“L`Image incarnée”, une généalogie du portrait politique
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“L`Image incarnée”, une généalogie du portrait politique
L’image incarnée, une généalogie du portrait politique IMAGE INCARNÉE" Une généalogie du portait politique Pascal LARDELLIER, Maître de conférences en communication Université de Nice-Sophia-Antipolis, Chercheur au CREA - IMAGE Résumé : Le pouvoir ne se souffre pas absent ; pourtant, il ne peut être omniprésent. Pour réduire cette aporie, les institutions, depuis qu’elles existent, ont eu recours à la représentation. La polysémie de ce mot est explicite. Pour seconder le pouvoir, cette « représentation » peut en effet être diplomatique, mais aussi symbolique, esthétique. Le « portrait du roi » est l’archétype de la représentation symbolique du pouvoir. Utilisant l’effet de réalité propre à l’image analogique, cette effigie a pour première fonction d’être vue et admirée. Mais surtout, ce portrait garde autant qu’il regarde les membres de la communauté politique, sujets ou citoyens. Car telle est la finalité de tout icône politique : incarner l’image pour la politiser, l’emplir de la présence active du pouvoir. Ce qui permet à celui-ci d’accéder de la sorte à une ubiquité symbolique ». Comme point de départ, nous prendrons cette gravure, exécutée en 1595, pour célébrer l'entrée d'Henri IV dans la ville de Lyon. 26 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier Un amalgame subtil caractérise ce portrait : il rassemble en effet habilement des traits réalistes et allégoriques : on y reconnaît aisément le "bon roi Henri", qui nous fixe de son regard doux mais résolu; et ce regard, qui nous scrute étrangement, semble vouloir instaurer un lien fort et continu, par delà la platitude de l'image et la distance des siècles. En même temps, des attributs antiques et mythologiques confèrent au souverain une aura "mythistorique"1, et concourent à le placer dans une sphère idéale, légendaire. Cette effigie, dans son emphase discrète et sa tranquille assurance, nous semble emblématique de ce qui caractérise les portraits politiques, en tant que genre pictural. Elle illustrera ce texte et l'hypothèse qui le sous-tend : le portrait politique vise à densifier l'image, il veut l'incarner et l'emplir d'un regard, pour instaurer un face à face, un véritable rapport politique avec ceux qui le regardent. Le pouvoir et ses doubles Ce texte souhaite retracer une généalogie du portrait politique 2, et proposer une analyse de ce genre pictural. Sans vouloir inférer sur la suite du propos, étayons dès ici notre hypothèse de départ : les finalités du portrait politique, identiques en dépit des époques et des évolutions techniques et artistiques, ne sont qu'incidemment esthétiques ou protocolaires. Et la raison d'être du portrait politique est à chercher ailleurs, précisément dans l'efficacité quasi-magique que les pouvoirs prêtent à la représentation. Ce genre est sous-tendu par une volonté, celle de produire une figure au moins autant regardante que regardée, densifiée d'une présence qui permettrait dans un absolu d'efficacité de pallier l'absence, pour offrir au pouvoir une ubiquité synonyme d'omniprésence, et d'omnipotence. Qui n'a jamais éprouvé un frisson, voire un malaise, devant le tableau de famille d'un illustre aïeul, qui du haut de son corps de toile 1 Nous empruntons ce néologisme à Apostolidès J. M. Voir Le roi-machine, Editions de Minuit, Paris, 1981. 2 Précisons qu'il s'agira des portraits officiels de rois ou d'hommes politiques investis du pouvoir, et non de ceux de candidats en campagne électorale, tels que Pierre Fresnault-Deruelle les étudie dans l'Eloquence des images, PUF, 1993. (Voir notamment le chapitre 3, "la tête de l'emploi") Notre corpus d'analyse a pris en compte tant des portraits peints et gravés des rois de l'Ancien Régime, que les vingt-deux portraits officiels des Présidents français, de Charles-Louis Napoléon III à Jacques Chirac. Catalogue de l'exposition permanente des portraits officiels des Présidents, mairie de Touët-s-var, AlpesMaritimes. 