Terre, terroir, territoire
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Terre, terroir, territoire
Terre, terroir, territoire La question qui sous-tend le début de Campements1, premier roman d’André Dhôtel publié en 1930, est, pour le héros, de savoir s’il doit céder aux mirages exotiques évoqués par son ami Gabriel ou bien, comme il en avait d’abord l’intention, rester attaché aux lieux de ses origines. Il s’agit donc de la question de la terre, dont la présence est constante dans l’ensemble du livre, fréquemment rappelée par diverses notations descriptives : « Des collines sans arbres allaient jusque vers le ciel où des nuées s’illuminaient. » (p. 9) ; « La plaine, faiblement remuée par le mouvement des collines, s’éteignit dans les fenêtres. » (p. 10) ; « Le vent se levait. Il descendait les labours et remontait les côtes du sud. Les rumeurs des deux peupliers du jardin étaient régulières. Elles dominaient la nuit. Elles imposaient à la terre le calme des hymnes. » (p. 12). Un demi-siècle plus tard, à la fin de son ultime roman, André Dhôtel réaffirme la prééminence de la terre en des termes plus philosophiques, et même quasi phénoménologiques : la vérité, l’histoire, l’existence même des personnages ne peuvent être saisies que dans les images terrestres qui les environnent : « la vérité s’exprimait en dehors d’eux dans la lande elle-même » ; « leur amour […] c’était la terre semée de cailloux » ; « ils étaient confondus avec tous les éléments d’une campagne quelconque » ; « ils sont une part de cette campagne2 ». La plupart des critiques ont insisté sur l’importance des lieux chez André Dhôtel 3 et nombreux sont les articles ou ouvrages consacrés à cette question 4. Il n’en reste pas moins que, si l’on s’est beaucoup intéressé aux lieux en tant que sources de la création ou structures de l’imaginaire, la question spécifique de la terre n’a jamais, à notre connaissance, été abordée directement. Pour tenter d’y apporter quelques éléments de réponse, nous partirons de l’hypothèse que les lieux d’André Dhôtel trouvent d’abord leur sens et leur singularité dans un rapport à la terre d’une nature et d’une qualité particulières. 1 Campemets, Gallimard, 1930. Lorsque tu reviendras, Phébus, 1986, p. 177-180. 3 Patrick Reumaux, L’Honorable Monsieur Dhôtel, La manufacture, 1984 : chapitre 2, p. 29, « Géographie dhôtélienne » ; Jean-François Grégoire, Ardennes fabuleuses, Quorum, Gerpinnes, Belgique, 1999 : 2e partie, « Un espace immense », Chrisitne Dupouy, André Dhôtel, Histoire d’un fonctionnaire, Aden, 2008 : ch. 1 : « Une histoire de lieux ». 4 « Les Lieux d’André Dhôtel », Cahiers André Dhôtel n° 4, Association « la Route inconnue », Paris, 2006. 2 1 Cette question, il est vrai, ne manque pas d’ambiguïtés, d’où le titre ouvert que nous proposons ici pour essayer de la saisir dans toute son étendue. Le premier terme, le plus général, renvoie à un élément et une qualité de l’imaginaire ; le second débouche sur la question du rapport au réel et du genre littéraire ; le troisième est lié aux enjeux à la fois poétiques et sociaux du roman. Nous dirons pour simplifier que ces trois termes permettent d’aborder la question sur trois plans : thématique, générique, structural. * Pour apprécier les valeurs de la terre chez André Dhôtel on peut tout d’abord se reporter aux représentations qu’il nous en donne dans ses paysages. Partons de quelques descriptions a priori caractéristiques de la manière dhôtélienne : C’était une géographie déconcertante qui livrait tous ses angles aux regards, mais si on y marchait, les figures des champs se renversaient, construisant à chaque dénivellation des perspectives étrangement nouvelles5. Les collines de cette région s’ordonnent et s’entrecroisent de telle manière que, lorsqu’on franchit une crête, un paysage tout nouveau apparaît6. Tout le pays était enfoncé dans les terres […]. En outre cette campagne bornée apparaissait vouée à une sorte de désordre à cause de la diversité des pentes7 […]. Dès la première approche, donc, la terre se caractérise par l’aspect déconcertant et changeant du relief. Arpenter le monde, c’est monter et descendre, comme si la terre dhôtélienne était continuellement interrompue par des images de verticalité, d’ascension ou de chute, d’où ces visions « incompréhensibles » qui brouillent l’ordre habituel de la terre et du ciel. La région de la Saumaie, dans L’Honorable Monsieur Jacques, est à cet égard exemplaire : « La campagne faite de bosses et de pentes mêlées se confondait avec le ciel, si bien qu’on ne savait plus ce qui était en haut et ce qui était en bas (p. 56) ». De telles images révèlent une conception de la terre comme point de contact entre des profondeurs invisibles et un ciel hors d’atteinte8. Plus que par l’immensité des étendues, le regard semble attiré par les ruptures ou les obstacles qui l’invitent à se porter plus haut ou plus bas. L’homme s’attache à la terre comme à un tremplin d’où la rêverie s’élève : 5 Le Village pathétique, Gallimard, 1943, « Folio », 1975, p. 163. 6 Un jour viendra, Gallimard, 1970, p. 144. 7 L’Honorable Monsieur Jacques, Gallimard, 1972, p. 11. 8 Isabelle Dangy a très bien montré comment ces particularités de la terre déterminent le comportement et l’itinéraire des personnages : « Plus d’une fois sa méconnaissance du terrain, accrue par l’obscurité, le jette à plat-ventre, dans un contact avec la terre et l’eau qui, de brutal, devient presque voluptueux et peut-être initiatique […] une régression, sans la connotation dépréciative qui s’attache souvent à ce terme, ou, si l’on veut, le retour vers une présence au monde qui tient de l’état primitif. » « La vallée de la lettre blanche », Cahiers André Dhôtel, n°4, p. 48. 