Le Plaisir d`être honnête

Transcription

Le Plaisir d`être honnête
Le Plaisir d'être honnête
de Luigi Pirandello
mise en scène Marie-José Malis
Dossier pédagogique
Hinde Kaddour /
Dominique Genequand
T+ 41 22 328 18 13
[email protected]
Comédie de Genève
Bd des Philosophes 6
CH-1205 Genève
T+ 41 22 320 50 00
F+ 41 22 320 00 76
www.comedie.ch
Création
à la Comédie de Genève
du 24 janvier au 12 février 2012
Le Plaisir d'être honnête
Sommaire
Le projet en quelques mots ........................................................................... 3
Générique ........................................................................................................ 4
Mettre en scène Pirandello, par Marie-José Malis...................................... 5
Résumé analytique ......................................................................................... 6
Luigi Pirandello ............................................................................................... 8
Bibliographie ................................................................................................. 10
Marie-José Malis .......................................................................................... 11
Le masque chez Pirandello.......................................................................... 12
Jung et la persona ........................................................................................ 13
L'œuvre de Pirandello .................................................................................. 14
Pirandello, un théâtre combinatoire - Extraits de la monographie de G. Genot . 17
Le contexte historique ................................................................................. 22
Texte en regard : Nantas, d’Émile Zola, 1878 ............................................ 23
Le thème de la honte : occurrences ........................................................... 37
Notes sur les personnages, par Luigi Pirandello - Trad. de Ginette Herry .... 39
Le Plaisir d'être honnête : Acte I - Traduction de Ginette Herry ...................... 40
Le Plaisir d'être honnête : Le texte original - Acte 1, scène 1 ............................ 52
Le Plaisir d'être honnête : La nouvelle d'origine .............................................. 56
Critique : On ne sait comment (1934), mise en scène Marie-José Malis .......... 61
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Le Plaisir d'être honnête
Le projet en quelques mots
Quarante-cinq ans de carrière littéraire, quatre recueils de poèmes, sept romans, plus de
deux cents nouvelles, une quarantaine de pièces de théâtre, ainsi que deux volumes
d'essais : l’œuvre de Pirandello est une « œuvre-monde ». Elle offre de vastes champs
d’investigation dans différents domaines. Domaine littéraire – dans Le Plaisir d’être honnête, on peut voir en filigrane les prémices
de la révolution pirandellienne. Domaine philosophique – si le « pirandellisme » est une notion aventureuse, trop
souvent plaquée sur le théâtre de Pirandello, il y a dans ses pièces une manière d’opérer,
un « donner à penser » qui le rapproche des philosophes. Ses Essais offrent également
une belle matière à la réflexion. Domaine cinématographique – Pirandello a connu les débuts de cinecittà, auxquels il a
consacré un roman. De plus, si ses propres tentatives d’adapter Six personnages en
quête d’auteur à l’écran ont échoué, son œuvre a été l’occasion d’une production
cinématographique de qualité. Domaine historique – l’Italie du Sud, de la fin du XIXe aux premières décennies du XXe,
est la toile de fond de l’œuvre de Pirandello. L’auteur a également été pris dans les
tourbillons du fascisme.
Domaine politique – Baldovino, à titre privé, interroge les principes sociaux et les valeurs
qui devraient sous-tendre la vie politique. Il est le personnage qui doit refonder quelque
chose dans une trajectoire personnelle, mais en écho au début du siècle. Domaine psychanalytique – Freud, puis Jung, fondent, au moment où Pirandello écrit Le
Plaisir d’être honnête, les bases de leur réflexion sur ce qui constitue la personnalité d’un
individu. Pirandello présente des personnages qui se façonnent des masques et luttent
contre leur animalité.
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Le Plaisir d'être honnête
Générique
texte : Luigi Pirandello
mise en scène : Marie-José Malis
traduction : Ginette Herry (L’avant-scène théâtre n°1318)
avec : Juan Antonio Crespillo, Anne Durand, Roberto Garieri, Rachel Gordy,
Olivier Horeau, Nicolas Rossier, Alexandra Tiedemann, Olivier Yglesias
scénographie : Jean-Antoine Télasco, Adrien Marès
création lumière : Jessy Ducatillon
création son : Patrick Jammes
création costumes : Pascal Batigne
production : Comédie de Genève, Cie La Llevantina
En marge du spectacle Mercredi 1er février 2012 Rencontre avec l'équipe artistique à l'issue de la représentation. Lundi 30 janvier 2012
Dans le cadre des Lundis de la Comédie ;
conférence de Martin Rueff, professeur ordinaire à l'Université de Genève, traducteur,
poète, intitulée « Hardiesse de Pirandello : la vie comme forme pure » ;
à 19h, au studio Claude Stratz ; réservation fortement recommandée en raison de la capacité réduite de la salle ;
plein tarif Fr. 10.- / tarif réduit Fr 5.- / gratuit pour les abonnés
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Le Plaisir d'être honnête
Mettre en scène Pirandello, par Marie-José Malis
Voilà ce que j’aime dans l’exercice de la mise en scène aujourd’hui, il faut décider : verser
les textes soit du côté du pessimisme ou du faux humanisme ambiant, soit du côté de la
construction politique et de l’invention des formes de notre nouveau courage.
Pirandello, en France particulièrement, est mis d’habitude du côté du relativisme. Et je
dis, avec d’autres, qu’il est le contraire. Qu’il est du côté de la plus exacte lutte pour
penser encore les conditions du sublime et d’un possible, contre le renoncement.
Dans Le Plaisir d’être honnête, un homme, un déclassé, est requis par des nobles
obsédés par leur réputation, afin de jouer le rôle d’un mari de façade. Or, contre toute
attente, le rôle à jouer fabrique un homme nouveau, la fiction cynique produit
l’assomption d’une vérité. On découvre que la vertu - au sens que lui donnaient nos pères
en politique - pourrait bien n’être qu’une discipline, une construction décidée qui organise
sa fidélité.
Pirandello avait une intuition - celle de son temps et celle de la modernité - qu’il serait bon
que nous réinterrogions : il est possible que l’humanité soit une construction sans
garantie, sans dieu, sans justification ni direction assurée. Et que, malgré l’angoisse
provoquée, cela soit une bonne nouvelle. L’homme ne serait alors que les masques qu’il
se donne. Mais il peut choisir ces masques, et vivre sous la discipline de ce choix.
C’est ainsi que je m’explique cette fascination de Pirandello pour les jeux de la réalité et
de l’illusion. Non pas comme une sentence sur la toute puissance du faux, mais comme
une méditation sur le vrai. Un vrai dont il faut saluer qu’il dépende du désir des hommes,
et de leur capacité à choisir les fictions qui les formeront à leur matière. Qui dépendrait
donc du courage, et de la fantaisie, et se trouverait encore dans la lutte et les décisions
que les hommes portent pour en assurer la venue. Le théâtre de Pirandello dirait ainsi,
contre le néant des ambiguïtés, une tâche des hommes et déclarerait la possibilité même
de la politique.
Le théâtre devient alors le lieu où s’explorent les conditions de cette liberté nue : une
fabrique où se traverse le risque du pire et où s’exauce l’arrivée d’une décision de dignité.
Il est à cet égard le laboratoire de la liberté des hommes.
Le moment revient où nous devons assumer que mettre en scène des textes, ceux de la
modernité entre autres, c’est opérer un choix de lecture. Non pas seulement une
interprétation singulière, mais une décision à vue, une imitation de ce que signifie
organiser la décision du possible, dans ce temps de l’histoire.
Il y a des textes qui s’attrapent par les cheveux : à une infime différence près, nous les
mettons du côté du nihilisme ou du sublime, c’est-à-dire de ce qui contredit le temps et
sa certitude que rien n’arrive jamais. Sur le plateau, nous ne cherchons jamais que le
théâtre. Le théâtre comme laboratoire des ressources politiques qu’un monde se donne.
Des acteurs portent le temps qu’il faut, le travail de fidélité à une intuition de bonheur,
pour que d’une longue obscurité, l’arrivée de ce qu’il n’y a pas soit éclaircie comme
donnée aussi de notre monde.
Avec Pirandello, la représentation sera cette médiation sur comment, mine de rien, en
feignant de mimer ses propres conventions bourgeoises et les impasses de notre monde
paresseux, le théâtre ne vit et ne se construit un public que de sa passion pour la vérité.
Qu’il est cette folie du vrai sous les attaques du mensonge et de la peur.
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Le Plaisir d'être honnête
Résumé analytique
Pirandello a écrit Le Plaisir d’être honnête dans la foulée de Chacun sa vérité, et selon
toute vraisemblance avant l’ouverture de la saison 1917-1918. La pièce fut créée à Turin,
au Teatro Carignano, par la troupe de Ruggero Ruggeri. En France, ce fut la première
pièce de Pirandello portée à la scène, par Charles Dullin, en 1922, sous le titre La Volupté
de l’honneur. Agata Renni est enceinte d’un homme marié. Son amant Fabio et sa mère Maddalena,
incapables d’affronter le déshonneur de la situation, décident de faire appel à un inconnu
qui sauverait les apparences en l’épousant. Baldovino accepte de jouer la comédie, et
endosse les rôles de mari et de père. Mais, il avait prévenu son monde, la comédie n’est
pas une plaisanterie. L’honnêteté a sa logique, qu’il faut développer jusque dans ses plus
extrêmes conséquences. Pour l’amant et la mère, cela se transforme très vite en système
de vexations. Il faut donc se débarrasser du gêneur… Le Plaisir d’être honnête est
l’histoire d’un homme qui cherche à tuer « la bête en lui » en jouant la vertu. Une
mascarade qui se révèle libératrice, pour tous, de gré ou de force. La Volupté de l'honneur1 Représentation en 1917 ; édition en 1918. Trois actes. [Pléiade I, 425-483]
Angelo Baldovino est un rebut de la société, individu assez bas pour que l'on puisse
obtenir de lui qu'il devienne le mari de complaisance d'une jeune fille de la « bonne
société » séduite et engrossée par un homme marié. La situation, analogue à celle de
Tout finit comme il faut, est donnée avant le début de l'action, et alors que Martino Lori se
résoudra à « vivre la comédie », Angelo Baldovino « joue la vie » avec une rigueur
« logique » comparable à celle de Leone Gala. Il entreprend d'organiser sa propre vie et
celle de tous ceux qui l'entourent en portant aux extrêmes conséquences la notion de
respectabilité ; il devient « honnête » avec un entêtement d'autant plus formaliste qu'il
s'agit [pour] lui d'un programme à exécuter, et bouleverse ainsi le milieu dans lequel il est
entré. Les membres de la famille, alors, tendent un piège à Baldovino : ils lui donnent la
possibilité apparente de s'emparer d'une somme considérable, espérant que sa
« malhonnêteté » reprendra le dessus. Mais c'est la « logique » de Baldovino qui
l'emporte, et il réussit si bien à démasquer, aux yeux de son épouse putative, la noirceur
de son séducteur, le marquis Fabio, qu'elle s'éprend soudainement de Baldovino. La
pièce roule sur le thème du comportement qui doit cesser d'être réel pour devenir vrai ;
La Volupté de l'honneur propose une solution qui forme un tableau combinatoire assez
complet avec Le Jeu des rôles, Tout finit comme il faut, Henri IV. Baldovino assume
obstinément un « masque » pour le transformer en « visage », et avec une passion proche
de la « folie de l'Histoire » d'Henri IV : « Inévitablement nous nous construisons... J'entre ici, et je deviens aussitôt, en face de
vous, ce que je dois être ; je me construis ; c'est-à-dire que je me présente sous une
forme adaptée au rapport que je dois contracter avec vous. » [I, 442-3] Et il pose avec une rigueur maniaque les termes de la « distribution des rôles » qu'on lui
propose :
« Vous êtes un gentilhomme. La nécessité des choses, de la condition, vous contraignent
à agir d'une façon qui n'est pas honnête. Mais vous ne pouvez pas vous passer
d'honnêteté ! A tel point que, ne pouvant la trouver dans ce que vous faites, vous la voulez
chez moi. C'est moi qui dois la représenter, votre honnêteté : c'est-à-dire être le mari
honnête d'une femme qui ne peut être votre épouse ; le père honnête d'un enfant qui ne
peut être le vôtre. » [I, 449] 1
Pirandello, un théâtre combinatoire, Gérard Genot 6
L'attitude de Baldovino est autre chose que le désir polémique de se dresser en face d'un
ordre des choses dont il a été jusqu'alors la victime, autre chose aussi que le besoin
caché de s'intégrer à une société qui l'excluait.
En agissant comme il le fait, Baldovino n'est pas entré, il est sorti, sorti de la vie et de ses
incertitudes, il a fait un acte de foi qui repose sur un déchirement indubitable : « De grâce, Madame, ne me faites pas perdre la tête à moi aussi !... Quand on vit, on vit et
on ne se voit pas. Je vois, moi, parce que je suis entré ici pour ne pas vivre. Voulez-vous
me faire vivre de force ? Prenez garde à vous, car si la vie me reprend et m'aveugle moi
aussi... » [I,473] La fin n'est qu'en apparence un happy end ; lorsque la femme, écœurée par la veulerie de
son amant, se range aux côtés de Baldovino, toute une dimension disparaît, un pan de la
construction bascule et, paradoxalement, c'est un échec pour Baldovino, dont les
derniers mots montrent bien l'inéluctable défaite : « Je sais bien maintenant comment je
dois leur parler ! » Désormais, Baldovino parlera, il entrera dans le jeu hors duquel il s'était
placé, il est repris par la vie, aveuglé, comme par ces larmes qu'il verse en prononçant sa
dernière réplique. De même que dans Tout finit comme il faut, c'est « la comédie » qui
l'emporte, d'autant plus fausse et ridicule que ceux qui la jouent y croient. Le cycle est
ainsi refermé le tension surhumaine de Baldovino ne s'est heurtée à aucun obstacle qui
l'aurait durcie, elle n'a rencontré que le visqueux des conventions, et un amour lui-même
convenu et « vraisemblable ». Principaux thèmes
« Antefatto » déterminant, critique du mariage, « triangle », jeu des rôles, recherche
d'identité.
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Le Plaisir d'être honnête
Luigi Pirandello
« Vous désirez quelques notes biographiques sur moi et je me trouve extrêmement
embarrassé pour vous les fournir ; cela, mon cher ami, pour la simple raison que j'ai
oublié de vivre, oublié au point de ne pouvoir rien dire, mais exactement rien, sur ma
vie, si ce n'est peut-être que je ne la vis pas, mais que je l'écris. De sorte que si vous
voulez savoir quelque chose de moi, je pourrais vous répondre : attendez un peu,
mon cher Crémieux, que je pose la question à mes personnages. Peut-être serontils en mesure de me donner à moi-même quelques informations à mon sujet. Mais il
n'y a pas grand-chose à attendre d'eux. Ce sont presque tous des gens insociables,
qui n'ont eu que peu ou point à se louer de la vie. »
Extrait de la lettre que Luigi Pirandello a adressée
au traducteur Benjamin Crémieux à l’occasion de la
parution de Vieille Sicile à la NRF.
« [L'auteur de ces nouvelles] espère que les lecteurs voudront bien lui pardonner si,
nées de la conception qu'il a eue du monde et de la vie, trop d'amertume et une joie
trop rare s'offriront à eux et se donneront à voir dans cette multitude de petits
miroirs qui la reflètent tout entière. » Avertissement de la première édition de Novelle per un
anno, extrait. Poète, nouvelliste et romancier, Pirandello n’est venu au théâtre qu’une fois passé la
cinquantaine, et toujours sur le mode de la parenthèse : « Je ne suis par un dramaturge,
mais un narrateur ». Une parenthèse qui fut l’occasion d’une quarantaine de pièces, et
d’un prix Nobel de littérature en décembre 1934, « pour son renouvellement hardi et
ingénieux de l'art du drame et de la scène ».
Luigi Pirandello est né le 28 juin 1867 à Agrigente en Sicile, pendant une épidémie de
choléra. Il adore sa mère mais entretient des relations tumultueuses avec son père. Placé
au collège technique, il lui fait croire qu’il a échoué aux examens, suit des cours de latin,
et entreprend des études en littérature classique. Il publie sa première nouvelle, Cahute, à
l’âge de dix-sept ans. Il écrira des nouvelles tout au long de sa vie. En 1889, il part pour
l’université de Bonn, où il obtiendra le titre de docteur en philosophie et lettres.
Puis il rentre en Italie et épouse Maria Antonietta Portulano. Le couple s’installe à Rome
où Pirandello enseigne la stylistique à l'Instituto Superiore di Magistero, une école
normale pour jeunes filles, dont la jeune épouse est maladivement jalouse. La jalousie
infondée se transforme en vraie folie. Mais Pirandello refuse de la faire interner et elle
restera au foyer familial pendant 17 ans.
En 1903, un éboulement provoque la destruction de l’entreprise de son père, une mine de
soufre. Pirandello est ruiné. Il travaille sans relâche, et ses écrits lui assurent une certaine
sécurité matérielle. Il publie un essai sur l'Humour en 1908. Deux ans plus tard, L’Étau et
Figues de Sicile, sont pour la première fois portées à la scène au Teatro Metastasio de
Rome.
En 1915, l’Italie entre en guerre. Les fils de l’écrivain partent au front ; l’un d’eux est fait
prisonnier. La même année, Maria Antonietta accuse son mari d’inceste : leur fille Lietta,
qui a fait une tentative de suicide, est confiée à la sœur de Pirandello. Maria Antonietta
est internée en 1919.
Après un échec à Rome en 1920, Six personnages en quête d'auteur triomphe en
septembre 1921 à Milan et à New York. En 1922 Henri IV est un succès. À Paris, cette
année-là, Charles Dullin met en scène La Volupté de l'honneur et Georges Pitoëff, en
1923, Six Personnages en quête d'auteur.
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En 1924, Pirandello adhère au fascisme et rencontre Mussolini. Avec son appui, il fonde
en 1925 le Teatro d'arte di Roma. Il devient directeur de théâtre et metteur en scène. Il
engage Marta Abba, une jeune comédienne pour laquelle il éprouve un amour impossible.
Il publie la même année son dernier roman Un, personne et cent mille. L’expérience du
Teatro d'arte di Roma prend fin au bout de trois ans. L'écrivain quitte l’Italie pour Berlin
puis Paris.
Pirandello meurt d’une pneumonie en 1936, à Rome, deux ans après avoir reçu son prix
Nobel, et alors qu’il préparait l’adaptation cinématographique de Feu Mathias Pascal.
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Le Plaisir d'être honnête
Bibliographie
Poésies Mal joyeux (1889), Les Pâques de Gea (1891), Pier Gudro (1894), Élégies rhénanes (1895),
Traduction des élégies romaines de Gœthe (1896), Scamandre (1909), Cornemuse (1911),
Hors clefs (1922). Essais Laute und Lautentwickelung der Mundart van Girgenti (1891), Art et science (1908),
L'Humour (1908). Nouvelles Nouvelles pour une année (15 volumes entre 1894 et 1936), 431 nouvelles. Romans L'Exclue (1901), Chacun son tour (1902), Feu Mathias Pascal (1904), Les Vieux et les
Jeunes (1913), Giustino Roncella né Boggiolo (1911), On tourne (1915), Les Cahiers de
Séraphin Gubbio, opérateur (1925), Un, personne, cent mille (1926). Théâtre Par ordre chronologique de création L'Étau, Cédrats de Sicile (1910), Le Devoir du médecin (1913), La Raison des autres
(1915), Méfie-toi, Giacomin, Liola (1916), Chacun sa vérité, Les Grelots du fou, La Jarre,
Le Plaisir d’être honnête (1917), Mais c'était pour rire, Le Jeu des rôles (1918), La Greffe,
Le Brevet, L'Homme, la bête et la vertu (1919), Tout pour le mieux, Comme avant, mieux
qu'avant, Cécé, Ève et Line (1920), Six Personnages en quête d'auteur (1921), Henri IV, À
la sortie, L'Imbécile, Vêtir ceux qui sont nus (1922), La Fleur à la bouche, La Vie que je t'ai
donnée, L'Autre fils (1923), Comme ci ou comme ça (1924), L'Offrande au seigneur du
navire (1925), Diane et Tuda, L'Amie des femmes, Bellavita (1927), La Nouvelle colonie
(1928), Ou d'un seul ou d'aucun, Lazare (1929), Comme tu me veux, Ce soir, on improvise
(1930), Je rêvais peut-être (1931), Se trouver (1932), Quand on est quelqu'un (1933), La
Fable de l'enfant échangé (1934), On ne sait comment (1935), Les Géants de la montagne
(1937). 10
Le Plaisir d'être honnête
Marie-José Malis
Marie-José Malis, née en 1966 à Perpignan, ancienne élève de l'École normale supérieure
de la rue d’Ulm, est agrégée de lettres modernes. En 1994, elle fonde la compagnie La
Llevantina, compagnie installée en Languedoc-Roussillon, conventionnée par le Ministère
Français de la Culture depuis 2002.
En 2000 elle crée et dirige une licence professionnelle de théâtre à Perpignan. Depuis
2002, elle enseigne le théâtre à l’Université de Montpellier.
Mises en scène
Un Oiseau pour le chat, d'après Henry Monnier, 1997.
Foi Amour Espérance, d'Ödön von Horváth, 1998.
Le Mariage forcé, de Molière, 1999.
C'est ici que nous vivons, chantier de création qui regroupe des comédiens de La
Llevantina et des comédiens sortants de la formation professionnelle de Perpignan, 2001.
Aléthéia, des traces des grandes ombres, parcours spectacle conçu pour la Forteresse de
Salses, en collaboration avec le Théâtre national de Marionnette de Géorgie, 2001.
Ouvriers, Paysans, d'après un scénario de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet sur un
texte d'Elio Vittorini, 2003.
Œdipe, de Friedrich Höderlin, 2005.
Enter the Ghost, spectacle inspiré par le Contre la télévision de Pier Paolo Pasolini, 2006.
Un Orage serait bien beau ici, d’après La Promenade de Robert Walser, 2008.
Elle crée en 2009 au Théâtre Garonne Le Prince de Hombourg, de Kleist. Tournée en
France en 2009-2010.
Elle met en scène On ne sait comment, de Pirandello, dont la première a eu lieu le 9
février 2011 au Théâtre de la Vignette à Montpellier.
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Le Plaisir d'être honnête
Le masque chez Pirandello
Comédie des apparences – Pour sauver l’honneur familial, trois personnages, Fabio,
Maddalena et Maurizio, organisent une comédie des apparences. Il faut au plus vite
remplir les rôles vacants de mari et de père : leur choix se porte sur Baldovino. Ruiné,
endetté, déclassé, il mène une existence misérable dans la petite ville de Macerata. Mais
sa jeunesse, sa belle présence et son savoir-vivre en font un choix crédible. Un contrat
est passé : en échange de la liquidation de ses dettes, il épouse Agata. Un système de vexations – Mais ce que les instigateurs de cette comédie des
apparences n’avaient pas prévu, c’est que Baldovino joue son rôle d’honnête époux
d’une femme honorable avec la plus grande dignité, jusque dans l’intimité du foyer. Il
érige l’honnêteté en loi absolue, valable pour tous. Pour l’amant et pour la mère, la
comédie des apparences se transforme très vite en système de vexations : Fabio ne peut
plus toucher Agata, Maddalena ne plus lire son journal. Leurs libertés sont mises à mal. L’exercice de la vertu – À l’opposé, Baldovino trouve dans l’exercice de son personnage
un nouvel élan et une nouvelle forme de liberté : « Depuis dix mois, je ne suis plus un
homme ! (…) Presque une divinité ! Je vis, délicieusement, dans l’absolu d’une forme
abstraite2 ! » En épousant Agata, Baldovino a épousé l’honnêteté, une vertu dont il est
devenu la forme, et qui, loin d’être un carcan, se révèle épanouissante. Marionnettes – Un retournement s’opère. Celui qu’on avait « commandé » pour combler
le vide d’un rôle, et qu’on s’imaginait pouvoir diriger comme on dirige une marionnette3,
trouve dans le travail quotidien de son personnage plus de liberté que dans la vie qu’il
menait auparavant. Les vrais pantins de l’histoire, sont Fabio et Maddalena. Gouvernés
uniquement par la nécessité de sauvegarder les apparences, puis jouets des
conséquences de la comédie qu’ils ont organisée, ils deviennent les personnages d’une
pantomime machinale, ainsi décrite par l’auteur : « Aux soupirs que Maurizio exhale par le
nez répond le souffle rageur, à pleine bouche, de Fabio. Maddalena ne peut pas souffler,
ni même soupirer, mais elle secoue désespérément la tête, les coins de la bouche
s’abaissant un peu plus à chaque soupir, à chaque bouffée des deux autres. Les acteurs
ne doivent pas craindre de prolonger cette scène muette. », II, 3. La volonté d’une femme – Chez Pirandello, la marionnette n’est jamais là où on l’attend.