27 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique et de peinture, vous scrute avec entêtement, et semble chercher votre regard, pour y planter ses yeux ...? De même, Roland Barthes s'étonnait à propos d'une photographie : "Je vois les yeux qui ont vu l'Empereur…"1 Dans ce registre, encore, de "l'image incarnée", véritable double de son référent, les traités de civilité de l'âge classique mentionnaient qu'il n'était pas de bon ton, au XVII° siècle, de tourner le dos à un portrait peint : "il y en a même qui ayant appris le raffinement de la civilité dans quelque pays étranger n'osent ni se couvrir, ni s'asseoir le dos tourné au portrait de quelque personne de qualité éminente."2 C'est sans doute conscients de ce pouvoir propre aux images, que les institutions ont toujours très pragmatiquement répandu les images les représentant. Car l'histoire du portrait politique est parallèle à celle du pouvoir. Depuis que l'homme sait peindre, dessiner, et a fortiori photographier, il représente ceux qui le gouvernent. Il est d'ailleurs plus juste d'affirmer que ce sont les pouvoirs qui se font représenter, dans leur quête de splendeur et de gloire. Pourquoi ? Parce que le portrait est "l'occasion de célébrer l'intégrité personnalisée de l'homme, guerrier ou prince : mise en pose, qui représente l'image définitivement offerte au seuil de l'immortalité, théâtre proclamant les vertus civiques, militaires, politiques ou nobiliaires du seigneur. Il est donc le parangon de l'extrême concentration morale, produit par l'ostentation des attributs qui autorise l'exhibition au devant de l'avenir de l'histoire : habits, médailles, ustensiles intellectuels agrémentant la figure représentée."3 Et cette coutume du portrait (qui confinerait au fétichisme si elle ne s'était trouvée institutionnalisée) semble répondre à une attente, ressentie conjointement par les institutions et le corps social. Ceci est aussi valable pour ceux qui sont immortalisés, magnifiés dans l'espace du tableau et de la photographie, que pour les sujets, les citoyens qui le regardent. A Rome et à Athènes, déjà, une attention toute particulière était accordée aux portraits politiques. Ils tenaient même un rôle de délégation; le genre a traversé l'histoire sans discontinuité : la photo du Président actuel, Jacques Chirac, a été réalisée de manière très 1 Barthes R. La Chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1980, p. 13 2 Nouveau traité de civilité qui se pratique parmi les honnêtes gens, Paris, Hélie Josset, 1671, p. 18 3 A. B. Oliva, Arcimboldo, FMR 1978, in Fresnault-Deruelle P., L'Eloquence des images, PUF, Paris, 1993, p. 45 28 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier officielle, et tirée à soixante-mille exemplaires. Et comme toutes celles qui l'ont précédée, cette lointaine descendante de l'imago romain était directement destinée à être dispersée dans le pays, et placée dans tous les lieux où le pouvoir s'exerce, au premier rang desquels on trouve les mairies. Tout ceci ne fait qu'actualiser une problématique féconde dans les champs du pouvoir, illustrée par l'interaction serrée entre représentation du pouvoir et pouvoir de la représentation. Rappelons que l'attention accordée ici aux images représentant ceux qui détiennent le pouvoir n'est pas directement artistique. Car ces portraits officiels cultivent une spécificité et même une exception, presque unique dans le domaine de l'art et de la représentation. Ce "Portrait du roi" et du pouvoir (pour reprendre un titre célèbre de Louis Marin) répond à des invariants, sa finalité est précise : que les rois ou les présidents soient peints, gravés ou photographiés, leurs représentations appellent autre chose que la simple contemplation, la jubilation esthétique. Elles dépassent leur caractère protocolaire et officiel, pour exprimer quelque chose de supérieur qu'un reflet fidèle laissé à l'histoire, un souvenir pour la postérité. Ce portrait est conçu en fonction de canons stylistiques précis qui ont traversé les siècles. "Ce qui est répété plaît, mais surtout, cela signifie", affirmait Roland Barthes. En filigrane de ces invariants, ce sont des vertus et des qualités qui sont à discerner, dont on souhaite nimber le monarque ou le président. Au sein de ce genre pictural et photographique1 que constitue le portrait, nous introduisons une distinction, en discernant trois catégories, qui s'échelonnent en une gradation. Ce qui autorise à proposer cette typologie, c'est la densité de présence que l'on prête au portrait par rapport à son référent, le degré de "Présence réelle" dont on pense qu'il est investi. 