Le travail partisan de légitimation historique dans la stratégie d

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Le travail partisan de légitimation historique dans la stratégie d
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Le travail partisan de légitimation historique dans la stratégie d’implantation du PCF
Julian MISCHI (EHESS)
Un parti politique se maintient par des règles bureaucratiques et assoit son audience
par la présentation concurrentielle de programmes et d’hommes lors des campagnes
électorales, mais il est aussi une institution culturelle productrice de sens. Les partis politiques
participent à la « création des imaginaires collectifs enracinés dans le passé et pourtant
toujours renouvelés sous l’effet des mutations et des conflits »1, ils construisent des
sensibilités politiques en les transmettant, deviennent des inventeurs en se proclamant
héritiers. En mobilisant et produisant des repères historiques, ils opèrent des tentatives
généalogiques de réconciliation du présent avec les moments fondateurs, en particulier lors
des rites commémoratifs.
Pour évoquer les usages politiques de l’histoire qu’opère un parti dans une stratégie de
conquête électorale qui est aussi une lutte symbolique d’imposition d’une légitimité, nous
nous appuierons essentiellement sur l’observation de l’implantation du PCF au sein des
campagnes centrales de l’Allier. A travers le cas bourbonnais, il s’agira de décrire la
spécificité des usages partisans de l’histoire à l’échelon local puis les inflexions
contemporaines du rapport communiste à l’histoire.
Les usages partisans de l’histoire à l’échelon local
Les techniques dont le parti use pour assurer son unité sur le territoire national
s’appuient sur un code institutionnel de conduite transmis par les instances de socialisation
partisane mais également sur un corpus de référents culturels communs porté par des
pratiques symboliques multiformes : célébrations, fêtes, défilés, commémorations…. Ancrées
dans l’histoire, ces pratiques militantes unifient les investissements hétérogènes dont bénéficie
le PCF et légitiment son implantation locale.
1
Michel HASTINGS, « Crépuscule ouvrier et liturgie patrimoniale », dans : Michel DREYFUS, Claude
PENNETIER, Nathalie VIET-DEPAULE (dir.), La part des militants, Paris, Ed. de l'Atelier, 1996, p. 45.
2
L’investissement commémoratif
L’observation localisée de la structuration du PCF révèle que la dimension historique
du travail de légitimation partisane est essentielle. Le parti élabore le « nous politique » par
l’entretien d’un « récit identitaire » qui rassemble la communauté militante en lui donnant des
racines culturelles singulières1 tout en permettant à l’institution partisane de légitimer son
implantation. A travers la célébration des héros communistes locaux (fusillés, licenciés,
pionniers du mouvement ouvrier...) et des épisodes de l’histoire régionale (Révolution
française, luttes sociales, Front Populaire, Résistance...) dans les pages des hebdomadaires
locaux ou lors des fêtes militantes, le parti se présente comme une héritier des traditions
régionales.
Ces pratiques symboliques s’inscrivent dans un déploiement pédagogique visant à
cristalliser un code social et symbolique propre au corps communiste. Lieux d’échanges entre
un projet politique et une tradition historique, les rituels commémoratifs nourrissent tout
particulièrement l’identification partisane. A l’intersection de la mémoire et de la propagande
politique, ils portent la « mémoire collective » qui selon Maurice Halbwachs est un travail
collectif de construction du souvenir, de sa déconstruction et de son oubli2. Instrumentalisée à
des fins partisanes, la mémoire collective devient cette « mémoire historique » que MarieClaire Lavabre définit comme une « élaboration finalisée de l’histoire, prescription d’un
devoir de mémoire »3 qui ne vise pas à la connaissance du passé mais justifie les pratiques et
les représentations du présent.
Si les commémorations sont prises en charge par les organisations de masse du PCF,
elles sont orientées par l’appareil partisan lui-même. Elles jouent un rôle attractif vis-à-vis de
l’extérieur tout en renforçant l’unité des rangs militants par les signes de reconnaissance
qu’elle fournit. A l’échelon local, elles sont associées à un travail symbolique d’insertion dans
les histoires régionales : le PCF capte des héritages historiques pour voiler sa singularité et
s’inscrire dans une continuité territoriale. En Bourbonnais, le réinvestissement d’un héritage
conflictuel permet ainsi au PCF de se poser comme le porte-parole des revendications
traditionnelles des paysans. Tourné vers la célébration du passé plus que vers sa connaissance,
1
« Le récit identitaire, en quelque sorte, produit la communauté et légitime l’organisation » selon DenisConstant MARTIN, « Identités et politique. Récit, mythe et idéologie », dans : Denis-Constant MARTIN (dir.),
« Cartes d'identité. Comment dit-on "nous" en politique », Paris, FNSP, 1994, p. 23.
