe) et, en ce sens, fait œuvre de
propagande. Il existe donc une similitude dans les scénographies journalistiques et
romanesques élaborées par Nizan en fonction de la conception idéologique qu’il
promeut.
Pour autant, le romanesque élabore un dispositif spécifique, dépendant de la
dimension fictionnelle du récit, qui soulève des problèmes particulièrement complexes Ce recours à la fiction pour donner forme à un système idéologique peut
s’expliquer, d’abord, par la volonté qu’a Nizan d’occuper l’espace proprement littéraire et non plus simplement politique : il convient donc de choisir une forme
reconnue, en l’occurrence la biographie, et de produire une différence énonciative
(le narrateur est hétéro-diégétique et extra-diégétique pour reprendre le vocabulaire
de Gérard Genette) qui témoigne de cette insertion dans la littérature. Il est à ce titre
frappant de voir combien Antoine Bloyé joue avec les codes du roman fleuve pour
les subvertir (on peut penser à Jean-Christophe de Romain Rolland) : ici aussi, il sera
question de fleuve, d’eau et de familles mais tout va vers l’assèchement, la technique
et la ligne droite du rail. La différence énonciative et l’intertexte littéraire ou philosophique (la question de la mort) donne sa dimension proprement romanesque au
récit.
Un autre aspect de ce problème dépasse le cas de Paul Nizan. En effet, Philippe Geneste dans sa postface à la réédition du livre de Harry Martinson, Même
les orties fleurissent44, s’interroge sur l’effacement de la première personne dans une
certaine littérature prolétarienne dont le substrat est autobiographique, comme
c’est le cas ici, et note que les modifications du nom, par exemple, traduisent une
« dé-rive d’auteur, [le] passage de la vie expériencielle à la vie littéraire, d’une rive
à l’autre de la même vie »45. Nous entrons alors « dans la modeste dimension de
la vie, où l’être est un élément du monde, un membre du genre humain, et un
fabricateur de reflets à l’intérieur desquels il s’enfouit lui-même »46. La modification fictionnelle traduit ce changement de rive qui offre au lecteur le plaisir de la
fiction.
Toutefois ce passage vers l’énonciation littéraire chez Nizan n’est pas sans
ambiguïté : il n’efface pas le dispositif énonciatif construit dans les textes journalistiques mais l’insère au sein de la scénographie d’Antoine Bloyé qui s’affiche d’abord
43. Ibid., p. 231.
44. Philippe Geneste, « Postface », dans Harry Martinson, Même les orties fleurissent (1935),
traduit du suédois par C. G. Bjurström et Jean Queval, Marseille, Agone, 2001.
45. Ibid., p. 293.
46. �Ibid., p. 294.
108
Jean-Luc Martinet
comme fictionnelle (le jeu avec les prénoms nous semble être significatif de cette
hésitation volontaire entre l’autobiographique et le fictionnel). Ainsi l’écriture romanesque manifeste elle aussi les signes d’une parole de transfuge : le narrateur
redonne la voix à la révolte intérieure d’Antoine, révolte qui a été détruite. Lorsqu’il
est aux Arts et Métiers :
Il [Antoine] se révolte, il sent toutes ces choses en lui sans emploi, tous ces
pouvoirs, ces désirs qui voudraient des vacances pour s’épanouir, il devine que
des forces ennemies conspirent contre l’épanouissement des jeunes hommes
de sa classe […]. De quel côté est-il placé ? Il se sent envahi par les colères
ouvrières, mais il est cependant suspendu au bord d’une vie où il sait qu’il
commandera des ouvriers : comment s’y reconnaître ?47
Ces pensées étouffées et révoltées accompagnent l’ascension et la déchéance sociale
du personnage ; chez Madame Martin, dont les ancêtres étaient déjà des commerçants de Paris, Antoine pensait « comme ces gens sont compliqués […]. Tant d’indulgence pour les aristocrates, tant de sévérité pour eux-mêmes, j’aurai du mal à m’y
reconnaître »48. La naissance de son fils laisse encore surgir en lui ce sentiment de
révolte, cette prise de conscience qu’il s’est sacrifié pour rien :
Toutes ces pensées souterraines qui coulent au fond de tous les hommes, il leur
permet de paraître au grand jour. Il pense soudain :
« Mon fils me vengera… »
Car Antoine est un homme qui a des revanches à prendre, qui n’est pas épanoui dans sa vie, qui sait qu’il ne prendra pas lui-même sa revanche contre sa
vie.49
De la même manière, les premiers événements politiques révolutionnaires lui font
éprouver son erreur car, en regardant les communistes défiler, il comprend que « la
vérité de la vie était du côté des hommes qui regagnaient leurs maisons obscures,
du côté des hommes qui n’avaient pas “réussi” »50. La voix narrative donne la place
à celle qui aurait dû être celle d’Antoine, s’il avait eu le courage de trahir la classe
bourgeoise qu’il a intégrée, au lieu de rompre avec ses origines prolétariennes… La
voix narrative possède donc une double fonction, qui consiste à éclairer les raisons
« scientifiques » et idéologiques pour lesquelles Antoine Bloyé a été dépossédé de
lui-même, tout en faisant entendre les pensées révolutionnaires qu’il a étouffées
et qui témoignent de son appartenance au monde de la « communion ». La parole
narrative romanesque et la parole journalistique se font ainsi écho : elles obéissent
à une même scénographie puisqu’il s’agit toujours de faire preuve d’une lucidité
d’analyse critique et de témoigner et de prouver une appartenance au monde des
révoltés. La voix narrative recueille la parole révolutionnaire et produit cet effet
d’appartenance en laissant émerger la parole étouffée du personnage ; elle évoque et
convoque la voix du journaliste Nizan et elle devient, ainsi, une signature auctoriale
de Paul Nizan et produit un effet de présence de l’auteur par la constitution d’un
ton identifiable.
