« Qu`arrive-t-il à la France ? » Marcel Gauchet

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« Qu`arrive-t-il à la France ? » Marcel Gauchet
Automobile Club de France
22 juin 2016
Mercredi 22 juin, Compagnie financière Jacques Coeur recevait pour sa conférence
annuelle, Marcel Gauchet, historien et philosophe, auteur de Comprendre Le malheur
français.
« Qu’arrive-t-il à la France ? » Marcel Gauchet
Voici un verbatim de la conférence rédigé par Michel Foucher (et non revu par l’auteur mais diffusé de
manière restreinte avec son accord).
Ce qui arrive à la France est lié à la profondeur de l’histoire du pays, où l’on voit
un heurt entre la poussée d’un passé lointain et une situation globale. Les Français ne
savent pas ajuster leur manière de penser et la réalité globale actuelle. Incertitude sur
son avenir. Ce sont les sources du trouble français.
La situation française se généralise (selon un journaliste américain). Cf Trump,
présenté comme « impensable » puis « inévitable » (selon la critique de la New York
Review of Books). Débat britannique en cours : données comparables à la France. Italie
(élections Rome et Turin, Mouvement 5 étoiles), idem. La France est le laboratoire d’une
situation politique appelée à devenir exemplaire. Elle est troublée par une situation qui
s’impose à tous les pays du monde (globalisation).
Thèse de MG : la France est malade de la globalisation ; elle en a spécifiquement
raté le tournant ; elle est en porte-à-faux relatif d’où son trouble. Mais les Etats-Unis
aussi et tout le monde occidental. Même au RUni : société fracturée. En France,
« l’Europe » démultiplie le problème posé aux Français par la globalisation. Ce qui est
en cause est le rapport avec l’extérieur. Désillusion sur l’avenir dans le monde global
(rapport de force élémentaire : 1Md d’humains et 6 Mds). Profondeur du ressenti
français.
Comparer après 1945 (les 30 glorieuses) et après 1973-9 (crises pétrolières), dates
du tournant français.
30 ans de réussite exceptionnelle : adéquation entre le modèle historique français
et l’univers économique de la période 1945-1973 (grande organisation, pilotage
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stratégique, planification). Les Français savent faire avec leur héritage étatique.
L’économie est subordonnée à une politique d’affirmation nationale. De Gaulle règle,
par la Constitution, le problème politique (équilibre entre les aspirations autoritaires et
les aspirations démocratiques). Pour Herman Kahn (Hudson Institute), la France était une
puissance dominante en Europe et devenait la deuxième puissance économique du
monde (il avait compris l’échec de l’économie russe).
Tout se retourne avec le changement du monde (1973-9), nommé « crise », c’est
à dire une réorientation globale des économies, un nouveau mode de fonctionnement ;
malaise dans l’ensemble des repères. 1981, avec l’alternance à gauche, en est un
résumé. FM est élu en 1981, après Thatcher en 1979 et Reagan en 1980 = divergence
des trajectoires. L’élection de Mitterrand assoie l’ancrage démocratique de la 5 ème
république. C’est la fin de la contestation de la démocratie au nom d’idéaux
révolutionnaires ; pacification politique. Mais le primat du politique reste : l’intendance
suivra (Ch de G) ; FM est désinvolte sur l’économie.
FM est élu sur un programme inverse de la vague néolibérale anglo-américaine ;
ça tourne court. FM va vendre une solution de substitution, une Europe à notre image
(à la place du « socialisme dans un seul pays »). Le tournant de la rigueur de 1983 est
un changement politique : FM vend aux Français l’Union européenne comme un
substitut au socialisme. Adhésion sur la base d’une illusion = racine du désamour entre
la France et l’Europe (vendue comme la perpétuation du modèle français dans le monde
global !). Promesse intenable = porte-à-faux (du personnel politique par rapport au
corps électoral). FM a été réélu ; en 14 ans il a façonné la France d’aujourd’hui, choix
ratifié par ses successeurs. Le mensonge mitterrandien - l’UE comme moyen d’une
France en grand, réalité travestie - pèse sur la politique française. Le mensonge gaullien
était la « grandeur » alors que l’empire décline mais ChdG avait trouvé un nouveau rôle
mondial dans un non-alignement entre l’Est et l’Ouest. Cette posture théâtrale est
mobilisatrice.