2 Cette densité d'incarnation, 1 Nous considérons qu'il y a continuité directe de l'un à l'autre, dans la mesure o u la photographie, en tant que technique et expression artistique, peut être considérée comme descendant de la peinture. La photographie sort bien de la camera obscura des perspectivistes et peintres renaissants, et il est quasiment toujours question de prélever analogiquement une partie de la réalité. 2 Avancer qu'une image, représentation intégralement et immédiatement perceptible par la vision, puisse avoir un "effet de présence" amène à évoquer les thèses de la consubstancialité, ou le degré de Présence Réelle. N'oublions pas que le débat remonte historiquement très loin. Avant d'être politique, il fut théologique, renvoyant à la célèbre querelle des Icônoclastes, qui déchira l'Eglise byzantine durant le haut Moyen-Âge. La question était de savoir si une image, à savoir l'icône du Christ, pouvait contenir une partie de son Réfèrent. 29 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique précisons-le, ne se fonde pas sur la ressemblance, l'analogie stricto sensu entre l'homme et son double de toile, mais sur la puissance de re-présentation qu'on accorde au tableau, à la présence, donc, (futelle velléitaire) de l'absent dans l'espace de l'image. Pour accepter l'idée qu'une image puisse ainsi être "habitée" par son référent, il faut en quelque sorte être "un homme de la vision croyante". 1 Au premier rang de ce genre de portraits, on trouve les représentations du visage du Christ, historiquement connues sous le nom d'icônes. Il s'agit du nec plus ultra du portrait "hiérophante" 2, et c'est à cette tradition artistique et religieuse que l'on doit ce débat sur la réalité de l'image incarnée et animée. Rangeons ensuite le portrait politique, image aspirant aussi à l'incarnation et à l'animation, et secondant efficacement le pouvoir dans sa quête d'ubiquité, de légitimité et de respect. Louis Marin corrobore ce postulat du portrait-regardant, empli de son référent de manière superlative: "le roi n'est vraiment roi, c'est-à-dire monarque, que dans les images. Elles sont sa présence réelle : une croyance dans l'efficacité et l'opérativité de ces signes iconiques est obligatoire, sinon le monarque se vide de toute sa substance par défaut de transubstanciation et il n'en reste plus que le simulacre."3 Enfin, le portrait qui pourrait être dit "classique", représentant ordinairement les aïeux, les êtres chers et les notables disparus. Ce dernier entend constituer un lien de mémoire, par la fixation du visage et du regard de l'absent. Il souhaite instaurer une forme de contact, par ce lien instauré par les yeux, qui cherchent ceux du spectateur, comme pour lui imposer un face à face, dense et fugace à la fois. Quoique plus lointaine que dans les deux catégories précédentes, cette récurrente incarnation du tableau est aussi perceptible ici. Pouvoir et représentation A la base, une évidence, fondant le sujet même de ce texte : le pouvoir ne se supporte pas absent. Tous les monarques, tous les potentats s'accorderaient avec Goethe selon lequel "la présence est 1 Voir sur ce point Didi-Huberman G. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Editions de Minuit, 1992. 2 Dans le tradition byzantine, certaines icônes sont d'essence directement sacrée. Dites "achéropoïètes", "non faites de main d'homme", elles auraient été réalisées directement par Dieu. 3 Marin L, Le portrait du roi, Editions de Minuit, Paris, 1981, p.10 30 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier une puissante déesse". L'absence amène le pouvoir à s'interroger sur ses limites, à envisager un manque réducteur, mortifère pour lui. La journée, le soleil éclaire le monde, et peut immiscer ses rayons dans les moindres zones d'ombre; mais la nuit, en son absence, même le désert a froid. Cette allégorie tend à rappeler que le pouvoir, à l'instar du soleil, aime "être présent ou représenté". 