47. ������
Paul Nizan, Antoine Bloyé, op. cit., p. 74.
48. �Ibid., p. 91.
49. Ibid., p. 169.
50. Ibid., p. 209.
109
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
2. Le ton de Nizan
Dans cet article, nous avons distingué par commodité les notions de voix et
de ton. Par voix, dans la première partie de l’article, nous nommons l’effet que produit le texte (quel que soit son genre) et qui donne un sentiment de présence d’un
sujet parlant défini ici comme auteur de l’article et, à propos du roman de Nizan,
comme narrateur. La voix, en ce sens, donne une manière d’être au sujet et, d’une
certaine façon, lui confère même son identité : elle fabrique l’auteur que le lecteur
se figurera. Mais, dans un mouvement réflexif, le sujet qui parle (le journaliste et le
narrateur) énonce l’espace originaire de cette voix : il dit ce qui la fonde, c’est-à-dire
les principes en fonction desquels il écrit. L’un des principes de la littérature engagée serait, peut-être, de réduire l’hésitation que le lecteur pourrait percevoir entre
l’énoncé idéologique et la voix qui l’affirme, entre le dire et le dit : la littérature engagée vise à effacer cette différence à l’intérieur de laquelle on entendrait une critique,
une mise à distance, de l’énoncé idéologique. D’une certaine façon, la voix resterait
potentiellement ambiguë.
La notion de ton élimine cette place laissée au doute et au scepticisme,
lorsqu’on le définit comme une « vocalité spécifique qui permet de le [le discours
écrit] rapporter à une source énonciative, […] un ton […] atteste ce qui est dit ; le
terme de “ton” présente l’avantage de valoir aussi bien à l’écrit qu’à l’oral : on peut
parler d’un ton d’un livre »51. Le ton affirme donc de manière évidente aux yeux
du lecteur l’ethos du locuteur : il rend présent les valeurs en fonction desquelles
il écrit. Ainsi, lorsque nous parlons du ton de Nizan, nous insistons sur la clarté
et l’évidence idéologique en fonction de laquelle le texte est écrit. Toutefois, ces
deux notions ne sont pas imperméables et nous montrerons, dans cette seconde
partie de l’article, que la voix de Nizan cherche à se transformer en ton. Cette
production d’un ton est d’une grande importance dans le champ littéraire car elle
permet d’identifier les textes, même hétérogènes, et d’accroître la reconnaissance de
l’auteur, nécessaire pour lui permettre de gagner une autorité dans ce même champ.
L’inscription des discours journalistique et romanesque dans l’idéologie
marxiste et communiste les soumet à des valeurs qui régissent leur représentation.
S’opposeront donc les discours réalistes et concrets nizaniens aux discours illusoires
produits par les ennemis, aux visages multiples. L’écriture nizanienne se présente
d’abord comme réaliste et en lutte contre les discours factices et mystificateurs.
L’auteur s’appuie, pour ce faire, sur « Marx [pour qui], le matérialisme dialectique,
héritier du matérialisme classique52 revendique l’homme réel pour objet, arrache les
voiles illusoires que l’idéalisme jetait sur les réalités de la vie humaine »53. Dans un
article consacré, en 1929, à Jean Luchaire (Une Génération réaliste), Nizan cite l’auteur
qui refuse l’adéquation posée entre réalisme et matérialisme (« Réalisme ne signifie
pas matérialisme. Si une politique qui préfère l’utopie aux faits se perd dans les
nuages, une politique réaliste qui ne serait pas au service de l’idéal s’enliserait vite ») :
51. Dominique Maingueneau, « Ethos, scénographie, incorporation » dans Images de soi
dans le discours. La construction de l’ethos, s. dir. Ruth Amossy, Paris-Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 78.