Les gvts font le contraire, en le disant ou sans le dire : décalage entre le discours
et les compromis réels passés avec les voisins dans l’UE (sauf pour ceux qui ont fait le
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choix de l’économie globale). Donc deux questions : problème français par rapport à la
globalisation ; Europe (UE)
1) L’ordre global prend à revers le « modèle » français, modèle de puissance
(jusqu’en 1940). En France, primat du politique depuis le 17ème siècle, comme grande
puissance militaire (d’où la stupeur de la défaite de 1940). La raison politique l’emporte
sur les choix économiques ; la France est en porte-à-faux par rapport à la Révolution
industrielle. Mais il y a un biais : l’économie a des conséquences politiques. On reste à
l’extérieur du monde industriel : on joue la thématique coloniale, primat de la projection
politique (RUni : vision plus économique).
Dans le monde global, l’économie prime, économie de marché, monde d’échange
et de concurrence = défi, contrepied. C’est un monde d’entrepreneurs (on admet
l’imprévisibilité de l’action économique), loin du pilotage public : on voudrait en France
une « économie publique de marché ». Les élites administratives et politiques ne font
plus la loi ; la technocratie passe à gauche par intérêt de corps.
Le primat de l’argent est un choc de culture, la réussite étant sanctionnée par
l’argent. Or la France est catholique ; la fortune est un scandale permanent (cf le succès
de « Merci patron »). Le modèle catholique est la respectabilité (fortune non visible), la
reconnaissance sociale, le rayonnement. Le catholicisme va passer du conservatisme au
progressisme (avec une division à gauche entre FH « mon ennemi c’est la finance » et
Mélenchon, jacobin classique). En fait, les Français se sont bien débrouillés dans la
globalisation ;
les
entreprises
ont
réussi.
Mais
les
Français
sont
malheureux
politiquement.
La crise politique est gravissime : écart entre les attentes des citoyens et la réalité
des politiques pragmatiques (jamais expliquées car inexplicables). Le logiciel politique
français consiste à ne pas dire ce que l’on fait. FH paie la facture du mensonge de FM
« martyr de ce mensonge » ; il mourra crucifié ! FH ne peut pas dire qu’il fait du sociallibéralisme (plus les engagements pris dans l’UE).
La droite est aussi dans cet héritage : Chirac a épousé celui de FM (1986-8). Il lui
colle ; l’a dit. NS a fait la même chose, malgré la rhétorique de la rupture = discrédit du
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personnel politique dans un pays qui est le plus politisé, où les citoyens croient le plus
dans la capacité de la politique. La demande est forte mais les politiques sont
incapables de prononcer les mots tabous. Jospin a été battu en 2002 pour une seule
phrase : l’Etat ne peut pas tout. Donc on ne dit rien = perception d’un vide.
2) Europe. Les Français ressentent plus que d’autres la crise européenne car la
France y a le plus investi. L’UE est une initiative française, une décision stratégique
(associer l’AIlemagne pour résister à l’URSS pendant la guerre froide). Il faut proposer
un diagnostic clair. Pour FM, l’Europe permet à la France de s’affirmer globalement. Le
« couple »
franco-allemand
est
un
terme
français ;
les Allemands
parlent
de
« partenariat ». Ceci crée un modèle original dans la globalisation où la France doit se
retrouver. On découvre que l’UE n’est pas la France, qu’elle ne permet pas de maîtriser
le contexte global, que l’UE est moins un outil qu’un cheval de Troie, que l’UE a fait le
choix stratégique de la non puissance (on s’en remet à l’OTAN, aux USA). A la fin de
1991 (chute de l’URSS), l’UE cesse de raisonner stratégiquement. Face à l’hyperpuissance
américaine, l’UE renonce à tout rôle stratégique (on parle de monde « post-national »,
la Commission joue la stabilisation stratégique via l’ouverture – élargissement).
Or le politique et le stratégique ne sont pas marginalisés par la globalisation
(nouvelle étape avec l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001). La globalisation reste
politique : l’ouverture globale est un moyen pour les acteurs de jouer leur partition.