2
Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Paris, PUF, 1950, rééd. 1997, 295 p.
3
Marie-Claire LAVABRE, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, PFNSP, 1994, p. 18.
3
ce travail historique est partisan et partiel. Pour Serge Bonnet, « Le Parti revendique la
totalité de l’héritage du mouvement ouvrier. Mais le PCF masque autant qu’il le révèle ce
passé »1. Les divergences internes des mondes ouvriers ou paysans sont voilées dans une
célébration unifiante décrivant le courant communiste comme l’unique héritier du passé
social. Plus le passé retranscrit est unifié, plus son défenseur dans le présent est susceptible
d’être unique.
L’histoire locale n’est pas un héritage dont bénéficie naturellement le PCF, mais celuici travaille ses soutiens sociaux et construit symboliquement des fils temporels. Il met en
scène l’historicité de son implantation à travers l’action d’associations spécialisées chargées
de la politique mémorielle qui agissent en fonction des enjeux politiques du présent : la
retraduction du passé dans une finalité mémorielle et partisane, vecteur d’unité et de
continuité pour la société locale, est notamment le ciment de l’alliance du PCF avec les autres
forces politiques locales. De la Révolution française à la Résistance, les célébrations
unanimistes jouent un rôle rassembleur, comme l’affirme en 1964 une brochure de la
fédération communiste de l’Allier :
« D’année en année, à l’occasion du 11 Novembre, du 8 Mai, à l’occasion des
anniversaires de la Résistance et de la Libération, on a vu se renforcer l’union des
Anciens Combattants, des Anciens Résistants, des patriotes, pour une politique de
désarmement et de paix. Au cours de l’été 1963 s’est particulièrement affirmée la
volonté de refaire l’unité qui avait fait la Résistance »2.
Encadré par une architecture symbolique globale unifiante, le travail mémoriel
partisan s’imprègne de l’esprit local et accentue, selon les territoires, les référents culturels
ruraux (la Révolution française, l’opposition au coup d’État de 1851) ou ouvriers (les journées
de 1848, la Commune). L’analyse localisée permet en effet de montrer que les usages
politiques de l’histoire par le PCF sont marqués par leur contexte social d’actualisation. Le
PCF ne déploie pas uniformément une grammaire historique définie à Paris mais son rapport à
l’histoire prend des accents spécifiques en fonction de la genèse et de la structuration locale
de la concurrence partisane. La ré-appropriation du passé ne s’opère jamais en terrain vierge
et donne lieu à un échange entre le parti et les référents identitaires locaux qui marquent de
leur empreinte le communisme.
1
Serge BONNET, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Cahiers de la FNSP, Armand Colin,
1972, p. 347.
2
Fédération du PCF de l’Allier, Pour la prospérité du Bourbonnais dans une France démocratique, février
1964, p. 15.
4
Le PCF dépositaire de l’esprit progressiste des paysans bourbonnais
Par un réinvestissement de l’histoire locale, le PCF insère son action dans le
prolongement des traditions républicaines des régions où il s’implante, il entretient le mythe
de la longue durée afin d’asseoir sa légitimité. Dans l’Allier, le PCF se présente comme
l'héritier d'une tradition progressiste (antimilitarisme, luttes républicaines, syndicalisme
agricole de classe) qu'il entend poursuivre.
L’observateur doit cependant veiller à ne pas succomber à ce discours construit à des
fins partisanes car la captation d’un héritage historique, plus que la tradition elle-même,
explique le succès du communisme. Contre la thèse classique de l’école française de
sociologique électorale (la « tradition historique avancée » expliquerait le succès du
communisme rural, continuateur de la Montagne de Ledru-Rollin), le cas de l’Allier montre
que la continuité entre le vote pour les « montagnards », les radicaux, les socialistes puis les
communistes n’est ni sociologique (les catégories sociales mobilisées ne sont pas les mêmes),
ni idéologique (les doctrines divergent fortement) ni même géographique lorsque l’on adopte
une approche territoriale plus fine1.