La passion non plus. C’est peut-être là son génie. Dans les systèmes organisés par
Maddalena et Fabio (la comédie des apparences), comme par Baldovino (la vraie tyrannie
de l’honnêteté), il y a un personnage qui se déploie, et que personne n’avait pris en
compte : Agata. Celle qui ne dit pas grand chose, et qui pourtant est au centre de la
situation, apprend en trois actes à négocier son libre-arbitre, et à imposer sa volonté. Au premier acte, elle dit « je ne veux pas ». Personne ne l’écoute. Au deuxième, même
réplique, même réaction des autres personnages. Au dernier acte enfin, elle abandonne la
négation : « Je le veux. » Que veut-elle ? Ou plutôt qui veut-elle ? Baldovino. Sous le
tyran, elle a su reconnaître une fragilité qui lui correspond bien : elle a échappé de
justesse au suicide. Sous l’impulsion d’Agata, Le Plaisir d’être honnête devient l’histoire
d’un homme qui pensait trouver son salut personnel dans l’exercice d’une vertu, et qui
découvre que c’est l’entièreté de la vie et de l’amour qui en dépendent. 2
3
Baldovino, II, 2.
Dans la scène 5 de l’acte I, Fabio imagine pouvoir se débarrasser de Baldovino dès que l’enfant sera né :
« Au premier signe qu’il ne veut plus s’y tenir, j’aurai le moyen de le faire partir. De toute façon, il ne
nous intéressera plus ! »
12
Le Plaisir d'être honnête
Jung et la persona
4
« Il est regrettable que Jung ait peu écrit sur la persona, car sa façon de l’envisager
a le mérite de reconnaître la réalité du théâtre humain. Elle ne fait pas peser sur lui
des exigences de « vérité » qui ne seraient pas à leur place, mais des exigences de
conscience. La persona est la possibilité pour le sujet d’être présent tout en étant à
distance, c’est-à-dire de communiquer. »
Elie Humbert, Jung, 1983 Lorsqu’il s’identifie inconsciemment à un rôle social, le moi est pris dans un leurre. Il se
croit une personne alors qu’il est assujetti à la psyché collective.
Un masque aliénant – Sa rupture avec Freud et sa « confrontation avec l’inconscient »
font prendre conscience à Jung non seulement de la vanité, mais, plus encore, de
l’irréalité des charges honorifiques qu’il a occupées. […] L’identification à la persona – [La persona] « n’est rien de "réel" », écrit-il dans la
Dialectique ; « elle ne jouit d’aucune réalité propre ; elle n’est qu’une formation de
compromis entre l’individu et la société ». Se référant à l’une des origines du mot (la
persona comme masque porté par un comédien (per-sonare, soit parler à travers, faisant
office de travestissement de l’acteur et de porte-voix), il précise que ce masque
« dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion
de l’individualité ». Il considère donc comme un effet thérapeutique bienfaisant la
dissolution de l’identification du moi à la persona. Conformément à son expérience
personnelle, Jung analyse les conséquences de cette dissolution : l’effondrement des
attitudes conscientes, la perte des idéaux, le retour à un chaos originel et l’irruption de
contenus inconscients qui, profitant du vide créé, s’imposent avec « la force de conviction
qui les caractérise ». D’où les risques d’adhésion sans critique à ces contenus (paranoïa
ou schizophrénie) ou de leur rejet, qui « fera du malade un original, prophète à sa manière,
ou un être infantile, qui, à force de régression, se mettra au ban de la communauté de ses
semblables. » […]
Un masque indispensable – Jung remarque cependant, malgré sa présentation surtout
négative de la persona, que dans le choix de celle-ci « réside déjà quelque chose
d’individuel ». Le soi, qu’il comprend alors comme l’archétype de l’individualité, de la
personnalité entière, consciente et inconsciente, influence ce choix. C’est pourquoi il est
utile que soit aussi développé, au cours de la thérapie, l’aspect positif de la persona : son
rôle indispensable d’intermédiaire entre le sujet et le monde. Certains patients souffrent,
en effet, d’un manque de persona : leur intimité est à la merci de l’autre ; par défaut de ce
« masque », elle reste à l’état latent, sans expression possible. L’analyse est alors
l’occasion d’une constitution progressive de la persona. 4
Jung, La passion de l’Autre, Aimé Agnel, Les Essentiels Milan, pages 32-33.
13
Le Plaisir d'être honnête
L'œuvre de Pirandello
La révolution pirandellienne - Le théâtre de Pirandello incarne, avec la révolution
brechtienne, la plus vaste opération de renouvellement dramaturgique de la première
moitié du XXe siècle. Son influence s'est étendue au-delà des scènes italiennes, et a
d’emblée connu un franc succès à l'étranger. Notamment à New York, où la pièce Six
personnages en quête d’auteur fut jouée dès 1921, et à Paris, où Pirandello fut mis en
scène dès 1922 par Charles Dullin (La Volupté de l'honneur), suivi en 1923 par Georges
Pitoëff (Six Personnages en quête d'auteur). Cette révolution théâtrale est marquée par le procédé de la mise en abîme, ou « théâtre
dans le théâtre ». Pour Pirandello, il s’agit de représenter tous les conflits possibles « de
tout l'ensemble des éléments d'un théâtre, personnages et acteurs, auteur et directeurchef de troupe ou metteur en scène, critiques dramatiques et spectateurs désintéressés
ou impliqués ». Ces conflits aboutissent la plupart du temps à des impasses. Impasse de
la création dans Six Personnages en quête d’auteur et dans Ce soir, on improvise.
Impasse de la représentation dans Comme ci (ou comme ça). Le génie de Pirandello,
c’est d’avoir transformé ces impasses en occasions, et d’avoir mis à découvert, à partir
des impossibilités mêmes du théâtre, de nouveaux possibles. La part du théâtre dans l'œuvre de Pirandello est considérable. Elle n'en représente
pourtant que le tiers : le second tiers est composé de nouvelles, et le troisième, de
romans, de poèmes et d'essais. Le nouvelliste - En 1922, Pirandello commence à rassembler ses nouvelles sous le titre
Nouvelles pour une année (Novelle per un anno). Le nouvelliste souhaite, dans
l'avertissement de la première édition, la parution d'un large volume qui, selon le principe
du titre du recueil, donnerait à lire une nouvelle par jour pendant une année, soit trois cent
soixante-cinq nouvelles. On peut distinguer quatre catégories5 dans les nouvelles de Pirandello : chacune tour à
tour domine ou se combine avec une autre, sans qu'il soit possible de dessiner clairement
une évolution chronologique.
- Les nouvelles influencées par le vérisme de Giovanni Verga (1840-1922), dans
de nombreux récits dont la matière est « sicilienne ».
- Les nouvelles dominées par un paradoxe, comme dans l'histoire de Perazzetti,
Mais c'était pour rire (Ma non è una cosa seria, 1918), qui épouse la première
venue afin de pouvoir désormais faire la cour à qui il voudra sans se trouver
obligé d'épouser.
- Les nouvelles « abstraites », comme La Tragedia d'un personaggio ou le
Colloque avec mes personnages (Colloquii coi personaggi), qui sont des mises en
récit de réflexions sur la création artistique.
-
Enfin les nouvelles qui appartiennent aux catégories de l'étrange et du surréel,
comme Café de nuit (Caffè notturno), où un personnage condamné par une
tumeur se livre à une décomposition minutieuse et vertigineuse de la réalité
quotidienne ; ou encore La Peur du sommeil (Paura del sonno), récit d'une
psychose.
Le romancier – Deux romans de Pirandello sont d’une importance capitale pour la
connaissance de son œuvre, Feu Mathias Pascal (1904) et Les Vieux et les Jeunes (1913).
5
Source : article de Gérard Genot, Luigi Pirandello, Encyclopédie Universalis
14
Il Fu Mattia Pascal est l’autobiographie fictive de Mathias Pascal. Lors d’une escapade à
Monte-Carlo, Mathias Pascal apprend par les journaux son prétendu suicide. Il décide de
jouer le jeu du fait divers en repartant de zéro. Il change de nom, se réinvente, voyage,
tombe amoureux. Mais l'absence de statut social et d’identité formelle de son nouveau
personnage le réduit progressivement à l'inexistence ; aussi décide-t-il de réintégrer sa
famille, où entre-temps chacun l'a cru mort et a réorganisé sa vie. Sa femme s’est
remariée, et Feu Mathias Pascal n'a plus qu'à aller, de temps à autre, déposer des fleurs
sur sa propre tombe. -­‐ Sur le même thème, voir aussi la pièce de Tolstoï, Le Cadavre vivant (1900),
aventures d'un incorrigible mari noceur et débauché qui, plutôt que de ruiner sa
famille, préfère s'effacer en simulant un suicide. I Vecchi e i Giovani est un roman historique qui traite du heurt des intérêts et des
générations en Sicile (dans la ville d’Agrigente) et à Rome, trente ans après l’unité
italienne. Sensibilisé par l'agitation sociale (notamment les fasci siciliani de 1892),
Pirandello se livre à un examen de tous les vices constitutifs du système politique
et social issu du Risorgimento : injustices sociales, exploitation du Sud par le
Nord, corruption administrative, intrigues politiques de tous les partis. Le roman
constitue également un retour à la matière et à la technique vériste,
reconnaissable dans l'accumulation des données socio-historiques et dans les
procédés de collage de textes non littéraires6. -­‐ Sur la Sicile au moment du Risorgimento, voir aussi Le Guépard de Giuseppe
Tomasi di Lampedusa (Il Gattopardo, paru en 1958 à titre posthume), et son
adaptation cinématographique par Luchino Visconti. Philosophie : le pirandellisme ? - On a souvent tenté de réduire le théâtre de Pirandello
à une matière prétendument philosophique, le « pirandellisme ». La paternité de ce trop
fameux « pirandellisme » revient en fait beaucoup moins à l’auteur lui-même qu’au
critique Adriano Tilgher, qui, dans ses Études sur le théâtre contemporain (1923),
interprète l’œuvre de Pirandello à la lumière d'une dialectique de la vie et de la forme. Ce qui est certain, c’est que Pirandello ne se laisse pas réduire à ce système et à ces
oppositions : il est un poète de la puissance imaginaire et de la complexité vitale.
Cependant, il y a chez lui une manière d’opérer qui le rapproche des philosophes.
Chacune de ses pièces est en quelque sorte un théorème : il pose une hypothèse qu’il
dévide ensuite jusque dans ses plus extrêmes conséquences, en se pliant à une logique
absolue de l’hypothèse. Cela fonde aussi son humour, si l’humour, comme le dit Deleuze,
est bien « l’art des conséquences ». Pirandello est également l’auteur d’essais. Dans Essence, caractères et matière de
l’humorisme, par exemple, il définit une nouvelle manière de mettre en jeu le regard qu’il
nommera humorisme. Il y décrit l’humorisme comme le « sentiment du contraire » et
opère une distinction entre « comique » et « humoristique » : le premier résulte d’une
impression immédiate, le deuxième d’un sentiment réfléchi sur l’image qui a provoqué le
rire. On voit dans cet extrait la capacité de Pirandello à dépasser les apparences et dans le
dessin de ses personnages, la liberté qu’il se donne, jusque dans les chemins les plus
fous, les plus paradoxaux, à accompagner leurs sentiments, leurs idées, ou obsessions.
Les figures pirandelliennes inventent une nouvelle vraisemblance et le lecteur est sans
arrêt le jouet du retournement de ses propres idées reçues. Pirandello et le cinéma – L’ouvrage Pirandello and Film, de Nina da Vinci Nichols, Jana
O'Keefe Bazzoni, et Maurice Charney retrace la relation entre Pirandello et le cinéma, et
ses tentatives inabouties d’adapter à l’écran Six personnages en quête d’auteur. Le livre
contient, entre autres documents, un essai scénaristique de la pièce par Pirandello et
Adolph Lantz.
6
Source : article de Gérard Genot, Luigi Pirandello, Encyclopédie Universalis
15
À noter également : Pirandello, marqué par la décomposition et la déformation du monde
à travers le procédé de la prise de vue, a consacré un roman (On tourne, 1915, devenu
Les Cahiers de Séraphin Gubbio, opérateur en 1925) aux débuts de Cinecittà. Quelques films en rapport avec l’auteur :
- Va savoir, Jacques Rivette, 2001 : Camille, comédienne partie vivre en Italie,
revient en France avec une troupe de théâtre pour donner dix représentations de
Comme tu me veux de Luigi Pirandello.
- Kaos (contes siciliens), 1984, les frères Taviani : inspiré de cinq nouvelles de
Pirandello.
- L’Homme de nulle part, Pierre Chenal, 1937 : adaptation cinématographique de
Feu Mathias Pascal.
- As You Desire Me, George Fitzmaurice, 1932 : adaptation de la pièce Comme tu
me veux, avec Greta Garbo dans le rôle principal.
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Le Plaisir d'être honnête
Pirandello, un théâtre combinatoire
Extraits de la monographie de Gérard Genot
Le théâtre vériste
La théorie de l'« impersonnalité » de l'art (il faut, disait Verga, que l'œuvre semble s'être
faite toute seule, sans qu'on puisse y déceler l'intervention d'un auteur) poussa Verga
vers le théâtre, forme où l'auteur se dissimule le mieux. Comme le fera Pirandello, Verga
tira de quelques-unes de ses nouvelles, notamment Cavalleria Rusticana et La Louve, des
pièces qui se situent dans une Sicile sombre et violente, tandis que La Loge de la
concierge (In portineria) est un tableau misérabiliste de la vie du tout petit peuple de
Milan. On trouve dans le théâtre de Verga quelques traits qui resurgiront chez Pirandello :
outre la « sicilianité » (lieu, caractère, langue), un certain sens du destin incontrôlable,
l'épouvante devant les grandes forces souterraines qui orientent malgré nous notre vie, le
tout, naturellement, reposant sur une esthétique différente. [...] Théâtre dialectal
À cette époque continue de fleurir, malgré l'unité récente (ou peut-être justement à cause
d'elle) une production théâtrale en dialecte qu'il faut se garder de négliger, car une partie
des œuvres de Pirandello même publiées ensuite en italien, seront représentées en
dialecte (généralement sicilien, mais aussi toscan ou napolitain). Pirandello, linguiste de
formation était parfaitement conscient de l'ensemble du problème des rapports entre
dialectes et langue nationale [...]. Roberto Bracco
[...] L'importance de Roberto Bracco est d'avoir le premier pratiqué, avec une quinzaine
d'années d'avance sur Jean-Jacques Bernard, ce que l'on a appelé le « théâtre du
silence », dans Le Petit saint (1909), drame d'un prêtre, Don Fiorenzo, qui peu à peu
s'éprend de la fille d'une femme qu'il a aimée jadis, et se cache cet amour jusqu'au jour
où la jeune fille doit épouser le frère même de Don Fiorenzo. La progression dramatique
est tout entière constituée par un dialogue détourné et implicite, au cours duquel,
constamment, les personnages « parlent d'autre chose », investissant chacun le discours
de signification inavouées ; Le Petit saint est le drame du subconscient, du demi-silence
où se révèlent les désirs refoulés qui surgissent brutalement, et s'incarnent dans le
personnage de Barbarello, le jeune idiot, proche de la vie élémentaire que des aspirations
surimposées s'efforcent de canaliser. On retrouvera plus d'une fois chez Pirandello des
éléments déjà mis en œuvre par Bracco : certains caractères du dialogue, les formes
tardives du symbolisme ; la composante « ibsénienne » du théâtre pirandellien
correspondent, si elles n'y remontent, au théâtre de Bracco. Sem Benelli et Rosso Secondo
[...] il faut citer un contemporain de Pirandello, qui subit l'influence de ce dernier, Rosso di
San Secondo (1887–1956) ; sa pièce la plus connue porte un titre significatif de cette
influence : Marionnettes, quelle passion ! (1918) ; le jeu des rôles de Pirandello aboutit ici
à une réduction plus radicale : les acteurs deviennent des fantoches, dont les ficelles
apparaissent. Le poids écrasant de la vie sociale n'aboutit à aucune prise de conscience,
mais seulement à un désir primitif d'évasion, d'innocence préhistorique, qui débouche
dans le débridement sensuel ou la passion de la maternité ; ces données sont communes
à Rosso di San Secondo et à certaines pièces de Pirandello, où toutefois elles sont
éclairées d'une façon plus diverse et plus explicite, avec une apparence de rigueur plus
affirmée, mais dont le caractère illusoire va dans le même sens que la simple destruction
de Rosso di San Secondo : si le théâtre de Pirandello oscille du raisonnement au cri, celui
de Rosso, qui n'est guère que cri, n'est pas fondamentalement différent dans ses
motivations ni dans ses significations.
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La dramaturgie pirandellienne
Un théâtre critique
[...] L'œuvre de Pirandello constitue ce que nous voudrions appeler un théâtre critique
(par opposition au théâtre « épique » pratiqué et défini par Brecht), c'est-à-dire un théâtre
qui est constamment un discours sur soi-même en même temps que l'image et la
formulation de problèmes plus généraux. Registres et réfraction
[...] On peut dire que la majeure partie des œuvres de Pirandello extériorise, sous des
formes diverses, en s'incarnant dans des motifs dramatiques différents, le problème des
rapports entre apparence et réalité, sur le plan social (rôle et existence), sur le plan
historique (événement et histoire) sur le plan logique (sens et non-sens) et psychologique
(raison et folie), enfin sur le plan plus spécifique de la transposition ou de la projection
théâtrales (personne, personnage, acteur). C'est toujours un décalage entre ces deux
modes qui constitue la structure – dialectique et/ou dramatique – des pièces, introduisant
un équilibre dynamique variablement prolongé et résolu. [...] On peut [...] tenter d'ébaucher une typologie des fonctions dramatiques (non des
« personnages », car on n'aboutirait qu'à des séries hétérogènes et à des assimilations
falsifiantes), mais il est toujours aventuré de risque de tels relevés. On peut toutefois
indiquer l'importance [de] « rôles » comme la mère (parfois le père), le raisonneur
(commentateur ou acteur engagé dans le drame), le médiateur (qui parfois se confond
avec le précédent : acteur, metteur en scène, auteur, ordonnateurs de diverses sortes).
Mais il serait imprudent d'aller au delà de ces quelques indications fragmentaires. Quoi qu'il en soit, il nous semble que les « actions » particulières ne sont que des
projections d'un drame multiple mais unique au fond, celui du rapport entre l'art et la
réalité, la convention et la nature, en somme entre construction, organisation et vie,
spontanéité. [...] Le trop fameux « conflit de la Vie et de la Forme » a sans doute été
volontairement exhibé par Pirandello dans son théâtre, mais il y est dépassé, car plusieurs
dialectiques complémentaires viennent animer le système intentionnel de l'auteur. Il y a
par exemple une dialectique du dedans et du dehors (de la conscience du couple, du
rapport parents-enfants, du lieu théâtral même, du discours enfin) qui s'allie souvent à la
problématique, tantôt marginale, tantôt cardinale, de l'innocence et de la culpabilité, voire
de l'innocence-culpabilité (On ne sait comment, Comme avant, mieux qu'avant), et de
leurs projections qui ne seraient, sans cette interprétation, qu'éléments de vaudeville ou
de mélodrame (la responsabilité, la jalousie, le remords, le mensonge). Cette diversification « thématique » et les intersections qu'elle détermine la plupart du
temps, produisent une variété de tons ou de registres, habituellement désignés par le
nom du genre auquel ils appartiendraient dans la dramaturgie « classique » : registres
tragiques, pathétique, comique. La singularité de Pirandello est d'avoir parfois réussi un
« mélange » de ces tons (le mot est de lui : misto, dans la préface à Six personnages en
quête d'auteur) qui n'avait pas été pratiqué avant lui de façon aussi systématique ni aussi
ample. Espace et interférences
À l'articulation personne-personnage-acteur correspond, sur le plan spatial, l'organisation
lieu-décor-scène (-salle), qui chez Pirandello est exploitée d'un pôle à l'autre. Le lieu, et
cela n'est pas nouveau, se mue souvent en décor dans la mesure où, minutieusement
décrit, il finit par appeler une action d'un type particulier, par la rendre nécessaire et en
définir les modalités : ce n'est pas, semble-t-il, la conception de l'action qui détermine les
caractères du lieu et du décor ; au contraire, le gauchissement imperceptible par l'effet
duquel on passe d'une couche significative (référentielle = lieu) à une autre (représentative
= décor) produit un renversement. Des interférences plus radicales brouillent parfois les
limites significatives et communicatives (donc sociales) de la construction théâtrale
(définissable schématiquement comme un texte plus un édifice où ce texte prend place,
forme et valeur de message). [...]
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On pourrait multiplier les exemples prouvant qu'à la bipolarité traditionnelle scène-salle
quatre termes, avec la volonté de dilater l'espace de la représentation, de sorte que son
œuvre dramatique tend à devenir, non seulement « théâtre dans le théâtre », mais aussi
« théâtre du théâtre », « théâtre dans tout le théâtre » marquant réciproquement une
présence de « tout le théâtre dans le théâtre ». Temps et durée
Le temps dramatique pirandellien semble à première vue moins complexe, et ses aspects
sont moins évidemment « révolutionnaires » que ceux du personnage ou du lieu [...]. [...] À l'exception de Six personnages en quête d'auteur, de Ce soir on improvise (dans le
dernier acte), de certains moments d'Henri IV ou de Se trouver, où l'on a des
surimpressions (parfois difficiles à percevoir ou à représenter), les segments représentés
sont la plupart du temps des lignes simples, sans concentration ni distension notable,
tandis que le reste de la courbe temporelle est essentiellement dit. En somme, si chez
Pirandello le temps est complexe et parfois composite, la durée dramatique est beaucoup
plus simple. Ce n'est guère que dans Vêtir ceux qui sont nus, où l'action est tout entière
un discours, un fait de langage (récit, vérité, mensonge, « traduction »), que l'on trouve
cette polyphonie de passé-présent-avenir qui correspondrait, sur le plan de la durée, à la
complexe typologie dramaturgique de Pirandello. Les didascalies
[...] Le problème spécifique du théâtre est celui d'un texte qui est en principe entièrement
mimétique d'un discours, qui doit passer tout entier sur le plan du discours : le scriptum
doit apparemment s'épuiser dans un dictum, il est intégralement dicendum. La tragédie
classique, où les indications de scène sont pratiquement réduites à zéro, présente un état
polaire du texte théâtral, intégralement constitué par le dialogue. On pourrait dire (mais il
reste à faire l'histoire du processus qui a conduit à ce fait) que l'œuvre de Pirandello
présente l'autre pôle du texte théâtral, avec une extension maximale de la didascalie, et
une fonction fondamentale de celle-ci. Pour tenter de définir cette fonction, on observera
que, par exemple, dans Phèdre, une indication préliminaire comme « La scène est à
Trèzène » est en fait superflue, car elle sera réitérée dans le texte même, dans le discours
d'un ou de plusieurs personnages, tandis que, chez Pirandello, cette redondance
extérieure, cette autonomie du discours qui intègre ses propres circonstances, est
fortement réduite. Luigi Ferrante (1958 : 205-221), identifie trois ordres d'indications fournies par l'auteur en
marge de son texte proprement dialogique : la « mise en scène », c'est-à-dire la
circonstancielle de l'action (lieu et sa traduction en décor) ; l' « action », attitudes et
gestes complémentaires du discours, mimique des scènes muettes ; la « figure des
personnages » (portraits physiques et moraux, attitudes psychologiques). Le « lieu » et le « décor » se composent d'une façon qui fait dire à Ferrante, des intérieurs
bourgeois qui dominent quantitativement : « C'est un milieu du XIXe siècle, mais à un
stade de décomposition avancé » (1958 : 213), et des extérieurs, qu'ils « nous ramènent
au sentiment de la nature de l'auteur » (id. : 215). Pour ce qui est de l' « action », selon
Ferrante : « la technique du geste répond à une conception réaliste du personnage,
cohérente par rapport au monde intérieur que celui-ci exprime, et dont il est la figuration
précise. Dans les scènes muettes l'action doit, de tout évidence, tout exprimer, et
parfois... donner une suggestion encore plus puissante et persuasive que les répliques »
(id. : 217). Quant aux personnages, « Les portraits dessinés par Pirandello forment une
galerie riche et variée de types, peut réaliser scéniquement une figure pirandellienne
qu'en partant de son visage et de ce qu'il doit exprimer en profondeur » (id. : 218) ;
« Pirandello souligne l'attitude concrète de la personnalité des personnages, la condition
morale de chacun d'eux en face des autres, et il reste fidèle à ce dessin » (id. : 219). Les didascalies ont donc chez Pirandello des fonctions assez différenciées. Certaines
sont de véritables indications de scène, d'autres des descriptions psychologiques,
d'autres enfin ont une résonance presque symbolique, comme dans Six personnages en
quête d'auteur, où les vêtements des acteurs contrastent avec ceux des personnages
pour accentuer la « double distribution » de la pièce (Renucci 1967 : 168).
