La mort de Cambronne : le mot et la mort du héros chez Victor Hugo

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La mort de Cambronne : le mot et la mort du héros chez Victor Hugo
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Références de l’article ci-dessous :
Claude Rétat, « La mort de Cambronne : le mot et la mort du héros chez
Victor Hugo », dans La Mort du héros dans la littérature française, CEDIC
(Centre d’Étude des Interactions Culturelles) - Université Jean-Moulin,
Lyon, 1997, p. 139-143.
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La mort de Cambronne :
le mot et la mort du héros chez Victor Hugo
La mort de Cambronne est la mort sans éclat d’un retraité de l’armée :
Cambronne est mort chez lui, à Nantes, en 1842. Entre le mot, jeté à l’adversaire
le 18 juin 1815, et la mort, vingt-sept ans d’écart ; et tout l’écart de l’héroïque au
domestique, à l’ordinaire. La question que je pose, sur « le mot et la mort du
héros » Cambronne chez Hugo, et à laquelle je répondrai en analysant le chapitre
Cambronne des Misérables1, je dois donc souligner qu’elle est boiteuse, ou
qu’elle a lieu d’en avoir l’air : parce que, historiquement, le mot et la mort de
Cambronne ne sont pas en prise l’un sur l’autre : pas d’autre support ici, pas
d’autre parenté entre le mot et la mort, que la proximité sonore.
Voici pourtant le point qui m’a retenue (et qui me justifie) : dans le chapitre
Cambronne des Misérables, qui prend place à la fin du livre consacré à Waterloo,
1 Les Misérables, IIè partie, livre Ier, chap. 15. Mes références renvoient à l'édition Massin
des Oeuvres complètes de Hugo (soit, pour ce chapitre aux pages 281-282 du tome XI).
2
Hugo restitue à Cambronne son mot : « Cambronne répondit : Merde2 ! ». Il s’agit
de rétablir le mot véritable (ou ce que Hugo croit tel3, enquête à l’appui) à la place
de la belle phrase bienséante et fausse, « La garde meurt et ne se rend pas », et,
comme elle est fausse, bienséante et belle, il est réel, ordurier et sublime :
« Défense de déposer du sublime dans l’histoire. » Mais la manoeuvre de Hugo
est double : le chapitre Cambronne ne restitue pas seulement à Cambronne son
mot historique, il ajoute d’une certaine façon à Cambronne ce qui n’a pas été
historiquement, mais qui aurait dû être : la mort sur le champ. Hugo donne à
Cambronne le mot qui est le sien, la mort qui n’est pas la sienne, mais qui allait
avec le mot.
Car ce n’est pas le gros mot qui est au centre du chapitre. C’est le grand
mot. Le gros mot consiste à dire merde. Le grand mot, c’est : dire-merde-et
mourir, un tout mot-mort, héroïque dans son tout, un lot héroïque : « dire ce mot,
et mourir ensuite, quoi de plus grand ! » Il convient, quand on a dit merde, comme
Cambronne, qu’on meure. La réalité de l’histoire a trahi cette bienséance
héroïque. Au récit, au roman, non sans doute de prétendre que Cambronne est
mort à Waterloo et de fausser l’histoire, mais de trouver moyen de restituer à
Cambronne cette mort à Waterloo, qui n’est pas le fait, mais qui est son dû (et
ainsi le roman ne raconte pas seulement l’héroïsme : il le rémunère, il lui donne
l’absolu qu’il mérite, il compense et récompense). Le moyen : d’abord un
glissement substitutif des mots : « Dire ce mot, et mourir ensuite, quoi de plus
grand ! car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas la faute de cet homme, si,
2 XI, 281, dernière phrase du chapitre 14.
3 Nous n'examinons pas ici les controverses sur ce que Cambronne a dit ou n'a pas dit
(l'histoire ne propose pas seulement le mot et la belle phrase, mais une phrase moins belle, selon
les canons de l'héroïsme : “Je me rends”. Sur cette troisième version, voir Jacques Bourgeat, "Le
mot de Cambronne", Miroir de l'histoire, janvier 1952, pp. 36-41).
3
mitraillé, il a survécu » (XI, 281). La même phrase tient ensemble le réel et le
vrai : il a survécu (le réel, le contingent, l’accident qui est arrivé à Cambronne !),
il est mort (le vrai) puisqu’il a voulu et que c’est mourir que de le vouloir,
puisqu’il a fait ce qu’il fallait pour être mort. Ensuite, le mouvement du récit
donne, dans l’ultime paragraphe du chapitre, l’illusion que Cambronne est mort
avec les autres : il n’existe plus séparément du corps collectif, la Garde, qui est
soufflée d’un coup :
Au mot de Cambronne, la voix anglaise répondit : feu ! Les batteries flamboyèrent, la
colline trembla, de toutes ces bouches d’airain sortit un dernier vomissement de mitraille,
épouvantable ; une vaste fumée, vaguement blanchie du lever de la lune, roula, et quand la
fumée se dissipa, il n’y avait plus rien. Ce reste formidable était anéanti, la garde était
morte. (XI, 282.)