52. Rappelons que Nizan publiera en 1936 un choix de textes intitulé Démocrite, Épicure, Lucrèce. Les matérialistes de l’Antiquité.
53. Paul Nizan, « François Arouet – La fin d’une parade philosophique: le Bergsonisme », art. cit.,
(ALP : p. 91).
110
Jean-Luc Martinet
une telle distinction est « à combattre sans merci »54. En 1933, il écrit encore que «
l’humanisme réaliste de Marx est simplement plus complet que leur fausse révolution de l’esprit […]. Aussi Marx disait qu’être radical, c’était “prendre les choses par
la racine” et changer les conditions matérielles avant de changer l’esprit »55. Ceux
qui ne sont pas prolétaires ne peuvent comprendre le Prolétariat : « ils ne sont donc
pas matérialistes, il n’y a pas dans leur situation une nécessité telle qu’elle les oblige
comme les prolétaires à analyser réellement les contradictions du monde »56. Le
matérialiste, qui est le réaliste, c’est-à-dire celui qui se soucie de l’homme réel et ne
se perd pas dans l’analyse d’idéalités, pense et décrit cette réalité, ce monde concret
et matériel. Seul le communiste peut accomplir cette tâche car « le petit bourgeois
tremble trop devant le prolétariat pour reconnaître que le concret est du côté de la
dialectique de Marx, de l’action dans le monde réel, de la dialectique, de l’action qui
pourraient toutes le sauver de sa maladie mortelle »57. L’idéalisme se contentait de
poser des questions à « l’idée de l’homme »58 et il essayait de les résoudre « par des
opérations purement logiques »59 quand la seule réponse est factuelle : « la Révolution se dresse soudain comme le terme de la philosophie »60.
Toute la critique du bergsonisme présente chez Nizan traduit cette volonté
d’en finir avec des illusions qui éloignent l’homme de lui-même : « Les mythes
séduisants du bergsonisme sont justement destinés à les détourner de la redoutable
contemplation de leur vallée de larmes »61. Nizan réaffirme l’importance de la vie
matérielle, et libre : « je ne crois pas que la vocation des hommes soit une vie où tous
les pouvoirs naturels sont offensés, où toutes les tentations humaines sont étouffées. C’est ce que dit Marx dans le Manifeste […] »62. Ou encore, un peu plus loin :
Démontrez-moi dialectiquement avec vos raisons raisonnantes et vos raisons
raisonnées, avec vos manies d’économes et d’actuaires que nous avons tort de
vouloir respirer, dormir, nager, avoir chaud l’hiver, aimer les femmes que nous
aimons, marcher où nous voulons.63
L’ennemi est donc ce producteur d’illusions aliénantes qui arrachent l’homme
concret à lui-même. Ses visages sont multiples et il faut dénoncer ces illusions avec
attention et vivacité. Le patronat crée des mythes pour « séduire, tenter et corrompre
les plus faibles des ouvriers »64. Mais Nizan s’en prend aussi aux chefs socialistes
qui « tentent de sauver la face, [qui] tentent de crever en beauté » : « Ils bâtissent
des mondes imaginaires. Leur impuissance, leur complaisance leur font abandonner
la lutte réelle. Ils tombent d’une chute nécessaire dans l’idéalisme bourgeois »65. La
culture bourgeoise et capitaliste est condamnée, et la philosophie elle-même n’est
54. Id., « Jean Luchaire – Une génération réaliste », art. cit. (ALP : p. 96).
55. Id., « Sur un certain front unique », dans Europe, 15 janvier 1933 (ALP : p. 191).
56. Ibid., p. 192.
57. Id., « Approches du fascisme », dans La Jeune révolution, juillet-août 1933 (ALP : p. 256).
58. Id., « François Arouet- La fin d’une parade philosophique : le Bergsonisme », art. cit. (ALP : p. 91).
59. Ibid.
60. Ibid.
61. Ibid.
62. Id., « Notes-programme sur la philosophie », art. cit. (ALP : p. 128).
63. �Ibid., p. 129.
64. Id., « Rationalisation », art. cit., (ALP : p. 80).
65. Id., « André Philip – Socialisme et rationalisation », art. cit., (ALP : p. 84).
111
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
pas épargnée non plus : « il n’y a aucune raison de croire que la philosophie échappe
aujourd’hui aux caractères traditionnels de la philosophie […]. Je dis qu’elle sert à
voiler les misères de ce temps, le vide spirituel des hommes, […] et sa réalité présente »66.