2 Certains lieux lui donnaient une curieuse satisfaction. Il finit par découvrir que dans ces lieux le ciel apparaissait plus intense à cause d’une sorte de décalage entre ce ciel et les terres. Comme s’il y avait une rupture due à ce déséquilibre du relief qui se manifestait souvent dans la Saumaie. (p. 179) D’emblée, donc, la terre s’offre au spectateur dans sa dimension verticale, à travers des images en quelque sorte distendues, pour reprendre une expression de Gaston Bachelard9. Et pour rester fidèle à la pensée du philosophe, nous ajouterons qu’il s’agit surtout, chez Dhôtel, d’images « d’inductions douces », de ces images qui nous placent « en équilibre entre ciel et terre », avec « juste à notre mesure, ce qu’il nous faut de vie verticale pour que nous aimions gravir doucement »10. De ce point de vue, l’univers de Dhôtel illustre parfaitement l’idée de Bachelard selon laquelle pesanteur et légèreté sont indissociables, quasi consubstantielles. Mais la verticalité trouve une expression plus frappante encore que celle des simples paysages dans la thématique de l’enracinement, qui trouve une belle représentation dans Les Voyages fantastiques de Julien Grainebis11. La forme du conte dans laquelle, plus que dans toute autre, l’imagination peut se donner libre cours, est une occasion de développer en toute liberté ce motif privilégié de l’écriture dhôtélienne. Julien Grainebis, s’appuyant par hasard contre un tronc, « eut l’impression que son épaule s’enfonçait dans l’arbre » (p. 16). Une métamorphose s’ensuit et « il sentit ses pieds s’enfoncer dans la terre jusqu’aux chevilles » (p. 18). Ainsi se trouve exposée de la façon la plus directe l’image de l’enracinement, image singulière dans la mesure où elle s’éloigne des valeurs attendues, celles d’une communion sentimentale avec la terre des origines. Il s’agit de s’enraciner dans une terre dont la communauté humaine est remarquablement absente. S’enraciner c’est quitter le règne de l’humain pour le règne du végétal ; c’est par là même acquérir une sensibilité quasi universelle ; c’est s’effacer en tant qu’homme, oublier les contraintes d’une sensibilité imparfaite pour dépasser dans le rêve les limites de l’espace et du temps. Ce n’est pas un hasard si Julien Grainebis s’enracine comme un arbre après s’être volontairement mis à l’écart en refusant de jouer avec quelques gamins. Devenu arbre, il n’est plus gouverné par la volonté mais par le hasard et c’est ainsi qu’il apprend, à travers des visions fugitives, le destin de sa sœur disparue. L’image de l’homme-arbre connaît chez Dhôtel divers avatars mais témoigne toujours d’un même rapport à la terre et au monde. On la retrouve au début de L’Enfant qui disait n’importe quoi12 où Alexis, perché dans un arbre, domine le monde tout en restant en 9 « La verticalité est une dimension humaine si sensible qu’elle permet parfois de distendre une image et de lui donner, dans les deux sens, vers le haut et vers le bas, une étendue considérable ». Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1947, p. 343. 10 Id. p. 349. Les vers d’Elisabeth Barrett Browning cités par Bachelard évoquent un paysage aux allures bien dhôtéliennes : « Terre ondulée ; coteaux si petits que le ciel / Peut y descendre tendrement, les blés monter ». 11 Les Voyages fantastiques de Julien Grainebis, Pierre Horay, 1958. 12 L’Enfant qui disait n’importe quoi, Gallimard, 1968. 3 contact avec la terre qui lui en quelque sorte sauvé la vie puisque c’est dans la propriété de son grand-père qu’il a retrouvé la santé et la joie de vivre. De façon moins explicite mais néanmoins significative, il n’est pas rare que les moments les plus cruciaux des récits de Dhôtel correspondent à des situations où le personnage est cloué au sol par un accident et connaît dans ce contact une sorte de révélation : Il fut satisfait de mettre ses mains dans l’herbe. Ses mains étaient fiévreuses. Il avait soif. Il arracha une touffe qui était inondée de rosée et la mâcha avec plaisir. Dans l’herbe devant lui une pâquerette, une seule. Elle était rouge. Il leva les yeux et fut frappé par un triangle de ciel entre des lianes de clématite qui recouvraient cette clairière minuscule d’un filet aux mailles immenses. L’azur. Il répéta : « L’azur. »13. On peut se demander si André Dhôtel ne retrouve pas ici, d’une manière symbolique et détournée que semble gouverner le seul hasard de l’accident, une vieille valeur mythologique, souvent illustrée par les écrivains de la terre : Ce grand mythe d’Antée, le géant qui reprend ses forces dès qu’il touche terre, c’est bien plus qu’un mythe : c’est une vérité. Une de ces vérités, tirées des mœurs même de la Création, que les voyants des anciens âges ont lentement démêlées, reconnues, éprouvées, et que, pour les mieux voir, ils ont mises en figures. Toucher terre parce que la terre est la perpétuelle mère des peuples, et celle qui peut les perpétuer en leur fournissant sans cesse le lait de la vie. Comme pour les peuples d’arbres, celui des pins, celui des peupliers, celui des chênes, pour un peuple d’hommes, s’il sait le vouloir, il ne doit pas y avoir de mort 14. Avec la distance amusée qui le caractérise le plus souvent, André Dhôtel a toujours fait de l’enracinement le mode d’existence privilégié de ses personnages : – En attendant, on entend. – Et vous croyez que tout va vous tomber du ciel ? – Ça sortira de terre, plutôt. Nous avons les pieds sur terre, dit Alix 15. Toutefois, si l’enracinement peut être, comme chez beaucoup d’autres, synonyme de force et de vérité, il reste étranger à la figure du paysan, centrale dans l’univers d’Henri Pourrat. Il tendrait plutôt vers une autre figure : celle du chercheur d’or, qui se mesure lui aussi à la terre, mais dans l’espoir d’un hasard miraculeux et non dans un long travail patient. Les trésors que l’on cherche – et que l’on trouve parfois – dans les romans de Dhôtel (par exemple dans La Tribu Bécaille, mais aussi dans Histoire d’un fonctionnaire et bien d’autres) constituent bien sûr un topos du roman d’aventures, mais ce topos est perverti parce que décalé par rapport à l’intrigue ; au lieu d’être, comme on pourrait s’y attendre, l’enjeu des intérêts et des convoitises, le trésor constitue une sorte de pôle magnétique qui attire les personnages presque malgré eux. Est-ce autre chose, en définitive, que le reflet des mystères du sous-sol, mystères parfois merveilleux, parfois inquiétants ? La terre dhôtélienne est creusée de trous et de galeries ; il n’est pas rare d’y rencontrer des mines ou des glaisières : 13 L’Azur, Gallimard, 1968, p. 185 Henri Pourrat, Vent de Mars, réédition D. Martin Morin, 2007, p. 178. 15 Je ne suis pas d’ici, Gallimard, 1982, p. 82. 