1 D'Alexandre à César, et de Louis XIV à Napoléon, aucun n'a pu être partout, venir, voir et être vu, vaincre et rester maître en tous lieux. Les pouvoirs doivent donc s'accommoder d'une ambivalence, et en réduire le paradoxe : être partout et tout le temps sans y être, entre les fulgurances rituelles de ses apparitions régénérantes, pour le corps social et les institutions. Existant en grande partie via les symboles, le pouvoir gouverne par le biais de la représentation. Représentation ? Derrière un mot, encore une fois, plusieurs notions distinctes peuvent être évoquées. La représentation peut en effet être politique, c'est-à-dire institutionnelle et diplomatique, ou encore esthétique. Pour pallier cette absence absolue, porte ouverte au désorde, à l'entropie, voire à l'anarchie, il va convenir pour le pouvoir de s'atomiser, de se semer en toutes directions, remédiant à l'absence par une présence relative. En attendant la présentation rituelle 2 et événementielle des apparitions publiques, où il se montre en puissance, en performance, la représentation picturale et photographique va être, bien mieux qu'un pis-aller, une alternative efficace pour occuper son territoire, pallier l'absence par une présence certes partielle, mais néanmoins très efficace. L'efficience de ces images est confirmée par Georges Balandier, pour qui "le pouvoir ne se fait et ne se conserve que par la transposition, par la production d'images, par la manipulation de symboles dans un cadre cérémoniel." 3 Michel Foucault nous confirme aussi que "le pouvoir s'exerce pour une part extrêmement importante à travers la production et l'échange de signes." 4 Ceux-ci l'atomisent, lui font emplir et délimiter un espace 1 Cet axiome, "le pouvoir doit être présent ou représenté", constitue d'ailleurs l'un des principes édictés par Henri Fayol, théoricien de l'économie d'entreprise, dans son ouvrage Administration industrielle et générale, datant de 1918 (rééd. Dunod, Paris, 1979). 2 Au rang de ces grands rites politiques, classons, pour l'époque monarchique, le sacre, le Te Deum, l'entrée royale, les funérailles, et pour l'ère républicaine, l'investiture, les visites, réceptions et funérailles officielles. 3 Balandier G. Le Pouvoir sur scènes, Balland, Paris, 1980, p. 16. 4 Foucault M. Les représentations symboliques du pouvoir Sous la dir. de Turgeon L, Septentrion, Quebec, 1990, p. 53. 31 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique qu'il politise : le territoire. Une gestion pragmatique de l'économie des symboles et des représentations permettra véritablement au pouvoir "d'être là sans y être". C'est donc par sa représentation esthétique que le pouvoir s'efforce d'atteindre une omniprésence rêvée, synonyme, dans l'idéal, d'omnipotence. Toutes les dictatures, où les photos et les portraits naïfs, édifiants et sublimés des tyrans sont diffusées à des millions d'exemplaires et apposés dans les rues de manière grandiloquente, mais aussi dans chaque boutique et chaque maison, en sont un exemple archétypique. L'Irak actuelle est à ce titre un modèle saisissant de pays où des images disproportionnées marquent l'omniprésence du tyran. Les régimes communistes, et notamment l'ère stalinienne, avaient institué un véritable culte des images, qui se fondait d'ailleurs sur des photographies précautionneusement retouchées. Ces portraits réclament explicitement (quoique maladroitement) une déférence confinant à de la vénération. Ces résurgences contemporaines de fétichisme ont d'ailleurs actualisé la notion d'icônolatrie, à l'origine religieuse. Avec plus de mesure et de discrétion, mais tout autant de constance, les démocraties sacrifient avec attention et pragmatisme à une gestion rigoureuse des représentations. Dans un registre démocratique, l'actuelle photographie du Président de la République, dont la présence est obligatoire dans chacune des mairies, est explicite : il ne pourvoit pas à tous les mariages - le pouvoir d'officier étant délégué aux