Question sur corpus : éléments de réponse ? Tous les poèmes de
Transcription
Question sur corpus : éléments de réponse ? Tous les poèmes de
Question sur corpus : éléments de réponse ? Tous les poèmes de ce corpus présentent le même thème, et parlent d’amour ou de couple, et tous présentent une situation de difficulté amoureuse, qu’il s’agisse de rupture, de perte, d’absence ou d’attente. On peut le voir poème par poème, selon diverses modalités. Le désarroi amoureux y est montré d’abord par la forme de discours adressé à quelqu’un qui ne le lira pas, ou ne l’écoutera pas. Louise Labé s’adresse bien à un amant, mais un amant passé, et pour lui dire qu’elle espère (paradoxalement) pouvoir le regretter longtemps. Baudelaire feint de s’adresser à une inconnue qui ne lira jamais le poème. Charles Cros se parle et se promet de ne plus jamais avoir d’aventure amoureuse. Desnos parle à une inconnue plus ou moins rêvée ou fantasmée, pour lui dire qu’il ne parviendra jamais à concrétiser son désir d’elle. Le bref texte d’Éluard, illustrant l’image de Man Ray, est un discours à la première personne, affichant un constat de solitude et l’impossibilité de « tenir sa tête » entre ses mains. La composition et les rythmes des poèmes vont dans le même sens. Le sonnet permet à Louise Labé de structurer fortement l’opposition entre l’espoir et le désespoir, et si la coupure quatrains / tercets n’est pas nette, le vers 14 est vraiment la conclusion brutale du raisonnement tenu dans l’ensemble du texte. Chez Baudelaire, le contraste est plus traditionnel : deux quatrains évoquent lentement, dans les détails et avec une certaine souplesse sensuelle du rythme, un moment passé très bref, et les tercets marquent d’abord une rupture exclamative, hachée, et contiennent tout le présent, et le futur, des pensées consécutives à cette brève rencontre sans suite. Ainsi les quatrains constituent une seule phrase, tandis que la ponctuation forte, souvent exclamative des tercets, les découpe en 7 propositions. Le vers 9 est affecté d’une double césure, puis suivi d’une longue question rhétorique de deux vers et demi. Le vers 12 est fait de trois phrases adverbiales, et ne contient que des adverbes ou locutions adverbiales, comme si la pensée était incapable de se formuler : une série locale, une série temporelle, marquant définitivement la séparation. La symétrie des vers 13-14 accentue encore cette tragédie de la rupture par les procédés de parallélisme. Le sonnet de Charles Cros est tout aussi net dans sa composition : quatrains consacrés à la double description de deux dévastations, un comparant et un comparé, avec des phrases accumulatives, puis les tercets filent la métaphore du titre en le reprenant, « Délabrement », et en répétant deux fois la même injonction, dans des termes voisins et dans d’autres phrases longues et accumulatives : « No future ! » Robert Desnos construit tout son poème sur une forme anaphorique assez lancinante, rythmée par la reprise de « J’ai tant rêvé de toi » aux strophes 1, 3, 6 et 7, et la structure de toutes les phrases est la même : proposition principale au passé composé, suivie de subordonnées de conséquence à l’indicatif présent, ou au conditionnel. Ce bercement d’un rappel du passé aboutit systématiquement à une conséquence pessimiste, et à la certitude de la séparation ou de l’éloignement entre le rêveur et la femme rêvée : opposition entre la douceur du fantasme et la dureté de la réalité, « réalité » perdue dès la première phrase. Le poème d’Éluard est plus difficile à interpréter, mais sa régularité marque aussi le passage du temps. L’alexandrin unique a un rythme et une césure réguliers, avec temps forts sur les mots tragiques : « jamais », « tête », « mains ». Le rythme ternaire, 4 / 2//2 / 4, par sa régularité marque aussi l’emprise du temps. Les sonorités sont douces, mais le premier membre rythmique semble bégayer, par