19
On reconnait dans cette hétérogénéité apparente de la didascalie le caractère
fonctionnellement composite d'une écriture autonome, d'un texte que n'épuise pas sa
soumission à une « réalité », à un référent métalinguistique (commentaire, marge,
supplément abstrait), elle est complémentaire, elle remplit les vides, sciemment ménagés,
d'un discours par l'insertion d'un autre discours. L'abondance des notations qui ne renvoient pas immédiatement à la réplique ou à la
scène suivante, mais jouent le rôle d'indices (lesquels ne trouvent souvent du répondant
précis que bien plus tard, où sont intégrés dans un système diffus (« caractère » par
exemple), engage à penser que les didascalies constituent en quelque sorte une narration
lacunaire, qui court parallèlement au dialogue et réduit le caractère traditionnellement
mimétique et absolu de celui-ci. Les solutions mises en œuvre par Pirandello sont très diverses, et il est bon de rappeler
qu'un nombre considérable de pièces sont tirées de nouvelles antérieurement écrites.
Dans l'Étau, qui est la première pièce de Pirandello, « l'adaptation théâtrale fait presque
mécaniquement passer dans les indications scéniques tout ce qui dans la nouvelle est
description et reprend intégralement le discours de Serra et de Lillina » (Plaisance 1967 :
97). Dans d'autres cas, le dialogue dilue des données contenues dans les parties
descriptives du discours narratif qui ont été supprimées ; c'est le cas, par exemple, de
Gare à toi, Giacomino ! et de La Jarre. Dans Subjectivisme et objectivisme et Illustrateurs, acteurs et traducteurs, Pirandello
mène une attaque en règle contre la nouvelle dialoguée ; mais, dans son théâtre, il n'a
pas su résister à un entraînement de narrateur dans le traitement de sa matière, ni
renoncer à cette présence particulière de l'auteur dans son œuvre, qui affleure dans les
descriptions et les commentaires voilés ou déclarés. Le théâtre de Pirandello présente
des caractères intermédiaires entre narration et représentation scénique autonome, et
cela entraîne deux sortes des conséquences, relevées par L. Ferrante : d'une part « le
fondement réaliste du théâtre pirandellien acquiert, à l'examen des détails de scène, un
plus grand poids » (1958 : 221) ; d'autre part, « Le metteur en scène ne peut, de toute
évidence, négliger cette partie généralement tenue pour accessoire, mais elle sert
également au critique et au chercheur, en fournissant des indications souvent précieuses,
d'où, à la fin, émerge une image plus riche, concrète, des personnages et des
événements » (id. :221). Les pièces de Pirandello peuvent donc être partiellement définies comme un théâtre
critique, mettant en jeu la problématique du fonctionnement du théâtre (de la
représentation), et le plus souvent sous la forme d'un discours sur le théâtre, intégré au
discours représentatif sous diverses formes, dont l'une des plus significatives est la
didascalie, narration complémentaire et commentaire critique de l'auteur lui-même. C'est,
une fois de plus, une dilatation de celle des commentaires intégratifs dont Brecht fait
l'instrument politique. Dans l'édifice dramaturgique de Pirandello, la didascalie marque la
présence d'un des nombreux intermédiaires dont l'importance apparente Pirandello
moins à d'autres dramaturges qu'à certains cinéastes contemporains. Les médiations
[...] À côté [des] fusions explicites à caractère critique [auteur-metteur en scène, acteurauteur, acteurs-public, etc.], d'autres, moins découvertes, moins analytiques, ont une
force représentative propre. C'est le cas du type nouveau qui a reçu de la critique le nom
de « raisonneur » ; c'est un personnage original et autonome, mais dont les fonctions
secondaires dans l'économie de chaque pièce peuvent varier. Laudisi, dans Chacun sa
vérité, est une sorte de cancanière des habitants de la ville et la critique de celle-ci.
Ailleurs, (Le Jeu des rôles, La Volupté de l'honneur), le « raisonneur » est un protagoniste
actif du drame, qui, en raison de sa supériorité dialectique, assume aisément la fonction
de meneur de jeu, d'ordonnateur sardonique, d'auteur de soi et de ceux qui l'entourent en
tant qu'acteurs d'une fiction dont il est le seul à saisir pleinement l'artifice et le
formalisme ; tel un grand auteur « classique », le « raisonneur », parfaitement conscient du
caractère conventionnel, normatif, aliénant des règles, énonce celles-ci avec une rigueur
exemplaire, les met en pratique avec un recul qui lui permet de les dépasser, et, seul,
d'instaurer en elles, mais contre elles et contre les autres, sa propre liberté.
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Le dramaturge au miroir
[...] Deux attitudes restent possibles aujourd'hui ; l'une est une tentative de fidélité
absolue à l'atmosphère « datée » du théâtre de Pirandello, une reconstitution
archéologique qui peut parfois manquer son but en effaçant le décalage critique toujours
présent chez Pirandello. À l'autre pôle, se situent les mises en scène « critiques ». Cette
dernière attitude est la seule satisfaisante aujourd'hui, car elle donne la possibilité de
montrer l'importance historique, pour le théâtre, de l'œuvre de Pirandello. Il semble, à ce
point, que la dénomination de théâtre « critique » soit à entendre en deux sens principaux.
D'une part, le texte théâtral est accompagné, d'une façon intime, d'un texte
complémentaire, métathéâtral, qui est constitué principalement par les didascalies ;
d'autre part, un certain nombre de « fonctions » transthéâtrales sont incarnées
spécifiquement, ou par assimilation, dans la représentation même, le tout constituant une
extension considérable du domaine de la représentation, tant sur le plan spatial que sur le
plan psychologique.
La subversion
On peut ainsi définir avec plus d'exactitude la portée de ce que l'on pourrait appeler la
subversion pirandellienne, qui est idéologiquement et artistiquement homogène, quoi que
l'on puisse en penser par ailleurs. Elle porte sur les éléments d'un système accepté,
quant à lui comme fait, sans possibilité de révolution ; elle se constitue donc dans une
vision « pessimiste », qui exclut toute catharsis, surtout « politique ». Pirandello n'est pas
un révolutionnaire, et ce serait une erreur que de lire son œuvre dans les mêmes termes
que celle de Brecht. [...] Chez Pirandello, le drame est ailleurs, la passion, la folie de la raison ne sont que la
conséquence d'un regard qui s'arrête critiquement aux apparences du jeu social, et qui,
pour sauvegarder les valeurs d'un individu désormais investi de toutes parts, dénie aux
règles de ce jeu toute justification situant, à l'inverse de Brecht, la seule possibilité
d'histoire dans les créations de l'esprit (dont seule importe la vérité, et non la réalité, qui
n'en est que la surface aliénée), fondant cette possibilité infiniment fragile sur le langage,
qui est moins un pont qu'un no man's land entre conscience et conscience de sorte que
son théâtre, à force de déborder les limites conventionnelles et de faire jouer toutes les
sutures de la dramaturgie, semble en fin de compte prendre vie dans tous les entre-deux,
sans toutefois dépasser le seuil de la maison théâtre. 21
Le Plaisir d'être honnête
Le contexte historique
L’Italie du Sud au début du XXe siècle - L’Italie du Sud, terre natale de Pirandello,
constitue la plupart du temps la trame de ses œuvres narratives et le cadre de ses pièces.
Au moment où l’unité italienne entre dans les faits (au début des années 1870), l’unité
économique n’est pas encore réalisée. L’Italie doit faire face à la révolution industrielle,
qui sera accomplie au détriment de sa partie méridionale : l’industrialisation est
étroitement contenue à l’intérieur d’un triangle Turin-Gênes-Milan. Les conséquences de
cette fracture entre le Nord et le Sud seront durables : entre 1893 et 1934, le produit
industriel par tête augmente en moyenne de 0,2% à l’année dans les provinces du Sud,
contre 3,8% dans les provinces du Nord. e
La « victoire mutilée » et la montée du fascisme – Au lendemain de la Première Guerre
mondiale, l’Italie entre dans une crise morale sans précédent. Elle ne reçoit aucune
compensation en Afrique, et se voit privée de la Dalmatie, attribuée à la Yougoslavie. Ne
parvenant pas à se faire entendre des anciens alliés, les représentants italiens quittent la
Conférence de paix en juin 1919. Ils doivent cependant revenir quinze jours plus tard,
humiliés et sans avoir obtenu satisfaction. Les groupes nationalistes s’agitent, exploitent
le thème de la « victoire mutilée » et portent la chemise noire en signe de deuil. Devant l’incapacité des gouvernements successifs à résoudre la crise économique et
sociale qui ronge l’Italie dès 1919, les organisations fascistes entreprennent de faire
régner l’ordre elles-mêmes : les squadres organisent des raids armés contre les
responsables socialistes ou démocrates chrétiens, chassent les piquets de grève et les
groupes d’ouvriers et de paysans qui occupent les usines et les terres. Le mouvement se
structure avec la création le 7 novembre 1921 du Parti national fasciste : à sa tête Benito
Mussolini. Il sait exploiter les mécontentements de l’après-guerre et le PNF devient dès
juin 1922 un parti de masse, avec 700 000 adhérents. En octobre, Mussolini organise une
marche sur Rome. Le roi Victor-Emmanuel III refuse de décréter l’état de siège, et nomme
le Duce chef du gouvernement. En novembre, Mussolini obtient les pleins pouvoirs et
profite du retour au calme pour poser les fondements de sa dictature. Le régime fasciste - En janvier 1923 est créée la Milice fasciste, armée parallèle de
défense du régime, qui en couvre les exactions contre les opposants, encore nombreux
dans les milieux populaires. Le Parti fasciste fusionne avec les nationalistes, qui lui
apportent des éléments de valeur. Une nouvelle loi attribue les deux tiers des sièges à la
liste obtenant le quart des suffrages et, aux élections d'avril 1924, le bloc nationalistefasciste récolte 64,9% des voix. Pourtant un sursaut du libéralisme est encore possible,
comme en témoigne la vague d'indignation qui traverse le pays, en juin, après
l'assassinat, par les squadristes (membres de la squadra) du leader socialiste Giacomo
Matteotti. Mais l'opposition, divisée, au lieu d'exploiter cette circonstance, demeure inerte
et commet l'erreur d'abandonner la lutte parlementaire ; le 27 juin 1924, cent vingt-sept
députés se « retirent sur l'Aventin ». Le 3 janvier 1925, Mussolini annonce le passage à la
« fascistisation » de l'État. Au terme de cette opération, le Statut constitutionnel de 1848
ne sera plus qu'une façade derrière laquelle le Duce, nommé chef du gouvernement, le
24 décembre 1924, aura tous les pouvoirs. Dans les mois qui suivent, la presse est mise
au pas, l'administration épurée, les syndicats catholiques et socialistes, et tous les partis
non fascistes, dissous. Un tribunal spécial envoie les opposants à la résidence forcée du
confino. Beaucoup d'antifascistes s'exilent et mènent à l'étranger une vie précaire. 22
Le Plaisir d'être honnête
Texte en regard
Nantas, d’Émile Zola, 1878
I
La chambre que Nantas habitait depuis son arrivée de Marseille se trouvait au dernier
étage d’une maison de la rue de Lille, à côté de l’hôtel du baron Danvilliers, membre du
Conseil d’État. Cette maison appartenait au baron, qui l’avait fait construire sur d’anciens
communs. Nantas, en se penchant, pouvait apercevoir un coin du jardin de l’hôtel, où des
arbres superbes jetaient leur ombre. Au-delà, par-dessus les cimes vertes, une échappée
s’ouvrait sur Paris, on voyait la trouée de la Seine, les Tuileries, le Louvre, l’enfilade des
quais, toute une mer de toitures, jusqu’aux lointains perdus du Père-Lachaise. C’était une étroite chambre mansardée, avec une fenêtre taillée dans les ardoises. Nantas
l’avait simplement meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise. Il était descendu là,
cherchant le bon marché, décidé à camper tant qu’il n’aurait pas trouvé une situation
quelconque. Le papier sali, le plafond noir, la misère et la nudité de ce cabinet où il n’y
avait pas de cheminée, ne le blessaient point. Depuis qu’il s’endormait en face du Louvre
et des Tuileries, il se comparait à un général qui couche dans quelque misérable auberge,
au bord d’une route, devant la ville riche et immense, qu’il doit prendre d’assaut le
lendemain. L’histoire de Nantas était courte. Fils d’un maçon de Marseille, il avait commencé ses
études au lycée de cette ville, poussé par l’ambitieuse tendresse de sa mère, qui rêvait de
faire de lui un monsieur. Les parents s’étaient saignés pour le mener jusqu’au
baccalauréat. Puis, la mère étant morte, Nantas dut accepter un petit emploi chez un
négociant, où il traîna pendant douze années une vie dont la monotonie l’exaspérait. Il se serait enfui vingt fois, si son devoir de fils ne l’avait cloué à Marseille, près de son
père tombé d’un échafaudage et devenu impotent. Maintenant, il devait suffire à tous les
besoins. Mais un soir, en rentrant, il trouva le maçon mort, sa pipe encore chaude à côté
de lui. Trois jours plus tard, il vendait les quatre nippes du ménage, et partait pour Paris,
avec deux cents francs dans sa poche.
Il y avait, chez Nantas, une ambition entêtée de fortune, qu’il tenait de sa mère. C’était un
garçon de décision prompte, de volonté froide. Tout jeune, il disait être une force. On
avait souvent ri de lui, lorsqu’il s’oubliait à faire des confidences et à répéter sa phrase
favorite : « Je suis une force », phrase qui devenait comique, quand on le voyait avec sa
mince redingote noire, craquée aux épaules, et dont les manches lui remontaient audessus des poignets. Peu à peu, il s’était ainsi fait une religion de la force, ne voyant
qu’elle dans le monde, convaincu que les forts sont quand même les victorieux. Selon lui,
il suffisait de vouloir et de pouvoir. Le reste n’avait pas d’importance.
Le dimanche, lorsqu’il se promenait seul dans la banlieue brûlée de Marseille, il se sentait
du génie ; au fond de son être, il y avait comme une impulsion instinctive qui le jetait en
avant ; et il rentrait manger quelque platée de pommes de terre avec son père infirme, en
se disant qu’un jour il saurait bien se tailler sa part, dans cette société où il n’était rien
encore à trente ans. Ce n’était point une envie basse, un appétit des jouissances
vulgaires ; c’était le sentiment très net d’une intelligence et d’une volonté qui, n’étant pas
à leur place, entendaient monter tranquillement à cette place, par un besoin naturel de
logique. Dès qu’il toucha le pavé de Paris, Nantas crut qu’il lui suffirait d’allonger les mains, pour
trouver une situation digne de lui.
Le jour même, il se mit en campagne. On lui avait donné des lettres de recommandation,
qu’il porta à leur adresse ; en outre, il frappa chez quelques compatriotes, espérant leur
appui. Mais, au bout d’un mois, il n’avait obtenu aucun résultat : le moment était mauvais,
disait-on ; ailleurs, on lui faisait des promesses qu’on ne tenait point. Cependant, sa
petite bourse se vidait, il lui restait une vingtaine de francs, au plus. Et ce fut avec ces
vingt francs qu’il dut vivre tout un mois encore, ne mangeant que du pain, battant Paris
du matin au soir, et revenant se coucher sans lumière, brisé de fatigue, toujours les mains
vides. Il ne se décourageait pas ; seulement, une sourde colère montait en lui. La destinée
lui semblait illogique et injuste. 23
Un soir, Nantas rentra sans avoir mangé. La veille, il avait fini son dernier morceau de
pain. Plus d’argent et pas un ami pour lui prêter vingt sous. La pluie était tombée toute la
journée, une de ces pluies grises de Paris qui sont si froides. Un fleuve de boue coulait
dans les rues. Nantas, trempé jusqu’aux os, était allé à Bercy, puis à Montmartre, où on
lui avait indiqué des emplois ; mais, à Bercy, la place était prise, et l’on n’avait pas trouvé
son écriture assez belle, à Montmartre. C’étaient ses deux dernières espérances. Il aurait
accepté n’importe quoi, avec la certitude qu’il taillerait sa fortune dans la première
situation venue. Il ne demandait d’abord que du pain, de quoi vivre à Paris, un terrain
quelconque pour bâtir ensuite pierre à pierre. De Montmartre à la rue de Lille, il marcha
lentement, le cœur noyé d’amertume. La pluie avait cessé, une foule affairée le bousculait
sur les trottoirs. Il s’arrêta plusieurs minutes devant la boutique d’un changeur : cinq
francs lui auraient peut-être suffi pour être un jour le maître de tout ce monde ; avec cinq
francs on peut vivre huit jours, et en huit jours on fait bien des choses. Comme il rêvait ainsi, une voiture l’éclaboussa, il dut s’essuyer le front, qu’un jet de boue
avait souffleté. Alors, il marcha plus vite, serrant les dents, pris d’une envie féroce de
tomber à coups de poing sur la foule qui barrait les rues : cela l’aurait vengé de la bêtise
du destin. Un omnibus faillit l’écraser, rue Richelieu. Au milieu de la place du Carrousel, il
jeta aux Tuileries un regard jaloux. Sur le pont des Saints-Pères, une petite fille bien mise
l’obligea à s’écarter de son droit chemin, qu’il suivait avec la raideur d’un sanglier traqué
par une meute ; et ce détour lui parut une suprême humiliation : jusqu’aux enfants qui
l’empêchaient de passer ! Enfin, quand il se fut réfugié dans sa chambre, ainsi qu’une
bête blessée revient mourir au gîte, il s’assit lourdement sur sa chaise, assommé,
examinant son pantalon que la crotte avait raidi, et ses souliers éculés qui laissaient
couler une mare sur le carreau. Cette fois, c’était bien la fin. Nantas se demandait comment il se tuerait. Son orgueil
restait debout, il jugeait que son suicide allait punir Paris. Être une force, sentir en soi une
puissance, et ne pas trouver une personne qui vous devine, qui vous donne le premier
écu dont vous avez besoin ! Cela lui semblait d’une sottise monstrueuse, son être entier
se soulevait de colère. Puis, c’était en lui un immense regret, lorsque ses regards
tombaient sur ses bras inutiles. Aucune besogne pourtant ne lui faisait peur ; du bout de
son petit doigt, il aurait soulevé un monde ; et il demeurait là, rejeté dans son coin, réduit
à l’impuissance, se dévorant comme un lion en cage. Mais, bientôt, il se calmait, il
trouvait la mort plus grande. On lui avait conté, quand il était petit, l’histoire d’un inventeur
qui, ayant construit une merveilleuse machine, la cassa un jour à coups de marteau,
devant l’indifférence de la foule. Eh bien ! il était cet homme, il apportait en lui une force nouvelle, un mécanisme rare
d’intelligence et de volonté, et il allait détruire cette machine, en se brisant le crâne sur le
pavé de la rue.
Le soleil se couchait derrière les grands arbres de l’hôtel Danvilliers, un soleil d’automne
dont les rayons d’or allumaient les feuilles jaunies. Nantas se leva comme attiré par cet
adieu de l’astre. Il allait mourir, il avait besoin de lumière. Un instant, il se pencha.
Souvent, entre les masses des feuillages, au détour d’une allée, il avait aperçu une jeune
fille blonde, très grande, marchant avec un orgueil princier. Il n’était point romanesque, il
avait passé l’âge où les jeunes hommes rêvent, dans les mansardes, que des demoiselles
du monde viennent leur apporter de grandes passions et de grandes fortunes. Pourtant, il
arriva, à cette heure suprême du suicide, qu’il se rappela tout d’un coup cette belle fille
blonde, si hautaine. Comment pouvait-elle se nommer ? Mais, au même instant, il serra
les poings, car il ne sentait que de la haine pour les gens de cet hôtel dont les fenêtres
entrouvertes lui laissaient apercevoir des coins de luxe sévère, et il murmura dans un élan
de rage : « Oh ! je me vendrais, je me vendrais, si l’on me donnait les premiers cent sous de ma
fortune future ! »
Cette idée de se vendre l’occupa un moment. S’il y avait eu quelque part un Mont-dePiété où l’on prêtât sur la volonté et l’énergie, il serait allé s’y engager. Il imaginait des
marchés, un homme politique venait l’acheter pour faire de lui un instrument, un banquier
le prenait pour user à toute heure de son intelligence ; et il acceptait, ayant le dédain de
l’honneur, se disant qu’il suffisait d’être fort et de triompher un jour. Puis, il eut un sourire. Est-ce qu’on trouve à se vendre ? Les coquins, qui guettent les
occasions, crèvent de misère, sans mettre jamais la main sur un acheteur. Il craignit
d’être lâche, il se dit qu’il inventait là des distractions. Et il s’assit de nouveau, en jurant
qu’il se précipiterait de la fenêtre, lorsqu’il ferait nuit noire.
Cependant, sa fatigue était telle, qu’il s’endormit sur sa chaise. Brusquement, il fut réveillé
par un bruit de voix. C’était sa concierge qui introduisait chez lui une dame.
24
« Monsieur, commença-t-elle, je me suis permis de faire monter... »
Et, comme elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de lumière dans la chambre, elle redescendit
vivement chercher une bougie. Elle paraissait connaître la personne qu’elle amenait, à la
fois complaisante et respectueuse. « Voilà, reprit-elle en se retirant. Vous pouvez causer, personne ne vous dérangera. » Nantas, qui s’était éveillé en sursaut, regardait la dame avec surprise. Elle avait levé sa
voilette. C’était une personne de quarante-cinq ans, petite, très grasse, d’une figure
poupine et blanche de vieille dévote. Il ne l’avait jamais vue. Lorsqu’il lui offrit l’unique
chaise, en l’interrogeant du regard, elle se nomma : « Mlle Chuin... Je viens, monsieur, pour vous entretenir d’une affaire importante. » Lui, avait dû s’asseoir sur le bord du lit. Le nom de Mlle Chuin ne lui apprenait rien. Il prit
le parti d’attendre qu’elle voulût bien s’expliquer. Mais elle ne se pressait pas ; elle avait
fait d’un coup d’œil le tour de l’étroite pièce, et semblait hésiter sur la façon dont elle
entamerait l’entretien. Enfin, elle parla, d’une voix très douce, en appuyant d’un sourire les phrases délicates.
« Monsieur, je viens en amie... On m’a donné sur votre compte les renseignements les
plus touchants. Certes, ne croyez pas à un espionnage. Il n’y a, dans tout ceci, que le vif
désir de vous être utile. Je sais combien la vie vous a été rude jusqu’à présent, avec quel
courage vous avez lutté pour trouver une situation, et quel est aujourd’hui le résultat
fâcheux de tant d’efforts... Pardonnez-moi une fois encore, monsieur, de m’introduire
ainsi dans votre existence. Je vous jure que la sympathie seule... » Nantas ne l’interrompait pas, pris de curiosité, pensant que sa concierge avait dû fournir
tous ces détails. Mlle Chuin pouvait continuer, et pourtant elle cherchait de plus en plus
des compliments, des façons caressantes de dire les choses. « Vous êtes un garçon d’un grand avenir, monsieur. Je me suis permis de suivre vos
tentatives et j’ai été vivement frappée par votre louable fermeté dans le malheur. Enfin, il
me semble que vous iriez loin, si quelqu’un vous tendait la main. » Elle s’arrêta encore. Elle attendait un mot. Le jeune homme crut que cette dame venait lui
offrir une place. Il répondit qu’il accepterait tout. Mais elle, maintenant que la glace était
rompue, lui demanda carrément :
« Éprouveriez-vous quelque répugnance à vous marier ?
- Me marier ! s’écria Nantas. Eh ! bon Dieu ! qui voudrait de moi, madame ?... Quelque
pauvre fille que je ne pourrais seulement pas nourrir.
