cinquième section
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Communiquée le 27 mai 2014 CINQUIÈME SECTION Requête no 63979/11 Christian BEAUSOLEIL contre la France introduite le 22 septembre 2011 EXPOSÉ DES FAITS Le requérant, M. Christian Beausoleil, est un ressortissant français né en 1952 et résidant à Noisy-le-Grand. Il est représenté devant la Cour par Me D. Gaschignard, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. A. Les circonstances de l’espèce Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le requérant, qui était conseiller municipal de la commune de Noisy-le-Grand, fut désigné, en 1990, trésorier de l’association du personnel de la commune. Mme Richard, maire de la commune, était présidente de cette association. A l’occasion d’un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices 1988 à 1993, la Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France constata des irrégularités et décida d’étendre son contrôle aux comptes de l’association et d’ouvrir une procédure de gestion de fait. La Cour des comptes évoqua publiquement cette affaire dans son rapport annuel de l’année 1995 : « L’association amicale du personnel de la commune de Noisy-le-Grand a été constituée en 1986. L’un de ses projets était de distribuer aux agents la prime dite de treizième mois, pourtant imputable sur le budget communal depuis sa légalisation en 1984 ; mais la décision d’en assurer le versement par l’intermédiaire d’une association a permis d’extraire de la caisse communale d’importantes subventions (8,85 millions en 1993). (...) Des opérations irrégulières et désordonnées L’Association amicale du personnel a, sur décision du maire, servi depuis 1986 une « prime de technicité » à cinquante-six agents des services administratifs de la commune qui ne pouvaient réglementairement bénéficier d’un tel avantage. Cette prime constituait en 1993 une dépense de 556 300 francs. Il n’a pas été justifié des 2 EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BEAUSOLEIL c. FRANCE critères de son attribution et moins encore d’une délibération du conseil municipal l’instituant. Depuis 1988, cette association servait en outre de canal pour le versement à une dizaine de personnes d’une prime dite « mensuelle » ou « libéralité », de 1 000 à 7 400 francs par mois selon les bénéficiaires, attribuée discrétionnairement. La dépense annuelle était de l’ordre de 220 000 francs. L’allocataire le mieux rétribué était un élu chargé de responsabilités au sein de l’association qui, à ce titre, signait les chèques sont il était le bénéficiaire. (...) A ces irrégularités et désordres s’est ajoutée une gestion financière laxiste ». Par un arrêt du 16 janvier 1997, la Cour des comptes déclara définitivement le requérant comptable de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement à compter du 1er janvier 1998, conjointement avec l’association et le maire de la commune (voir Richard-Dubarry c. France (déc.), no 53929/00, CEDH 2003-XI (extraits) ; Richard-Dubarry c. France, no 53929/00, 1er juin 2004 et Richard-Dubarry c. France (déc.), no 46719/06, 19 janvier 2010). Par un jugement du 16 décembre 1999, la Chambre régionale des comptes fixa définitivement la ligne de compte et rendit un jugement de débet. Le requérant fit appel de ce jugement. Par un arrêt du 30 mai 2002, la Cour des comptes confirma partiellement ce jugement et déclara le requérant conjointement et solidairement débiteur de la commune d’une somme de 3 155 447 francs. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 30 décembre 2003, le Conseil d’État annula l’arrêt du 30 mai 2002 en raison de la composition irrégulière de la Chambre régionale des comptes chargée de se prononcer sur la fixation de la ligne de compte. Il rejeta le moyen du requérant tiré d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes au motif qu’elle avait déjà évoqué et qualifié les dépenses en cause dans son rapport public pour 1995. Le Conseil d’État motiva ce rejet comme suit : « (...) Mais considérant que eu égard à la nature de la décision par laquelle la Cour des comptes fixe la ligne de compte, elle ne peut, en principe, être regardée comme ayant été préjugée par la seule insertion de mentions relatives aux mêmes dépenses à un rapport public antérieur ; Considérant en l’espèce, que si la Cour des comptes a dans le chapitre 14 de son rapport public pour 1995 consacré à la commune de Noisy-le-Grand, mentionné et qualifié certaines dépenses de l’association du personnel (...), préjugeant en cela l’existence d’opérations de gestions de fait, ces mentions ne révèlent aucun préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; (...) ». L’affaire fut renvoyée devant la Cour des comptes. Par un premier arrêt délibéré le 12 juillet 2006, la Cour des comptes, statuant définitivement, annula les jugements provisoires du 7 avril 1998 et du 25 mai 1999 ainsi que le jugement définitif du 16 décembre 1999 de la Chambre régionale des comptes, en raison de l’irrégularité de la composition de sa formation de jugement. Par le même arrêt, la Cour des comptes décida d’évoquer l’affaire. Par un second arrêt délibéré le 12 juillet 2006, la Cour des comptes, statuant provisoirement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et enjoignit au maire de la commune, à l’association et au requérant de justifier, dans les deux mois à compter de la notification de l’arrêt, du EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BEAUSOLEIL c. FRANCE 3 reversement dans la caisse de la commune de Noisy-le-Grand de la somme de 629 112, 13 EUR ou de produire toutes autres justifications à décharge. Par un arrêt du 28 mai 2008, la Cour des comptes, statuant définitivement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et déclara, d’une part, l’association du personnel et le maire de la commune conjointement et solidairement débiteurs de la commune de la somme de 224 936, 71 EUR et, d’autre part, l’association, le maire et le requérant conjointement et solidairement débiteurs de la commune de la somme de 404 175, 42 EUR, outre les intérêts légaux. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 21 mars 2011, le Conseil d’État rejeta le pourvoi. Il se prononça sur le moyen tiré de l’impartialité de la Cour des comptes, en raison de l’évocation antérieure des faits dans son rapport de 1995, et sur le moyen relatif à la répartition de la dette : « (...) Considérant que, comme il a d’ailleurs déjà été indiqué par la décision du 30 décembre 2003 du Conseil d’État statuant sur les pourvois des mêmes requérants contre le premier arrêt de la Cour des comptes fixant la ligne de compte de la gestion de fait, la mention dans le rapport public de la Cour des comptes pour 1995 de ce que certaines dépenses engagées par l’association du personnel de Noisy-le-Grand étaient susceptibles de caractériser des gestions de fait n’a pas constitué un préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; qu’ainsi, M. C. n’est pas fondé à soutenir que la Cour des comptes était structurellement disqualifiée pour statuer, après renvoi du Conseil d’État, sur la fixation de la ligne de compte ; (...) Considérant, en premier lieu, qu’au stade de la déclaration de gestion de fait, il appartient au juge des comptes de déterminer si chacune des personnes mises en cause a participé de façon suffisamment déterminante aux opérations irrégulières pour être déclarée comptable de fait ; que lorsque plusieurs personnes ont participé de façon indifférenciée et suffisamment déterminante aux opérations irrégulières, le juge des comptes les déclare solidairement comptables de fait ; que dans une telle hypothèse, le lien de solidarité ainsi instauré entre elles ne peut plus être remis en cause à l’occasion du jugement du compte de cette gestion de fait, seul pouvant être discuté à ce stade le périmètre exact des opérations comptables auxquelles s’applique cette solidarité ; qu’il appartient alors au juge des comptes de déterminer autant de lignes de compte qu’il y a de périmètres de solidarité entre les personnes déclarées comptables de fait des deniers de la gestion ; Considérant, en deuxième lieu, que la solidarité instituée entre coauteurs d’une gestion de fait au titre d’une même ligne de compte trouve son fondement dans l’indivisibilité des opérations irrégulières qui forment un tout ; que cette indivisibilité a pour corollaire que les contributions respectives au maniement irrégulier des deniers publics des différentes personnes constituées solidairement en débet au titre de cette ligne de compte sont nécessairement indifférenciées, sans que soient établies de distinctions entre les différents cogestionnaires ; qu’il appartient au juge financier de préciser dans les motifs et le dispositif de son jugement que la quote-part de chacun d’entre eux résulte nécessairement, de ce fait, d’un partage par parts viriles du montant du débet (...) Considérant, en troisième lieu, qu’un comptable de fait mis en débet peut, postérieurement à la mise en débet, solliciter auprès du ministre chargé du Budget, en vertu du IX de l’article 60 de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963, la remise gracieuse des sommes mises à sa charge et, le cas échéant, contester devant le juge de l’excès de pouvoir le refus opposé à sa demande ; (...) ». 