L’UE est en péril car elle a fait une erreur sur le monde global. Les Français le
ressentent.
- Allemagne ; grande puissance exportatrice
- France et RUni: ex grandes puissances sans emploi dans une UE non puissance.
(Argument du Brexit : l’UE ne permet pas de mener une grande politique de type UK,
disent les Tories). Choix = impasse. D’où la perplexité des peuples. Pas de discours
public.
Conclusion :
Allons-nous trouver des responsables publics capables de
lucidité ? Le voir et le dire. Changer de cap (sortir d’un pessimisme collectif alors que la
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réalité
matérielle
est
favorable) :
revenir
en
phase.
La
France
est
heureuse
économiquement et malheureuse politiquement.
Questions/ réponses :
Q : Merkel inspire la politique économique de l’UE mais n’en parle qu’aux
Allemands. On dit toujours « Bruxelles » mais les décisions sont prises par les Etats
membres.
R : L’UE est un ordre institutionnel inadéquat. La vie démocratique a deux
caractéristiques à propos du choix: les débats publics, la délibération, où l’on tranche en
fonction de ses intérêts ; la responsabilité.
Les institutions européennes ne sont pas politiques. Le problème n’est pas le
déficit démocratique ou l’inadéquation. Il n’y a pas de débat politique au Parlement
européen. La Commission, exécutif, n’a pas de responsabilité (on se défausse).
Q : Fracture politique en France ?
R : La variable est, partout, le diplôme (France, RU). Aux USA, le devenir politique
est imprévisible. La fracture politique épouse une fracture sociale (diplôme) et morale
(références étrangères). Or le but de la politique est la cohésion collective, la
pacification, le recollement des morceaux. L’art du mensonge paie à court terme et est
fatal à long terme. C’est une course contre le temps. La démocratie devient une
concurrence des démagogies ; ça ne marche plus. La France connaît une crise de la
démagogie. Elle entretient une gérontocratie (politique). On est toujours rattrapé par
son mensonge. Or il s’agit de faire entrer la réalité dans le discours politique. En 20162017 se révèlera une crise de la promesse.
Q : « French bashing » des élites sur la France, pourquoi ?
R : Ceci vient de la culture française héritée : universalisme (1789). La France a
produit des idées qui se sont imposées dans la vie démocratique globale. Les Français
ont eu raison mais sont devenus banals (après la phase gaullienne). Les élites françaises
se sont reconverties dans un autre universel, le langage de la globalisation, un discours
extraterritorial par rapport au pays d’origine. Le French bashing consiste à dénoncer le
« provincialisme français » dans un langage hostile à la société d’origine.
Q : La globalisation, un monstre ? La France, diverse ?
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R : C’est la perception. Il faut la faire reconnaître pour ce qu’elle est, un
phénomène politique où l’économie suit la politique. Les Français doivent l’accepter.
Diversité ? Le modèle français est antagonique, très divisé, même si un
apaisement récent permet un compromis. C’est l’héritage d’un modèle social conflictuel.
Q : Dire la vérité ?
R : Dire la vérité, changer de visages ? Il y a une attente ; nous sommes dans un
moment d’attente collective de vérité. E. Macron dit des choses élémentaires. La France
a du mal à parvenir à des diagnostics partagés, sur les enjeux vitaux, preuve de santé
démocratique. Ceci démoralise, décourage. Cf la loi travail : permettrait-elle des
embauches ou provoquerait-t-elle du chômage ? Les médias (investis par des militants
politiques ex-révolutionnaires, fabriquent de la dissension) ; le débat est dominé par les
opposants ? Cf Macron et l’ISF de sa maison du Touquet : aura-t-il les épaules solides ?
Q : Un homme providentiel, charismatique ?
R : Le modèle de la réussite dans le monde global n’est pas dans l’activité
politique. La globalisation est antipolitique. Le charisme ? Conviction, énergie, vision. Il y
a une fuite devant la responsabilité politique (« métier de chien », du fait des médias et
des réseaux sociaux). Dans le cas français, il y a un effet pervers de la Constitution de la
5ème République. Après de Gaulle, les partis reviennent. FM s’était fabriqué un parti
(après 1971). Ce système implacable des partis arrive à bout de souffle. Ça ouvre le
jeu....
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