- Non, une jeune fille très belle, très riche, magnifiquement apparentée, qui vous mettra
d’un coup dans la main les moyens d’arriver à la situation la plus haute. »
Nantas ne riait plus.
« Alors, quel est le marché ? demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.
- Cette jeune fille est enceinte, et il faut reconnaître l’enfant », dit nettement Mlle Chuin,
qui oubliait ses tournures onctueuses pour aller plus vite en affaire. Le premier mouvement de Nantas fut de jeter l’entremetteuse à la porte.
« C’est une infamie que vous me proposez là, murmura-t-il.
- Oh ! une infamie, s’écria Mlle Chuin, retrouvant sa voix mielleuse, je n’accepte pas ce
vilain mot... La vérité, monsieur, est que vous sauverez une famille du désespoir. Le père
ignore tout, la grossesse n’est encore que peu avancée ; et c’est moi qui ai conçu l’idée
de marier le plus tôt possible la pauvre fille, en présentant le mari comme l’auteur de
l’enfant. Je connais le père, il en mourrait. Ma combinaison amortira le coup, il croira à
une réparation... Le malheur est que le véritable séducteur est marié. Ah ! monsieur, il y a
des hommes qui manquent vraiment de sens moral... » Elle aurait pu aller longtemps ainsi. Nantas ne l’écoutait plus. Pourquoi donc refuserait-il ?
Ne demandait-il pas à se vendre tout à l’heure ? Eh bien ! on venait l’acheter. Donnant,
donnant. Il donnait son nom, on lui donnait une situation. C’était un contrat comme un
autre. Il regarda son pantalon crotté par la boue de Paris, il sentit qu’il n’avait pas mangé
depuis la veille, toute la colère de ses deux mois de recherches et d’humiliations lui revint
au cœur. Enfin ! il allait donc mettre le pied sur ce monde qui le repoussait et le jetait au
suicide ! « J’accepte », dit-il crûment.
Puis, il exigea de Mlle Chuin des explications claires.
Que voulait-elle pour son entremise ? Elle se récria, elle ne voulait rien. Pourtant, elle finit
par demander vingt mille francs, sur l’apport que l’on constituerait au jeune homme. Et,
comme il ne marchandait pas, elle se montra expansive. « Écoutez, c’est moi qui ai songé à vous. La jeune personne n’a pas dit non, lorsque je
vous ai nommé... Oh ! c’est une bonne affaire, vous me remercierez plus tard. J’aurais pu
trouver un homme titré, j’en connais un qui m’aurait baisé les mains. Mais j’ai préféré
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choisir en dehors du monde de cette pauvre enfant. Cela paraîtra plus romanesque...
Puis, vous me plaisez. Vous êtes gentil, vous avez la tête solide. Oh ! vous irez loin. Ne
m’oubliez pas, je suis tout à vous. » Jusque-là, aucun nom n’avait été prononcé. Sur une interrogation de Nantas, la vieille fille
se leva et dit en se présentant de nouveau :
« Mlle Chuin... Je suis chez le baron Danvilliers depuis la mort de la baronne, en qualité de
gouvernante. C’est moi qui ai élevé Mlle Flavie, la fille de M. le baron... Mlle Flavie est la
jeune personne en question. »
Et elle se retira, après avoir discrètement déposé sur la table une enveloppe qui contenait
un billet de cinq cents francs. C’était une avance faite par elle, pour subvenir aux premiers
frais. Quand il fut seul, Nantas alla se mettre à la fenêtre. La nuit était très noire ; on ne
distinguait plus que la masse des arbres, à l’épaississement de l’ombre ; une fenêtre
luisait sur la façade sombre de l’hôtel. Ainsi, c’était cette grande fille blonde, qui marchait
d’un pas de reine et qui ne daignait point l’apercevoir. Elle ou une autre, qu’importait
d’ailleurs ! La femme n’entrait pas dans le marché. Alors, Nantas leva les yeux plus haut, sur Paris grondant dans les ténèbres, sur les quais,
les rues, les carrefours de la rive gauche, éclairés des flammes dansantes du gaz ; et il
tutoya Paris, il devint familier et supérieur.
« Maintenant, tu es à moi ! »
II
Le baron Danvilliers était dans le salon qui lui servait de cabinet, une haute pièce sévère,
tendue de cuir, garnie de meubles antiques. Depuis l’avant-veille, il restait comme
foudroyé par l’histoire que Mlle Chuin lui avait contée du déshonneur de Flavie. Elle avait
eu beau amener les faits de loin, les adoucir, le vieillard était tombé sous le coup, et seule
la pensée que le séducteur pouvait offrir une suprême réparation, le tenait debout encore.
Ce matin-là, il attendait la visite de cet homme qu’il ne connaissait point et qui lui prenait
ainsi sa fille. Il sonna. « Joseph, il va venir un jeune homme que vous introduirez... Je n’y suis pour personne
autre. »
Et il songeait amèrement, seul au coin de son feu. Le fils d’un maçon, un meurt-de-faim
qui n’avait aucune situation avouable ! Mlle Chuin le donnait bien comme un garçon
d’avenir, mais que de honte, dans une famille où il n’y avait pas eu une tache jusque-là !
Flavie s’était accusée avec une sorte d’emportement, pour épargner à sa gouvernante le
moindre reproche. Depuis cette explication pénible, elle gardait la chambre, le baron avait
refusé de la revoir. Il voulait, avant de pardonner, régler lui-même cette abominable
affaire. Toutes ses dispositions étaient prises. Mais ses cheveux avaient achevé de
blanchir, un tremblement sénile agitait sa tête.
« M. Nantas », annonça Joseph.
Le baron ne se leva pas. Il tourna seulement la tête et regarda fixement Nantas qui
s’avançait. Celui-ci avait eu l’intelligence de ne pas céder au désir de s’habiller de neuf ; il
avait acheté une redingote et un pantalon noir encore propres, mais très râpés ; et cela lui
donnait l’apparence d’un étudiant pauvre et soigneux, ne sentant en rien l’aventurier.
Il s’arrêta au milieu de la pièce, et attendit, debout, sans humilité pourtant.
« C’est donc vous, monsieur », bégaya le vieillard.
Mais il ne put continuer, l’émotion l’étranglait ; il craignait de céder à quelque violence.
Après un silence, il dit simplement :
« Monsieur, vous avez commis une mauvaise action. »
Et, comme Nantas allait s’excuser, il répéta avec plus de force :
« Une mauvaise action... Je ne veux rien savoir, je vous prie de ne pas chercher à
m’expliquer les choses. Ma fille se serait jetée à votre cou, que votre crime resterait le
même... Il n’y a que les voleurs qui s’introduisent ainsi violemment dans les familles. » Nantas avait de nouveau baissé la tête.
« C’est une dot gagnée aisément, c’est un guet-apens où vous étiez certain de prendre la
fille et le père...
- Permettez, monsieur », interrompit le jeune homme qui se révoltait.
Mais le baron eut un geste terrible.
« Quoi ? que voulez-vous que je permette ?... Ce n’est pas à vous de parler ici. Je vous
dis ce que je dois vous dire et ce que vous devez entendre, puisque vous venez à moi
comme un coupable... Vous m’avez outragé. Voyez cette maison, notre famille y a vécu
pendant plus de trois siècles sans une souillure ; n’y sentez-vous pas un honneur
séculaire, une tradition de dignité et de respect ? Eh bien ! monsieur, vous avez souffleté
26
tout cela. J’ai failli en mourir, et aujourd’hui mes mains tremblent, comme si j’avais
brusquement vieilli de dix ans... Taisez-vous et écoutez-moi. »
Nantas était devenu très pâle. Il avait accepté là un rôle bien lourd. Pourtant, il voulut
prétexter l’aveuglement de la passion. « J’ai perdu la tête, murmura-t-il en tâchant d’inventer un roman. Je n’ai pu voir Mlle
Flavie... » Au nom de sa fille, le baron se leva et cria d’une voix de tonnerre :
« Taisez-vous ! Je vous ai dit que je ne voulais rien savoir. Que ma fille soit allée vous
chercher, ou que ce soit vous qui soyez venu à elle, cela ne me regarde pas. Je ne lui ai
rien demandé, je ne vous demande rien. Gardez tous les deux vos confessions, c’est une
ordure où je n’entrerai pas. »
Il se rassit, tremblant, épuisé. Nantas s’inclinait, troublé profondément, malgré l’empire
qu’il avait sur lui-même. Au bout d’un silence, le vieillard reprit de la voix sèche d’un
homme qui traite une affaire :
« Je vous demande pardon, monsieur. Je m’étais promis de garder mon sang-froid. Ce
n’est pas vous qui m’appartenez, c’est moi qui vous appartiens, puisque je suis à votre
discrétion. Vous êtes ici pour m’offrir une transaction devenue nécessaire. Transigeons,
monsieur. »
Et il affecta dès lors de parler comme un avoué qui arrange à l’amiable quelque procès
honteux, où il ne met les mains qu’avec dégoût. Il disait posément : « Mlle Flavie Danvilliers a hérité, à la mort de sa mère, d’une somme de deux cent mille
francs, qu’elle ne devait toucher que le jour de son mariage. Cette somme a déjà produit
des intérêts. Voici, d’ailleurs, mes comptes de tutelle, que je veux vous communiquer. »
Il avait ouvert un dossier, il lut des chiffres. Nantas tenta vainement de l’arrêter.
Maintenant, une émotion le prenait, en face de ce vieillard, si droit et si simple, qui lui
paraissait très grand, depuis qu’il était calme. « Enfin, conclut celui-ci, je vous reconnais dans le contrat que mon notaire a dressé ce
matin, un apport de deux cent mille francs. Je sais que vous n’avez rien. Vous toucherez
les deux cent mille francs chez mon banquier, le lendemain du mariage. - Mais, monsieur, dit Nantas, je ne vous demande pas votre argent, je ne veux que votre
fille... »
Le baron lui coupa la parole.
« Vous n’avez pas le droit de refuser, et ma fille ne saurait épouser un homme moins riche
qu’elle... Je vous donne la dot que je lui destinais, voilà tout. Peut-être aviez-vous compté
trouver davantage, mais on me croit plus riche que je ne le suis réellement, monsieur. » Et, comme le jeune homme restait muet sous cette dernière cruauté, le baron termina
l’entrevue, en sonnant le domestique.
« Joseph, dites à Mademoiselle que je l’attends tout de suite dans mon cabinet. » Il s’était levé, il ne prononça plus un mot, marchant lentement. Nantas demeurait debout
et immobile. Il trompait ce vieillard, il se sentait petit et sans force devant lui. Enfin, Flavie
entra. « Ma fille, dit le baron, voici cet homme. Le mariage aura lieu dans le délai légal. »
Et il s’en alla, il les laissa seuls, comme si, pour lui, le mariage était conclu.
Quand la porte se fut refermée, un silence régna. Nantas et Flavie se regardaient. Ils ne
s’étaient point vus encore. Elle lui parut très belle, avec son visage pâle et hautain, dont
les grands yeux gris ne se baissaient pas. Peut-être avait-elle pleuré depuis trois jours
qu’elle n’avait pas quitté sa chambre ; mais la froideur de ses joues devait avoir glacé ses
larmes. Ce fut elle qui parla la première. « Alors, monsieur, cette affaire est terminée ?
- Oui, madame », répondit simplement Nantas.
Elle eut une moue involontaire, en l’enveloppant d’un long regard, qui semblait chercher
en lui sa bassesse.
« Allons, tant mieux, reprit-elle. Je craignais de ne trouver personne pour un tel marché. »
Nantas sentit, à sa voix, tout le mépris dont elle l’accablait. Mais il releva la tête. S’il avait
tremblé devant le père, en sachant qu’il le trompait, il entendait être solide et carré en
face de la fille, qui était sa complice.
« Pardon, madame, dit-il tranquillement, avec une grande politesse, je crois que vous
vous méprenez sur la situation que nous fait à tous deux ce que vous venez d’appeler
très justement un marché. J’entends que, dès aujourd’hui, nous nous mettions sur un
pied d’égalité... - Ah ! vraiment, interrompit Flavie, avec un sourire dédaigneux.
27
- Oui, sur un pied d’égalité complète... Vous avez besoin d’un nom pour cacher une faute
que je ne me permets pas de juger, et je vous donne le mien. De mon côté, j’ai besoin
d’une mise de fonds, d’une certaine position sociale, pour mener à bien de grandes
entreprises, et vous m’apportez ces fonds. Nous sommes dès aujourd’hui deux associés dont les apports se balancent, nous avons
seulement à nous remercier pour le service que nous nous rendons mutuellement. » Elle ne souriait plus. Un pli d’orgueil irrité lui barrait le front. Pourtant elle ne répondit pas.
Au bout d’un silence, elle reprit :
« Vous connaissez mes conditions ?
- Non, madame, dit Nantas, qui conservait un calme parfait. Veuillez me les dicter, et je
m’y soumets d’avance. »
Alors, elle s’exprima nettement, sans une hésitation ni une rougeur.
« Vous ne serez jamais que mon mari de nom. Nos vies resteront complètement distinctes
et séparées. Vous abandonnerez tous vos droits sur moi, et je n’aurai aucun devoir envers
vous. » À chaque phrase, Nantas acceptait d’un signe de tête. C’était bien là ce qu’il désirait. Il
ajouta :
« Si je croyais devoir être galant, je vous dirais que des conditions si dures me
désespèrent. Mais nous sommes au-dessus de compliments aussi fades. Je suis très
heureux de vous voir le courage de nos situations respectives. Nous entrons dans la vie
par un sentier où l’on ne cueille pas de fleurs... Je ne vous demande qu’une chose,
madame, c’est de ne point user de la liberté que je vous laisse, de façon à rendre mon
intervention nécessaire. - Monsieur ! » dit violemment Flavie, dont l’orgueil se révolta.
Mais il s’inclina respectueusement, en la suppliant de ne point se blesser. Leur position
était délicate, ils devaient tous deux tolérer certaines allusions, sans quoi la bonne
entente devenait impossible.
Il évita d’insister davantage. Mlle Chuin, dans une seconde entrevue, lui avait conté la
faute de Flavie. Son séducteur était un certain M. des Fondettes, le mari d’une de ses
amies de couvent. Comme elle passait un mois chez eux, à la campagne, elle s’était
trouvée un soir entre les bras de cet homme, sans savoir au juste comment cela avait pu
se faire et jusqu’à quel point elle était consentante. Mlle Chuin parlait presque d’un viol. Brusquement, Nantas eut un mouvement amical. Ainsi que tous les gens qui ont
conscience de leur force, il aimait à être bonhomme. « Tenez ! madame, s’écria-t-il, nous ne nous connaissons pas ; mais nous aurions
vraiment tort de nous détester ainsi, à première vue. Peut-être sommes-nous faits pour
nous entendre... Je vois bien que vous me méprisez ; c’est que vous ignorez mon
histoire. » Et il parla avec fièvre, se passionnant, disant sa vie dévorée d’ambition, à Marseille,
expliquant la rage de ses deux mois de démarches inutiles dans Paris. Puis, il montra son
dédain de ce qu’il nommait les conventions sociales, où patauge le commun des
hommes. Qu’importait le jugement de la foule, quand on posait le pied sur elle ! Il
s’agissait d’être supérieur. La toute-puissance excusait tout. Et, à grands traits, il peignit
la vie souveraine qu’il saurait se faire. Il ne craignait plus aucun obstacle, rien ne prévalait
contre la force. Il serait fort, il serait heureux. « Ne me croyez pas platement intéressé, ajouta-t-il. Je ne me vends pas pour votre
fortune. Je ne prends votre argent que comme un moyen de monter très haut... Oh ! si
vous saviez tout ce qui gronde en moi, si vous saviez les nuits ardentes que j’ai passées à
refaire toujours le même rêve, sans cesse emporté par la réalité du lendemain, vous me
comprendriez, vous seriez peut-être fière de vous appuyer à mon bras, en vous disant
que vous me fournissez enfin les moyens d’être quelqu’un ! » Elle l’écoutait toute droite, pas un trait de son visage ne remuait. Et lui se posait une
question qu’il retournait depuis trois jours, sans pouvoir trouver la réponse : l’avait-elle
remarqué à sa fenêtre, pour avoir accepté si vite le projet de Mlle Chuin, lorsque celle-ci
l’avait nommé ? Il lui vint la pensée singulière qu’elle se serait peut-être mise à l’aimer
d’un amour romanesque, s’il avait refusé avec indignation le marché que la gouvernante
était venue lui offrir. Il se tut, et Flavie resta glacée. Puis, comme s’il ne lui avait pas fait sa confession, elle
répéta sèchement : « Ainsi, mon mari de nom seulement, nos vies complètement distinctes, une liberté
absolue. » Nantas reprit aussitôt son air cérémonieux, sa voix brève d’homme qui discute un traité.
« C’est signé, madame. » 28
Et il se retira, mécontent de lui. Comment avait-il pu céder à l’envie bête de convaincre
cette femme ? Elle était très belle, il valait mieux qu’il n’y eût rien de commun entre eux,
car elle pouvait le gêner dans la vie.
III
Dix années s’étaient écoulées. Un matin, Nantas se trouvait dans le cabinet où le baron
Danvilliers l’avait autrefois si rudement accueilli, lors de leur première entrevue.
Maintenant, ce cabinet était le sien ; le baron, après s’être réconcilié avec sa fille et son
gendre, leur avait abandonné l’hôtel, en ne se réservant qu’un pavillon situé à l’autre bout
du jardin, sur la rue de Beaune. En dix ans, Nantas venait de conquérir une des plus
hautes situations financières et industrielles. Mêlé à toutes les grandes entreprises de
chemins de fer, lancé dans toutes les spéculations sur les terrains qui signalèrent les
premières années de l’Empire, il avait réalisé rapidement une fortune immense. Mais son
ambition ne se bornait pas là, il voulait jouer un rôle politique, et il avait réussi à se faire
nommer député, dans un département où il possédait plusieurs fermes. Dès son arrivée
au Corps législatif, il s’était posé en futur ministre des Finances. Par ses connaissances
spéciales et sa facilité de parole, il y prenait de jour en jour une place plus importante. Du
reste, il montrait adroitement un dévouement absolu à l’Empire, tout en ayant en matière
de finances des théories personnelles, qui faisaient grand bruit et qu’il savait préoccuper
beaucoup l’empereur. Ce matin-là, Nantas était accablé d’affaires. Dans les vastes bureaux qu’il avait installés
au rez-de-chaussée de l’hôtel, régnait une activité prodigieuse. C’était un monde
d’employés, les uns immobiles derrière des guichets, les autres allant et venant sans
cesse, faisant battre les portes ; c’était un bruit d’or continu, des sacs ouverts et coulant
sur les tables, la musique toujours sonnante d’une caisse dont le flot semblait devoir
noyer les rues.
Puis, dans l’antichambre, une cohue se pressait, des solliciteurs, des hommes d’affaires,
des hommes politiques, tout Paris à genoux devant la puissance. Souvent, de grands
personnages attendaient là patiemment pendant une heure. Et lui, assis à son bureau, en
correspondance avec la province et l’étranger, pouvant de ses bras étendus étreindre le
monde, réalisait enfin son ancien rêve de force, se sentait le moteur intelligent d’une
colossale machine qui remuait les royaumes et les empires. Nantas sonna l’huissier qui gardait sa porte. Il paraissait soucieux.
« Germain, demanda-t-il, savez-vous si Madame est rentrée ? »
Et, comme l’huissier répondait qu’il l’ignorait, il lui commanda de faire descendre la
femme de chambre de Madame. Mais Germain ne se retirait pas. « Pardon, Monsieur, murmura-t-il, il y a là M. le président du Corps législatif qui insiste
pour entrer. »
Alors, il eut un geste d’humeur, en disant :
« Eh bien ! introduisez-le, et faites ce que je vous ai ordonné. »
La veille, sur une question capitale du budget, un discours de Nantas avait produit une
impression telle, que l’article en discussion avait été envoyé à la commission, pour être
amendé dans le sens indiqué par lui. Après la séance, le bruit s’était répandu que le
ministre des Finances allait se retirer, et l’on désignait déjà dans les groupes le jeune
député comme son successeur. Lui, haussait les épaules : rien n’était fait, il n’avait eu
avec l’empereur qu’un entretien sur des points spéciaux. Pourtant, la visite du président
du Corps législatif pouvait être grosse de signification. Il parut secouer la préoccupation qui l’assombrissait, il se leva et alla serrer les mains du
président.
« Ah ! monsieur le duc [Duc de Morny, président du Corps législatif de 1854 à sa mort en
1865 - et demi-frère de Napoléon III.], dit-il, je vous demande pardon. J’ignorais que vous
fussiez là... Croyez que je suis bien touché de l’honneur que vous me faites. » Un instant, ils causèrent à bâtons rompus, sur un ton de cordialité. Puis, le président,
sans rien lâcher de net, lui fit entendre qu’il était envoyé par l’empereur, pour le sonder.
Accepterait-il le portefeuille des Finances, et avec quel programme ? Alors, lui, superbe
de sang-froid, posa ses conditions. Mais, sous l’impassibilité de son visage, un
grondement de triomphe montait. Enfin, il gravissait le dernier échelon, il était au sommet.
Encore un pas, il allait avoir toutes les têtes au-dessous de lui. Comme le président
concluait, en disant qu’il se rendait à l’instant même chez l’empereur, pour lui
communiquer le programme débattu, une petite porte donnant sur les appartements
s’ouvrit, et la femme de chambre de Madame parut. Nantas, tout d’un coup redevenu blême, n’acheva pas la phrase qu’il prononçait. Il courut
à cette femme, en murmurant : 29
« Excusez-moi, monsieur le duc... »
Et, tout bas, il l’interrogea. Madame était donc sortie de bonne heure ? Avait-elle dit où
elle allait ? Quand devait-elle rentrer ? La femme de chambre répondait par des paroles
vagues, en fille intelligente qui ne veut pas se compromettre. Ayant compris la naïveté de
cet interrogatoire, il finit par dire simplement : « Dès que Madame rentrera, prévenez-la que je désire lui parler. »
Le duc, surpris, s’était approché d’une fenêtre et regardait dans la cour. Nantas revint à
lui, en s’excusant de nouveau. Mais il avait perdu son sang-froid, il balbutia, il l’étonna par
des paroles peu adroites. « Allons, j’ai gâté mon affaire, laissa-t-il échapper tout haut, lorsque le président ne fut
plus là. Voilà un portefeuille qui va m’échapper. » Et il resta dans un état de malaise, coupé d’accès de colère. Plusieurs personnes furent
introduites. Un ingénieur avait à lui présenter un rapport qui annonçait des bénéfices
énormes dans une exploitation de mine. Un diplomate l’entretint d’un emprunt qu’une
puissance voisine voulait ouvrir à Paris. Des créatures défilèrent, lui rendirent des
comptes sur vingt affaires considérables. Enfin, il reçut un grand nombre de ses collègues
de la Chambre ; tous se répandaient en éloges outrés sur son discours de la veille. Lui,
renversé au fond de son fauteuil, acceptait cet encens, sans un sourire. Le bruit de l’or
continuait dans les bureaux voisins, une trépidation d’usine faisait trembler les murs,
comme si on eût fabriqué là tout cet or qui sonnait. Il n’avait qu’à prendre une plume pour
expédier des dépêches dont l’arrivée aurait réjoui ou consterné les marchés de l’Europe ;
il pouvait empêcher ou précipiter la guerre, en appuyant ou en combattant l’emprunt dont
on lui avait parlé ; même il tenait le budget de la France dans sa main, il saurait bientôt s’il
serait pour ou contre l’Empire. C’était le triomphe, sa personnalité développée outre
mesure devenait le centre autour duquel tournait un monde. Et il ne goûtait point ce
triomphe, ainsi qu’il se l’était promis. Il éprouvait une lassitude, l’esprit autre part,
tressaillant au moindre bruit. Lorsqu’une flamme, une fièvre d’ambition satisfaite montait à ses joues, il se sentait tout
de suite pâlir comme si par-derrière, brusquement, une main froide l’eût touché à la
nuque.
Deux heures s’étaient passées, et Flavie n’avait pas encore paru. Nantas appela Germain
pour le charger d’aller chercher M. Danvilliers, si le baron se trouvait chez lui. Resté seul,
il marcha dans son cabinet, en refusant de recevoir davantage ce jour-là. Peu à peu, son
agitation avait grandi. Évidemment, sa femme était à quelque rendez-vous. Elle devait
avoir renoué avec M. des Fondettes, qui était veuf depuis six mois. Certes, Nantas se
défendait d’être jaloux ; pendant dix années, il avait strictement observé le traité conclu ;
seulement, il entendait, disait-il, ne pas être ridicule. Jamais il ne permettrait à sa femme
de compromettre sa situation, en le rendant la moquerie de tous. Et sa force
l’abandonnait, ce sentiment de mari qui veut simplement être respecté l’envahissait d’un
tel trouble, qu’il n’en avait pas éprouvé de pareil, même lorsqu’il jouait les coups de
cartes les plus hasardés, dans les commencements de sa fortune. Flavie entra, encore en toilette de ville ; elle n’avait retiré que son chapeau et ses gants.