autorités municipales - mais vicarialement, il les supervise tous en représentation. Il en allait de même à Rome, déjà, où l'image de l'empereur était obligatoire au moment de rendre des verdicts. Les représentations du pouvoir ont donc un effet, qui lui permet de gouverner en quelque sorte par procuration, en agissant sur les situations et les individus, jusqu'à les infléchir à sa volonté supérieure. Avançons pour définir ce phénomène la notion de "représentation performative (ou transformative)". Parmi ces images actives, nous avons classé celles qui nous intéressent précisément dans cette étude, "les portraits du roi". Comme nous le dit Louis Marin, "une scène résumerait ou plutôt condenserait tous les signes et insignes du pouvoir politique fonctionnant à son plein régime de puissance : le roi contemplant son propre portrait. Elle révèlerait... le caractère imaginaire dont tout pouvoir, dans le désir d'absolu qui est le sien, est affecté, pour ne pas dire infecté. En reconnaissant l'icône du Monarque qu'il veut 32 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier être, il se reconnaîtrait, il s'identifierait à son portrait. La face secrète de cette contemplation serait alors la disposition du réfèrent réel, l'évanouissement du modèle”1. Et là réside sans doute l'une des finalités implicites de toute représentation du pouvoir : atteindre ce point d'incandescence symbolique qui efface les contingences, évacue le réel et neutralise le temps, pour y substituer un ordre idéal et éternel. Une brève histoire du portait politique Le portrait politique connait une longue généalogie, qui partant de l'Egypte pharaonique, passe par l'Antiquité grecque et romaine, traverse toute la période royale, épouse la photographie, pour se prolonger jusqu'à nos jours. Ce véritable cérémonial politique consistant pour celui qui détient le pouvoir à "se faire immortaliser" retrouve une actualité à l'occasion de l'investiture de chaque Président. Paul Virilio s'est livré a une pertinente analyse de la figure que Toutankhamon a laissé à la postérité. Le pharaon a les mains croisées sur la poitrine. "Il a dans une main un fouet et dans l'autre un crochet... Le fouet sert en fait à faire accélérer le char de combat et le crochet à le freiner, à retenir les rênes. Donc, le pouvoir pharaonique, comme tout pouvoir, est à la fois retenue, frein, sagesse et accélération." 2 Nous nous arrêterons plus loin sur les attributs du roi, emblèmes aussi symboliques qu'actifs politiquement. Pline l'Ancien, de même, nous explique que dans l'Antiquité, "on avait coutume de reproduire seulement l'image des hommes (effigies hominum) qui méritaient l'immortalité par quelque action d'éclat.... Peut-être la ressemblance visait-elle non les traits du visage, mais les détails de la musculature et les proportions du corps..."; et sans doute des attributs tels qu'armes, armures et couronnes les nimbaient de puissance et de splendeur. 3 La représentation était systématique pour les empereurs romains, et elle se déclinait en peinture, mais aussi sur les pièces de monnaie. Au Moyen-Âge, on représentait ces empereurs en majesté, en principe trônant et portant cérémonieusement les attributs du pouvoir, tels le sceptre et la 1 Louis MARIN, « Du sublime en politique », revue Procès, "Le processus de la représentation politique" n°11-12, 1983, Université Lyon II, p. 79. 2 Virilio P. Cybermonde la politique du pire, Textuel, Paris, 1996, p. 16. 3 Schefer J. F., « Le sens investi », Communications, n° 15, 1970, Seuil, Paris, p. 217 33 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique couronne. On sait que durant toute l'époque médiévale, le roi n'était pas figuré avec le souci de capter son apparence réelle, mais en fonction de son importance sociale, militaire et religieuse. Avant que la perspective ne s'impose, à partir du XV° siècle, les grands étaient peints gigantesques, par rapport à leurs sujets, représentés minuscules. Et le premier roi dont on connait les traits avec certitude est Charles V; son portrait date de 1371. C'est la Renaissance, d'abord, puis l'Europe à l'âge classique, qui vont magnifier la représentation des