Dans un très important article consacré au livre d’Emmanuel Berl, Mort de
la morale bourgeoise, Nizan s’interroge sur la façon dont le prolétariat doit traiter la
conception bourgeoise de l’histoire, qui légitime sous les mythes que seraient l’âme,
la justice et autres termes similaires, une réalité matérielle intolérable. Il analyse
que si « le bourgeois, pour quelque temps encore abrité par les quatre murs de sa
chambre, peut se croire comblé et protégé par les inventions, les mythes et les promesses de son vocabulaire »67, sa culture, son idéalisme ne sont plus qu’un « refuge
où elle [la bourgeoisie] oublie ses inquiétudes »68. Bientôt, selon Nizan, le prolétariat
sera confronté à « une culture et une philosophie du capitalisme nouveau [qui] vont
naître, devant lesquels il sera mis »69 :
Faire lire Racine aux ouvriers ? Ou Virgile ? Questions déjà périmées. […] Plus
d’histoire ; je vois de jeunes hommes de la finance ricaner en pensant à Racine,
mais admirer Paul Klee. La culture opposée au peuple et tendue à ses désirs ne
sera plus faite d’allusions historiques, mais de délicatesses nouvelles où l’élégance des mathématiques fera bon ménage avec les marchands de tableaux.70
La fin de l’article consacré à Emmanuel Berl s’attarde sur la « posture » même de
Berl que Nizan considère comme trop simplement négatrice car, « matérialisme
n’égale pas Négation. […] Le matérialisme affirme. L’esprit est ce qui nie et ensuite
ce qui pose »71. Il cite alors les derniers mots du livre (« le matérialisme est pour
moi le courage dans la pensée et l’irrévérence dans le cœur »72) pour préciser ce que
serait une voix, un ton, véritablement matérialiste. En effet, pour Nizan, Berl se
satisfait de la posture traditionnelle des intellectuels qui « furent les hommes situés
au-delà de la Révolution »73, mais « le peuple est en deçà. Il n’aime pas qu’on lui
dise que la Révolution n’est plus à faire, car elle ne l’est point pour son corps et sa
vie. E. Berl ne peut plus aligner seulement des refus »74 ; Nizan écrit que « l’amitié
qu’on a pour lui, le son même de sa voix obligent à lui demander de ne plus s’attarder entre les décombres de la bourgeoisie et les chantiers du prolétariat »75. Le ton
révolutionnaire, la voix révolutionnaire, doit donc traduire à la fois le courage, l’irrévérence et l’engagement au côté du prolétariat : il traduit la soumission à ce mode de
représentation (dire le réel et refuser les illusions), il manifeste la présence de l’ethos
dans la parole, un ethos que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire, de matérialiste
ou marxiste révolutionnaire. Le ton opère comme une signature et non comme un
111).
66. Id., « Notes-programme sur la philosophie », art. cit., (ALP : p. 126).
67. Id., « Emmanuel Berl- Mort de la morale bourgeoise », dans Europe, 15 juillet 1930 (ALP : p.
68. �Ibid.
69. Ibid., p. 112.
70. �Ibid.
71. Ibid., p. 113.
72. Ibid.
73. Ibid.
74. Ibid.
75. Ibid.
112
Jean-Luc Martinet
supplément du discours, « une manière d’investir le discours d’une émotion centrale
du sujet capable de colorer l’ensemble de ses énoncés »76.
Cette tonalité est bien évidemment perceptible dans le roman nizanien qui
dénonce l’illusion de l’ascension sociale. Dans le cadre de cet article, nous évoquerons trois éléments significatifs77 présents dans les deux types de texte. En premier
lieu, le roman conserve l’usage de la maxime. Dans l’extrait suivant, la maxime permet de donner un sens moral et général à une partie du récit qui dévoile le monde
factice à l’intérieur duquel les Bloyé vivent : « ces petits contentements-là font oublier assez bien les hommes parmi lesquels on est né et qui continuent leur marche
dans leur nuit… »78. Ailleurs, l’écriture généralise le destin du personnage pour en
faire un exemple : « à sa mort, des fiches déposées au service des pensions de la
Compagnie, rue de Londres, tiendront lieu des mémoires que les hommes de son
espèce n’écrivent pas »79. La maxime contribue à construire une vision communiste
du monde en faisant émerger la valeur humaine de ce qui n’aurait pu être qu’une
situation particulière, c’est-à-dire réelle et politique, celle du cas Bloyé.
