Beau et sublime dans l`esthétique antique et médiévale

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Beau et sublime dans l`esthétique antique et médiévale
Beau et sublime dans l’esthétique antique et médiévale.
Textes de référence :
Vitruve, De l’architecture, I, chap. 1 à 3 ; Plotin, « Sur le beau », Traité 1, Ennéades, I,
6 ; « Sur la beauté intelligible », Traité 31, Ennéades, V, 8 ; saint Augustin, L’Ordre,
II ; saint Thomas, Somme Théologique, IIa, IIae, q. 145 ; Pseudo-Longin, Du
Sublime.
Reprise sur Augustin, Thomas, Longin (ou Pseudo-Longin).
Textes de référence : saint Augustin, L’Ordre, II ; saint Thomas, Somme Théologique,
IIa, IIae, q. 145 (en ligne : site « docteurangélique »).
• Saint Augustin. Éd. Pléiade.
Le dialogue se déroule durant l’été 386, dans une villa prêtée par un ami
grammairien où Augustin séjourne avec des amis, des disciples, sa mère Monique,
et où il va réellement se convertir au christianisme avant d’être baptisé par
Ambroise, évêque de Milan en 387. N’oublions pas qu’Augustin est professeur de
rhétorique à Rome, avant d’être envoyé à Milan par son protecteur, le sénateur
Quintus Aurelius Symmaque.
Le texte a pour objet une question métaphysique et théologique : savoir si
tout est dans l’ordre voulu par Dieu ou si certains phénomènes y échappent.
Augustin va défendre que tout est « dans » l’ordre car autrement, cela remettrait en
cause la toute-puissance divine, et l’on retomberait dans la doctrine manichéenne,
hérétique, où deux principes, bien et mal, rendent raison de tout ce qui est.
Augustin va montrer :
1°) que le mal n’existe pas en soi : ce qu’on appelle « mal » dans le langage ordinaire
n’est pas une entité mais un défaut d’être, une chose à qui il manque de l’être : or
toute créature manque d’être (seul Dieu en a la plénitude), et pourtant on ne dit pas
que toute la création est mauvaise : tout est donc affaire de degré et de point de vue
(englobant ou pas) ;
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2°) c’est donc par rapport au tout qu’il faut juger la partie. Cette thèse est
cependant difficile à admettre pour un profane, c’est pourquoi Augustin croit qu’il
est nécessaire de se familiariser progressivement avec elle, en en observant les
différents avatars dans les autres disciplines.
La fin de la 2e partie du dialogue nous intéresse particulièrement parce que
Augustin, pour défendre sa thèse [c’est par rapport au tout qu’il faut juger la partie],
va emprunter au domaine des arts et de la vie pratique plusieurs exemples qui
permettent de préciser ce qu’il entend par là : en l’occurrence l’idée de beau ainsi
que la relation esthétique vont permettre de le comprendre.
À propos de la relation esthétique, il affirme, au chapitre 6, que « ce ne sont
pas les yeux ou les oreilles qui sentent mais je ne sais quoi par l’intermédiaire des
yeux » qu’il refuse d’attribuer au corps « proposition plus absurde qu’aucune
autre », et qu’il attribue à « l’intellect ». Juger du beau et juger l’ordre impliquent
donc l’usage de la raison.
Le chapitre 32 va revenir à cette question pour la préciser. Augustin
entreprend alors de définir rationnel et raisonnable. Est raisonnable, dit-il, celui qui
utilise sa raison ; est rationnel le produit de cet usage, autrement dit « ce qui a été
dit ou fait par le moyen de la raison ». Or lorsque nous reconnaissons le rationnel
dans l’art, c’est cela qui nous donne du plaisir : « lorsque nous voyons quelque
chose de figuré par la réunion de parties concordantes entre elles » ; « lorsque nous
entendons quelque chose de bien consonnant » (on juge donc le tout non la partie).