Si la tradition joue un rôle dans l’implantation du PCF, c’est essentiellement un rôle
indirect par le travail d’investissement symbolique dont elle est l’objet de la part des
communistes. Cette concordance travaillée entre une tradition locale et le discours
communiste se retrouve dès la naissance du PC bourbonnais dont l’un des piliers fondateurs
est le pacifisme2. L’hostilité paysanne à la conscription réveillée par la Grande guerre rejoint
le discours anti-militariste des communistes. Puis, dans les années 1930, les communistes
usent du ressort pacifique pour mobiliser les paysans dans la lutte antifasciste. La tradition
d’opposition aux guerres est entretenue, ravivée, tout au long du siècle par les communistes
avec l’évocation des épisodes tragiques de l’histoire locale : les six fusillés de Vingré3,
l’incendie de la ferme de Bouillole en 1944... Après la Libération, le pacifisme est réactualisé
et exploité dans les nouveaux combats communistes « pour la paix » : contre le réarmement
allemand, la guerre de Corée, les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, la Communauté
1
Voir le chapitre 2 de notre thèse : Structuration et désagrégation du communisme français (1920-2002).
Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse pour le doctorat de science politique,
EHESS, 2002, 2 t, 1077 p. Pour la Corrèze, Laird BOSWELL déconstruit également la continuité historique de
l’implantation communiste : Rural Communism in France, 1920-1939, Ithaca and London, Cornell University
Press, 1998, pp. 43-66.
2
Voir Julian MISCHI, « Les campagnes rouges du Bourbonnais dans l’entre-deux-guerres », Cahiers d’Histoire,
t. 46, n°1, 2001, pp. 143-165.
3
André SEREZAT, « Des Bourbonnais fusillés pour l’exemple à Vingré en 1914 », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11
novembre 1980.
5
Européenne de Défense... L’utilisation du thème de défense de la paix plus que celui de
l’anticolonialisme illustre bien le souci des communistes de faire appel à des références
historiques susceptibles de toucher les populations locales.
Le souci de l’ancrage historique du PCF autorise un accommodement avec la réalité de
son action passée. Ainsi l’héritage de Pierre Brizon, « député des paysan » et « pèlerin de
Kienthal »1, est-il revendiqué bien qu’il fut exclu du PCF dès 1923. En juin 1987, une section
communiste locale organise un hommage au dissident, qui a créé après son exclusion l’Union
socialiste-communiste avec Raymond Paul, également présent à la cérémonie2. Le député
communiste local, André Lajoinie, y prend la parole :
« Le combat de Pierre Brizon contre l’exploitation capitaliste et pour une société
meilleure pour les travailleurs des villes et des champs, est toujours d’actualité au
moment où s’accroissent le chômage et les injustices sociales, tandis que s’accumulent
les richesses entre les mains d’une minorité parasitaire. Mais c’est sans doute le
combat de Pierre Brizon pour la paix, auquel il s’identifia si totalement, qui conserve
aujourd’hui sa plus grande actualité ».
Lorsque le dirigeant national André Lajoinie est envoyé dans l’Allier au cours des
années 1970, il s’inscrit directement dans la tradition locale. Extérieur au département, il doit
compenser ce handicap identitaire par une inscription dans l’histoire bourbonnaise. Quelques
mois avant sa première élection à l’Assemblée Nationale, il célèbre dans le village symbole
du mouvement paysan local, Ygrande, l’action de deux pionniers du syndicalisme agricole,
l’écrivain paysan Emile Guillaumin et le syndicaliste Michel Bernard :
« En ce lieu chargé d'histoire, je voudrais rendre hommage aux grandes figures
d'Ygrande et de ses environs qui ont marqué les luttes de nos
populations.[...] Poursuivre la lutte de nos anciens c'est ouvrir une ère de liberté
[...]. Aujourd’hui, la lutte que nous menons se fait dans un autre contexte, mais c’est
encore l’affrontement de la majorité des opprimés contre la minorité exploiteuse »3.
« Les héritiers d’Emile Guillaumin, c’est nous » rappelle une autre fois André Lajoinie,
toujours à Ygrande4.
Les communistes opèrent un travail de captation globale de l’héritage républicain local
par une multitude de parallèles historiques qui les présentent comme les héritiers des
révolutionnaires de 1789 puis des opposants à Napoléon III. André Lajoinie rappelle à chaque
meeting la litanie des hauts faits de la gauche dans le département : les « députés en blouse »
1
En avril 1917, avec deux autres députés, Pierre Brizon se rend à la seconde conférence socialiste internationale
de Kienthal qui se prononce, sous l'impulsion de Lénine, pour la paix immédiate.