En second lieu, l’un des traits remarquables de la parole journalistique nizanienne reste son emportement, que les procédés d’accumulation et rythmiques
traduisent. Or, le procédé d’accumulation, qui sert dans les articles à dénoncer les
ennemis, possède la même fonction dans le roman :
Mille grandes machineries dévorantes entraînent ainsi les hommes dans leur
rotation : les banques, les mines, les grands magasins, les navires, les réseaux,
presque personne ne respire, il faut trop d’attention pour travailler aussi
promptement que leurs engrenages, pour éviter les courroies, les moteurs.80
La répétition de termes parcourt régulièrement l’ensemble de la production de Nizan et lui imprime un rythme particulier. Un même terme peut parfois être repris
avec une même valeur sémantique : « Une année une grève éclata, une grève qu’on
avait senti venir de loin »81. Ailleurs, l’on observe des reprises qui modifient le sens
et le connotent politiquement : « Tous les besoins, toutes les colères avaient fini par
prendre une forme simple et claire pour les chauffeurs de machines, les nettoyeurs
de dépôt et les facteurs des gares »82. La répétition de la tournure syntaxique initiale rassemble les raisons de la colère qui sont d’origine sociale et qui ne peuvent
conduire qu’à une révolte. Le rythme ternaire réunit dans un même mouvement,
par-delà les différences de fonction, les membres d’une même classe, face à laquelle
justement Bloyé agit comme un traître. On perçoit donc combien le rythme dans
le roman ne se sépare du sens politique qu’il imprime à la phrase. Le travail stylistique reste régi par une intention politique et n’obéit pas à un seul souci esthétique.
L’usage de ces procédés est motivé par l’intention propagandiste de la littérature
sans que, pour autant, le travail sur la langue lui-même soit nié : le fait que chacun
76. Jérôme Meizoz, art. cit.
77. Pour une étude précise des traits stylistiques de la parole journalistique nizanienne, nous
renvoyons à Anne Mathieu, Aspects de la véhémence journalistique et littéraire : Paul Nizan, Jean-Paul Sartre,
thèse s. dir. Régis Antoine, Université de Nantes, 1999.
78. Paul Nizan, Antoine Bloyé, op. cit., p. 206.
79. Ibid., p. 178.
80. �Ibid., p. 124.
81. Ibid., p. 206.
82. Ibid., p. 207.
113
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
des termes – facteurs, chauffeurs, nettoyeurs – s’achève par le même suffixe suffit
à les rassembler.
Enfin, la figure de l’ironie traduit aussi la permanence de la présence de la
parole nizanienne dans le roman. Sa description du rire du vicaire qui « tomba de
son visage comme un masque de carnaval »83 et laissa éclater « le mépris d’un marchand pour un chaland qui refuse la marchandise »84 évoque le début de « L’église
dans la ville » (1933). Ce phrasé traduit la lucidité et l’engagement du narrateur et
le lecteur, naturellement, y reconnaît celui du journaliste Nizan (pour autant qu’il
soit familiarisé avec son ton, du moins). Une même voix, un même ton réunissent
ces différents textes. Indépendamment du lieu générique où ils se déploient, ils produisent un effet de présence auctoriale. Cette unification tonale, qui ne réduit pas les
différences imposées par le genre utilisé et le lieu de publication85, renforce la présence de Nizan aussi bien dans le champ politique (quel que soit le type de texte, il
manifeste une souscription au marxisme) que dans le champ littéraire (il est capable
de produire un roman qui est reconnu par le champ littéraire puisqu’il obtient une
voix lors de l’attribution du prix Goncourt).
À l’intérieur d’un champ littéraire où les positions tenues sont complexes et
conflictuelles86, le travail de construction d’une voix auctoriale qui excède les catégories génériques contribue à l’acquisition, dans ce champ particulier, d’un pouvoir
qui se trouve accrû par le travail de redéfinition de ce champ même par Nizan.
En effet, ce travail de constitution de soi dans et par l’institution littéraire conduit
Nizan à envisager une autre représentation de l’espace littéraire, à en proposer une
nouvelle configuration qui puisse, à son tour, faire autorité – si elle est accompagnée
d’une action réelle dans les domaines littéraire et politique.
3. Modifier le champ littéraire
Cette position prise au sein de l’espace littéraire conduit Nizan à définir le
statut de l’écrivain révolutionnaire et prolétarien. En effet, le statut social de l’écrivain ne suffit pas à déterminer la fonction de son livre, c’est-à-dire la situation
qu’il occupe dans le champ littéraire. Dans un virulent article consacré à Eugène
Dabit (sur Petit Louis) publié en 1930, Nizan évoque le « cas Dabit »87 dont le dernier livre publié chez Gallimard « fait décidément la preuve qu’il ne suffit pas de
83. Ibid., p. 124.
84. Ibid.
85. Sophie Coeuré a montré dans un article consacré aux récits de voyage en U.R.S.S. écrits
par Nizan combien son travail d’écriture tenait compte du journal ou de la revue au sein desquels
il allait publier son texte, et donc de son lectorat : « Réutilisant sans complexe les mêmes anecdotes
vécues auprès d’anciens combattants de la guerre civile, d’ingénieurs ou de garde frontières, l’auteur
épargne aux lecteurs d’Europe et de Vendredi les citations de Staline et Gorki qu’il multiplie dans la
revue des Amis de l’U.R.S.S.. Dans Russie d’Aujourd’hui, directement lié au P.C. et à l’ambassade soviétique via les A.U.S., et dont le lectorat se voulait populaire, l’écriture se simplifie, les personnages disparaissent, le questionnement métaphysique sur le destin de l’homme s’estompe et la démonstration
politique se fait plus claire » (p. 107) (voir Sophie Coeuré, « Les récits d’U.R.S.S. de Paul Nizan : à
la recherche d’un réalisme socialiste de témoignage », dans Sociétés & représentations, n° 15, décembre
2002, pp. 97-111).