Nantas, dont la voix tremblait, lui dit qu’il serait monté chez elle, si elle lui avait fait savoir
qu’elle était rentrée. Mais elle, sans s’asseoir, de l’air pressé d’une cliente, eut un geste
pour l’inviter à se hâter.
« Madame, commença-t-il, une explication est devenue nécessaire entre nous... Où êtesvous allée ce matin ? »
La voix frémissante de son mari, la brutalité de sa question, la surprirent extrêmement. « Mais, répondit-elle d’un ton froid, où il m’a plu d’aller.
- Justement, c’est ce qui ne saurait me convenir désormais, reprit-il en devenant très
pâle. Vous devez vous souvenir de ce que je vous ai dit, je ne tolérerai pas que vous usiez de la
liberté que je vous laisse, de façon à déshonorer mon nom. »
Flavie eut un sourire de souverain mépris.
« Déshonorer votre nom, monsieur, mais cela vous regarde, c’est une besogne qui n’est
plus à faire. » Alors, Nantas, dans un emportement fou, s’avança comme s’il voulait la battre, bégayant :
« Malheureuse, vous sortez des bras de M. des Fondettes... Vous avez un amant, je le
sais.
- Vous vous trompez, dit-elle sans reculer devant sa menace, je n’ai jamais revu M. des
Fondettes... Mais j’aurais un amant que vous n’auriez pas à me le reprocher. Qu’est-ce
que cela pourrait vous faire ? Vous oubliez donc nos conventions. »
30
Il la regarda un instant de ses yeux hagards ; puis, secoué de sanglots, mettant dans son
cri une passion longtemps contenue, il s’abattit à ses pieds. « Oh ! Flavie, je vous aime ! »
Elle, toute droite, s’écarta, parce qu’il avait touché le coin de sa robe. Mais le malheureux
la suivait en se traînant sur les genoux, les mains tendues.
« Je vous aime, Flavie, je vous aime comme un fou... Cela est venu je ne sais comment. Il
y a des années déjà. Et peu à peu cela m’a pris tout entier. Oh ! j’ai lutté, je trouvais cette
passion indigne de moi, je me rappelais notre premier entretien... Mais, aujourd’hui, je
souffre trop, il faut que je vous parle... » Longtemps, il continua. C’était l’effondrement de toutes ses croyances.
Cet homme qui avait mis sa foi dans la force, qui soutenait que la volonté est le seul levier
capable de soulever le monde, tombait anéanti, faible comme un enfant, désarmé devant
une femme. Et son rêve de fortune réalisé, sa haute situation conquise, il eût tout donné,
pour que cette femme le relevât d’un baiser au front. Elle lui gâtait son triomphe. Il
n’entendait plus l’or qui sonnait dans ses bureaux, il ne songeait plus au défilé des
courtisans qui venaient de le saluer, il oubliait que l’empereur, en ce moment, l’appelait
peut-être au pouvoir. Ces choses n’existaient pas. Il avait tout, et il ne voulait que Flavie.
Si Flavie se refusait, il n’avait rien. « Écoutez, continua-t-il, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous... D’abord, c’est vrai, vous ne
comptiez pas, je travaillais pour la satisfaction de mon orgueil. Puis, vous êtes devenue
l’unique but de toutes mes pensées, de tous mes efforts. Je me disais que je devais
monter le plus haut possible, afin de vous mériter. J’espérais vous fléchir, le jour où je
mettrais à vos pieds ma puissance. Voyez où je suis aujourd’hui. N’ai-je pas gagné votre
pardon ? Ne me méprisez plus, je vous en conjure ! » Elle n’avait pas encore parlé. Elle dit tranquillement :
« Relevez-vous, monsieur, on pourrait entrer. »
Il refusa, il la supplia encore. Peut-être aurait-il attendu, s’il n’avait pas été jaloux de M.
des Fondettes. C’était un tourment qui l’affolait. Puis, il se fit très humble.
« Je vois bien que vous me méprisez toujours. Eh bien ! attendez, ne donnez votre amour
à personne. Je vous promets de si grandes choses, que je saurai bien vous fléchir.
Il faut me pardonner, si j’ai été brutal tout à l’heure. Je n’ai plus la tête à moi... Oh !
laissez-moi espérer que vous m’aimerez un jour ! - Jamais ! » prononça-t-elle avec énergie.
Et, comme il restait par terre, écrasé, elle voulut sortir. Mais, lui, la tête perdue, pris d’un
accès de rage, se leva et la saisit aux poignets. Une femme le braverait ainsi, lorsque le
monde était à ses pieds ! Il pouvait tout, bouleverser les États, conduire la France à son
gré, et il ne pourrait obtenir l’amour de sa femme ! Lui, si fort, si puissant, lui dont les
moindres désirs étaient des ordres, il n’avait plus qu’un désir, et ce désir ne serait jamais
contenté, parce qu’une créature, d’une faiblesse d’enfant, refusait ! Il lui serrait les bras, il
répétait d’une voix rauque : « Je veux... Je veux...
- Et moi je ne veux pas », disait Flavie toute blanche et raidie dans sa volonté.
La lutte continuait, lorsque le baron Danvilliers ouvrit la porte. À sa vue, Nantas lâcha
Flavie et s’écria : « Monsieur, voici votre fille qui revient de chez son amant... Dites-lui donc qu’une femme
doit respecter le nom de son mari, même lorsqu’elle ne l’aime pas et que la pensée de
son propre honneur ne l’arrête plus. »
Le baron, très vieilli, restait debout sur le seuil, devant cette scène de violence. C’était
pour lui une surprise douloureuse. Il croyait le ménage uni, il approuvait les rapports
cérémonieux des deux époux, pensant qu’il n’y avait là qu’une tenue de convenance. Son
gendre et lui étaient de deux générations différentes ; mais, s’il était blessé par l’activité
peu scrupuleuse du financier, s’il condamnait certaines entreprises qu’il traitait de cassecou, il avait dû reconnaître la force de sa volonté et sa vive intelligence. Et, brusquement, il tombait dans ce drame, qu’il ne soupçonnait pas.
Lorsque Nantas accusa Flavie d’avoir un amant, le baron, qui traitait encore sa fille mariée
avec la sévérité qu’il avait pour elle à dix ans, s’avança de son pas de vieillard solennel.
« Je vous jure qu’elle sort de chez son amant, répétait Nantas, et vous la voyez ! elle est là
qui me brave. »
Flavie, dédaigneuse, avait tourné la tête. Elle arrangeait ses manchettes, que la brutalité
de son mari avait froissées. Pas une rougeur n’était montée à son visage. Cependant, son
père lui parlait.
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« Ma fille, pourquoi ne vous défendez-vous pas ? Votre mari dirait-il la vérité ? Auriezvous réservé cette dernière douleur à ma vieillesse ?... L’affront serait aussi pour moi ;
car, dans une famille, la faute d’un seul membre suffit à salir tous les autres. » Alors, elle eut un mouvement d’impatience. Son père prenait bien son temps pour
l’accuser ! Un instant encore, elle supporta son interrogatoire, voulant lui épargner la
honte d’une explication. Mais, comme il s’emportait à son tour, en la voyant muette et
provocante, elle finit par dire : « Eh ! mon père, laissez cet homme jouer son rôle... Vous ne le connaissez pas. Ne me
forcez point à parler par respect pour vous.
- Il est votre mari, reprit le vieillard. Il est le père de votre enfant. »
Flavie s’était redressée, frémissante.
« Non, non, il n’est pas le père de mon enfant... À la fin, je vous dirai tout. Cet homme
n’est pas même un séducteur, car ce serait une excuse au moins, s’il m’avait aimée.
Cet homme s’est simplement vendu et a consenti à couvrir la faute d’un autre. »
Le baron se tourna vers Nantas, qui, livide, reculait.
« Entendez-vous, mon père ! reprenait Flavie avec plus de force, il s’est vendu, vendu
pour de l’argent... Je ne l’ai jamais aimé, il ne m’a jamais touchée du bout de ses doigts...
J’ai voulu vous épargner une grande douleur, je l’ai acheté afin qu’il vous mentît...
Regardez-le, voyez si je dis la vérité. » Nantas se cachait la face entre les mains.
« Et, aujourd’hui, continua la jeune femme, voilà qu’il veut que je l’aime... Il s’est mis à
genoux et il a pleuré. Quelque comédie sans doute. Pardonnez-moi de vous avoir trompé,
mon père ; mais, vraiment, est-ce que j’appartiens à cet homme ?... Maintenant que vous
savez tout, emmenez-moi. Il m’a violentée tout à l’heure, je ne resterai pas ici une minute
de plus. » Le baron redressa sa taille courbée. Et, silencieux, il alla donner le bras à sa fille. Tous
deux traversèrent la pièce, sans que Nantas fit un geste pour les retenir. Puis, à la porte,
le vieillard ne laissa tomber que cette parole :
« Adieu, monsieur. »
La porte s’était refermée. Nantas restait seul, écrasé, regardant follement le vide autour
de lui. Comme Germain venait d’entrer et de poser une lettre sur le bureau, il l’ouvrit
machinalement et la parcourut des yeux. Cette lettre, entièrement écrite de la main de
l’empereur, l’appelait au ministère des Finances, en termes très obligeants. Il comprit à
peine. La réalisation de toutes ses ambitions ne le touchait plus. Dans les caisses voisines, le bruit de l’or avait augmenté ; c’était l’heure où la maison
Nantas ronflait, donnant le branle à tout un monde. Et lui, au milieu de ce labeur colossal
qui était son œuvre, dans l’apogée de sa puissance, les yeux stupidement fixés sur
l’écriture de l’empereur, poussa cette plainte d’enfant, qui était la négation de sa vie
entière : « Je ne suis pas heureux... Je ne suis pas heureux... »
Il pleurait, la tête tombée sur son bureau, et ses larmes chaudes effaçaient la lettre qui le
nommait ministre.
IV
Depuis dix-huit mois que Nantas était ministre des Finances, il semblait s’étourdir par un
travail surhumain. Au lendemain de la scène de violence qui s’était passée dans son
cabinet, il avait eu avec le baron Danvilliers une entrevue ; et, sur les conseils de son père,
Flavie avait consenti à rentrer au domicile conjugal. Mais les époux ne s’adressaient plus
la parole, en dehors de la comédie qu’ils devaient jouer devant le monde. Nantas avait
décidé qu’il ne quitterait pas son hôtel. Le soir, il amenait ses secrétaires et expédiait
chez lui la besogne. Ce fut l’époque de son existence où il fit les plus grandes choses. Une voix lui soufflait
des inspirations hautes et fécondes. Sur son passage, un murmure de sympathie et
d’admiration s’élevait. Mais lui restait insensible aux éloges. On eût dit qu’il travaillait sans
espoir de récompense, avec la pensée d’entasser les œuvres dans le but unique de tenter
l’impossible. Chaque fois qu’il montait plus haut, il consultait le visage de Flavie. Est-ce
qu’elle était touchée enfin ? Est-ce qu’elle lui pardonnait son ancienne infamie, pour ne
plus voir que le développement de son intelligence ? Et il ne surprenait toujours aucune
émotion sur le visage muet de cette femme, et il se disait, en se remettant au travail : «
Allons ! je ne suis point assez haut pour elle, il faut monter encore, monter sans cesse. » Il
entendait forcer le bonheur, comme il avait forcé la fortune. Toute sa croyance en sa force
lui revenait, il n’admettait pas d’autre levier en ce monde, car c’est la volonté de la vie qui
a fait l’humanité. Quand le découragement le prenait parfois, il s’enfermait pour que
32
personne ne pût se douter des faiblesses de sa chair. On ne devinait ses luttes qu’à ses
yeux plus profonds, cerclés de noir, et où brûlait une flamme intense. La jalousie le dévorait maintenant.
Ne pas réussir à se faire aimer de Flavie, était un supplice ; mais une rage l’affolait,
lorsqu’il songeait qu’elle pouvait se donner à un autre. Pour affirmer sa liberté, elle était
capable de s’afficher avec M. des Fondettes. Il affectait donc de ne point s’occuper
d’elle, tout en agonisant d’angoisse à ses moindres absences. S’il n’avait pas craint le
ridicule, il l’aurait suivie lui-même dans les rues. Ce fut alors qu’il voulut avoir près d’elle
une personne dont il achèterait le dévouement. On avait conservé Mlle Chuin dans la maison. Le baron était habitué à elle. D’autre part,
elle savait trop de choses pour qu’on pût s’en débarrasser. Un moment, la vieille fille avait
eu le projet de se retirer avec les vingt mille francs que Nantas lui avait comptés, au
lendemain de son mariage. Mais sans doute elle s’était dit que la maison devenait bonne
pour y pêcher en eau trouble. Elle attendait donc une nouvelle occasion, ayant fait le
calcul qu’il lui fallait encore une vingtaine de mille francs, si elle voulait acheter à Roinville,
son pays, la maison du notaire, qui avait fait l’admiration de sa jeunesse. Nantas n’avait pas à se gêner avec cette vieille fille, dont les mines confites en dévotion
ne pouvaient plus le tromper. Pourtant, le matin où il la fit venir dans son cabinet et où il
lui proposa nettement de le tenir au courant des moindres actions de sa femme, elle
feignit de se révolter, en lui demandant pour qui il la prenait.
« Voyons, mademoiselle, dit-il impatienté, je suis très pressé, on m’attend. Abrégeons, je
vous prie. »
Mais elle ne voulait rien entendre, s’il n’y mettait des formes.
Ses principes étaient que les choses ne sont pas laides en elles-mêmes, qu’elles le
deviennent ou cessent de l’être, selon la façon dont on les présente. « Eh bien ! reprit-il, il s’agit, mademoiselle, d’une bonne action... Je crains que ma femme
ne me cache certains chagrins. Je la vois triste depuis quelques semaines, et j’ai songé à
vous, pour obtenir des renseignements.
- Vous pouvez compter sur moi, dit-elle alors avec une effusion maternelle. Je suis
dévouée à Madame, je ferai tout pour son honneur et le vôtre... Dès demain, nous
veillerons sur elle. » Il lui promit de la récompenser de ses services. Elle se fâcha d’abord. Puis, elle eut
l’habileté de le forcer à fixer une somme : il lui donnerait dix mille francs, si elle lui
fournissait une preuve formelle de la bonne ou de la mauvaise conduite de Madame. Peu
à peu, ils en étaient venus à préciser les choses. Dès lors, Nantas se tourmenta moins. Trois mois s’écoulèrent, il se trouvait engagé dans
une grosse besogne, la préparation du budget. D’accord avec l’empereur, il avait apporté
au système financier d’importantes modifications. Il savait qu’il serait vivement attaqué à
la Chambre, et il lui fallait préparer une quantité considérable de documents. Souvent il
veillait des nuits entières. Cela l’étourdissait et le rendait patient. Quand il voyait Mlle
Chuin, il l’interrogeait d’une voix brève. Savait-elle quelque chose ? Madame avait-elle fait
beaucoup de visites ? S’était-elle particulièrement arrêtée dans certaines maisons ? Mlle
Chuin tenait un journal détaillé. Mais elle n’avait encore recueilli que des faits sans
importance. Nantas se rassurait, tandis que la vieille clignait les yeux parfois, en répétant
que, bientôt peut-être, elle aurait du nouveau. La vérité était que Mlle Chuin avait fortement réfléchi.
Dix mille francs ne faisaient pas son compte, il lui en fallait vingt mille, pour acheter la
maison du notaire. Elle eut d’abord l’idée de se vendre à la femme, après s’être vendue
au mari. Mais elle connaissait Madame, elle craignit d’être chassée au premier mot.
Depuis longtemps, avant même qu’on la chargeât de cette besogne, elle l’avait espionnée
pour son compte, en se disant que les vices des maîtres sont la fortune des valets ; et elle
s’était heurtée à une de ces honnêtetés d’autant plus solides, qu’elles s’appuient sur
l’orgueil. Flavie gardait de sa faute une rancune à tous les hommes. Aussi Mlle Chuin se
désespérait-elle, lorsqu’un jour elle rencontra M. des Fondettes. Il la questionna si
vivement sur sa maîtresse, qu’elle comprit tout d’un coup qu’il la désirait follement, brûlé
par le souvenir de la minute où il l’avait tenue dans ses bras. Et son plan fut arrêté : servir
à la fois le mari et l’amant, là était la combinaison de génie. Justement, tout venait à point. M. des Fondettes, repoussé, désormais sans espoir, aurait
donné sa fortune pour posséder encore cette femme qui lui avait appartenu. Ce fut lui qui,
le premier, tâta Mlle Chuin. Il la revit, joua le sentiment, en jurant qu’il se tuerait, si elle ne
l’aidait pas. Au bout de huit jours, après une grande dépense de sensibilité et de
scrupules, l’affaire était faite : il donnerait dix mille francs, et elle, un soir, le cacherait dans
la chambre de Flavie. 33
Le matin, Mlle Chuin alla trouver Nantas.
« Qu’avez-vous appris ? » demanda-t-il en pâlissant.
Mais elle ne précisa rien d’abord. Madame avait pour sûr une liaison. Même elle donnait
des rendez-vous.
« Au fait, au fait », répétait-il, furieux d’impatience.
Enfin, elle nomma M. des Fondettes.
« Ce soir, il sera dans la chambre de Madame.
- C’est bien, merci », balbutia Nantas.
Il la congédia du geste, il avait peur de défaillir devant elle. Ce brusque renvoi l’étonnait et
l’enchantait, car elle s’était attendue à un long interrogatoire, et elle avait même préparé
ses réponses, pour ne pas s’embrouiller. Elle fit une révérence, elle se retira, en prenant
une figure dolente.
Nantas s’était levé. Dès qu’il fut seul, il parla tout haut.
« Ce soir... Dans sa chambre... »
Et il portait les mains à son crâne, comme s’il l’avait entendu craquer. Ce rendez-vous,
donné au domicile conjugal, lui semblait monstrueux d’impudence. Il ne pouvait se laisser
outrager ainsi. Ses poings de lutteur se serraient, une rage le faisait rêver d’assassinat.
Pourtant, il avait à finir un travail. Trois fois, il se rassit devant son bureau, et trois fois un
soulèvement de tout son corps le remit debout ; tandis que, derrière lui, quelque chose le
poussait, un besoin de monter sur-le-champ chez sa femme, pour la traiter de catin.
Enfin, il se vainquit, il se remit à la besogne, en jurant qu’il les étranglerait, le soir. Ce fut la
plus grande victoire qu’il remporta jamais sur lui-même. L’après-midi, Nantas alla soumettre à l’empereur le projet définitif du budget. Celui-ci lui
ayant fait quelques objections, il les discuta avec une lucidité parfaite. Mais il lui fallut
promettre de modifier toute une partie de son travail. Le projet devait être déposé le
lendemain. « Sire, je passerai la nuit », dit-il.
Et, en revenant, il pensait : « Je les tuerai à minuit, et j’aurai ensuite jusqu’au jour pour
terminer ce travail. »
Le soir, au dîner, le baron Danvilliers causa précisément de ce projet de budget, qui faisait
grand bruit. Lui, n’approuvait pas toutes les idées de son gendre en matière de finances.
Mais il les trouvait très larges, très remarquables. Pendant qu’il répondait au baron,
Nantas, à plusieurs reprises, crut surprendre les yeux de sa femme fixés sur les siens.
Souvent, maintenant, elle le regardait ainsi. Son regard ne s’attendrissait pas, elle
l’écoutait simplement et semblait chercher à lire au-delà de son visage. Nantas pensa
qu’elle craignait d’avoir été trahie. Aussi fit-il un effort pour paraître d’esprit dégagé : il
causa beaucoup, s’éleva très haut, finit par convaincre son beau-père, qui céda devant sa
grande intelligence. Flavie le regardait toujours ; et une mollesse à peine sensible avait un
instant passé sur sa face. Jusqu’à minuit, Nantas travailla dans son cabinet. Il s’était passionné peu à peu, plus rien
n’existait que cette création, ce mécanisme financier qu’il avait lentement construit,
rouage à rouage, au travers d’obstacles sans nombre. Quand la pendule sonna minuit, il
leva instinctivement la tête. Un grand silence régnait dans l’hôtel. Tout d’un coup, il se
souvint, l’adultère était là, au fond de cette ombre et de ce silence. Mais ce fut pour lui
une peine que de quitter son fauteuil : il posa la plume à regret, fit quelques pas comme
pour obéir à une volonté ancienne, qu’il ne retrouvait plus. Puis, une chaleur lui
empourpra la face, une flamme alluma ses yeux. Et il monta à l’appartement de sa
femme. Ce soir-là, Flavie avait congédié de bonne heure sa femme de chambre. Elle voulait être
seule. Jusqu’à minuit, elle resta dans le petit salon qui précédait sa chambre à coucher.
Allongée sur une causeuse, elle avait pris un livre ; mais, à chaque instant, le livre tombait
de ses mains, et elle songeait, les yeux perdus. Son visage s’était encore adouci, un
sourire pâle y passait par moments. Elle se leva en sursaut. On avait frappé.
« Qui est là ?
- Ouvrez », répondit Nantas.
Ce fut pour elle une si grande surprise, qu’elle ouvrit machinalement. Jamais son mari ne
s’était ainsi présenté chez elle. Il entra, bouleversé ; la colère l’avait repris, en montant.
Mlle Chuin, qui le guettait sur le palier, venait de lui murmurer à l’oreille que M. des
Fondettes était là depuis deux heures. Aussi ne montra-t-il aucun ménagement. « Madame, dit-il, un homme est caché dans votre chambre. »
Flavie ne répondit pas tout de suite, tellement sa pensée était loin. Enfin, elle comprit.
« Vous êtes fou, monsieur », murmura-t-elle.
34
Mais, sans s’arrêter à discuter, il marchait déjà vers la chambre. Alors, d’un bond, elle se
mit devant la porte, en criant :
« Vous n’entrerez pas... Je suis ici chez moi, et je vous défends d’entrer ! »
Frémissante, grandie, elle gardait la porte. Un instant, ils restèrent immobiles, sans une
parole, les yeux dans les yeux. Lui, le cou tendu, les mains en avant, allait se jeter sur elle,
pour passer.
« Ôtez-vous de là, murmura-t-il d’une voix rauque. Je suis plus fort que vous, j’entrerai
quand même.
- Non, vous n’entrerez pas, je ne veux pas. »
Follement, il répétait :
« Il y a un homme, il y a un homme... »
Elle, ne daignant même pas lui donner un démenti, haussait les épaules. Puis, comme il
faisait encore un pas :
« Eh bien ! mettons qu’il y ait un homme, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Ne suis-je
pas libre ? »
Il recula devant ce mot qui le cinglait comme un soufflet. En effet, elle était libre. Un grand
froid le prit aux épaules, il sentit nettement qu’elle avait le rôle supérieur, et que lui jouait
là une scène d’enfant malade et illogique. Il n’observait pas le traité, sa stupide passion le
rendait odieux. Pourquoi n’était-il pas resté à travailler dans son cabinet ? Le sang se
retirait de ses joues, une ombre d’indicible souffrance blêmit son visage. Lorsque Flavie
remarqua le bouleversement qui se faisait en lui, elle s’écarta de la porte, tandis qu’une
douceur attendrissait ses yeux. « Voyez », dit-elle simplement.