2
« Hommage à Pierre Brizon. Des combats toujours d’actualité », Bourbonnais Hebdo, 10 au 16 juin 1987.
3
Bourbonnais Hebdo, 7 au 13 décembre 1977.
4
Bourbonnais Hebdo, 16 au 22 novembre 1983.
6
de l'entre-deux-guerres1, « La première municipalité socialiste du monde » à Commentry en
1882, l’opposition au coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1992, selon le député « la
déchéance du connétable de Bourbon par François 1er avait déjà suscité un vrai réflexe de
révolte à l'égard du pouvoir central »2. André Lajoinie fait ainsi remonter l’esprit
révolutionnaire des Bourbonnais à une origine mythique avec l’affaire de Charles de Bourbon,
le « connétable », au 16e siècle qui aurait fait perdre au Bourbonnais son représentant et ancré
un esprit de rébellion permanente au sein de la population locale.
Les mutations contemporaines du rapport communiste à l’histoire
L’investissement historique du PCF l’insère dans le passé des terres qu’il investit et
légitime son implantation, tout en jouant un rôle identitaire d’enracinement pour des
populations en quête de marques historiques. Ce rôle de consolidation symbolique de certains
groupes sociaux est particulièrement important à partir des années 70 : le recours partisan à
l’histoire permet de renforcer des milieux populaires en déclin et tend à s’opérer sur le mode
d’une patrimonialisation du PCF.
Le renforcement historique des identités populaires locales
Par la promotion d’associations et d’œuvres culturelles valorisant le patrimoine
régional, par des rites ravivant la mémoire du passé, la stratégie d’implantation locale du PCF
répond indirectement à une recherche de racines de la part de classes populaires bouleversées
par l’évolution sociale. Le filtre partisan de la captation des héritages historiques donne aux
traditions mises en scène les formes rituelles propres aux traditions inventées avec un contenu
plus cohérent et systématique, plus détaillé et plus précis3, qui s’avère un outil de
renforcement des identités collectives locales. L’investissement de l’histoire locale permet au
PCF de donner aux classes populaires, et en particulier à la classe ouvrière, « mémorialement
défavorisée », des « stabilisateurs patrimoniaux »4. En recherchant une légitimité locale ou
1
Selon les termes d’Ernest MONTUSES, Le député en blouse, Moulins, Les Cahiers du Centre, 1918, 80 p. à
propos de Christophe Thivrier élu député en 1898.
2
Le Monde, 10 mars 1992.
3
Eric HOBSBAWM, Terence RANGER, The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press,
1992, rééd. 1996, 322 p.
4
Michel VERRET, « Mémoire ouvrière, mémoire communiste », Revue française de science politique, n° 3, juin
1984, pp. 413-427.
7
nationale car il est stigmatisé comme parti de l’étranger, il répond indirectement à un besoin
populaire de fixation mémorielle. L’usage partisan de la tradition comme facteur de
légitimation s’accompagne donc d’un usage populaire comme outil d’enracinement.
Les célébrations communistes contribuent aux processus d'identification d'une
population jeune et déracinée dans les banlieues urbaines et rassurent des communautés
vieillissantes dans les campagnes du centre de la France. Avec sa panoplie de symboles
(hymnes, lieux de mémoire, drapeaux) et son langage particulier, le communisme est un
élément structurant le sentiment d’appartenance à un groupe. Le parti effectue un travail pour
préserver l'homogénéité du groupe social qu’il entend représenter par ses commémorations et
ses associations chargées de la mémoire collective (amicale de vétérans, groupe d’historiens
amateurs). Par ses mythes confirmateurs, le PCF crée et consolide une classe ouvrière et une
unité de la paysannerie française d’autant plus célébrées qu’elles n’existent pas.
Les techniques symboliques de mise en scène de la geste communiste locale
contribuent à maintenir les valeurs collectives de ses groupes porteurs autour des référents qui
les fondent et qui déclinent, comme la lutte des petits contre les gros et la petite exploitation
familiale en Bourbonnais. Le pouvoir local communiste élabore des signes identitaires de
permanence communautaire, par un discours sur le passé collectif et la mise en spectacle
d’une culture populaire1. Le communisme « nostalgique » d’Halluin2 bénéficie d’une validité
générale : l'implantation communiste provoque moins une rupture dans la vie politique et
sociale des terres ouvrières et paysannes qu’elle ne matérialise une certaine continuité.