86. Jean-Michel Péru, « Une crise du champ littéraire français », dans Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 89, 1991, pp. 47-65. On lira aussi avec intérêt Jean-Charles Ambroise, « Écrivain
prolétarien : une identité paradoxale », dans Sociétés contemporaines, n° 44, 2001, pp. 41-55.
87. Paul Nizan, « Eugène Dabit - Petit Louis », dans L’Université syndicaliste, décembre 1930
(ALP : p. 115).
114
Jean-Luc Martinet
venir du prolétariat pour faire un auteur prolétarien »88. Ce livre est, pour Nizan,
« le modèle des livres à condamner » parce que « M. Dabit décrit ainsi les ouvriers,
comme du dehors, avec calme, avec désintéressement, avec toute la gratuité convenable aux romans de la maison Gallimard »89. On y voit des ouvriers « vertueux et
tranquilles »90, qui ne sont ouvriers « que par leur revenu qui est mince »91. Eugène
Dabit « offre donc des tableaux agréables aux bourgeois désœuvrés un peu fatigués
des sauvages et des exotismes mondiaux »92. Sa position sociale ne légitime pas ses
propos qui sont produits par une situation d’énonciation qui ne relève en rien de la
littérature révolutionnaire : la parole de Dabit n’est pas prolétarienne parce qu’elle
est désintéressée alors qu’elle ne devrait être « qu’un refus et qu’une rébellion »93.
À la figure de l’écrivain désintéressé Nizan oppose celle de deux bourgeois qui ont
trahi la bourgeoisie : Jacques Chardonne, « un écrivain bourgeois qui se tourne vers
le monde nouveau qui construit le socialisme : du sein de la bourgeoisie même
sortent des hommes qui annoncent la fin de son pouvoir »94, et René Trintzius,
dont le roman « exprime, avec une puissance certaine, le sentiment mortel que
tant de jeunes bourgeois éprouvent aujourd’hui »95. L’écrivain révolutionnaire se
définit bien, là encore, par sa situation d’énonciation, c’est-à-dire par le parti qu’il
prend. Mais, à l’instar de Berl, ces auteurs doivent selon Nizan encore progresser :
ils subissent encore « mille déformations bourgeoises [qui les] retiennent et [les]
attardent dans leur marche »96 car, même si « la jeunesse bourgeoise se dresse contre
la sclérose de ses pères, il serait naïf de croire qu’elle cesse pour si peu d’être bourgeoise »97. La littérature véritablement révolutionnaire et prolétarienne doit donc
obéir à l’intention marxiste qui est « l’accroissement de la conscience du prolétariat
en tant que classe »98. Nizan distingue alors deux types de valeurs au sein de la parole
littéraire : la valeur de communication et la valeur d’expression99. Une littérature qui
se fonde sur la valeur d’expression ne peut avoir d’intention révolutionnaire même
lorsque l’objet qu’elle représente est le prolétariat : l’objet représenté n’est qu’un
moyen pour cette littérature d’aboutir à sa fin, à savoir celle d’être reconnue pour
ses seules qualités expressives et non politiques, en somme d’intégrer le champ littéraire tel qu’il existe. En revanche, la littérature politique et révolutionnaire obéit à la
valeur de communication car, « en utilisant ses propres moyens de communication
et en constituant ses techniques »100, elle peut contribuer au progrès de cette prise
de conscience et modifier ainsi le champ littéraire. La parole auctoriale révolutionnaire et prolétarienne est désolidarisée du seul statut social de celui qui parle pour
153).
88. Ibid., p. 115.
89. �Ibid., p. 116.
90. Ibid.
91. �Ibid.
92. Ibid.
93. Ibid., p. 117.
94. Ibid.
95. Id., « René Trintzius- Fin et commencement », dans L’Humanité, 2 décembre 1932 (ALP : p.
96. Id., « Jacques Chardonne : L’Amour du prochain », dans L’Humanité, 6 janvier 1933
(ALP : p. 178).
97. Id., « Sur un certain front unique », art. cit. (ALP : p. 185).
98. Id., « Eugène Dabit- Petit Louis », art. cit. (ALP : p. 117).
99. Il se réfère alors aux articles publiés par Brice Parain dans L’Humanité qui abordait cette
question.