L’aventure particulière de Cambronne, « mitraillé, il a survécu », est assimilée,
réassumée, retravaillée par ces phrases de la fin : « un dernier vomissement de
mitraille [...] la garde était morte. » Cambronne est remitraillé à mort, dans ce
mitraillage final et collectif.
La critique en 1862 s’est beaucoup scandalisée de cette inconvenance
majeure qui consistait, chez Hugo, à prendre le parti de l’ordure, du « sale
idiotisme », comme écrit Lamartine ; un siècle après, elle se scandalise qu’on se
scandalise, ironise volontiers sur les « chastes oreilles » de Lamartine, ou la
« délicatesse notoire » de Sainte-Beuve (ces expressions sont de Jean Massin), et
donne des satisfecit à l’iconoclasme hugolien. A vrai dire, Hugo ne défonce peutêtre une convenance que pour en imposer une autre : rendre à Cambronne son dû
de mort est adhérer au quod decet de la grandeur et de l’héroïsme :
l’inconvenance, c’est que Cambronne ait survécu. Cela demandait excuse : « Ce
n’est pas la faute de cet homme »…
A qui la faute alors ?
L’« homme » avait tout fait ; il y a donc quelque chose qui s’est dérobé
devant lui ? l’Histoire, sourde au défi sublime, s’est dégonflée, trop petite pour un
aussi gros, grand mot ? L’aventure - ou mésaventure - de Cambronne pourrait être
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burlesque : lui qui, dans une scène d’affrontement titanique, jette l’insulte à la
foudre, lui qui atteint la « grandeur eschylienne », lui l’homme du défi énorme,
définitif, le Prométhée contre les « Jupiters tonnants », il passe à travers les
mailles du tragique, se retrouve à côté de la foudre, ridiculement indemne.
Curieusement, cet épisode des Misérables, où Cambronne, bouche du défi
sublime, ne reçoit pas son salaire (survit indignement), se reproduit en 1871, en
s’inversant, dans un poème de L’Année terrible : « Sedan ».
Même situation, un combat arrivé à son point crucial, ou fatal ; dans les
deux cas, la parole fait basculer les choses : le mot de Cambronne a déchaîné le
« vomissement de mitraille » qui balaie tout, a rendu la défaite si sublime qu’elle
devient une victoire, pour Hugo ; dans « Sedan », Napoléon III apparaît en figure
d’anti-Cambronne, son cri de lâche tue l’héroïsme, fait tourner court
l’affrontement. Il y a un mot qui ouvre la bouche aux canons (celui de
Cambronne), un autre qui la leur ferme :
On sentait le devoir, l’honneur, le dévouement,
Et la patrie au fond de l’âpre acharnement.
Soudain, dans cette brume, au milieu du tonnerre
Dans l’ombre énorme où rit la mort visionnaire,
...
Tout à coup, les drapeaux hagards en frissonnèrent,
Tandis que, du destin subissant le décret,
Tout saignait, combattait, résistait ou mourait,
On entendit ce cri monstrueux : Je veux vivre !
Le canon stupéfait se tut, la mêlée ivre
S’interrompit... -le mot de l’abîme était dit.
Et l’aigle noire ouvrant ses griffes attendit4.
L’homme du mot sublime n’a pas eu son salaire : il a survécu. Et l’homme
du « mot de l’abîme » a eu son salaire : il a survécu. Ils sont à la fois traités au
rebours l’un de l’autre, et de la même façon.
Le cri que Hugo prête à Napoléon III dans « Sedan » est le cri du tyran,
4 L'Année terrible, Août, édition Massin, t. XV, pp. 33-34.
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c’est-à-dire de l’individu, imposant son individualité à un être collectif : le je qui
livre la patrie, un cri pour moi et pour la vie de ce moi. Le mot de Cambronne, au
contraire, est un cri tout dans son mouvement hors du moi et dans sa provocation
à la mort. Le cri de Cambronne est à l’opposé du cri de l’individu. Son héroïsme
est là : Hugo dit du génie, dans William Shakespeare, c’est du « surhumain sortant
de l’homme », on pourrait dire ici, du sur-Cambronne, du plus que Cambronne
sort de Cambronne. Cambronne émet plus grand que lui :
L’esprit des grands jours entra dans cet homme à cette minute fatale. Cambronne trouve le
mot de Waterloo comme Rouget de l’Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle
d’en haut. Un effluve de l’ouragan divin se détache et vient passer à travers ces hommes, et
ils tressaillent, et l’un chante le chant suprême, et l’autre pousse le cri terrible. (XI, 282.)