On comprend donc que ce qui donne du plaisir, c’est l’agencement,
autrement dit la forme, comprise comme morphè, forme extérieure, laquelle renvoie
forcément à un telos et eidos, comme expression de la rationalité. C’est pourquoi une
simple odeur donne par elle-même un plaisir modéré, à moins qu’on ne l’associe à
une chose, une personne, une situation, car à ce moment-là il y a articulation,
relation causale (c’est la tâche de la raison que d’établir des rapports), et l’on
retombe sur le plaisir esthétique qui implique donc la raison ou du moins la
mémoire, dont Augustin a montré au chap. 7 qu’elle était une partie de l’intellect.
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Le plaisir esthétique est en revanche évident lorsque le goût est au contact d’un
mets préparé, qui est bien une composition, comme une composition poétique ou
musicale.
De là, Augustin (chap. 34) va prolonger sa réflexion sur la notion de plaisir
esthétique pour insister sur le fait qu’il n’est pas seulement sensible. Il prend
l’exemple de la danse, en distinguant le mouvement physique de sa signification :
« la beauté du mouvement procure une douce sensation, mais c’est à l’esprit que,
par l’intermédiaire de la sensation, la beauté de la signification du mouvement est
agréable. » Il peut affirmer cela dans la mesure où, dans le même chapitre, il a
abordé la question de la proportion (qu’on apprécie avec la raison) pour montrer
qu’elle est inhérente au beau. Or la proportion n’exclut ni la dissonance ni, en
poésie, le solécisme ou le barbarisme (on retrouve donc indirectement la question
du mal/défaut), de même que dans le corps il y a des parties honteuses, ou dans la
société des membres moins honorables (les prostituées, pourtant nécessaires) ; en
revanche, ces mêmes éléments seraient tout à fait laids s’ils n’étaient pas rapportés à
l’ensemble, autrement dit s’ils ne formaient pas avec d’autres éléments une unité. Le
concept d’unité est ici central, et rappelle Plotin dont Augustin a été un grand
lecteur. Or l’unité est par définition une catégorie qui relève de l’intellect et qui se
découvre elle-même au terme d’un processus qui passe par différentes étapes : la
saisie de la forme, puis dans la forme la figure, dans la figure la proportion, dans la
proportion le nombre et enfin, dans le nombre l’unité.
En définitive, en construisant une chose belle, l’art (qui vise nécessairement
le beau, autrement il n’est pas « art ») permet de comprendre, par métaphore ou
figuration, la création divine comme unité suprême, en même temps que la valeur
axiologique de celle-ci : car ce qui est beau est en même temps bon parce qu’il est
raisonnable.
• Saint Thomas (texte composé entre 1266 et 1273, inachevé). Édition du Cerf, en
ligne.
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Religieux dominicain, déclaré docteur de l’Église par Pie V en 1567, Thomas
est l’un des principaux commentateurs d’Aristote ; il a cherché à concilier la raison
et la foi à travers la conciliation de l’aristotélisme et du christianisme.
La question qu’il aborde ici porte sur l’honneur : c’est une question avant
tout morale, mais à travers laquelle Thomas est conduit à s’interroger sur les
rapports bien/beau, et sensible/intelligible, d’où il déduit l’idée que ce qui est bien
possède une beauté spirituelle, certes non sensible mais qui a rapport avec la beauté
sensible laquelle est synonyme d’un dessein honnête. Il est vrai qu’il envisage l’idée
selon laquelle il pourrait y avoir une beauté sensible malhonnête (un beau visage sur
une âme pervertie) : l’hypothèse est écartée car c’est d’abord à Dieu qu’on doit
rapporter cette beauté qui exprime le dessein divin. En outre le dessein divin est
rationnel, car la raison est la faculté de la mesure, de l’ordre, et donc de l’équilibre.
Saint Thomas lui aussi défend une conception intellectualiste de la beauté qui a
pour paradigme la création divine. Beau et Bien sont donc associés.
Edgard De Bruyne, le célèbre médiéviste, dans ses Études d’esthétique médiévale
(t. II) précise tout de même certains points. Le Beau dit-il, même s’il est lié au Bien,
et réciproquement, n’est pas une notion synonyme. Car le Beau s’apprécie tout
d’abord par l’intelligence, tandis que le Bien procure un plaisir immédiat par la
satisfaction d’un manque. Néanmoins, l’appréciation esthétique conduit à la
jouissance esthétique, au délectable. Les deux sont donc liées sans être
nécessairement superposables.