14 4 – J’ai parlé à un gamin qui cherchait des flèches préhistoriques dans un labour. Il paraît qu’on trouve des flèches préhistoriques de temps en temps par ici. Jeanne se mit à sourire, et elle énuméra les curiosités qu’on pouvait découvrir aux environs de Rigny ; la forêt des Armoises, les mines de glaise avec des galeries immenses, la double écluse de Ponsard et assez loin sur le plateau des sortes de gouffres creusés par les eaux dans le calcaire, mais dont l’ouverture était presque invisible au milieu des broussailles16. La terre, dans cette image du gouffre qui engloutira un des personnages du roman, révèle encore toute son ambivalence : le gouffre est à la fois chute et cachette. L’image terrestre du nid, si bien développée par Bachelard, trouve d’ailleurs une belle illustration dans les clairières dhôtéliennes : C’était un creux où l’humus s’était accumulé et avait favorisé le développement d’une sylve exceptionnelle en une telle région. Un bosquet de quelques ares, mais, quand on avait écarté les fougères et les ronces, on pénétrait sous d’énormes arbres, et au centre il y avait une petite clairière couverte d’herbe fine17. Les profondeurs de la terre s’enfoncent dans le passé tandis que le ciel s’ouvre sur l’avenir. Dans un cas comme dans l’autre l’homme se confronte aux dimensions « superflues » de l’imaginaire : Il était donc en présence de l’archéologue qui prétendait faire des fouilles dans la région. Comme s’il ne suffisait pas de notre vie terrestre et qu’on eût le moindre besoin de mettre au jour un monde souterrain. Mais les gens envient sans doute les taupes autant que les oiseaux ou les araignées, tant ils ont besoin de dimensions superflues18. On peut trouver dans la terre des trésors anciens, ceux-là même peut-être que Dhôtel a passé une partie de son adolescence à chercher aux alentours d’Autun : Silex, quartz, granits étaient monnaie courante mais il y eut ces cristaux d’améthystes dans les pierres au bord d’une route, ces micas de la carrière des Revirets, ce magnifique caillou découvert au haut des faubourgs. Si bien que les années d’Autun me rappellent surtout ce qui ressort de la terre et qui illumine la terre et le temps19. Dans Bernard le paresseux, le seul roman d’André Dhôtel dont les lieux rappellent très fortement Autun, les améthystes – au bracelet d’une jeune fille – sont un motif récurrent et structurant dans la mesure où il renvoie aux yeux pâles de la jeune fille, ces yeux qui « avaient des scintillements presque invisibles 20 » comme si une correspondance s’établissait entre le bleu minéral des profondeurs et le bleu quasi céleste d’un regard. Dans la terre, on trouve aussi des souvenirs ou des rêves. Ainsi, il semble qu’il y ait dans Les Disparus deux plans de l’histoire : celui de l’intrigue proprement dite qui se déroule sur la terre, parmi les hommes, et celui du passé et des légendes, des profondeurs aussi, puisqu’il met précisément en jeu des gouffres et des souterrains. Dans un autre roman, Le Neveu de 16 Le Plateau de Mazagran, Éd. de Minuit, 1947 ; Guilde du livre, 1960, p. 66. Les Premiers temps, Gallimard, 1953, p. 168. 18 Les Disparus, Gallimard, 1976, p. 156. 19 « Souvenirs d’Autun », article paru dans Nivernais Morvan, au printemps 1975, publié dans le Bulletin de la Route Inconnue, n°3, février 2002. 20 Bernard le paresseux, Gallimard, 1952, « L’imaginaire », 1984, p. 52. 17 5 Parencloud, l’univers fascinant des champignonnières est explicitement présenté comme un autre monde, ou l’envers de celui-ci, une sorte d’utopie fantaisiste et secrète21. Si l’on se réfère aux images de la terre que Bachelard a étudiées dans les deux ouvrages qu’il a consacrés à la question, on remarque que les images privilégiées chez Dhôtel sont bien celles des profondeurs imaginaires, images qui l’emportent évidemment sur celles de la volonté incisive, des matières dures et du caractère agressif des outils ; on chercherait en vain ces images fortes de labours qu’affectionnent par exemple Giono ou Pourrat. Ainsi, les « rêveries de la volonté » qui s’inspirent des minéraux, des cristaux et des pierres sont largement dominantes chez Dhôtel. Bachelard les présente22 comme des « images où l’être qui imagine s’engage moins ». « On pourrait même noter, ajoute-t-il, un refus de participation ». Ces images sont liées par exemple aux « intuitions vitalistes » de l’alchimie ou encore à la « valorisation imaginaire des pierres précieuses ». Il y a dans tout cela une sorte de volonté « à distance » qui est bien la marque des personnages de Dhôtel, par exemple dans un roman comme La Tribu Bécaille, où les profondeurs de la terre sont valorisées par la croyance en un certain trésor mérovingien et la référence constante à des émaux d’un bleu exceptionnel. Une curieuse scène met bien en évidence la richesse imaginaire du sous-sol : dans une auberge, le jeune Roger Bécaille entend son père parler d’un trésor enfoui dans la « terre de Charlemagne »23 et recelant des émaux d’une couleur merveilleuse. Peu après, dans un demisommeil, il aperçoit une jeune fille aux yeux d’un bleu extraordinaire. On ne s’étonnera pas que les « rêveries du repos » soient plus présentes chez André Dhôtel que les « rêveries de la volonté ». Il est également intéressant de noter qu’aux « grandes images du refuge »24 le romancier préfère celles du labyrinthe qui est, selon Bachelard, « une couche inconsciente plus profonde, moins imagée » ; la racine, sorte de « labyrinthe végétal » est également présente dans le monde de Dhôtel. On pourrait dire, pour reprendre la typologie de Gilbert Durand, que les images de la terre chez André Dhôtel sont essentiellement du côté d’un régime nocturne de l’image, tout en nuances et en suggestions : L’antidote du temps ne sera plus recherchée au niveau surhumain de la transcendance et de la pureté des essences, mais dans la rassurante et chaude intimité de la substance ou dans les constantes rythmiques qui scandent phénomènes et accidents. Au régime héroïque de l’antithèse va succéder le régime plénier de l’euphémisme25. 21 Ce chapitre, ainsi que le précédent, a disparu de l’édition Mame, parue la même année que l’édition intégrale chez Grasset. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, éd. cit., p. 12-13 pour les quelques citations qui suivent. 23 La Tribu Bécaille, Gallimard, 1963, p. 88-89. 24 Gaston Bachelard, op. cit, p. 14-15. 25 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1992, p. 219-220. 22 6 À l’opposé de l’enracinement se développent également des images de détachement ou d’élévation. Il arrive que les plantes et les paysages, au lieu d’être évoqués par leurs caractéristiques terrestres, leur singularité proprement locale, soient pour ainsi dire « déréalisés », détachés de la terre et flottant dans une sorte d’entre-mondes imaginaire. Les euphorbes des bois « ne sont pas des fleurs, mais des morceaux ronds en métal avec les couleurs de l’arc-en-ciel, et ça se balade au bout d’une espèce d’ombelle qui ressemble à une araignée26 ». Le paysage, au lieu d’être bien ancré dans la réalité d’une terre est perçu comme une simple image au bout d’une lorgnette, « Et tu vois la plaine à travers […] Des vaches grandes comme des hannetons sur une prairie que tu crois toucher avec la main. L’horizon, à quelle distance ? (Id., p. 65) ». Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la dimension rêveuse de la verticalité qui l’emporte sur la dimension plus matérielle et conquérante de l’horizontalité. Cette prééminence de l’imaginaire permet de mieux comprendre les descriptions un peu déconcertantes que le romancier nous donne de ses Ardennes : c’est parce que la terre est d’abord un point de contact – toujours problématique – entre le sous-sol et le ciel que les paysages sont comme disloqués ; ce qui la caractérise le plus souvent, c’est une forme de fragmentation. Ce n’est pas la terre cultivée et vivante des romans de Giono, de Regain ou Que ma joie demeure, cette vaste étendue parcourue, mesurée par le vent et par le regard. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les mots « terre » ou « terroir » se rencontrent assez rarement sous la plume de l’écrivain, qui leur préfère les termes plus vagues de « contrée », « pays », « régions », preuve, en tout cas, que la verticalité n’exclut pas l’horizontalité sensible des étendues géographiques ; c’est peut-être même ce qui fait l’originalité de l’imaginaire dhôtélien et l’attachement à une certaine région de la terre y est si évident qu’il amène tout naturellement à s’interroger sur la notion de terroir. * Sur le plan générique, la question du « roman de terroir » mériterait d’être reconsidérée. L’expression ne semble plus désigner aujourd’hui qu’un rayon de second ordre dans les librairies, un genre un peu surfait pour club de lecture et retraités paisibles. Si l’on ne peut nier qu’il y ait là une veine plus commerciale que vraiment créatrice, le roman de terroir est néanmoins une forme digne d’attention qui, incontestablement, a eu son heure de gloire. Il y a 26 Les Disparus, Gallimard, 1976, p. 110. 7 un demi-siècle, Gaston Roger s’efforçait d’en souligner l’histoire et les mérites, insistant sur le fait qu’au-delà d’un cadre plaisant ce type de roman possède une originalité réelle et une force authentique : […] nous n’en remarquons pas moins que, parmi les romans réussis, il en est dont la valeur tient étroitement – et souvent essentiellement – au terroir d’où ils sont issus ; que l’humanisme qui les nourrit n’aurait aucune évidence sans la « région » qu’ils évoquent ; qu’une esthétique particulière à ces romans – le « pays » protagoniste et non seulement décor des drames – y est sensible ; qu’ainsi le terme « régionaliste », puisque aussi bien il existe, mérite, s’agissant du roman, d’être relevé du mépris27. Véritable force agissante, le terroir est doué d’une singularité profonde qui se manifeste dans l’intrigue, les relations entre les personnages, toujours sous-tendues par l’attachement au sol natal. Elle ne se réduisent pas à des querelles de clochers ou de propriétés mais relèvent souvent d’une véritable poétique, expression d’une relation tout à la fois matérielle et imaginaire entre l’homme et son environnement. C’est dans cet esprit que Gaston Roger s’attache à mettre en évidence une esthétique propre au roman de terroir : Les méthodes de l’histoire, le souci d’érudition, la recherche des sources, le bilan des influences ne suffisent pas à tout. Propres à éclairer le visage d’un auteur, ces attentifs travaux d’approche cernent l’œuvre ; ils n’osent guère la pénétrer. L’analyse esthétique prétend à plus d’audace. Ses investigations s’étendent jusqu’au mouvement le plus subtil des architectures internes, constatant à l’occasion les démarches les moins prévues, les traits les plus insolites de l’acte de création. Elle vise, en somme, à contempler, sinon l’alchimie du génie, du moins l’élaboration, les secrets d’une « poétique », la naissance de la beauté28. De ce point de vue, la liste des auteurs étudiés peut sembler un peu réductrice. Bien des romanciers importants du vingtième siècle, comme André Chamson ou Charles Ferdinand Ramuz, auraient mérité d’y figurer, ainsi que quelques figures majeures comme Henri Bosco ou Jean Giono, dont les premiers romans furent souvent perçus comme d’authentiques romans de terroir, au sens indiqué par Gaston Roger : Dans Colline, en effet, comme dans La Beauté sur la terre [de Ramuz], la nature joue le rôle principal ; les personnages sont absorbés par le paysage environnant. Les hommes et les végétaux s’interpénètrent profondément, les voix se mêlent au bruissement des feuilles, les gestes s’harmonisent avec la campagne d’alentour : les tanières humaines cernées d’arbres, de champs, battues par les vagues de la récolte prochaine, finissent par prendre racine, elles aussi, et par être animées d’une vie végétale 29. Au delà d’un cadre familier, à la fois réaliste et pittoresque, le terroir est le lieu d’une poétique riche et authentique, qu’illustrait récemment une intéressante étude de Fanny Déchanet-Platz sur les romans de Jean Proal, romancier contemporain de Dhôtel : Le rôle de la terre est indéniable dans tous ses romans et particulièrement dans les premiers où elle se lie à l’homme dans une relation charnelle, transcription littéraire de la relation de Proal au sol de son enfance30. 27 Gaston Roger, Maîtres du roman de terroir (E. Le Roy, H. Pourrat, L. Hémon, M. Genevoix, A. de Châteaubriant), André Silvaire, Paris, 1959, p. 10. 28 Id, p. 10-11. 29 Marc Bernard, « Colline », Le Monde, 8 juin 1929. 30 Fanny Déchanet-Platz, « Le travail de la terre dans Les Arnaud, Tempête de printemps et À hauteur d’homme de Jean Proal », Roman 20-50, n°47, juin 2009, p. 106. 8 Jusqu’à la Seconde Guerre, donc, le roman de terroir coexiste avec une littérature plus citadine et européenne, façon Morand ou Mac Orlan ; et s’il a perdu de son attrait au cours des décennies suivantes, il survit néanmoins dans des œuvres comme celles de Bernard Clavel ou Jean-Pierre Chabrol par exemple, qui ne sont pas dépourvues de mérites. Plus près de nous, s’il peut sembler étrange d’appliquer cette étiquette à des auteurs tels que Richard Millet ou Pierre Michon, il n’en est pas moins vrai que leur œuvre est marquée par une présence très forte de la terre, qu’il serait intéressant de comparer avec ce qui se passe dans la littérature du début du siècle. Comment faut-il situer Dhôtel par rapport à ce courant terrien qui traverse le siècle ? Quand il commença à publier en 1930, le roman de terroir, ainsi qu’on vient de le rappeler, connaissait une relative prospérité et pouvait séduire un jeune écrivain soucieux de ses origines géographiques comme l’étaient beaucoup de ses contemporains. Soulignons par ailleurs que le roman de terroir ardennais existe, illustré par Jules Mary au XIXe siècle, ou par Jean Rogissart, quasi contemporain de Dhôtel, qui connaissait évidemment les œuvres de l’un et de l’autre, et qui les évoquera plus tard dans Lointaines Ardennes. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ses propres intrigues ne dédaignent pas une forme de romanesque rural qui caractérise celles d’un Jules Mary. André Dhôtel a raconté comment, vers l’âge d’une vingtaine d’années, il a en quelque sorte redécouvert ses Ardennes31. Ce n’est dons pas un hasard si Campements, au-delà de la présence sensible de la terre, porte la trace de souvenirs familiaux : le héros est instituteur à Saint-Pierre comme le grand-père de Dhôtel était instituteur à Saint-Pierre-Mont32, et le problème du livre est bien celui de l’attachement à la terre. La question est posée différemment dans David33 mais ce roman est néanmoins l’histoire d’un « terroir » : le mot est employé à plusieurs reprises (p. 162, 234) et les références au terroir du Val Blanc, sorte de communauté anarchiste, encadrent et ponctuent le récit. Le ton change sensiblement dès Le Village pathétique où, à travers le regard décalé de ses personnages, André Dhôtel dresse quelques tableaux ironiques de la vie campagnarde : la particularité d’un terroir est-elle autre chose que l’illusion du voyageur qui prend pour une singularité absolue la simple nouveauté d’un spectacle ? 31 « Retour », Terres de mémoire, Delarge, 1979. L’auteur s’interroge dans ce texte sur son attachement soudain et irrationnel à un pays qu’il avait fort peu connu jusque là. On soulignera que la seconde partie du livre est intitulée « Le terroir ». 32 Id. p. 13. 33 Ce roman, le deuxième d’André Dhôtel, fut écrit dans les années 30, bien qu’il n’ait paru qu’en 1948 aux éditions de Minuit. 9 Lorsque des touristes traversent un village, ils imaginent volontiers que les cœurs des foyers sont neufs et qu’ils se trouvent transportés dans un pays où les souffrances et les relations humaines sont différentes de tout ce qu’on peut supposer et possèdent même un caractère céleste 34. Le roman, certes, reprend le motif de l’utopie paysanne plus ou moins en vogue à l’époque35 en nous entraînant dans une société agricole marginale. Mais la distance est évidente : la question de la terre, bien qu’elle demeure présente, est devenue secondaire et les intrigues entre les personnages sont l’enjeu essentiel. Les choses ne sont pas très différentes dans Les Rues dans l’aurore et il est intéressant de constater qu’après la parution de David en 1948, juste après Le Plateau de Mazagran, Dhôtel abandonne les Ardennes dans les six romans suivants, pour n’y revenir que dans Le Pays où l’on n’arrive jamais (1955), et pour s’y maintenir cette fois-ci, mais sur un registre sensiblement différent, qui prend en compte avec humour les évolutions de la modernité rurale. On peut donc considérer que le romancier a perçu les limites du genre et trouvé le moyen de le renouveler. Cette évolution est d’ailleurs caractéristique d’une position ambiguë et décalée sur le roman de terroir, position qui transparaît dans les remarques de l’écrivain à propos du régionalisme : C’est dommage que le mot régionalisme dise mal ce qu’il veut dire parce que, moi, je tiens énormément à l’expression de la région. […] On souhaite toujours être universel, dépasser sa région, mais on n’en est pas sûr à l’avance. Pour être universel, il faut commencer par être bien d’une région. L’univers romanesque d’André Dhôtel se caractérise par cette ambiguïté. Dans nombre de romans, l’intrigue pourrait être celle d’un roman de terroir assez conventionnel : objets de convoitises, les terres sont au centre de rivalités et de querelles dans Les Rues dans l’aurore, Je ne suis pas d’ici, L’Azur…Dans ce dernier, la terre – ou plutôt les terres – représentent un enjeu matériel et financier : « Il y a trois parts dans les terres de ce pays, poursuivit Émilien. […] Comment ne pas songer à réunir ces trois parts36 ». Cet appétit de possession est un des moteurs de l’intrigue : Au cours des générations, ils avaient acquis à force de privations des lopins de terre. Profitant de l’insouciance des petits propriétaires qui étaient nombreux jadis dans le pays, il les avaient peu à peu éliminés, et c’est ainsi que deux grands domaines s’étaient constitués […]. (p. 135) Le lien entre les terres et les relations sociales est volontiers rappelé, même si c’est avec un peu d’ironie : Quoique les Biermes fussent des gens fortunés et les Dombe assez modestes, tout de suite s’était établi entre eux une entente qui s’affirmait grâce aux traditions communes qu’ils tenaient de leur ascendance, les uns et les autres imbus de ces solides coutumes de terroir qui commandent la dignité des familles. (p. 170) 34 Le Village pathétique, éd. cit., p. 31. On peut penser par exemple à Ravages, de Barjavel, paru en 1943 comme Le Village pathétique. 36 L’Azur, éd. cit, p. 65. 35 10 Douée d’un réel pouvoir, la terre peut être assimilée à un personnage. Le goût de l’écrivain pour les terres à demi-sauvages est une constante qui se traduit par les dénominations (friches, landes, « sylves ») mais aussi par la végétation (ronces, orties et herbacées diverses), ou encore par la nature des sols caillouteux et stériles. Tous ces terrains vagues contribuent à une couleur romanesque et constituent le décor idéal pour un romancier qui met un point d’honneur à égarer son lecteur, à l’entraîner loin des sentiers battus pour lui révéler que l’étrangeté est à portée de main, au cœur des paysages les plus quotidiens. Mais, au-delà de ce pittoresque, la sauvagerie des lieux est le signe visible d’un pouvoir occulte dont les manifestations sont diverses : […] à voir les terrains du Siourd, on y sentait une dévastation et une indifférence qui avaient profondément pénétré le sol. Il semblait que la terre s’y révélât inhospitalière par sa nature, et non pas en raison des coutumes insouciantes auxquelles s’abandonnaient les habitants 37. Dans Les Disparus, des jeunes gens sont comme retenus en otages par une mystérieuse clairière ; dans Le Maître de pension, les drames consécutifs à des intrigues de village assez banales prennent une dimension étrange parce qu’ils se déroulent sur une lande qui a le pouvoir de les attirer et de les exacerber : « Si cette sacrée lande n’existait pas, rien ne se passerait38. ». Dans un autre roman encore, la lande orchestre les amours autant que les conflits : J’étais surtout hanté par le souvenir de cette lande où Damien et Lola s’étaient soudain ardemment embrassés. Il me semblait que l’événement ne serait pas survenu dans un autre endroit que ces fouillis d’herbages, de buissons et de fleurs39. Il y a donc bien une force sensible de la terre mais, alors que le terroir est par définition un espace délimité et identifiable, les espaces de Dhôtel sont des espaces sans points de repères, incertains et mystérieux. La petite ville de Flagny est à cet égard remarquable : « Dans cette cambrousse, on n’a plus aucune idée de ce qui est ici ou ailleurs (Un jour viendra, éd. cit., p. 11) ». Cette particularité pourrait être étendue aux Ardennes dans leur ensemble et résumée par une légende rapportée dans Lointaines Ardennes : les Ardennes sont toujours ailleurs, toujours plus loin, à tel point que Satan, à qui elles ont été octroyées, ne pourra jamais les atteindre, continuellement renvoyé à une frontière qui se dérobe. Les espaces qui constituent les enjeux des romans de Dhôtel sont ainsi des anti-terroirs dans la mesure où ils sont presque impossibles à caractériser et à situer. L’originalité du romancier réside en partie dans cette distance de l’écriture qui feint de s’installer dans un univers rural familier pour aussitôt le frapper de nullité : 37 Les Rues dans l’aurore, Gallimard, 1945, p. 183. Le Maître de pension, Grasset, 1954, p. 183. 