Les Bonnes (extrait), Jean Genet
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Les Bonnes (extrait), Jean Genet
Les Bonnes (extrait), Jean Genet Support : Les Bonnes (extrait), Jean Genet Jean Genet (1910-1986) Les Bonnes est une pièce en un acte, écrite en 1946 et créée en 1947 par Louis Jouvet. Dans cette pièce, Jean Genet pousse jusqu’au paroxysme le procédé du théâtre dans le théâtre, les jeux de rôles et les faux semblants. Il tourne volontairement le dos au réalisme bien que l’intrigue des deux bonnes qui tentent d’assassiner leur maitresse d’inspire du fait divers des sœurs Papin : ces sœurs, en 1933, dans une demeure bourgeoise du Mans, ont tué leur maitresse et sa fille de manière particulièrement violente. Deux sœurs, Solange et Claire, deux domestiques, haïssent leur patronne, « Madame ». Elles ont déjà réussi faire incarcérer son amant et elles s’apprêtent à l’empoisonner. Elles préparent ce meurtre en le mettant en scène. Cet extrait clôt le premier mouvement de la pièce : Claire, jouant le rôle de Madame, accable de son mépris et de ses insultes la bonne, appelée Claire mais interprétée par Solange, jusqu’à ce que celle-ci se révolte et exprime sa haine. Claire Solange Joue Joue Personnages de la pièce Les Bonnes I- Claire Solange Rôles La réalité et l’illusion 1) Un jeu de rôle virtuel Claire a revêtu une robe de sa maitresse. La robe de couleur rouge marque le côté sacré qu’elles accordent à Madame. Le côté sacré est profané par un crachat (l. 3-4). L’énonciation (tutoiement, l.22) contraste avec le « vous » et « Madame » employé par Solange. Ce jeu connait un raté : Solange s’identifie trop à son personnage et oublie son rôle (l.10). Claire est obligée de sortir de son rôle pour lui rappeler. Cette parenthèse comique montre le brouillage entre les personnages et les rôles « J’irai jusqu’au bout » (l.29) trouve écho à la ligne 46 : « tu n’as pas pu aller jusqu’au bout ». Le titre de la pièce est répété plusieurs fois dans la scène. Cela assimile à un type de personnages. Solange souligne la théâtralité de son rôle : « grandiloquence » (l.32) est un emprunt à un type de langage qui n’est habituellement pas le sien. Retour à la réalité dans les deux dernières répliques. Elles marquent la fin de leur jeu. Nous apprenons que ce n’est pas la première fois qu’elles jouent à ce jeu : « chaque fois pareil ». Genet s’inspire du modèle du rituel des jeux enfantins. 2) Des objets et des noms symboliques Le jeu cesse, par la sonnerie du réveil-matin. Retour au premier niveau de la représentation. Le réveil participe à la représentation en indiquant sa fin. Le réveil fait cesser le fantasme des deux bornes : elles s’entrainent à tuer Madame. Le miroir (l.25) participe au procédé du théâtre dans le théâtre. Solange tend à sa sœur, qui est aussi son double et sa partenaire de jeu, un miroir pour qu’elle se regarde interpréter le rôle de Madame. Claire rentre dans le jeu du miroir, en reniant la Claire domestique qu’elle est. Elle joue le rôle de Madame, face à sa sœur qui joue le rôle de bonne. Claire, indice de clarté et de pureté, comme Solange. Mais leur jeu et leur but montrent qu’elles n’ont rien de pur : les prénoms ont été choisis par antiphrase. II- L’ambiguïté des relations maitresse-servantes 1) Le dialogue Plusieurs registres et plusieurs niveaux de langue : Registre laudatif (l.3) : éloge du corps de la maitresse à la manière d’un blason (poésie en vogue au XVI° siècle décrivant de manière très détaillée une partie du corps féminin sous forme d’éloge (blason) ou de satire (contre-blason). Expression poétique (l.6-8) / (l.18-19) Expression triviale (l.9-10) / (l.20-21) Solange passe de l’emportement lyrique (« grandiloquence ») à sa vie à la cuisine : Registre trivial : « évier », « gants », « dents » Registre lyrique : alexandrins (l.34-35), personnification et métaphore (« rot silencieux de l’évier ») 2) L’ambivalence des sentiments La haine est mêlée à de la fascination à l’égard de Madame. En même temps que Solange est dans le registre laudatif, elle manifeste également sa détestation. Procédé de déification. Détestation verbale (« je vous hais ») et physique (crachat). Enumération des signes de richesse ; la coquetterie montre ensuite la détestation (« et m’en priver ? ») On assiste à une montée de la violence : crescendo ininterrompu (« elle crache sur la robe rouge » « marchant sur elle » « elle gifle Claire » « elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge » « elle semble sur le point d’étrangler Claire »). Agression verbale et physique sur Claire qui joue Madame. Cette agression sur Madame est une transgression suprême sur Madame que les bonnes ne pourraient pas se permettre si Madame était présente. Elles ne peuvent se le permettre que par le simulacre, le jeu de rôle. Conclusion : En interprétant respectivement les rôles de la servante humiliée mais révoltée, et de la maitresse fascinante mais détestée, Solange et Claire jouent à leur façon l’ambiguïté des relations Maitre/Valet. La tentative marquée par l’étranglement annonce le dénouement de la pièce. Impuissantes à exorciser leur haine envers leur maitresse et leur détestation d’elles-mêmes au moyen de simulacres, incapables d’aller jusqu’au bout, elles iront jusqu’au bout de leur jeu. Cette haine se retournera contre elles et épargnera Madame.