Et elle-même entra dans la chambre, une lampe à la main, tandis que Nantas demeurait
sur le seuil. D’un geste, il lui avait dit que c’était inutile, qu’il ne voulait pas voir. Mais elle,
maintenant, insistait. Comme elle arrivait devant le lit, elle souleva les rideaux, et M. des
Fondettes apparut, caché derrière. Ce fut pour elle une telle stupeur, qu’elle eut un cri
d’épouvante. « C’est vrai, balbutia-t-elle éperdue, c’est vrai, cet homme était là... Je l’ignorais, oh ! sur
ma vie, je vous le jure ! »
Puis, par un effort de volonté, elle se calma, elle parut même regretter ce premier
mouvement qui venait de la pousser à se défendre. « Vous aviez raison, monsieur, et je vous demande pardon », dit-elle à Nantas, en tâchant
de retrouver sa voix froide. Cependant, M. des Fondettes se sentait ridicule. Il faisait une mine sotte, il aurait donné
beaucoup pour que le mari se fâchât. Mais Nantas se taisait. Il était simplement devenu
très pâle. Quand il eut reporté ses regards de M. des Fondettes à Flavie, il s’inclina
devant cette dernière ; en prononçant cette seule phrase :
« Madame, excusez-moi, vous êtes libre. »
Et il tourna le dos, il s’en alla. En lui, quelque chose venait de se casser ; seul, le
mécanisme des muscles et des os fonctionnait encore. Lorsqu’il se retrouva dans son
cabinet, il marcha droit à un tiroir où il cachait un revolver. Après avoir examiné cette
arme, il dit tout haut, comme pour prendre un engagement formel vis-à-vis de lui-même : « Allons, c’est assez, je me tuerai tout à l’heure. »
Il remonta la lampe qui baissait, il s’assit devant son bureau et se remit tranquillement à la
besogne. Sans une hésitation, au milieu du grand silence, il continua la phrase
commencée. Un à un, méthodiquement, les feuillets s’entassaient. Deux heures plus tard,
lorsque Flavie, qui avait chassé M. des Fondettes, descendit pieds nus pour écouter à la
porte du cabinet, elle n’entendit que le petit bruit de la plume craquant sur le papier.
Alors, elle se pencha, elle mit un œil au trou de la serrure. Nantas écrivait toujours avec le
même calme, son visage exprimait la paix et la satisfaction du travail tandis qu’un rayon
de la lampe allumait le canon du revolver, près de lui. V
La maison attenante au jardin de l’hôtel était maintenant la propriété de Nantas, qui l’avait
achetée à son beau-père. Par un caprice, il défendait d’y louer l’étroite mansarde, où,
pendant deux mois, il s’était débattu contre la misère, lors de son arrivée à Paris. Depuis
sa grande fortune, il avait éprouvé, à diverses reprises, le besoin de monter s’y enfermer
pour quelques heures. C’était là qu’il avait souffert, c’était là qu’il voulait triompher.
Lorsqu’un obstacle se présentait, il aimait aussi à y réfléchir, à y prendre les grandes
déterminations de sa vie. Il y redevenait ce qu’il était autrefois. Aussi, devant la nécessité
du suicide, était-ce dans cette mansarde qu’il avait résolu de mourir. 35
Le matin, Nantas n’eut fini son travail que vers huit heures. Craignant que la fatigue ne
l’assoupît, il se lava à grande eau. Puis, il appela successivement plusieurs employés,
pour leur donner des ordres. Lorsque son secrétaire fut arrivé, il eut avec lui un entretien :
le secrétaire devait porter sur-le-champ le projet de budget aux Tuileries, et fournir
certaines explications, si l’empereur soulevait des objections nouvelles. Dès lors, Nantas
crut avoir assez fait. Il laissait tout en ordre, il ne partirait pas comme un banqueroutier
frappé de démence. Enfin, il s’appartenait, il pouvait disposer de lui, sans qu’on l’accusât
d’égoïsme et de lâcheté. Neuf heures sonnèrent. Il était temps. Mais, comme il allait quitter son cabinet, en
emportant le revolver, il eut une dernière amertume à boire. Mlle Chuin se présenta pour
toucher les dix mille francs promis. Il la paya, et dut subir sa familiarité. Elle se montrait
maternelle, elle le traitait un peu comme un élève qui a réussi. S’il avait encore hésité, cette complicité honteuse l’aurait décidé au suicide. Il monta
vivement et, dans sa hâte, laissa la clé sur la porte. Rien n’était changé. Le papier avait les mêmes déchirures, le lit, la table et la chaise se
trouvaient toujours là, avec leur odeur de pauvreté ancienne. Il respira un moment cet air
qui lui rappelait les luttes d’autrefois. Puis, il s’approcha de la fenêtre et il aperçut la
même échappée de Paris, les arbres de l’hôtel, la Seine, les quais, tout un coin de la rive
droite, où le flot des maisons roulait, se haussait, se confondait, jusqu’aux lointains du
Père-Lachaise. Le revolver était sur la table boiteuse, à portée de sa main. Maintenant, il n’avait plus de
hâte, il était certain que personne ne viendrait et qu’il se tuerait à sa guise. Il songeait et
se disait qu’il se retrouvait au même point que jadis, ramené au même lieu, dans la même
volonté du suicide. Un soir déjà, à cette place, il avait voulu se casser la tête ; il était trop
pauvre alors pour acheter un pistolet, il n’avait que le pavé de la rue, mais la mort était
quand même au bout. Ainsi, dans l’existence, il n’y avait donc que la mort qui ne trompât
pas, qui se montrât toujours sûre et toujours prête. Il ne connaissait qu’elle de solide, il
avait beau chercher, tout s’était continuellement effondré sous lui, la mort seule restait
une certitude. Et il éprouva le regret d’avoir vécu dix ans de trop. L’expérience qu’il avait
faite de la vie, en montant à la fortune et au pouvoir, lui paraissait puérile. À quoi bon
cette dépense de volonté, à quoi bon tant de force produite, puisque, décidément, la
volonté et la force n’étaient pas tout ? Il avait suffi d’une passion pour le détruire, il s’était
pris sottement à aimer Flavie, et le monument qu’il bâtissait, craquait, s’écroulait comme
un château de cartes, emporté par l’haleine d’un enfant. C’était misérable, cela ressemblait à la punition d’un écolier maraudeur, sous lequel la
branche casse, et qui périt par où il a péché. La vie était bête, les hommes supérieurs y
finissaient aussi platement que les imbéciles.
Nantas avait pris le revolver sur la table et l’armait lentement. Un dernier regret le fit mollir
une seconde, à ce moment suprême. Que de grandes choses il aurait réalisées, si Flavie
l’avait compris ! Le jour où elle se serait jetée à son cou, en lui disant : « Je t’aime ! » ce
jour-là, il aurait trouvé un levier pour soulever le monde. Et sa dernière pensée était un
grand dédain de la force, puisque la force, qui devait tout lui donner, n’avait pu lui donner
Flavie.
Il leva son arme. La matinée était superbe. Par la fenêtre grande ouverte, le soleil entrait,
mettant un éveil de jeunesse dans la mansarde. Au loin, Paris commençait son labeur de
ville géante. Nantas appuya le canon sur sa tempe. Mais la porte s’était violemment ouverte, et Flavie entra. D’un geste, elle détourna le
coup, la balle alla s’enfoncer dans le plafond. Tous deux se regardaient. Elle était si
essoufflée, si étranglée, qu’elle ne pouvait parler. Enfin, tutoyant Nantas pour la première
fois, elle trouva le mot qu’il attendait, le seul mot qui pût le décider à vivre : « Je t’aime ! cria-t-elle à son cou, sanglotante, arrachant cet aveu à son orgueil, à tout
son être dompté, je t’aime parce que tu es fort ! »
36
Le Plaisir d'être honnête Le thème de la honte : occurrences
« Je connais des substances qui provoquent des rages sans objet. Je connais des
liqueurs qui apportent l’euphorie des bonheurs sans raisons. Mais je ne connais pas
de produits qui induisent la honte parce que ce sentiment naît toujours dans une
représentation, dans le secret de mon théâtre intime où je mets en scène ce que je
ne peux dire, tant je crains ce que vous allez en dire. »
Boris Cyrulnik ACTE I, scène 1,
[…]
MADDALENA. Elle en mourra ! Si elle ne commet pas une folie avant ! Moi, j’ai trop laissé
faire, je le comprends. Mais je me fiais… je comptais que Fabio serait plus prudent… –
Vous ouvrez les bras ? – Eh oui, il ne reste plus, en effet, qu’à ouvrir les bras, fermer les
yeux et laisser entrer la honte. […]
ACTE I, scène 4,
[…]
MADDALENA. Qu’est-ce que vous dites, Fabio, par pitié ? Vous êtes un homme, vous, et
vous pouvez vous moquer du scandale ! Nous, nous sommes deux pauvres femmes
seules et la honte retomberait sur nous ! Ici, il s’agit, entre deux maux, de choisir le
moindre ! Entre la honte devant tous –
AGATA, aussitôt. – et la honte devant un seul, n’est-ce pas ? ma honte à moi seule ! Mais
je devrai vivre avec cet homme, moi ! l’avoir devant moi, cet homme qui doit être vil, très
vil, s’il se prête à ça ! Elle bondit sur ses pieds et, bien qu’on la retienne, parvient à se
diriger vers la porte du fond. Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas le voir ! Laissez-moi
partir, laissez-moi m’en aller ! […] ACTE II, scène 10,
[…]
AGATA. Pour moi-même, je ne peux pas supporter qu’il suppose autre chose !
FABIO. Mais oui, pour son estime, que tu désires ! Comme s’il ne s’était pas prêté à ce
pacte entre nous !
AGATA. Parler ainsi, pour moi, veut seulement dire que, si honte il y a, la sienne devrait
aussi être la nôtre. – Toi, tu la voudrais sur lui. Moi, je ne la veux pas sur moi !
FABIO. Mais moi, je veux ce qui est à moi ! ce qui devrait être encore à moi, Agata ! –
Toi… toi… toi… […]
BALDOVINO, il aura sur elle un regard rapide d’une profonde intensité et baissera aussitôt
les yeux, troublé, comme égaré. Mais parce que… si je deviens un homme devant vous …
je… je ne pourrai plus… – ah, madame… il m’arrivera la chose la plus triste qui puisse
arriver : je ne pourrai plus lever les yeux pour soutenir le regard des gens… Il se passera
une main sur les yeux, sur le front, pour se ressaisir. Non… assez, assez… Ici, il faut tout
de suite prendre une décision ! Amèrement. J’avais pu penser qu’aujourd’hui, je
m’offrirais la satisfaction de traiter comme des gamins ces messieurs les administrateurs,
ce Marchetto Fongi, et vous aussi, marquis, qui vous étiez mis en tête qu’on pouvait
prendre au collet, comme ça , un homme comme moi ! – Mais à présent je pense que, si
vous avez pu recourir à ce moyen, de me dénoncer comme voleur, pour vaincre sa
résistance à elle (il montrera Agata), sans même penser que cette honte de me chasser
d’ici comme un voleur, devant cinq étrangers, retomberait sur le petit à peine né… – eh, je
pense qu’il doit devenir tout autre, en moi, le plaisir d’être honnête ! Il donnera à Fabio les
cinq fiches qu’il leur avait montrées. Voilà, ces fiches sont à vous, monsieur le marquis !
[…] ACTE III, scène 5,
[…]
AGATA. Il n’y a plus besoin de mots. Depuis le premier jour, ce que vous avez dit m’a
suffi. J’aurais dû entrer tout de duite et vous tendre la main.
37
BALDOVINO. Ah, si vous l’aviez fait, madame ! Je vous jure que j’ai espéré… j’ai espéré
un moment que vous le feriez !… je veux dire, que vous entreriez… – pas que je pourrais
toucher votre main… – Tout aurait été fini tout de suite !
AGATA. Vous auriez renoncé ?
BALDOVINO. Non, j’aurais eu honte, madame… devant vous, comme j’ai honte
maintenant. AGATA. De quoi ? D’avoir parlé honnêtement ?
BALDOVINO. Facile, madame ! Très facile d’être honnête tant qu’il ne s’agit que de
sauver une apparence, vous comprenez ? – Si vous étiez entrée pour dire que pour vous,
la tromperie n’était plus possible, je n’aurais pas pu rester ici, même une minute. Comme
je ne peux plus y rester maintenant. […] BALDOVINO. Mais j’ai dit ça pour vous rappeler à ma réalité, madame, puisque vous ne
voyez, vous, que votre enfant ! – Vous parlez encore à un masque, celui de père !
AGATA. Non, non… je vous parle à vous, à l’homme !
BALDOVINO. Et que savez-vous de moi ? qui je suis, moi ?
AGATA. Mais voilà qui vous êtes. Cet homme. Et comme Baldovino, quasiment anéanti,
baissera la tête. Vous pouvez lever les yeux puisque moi, je peux vous regarder ; sinon
c’est nous tous, ici, devant vous, qui devrions baisser les yeux, ne serait-ce que pour la
raison que vous, de vos propres fautes, vous avez honte. BALDOVINO. Je n’aurais jamais imaginé que le sort puisse me réserver d’entendre parler
ainsi… Se secouant violemment, comme pour s’arracher à un enchantement. Non…
non… madame… voyons ! – Croyez-moi, j’en suis indigne ! Vous savez que j’ai ici – ici –
plus de cinq cents mille lires ? AGATA. Vous les restituerez, et nous nous en irons. […]
38
Le Plaisir d'être honnête
Notes sur les personnages, par Luigi Pirandello
Traduction de Ginette Herry
PERSONNAGES
Angelo Baldovino
Agata Renni
La signora Maddalena, sa mère Le marquis Fabio Colli
Le curé de Santa Marta
Marchetto Fongi, agent de change Premier administrateur
Deuxième administrateur
Troisième administrateur
Quatrième administrateur
Une femme de chambre
Un valet de chambre
La nourrice (qui ne parle pas) Dans une ville de l’Italie centrale.
De nos jours [la pièce fut écrite et jouée pour la première fois, à Turin, le 27 novembre
1917] Angelo Baldovino : dans les quarante ans ; grave ; cheveux roux, pas du tout soignés ;
courte barbe un peu hirsute, roussâtre ; yeux pénétrants ; la parole plutôt lente, profonde.
Il revêt un lourd costume marron ; il a presque toujours une paire de lunettes à la main. Le
négligé de la personne, l’air, la façon de parler, de sourire, dénotent un être à la vie brisée
qui conserve en lui, bien cachés, des souvenirs tourmentés et extrêmement amers,
desquels il a tiré une curieuse philosophie, pleine à la fois d’ironie et d’indulgence. Ceci,
particulièrement, dans le premier acte et en partie dans le troisième. Dans le deuxième
acte, il paraît, du moins extérieurement, transformé : sobrement élégant ; désinvolte mais
digne ; un monsieur ; il soigne sa barbe et ses cheveux ; il n’a plus de lunettes à la main. Agata Renni : vingt-sept ans ; altière, presque dure à cause de l’effort qu’elle fait pour
résister à la perte de son honnêteté. Désespérée et rebelle dans le premier acte ; elle
marche ensuite fièrement, droite et soumise, à son destin. La signora Maddalena : cinquante-deux ans ; élégante, encore belle, mais résignée à son
âge ; pleine d’affection pour sa fille, elle ne voit que par ses yeux.
Le marquis Fabio Colli : quarante-trois ans, courtois, un homme comme il faut ; mais
avec ce rien de maladresse qui prédispose certains hommes à être malheureux en amour. Maurizio Setti : trente-huit ans ; élégant et désinvolte ; la parole facile, à l’aise partout,
aimant l’aventure. Marchetto Fongi : cinquante ans, un vieux renard, courte silhouette louche, bancale,
toute déjetée d’un côté ; fin, toutefois, et non dépourvu d’esprit, ni de distinction.
39
Le Plaisir d'être honnête
Acte I
Traduction de Ginette Herry
ACTE I
Salon élégant chez les Renni. Porte d’entrée au fond. Porte latérale à droite. Fenêtre à
gauche. Scène 1
Maurizio Setti, la femme de chambre, puis la signora Maddalena.
Au lever du rideau, la scène est vide. La porte du fond s’ouvrira, la femme de chambre
entrera et s’écartera pour laisser passer Maurizio Setti.
LA FEMME DE CHAMBRE. Entrez. Je vous annonce tout de suite.
Exit par la porte de droite. Un peu après entrera par la même porte la signora Maddalena,
troublée, anxieuse.
MADDALENA. Bonjour, Setti. Eh bien ?
MAURIZIO. Il est là. Arrivé avec moi, ce matin.
MADDALENA. Et… tout établi ?
MAURIZIO. Tout.
MADDALENA. Tout expliqué, clairement ?
MAURIZIO. Tout, tout, n’en doutez pas.
MADDALENA, avec hésitation. Mais… clairement – comment ? MAURIZIO. Oh mon Dieu, je lui ai dit… je lui ai dit la chose, comme elle est.
MADDALENA, secouant la tête, amèrement. La chose… – ah oui ! MAURIZIO. Il fallait bien la dire, chère madame.
MADDALENA. Eh oui, bien sûr… mais…
MAURIZIO. Et puis, n’en doutez pas, la chose change, elle prend un poids différent selon
la qualité des gens, les circonstances, la condition.
MADDALENA. Voilà, oui, c’est exactement ça !
MAURIZIO. Et ça – rassurez-vous – je l’ai bien expliqué !
MADDALENA. La situation dans laquelle nous sommes ? qui est ma fille ? Et lui…
d’accord ? sans difficulté ?
MAURIZIO. Sans difficulté, soyez tranquille !
MADDALENA. Ah ! – Tranquille, mon ami ? Comment pourrais-je être tranquille ? – Mais
comment est-il ? Dites-moi au moins comment il est ? MAURIZIO. Mais… un bel homme. Oh mon Dieu ! Je ne dis pas un Adonis : un bel
homme, vous verrez. Une belle prestance, un certain air de dignité sans affectation. Il est
vraiment noble, de naissance – un Baldovino !
MADDALENA. Mais les sentiments ? les sentiments, je demande !
MAURIZIO. Excellents, excellents, croyez-le.
MADDALENA. Il sait parler ? Il sait parler… je demande…
MAURIZIO. Oh, à Macerata, madame, et dans toute la région des Marches, on parle très
bien l’italien.
MADDALENA. Non, je demande s’il sait parler comme il faut ! Vous comprenez, dans le
fond, tout est là. Un mot à côté, sans cette espèce… Elle effleure à peine les mots, de la
voix, comme si le seul fait de les proférer la blessait. … cette espèce de… oh mon Dieu !
je ne sais vraiment pas comment m’exprimer… Elle sort un mouchoir et se met à pleurer.
MAURIZIO. Il faut prendre courage, madame !
MADDALENA. – serait un coup de poignard pour ma pauvre Agata !
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MAURIZIO. Non, vous pouvez être tranquille à ce sujet, madame. Jamais ne sortira de sa
bouche un mot qui ne soit pas correct. Je le garantis. Il est très réservé. Mesuré. Je vous
le dis : un monsieur. Et puis, il comprend au vol. Rien à craindre de ce côté-là. Je le
garantis. MADDALENA. Croyez-moi, mon cher Setti, je ne sais plus dans quel monde je vis ! Je me
sens perdue… abêtie… Se retrouver comme ça, d’un coup, devant ce genre de
nécessité ! Il me semble que c’est l’une de ces catastrophes… vous savez ? qui laissent
votre porte grande ouverte, et n’importe quel étranger peut entrer et épier. MAURIZIO. Eh, dans la vie…
MADDALENA. Et cette enfant, mon enfant ! au cœur si tendre ! Si vous la voyiez, si vous
l’entendiez… Un déchirement !
MAURIZIO. J’imagine. Croyez bien que de tout mon cœur, madame, je me suis
employé…
MADDALENA, l’interrompant et lui serrant la main. Je sais ! je sais ! Vous voyez comment
je vous parle ? C’est parce que je sais que vous êtes de la famille : plus qu’un cousin, un
frère pour notre marquis. MAURIZIO. Fabio est à côté ?
MADDALENA. À côté, oui. Peut-être qu’il ne peut pas encore la laisser. Il faut la surveiller.
Dès qu’elle vous a entendu annoncer, elle a voulu se lancer par la fenêtre.
MAURIZIO. Mon Dieu ! À cause de moi ?
MADDALENA. Non, pas à cause de vous ! Parce ce qu’elle sait pourquoi vous êtes allé à
Macerata et avec qui vous deviez en revenir.
MAURIZIO. Mais ça, au contraire… excusez-moi… il me semble que ça…
MADDALENA. Non ! Qu’est-ce que vous dites ! Elle pleure, elle se débat. Elle est dans un
état de désespoir, qui fait peur.
MAURIZIO. Mais… excusez-moi, n’était-ce pas entendu ainsi ? N’avait-elle pas ellemême approuvé ?
MADDALENA. Eh si ! mais justement !
MAURIZIO, consterné. Elle ne veut plus ? MADDALENA. Non ! vouloir ? Pourrait-elle vouloir ça ? Mais elle doit, elle doit
nécessairement : il faut qu’elle veuille… MAURIZIO. Eh oui, et qu’elle se fasse une raison !
MADDALENA. Oh Setti, mon enfant en mourra !
MAURIZIO. Mais non, madame, vous verrez que…
MADDALENA. Elle en mourra ! Si elle ne commet pas une folie avant ! Moi, j’ai trop laissé
faire, je le comprends. Mais je me fiais… je comptais que Fabio serait plus prudent… –
Vous ouvrez les bras ? – Eh oui, il ne reste plus, en effet, qu’à ouvrir les bras, fermer les
yeux et laisser entrer la honte. MAURIZIO. Mais non, ne dites pas ça, madame ! Puisqu’on est en train de remédier…
MADDALENA, se couvrant des mains le visage. Non… ne dites pas ça, vous, par pitié !
C’est pire que tout. – Ah, croyez-moi, Setti, ce qui ne fut en moi, au début, que faiblesse
s’est mué en remords, à présent. Je vous le jure ! MAURIZIO. Je le crois, madame.
MADDALENA. Mais vous ne pouvez pas comprendre ! Vous êtes un homme, vous, et
vous n’êtes pas père ! – Vous ne pouvez pas comprendre le déchirement que c’est, pour
une mère, de voir sa propre enfant avancer en âge, commencer à perdre la première fleur
de la jeunesse… – On n’a plus le courage d’user de cette rigueur que la prudence
conseille… je dirai plus, que l’honnêteté commande ! – Ah, l’honnêteté, quelle farce, mon
cher Setti, à certains moments ! Aucun mot ne vient plus aux lèvres d’une mère qui – bien
ou mal – a fréquenté le monde… a aimé… quand les yeux de sa fille se tournent vers elle
comme pour implorer la pitié ! – Pour ne pas la lui accorder ouvertement, nous feignons
de ne rien voir ; et cette fiction et notre silence deviennent complicité, jusqu’à ce qu’on en
arrive… qu’on en arrive au point où nous en sommes ! Mais moi, j’espérais, je le redis,
que Fabio serait prudent. MAURIZIO. Eh… mais la prudence, chère madame…
MADDALENA. Je sais ! je sais !
MAURIZIO. S’il avait pu, lui-même…
MADDALENA. Je sais… je le vois… il est comme fou, lui aussi, le pauvre petit ! Et s’il
n’avait pas été l’homme d’honneur qu’il est, croyez-vous que tout cela serait arrivé ? MAURIZIO. Fabio est si bon !
MADDALENA. Et nous le savions malheureux, séparé de son indigne épouse ! Voyezvous, c’est cette raison, précisément cette raison qui aurait dû empêcher qu’on en arrive
au point où l’on en est, qui nous y a pourtant amenées ! – N’êtes-vous pas vous-même
41
convaincu – dites-le-moi en conscience – que Fabio, s’il avait été libre, aurait épousé ma
fille ? MAURIZIO. Oh, certainement !
MADDALENA. Dites-le moi, dites-le moi en conscience ! Par pitié !
MAURIZIO. Mais vous ne voyez pas vous-même, chère madame, combien il l’aime ! dans
quel état il est maintenant ?
MADDALENA. C’est vrai ? c’est vrai ? – Vous ne croiriez jamais quelle consolation
procure une confirmation, si faible soit-elle, dans un moment comme celui-ci ! MAURIZIO. Mais que dites-vous, madame ! qu’allez-vous penser ! Moi, j’ai pour vous,
pour la signorina Agata, le plus grand respect, la plus sincère et la plus dévouée
considération. MADDALENA. Merci ! merci !
MAURIZIO. Je vous prie de me croire ! Sinon, jamais je ne me serais tellement engagé. MADDALENA. Merci, Setti. Et pensez que quand une femme, une pauvre jeune fille, a
attendu tant d’années, honnêtement, un compagnon pour la vie, et ne le trouve pas, et à
la fin découvre un homme qui mériterait tout l’amour, et sait que cet homme a été
malmené, mortifié, iniquement offensé par une autre femme – pensez qu’elle ne peut pas
résister à l’impulsion spontanée de lui prouver que toutes les femmes ne sont pas comme
celle-là : qu’il en existe au moins une qui sait répondre à l’amour par l’amour et apprécier
la chance que cette autre a foulée aux pieds.
MAURIZIO. Eh, oui ! Foulée aux pieds, pauvre Fabio ! Vous avez dit le mot, madame. Il ne
méritait pas ça.