Lorsque le PCF gagne en 1979 la majorité au conseil général de l’Allier, loin de
marquer cette étape par un discours de rupture, le nouveau président de l’assemblée
départementale s’inscrit directement dans la tradition :
« Notre gestion sera fidèle aux traditions démocratiques de notre département, à ses
traditions de luttes pour la justice sociale et l'égalité, fidèle aux traditions que nous
avons héritées de la Révolution Française, des luttes de notre peuple pour la conquête
des libertés, du rayonnement des idées du socialisme auxquelles nous tenons
farouchement »3.
Cette occultation de la nouveauté du communisme et son ancrage dans le passé n’est pas une
attitude consensuelle nouvelle mais structure le discours communiste depuis ses débuts. En
1
Yves LEQUIN note ainsi la création municipale d’une identité collective (peu politique) à Givors, au moment
même où la ville cesse d’être ouvrière : « Mémoire ouvrière, mémoire politique : à propos de quelques enquêtes
récentes », Pouvoirs, n° 42, 1987, p. 71.
2
Michel HASTINGS, Halluin la rouge, 1919-1939. Aspects d'un communisme identitaire, Lille, Presse
Universitaire de Lille, 1991, 433 p.
3
Déclaration d’Henri GUICHON reproduite dans un tract, février 1979 (Arch. de la fédération du PC de
l’Allier).
8
février 1923, après le succès des candidats du PC au scrutin cantonal, l’organe fédéral
proclame :
« L’Allier n’est pas devenue communiste. Elle l’était avec Guesde et Vaillant, il y a 20
ans et plus. Nos militants, nos élus Lépineux, Montusès, Chaulier, Debizet, Gaume
n’ont pas « changé ». Ils ont seulement été fidèles à leur passé »1.
A cette époque, le langage révolutionnaire des communistes bourbonnais, c’est celui
de 1789 et non de 1917 : ce sont toujours les hobereaux qu’ils dénoncent dans les campagnes
jamais les koulaks. Lorsque la Révolution russe est évoquée, c’est pour l’inscrire dans une
continuité locale. Le responsable local Ernest Montusès ne voit ainsi pas de nouveauté
radicale dans l’octobre soviétique car, à propos de l’opinion révolutionnaire, il écrit en juin
1923 :
« Il y a 40 ans que cette opinion a été répandue dans l’Allier. Des quantités d’élus ont
soutenu ce programme. Mais il a pris une force plus grande depuis que la République
russe des paysans et des ouvriers a été fondée et qu’elle résiste victorieusement aux
nobles qu’elle a expropriés et aux gouvernements européens qu’elle effraye » 2.
La patrimonialisation du PCF
Le discours de continuité du PCF visant à masquer sa singularité, à combattre l’idée
d’étrangeté du communisme diffusée par la propagande adverse, est soutenu à partir surtout
des années 1970 par une vaste production culturelle de ses intellectuels locaux. Des
associations et des oeuvres destinées à promouvoir l’histoire régionale se mettent alors en
place et entendent inscrire le PCF dans son milieu d’implantation. Au delà de l’évocation
privilégiée des épisodes locaux de la Révolution française et de la Résistance, le PCF investit
l’ensemble de la vie politique et sociale régionale. Plus que par le passé, il se met en scène lui
même dans ses terrains d’implantation, il devient son propre objet d’étude.
Le floraison de textes historiques dans le journal de la fédération communiste de
l’Allier, Bourbonnais Hebdo, illustre l’investissement historien du PCF. Dans une
magnification des origines propre aux récits mythologiques3, la naissance du PCF4 et les luttes
sociales de 19205 sont privilégiés. L’engagement dans la Résistance1, la participation au Front
1
Le Travail, 25 février 1923.
André SEREZAT, Ernest Montusès, un écrivain dans le mouvement ouvrier bourbonnais sous la IIIe
République, 1987, Nonette, Ed Créer, p. 101.
3
Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986, pp. 97-138.
4
« Décembre 1920 : Le choix de Tours », Bourbonnais Hebdo, 28 novembre au 4 décembre 1990 ; « Naissance
du PCF dans l’Allier et les questions agraires », Bourbonnais Hebdo, 6 au 12 janvier 1982 ; « La naissance du
PCF dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 15 au 21 décembre 2000.