souverains, en en faisant un genre en soi, un inestimable outil de propagande, et un vecteur de respect, de déférence voire d'adoration sans précédent. Les humanistes, dès le XV° siècle, exhumèrent Platon, et relirent fièvreusement ses écrits. Or, la vue était l'organe privilégié, dans la hiérarchie platonicienne des sens. C'est aussi pour cela qu'on s'intéressa plus particulièrement au culte des images et des emblèmes. Les tableaux urbains des entrées royales et autres triomphes monarchiques, patiemment calculés à la Renaissance en fonction du parcours et surtout de l'œil du Prince sont explicites de ce tropisme visuel : perspectives toutes centrées sur une place centrale, convergence de tous les points de fuite, "arcs de marbre feint" clamant le temps d'une entrée, la gloire des souverains. En retour, ce sont les pouvoirs qui furent dès cette époque fascinés par les potentialités édifiantes et propagandistes que recelait leur représentation magnifiée, "en splendeur". Ainsi, au XVI° siècle, "le culte de l'image royale tel qu'il était pratiqué dans les peintures, sculptures, gravures et médailles résultait de la fusion entre la sacralité réellement attribuée à de telles effigies et la redécouverte de l'iconolâtrie dont les empereurs romains étaient l'objet. Et dans un pays protestant comme l'Angleterre, par exemple, où toute image religieuse était idolâtrique, l'image du souverain, son emblème et son sceau constituaient l'unique forme de déférence cérémonielle autorisée." 1 C'est à cette époque qu'une technique monta en puissance, se faisant la redoutable alliée des monarchies, bien avant la photographie : la gravure sur cuivre. Rendant soudain la xylographie obsolète, tailledouce, eau-forte, burin permirent de "tirer" de grandes quantités d'un même portrait, et de le répandre aux quatre coins des royaumes. "La vogue des portraits officiels, multipliés par les 1 Strong R. Les Fêtes de la Renaissance, Sorlin, Arles, 1991, p. 128 34 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier compagnons des ateliers et les graveurs, alimentait des velléités de glorification monarchique. Les souverains ne tardèrent pas d'établir des liens privilégiés avec leur peintre, comme Charles Quint avec Titien, Henri VIII avec Holbein et Charles I° avec Van Dyck." 1 Mais plus encore, que ces tableaux, uniques de par leur mode de production, c'est véritablement par la gravure que les souverains allaient dispenser leur image de par le pays... Car le portrait politique va vivre avec l'apparition de la gravure sur cuivre une véritable révolution copernicienne, entrant dans l'ère de sa reproduction quasi-industrielle. Les effets du portrait politique furent vectorisés par cette technique. Dès le XVI° siècle, la gravure a joué un rôle "communicationnel" et propagandiste bien plus important que la peinture proprement dite, grâce aux possibilités de démultiplication qu'elle autorisait. "La gravure de portraits reflète la société qui la produit : largement en tête, viennent les représentations des rois Henri IV, Louis XIII, Louis XIV surtout, des reines, des dauphins et de tous les princes royaux." 2 Parallèlement au XVII° siècle, "le portrait a une fonction officielle. Il tend... à échapper au livre qui lui servait de support au XVI° siècle et à devenir indépendant. Signe de l'intérêt porté par la clientèle, certains éditeurs publient de nombreuses suites de portraits de personnages célèbres : un acte méritoire, une œuvre bien accueillie par le public, suffisaient pour faire entrer dans les recueils ces portaits." 3 Ne se contentant pas de servir les grands, la gravure permit aussi aux nobles et aux bourgeois de se faire immortaliser, en laissant leurs traits de cuivre à la postérité. Mais ce sont bien les monarchies qui firent de cette gravure un usage pragmatique et systématique. "La puissance de l'image a fait de la gravure un instrument privilégié de propagande dans tous les domaines. François I° avait utilisé l'affiche illustrée. Louis XIV chargea des graveurs de le magnifier dans des recueils qu'il remettait en présent aux ambassadeurs. On sait le rôle politique que joua la gravure sous la révolution et la véritable guerre graphique que livrèrent les Anglais contre Napoléon I°." 