39 Je ne suis pas d’ici, éd. cit., p. 109. 38 11 On suivit une route déserte dans une plaine sans arbre jusqu’à la ferme dont les alentours demeuraient également dépourvus de la moindre singularité 40. C’est cette même particularité du terroir qui fait écrire au narrateur d’un autre roman : « […] ce qui m’avait frappé dès mon arrivée c’était l’ennui qui régnait sur ce terroir. Un très étrange ennui41 ». Cette inconsistance du terroir se double d’un manque d’unité qui rend problématiques les tentatives du propriétaire pour s’en assurer la possession et en rationaliser la gestion : Après avoir organisé la ferme modèle de Gibraltar, il se préoccupait d’acheter toutes les terres qui seraient mises en vente dans un rayon assez large. En attendant de réaliser l’unité de ces exploitations, il disposerait de camionnettes pour transporter les ouvriers […] 42. Tout se passe comme si le romancier ne s’attachait à la représentation d’un terroir que pour mieux en traquer les irrégularités et les bizarreries. À ces étendues désordonnées du monde dhôtélien, le véritable terroir oppose l’unité qu’il doit à la volonté des hommes qui l’ont façonné, comme l’écrit fort bien un authentique écrivain de terroir : […] l’arrière-saison a abattu la feuille : et mieux que quand l’été faisait d’elle une terre foisonnante et sauvage entre les merisiers pleins de merises qui brillaient, cette campagne apparaît sous les traits d’un terroir. Les banquettes des routes, les limites des héritages, les haies, les fossés, les labours, leurs sillons avec le sillon maître menés comme le veut la pente, et les prés d’un drap égal sans fougère ni genêt, et chaque serve où l’eau s’amasse à sa place sous son saule têtard : toutes les marques du travail humain43. Si le terroir se définit ainsi par l’emprise des hommes, la campagne d’André Dhôtel en est d’autant plus éloignée qu’elle se révèle fondamentalement incompréhensible : La contrée qu’il apercevait lui apparaissait elle-même étrangère aux communes définitions. Des collines en désordre. Un vallon qui s’ouvrait au milieu d’une plaine bosselée. Pas un illustre paysage. On ne pouvait même savoir s’il était beau. Une campagne difficile ou impossible à comprendre 44. Mais qu’y a-t-il donc à comprendre et que faut-il entendre par une campagne compréhensible ? Compte tenu de l’extrême banalité des lieux en question, on conviendra que leur vérité réside moins dans une réalité tangible et partagée que dans le rapport subjectif des personnages avec leur environnement, dans leur désir de l’habiter. En d’autres termes, les Ardennes de Dhôtel sont sans doute moins un terroir géographique qu’un territoire imaginaire. * 40 L’Azur, éd. cit., p. 16. 41 Je ne suis pas d’ici, éd. cit., p. 16. 42 L’Azur, éd. cit., p. 147. 43 Henri Pourrat, Vent de mars, Gallimard, 1941, p. 90. cité par Jean Pierrot dans « Sentiment de la nature et paysage chez Henri Pourrat », in Le Génie du lieu, Imago, Paris 2005. 44 Lumineux rentre chez lui, Gallimard, 1967, p. 208. 12 Le désir irrationnel d’habiter une terre explique en partie l’étrangeté des comportements et, par conséquent, des intrigues. Bien qu’ils vivent dans des espaces trop insaisissables et déconcertants pour constituer un authentique terroir, les personnages restent en effet attachés à leur environnement, auquel ils doivent souvent une bonne part de leur personnalité. La terre devient alors un territoire. Nous prendrons ici ce terme dans le sens d’une appropriation individuelle, ce qui nous rapproche du territoire animal, régi par des distances auxquelles les vagabonds dhôtéliens sont sensibles eux-aussi : C’était la simple utilisation des distances rituelles. Le chat connaît bien ces distances et il sait exactement en quel lieu seigneurial il doit suspendre ses regards et ses narines. Nous, dont les gestes sont si variés, nous avons le loisir de pressentir bien d’autres choses45. Ainsi, un personnage perdu, désorienté, est d’abord quelqu’un qui n’a pas de lieu, qui se montre incapable de reconnaître un territoire au point de ne pas pouvoir rentrer chez soi. C’est ce qui arrive à la jeune Edwige dans Histoire d’un fonctionnaire46. Le sens du territoire comme forme du rapport au monde a été mis en lumière par la psychosociologie moderne, qui a contribué à montrer ce que la perception de l’espace peut avoir d’éminemment subjectif : Les études du comportement animal ont fourni des données intéressantes à la psychologie humaine et plus particulièrement l’idée de territoire qui a contribué à proposer une interprétation de la conduite sociale de l’homme en montrant que tout comportement humain a aussi une base spatiale 47. Le rapport à l’espace se traduit par un désir de possession qui va bien au-delà de la simple valeur marchande des terres et qui implique dans leur ensemble les formes multiples et complexes du rapport à l’espace : L’appropriation est un schéma spécifique de conduite développé par l’homme dans le rapport qu’il entretient avec l’environnement. Nous admettons, soutenu en cela par de nombreux auteurs (Bachelard, Hall, Moles, Sommer, Lorenz…) que c’est une tendance fondamentale de l’esprit humain. […] L’appropriation est la projection de la conduite humaine sur l’espace. Elle affirme une mainmise qui peut s’exprimer de plusieurs manières : le regard ; l’aménagement autour de la personne qui se constitue en centre ; la délimitation manifestée par la fermeture topologique, le marquage des lieux […] 48. Plus précisément, la notion de carte mentale illustre bien la part d’imaginaire indissociable de la notion de territoire, qui entretient des relations privilégiées avec la création artistique, notamment avec la poésie : À partir de la notion d’image mentale, Lynch eut l’idée de faire représenter l’environnement par une méthode : la carte mentale (avec cinq éléments types : les itinéraires, les points de repères, les limites, les carrefours, les zones) 49. 