5
« Les grandes grèves de 1920 dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 19 au 25 mars 1980 ; « Les grandes grèves
de mai 1920 en Bourbonnais », Bourbonnais Hebdo, 14 au 20 mai 1980.
2
9
Populaire2 et la répression qu’il subit à la veille de la guerre3 sont également célébrées. Deux
points de l’histoire bourbonnaise sont particulièrement traités, le mouvement paysan4 et les
luttes républicaines5. La commémoration de l’engagement pacifiste de Pierre Brizon6 est
typiquement locale car ce dirigeant national exclu deux années après Tours n’est pas une
figure nationale du panthéon communiste.
Durant les années 1970, les fédérations du PCF impulsent la création d’associations
d’histoire locale autour d’enseignants communistes. Répondant à des consignes nationales
d’investissement du domaine idéologique, elles sont coordonnées par l’Institut Maurice
Thorez7. Un collectif d'historiens qui est selon son responsable « intégré au Parti et à sa
direction »8 voit ainsi le jour dans l’Allier. Il s’intéresse essentiellement à l’implantation
locale du PCF avec notamment des travaux sur le vote communiste, des recueils de
témoignages oraux et écrits, et la constitution d'un fonds d'archives départemental. Le regret
d’avoir longtemps laissé l’histoire régionale « aux mains des « historiens » de droite ou
réformistes » est le ressort d’une intention indissociablement idéologique et historique :
« Nous avons donc essayé de ne pas séparer cette activité de recherche de
l’élaboration de la politique du Parti et de son application au plan régional »9.
L’entreprise donne lieu à quelques publications1 puis est relancée en 1982 par la création du
Centre Bourbonnais d'Etudes et de Recherches économiques sociales et historiques orchestré
1
Bourbonnais Hebdo, supplément au n° 786, « Il y a 50 ans, la Libération »
« Le Front Populaire et le PCF », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11 décembre 1990 ; « Cinquantenaire du Front
Populaire », n° spécial du Bourbonnais Hebdo, 1986.
3
« La répression contre les communistes », Bourbonnais Hebdo, 19 au 25 décembre 1990.
4
« Luttes d’Hier… », Bourbonnais Hebdo, 7 au 13 décembre 1977 ; « Le mouvement ouvrier bourbonnais et la
question paysanne à l’aube du XXe siècle », Bourbonnais Hebdo, 2 au 8 décembre 1981 ; « Les premiers pas du
syndicalisme paysan dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 30 janvier au 5 février et 6 février au 12 février 1980 ;
« Luttes paysannes d’autrefois », Bourbonnais Hebdo, 24 novembre au 1er décembre 1981 ; « Défense de la
paysannerie. Un rappel historique nécessaire », Bourbonnais Hebdo, 15 au 21 mai 1985.
5
« Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 », Bourbonnais Hebdo, 12 au 18 décembre 1979.
6
« Hommage à Pierre Brizon, lettre de soldats au député », Bourbonnais Hebdo, 6 au 12 décembre 1989 ;
« Quand Pierre Brizon, député de l’Allier rencontrait Lénine à Kienthal », Bourbonnais Hebdo, 16 au 22 avril
1980 ; « Qui était Pierre Brizon ? », Bourbonnais Hebdo, 3 au 9 juin 1987 ; « Hommage à Pierre Brizon. Des
combats toujours d’actualité », Bourbonnais Hebdo, 10 au 16 juin 1987 ; « Des Bourbonnais fusillés pour
l’exemple à Vingré en 1914 », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11 novembre 1980.
7
Outre la naissance d’une rubrique « régions » dans l'Humanité, cette orientation se traduit par l’encouragement,
au sein des structures intellectuelles du parti, des recherches consacrées à l’histoire locale avec notamment les
travaux de Claude MAZAURIC sur le Languedoc et d’Antoine CASANOVA sur la Corse. Cf. Yves-Claude
LEQUIN, « Le PCF et la connaissance de l’histoire régionale », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n° 29-30,
pp. 43-48 et dans le n° 31 de la même revue paru la même année : Serge WOLIKOW, « La recherche historique,
le PCF et la région » (pp. 212-219) et Jean-Luc ROGER, « A quoi peut donc servir l’histoire locale et régionale,
en particulier celle du PCF », (pp. 228-233).