4 Car le "contre-portrait" a aussi une importance : ainsi, les caricatures jouèrent un grand rôle dans les stratégies propagandistes. 1 Strong R. op. cit. p. 40. Grivel M., Le Commerce de l'estampe à Paris au XVII° siècle, Droz, Paris, 1986, p. 142. 3 Grivel M., op. cit. p. 140. 4 Melot M., Gravure, Encyclopaedia Universalis, tome 10, p. 783. 2 35 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique Louis XIV, comme Napoléon se sont servis de la gravure pour assurer leur légende personnelle, et de la caricature pour ridiculiser leurs adversaires. Et en filigrane de ces campagnes de diffamation, nous voyons sans mal se profiler les mots "censure" et "propagande". L'institution ne se perpétue et ne se pérennise qu'en contrôlant étroitement les productions esthétiques la concernant, et en rationalisant à toutes fins utiles l'économie de ses représentations. La production et le commerce de gravures fut toujours extrêmement contrôlé sous l'Ancien Régime. A ce sujet, on comprend que l'idéal, pour le pouvoir institutionnel est d'avoir l'exclusivité de la production des représentations le donnant à voir et à contempler. Il n'est qu'à référer ici à l'octroi des privilèges concernant la représentation, et, en parallèle, il faut évoquer les interdictions, saisies et condamnations frappant ceux qui essayaient, à l'âge classique, d'éditer des portraits, caricatures, pamphlets... sans autorisation, et diffuser des caricatures était un délit grave. Les XVI°et XVII° siècles ont connu à ce sujet une profusion d'édits restreignant le pouvoir des imprimeurs et des libraires de textes, d'images, et d'affiches. Les XVII° et XVIII° siècles virent cohabiter la gravure, qui diffusaient de grandes quantités de portraits politiques, et la peinture, magnifiant les souverains pour que la cour les admire. Au XIX° siècle, le portrait politique a abandonné la peinture, pour adopter la photographie, mise au point dès le début de ce siècle. Mais ni cette coutume (que l'on peut apparenter à un rite), ni ses finalités n'ont varié. La sobriété est montée en puissance au fil des décennies. Les perruques, les vêtements cérémoniels, les armures et autres insignes martiaux et judiciaires ont doucement été évincés, troqués contre des attributs plus discrets. Néanmoins, le Président pose encore officiellement dès le début de chaque septennat, selon des canons de composition qui répondent à une tradition millénaire. Les invariants stylistiques du portait politique La composition du portrait politique connaît un degré de conformisme très poussé : en effet, les rois ou les présidents y sont représentés, par delà les époques, dans une posture quasi-intangible : peints en buste ou à la taille, ils se caractérisent par un sérieux intangible, voire même une morgue pharaonique. Quand il leur arrive de sourire, il est jocondien, se réduisant à une esquisse. La bonne humeur affichée, semble-t-il, sied assez peu à la solennité du pouvoir et de ceux qui l'incarnent. C'est davantage la "force 36 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier tranquille" que le pouvoir veut exprimer et incarner. Le décorum, de bibliothèques, de châteaux ou de paysages paisibles, est volontairement flou, quasi-indistinct. Il s'efface pour servir de cadre splendide et lointain. Au centre du tableau, rois et présidents nous contemplent de haut. L'impression que veulent faire ressentir ces portraits politiques est qu'ils contemplent autant qu'ils sont contemplés. Et il est significatif qu'ils soient toujours placés en hauteur par rapport au sujet-regardant, comme pour exprimer une supériorité, et un rapport de surveillance, aussi et surtout. Si le fait de regarder d'en haut confère suprématie et tranquille assurance, regarder d'en bas magnifie le sujet contemplé (à toutes fins utiles...), et fait ressentir sa propre petitesse. L'instauration pragmatique de cette échelle verticale de contemplation, dans chaque mairie, chaque lieu public, n'est en rien incidente. Elle tend même à confirmer notre hypothèse concernant ce portrait politique : les institutions le souhaitent délibérement "regardant". Ils sont accompagnés des attributs du pouvoir, eux-mêmes symboliques des vertus nécessaires à l'exercice de la magistrature : justice, prudence, puissance. De tous temps, les rois se sont caractérisés par la possession de tenues distinctives et d'objets emblématiques garants de leur pouvoir. 