4 EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BEAUSOLEIL c. FRANCE En vertu du IX de l’article 60 de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963, le requérant sollicita du ministre du Budget la remise gracieuse des sommes mises à sa charge. Par une décision du 17 février 2010, le ministre rejeta la demande. Le requérant porta cette décision devant le tribunal administratif. A la suite d’une demande d’information du greffe de la Cour, l’avocat du requérant indiqua, par courrier du 20 février 2014, que le tribunal administratif de Montreuil avait rejeté la demande d’annulation de cette décision et que, par un arrêt du 30 décembre 2013, la cour administrative d’appel de Versailles avait infirmé le jugement et annulé la décision du 17 février 2010 : « Considérant que [le requérant] se prévaut de l’illégalité de l’avis du conseil municipal de Noisy-le-Grand en date du 23 juillet 2009 ; qu’eu égard tant aux capacités financières du [requérant] et aux effets de la mise en débet sur sa situation personnelle qu’aux effets réels du débet sur la situation financière de la commune alors au demeurant que [le requérant] n’a tiré aucun bénéfice personnel de l’irrégularité constatée, l’avis du 23 juillet 2009 doit être regardé comme étant entaché d’erreur manifeste d’appréciation ». Le 10 avril 2014, le requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt du 30 décembre 2013. Il fit valoir que le décret n o 2008-228 du 5 mars 2008 relatif à la constatation et à l’apurement des débets des comptables publics et assimilés subordonnait à l’avis favorable du conseil municipal toute remise gracieuse au profit du comptable de fait, et qu’il ne pouvait donc toujours pas savoir, vingt-deux ans après le début de la procédure, dans quelle mesure effective sa responsabilité serait engagée. Il souligna qu’il devrait appartenir au juge de l’excès de pouvoir, saisi d’un refus de remise de dette, de fixer lui-même le montant de la somme pouvant être dû par le comptable de fait. La procédure est pendante devant le Conseil d’État. B. Le droit et la pratique interne pertinent S’agissant de la procédure relative à la déclaration de gestion de fait et à la fixation du débet, il est renvoyé aux arrêts Martinie c. France [GC], no 58675/00, §§ 13 à 19, CEDH 2006-VI, et, Tedesco c. France, no 11950/02, §§ 21 à 46, 10 mai 2007). Il est rappelé par ailleurs que le Conseil d’État a jugé « qu’eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense font obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes alors que celle-ci a précédemment évoqué cette affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits » (23 février 2000, Société Labor Métal). Dans cette affaire, dans son rapport pour l’année 1996, établi et publié en application des articles L. 136-1 et L. 136-5 du code des juridictions financières, la Cour des comptes avait fait état d’un « détournement des procédures d’achat au sein du commissariat de l’armée de terre » et de l’engagement d’une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes responsables « dans des termes suffisamment précis pour permettre le rapprochement avec l’affaire en cours devant la deuxième [de ses] chambre[s] » ; cette même chambre avait néanmoins par la suite statué sur la gestion de fait. EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BEAUSOLEIL c. FRANCE 5 GRIEF Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint d’un défaut structurel d’impartialité de la Cour des comptes qui ne pouvait, selon lui, juger de façon impartiale de sa mise en débet dès lors qu’elle avait pris parti sur les sommes à inclure dans la gestion de fait dans son rapport annuel de l’année 1995. Il souligne que, si le Conseil d’État considère ce « préjugement » contraire à l’article 6 § 1 de la Convention (CE, Société Labor Métal) au stade de la détermination de l’existence d’une gestion de fait, il doit en être de même au stade de la fixation de la ligne de compte. Le requérant indique que l’on peut retrouver la somme de « 556 300 francs » mentionnée dans le rapport public au centime près dans la ligne de compte mise à sa charge. 6 EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BEAUSOLEIL c. FRANCE QUESTION AUX PARTIES Ayant évoqué dans son rapport public les opérations de contrôle portant sur la gestion du requérant puis ayant statué sur la qualification de comptable de fait de celui-ci, la Cour des comptes était-elle impartiale, comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention, pour fixer la ligne de compte le concernant et le débet qui lui était imposé ?