Il faut alors réexaminer la question de la survie de Cambronne, survie que
Hugo, habilement, rappelle et compense, compense, certes, mais rappelle (bref, il
fait tout sauf l’effacer). N’est-elle pas essentielle, ne contribue-t-elle pas à faire
éclater la supériorité du mot de Cambronne sur Cambronne ? On prend conscience
que le sublime n’a pas de dette envers l’individu Cambronne, il a même une
manière ostensible de ne pas le regarder, en le laissant vivre. Si Cambronne était
mort, peut-être on aurait pu croire que lui, Cambronne, avait défié les « Jupiters
tonnants », et qu’ils avaient relevé le défi, que c’était une affaire personnelle entre
lui et ces « dieux » que sont les rois ? qu’il y avait un héros Cambronne, comme il
y a un héros Capanée dans la Thébaïde ?
Dans « Sedan », le cri de l’individu reçoit sa réponse : l’individu veut vivre,
il vit. Dans les Misérables, le mot est plus gros que Cambronne : la réponse (la
mort déferlante) peut ignorer l’individu Cambronne. C’est un être collectif qui
meurt : la Garde, le dernier carré. L’individu semble voué à la survie indigne,
d’une façon ou d’une autre. L’épisode de Cambronne illustre bien ici une crise du
héros : on n’a pas vraiment affaire à un héros, mais à un homme emprunté par
l’héroïsme, emprunté par un mot héros qui est le souffle de la Révolution,
l’effluve divin. Une note de Hugo est révélatrice :
Cambronne. -Pourquoi j’ai mis son mot ? Il entrait de droit dans mon livre. C’est le
misérable des mots. A un moment donné il se dresse sur un champ de bataille et devient un
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héros. Ce misérable du langage fait une action d’éclat. Je l’enregistre. (G. Robert, Chaos
vaincu, II, 97-98.)
(Le sujet de tous ces verbes, ce n’est pas Cambronne, c’est le mot.)
L’expression même « Dire ce mot, et mourir ensuite, quoi de plus grand ! »
mérite l’attention. L’infinitif d’exclamation permet de faire l’économie du sujet.
Ce que je décrivais tout à l’heure comme un lot héroïque, existe en quelque sorte à
côté de Cambronne, quoique par lui. L’esprit doit envisager à la fois un
Cambronne plus vrai, qui a dit merde et qui est mort5. Et un Cambronne réel, qui
a dit merde et a vécu encore (qui a même été fait prisonnier par les Anglais, mais
cela, Hugo n’en souffle mot). Sans doute, le récit compense, voire récompense
l’héroïsme de Cambronne, en lui faisant rhétoriquement le don de la mort qu’il
méritait, mais en même temps, l’individu Cambronne est déséquilibré, l’homme
dévoré par l’héroïsme qui l’a traversé ; il y a bien deux Cambronne, un plus que
Cambronne qui a « fait explosion » à Waterloo, et a brûlé dans cette explosion, un
Inspiré qui a été consommé par le Souffle ; et un individu résiduel, qui est resté
absurdement vivant après le mot, comme pour faire sentir comme il est un petit
homme.
« Dire ce mot et mourir ensuite, quoi de plus grand ! » : on ne saurait trop
observer que cela limite drastiquement les conditions d’emploi du mot, l’interdit à
la bassesse, aux automatismes de la vulgarité. « Merde » n’est reçu par Hugo qu’à
l’état sublime : comme le mot de Cambronne, le mot de l’héroïsme. Le mot
malséant est intégré à une bienséance de la grandeur : le grand mot vaut par le tout
5 Ainsi, la fausse nouvelle des lendemains de la bataille était bien la bonne : "la garde
impériale et le général Cambronne n'existent plus !" (Journal général de France, 24 juin 1815, cité
par Henry Houssaye, La Garde meurt et ne se rend pas, Histoire d'un mot historique, Paris, Perrin
et Cie, 1907, p. 9) : Hugo corrige la phrase en mot, mais conserve le système du défi et de la mort
("Le général Cambronne a répondu à ce message par ces mots : La garde impériale meurt et ne se
rend pas. La garde impériale et le général Cambronne n'existent plus.", écrivait le Journal
général).
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mot-mort. Mais cette grandeur est une indécence grande : il ne faudrait pas croire
que la mort fait passer (en quelque sorte), fait admettre le mot ; non, ce tout du
mot et de la mort, c’est la mort elle-même arrivée à expression : « Le mot de
Cambronne [...] c’est le trop-plein de l’agonie qui fait explosion. » (XI, 282) La
mort se fait ici doublement expression, expression sous les deux espèces, si j’ose
dire, poétique, c’est l’expression en tant que mot, et scatologique : c’est
l’expression sous sa forme chose : l’excrément : Cambronne « noie dans deux
syllabes la coalition européenne », « offre aux rois les latrines », « fait plus que
cracher » (la périphrase est choisie), « sous l’accablement du nombre, de la force
et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément ». La situation de
mise à mort presse Cambronne, exprime de lui ce mot-chose. Peu importe après
cela, si le héros meurt ou pas. La mort a passé déjà par lui, le vidant du mot.
Et voilà comment on peut dire-merde-et-mourir, et survivre.
Claude Rétat