Communiqué de presse - HUDOC
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Communiqué de presse - HUDOC
du Greffier de la Cour CEDH 053 (2016) 04.02.2016 Les autorités françaises ont manqué à leur obligation positive de protéger le droit à la vie d’un détenu qui s’est pendu en prison Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Isenc c. France (requête no 58828/13), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme L’affaire concerne le suicide en prison du fils du requérant douze jours après son incarcération. La Cour juge en particulier qu’un contrôle médical de M. lors de son admission constituait une mesure de précaution minimale. Le Gouvernement soutient que M. aurait bénéficié d’une consultation médicale mais n’a fourni aucune pièce permettant de corroborer le fait. En l’absence de toute preuve d’un rendez-vous avec le service médical de la prison, la Cour estime que les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger le droit à la vie du fils du requérant. Elle ne retient pas le fait que le service médical appelé à intervenir auprès des détenus, le SMPR entre autres, n’est pas placé sous l’autorité de l’administration pénitentiaire. La Cour a déjà relevé que la collaboration des personnels de surveillance et médicaux relevait de la responsabilité des autorités internes. La Cour constate que le dispositif de collaboration entre les services pénitentiaires et médicaux dans la surveillance des détenus et la prévention des suicides, bien que prévu par le droit interne, n’a pas fonctionné. Principaux faits Le requérant, Bedrettin Isenc, est un ressortissant turc, né en 1961 et résidant à Bordeaux. Il est le père de M., né en 1984, et décédé par suicide en prison. En novembre 2008, M. avait été placé en détention provisoire et écroué à la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan. En vue du placement en détention, le juge d’instruction avait indiqué dans la notice individuelle du prévenu à destination du chef d’établissement pénitentiaire qu’il convenait de surveiller M. qui semblait fragile et dont c’était la première incarcération. Le 25 novembre 2008, le lendemain de son placement en détention, il fut incarcéré dans le quartier « arrivants ». Le 5 décembre 2008, à l’issue de la phase d’accueil, M. fut placé dans une cellule avec deux autres détenus. Dans l’après-midi du 6 décembre 2008, resté seul pendant que ses deux codétenus étaient allés prendre leur douche, M. se pendit avec un drap aux barreaux de la fenêtre de sa cellule. Le 9 juillet 2009, M. Isenc adressa une réclamation indemnitaire au garde des Sceaux, demandant réparation de ses préjudices matériel et moral résultant du décès de son fils, par l’allocation d’une somme de 60 000 euros. Il saisit également le tribunal administratif de Bordeaux afin qu’il condamne l’Etat à lui verser l’indemnité réclamée. Le tribunal rejeta sa requête. 1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution. M. Isenc fit appel du jugement. Par un arrêt rendu le 29 novembre 2011, la cour administrative d’appel confirma le jugement et dit qu’aucune recommandation particulière n’avait été adressée à l’administration pénitentiaire par le service médico-psychologique régional (« SMPR ») – lequel n’est pas placé sous l’autorité de l’administration pénitentiaire – qui avait examiné M. le lendemain de son arrivée au centre pénitentiaire. M. Isenc forma un pourvoi en cassation et le Conseil d’Etat déclara le pourvoi non admis. Griefs, procédure et composition de la Cour Invoquant l’article 2 (droit à la vie), ainsi que l’arrêt de la Cour Ketreb c. France du 19 juillet 2012, le requérant se plaint d’une violation du droit à la vie de M. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 septembre 2013. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de : Angelika Nußberger (Allemagne), présidente, Ganna Yudkivska (Ukraine), André Potocki (France), Faris Vehabović (Bosnie-Herzégovine), Síofra O’Leary (Irlande), Carlo Ranzoni (Liechtenstein), Mārtiņš Mits (Lettonie), ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section. Décision de la Cour Article 2 La Cour rappelle que l’article 2 astreint l’État à s’abstenir de provoquer volontairement la mort mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Il convient cependant d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. La Cour observe que M. était un détenu arrivé depuis peu dans la maison d’arrêt, cette période étant reconnue comme une phase délicate. Il s’est suicidé douze jours après son incarcération et le lendemain de son placement dans une cellule collective. Le juge d’instruction avait signalé aux autorités pénitentiaires la fragilité de M. et préconisé une surveillance particulière, soulignant qu’il s’agissait d’une première incarcération. La Cour note qu’un lieutenant a rempli, le lendemain de l’incarcération de M., la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire ». Ce document indique des antécédents suicidaires ainsi que la mention « se déclare spontanément suicidaire ». Ces éléments furent traduits dans la fiche de renseignement établie par le fonctionnaire comme une apparence de fragilité pour laquelle un signalement au SMPR fut décidé le lendemain. De l’avis de la Cour, la notice du juge d’instruction et la grille précitée permettaient au moins de repérer M. comme une personne suicidaire, et d’en déduire le risque qu’il mette fin à ses jours. Après l’obtention de ces informations, les autorités auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat que M. attente à sa vie. La Cour note que différentes mesures ont été prises avant et au moment du placement de M. en cellule avec deux autres détenus et que les autorités ont signalé M. au SMPR. La Cour constate ensuite qu’au moment du placement en cellule collective, les autorités ont établi une mesure de surveillance spéciale consistant en une ronde toutes les heures. La Cour relève 2 néanmoins que la circulaire de la direction de l’administration pénitentiaire de 2002 précise qu’on ne peut réduire la prise en charge d’une personne détenue en détresse aux seules mesures de surveillance. Elle en déduit que la mesure de surveillance renforcée prise par les autorités ne suffit pas pour conclure que l’État a respecté son obligation positive de protéger la vie de l’intéressé. La Cour note également que l’administration pénitentiaire a placé M. dans une cellule avec deux codétenus afin d’éviter son isolement et pour qu’ils puissent le soutenir, mais observe que ces derniers étaient absents lors du suicide. La Cour considère qu’un contrôle médical de M. lors de son admission constituait une mesure de précaution minimale. Le Gouvernement soutient que M. aurait bénéficié d’une consultation médicale, mais il n’a fourni aucune pièce permettant de vérifier l’assertion et n’a donc pas démontré que M. avait été examiné par un médecin. En l’absence de toute preuve d’un rendez-vous avec le service médical de la prison, la Cour estime que les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger le droit à la vie du fils du requérant. Elle ne saurait à cet égard retenir le fait que le service médical appelé à intervenir auprès des détenus, le SMPR entre autres, n’est pas placé sous l’autorité de l’administration pénitentiaire. La Cour a déjà relevé que la collaboration des personnels de surveillance et médicaux relevait de la responsabilité des autorités internes. La Cour constate que, bien que prévu par le droit interne, le dispositif de collaboration entre les services pénitentiaires et médicaux dans la surveillance des détenus et la prévention des suicides n’a pas fonctionné. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention. Satisfaction équitable (article 41) La Cour dit que la France doit verser au requérant 20 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 6 588 EUR pour frais et dépens. L’arrêt n’existe qu’en français. Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHRpress. 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