100. Ibid.
115
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
être articulée de façon essentielle à son positionnement dans le champ politique
et littéraire. S’opposent donc dans l’espace littéraire les écrivains bourgeois (par
exemple Ramon Fernandez à propos duquel Nizan écrit qu’« on est assez satisfait
de voir l’épuisement progressif de la littérature bourgeoise que manifeste un pareil
livre », ou encore François Mauriac…), les transfuges (ces écrivains bourgeois qui
trahissent leur classe) et les véritables écrivains révolutionnaires, c’est-à-dire prolétariens. L’article consacré à la littérature révolutionnaire qui paraît dans la Revue des
vivants, en 1932, fait un état des lieux de cette littérature révolutionnaire :
Une littérature révolutionnaire au sens réel et non plus au sens formel comprendra tous les écrits exaltants, préparant la révolution prolétarienne, puisant en elle tous ses thèmes et inspirations. Cette littérature veut évidemment
rompre avec les traditions spirituelles et formelles de la littérature bourgeoise :
ayant quelque chose de nouveau à dire, quelque chose que la littérature bourgeoise ne dit pas, ayant à toucher de tout autres publics, à émouvoir de tout
autres passions, elle vise à la création d’un instrument propre : c’est pourquoi
une révolution formelle au sens vulgaire pourra suivre la révolution réelle du
contenu. Les livres récents de Dos Passos, 42d Parallel, The Man whose name was
Jones fournissent des exemples de cette double métamorphose littéraire. Nous
n’en sommes pas là.101
La littérature devient alors propagande et « l’art est pour nous ce qui rend la propagande efficace, ce qui est capable d’émouvoir les hommes dans le sens même
que nous souhaitons »102. Nizan dresse un état des lieux de la situation de communication de l’espace littéraire où « tous les moyens de diffusion de la culture sont
détenus par la bourgeoisie qui en transmet la part qu’elle veut au prolétariat »103,
et, par conséquent, « l’état capitaliste de la culture limite les pouvoirs d’expression
du prolétariat », aussi, « pendant un temps encore assez long, sans doute, beaucoup d’écrivains révolutionnaires des pays capitalistes seront des fils révoltés de
la bourgeoisie »104. Il importe donc, comme le rappelle Nizan à tous les écrivains
qui ont trahi leur classe, que « les écrivains révolutionnaires issus de la bourgeoisie
s’identifient par une pratique constante, par une sorte d’entraînement sentimental,
intellectuel et politique aux fins et aux valeurs du prolétariat dont ils sont les porteparole »105. L’écrivain révolutionnaire n’a pas pour seul objet le prolétariat, tous les
objets sont bons parce que la seule chose qui importe est le point de vue, qui est le
« point de vue du prolétariat »106.
Nizan cherche à redéfinir l’échiquier littéraire à un moment de crise en instituant une définition politique de l’énonciation littéraire révolutionnaire que sa parole
exemplifie. Les articles littéraires définissent une telle énonciation politique que le
roman met en œuvre : Antoine Bloyé devient ainsi exemplaire d’une littérature qui
adopte le point de vue révolutionnaire tout en s’inscrivant dans le champ littéraire.
Dans le même temps, cette redéfinition de ce que l’on pourrait nommer la scénographie révolutionnaire s’accompagne d’une réflexion sur la réception qui implique
101. Id., « Littérature révolutionnaire en France », dans Revue des vivants, septembre-octobre
1932 (APL : p. 141).
102. Ibid.
103. Ibid. On pourra lire à titre d’exemples la critique qu’il fait de la série des Fantomas.
104. Ibid., p. 142.
105. Ibid.
106. Ibid.
116
Jean-Luc Martinet
une action. En effet, la littérature révolutionnaire n’atteint pas le prolétariat qui « ne
lit pas. […] Il ne lit pas du moins des livres qui pourraient lui donner la conscience
révolutionnaire »107 parce que « la bourgeoisie prodigue aux prolétaires des histoires policières, des histoires érotiques ou sentimentales, des journaux de sport
et de cinéma, des journaux tout court »108. Aussi « une des tâches immédiates de la
littérature révolutionnaire est de se créer son public, d’atteindre son public. Sinon,
les bourgeois seuls liront la littérature révolutionnaire »109. Une telle affirmation
vise à légitimer l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires qui a
été créée en 1932 sous la direction de Paul Vaillant-Couturier et dont parle Nizan
dans la suite de cet article. Cette association « s’assigne précisément les tâches de
propagande » évoquées auparavant car « elle sait qu’elle n’a qu’un but littéraire :
travailler à accroître la conscience révolutionnaire »110. Elle s’inscrit dans un vaste
mouvement culturel qui a pour dessein d’occuper les canaux de distribution pour
accroître cette conscience de classe car si elle regroupe écrivains professionnels et
correspondants ouvriers, elle veut « renouveler la chanson populaire qui fut jadis
un aspect de la conscience révolutionnaire », ouvrir un théâtre révolutionnaire sous
la direction de Léon Moussinac, organiser des bibliothèques prolétariennes pour
élargir le public… Il importe donc, pour faire entendre cette littérature révolutionnaire, d’agir de telle façon que cette parole prolétarienne trouve son destinataire, en
modifiant les conditions de diffusion et de réception de la littérature.