Reste une question : la beauté est-elle objective ? Naturellement. Dans la
perspective chrétienne qui est celle de Thomas, la beauté est d’abord dans les
choses : il serait inconcevable que le monde créé par Dieu puisse ne pas être beau,
être « neutre ». D’autres passages de la Somme théologique fournissent des éléments
permettant de préciser les caractères de la beauté (voir les réf. dans l’article de P.
Dasseleer). Trois caractères se distinguent : l’integritas ou perfectio, la debita proportio
(« proportion due ») (P. Dasseleer considère que ces deux caractères sont en fait
synonymes : voir les pages 316-320 de son article) et la claritas (manifestation). Cette
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dernière qualité s’articule à la référence biblique puisque la lumière, c’est l’indice
que le monde est créé (le Fiat Lux de la Genèse). La lumière, c’est donc l’être dans
sa manifestation. Dans cette mesure, tout être est plus ou moins beau (la laideur est
manque), mais comme chez Augustin, c’est l’ensemble qu’il faut juger.
Les esthétiques chrétiennes forment donc un pivot essentiel pour comprendre
celles de la Renaissance (Zuccaro qui par ex. s’inspire de saint Thomas) : elles
expliquent la valorisation de la notion de disegno interno, qui entraîne à son tour une
valorisation du dessin compris comme restituant les dimensions objectives des
choses, autrement dit leur forme réelle ou encore leurs proportions réelles : cf. le
livre de la Genèse où il est dit que les choses sont créées selon « nombres, poids,
mesures » [XI-21]. Chez Descartes également, on trouvera la thèse que la substance
réelle du corps, c’est l’étendue, autrement dit la forme, car la matière elle-même est
réductible à la forme (Principes de la philosophie, II, § 4).
Les théoriciens de l’art, au 17e siècle en France, dans leur grande majorité,
défendront le même idéal.
• Pseudo-Longin, Du Sublime.
L’auteur est inconnu. On sait seulement qu’il écrit en grec, la langue des savants. Le 1er traducteur
du texte en français, Boileau, l’attribue au rhéteur Cassius Longin, qui a enseigné à Athènes et en
Syrie au 3e siècle de notre ère. Mais la fin du texte avec l’allusion à la longue paix de l’empire ne
peut coïncider avec le 3e siècle, période de grands troubles. De plus la polémique contre Cécilius,
un rhéteur du règne d’Auguste, serait mal à propos deux siècles plus tard.
L’autre hypothèse, car le manuscrit est signé « Denys ou Longin », serait de l’attribuer à Denys
d’Halicarnasse. Celui-ci vient à Rome en 29 av. JC, sous le règne d’Auguste et il y enseigne la
rhétorique. Mais l’allusion à la décadence de la rhétorique est gênante pour cette époque, plutôt
florissante. En outre, il y a la référence à la Genèse, ce qui renvoie le texte à une période
postérieure.
J. Pigeaud dans son édition (Payot/Rivages) propose de situer le texte durant le règne de Tibère
(14-37).
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L’intérêt du texte réside dans la tentative de définir une sorte de beauté qui
semble échapper à toutes les catégories traditionnellement associées à l’idée de
beauté (mesure, forme, proportion, etc.). L’autre particularité, c’est que l’auteur part
de ce que ressent l’auditeur, pour remonter par induction, à la cause possible de
cette émotion : mais précisément, cette remontée ne donne aucun résultat assuré
puisque des objets distincts (amplitude ou brièveté) peuvent produire le même
effet. En revanche, il y a un élément stable qu’on retrouve toujours, c’est l’élévation
morale : et c’est au fond cette élévation qui s’exprime dans une pureté radicale
(pureté qui peut aller jusqu’au silence — celui d’Ajax) qui touche profondément, et
bien plus qui bouleverse, qui ravit. Longin insiste en effet sur le caractère extrême
de cette émotion que le terme de sublime (sublimis, hypsous) rend bien.
Malgré la difficulté de parvenir à identifier les caractères de l’objet (en
l’occurrence un discours) qui produit cet effet, Longin s’y essaie (le traité, avant
tout pédagogique, s’adresse à un certain Térantianus).