la proximité homophonique « Je n’ai » et « jamais » constituant un double « jamais », le second membre du vers est durci par les dentales et la « blancheur » du « e » muet ou faiblement ouvert qui répète le son de « jamais », et le double son « m » de la fin du poème sonne comme une plainte douce, une tonalité mineure, que confirme la sonorité atténuée de « mains ». Le monosyllabe final, et de manière plus générale, la brièveté des mots qui composent le poème, ne hachent pas sa prononciation, puisque grammaticalement aucune coupure ne s’impose : le c.o.d. « sa tête » ne doit pas être dissocié du verbe « tenu », qui, lui-même, ne peut être dissocié de son auxiliaire négatif ; ainsi le prédicat enjambe la césure pourtant régulière de l’alexandrin, et le complément de lieu, lui non plus, ne peut être dissocié du c.o.d. Cette fluidité du vers fait contraste avec la rigueur du dessin, avec les lignes géométriques et parfois dures de la toile, et avec le sens. C’est ainsi que le sentiment de tragique se double d’une certaine douceur, ou résignation, fataliste et très triste. Ensuite, les images de chagrin d’amour et de douleur sont abondantes. Louise Labé évoque les larmes de regret aux vers 1 et 10, les « sanglots & soupirs » au vers 2, ce qui peut faire comprendre une rupture ou une séparation amoureuse. Le souhait final de mourir, exprimé à partir du vers 10, assorti d’une série de conditions inverses de celles qui permettent la survie, est le résultat d’une souffrance, celle de ne plus pouvoir « montrer signe d’amante » ; c’est donc l’amour brisé qui maintient en vie, grâce à la souffrance qu’impose la rupture, délectation dans le malheur, et l’hypothèse d’une souffrance plus grande encore n’est pas imaginable ni supportable pour l’auteur. Baudelaire, après l’image d’un coup de foudre violent et perturbateur des deux quatrains et du début du vers 9, prend un ton tragique en s’adressant à cette « passante », et la question rhétorique du vers 11, par sa forme interronégative, équivaut à une affirmation douloureuse d’échec, d’incommunicabilité définitive. L’image de « l’éternité » signifie la mort, après la fascination des quatrains qui était un plaisir mélangé de douleur, et la séparation devient une image de mort avec l’abondance des références à la nuit, au vers 9, au vide, par l’usage des points de suspension et de l’adjectif « fugitive ». même l’ignorance affichée dans l’avant-dernier vers est teintée d’une sorte de désespoir, grâce au point d’exclamation du vers final. Charles Cros, dans une longue métaphore filée, assimile son esprit « dévasté » à un appartement vide et abîmé, avec des détails particulièrement évocateurs de la tristesse : « écorchés », « leur trace écrite en trous profonds » ; les images de souillure, d’abandon, de perte définitive, sont celles d’un déchirement amoureux. Les images d’impossibilité concrète d’une union entre le poète et la femme aimée, chez Desnos, montrent le malaise d’un rêveur pessimiste : les questions rhétoriques supposent toutes une réponse négative, qu’il s’agisse de l’image de l’intangibilité du corps de la femme aimée dans les strophes 1, 2, ou l’image de l’embrassement impossible dans la strophe 3 ; les adverbes d’incertitude, dans les strophes 3et 7, « peut-être », comme dans les strophes 4 et 6, « sans doute », ont la fonction d’affirmer la perte, et la solitude définitive du locuteur. Le paradoxe des fantasmes très concrets évoqués dans la strophe finale, « marché, parlé, couché avec ton fantôme » est que leur force réduit le rêveur à l’état de fantôme immatériel, et surtout c’est l’affirmation que cette histoire d’amour n’a jamais eu lieu dans la réalité. D’autre part, la mise en scène d’un couple amoureux impossible et/ou brisé, illustre ce désarroi. Le passage du Je/Tu des quatrains au seul JE dans les tercets montre bien que Louise Labé se résout à devoir un jour mourir