MADDALENA. La raison dit : - « Non, toi, tu ne peux pas, tu ne dois pas » – dans son
cœur à elle, mais aussi dans le cœur de cet homme, s’il est honnête, et dans celui de la
mère qui les regarde, lui et elle, et qui se ronge. On se tait un moment ; on écoute la
raison, on étouffe sa souffrance – MAURIZIO. – et pour finir, vient le moment –
MADDALENA. – il vient ! ah, insidieusement il vient ! – C’est une délicieuse soirée de mai.
La maman se met à la fenêtre. Des fleurs et des étoiles, dehors. Dedans, l’angoisse, la
tendresse la plus désolée. Et cette maman crie au dedans d’elle-même : – « Mais qu’elles
soient aussi pour ma fille, au moins une fois, toutes ces étoiles et toutes ces fleurs ! » – Et
elle reste là, dans l’ombre, à veiller sur un crime que toute la nature conseille alentour,
que le lendemain les hommes et notre propre conscience condamneront ; mais qu’en cet
instant, on est heureux de laisser s’accomplir, avec une étrange satisfaction de nos
propres sens aussi, et un orgueil qui défie la condamnation, même au prix de la
souffrance par laquelle, le lendemain, on purgera la peine ! – Voilà, mon cher Setti ! –
Personne ne peut m’excuser, mais me plaindre, oui. – On devrait mourir, après. – Mais on
ne meurt pas. La vie continue, qui a besoin, pour tenir debout, de toutes ces choses qu’à
ce moment-là, nous avons jetées aux orties. MAURIZIO. Oui, madame. C’est ainsi. Et ce qu’il faut, avant tout, c’est du calme. Vous
reconnaissez que, jusqu’à présent, ici, tous les trois, vous d’un côté, Fabio et la signorina
Agata de l’autre, vous avez trop fait place au sentiment. MADDALENA. Ah, trop, trop, oui, beaucoup trop !
MAURIZIO. Eh bien. Il faut maintenant que le sentiment soit contenu, qu’il se retire, pour
faire place à la raison, n’est-ce pas ?
MADDALENA. Oui, oui.
MAURIZIO. Pour faire face à une nécessité qui n’admet pas de retard ! Donc… – Ah, voici
Fabio.
Scène 2
Le marquis Fabio et les mêmes.
FABIO, entrant par la porte de droite, anxieux, désespéré, très agité, à Maddalena. Je
vous en prie, allez, allez à côté ! Ne la laissez pas seule ! MADDALENA. J’y vais, oui… Mais il paraît que…
FABIO. Allez, je vous en prie !
MADDALENA. Oui, oui. À Maurizio. Avec votre permission. Exit par la porte de droite. 42
Scène 3
Fabio et Maurizio.
MAURIZIO. Mais, écoute, toi aussi dans cet état ?
FABIO. Je t’en prie, Maurizio, ne me dis rien ! Tu crois avoir trouvé le remède, toi ? Tu sais
ce que tu as fait ? Je te le dis, moi ! Tu as mis du rouge aux joues d’un malade !
MAURIZIO. Moi ?
FABIO. Toi, oui ! L’apparence de la santé !
MAURIZIO. Mais si tu l’as demandée toi-même ! Oh, entendons-nous bien ! Je ne veux
absolument pas jouer les sauveurs, moi !
FABIO. Mais moi, je souffre, je souffre, Maurizio ! je souffre pour cette pauvre créature et
pour moi les peines de l’enfer ! Et ce qui me les inflige, c’est justement ton remède, que
j’estime adéquat, précisément parce que je l’estime adéquat, tu comprends ? Sauf que
c’est un remède extérieur, qui ne peut sauver que l’apparence et rien d’autre ! MAURIZIO. Elle ne compte plus pour rien, maintenant ? Tu étais désespéré, il y a quatre
jours, à cause de cette apparence à sauver ! Maintenant que tu peux la sauver –
FABIO. – je découvre ma douleur ! Ça ne te paraît pas naturel ?
MAURIZIO. Non, mon cher. Parce que comme ça, vous ne la sauvez plus ! – Il faut de
l’apparence ? Commencez par vous la donner à vous-mêmes ! – Tu ne te vois pas, toi.
Moi, je te vois. Et il faut que je te secoue, forcément, que je te redresse… te mette du
rouge, comme tu dis ! – Il est ici, arrivé avec moi. – Si l’on doit faire vite…
FABIO. Oui, oui… dis-moi, dis-moi… Mais non, c’est inutile ! – Tu l’as prévenu que je ne
le laisserai pas disposer d’un centime ?
MAURIZIO. Je l’ai prévenu.
FABIO. Et il a accepté ?
MAURIZIO. Puisqu’il est ici avec moi ! – Simplement, pour être tout à fait en mesure
d’accomplir les obligations auxquelles il s’engage envers toi – étant donnée cette
condition – il demande (et cela me semble équitable) la liquidation de son passé. Il a des
dettes… FABIO. Combien ? Beaucoup ? Oh, j’imagine !
MAURIZIO. Non, pas beaucoup. Bon Dieu, tu le voudrais en plus sans dettes ? Il en a
peu. Mais je dois préciser – et lui-même, remarque, m’a recommandé de le préciser – que
s’il en a si peu, ce n’est pas faute de l’avoir voulu, mais faute qu’on ait continué à lui faire
crédit. FABIO. Ah, parfait !
MAURIZIO. Un aveu honnête ! Tu comprends bien que s’il jouissait encore d’un peu de
crédit…
FABIO, se prenant la tête entre les mains. Assez ! assez, par pitié ! – Dis-moi quel
discours tu lui as tenu. Il est mal habillé ? comment est-il ? il est mal en point ? MAURIZIO. J’ai trouvé qu’il avait un peu dépéri, depuis la dernière fois. – Mais ça, on peut
y remédier. J’y ai déjà remédié en partie. Sais-tu, c’est un homme chez qui le moral peut
beaucoup. Les mauvaises actions qu’il se voit contraint de commettre –
FABIO. – il joue ? il triche ? il vole ? qu’est-ce qu’il fait ?
MAURIZIO. Il jouait. On ne le laisse plus jouer depuis longtemps. Son amertume faisait
mal à voir. Je me suis promené avec lui toute une nuit, sur le cours qui borde les
remparts. – Tu es déjà allé à Macerata ? FABIO. Moi, non.
MAURIZIO. Je t’assure que ce fut pour moi une nuit fantastique sur ce cours, dans le
scintillement d’une myriade de lucioles : à côté de cet homme qui parlait avec une
sincérité effrayante ; comme ces lucioles devant tes yeux, il faisait bouger devant ton
esprit certaines pensées inattendues surgies des plus obscures profondeurs de ton âme.
Il me semblait, je ne sais pas, que je n’étais plus sur cette terre, mais dans une contrée
des songes, étrange, lugubre, mystérieuse, dans laquelle il errait en maître, où les choses
les plus bizarres, les plus invraisemblables pouvaient arriver et paraître naturelles et
ordinaires. Il s’en est aperçu – (il s’aperçoit de tout) – il a souri et m’a parlé de Cartesio. FABIO, stupéfait. De qui ? MAURIZIO. De Descartes. – Eh, parce qu’il est aussi – tu verras – d’une culture, surtout
philosophique, extraordinaire. Il m’a dit que Cartesio – FABIO. Mais au nom du Ciel, qu’est-ce que tu veux que je fasse de Cartesio, en ce
moment ? MAURIZIO. Laisse-moi parler ! Tu verras que tu en feras quelque chose ! – Il m’a dit que
Descartes, en scrutant notre conscience de la réalité, eut l’une des pensées les plus
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terribles qui se soient jamais présentées à l’esprit de l’homme : – autrement dit que, si les
rêves avaient de la régularité, nous ne saurions plus, nous, distinguer le sommeil de l’état
de veille ! – Connais-tu ce trouble étrange que nous éprouvons quand l’un de nos rêves
se répète plusieurs fois ? – Comment ne pas être tenté de croire que nous sommes
devant une réalité ? Puisque toute notre connaissance du monde est suspendue à ce fil
très fin : la ré-gu-la-ri-té de nos expériences. – Nous qui sommes dans cette régularité,
nous ne pouvons pas imaginer ce qui peut être réel, vraisemblable, pour quelqu’un qui vit
hors de toute règle, comme cet homme-là ! – Je peux donc te dire qu’à un certain
moment, il m’est devenu très facile d’introduire ma proposition. Il parlait de certains de
ses projets, qui lui semblaient, à lui, plus que faisables, et à moi, tellement extravagants et
irréalisables que ma proposition – tu comprends ? – est devenue aussitôt si facile que
plus évident et plus simple on n’aurait rien pu imaginer ; et si raisonnable que quiconque
aurait pu accepter. – Et tiens-toi bien ! Ce n’est pas moi qui lui ai parlé le premier de
l’argent ; c’est lui qui, tout de suite, s’est mis à protester, ombrageux, que – de l’argent,
pas question ! – il ne voulait en voir ni de près ni de loin. – Et tu sais pourquoi ? FABIO. Pourquoi ?
MAURIZIO. Parce qu’il est beaucoup plus facile – soutient-il – d’être un héros qu’un
homme d’honneur. Un héros, on peut l’être une fois de temps en temps ; un homme
d’honneur, on doit l’être tout le temps. Ce qui n’est pas facile.
FABIO. Ah ! Inquiet, agité, sombre, il se met à marcher à travers la pièce. C’est… c’est
donc un homme intelligent, à ce qu’il semble ? MAURIZIO. Ah, d’une grande, d’une très grande intelligence !
FABIO. Il s’en est mal servi – on dirait.
MAURIZIO. Mal, très mal. Depuis tout jeune. Nous étions camarades de collège, je te l’ai
dit. Avec son intelligence, il aurait pu arriver où il voulait. Il n’a jamais étudié que ce qui lui
plaisait, ce qui pouvait le moins lui servir. Et il dit que l’éducation est l’ennemie de la
sagesse, parce que l’éducation rend indispensables tant de choses dont, pour être sage,
on devrait se passer. Il a eu l’éducation d’un grand seigneur : les goûts, les habitudes, les
ambitions, les vices aussi… Et puis, les hasards de la vie… la ruine financière de son
père… et … bon – ça ne pouvait pas tourner autrement ! FABIO, se remettant à marcher à travers la pièce. C’est… c’est aussi un bel homme, tu as
dit ? MAURIZIO. Oui, de belle prestance. – Qu’est-ce qu’il y a ? Se mettant à rire. Dis donc,
toi : pour un peu, tu ne commencerais pas à craindre, maintenant, que j’aie trop bien
choisi ? FABIO. S’il te plaît ! J’y vois… j’y vois… du superflu, c’est tout ! Intelligence, culture –
MAURIZIO. – philosophique ! Elle ne me semble pas superflue en la circonstance. FABIO. Maurizio, bon Dieu, cesse de plaisanter ! Je suis sur des charbons ardents, moi !
J’aurais voulu moins, voilà ! Un homme modeste, un homme bien –
MAURIZIO. – qu’on perce à jour aussitôt ? qui n’ait pas l’apparence qui convient ? Mais je
t’en prie ! Il fallait tenir compte aussi de la maison dans laquelle il doit entrer… Un homme
médiocre, plus très jeune, aurait éveillé les soupçons… Il fallait un homme de valeur, qui
inspire respect et considération… tel, enfin, que demain, les gens puissent comprendre la
raison pour laquelle mademoiselle Renni a pu l’accepter… Et moi, je suis sûr – FABIO. – que ? –
MAURIZIO. – qu’elle l’acceptera – et même plus – qu’elle me remerciera un peu mieux, en
tout cas, que toi, tu n’es en train de le faire !
FABIO. Ça ! Elle te remerciera… Si tu l’entendais !… – Tu lui as dit qu’il faut faire au plus
vite ?
MAURIZIO. Mais oui ! Tu verras qu’il saura tout de suite entrer dans l’intimité –
FABIO. – quoi, quoi ? –
MAURIZIO. – oh Seigneur, dans toute l’intimité que vous voudrez bien lui accorder ! Scène 4
La Femme de chambre, les mêmes, puis la signora Maddalena.
LA FEMME DE CHAMBRE, accourant par la porte de droite. Monsieur le marquis,
Madame vous demande un moment à côté. FABIO. Mais je ne peux pas maintenant ! Je dois sortir avec mon cousin. À Maurizio. Il faut que je le voie… que je lui parle. À la femme de chambre. Dites à Madame qu’elle
patiente un peu : pour l’instant, je ne peux pas. 44
LA FEMME DE CHAMBRE. Oui, monsieur.
Exit.
MAURIZIO. Il est ici, à deux pas : au premier hôtel. Mais toi, dans cet état ? FABIO. Je deviens fou… je deviens fou… je deviens fou… Entre elle, là, qui pleure… et
toi, ici, qui me dis…
MAURIZIO. Écoute, aucun engagement n’est pris jusqu’à présent ! Et si tu ne veux pas…
FABIO. Je veux le voir, je te dis, lui parler !
MAURIZIO. Alors, allons-y, courage ! Je te dis qu’il est ici, à deux pas.
MADDALENA, survenant, agitée. Fabio ! Fabio ! Venez à côté, ne me laissez pas seule en
ce moment, par pitié ! FABIO. Oh Seigneur ! Seigneur !
MADDALENA. C’est une crise terrible. Venez, je vous en conjure !
FABIO. Mais puisque je dois…
MAURIZIO. Mais non… va ! Va, maintenant !
MADDALENA. Oui, par pitié, Fabio !
MAURIZIO. Veux-tu que je te l’amène ici ? Sans engagement. Tu lui parleras ici. Ça vaut
peut-être mieux, pour la demoiselle aussi.
FABIO. Oui, va, va. Mais, oh ! sans engagement, hein ! Et après qu’il aura parlé avec moi !
Exit par la porte de droite. MAURIZIO, il lui crie. Mais oui ! Dans deux minutes : je vais et je reviens ! Exit par la porte du fond. MADDALENA, derrière lui. Avec lui ? Ici ? Elle va se précipiter vers la porte de droite, quand surgissent Agata et Fabio.
Scène 5
Agata, Fabio et Maddalena.
AGATA, échevelée, hors d’elle, se démenant pour échapper à Fabio. Laisse-moi, non :
laisse-moi ! Laisse-moi partir ! Sortir d’ici… partir… MADDALENA. Mon enfant, où veux-tu aller ?
AGATA. Je ne sais pas ! Partir d’ici !
FABIO. Agata, Agata, par pitié !
MADDALENA. Mais c’est de la folie !
AGATA. Laissez-moi ! La folie ou mourir ! Il n’y a pas d’autre salut pour moi ! Je n’ai plus
de force !
Elle tombe assise. MADDALENA. Mais avant, attends au moins que Fabio le voie, lui parle ! que tu le voies
aussi !
AGATA. Non ! Moi ? non ! Mais vous ne comprenez pas qu’il me fait horreur ? Vous ne
comprenez pas que c’est monstrueux ce que vous voulez faire de moi ?
MADDALENA. Mais comment ! Mais si toi-même, ma petite fille…
AGATA. Non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
FABIO, désespéré, résolument. Eh bien, non ! Si tu ne veux pas, non ! Je ne veux pas non
plus ! C’est monstrueux, oui ! et ça me fait horreur aussi ! Mais tu as le courage, alors,
d’affronter avec moi la situation ? MADDALENA. Qu’est-ce que vous dites, Fabio, par pitié ? Vous êtes un homme, vous, et
vous pouvez vous moquer du scandale ! Nous, nous sommes deux pauvres femmes
seules et la honte retomberait sur nous ! Ici, il s’agit, entre deux maux, de choisir le
moindre ! Entre la honte devant tous –
AGATA, aussitôt. – et la honte devant un seul, n’est-ce pas ? ma honte à moi seule ! Mais
je devrai vivre avec cet homme, moi ! l’avoir devant moi, cet homme qui doit être vil, très
vil, s’il se prête à ça ! Elle bondit sur ses pieds et, bien qu’on la retienne, parvient à se
45
diriger vers la porte du fond. Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas le voir ! Laissez-moi
partir, laissez-moi m’en aller ! MADDALENA. Mais où ? Et pour quoi faire ? – Affronter le scandale ? Si c’est ça que tu
veux, moi… moi…
AGATA, l’embrassant et éclatant en sanglots, éperdument. Non… pour toi, maman !…
non… non… pour toi… MADDALENA. Pour moi ? Mais non ! Pourquoi pour moi ? Ne pense pas à moi, ma petite
fille ! Nous n’avons à nous épargner l’une à l’autre aucune douleur ! Et pas non plus à
fuir ! Nous devons rester ici, et souffrir ensemble tous les trois, et chercher à nous
partager la peine, puisque le mal nous l’avons fait tous les trois ! AGATA. Non, pas toi… pas toi, maman !
MADDALENA. Moi plus que toi, ma petite fille ! Et je te jure que je souffre plus que toi !
AGATA. Non, maman ! Puisque, moi, je souffre aussi pour toi !
MADDALENA. Et moi, seulement pour toi, donc, plus ! Je ne la divise pas, moi, ma peine,
parce que je suis toute entière en toi, ma petite fille ! – Attends… attends d’avoir… il s’agit
de voir… AGATA. C’est horrible ! C’est horrible !
MADDALENA. Je sais… Mais voyons-le, d’abord !
AGATA. Je ne peux pas ! je ne peux pas, maman !
MADDALENA. Mais puisque nous sommes ici, nous, avec toi ! – Personne n’est trompé !
Nous ne cachons rien ! Nous restons ici, nous – Fabio et moi – auprès de toi !
AGATA. Mais il sera ici, tu te l’imagines ? ici, toujours, entre nous, Fabio, un homme qui
sait ce que nous cachons aux autres !
FABIO. Mais lui aussi aura intérêt à le cacher – pour lui-même, et aussi à lui-même – et il
s’en tiendra à ce qui est convenu ! S’il ne s’y tient pas, tant mieux pour nous ! – Au
premier signe qu’il ne veut plus, je trouverai, moi, le moyen de le faire partir. De toute
façon le moment viendra où nous n’en aurons plus rien à faire ! MADDALENA. Tu comprends ! Mais oui ! Pourquoi toujours ? Peut-être pas beaucoup.
FABIO. Pas beaucoup ! oui ! Ce sera à nous, aussi, de faire que ce ne soit pas beaucoup !
AGATA. Non, non ! Nous le verrons toujours devant nous !
MADDALENA. Mais attendons d’abord de le connaître. Setti a vraiment garanti … FABIO. Il y aura un moyen ! il y aura un moyen !
MADDALENA. Il est très intelligent, et… On entend frapper à la porte du fond. Un moment
d’effroi. Puis. Ah, le voilà… – c’est sûrement lui… Scène 6
La Femme de chambre et les mêmes.
AGATA, bondissant sur ses pieds et s’accrochant à sa mère. Sortons, sortons, maman !
Oh mon Dieu ! Elle traîne sa mère vers la porte de droite.
MADDALENA. Mais oui, lui va lui parler. – Sortons, passons à côté, nous deux…
FABIO. Ne crains rien ! Exit Maddalena et Agata par la porte de droite. Entrez. LA FEMME DE CHAMBRE, ouvrant la porte du fond et annonçant. Monsieur Setti avec un
monsieur. FABIO. Faites entrer.
Exit la Femme de chambre. Scène 7
Maurizio, Baldovino, Fabio.
MAURIZIO, entrant. Ah, voilà… – Fabio, je te présente mon ami, Angelo Baldovino. Fabio
s’incline. À Baldovino. Le marquis Fabio Colli, mon cousin. Baldovino s’incline. FABIO. Je vous en prie, asseyez-vous.
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MAURIZIO. Vous avez à parler, je vous laisse. À Baldovino, en lui serrant la main. Nous
deux, nous nous retrouvons à l’hôtel, n’est-ce pas ? Au revoir, Fabio. FABIO. Au revoir.
Maurizio sort par la porte du fond. Scène 8
Baldovino, Fabio.
BALDOVINO, assis, installe son lorgnon sur la pointe de son nez, puis, la tête rejetée en
arrière. Avant toute chose, je vous demanderai une faveur. FABIO. Dites, dites…
BALDOVINO. Que vous me parliez ouvertement, monsieur le marquis.
FABIO. Ah, oui, oui… D’autant que je ne demande pas mieux.
BALDOVINO. Merci. Mais peut-être n’entendez-vous pas le mot « ouvertement » comme
moi, je l’entends. FABIO. Mais… je ne sais pas… ouvertement… en toute franchise… Et comme Baldovino
fait du doigt signe que non. … Comment, alors ? BALDOVINO. Ce n’est pas assez. Voilà, voyez-vous, monsieur le marquis : inévitablement
nous nous construisons. Je m’explique. Moi, j’entre ici et je deviens immédiatement, face
à vous, celui que je dois être, celui que je peux être – je me construis – c’est-à-dire que je
me présente à vous dans une forme adaptée à la relation que je dois nouer avec vous. Et
vous faites la même chose, vous qui me recevez. Mais au fond, à l’intérieur de ces deux
constructions posées l’une en face de l’autre, derrière leurs persiennes et leurs volets,
restent bien cachées nos pensées les plus secrètes, nos sentiments les plus intimes, tout
ce que nous sommes pour nous-mêmes en dehors des relations que nous voulons
établir. – Me suis-je fait entendre ? FABIO. Oui, oui, très bien… Ah, très bien ! Mon cousin m’avait dit que vous êtes très
intelligent. BALDOVINO. Et voilà, vous, maintenant, vous pensez sûrement que j’ai voulu vous
donner un échantillon de mon intelligence. FABIO. Non, non… je disais ça, parce que… j’approuve, j’approuve ce que vous avez su
dire si bien.
BALDOVINO. Alors, je commence, moi, si vous permettez, à parler ouvertement. –
J’éprouve depuis un certain temps, monsieur le marquis – au dedans de moi – un
indicible dégoût des abjectes constructions de moi-même que je dois exposer dans les
relations que je me vois contraint de nouer avec mes… disons mes semblables, si cela ne
vous offense pas.
FABIO. Non, je vous en prie… dites, dites toujours…
BALDOVINO. Je me vois, je me vois continuellement, monsieur le marquis ; et je me dis :
– Mais que c’est vil, que c’est indigne ce que tu es en train de faire !
FABIO, déconcerté, embarrassé. Oh mon Dieu… mais non… pourquoi ? BALDOVINO. Parce que c’est vrai, pardi. Vous, vous pourriez tout au plus me demander
pourquoi je le fais, dans ce cas ? Mais parce que… beaucoup par ma faute, beaucoup
aussi par la faute d’autres gens et aujourd’hui par la force des choses, je ne peux pas
faire autrement. Se vouloir ceci ou cela, monsieur le marquis, c’est vite dit : mais reste à
savoir si nous pouvons être ce que nous voulons. Nous ne sommes pas seuls ! – Il y a
nous et il y a la bête, la bête qui nous porte. – Vous aurez beau la rouer de coups : elle
n’entendra jamais raison. – Allez donc persuader à un âne de ne pas raser les précipices :
– il supportera les coups de fouet, les coups d’étrivière, les tractions du licol ; mais il ira
là, parce qu’il ne peut pas faire autrement. Et après que vous l’avez rossée et rouée tant
et plus, la bête, regardez un peu ses yeux pleins de souffrance : dites-moi, elle ne vous
fait pas pitié ? – Je dis avoir pitié ; pas l’excuser ! – L’intelligence qui excuse la bête,
s’abêtit elle-même. Mais avoir pitié d’elle, c’est autre chose ! Vous ne trouvez pas ? FABIO. Ah, oui… sûrement… – Si nous en venions à nous ?
BALDOVINO. Nous y sommes, monsieur le marquis. Je vous ai dit cela pour vous faire
comprendre qu’ayant le sentiment de ce que je fais, j’ai aussi une certaine dignité qu’il
m’importe de sauver. Il n’y a pas d’autre moyen de la sauver que de parler ouvertement. –
Feindre serait horrible, outre que laid, très vulgaire. – La vérité !
FABIO. Voilà, oui… parler clair… Nous essaierons de nous entendre…
BALDOVINO. Alors, si vous permettez, je questionne.
47
FABIO. Qu’est-ce que vous dites ?
BALDOVINO. Je vous pose quelques questions, si vous permettez.
FABIO. Ah, oui, allez-y.