Précisons d’emblée qu’on se situe ici sur le terrain de la rhétorique et de la
poétique. L’autre point à préciser est que Longin parle d’autre chose que du « style
sublime », comme les rhéteurs l’appellent traditionnellement, et qui est le style
emphatique, grandiloquent, abondant (copia en latin). Au contraire ici, « le » sublime
(non le « style sublime ») s’accommode parfaitement de l’économie de mots, voire
du silence.
Longin propose une première description du sublime en se plaçant du côté
du sujet :
« Il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une
certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de
plaire seulement, ou de persuader. » (chap. 1)
« Il donne au discours […] une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous
écoute ».
Néanmoins, la stupeur que produit le sublime ne doit pas laisser penser
qu’on a affaire à un processus irrationnel. Certes, le sublime semble échapper à
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toutes les règles, ce pourquoi on dit que ceux qui le provoquent ont comme un
don, un talent inné ; cela est une erreur pour Longin. La nature de l’orateur doit
être bonne, il n’en demeure pas moins qu’il doit travailler pour accorder son
expression à son intention.
Longin va donc commencer par rapprocher ce poète sublime (ou rhéteur) du
phronimos chez Aristote, de l’homme prudent (chap. 1) qui sait ajuster son action à la
circonstance, inédite par définition, que la règle trop générale n’a pas pu prévoir.
C’est cet ajustement qui est lui-même sublime et qui donc rend son propos
sublime. C’est encore cette prudence qui saura éviter les pièges qui conduisent à
l’antithèse du sublime : l’enflure et l’extravagance, la puérilité, la « fureur hors de
saison », ou encore le style froid (laconique).
On a donc ici une première caractérisation du sublime qui insiste 1°) sur le
caractère du rhéteur (il ne se fie pas à la chance, mais il est au contraire très attentif
à la situation, ce pourquoi sa parole est appropriée à celle-ci). 2°) sur les opposés du
sublime : la modalité de la caractérisation est ici négative.
La caractérisation proprement positive apparaît plus précisément à partir du
chap. 6. à travers ce que Longin appelle les 5 sources du « grand » : 1°) l’élévation
d’esprit ; 2°) le pathétique ou la véhémence, autrement dit le fait d’être soi-même
touché par ce que l’on dit ; 3°) l’usage approprié des figures de pensée et des figures
de diction ; 4°) la noblesse de l’expression (le refus du style vulgaire, qui prête à
rire) ; 5°) la composition et l’arrangement des mots.
La composition est un élément essentiel : on retrouve là un point commun
avec la conception traditionnelle du beau. Parvenir à supprimer l’inessentiel, ne pas
se perdre dans les détails. Ex. de Sappho qui exprime les fureurs que lui cause
l’amour en saisissant la quintessence des sentiments qui le caractérisent [également
Boileau dans la Xe des Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin [contre
Ch. Perrault] qui se réfère, entre autres, à la brièveté du « qu’il mourût » : lire p.
150-155 dans Longin, Du Sublime, éd. Goyet, Le Livre de poche].
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Longin note : « elle ramasse toutes ces choses »→unité (autre point commun
avec la conception traditionnelle du beau) de la tragédie que prône Aristote, idée
d’unité qu’on retrouve avec Horace ou Vitruve. Unité comme synonyme d’ordre et
de beauté. Insistance sur l’idée d’ordre (cf. Augustin) : même lorsqu’il y a emploi de
figures qui semblent introduire un désordre (l’apostrophe, l’interrogation,
l’hyperbate [transposition de pensées ou de paroles dans un discours, voir chap.
18], l’asyndète), l’unité doit primer.
Longin insiste sur l’idée de cohérence entre l’intention, la personnalité, la
production artistique et l’effet produit. La grandeur de l’effet renvoie donc à la
grandeur de l’inspiration et à son caractère propre. C’est pourquoi il n’y a pas
qu’une façon d’être sublime, il n’y a pas de sublime a priori : le cas est la règle dit J.
Pigeaud. C’est pourquoi le sublime se distingue de la beauté au sens où celle-ci
semble se déduire de règles et de principes connus a priori. Néanmoins, Longin
n’opère pas de distinction de nature entre beau/sublime (ce que fera Burke),
seulement une différence quantitative.
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