volontairement, faute de pouvoir regretter l’amour perdu. L’emploi de l’irréel au dernier vers du sonnet de Baudelaire, « ô toi que j’eusse aimée » et le jeu de symétries entre « toi que je » et « toi qui » a la même force : elle évoque le « trop tard » du vers 12,et la possibilité d’un instant est à jamais détruite. Le violent refus de toute aventure nouvelle est manifesté chez Charles Cros aux vers 9 à 14, dans une sorte de malédiction, comme un désir de saccage encore plus grand que le saccage actuel, par les exclamations, l’image du recouvrement similaire à celle d’une inhumation, et dans les injonctions au subjonctif des vers 10 et 13 : on assiste à une sorte de destruction passionnelle, totale et définitive. Même le détail des vers 13-14 montre la volonté de rompre avec le plaisir. Dans la phrase « Que […] une nouvelle hôtesse / Ne revienne jamais traîner avec paresse, / Sur de nouveaux tapis […] », la répétition négative de l’adjectif nouveau contraste avec les caractéristiques sensuelles de la « paresse », de la douceur des « tapis », de l’érotisme des « peignoirs parfumés » Chez Desnos, c’est la logique anaphorique de la perte qui marque ce désarroi face à l’impossibilité de l’union amoureuse : « j’ai tant […] que » est répété cinq fois presque à l’identique, et peut se ramener à une seule affirmation renforcée : trop rêver a rendu impossible la réalisation des fantasmes ou des désirs. Cela aboutit à la perte de l’identité chez la narrateur malheureux : « il ne me reste plus que », négation restrictive ramenant Desnos à un « fantôme parmi les fantômes », avec une comparaison hyperbolique et très négative, celle d’être « plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène » etc. Dans tous les textes enfin, les oppositions temporelles sont fortes, et le souvenir aggrave ce désarroi. Un bonheur passé a disparu chez Louise Labé, au vers 2 : « l’heur passé » ; l’activité poétique qu’elle évoque aux vers 56 consiste seulement à se remémorer les « graces » de l’amant disparu ; et les vers 7-8 montrent une pensée tout entière tournée vers l’obsession : « de ne vouloir rien fors que toy comprendre ». Chez Baudelaire, c’est l’opposition d’un récit au passé, d’une réflexion au présent sur un avenir impossible qui produit le même effet tragique : quelque chose s’est produit, presque rien, mais quelque chose de plus grand a failli se produire, et ce souvenir semble un poids qui continue de peser sur le présent. Pour Charles Cros, le bonheur passé est exprimé par les passés composés d’une narration, dans les deux quatrains, et l’image du temps passé est implicite dans l’image des « tableaux, rêves bleus … » Les mêmes passés composés, opposés à un présent bloqué sans avenir, reprennent le procédé de Baudelaire, et montrent que le bonheur est illusoire, chez Desnos ; de plus, chez celui-ci, la métaphore finale de l’ombre marquant les heures « sur le cadran solaire de ta vie » qui signifie que le temps passera, mais l’ombre de Desnos sera encore plus ombre, c’est-à-dire impalpable, immatérielle, et ne s’arrêtera jamais pour une union amoureuse. Quant à l’image de Man Ray, la toile d’araignée illustre bien cette douleur de l’attente figée et désespérante : cette toile restée intacte entre deux mains, vestige d’une attente, est la marque d’un temps qui dure depuis trop longtemps. Dans le poème d’Éluard, la réduction du désir à presque rien : « tenir sa tête », montre que même le minimum espéré d’une relation amoureuse est resté totalement fictif, ce qui rapproche ce poème des précédents. On a donc bien, dans l’ensemble du corpus, des sentiments très négatifs et très intellectualisés, sans vraie sensualité, mais la volonté de dire un malaise durable, de l’exprimer poétiquement par des images, des rythmes, un lexique, pour faire ressentir le tragique de l’échec amoureux, ou le pathétique de l’imagination incapable de lutter contre la réalité.