BALDOVINO. Voilà. Il tire un carnet de sa poche. J’ai ici, inscrites, les données
essentielles de la situation. Comme nous devons faire une chose sérieuse ; c’est mieux
pour vous, c’est mieux pour moi. Il ouvre le carnet et le feuillette ; en même temps, il
commence à poser des questions, l’air d’un juge mais sans sévérité. Vous, monsieur le
marquis, vous êtes l’amant de mademoiselle… FABIO, qui saute en l’air pour couper court à la question et à la recherche dans le carnet.
Mais non ! pardon… comme ça… BALDOVINO, calme, souriant. Vous voyez ? À la première question vous vous rebiffez ! FABIO. Mais oui ! Puisque…
BALDOVINO, aussitôt, sévèrement. C’est faux ? vous dites que c’est faux ? – Dans ce
cas, (il se lève) excusez-moi, monsieur le marquis. Je vous ai dit que j’ai ma dignité. – Je
ne saurais me prêter à une comédie triste et humiliante. FABIO. Mais comment ! moi, je crois qu’au contraire, c’est votre façon de faire…
BALDOVINO. Vous vous trompez. Ma dignité (celle que je peux encore avoir) je ne peux la
sauver qu’à la condition que vous me parliez comme à votre propre conscience. – C’est
comme ça, monsieur le marquis, ou bien nous en restons là. – Je refuse de me prêter à
des fictions indécentes. – La vérité. – Vous voulez me répondre ? FABIO. Eh bien… oui… Mais cessez de chercher dans ce carnet, par pitié. Vous voulez
parler de mademoiselle Agata Renni ?
BALDOVINO, il ne transige pas et continue à chercher ; il trouve ; il répète. Agata Renni,
exactement. Vingt-sept ans ? FABIO. Vingt-six.
BALDOVINO, il regarde dans le carnet. Accomplis le neuf du mois dernier : donc, dans sa
vingt-septième année. Et (il regarde à nouveau dans le carnet) il y aurait une maman ? FABIO. Mais enfin !
BALDOVINO. Pur scrupule, vous savez, pur scrupule de ma part ; et pour vous, une
garantie. Vous me trouverez toujours aussi précis, monsieur le marquis. FABIO. Eh bien, oui, il y a la mère.
BALDOVINO. Son âge, s’il vous plaît ?
FABIO. Mais… je ne sais pas… cinquante et un ans… cinquante-deux…
BALDOVINO. Seulement ? – Voilà, parce que… – je vous le dis franchement – il vaudrait
mieux qu’elle n’y soit pas. La mère est une construction irréductible. – Mais je savais
qu’elle existait. – Donc, en comptant large… disons cinquante-trois. – Vous, monsieur le
marquis, vous devez avoir à peu près mon âge… – Moi, je suis abîmé. J’en parais plus.
J’ai quarante et un ans. FABIO. Oh, c’est moi qui en ai le plus, dans ce cas. Quarante-trois.
BALDOVINO. Ah, je vous félicite : vous les portez à merveille. – Savez-vous ? Peut-être
que moi aussi, une fois un peu remis… – Quarante-trois, donc. – Maintenant, excusezmoi, je dois aborder un autre point très délicat.
FABIO. Ma femme ?
BALDOVINO. Vous êtes séparés. – Aux torts de… – je sais, vous êtes un parfait
gentilhomme – et quand on est incapable de faire du tort, on est destiné à en subir. – Aux
torts, donc, de votre épouse. – Et vous avez trouvé ici une consolation. Mais la vie –
fâcheuse usurière – se fait payer chaque bien qu’elle concède par cent fois son poids
d’ennuis et de déplaisirs. FABIO. Hélas !
BALDOVINO. Eh, je ne le sais que trop ! – Il vous faut payer votre consolation, monsieur le
marquis ! Devant vous se dresse l’ombre menaçante d’un protêt pour défaut de paiement.
Je viens, moi, y apposer ma signature et me charger de payer immédiatement votre traite.
– Vous ne pouvez imaginer, monsieur le marquis, le plaisir que j’ai à me venger ainsi de la
société qui refuse tout crédit à ma signature. L’imposer, cette signature : dire – Et voilà :
un tel a pris à la vie ce qu’il ne devait pas lui prendre et maintenant, c’est moi qui paie
pour lui, parce qu’ici, si moi, je ne payais pas, l’honnêteté d’une femme serait en faillite,
l’honneur d’une famille ferait banqueroute ; monsieur le marquis, c’est pour moi une belle
satisfaction : une revanche ! Croyez bien que je ne le fais pas pour autre chose. Vous en
doutez ? c’est absolument votre droit ; puisque je suis… – vous me permettez une
comparaison ? FABIO. Mais oui, dites, dites.
BALDOVINO, poursuivant. …comme quelqu’un qui vient mettre en circulation de l’or pur
dans un pays qui ne connaît que le papier monnaie. – D’abord, on se méfie de l’or ; c’est
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naturel. – Vous êtes certainement tenté de refuser cet or : non ? Mais c’est de l’or vrai,
soyez-en certain, monsieur le marquis. – Je n’ai pas pu le dilapider, car je l’ai dans l’âme
et pas dans les poches. Sinon ! FABIO. Voilà, c’est bien. Donc, nous y sommes. C’est parfait ! Moi, je ne demande que
ça, monsieur Baldovino. L’honnêteté ! la bonté des sentiments ! BALDOVINO. J’ai aussi les souvenirs de ma famille… – À côté de ce qu’a pu me coûter
en sacrifices d’amour-propre, en amertumes répétées, en dégoût, en répulsion… le fait
d’être déshonnête, que voulez-vous que me coûte l’honnêteté ? – Vous m’invitez… oui, je
le dis, à un double festin de noces. J’épouserai pour de rire une femme, mais j’épouse
pour de bon l’honnêteté.
FABIO. C’est ça, oui – et c’est assez ! Cela me suffit !
BALDOVINO. C’est assez ? Vous pensez que cela vous suffit ? – Excusez-moi, monsieur
le marquis ; et les conséquences ?
FABIO. Comment ? Je ne comprends pas.
BALDOVINO. Eh, je vois que vous… – sans doute parce que vous souffrez, là, devant
moi, et que vous vous faites une grande violence pour résister à cette situation pénible –
afin d’en sortir, vous traitez la chose avec beaucoup de légèreté.
FABIO. Non, non : au contraire ! Comment ça, avec légèreté ?
BALDOVINO. Vous permettez ? – Mon honnêteté, monsieur le marquis, elle doit être ou
ne pas être ?
FABIO. Bien sûr qu’elle doit être ! C’est la seule condition que je vous impose ! BALDOVINO. Très bien. Dans mes sentiments, dans ma volonté, dans tous mes actes. –
Elle y est. – Je la sens. – Je la veux. – Je la montrerai. – Et donc ?
FABIO. Quoi, et donc ? Je vous ai dit que cela me suffit !
BALDOVINO. Mais les conséquences, monsieur le marquis, excusez-moi ! – Écoutez :
l’honnêteté, telle que vous l’attendez de moi – qu’est-ce que c’est ? – Pensez-y un peu. –
Rien. – Une abstraction. – Une forme pure. – Disons : absolue. Maintenant, excusez-moi,
si je dois, moi, être si honnête, il faudra bien que je la vive – pour ainsi dire – cette
abstraction ; que je lui donne corps à cette forme pure ; que je l’éprouve cette honnêteté
abstraite et absolue. – Et quelles seront alors les conséquences ? Mais d’abord celle-ci,
voyons : – que je devrai être un tyran. FABIO. Un tyran ?
BALDOVINO. Forcément ! – Sans le vouloir ! – En ce qui concerne la forme pure,
entendons-nous bien ! (Le reste ne m’appartient pas). – Mais pour la forme pure –honnête
comme vous me voulez et comme je me veux – par nécessité, je devrai être un tyran, je
vous préviens. – Je voudrai que soient respectées, scrupuleusement, toutes les
apparences, ce qui, par nécessité, comportera de lourds sacrifices pour vous, pour la
demoiselle, pour la maman ; une limitation très stricte de la liberté de chacun, le respect
de toutes les formes abstraites de la vie sociale. Et… soyons clairs, monsieur le marquis,
ne serait-ce que pour vous faire voir que je suis animé de la volonté la plus ferme – vous
savez ce qui résultera, aussitôt, de tout cela ? ce qui s’imposera entre nous et sautera
aux yeux de tous ? Que du fait que vous traitez avec moi – ne vous faites pas d’illusions –
honnête comme je serai – la mauvaise action, c’est vous trois qui la commettez, pas moi !
– Moi, dans toute cette affaire pas très belle, je ne vois qu’une chose : la possibilité que
vous m’offrez – et que j’accepte – d’être honnête. FABIO. Bon… cher monsieur… – vous comprendrez… – vous l’avez dit vous-même – que
je… je ne me trouve guère en état de bien vous suivre, en ce moment… – Vous parlez
admirablement ; mais si nous touchions terre, je vous prie !
BALDOVINO. Moi ? toucher terre ? Je ne peux pas !
FABIO. Comment ça vous ne pouvez pas, excusez-moi ! qu’est-ce que ça veut dire ?
BALDOVINO. Je ne peux pas, à cause précisément de la situation dans laquelle vous me
mettez, monsieur le marquis ! – Moi, je dois forcément naviguer dans l’abstrait. Gare si je
touchais terre ! – La réalité n’est pas pour moi : vous vous la réservez. Touchez terre
vous-même. Parlez : je vous écoute. – Je serai l’intelligence qui n’excuse pas, mais
ressent de la pitié – FABIO, aussitôt, se désignant lui-même. – pour la bête ? – BALDOVINO. Pardon : c’est la conséquence !
FABIO. Mais oui ! oui ! Vous avez raison ! C’est exactement ça ! Donc, voilà… oui, c’est
moi qui parle, la bête parle : terre à terre, sans façons, vous savez ? vous, vous écoutez et
vous compatissez. – Juste pour nous entendre…
BALDOVINO. Vous et moi ?
FABIO. Pour m’entendre avec vous, eh oui ! Avec qui d’autre ?
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BALDOVINO. Non, monsieur le marquis ! Avec vous-même, vous devez vous entendre !
Pour moi, tout est déjà entendu. – Si j’ai tant parlé – (je n’ai pas l’habitude de beaucoup
parler, vous savez ?) – si j’ai parlé, c’est parce que je voudrais que vous preniez
conscience de tout, complètement. FABIO. Moi ?
BALDOVINO. Vous, vous. Moi, je suis prêt. Pas compliqué, d’ailleurs. – Qu’est-ce que j’ai
à faire, moi ? – Rien. – Je représente la forme. – L’action – pas très belle – c’est vous qui
la commettez : – ce qui est déjà commis, je le répare ; ce que vous continuerez à
commettre, je le cacherai. – Mais pour que je puisse bien le cacher, dans votre propre
intérêt et surtout dans celui de mademoiselle, il faut que vous me respectiez ; et cela ne
vous sera pas facile dans le rôle que vous voulez vous réserver ! – Que vous respectiez, je
dis, pas exactement moi, mais la forme – la forme que je représente : l’honnête mari
d’une femme convenable. Vous ne voulez pas respecter cette forme ? FABIO. Mais si, évidemment !
BALDOVINO. Et vous ne comprenez pas que plus vous voudrez pure mon honnêteté,
plus cette forme sera rigoureuse et tyrannique ? – C’est pour ça que je vous disais d’être
attentif aux conséquences. – Pas pour moi, pour vous ! Moi, regardez : j’ai les lunettes
qu’il faut pour ma philosophie. Et dans les conditions où nous sommes, il me suffira pour
sauver ma dignité, de voir dans la femme qui de nom sera la mienne – une mère. FABIO. Voilà, oui… très bien !
BALDOVINO. Et de concevoir mes rapports avec elle à travers la petite créature qui va
naître – c’est-à-dire à travers la tâche que j’aurai à accomplir : une tâche pure, très noble,
toute imprégnée de l’innocence du petit, ou de la petite selon le cas. – Ça va comme ça ? FABIO. Très bien, oui, oui, très bien !
BALDOVINO. Très bien pour moi, mais, attention, pas pour vous ! Vous, monsieur le
marquis, plus vous m’approuvez et plus vous allez au devant d’une montagne d’ennuis ! FABIO. Comment… pourquoi s’il vous plaît ? – Je n’y vois pas toutes ces difficultés que
vous, vous voyez ! BALDOVINO. Je crois de mon devoir de vous les faire découvrir, monsieur le marquis.
Vous êtes un gentilhomme. La force des choses, celle des conditions, vous obligent à ne
pas agir honnêtement. Mais vous ne pouvez pas vous dispenser de l’honnêteté ! La
preuve, c’est que, ne pouvant pas la trouver dans ce que vous faites, vous la voulez en
moi. Je dois la représenter, moi, votre honnêteté : – être l’honnête mari d’une femme qui
ne peut pas être votre épouse ; l’honnête père d’un bébé qui ne peut pas être votre
enfant. C’est bien ça ? FABIO. Oui, oui, c’est ça.
BALDOVINO. Mais si la femme est à vous et pas à moi, si l’enfant est à vous et pas à moi,
vous ne comprenez pas qu’il ne suffira pas qu’il n’y ait que moi d’honnête ? Vous devrez
être honnête aussi, monsieur le marquis, devant moi. Forcément ! – Honnête je suis,
honnêtes vous serez tous. – Forcément ! FABIO. Comment, comment ? Je ne comprends pas ! Attendez…
BALDOVINO. Vous sentez la terre se dérober sous vos pieds.
FABIO. Mais non, je dis… si les conditions doivent être changées…
BALDOVINO. Forcément ! C’est vous qui les changez ! Ces apparences à sauver,
monsieur le marquis, ce n’est pas seulement pour les autres ! Il y en aura une, ici, pour
vous trois aussi ! une apparence que vous-mêmes avez voulue et à laquelle, justement, je
devrai donner corps : – celle de votre honnêteté à tous. – Vous y pensez, vous ? Ditesvous que ce n’est pas facile ! FABIO. Mais puisque vous savez !
BALDOVINO. Justement parce que je sais ! – Je parle contre mon intérêt ; mais je ne
peux pas faire autrement. – Je vous conseille de bien réfléchir, monsieur le marquis !
Un temps. Fabio se lève et se met à marcher avec agitation, consterné. Baldovino aussi se
lève et attend. FABIO, marchant de long en large. Évidemment…vous comprendrez que… si je… BALDOVINO. Mais oui, croyez-moi, il vaut mieux que vous y réfléchissiez encore un peu,
à tout ce que je vous ai dit, et que vous en fassiez part – si vous le jugez bon – à
mademoiselle aussi. Il jette un coup d’œil vers la porte de droite. Encore que, ce ne sera
peut-être pas nécessaire, puisque… FABIO, se retournant d’un coup, avec colère. Qu’est-ce que vous imaginez ? BALDOVINO, très calme, tristement. Oh… ce serait tout naturel, au fond. – Je me retire. –
Vous me communiquerez, ou me ferez communiquer, vos décisions à l’hôtel. Il va pour
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sortir, se retourne. Quoi qu’il en soit, monsieur le marquis, vous pouvez compter, ainsi
que mademoiselle, sur mon entière discrétion. FABIO. J’y compte.
BALDOVINO, lentement, gravement. Pour mon compte, j’ai sur la conscience des fautes
bien plus graves ; et ici, pour moi, il ne s’agit pas d’une faute mais seulement d’un
malheur. – Quelle que soit votre décision, soyez certain que je serai toujours infiniment
reconnaissant – en secret – à mon ancien camarade de collège de m’avoir jugé digne de
m’approcher honnêtement de ce malheur. Il s’incline. Monsieur le marquis… Rideau – fin de l'acte I
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Le Plaisir d'être honnête
Inizio
Primo volume di Machere Nude della IV edizione
Omnibus del 1955
Editore Arnoldo Mondadori
PERSONAGGI
ANGELO BALDOVINO
AGATA RENNI - La Signora
MADDALENA, sua madre
Il Marchese FABIO COLLI
MAURIZIO SETTO, suo cugino
Il PARROCO DI SANTA MARTA
MARCHETTO FONGI, borsista
1∞ CONSIGLIERE
2∞ CONSIGLIERE
3∞ CONSIGLERE
4∞ CONSIGLIERE
Una cameriera
Un cameriere
La comare (che non parla)
In una città dell’Italia centrale. - Oggi.
NOTE PER LA RAPPRESENTAZIONE
Angelo Baldovino : sui quaranta ; grave ; capelli fulvi, non curati affatto. Corta barba, un
po' ispida, rossiccia ; occhi penetranti ; parola piuttosto lenta, profonda. Veste un greve
abito color marrone ; porta quasi sempre tra le dita un paio di lenti. La persona
trasandata, l'aria, il modo di parlare, di sorridere, denotano un uomo dalla vita trarotta,
che serba in sè, ben nascosti, tempestosi e amarissimi ricordi, da cui ha tratto una strana
filosofia piena insieme di ironia e d'indulgenza. Questo, specialmente nel primo atto e in
parte nel terzo. Nel secondo, appare, esteriormente almeno, trasformato : sobriamente
elegante : disinvolto, ma con dignità ; signore ; ha cura della barba e dei capelli ; non tiene
più le lenti in mano.
Agata Renni. : ventisette anni ; altera, quasi dura per lo sforzo di resistere al crollo della
sua onestà. Disperata e ribelle nel primo atto. Va poi fieramente diritta e ossequente alla
sua sorte.
La signora Maddalena : cinquantadue anni ; elegante, ancora bella, ma rassegnata alla
sua età. Piena di passione per la figlia, non vede che per gli occhi di lei.
Il marchese Fabio Colli : quarantatre anni, garbato, dabbene, con quel tanto di goffo che
predispone certi uomini a essere disgraziati in amore.
Maurizio Setti : trentotto anni ; elegante e disinvolto, di parola facile, uomo di mondo,
amante d'avventure.
Marchetto Fongi : cinquant'anni, vecchia volpe, piccola figura losca, sbilenca, tutta
pendente da un lato, arguto tuttavia e non privo di spirito e d'una certa aria signorile.
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ATTO PRIMO
Elegante salotto in casa Renni. Uscio comune in fondo. Uscio laterale a destra. Finestre a
sinistra.
Scena prima
MAURIZIO SETTI, CAMERIERA, poi la SIGNORA MADDALENA.
Al levarsi della tela la scena è vuota. Si aprirà l'uscio di fondo, entrerà la cameriera e darà
passo a Maurizio Setti.
CAMERIERA. S'accomodi. Vado ad annunziarla subito.
Via per l'uscio a destra. Poco dopo entrerà per questo uscio la signora Maddalena,
turbata, ansiosa.
MADDALENA. Buon giorno, Setti. Ebbene ?
MAURIZIO. E' qua. Arrivato con me, stamattina.
MADDALENA. E... stabilito tutto ?
MAURIZIO. Tutto.
MADDALENA. Spiegato tutto, chiaramente ?
MAURIZIO. Tutto, tutto, non dubiti.
MADDALENA esitante. Ma.. chiaramente come ?
MAURIZIO. Oh Dio, gli ho detto... gli ho detto la cosa, com'è.
MADDALENA crollando il capo, amaramente. La cosa... eh già !
MAURIZIO. Bisognava pur dirla, signora mia !
MADDALENA. Eh si, certo... ma...
MAURIZIO. La cosa poi cangia, non dubiti, ha diverso peso secondo la qualità delle
persone, i momenti, le condizioni.
MADDALENA. Ecco, si, proprio così !
MAURIZIO. E questo - stia sicura – li ho spiegato bene !
MADDALENA. Come siamo noi ? Chi è mia figlia ? E... accettato ? Senza difficoltà ?
MAURIZIO. Senza difficoltà, stia tranquilla !
MADDALENA. Ah ! - Tranquilla, amico mio ? Come potrei star tranquilla ? - Ma com'è ?
Ditemi almeno com'è ?
MAURIZIO. Ma... un bell'uomo. Oh Dio, non dico mica un Adone : un bell'uomo, vedrà.
Bella presenza, una cert'aria di dignità non affettata. E' nobile davvero, di nascita - un
Baldovino !
MADDALENA. Ma i sentimenti ? Io dico per i sentimenti !
MAURIZIO. Ottimi, ottimi, creda.
MADDALENA. Sa parlare ? Sa parlare... dico...
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MAURIZIO. Oh, a Macerata, signora, in tutte le Marche, creda, si parla benissimo.
MADDALENA. No, dico, se sa parlare a modo ! Capirete, in fondo, è tutto qui. Una parola
fuor di tono, senza quella certa... Tocca appena le parole con la voce, quasi che, a
proferirle, se ne senta ferire. ...quella certa... oh Dio, non so proprio come esprimermi...
Cava un fazzoletto e si mette a piangere.
MAURIZIO. Bisogna farsi animo, signora !
MADDALENA. - Sarebbe una pugnalata per la mia povera Agata !
MAURIZIO. No, stia proprio tranquilla per questo, signora. Non gli uscirà mai di bocca una
parola men che corretta. Garantisco. E' riservatissimo. Misurato. Le dico, un signore. E
poi, capisce a volo. Non tema per questa parte. Garantisco.
MADDALENA. Credetemi, caro Setti, non so più in che mondo mi sia ! Mi sento perduta...
sono inebetita... Trovarsi così d'un tratto, di fronte a una simile necessità ! Mi pare che sia
una sciagura, di quelle... sapete ? che lasciano la porta aperta, così che ogni estraneo
possa introdursi a curiosare.
MAURIZIO. Eh, nella vita...
MADDALENA. E quella figliuola, quella figliuola mia ! con quel suo cuore ! Se la vedeste,
se la sentiste... E' uno strazio !
MAURIZIO. Me l'immagino. Creda che con tutto il cuore, signora, mi sono adoperato...
MADDALENA interrompendolo, stringendogli la mano. Lo so ! lo so ! E vedete come parlo
con voi ? Perchè so che siete della famiglia : più che cugino, un fratello del nostro
marchese.
MAURIZIO. Fabio è di là ?
MADDALENA. Di là, si. Forse ancora non può lasciare. Bisogna tenerla d'occhio. Appena
ha sentito annunziar voi, s'è lanciata per la finestra.
MAURIZIO. Oh Dio ! Per me ?
MADDALENA. No, non per voi ! Perchè sa la ragione per cui siete andato a Macerata e
con chi ne sarete ritornato.
MAURIZIO. Ma questo, anzi... scusi... mi pare che...
MADDALENA. No ! Che dite ! Piange, si dibatte. E' in uno stato di disperazione, che fa
paura.
MAURIZIO. Ma... scusi, non s'era stabilito così ? Non aveva lei stessa approvato ?
MADDALENA. Eh si ! ma appunto per questo !
MAURIZIO costernato. Non vuole più?
MADDALENA. No ! che volere ! Potrebbe volerlo ? Ma deve, deve per forza : bisogna che
voglia...
MAURIZIO. Eh già, e che si faccia una ragione !
MADDALENA. Oh Setti, la mia figliuola ne morrà !
MAURIZIO. Ma no, signora, vedrà che...
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MADDALENA. Ne morrà ! Se pure non commetterà prima qualche sproposito ! Io ho
condisceso troppo, capisco. Ma fidavo... fidavo che Fabio fosse più prudente... - Voi
aprite le braccia ? - Eh si, non resta più, difatti, che aprire le braccia, chiudere gli occhi e
lasciare che la vergogna entri.
MAURIZIO. Ma no, non dica così, signora ! Se si sta provvedendo...
MADDALENA coprendosi il volto con le mani. No... voi, voi non dite così, per carità ! E’
peggio. Ah, credetemi, Setti, è rimorso, ora, ciò che in me non fu altro, prima, che
debolezza. Ve lo giuro !
MAURIZIO. Lo credo bene, signora.
[…]
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Le Plaisir d'être honnête
La nouvelle d'origine
L’intrigue de la pièce a pour origine une nouvelle de Pirandello, Le Stage, publiée en
1905. D’un texte à l’autre, la même situation (celle d’un mariage arrangé), mais avec de
très nombreuses variantes. Notamment dans le traitement des raisons qui animent les
personnages. Elles sont quasi inexistantes dans la nouvelle : on ne sait pas pourquoi
Fabio ne peut pas épouser son amante, ni pourquoi le mari de substitution se prête au
jeu, encore moins pourquoi il pousse ce jeu dans ses conséquences les plus extrêmes.
Dans la pièce en revanche, les raisons sont limpides. Le passage de la littérature au
théâtre, ce serait donc le passage de l’incroyable au vraisemblable. Autrement dit, une
mise à nu des causes et des conséquences, mais sans jamais rien sacrifier du singulier et
de l’étrangeté de la situation comme des personnages.
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Le Plaisir d'être honnête
Critique : On ne sait comment (1934)
Mise en scène Marie-José Malis
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