8
Jean-Claude MAIRAL, « Le cas de l’Allier. Premières réflexions », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n°
31, 1979, pp. 220-227.
9
Ibid.
2
10
par la fédération communiste en liaison avec l’Institut de Recherches Marxistes qui vise à
développer des études plus générales sur l’histoire départementale2. Trois exigences président
à sa fondation :
« Une exigence idéologique, [...] une exigence éducative [...]. Enfin une troisième
exigence correspond à la nécessité de sauvegarder le patrimoine culturel et historique
de notre département qui est extrêmement important »3.
La défense du patrimoine, spécialement du patrimoine populaire est en effet prise en charge
par les militants au sein d’associations locales et municipales : Action pour la promotion
d'Ygrande, Association Gueules Noires et Bocage (Buxières-les-Mines)… Les initiatives, qui
théâtralisent l’histoire régionale, insèrent ainsi le communisme dans la vie locale en lui
trouvant des racines et en tissant des liens généalogiques pour les populations locales. A côté
du travail historique de vulgarisation, des mises en scène populaires du passé local sont
élaborées, comme en 1990, où un spectacle son et lumières en sept tableaux décrit la vie des
métayers dans la région d’Ygrande au début du siècle et dénonce selon l’organe fédéral les
« humiliations répandues du fait du règne de la propriété terrienne »4.
La tradition locale est investie en totalité et reprise quelquefois sans sélection. En
Lorraine, Gérard Noiriel montre ainsi que les travaux de l’association Les Amis du vieux
Longwy portant sur les descendants des vieilles familles lorraines, où les ouvriers sont
absents, sont repris par les municipalités communistes5. En Bourbonnais, si André Lajoinie
voit dans la trahison de Charles le connétable de Bourbon l’origine de l’esprit progressiste
local, à la base, les militants ne confondent pas leur histoire avec celle de la monarchie.
Lorsqu’en 1974, le conseil municipal de Bourbon-l’Archambault décide de baptiser une rue,
« Rue du Connétable », le journal communiste local s’indigne : « Les républicains de
Bourbon s’étonneront d’une décision qui glorifie la royauté et un traître à son pays »6. Le
peuple militant ne suit pas toujours les trames mémorielles tissées par l’institution
communiste.
*
L’érosion de l’influence du PCF à partir surtout de la fin des années 1970 se traduit
par une mutation de son rapport à l’histoire. Signe de sa perte d’emprise sociétale, la
1
« 60e anniversaire du PCF », Bourbonnais Hebdo, 3 au 9 décembre 1980 ; « Naissance du PCF dans l’Allier et
les questions agraires », Bourbonnais Hebdo, 6 au 12 janvier 1982 ; Jean-Claude MAIRAL, « Allier : PCF et
paysannerie, les fondements d'une tradition », Cahiers du communisme, n° 5, mai 1982, pp. 96-105.
2
Jean-Claude MAIRAL, « L’Histoire régionale et le PCF : le cas de l’Allier (premières réflexions) », Cahiers
du Communisme, mai 1982, n° 5, pp. 96-105.
3
AFA, Communiqué de presse de la fédération du PCF de l’Allier, 2 novembre 1982 .
4
Bourbonnais Hebdo, 20 au 26 juin 1990.
5
Gérard NOIRIEL, Longwy, Immigrés et prolétaires 1880-1980, Paris, PUF, 1984, p. 386.
6
Clarté, journal de la section de Bourbon-l’Archambault, 2e trimestre 1974.
11
formation communiste ne renouvelle plus son répertoire symbolique et devient son propre
objet de célébration : le travail partisan s’arc-boute sur le passé. Institué en gardien de la
mémoire, le PCF veille sur un héritage qui ne s’enrichit plus, il est désormais « un héritier qui
veille sur son héritage »1. Les pratiques militantes contemporaines opèrent ainsi une
patrimonialisation du communisme, avec une réduction des activités partisanes autour de rites
commémoratifs célébrant l’attachement au parti. Les actions communistes symboliques
consistent essentiellement en une réactivation mémorielle de la communauté militante ellemême. Or cet usage politique de l’histoire, ressort important à l’implantation locale du PCF,
n’est pas une condition suffisante à la reproduction du corps partisan.
1
Jean-Pierre BERNARD, Paris Rouge 1944-196. Les communistes français dans la capitale, Seysset, Champ
Vallon, 1991, p. 247.

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