45 La Chronique fabuleuse, Mercure de France, 1960, p. 20. Histoire d’un fonctionnaire, éd. cit., p. 296. 47 Gustave-Nicolas Fischer, La Psychosociologie de l’espace, PUF, « Que sais-je ? » 1981, p. 7. 48 Id., p. 88. 49 Id., p. 80. 46 13 Les lieux de Dhôtel, plus que par des descriptions précises, sont structurés par ces types d’éléments. On en trouve de belles illustrations poétiques dans La Chronique fabuleuse. Les courts récits qui composent ce livre mettent en évidence un rapport à la terre tout à fait exemplaire et que l’on retrouve dans de nombreux romans, sous-jacent au réalisme des situations et des représentations. Les personnages de la Chronique fabuleuse sont à la recherche d’un coin de terre caché et secret qui soit à la mesure de leur imaginaire. Le narrateur et son compagnon sont ainsi en quête des « régions nostalgiques et joyeuses, où vit une humanité insoupçonnée (p. 12) ». Un jardinier bâtit « une maison toute semblable à celle de l’horizon lointain (p. 17) », un horizon à peine distinct qu’il contemple et qu’il médite jour après jour ; une femme rêve d’un « certain champ qui avait la vertu de donner la paix du cœur à quiconque en foulait le sol (p. 34) » : « À travers mes prières je songeais à une parcelle de terrain tout à fait imaginaire, et que j’aimais (p. 35) » ; un homme révèle aux promeneurs qu’ils sont arrivés au bout du monde, c’est à dire en « un lieu où aucun étranger ne vient jamais (p. 74) », un lieu si protégé « qu’aucune personne étrangère n’y pénètre, que les mariages s’y font entre voisins », un lieu assez semblable au hameau de Chevisy qui accueille les jeunes héros fugueurs à la fin du Neveu de Parencloud, roman paru la même année : « tous les habitants pauvres et riches vivaient avec la volonté d’être retranchés du monde50 ». L’image du « bout du monde » illustre poétiquement le rêve d’habiter un territoire à soi seul ; limite sur la carte mentale du territoire, le bout du monde, écrit Jacques Réda, est un lieu qui peut faire « croire à une imminence de l’infini ». Et le poète d’ajouter : Le monde à vrai dire n’est fait que de bouts du monde, mais il faut de l’entraînement pour s’en rendre compte et s’y accoutumer 51. Le territoire, c’est ainsi l’infini du monde rendu habitable. Dans l’effort d’appropriation par l’écriture, l’espace n’est plus vertigineux, il est limité et par là même organisé. C’est en quelque sorte l’adéquation entre un morceau de terre et le paysage d’un rêve. Le territoire n’est pas donné a priori ; il est le produit d’une rencontre. Comme les relations entre les personnages, les relations avec l’espace sont structurées par le phénomène de la reconnaissance : Enfin voilà ce qu’il cherchait en ces régions confuses de la ville. Un lieu absolument coupé de toute raison de vivre, étranger à toute idée. Cela ne se définit pas, mais cela se sent. Soudain, cette rue était audelà… tout simplement. Il lui sembla qu’il n’avait jamais vécu que pour la voir52. 50 Le Neveu de Parencloud, Édition Mame, 1960, p. 190. Jacques Réda, L’Herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 133. 52 Des trottoirs et des fleurs, Gallimard, 1981, p. 34. 51 14 Tout animée de relations mystérieuses, la terre est bien, chez André Dhôtel, un milieu poétique, où l’on retrouve souvent les images développées à la même époque par un certain nombre de poètes. Nul n’a parlé aussi bien que Philippe Jaccottet de la nécessité et de la difficulté d’habiter poétiquement le monde : Nous recherchons souvent des lieux, alors qu’ailleurs il n’y en a plus. Qu’est-ce qu’un lieu ? Une sorte de centre mis en rapport avec un ensemble. Non plus un endroit détaché, perdu, vain 53. Central pour celui qui l’habite, le territoire est un abrégé de la terre, comme le déclare à sa façon un personnage des Rues dans l’aurore : Un jour, en Champagne, juste à la limite de la craie et des limons, j’ai découvert un domaine que tu ne saurais imaginer : des terres royales, où l’on rencontre certains déserts plantés de sapins et de bois maigres, des landes avec des bruyères et des genévriers, puis des terres à seigle, des terres à blé, à betteraves, même des vastes prairies au bord d’une petite rivière , et encore des forêts riches en hautes futaies. Tout cela d’un seul tenant, et trois grandes maisons, distantes de plusieurs kilomètres, sont bâties sur ce territoire. Si on séjourne tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre, on possède chaque fois un pays différent54. Dès le début du roman, d’ailleurs, la possession de la terre va de pair avec l’attachement à ses qualités propres. Le personnage de Darroux, n’hésite pas à affirmer catégoriquement : « J’aime les terres (p.20) » mais le romancier nous précise aussitôt : Il empilait dans son coffre des quantités de titres de propriétés […] et au fond du grenier il avait aménagé une immense étagère où il classait des spécimens de chaque sol qui lui appartenait : craies, silex, argiles, tourbes, pierres à tonnerre (p. 21). La figure du territoire qui se dessine ici est celle du domaine, que les personnages tour à tour convoitent ou préservent jalousement. Par son étendue et sa diversité, le domaine du Ciel du faubourg est bien à monde à lui seul ; quant aux sentiments qui animent son propriétaire, ils sont suggérés de façon éclairante. Non seulement il s’agit d’un espace littéralement vital – « J’avais besoin de la campagne, de rester toujours à la campagne, disaient les docteurs 55 »– mais c’est aussi un espace fermement défendu, par un homme « capable de tuer ceux qui s’aventureraient dans son parc (p. 153) ». Vu de haut, ce domaine révèle bien son caractère quasi inexpugnable : « des bandes rocheuses interrompaient la sylve et formaient comme des avenues qui se croisaient mais toutes les issues étaient fermées (p. 175) ». Là encore, l’attachement au domaine relève largement de l’irrationnel. Un propriétaire peut tenir à ses terres parce qu’il y cultive des roses merveilleuses – qu’il ne songe nullement à vendre – et parce qu’il garde l’espoir d’y découvrir un hypothétique trésor mérovingien56. 53 Philippe Jaccottet, La Semaison, Gallimard, 1984 p. 102. Les Rues dans l’aurore, éd. cit, p. 301. 55 Le Ciel du faubourg, Grasset, 1956, « Les Cahiers rouges », 1984, p. 183. 56 La Route inconnue, Phébus, 1980. 