L’action de Nizan au sein de l’A.E.A.R. redouble sa parole et son positionnement dans le champ littéraire et signe aussi son évolution au sein du parti. Ses
différentes collaborations aux revues Bifur, Monde ou encore à Europe s’expliquent
en partie par l’intention du parti qui voudrait que Nizan puisse y prendre une place
importante pour inscrire les discours tenus dans la ligne communiste orthodoxe. Et
lorsqu’en 1932, il occupe une place importante au sein de l’A.E.A.R. (avec en 1933
la création de la revue Commune) que rejoindront des écrivains comme André Gide,
Jean Guéhenno ou encore André Malraux, son importance dans le champ politique
et littéraire est accrue. Le discours nizanien bénéficie à la fois de la reconnaissance
du champ politique et littéraire : le parti lui accorde une autorité indéniable en lui
confiant en partie les rênes de l’Association – il sera par exemple conduit à collaborer à la revue soviétique Littérature internationale et à préparer le voyage à Moscou
de 1934111. Antoine Bloyé, lui, obtiendra une voix au prix Goncourt en 1933 et Nizan
signera son prochain livre, Le Cheval de Troie, chez Gallimard. Cette reconnaissance
des champs politiques et littéraires redouble l’autorité discursive construite par
Nizan ; la posture auctoriale produite par les textes est à son tour légitimée par la
reconnaissance dont bénéficie Nizan et infléchit ainsi la problématique de la littérature révolutionnaire : l’écrivain révolutionnaire serait donc bien un transfuge de
107. Ibid.
108. Ibid., p. 143.
109. Ibid.
110. Ibid., p. 146.
111. « Nizan annonce en quelque sorte la reprise en main du parti et la deuxième phase de la
mainmise communiste sur la pensée révolutionnaire en France. En effet, après avoir fait place nette
à gauche, autour de lui, avec entre autres la rentrée dans le rang des surréalistes à la suite du congrès
de Kharkov, avec l’élimination de La Revue marxiste et de Bifur, le parti s’engage dans une phase
offensive qui verra en moins de deux ans la création de l’Université ouvrière à Paris, de l’A.E.A.R.,
de Commune et de L’Étudiant d’avant-garde. Le nom de Nizan est associé à chacune de ces initiatives »
(James Steel, op. cit., p. 121).
117
La construction d’une figure auctoriale révolutionnaire : Paul Nizan
la bourgeoisie capable de faire œuvre de propagande, c’est-à-dire d’inscrire le point
de vue du prolétariat au sein d’un dispositif romanesque identifiable – la biographie
pour Antoine Bloyé. La problématique de la littérature proprement prolétarienne,
telle que la définit Henry Poulaille, trouve ici la preuve et le signe de son échec.
Nizan redouble alors ses attaques, conscient de la force que lui offre cette double
reconnaissance.
Conclusion
Les articles journalistiques et les essais de Paul Nizan ont contribué à l’émergence et à la naissance d’une voix singulière, doublée d’une posture particulière.
Dans cette perspective, le passage au roman parachève cette conquête du pouvoir
et de la reconnaissance dans le champ littéraire : en souscrivant au code de la fiction
sans pour autant s’éloigner de la scénographie initiale qui fait sa force et son identité en tant que critique marxiste, Nizan façonne sa figure d’auteur révolutionnaire.
Cette réussite s’avère pourtant fragile en raison des infléchissements qui émergent
au sein de l’A.E.A.R. : très vite se pose la question d’une représentation réaliste
socialiste. Il faut ajouter à cela les modifications dans la ligne du parti qui insiste sur
la lutte antifasciste (inflexion notable dans les articles de Nizan). À partir de 1933 les
lignes de forces se déplacent, intérieurement comme extérieurement. Aussi, après
1933, la scénographie se modifie : le second roman de Nizan, Le Cheval de Troie, au
sein d’une représentation romanesque traditionnelle assumée par ce même ton, met
en scène l’émergence d’une parole littéraire proprement prolétarienne et communiste (image d’une parole prolétarienne enfin présente ?) quand, en 1933, la parole
révolutionnaire ne peut être que celle d’un traître de la bourgeoisie.
Jean-Luc Martinet
Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, Valenciennes
© Interférences littéraires/Literaire interferenties 2011