54 15 Le territoire du domaine se trouve donc investi d’une véritable fonction structurelle. C’est par lui que les conflits se nouent ou se dénouent ; c’est lui qui cristallise les principaux enjeux de l’intrigue ; c’est autour de lui aussi que s’organisent l’espace du roman. Le domaine chez Dhôtel est porteur de cette forte charge d’imaginaire qu’il acquiert aussi chez quelques poètes. On peut citer évidemment Guillevic, dont une bonne part de l’œuvre est consacrée à mesurer poétiquement le territoire habitable, qu’il s’agisse de la terre ancestrale de Carnac, de l’étendue ambivalente de la Ville ou Du domaine mystérieux qui donne son titre à l’un des plus beaux livres du poète : Le domaine Est peut-être un rêve Qui a trouvé Son territoire 57 Plus modestement, le jardin est aussi l’expression du territoire que l’individu s’est créé dans l’imaginaire autant que dans le réel, et qui est le lieu privilégié de son attachement à la terre. Ce n’est pas un hasard si ce jardin est souvent à demi sauvage : il correspond en effet à l’aspiration la plus intime et secrète des êtres. C’est ainsi qu’un jeune homme « emploie quelques dimanches, chaque année, […] à composer [un] paysage (La Chronique fabuleuse, p. 30) », sorte de parc dissimulé au fond des bois. Le même motif apparaît dans Des trottoirs et des fleurs où la jeune Marguerite s’est aménagé un jardin dans les friches des Pleux, autre illustration du caractère irrationnel de l’attachement à la terre : C’était une réalité inadmissible avec ses ronces et ses saletés d’arbrisseaux qui n’intéressaient personne, et à laquelle on s’attachait sans savoir pourquoi. Quand on sait pourquoi on ne s’attache pas 58. Que de tels « jardins imaginaires59 » aient toutes les caractéristiques d’un territoire personnel, cela ne fait guère de doutes : Ils avaient de ces lieux un souvenir étonnamment précis, les ayant parcourus naguère à des heures le plus souvent nocturnes. Ils connaissaient la moindre motte de terre, la disposition des plantes folles, des épines et des chardons et en somme s’étaient pénétrés de la configuration de ces endroits, comme chacun peut l’éprouver pour la maison où il est né et dont il aime les recoins qui l’accueillent depuis toujours 60. Ami et lecteur de Jean Follain, André Dhôtel partage sa sensibilité à cet espace du jardin, que Jean-Yves Debreuille envisage comme un « microcosme, figure résumée du macrocosme » : Les raisons du privilège accordé au jardin se précisent ainsi : la dimension de cet univers clos que le regard peut embrasser se trouve accordée à l’homme et rend possible un rapport direct, sans disproportion ni changement d’échelle, entre lui et le monde61. 57 Guillevic, Du domaine, Gallimard, 1977, collection « Poésie » p. 28. Des trottoirs et des fleurs, Gallimard, 1981, p. 96. 59 Vaux étranges, Gallimard, 1986, p. 221. 60 Id. p. 214 61 Jean-Yves Debreuille, « La métaphysique du jardin » in : Lire Follain, Presses universitaires de Lyon, 1981. 58 16 Domaine ou jardin, le territoire est la part secrète de la terre, celle que les personnages finissent toujours par rejoindre à un moment où à un autre, parfois sous des formes moins clairement identifiées. C’est ainsi que le héros d’Histoire d’un fonctionnaire se perd – et finalement se retrouve – dans une zone de « bas-fonds » où il découvre des itinéraires, des pistes qui le conduiront vers des rencontres merveilleuses. La dimension imaginaire de l’espace apparaît dans ce roman de façon particulièrement nette du fait de la « nullité » des lieux considérés. La réalité du territoire tient aux sentiments de celui qui l’habite plus qu’à des caractères topographiques déterminés. Le héros, Florent, cherche surtout à reconnaître un espace bien à lui, à le replier en quelque sorte sur lui-même : Florent se plut d’abord à s’enfermer dans cette campagne que limitaient les collines de l’horizon et les bois. Nudité de l’hiver. Non il ne chercherait pas à sortir de cette sorte d’enceinte. […] Non il ne regardait même plus le ciel avec ses nuées parfois extravagantes ou avec les vives étoiles des nuits froides, mais seulement tout ce qui le ramenait vers l’intérieur de son banal monde rustique 62. L’espace imaginaire, le lieu idéal et peut-être infini auquel aspirent la plupart des personnages, se confond ainsi avec un territoire relativement circonscrit et localisé. Il ne faut pas y voir une contradiction mais plutôt une dialectique du proche et du lointain, qui explique pourquoi un écrivain amoureux de l’ailleurs est en même temps si attaché aux images terrestres : il faut avoir exploré l’ailleurs pour comprendre le sens de l’ici, et le territoire le plus circonscrit ne prend tout son sens que s’il contient une part d’infini : Ce qui semblait nécessaire, n’était-ce pas d’aller au loin vers l’inconnu rien que pour espérer un retour adorable63 ? Même dans les contes de La Chronique fabuleuse ou de La Nouvelle chronique fabuleuse, les lieux les plus irréels trouvent un ancrage dans le monde matériel, comme s’il fallait voir en eux une image du lien imprévisible et mystérieux qui unit les hommes à leur espace : La terre ne ressemble plus aux cartes de ton atlas, Martinien. Les pointillés des provinces, les fleuves peints ne peuvent nous renseigner sur les limites certaines d’étonnantes provinces dont les habitants observent des règles de vie compliquées64. Ces règles de vie sont en effet compliquées car elles n’obéissent pas à des usages sociaux dûment répertoriés. On a vu que le terroir chez André Dhôtel était désorganisé par la fantaisie des hommes autant que par les bizarreries de la géographie ; c’est peut-être que l’espace imaginaire du territoire détermine les comportements comme il détermine le visible. * 62 Histoire d’un fonctionnaire, Gallimard, 1984, p. 97. Vaux étranges, éd. cit. p. 213. 64 La Chronique fabuleuse, éd. cit., p. 49. 63 17 La représentation de la terre chez André Dhôtel met particulièrement bien en évidence les deux dimensions qui sont les siennes et qui tour à tour coexistent ou s’opposent : l’horizontalité de la terre sociale qui relie les hommes entre eux et la verticalité de la terre imaginaire qui place l’individu entre la nostalgie des origines et l’appel d’une transcendance. Ces valeurs symboliques suscitent un imaginaire particulier qui confère à l’œuvre une place originale dans la tradition du roman de terroir, qu’elle cultive au fond pour mieux s’en échapper. Le continuel glissement de l’identité collective du terroir vers la singularité individuelle du territoire est significatif d’une pensée qui se méfie des idées générales ou abstraites, et qui s’emploie à développer ce que l’écrivain lui-même appelle une « pensée sauvage », fondée sur la présence des choses et sur les mouvements du hasard. Philippe Blondeau Centre d’Études du Roman et du Romanesque Université de Picardie – Jules Verne, IUFM d’Amiens 18