1 Ces attributs ont varié en fonction des époques, la couronne et le sceptre ayant été remplacés par le Collier de grand-croix de la Légion d'honneur, le cordon rouge et la plaque de l'ordre du Mérite. Néanmoins, ce que signifient ces objets rituels, c'est l'intégrité et la permanence de l'Etat. Endossés par le détenteur du pouvoir, ils lui confèrent de facto pouvoir et légitimité. Il convient de se souvenir que lors des entrées royales renaissantes, les sceaux royaux, l'épée de France, la couronne et le sceptre du roi étaient considérés comme des personnages à part entière. Ils défilaient sur des chevaux blancs, recevant toutes les marques de la déférence municipale, au même titre que leur glorieux possesseur. Le portrait, en mettant en scène les rois et les présidents posant avec ces insignes rituels du pouvoir, contribuent à une légitimisation de ceux qui les portent. C'est très récemment que ces attributs ont été eux-mêmes écartés, au profit d'un seul costume de ville, et de décors de bibliothèque ou de jardin élyséen. Et ce qui caractérise la grande majorité des portraits politiques, c'est le lien de regard que l'image veut y instaurer avec le sujet regardant : 1 Voir sur ce sujet le chapitre VI de l'ouvrage de Roux J. P. Le Roi, mythes et symboles, Anthème Fayard, Paris, 1995 37 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique le dignitaire, roi ou président, nous fixe quasi-invariablement dans les yeux; il cherche l'implication maximum, établissant un contact personnel, signifiant surtout qu'il regarde plus encore qu'il n'est regardé. C'est de ce subterfuge que dépend et découle toute l'efficacité du dispositif pictural mis en œuvre dans l'image politique. Quand il ne mire pas son sujet dans les yeux, cependant, le président (comme dans le célèbre portrait du Général de Gaulle) a les yeux fixés sur le lointain. 1 C'est l'avenir, le destin, la postérité qu'il semble scruter. Et si le regard manque alors au face-à-face avec le spectateur, il est compensé par le tête-à-tête distant qui lui est offert, et qui engage "l'homme-institution" et l'histoire. Intéressons-nous plus précisément à l'estampe qui illustre ce texte. Il s'agit d'une gravure sur cuivre : la définition remarquable du trait, la qualité de détails, tout autorise à le penser. Au tournant des XVI° et XVII° siècles, les artistes avaient imposé la taille-douce, pour des raisons tant artistiques (vogue du portrait...) que techniques (travail plus aisé, possibilité de grands tirages). De plus, la gravure en taille douce s'exécutant avec une relative rapidité, se prêtait bien à illustrer le récit des événements dont on voulait garder le souvenir. "L'image du roi, au naturel, de trois-quart face, selon le type de présentation fixé... est encadré de quatre emblêmes. En ce sens, cette iconographie princière aide à saisir le rôle des emblêmes dans ce champ d'expression. En haut, on trouve Apollon et le serpent Python, puis Hercule et l'Hydre de Lerne, une correspondance implicite est induite, confirmée par les quatrains ponctuant la gravure et orientant la compréhension de l'image et du contexte. Le jeu des complémentarités et des correspondances amène à une interprétation politique de cette gravure : la lutte du prince (d'ailleurs en armure) contre le mal." 2 Le volume sémantique de l'image prend sa pleine mesure : surabondance des éléments ornementaux et architecturaux enserrant le portrait, mais de même, profusion textuelle orientant encore une fois la compréhension, soit par désignation et ajout redondant d'un roi que l'on avait reconnu de prime abord (son nom, en haut, sa date de naissance "flottent" à coté de son front, son anagramme en bas) soit par glorification (le texte latin). Cette synergie sémantique autour d'un seul thème vise à une lecture transparente, évinçant par la 1 Voir sur ce sujet le chapitre IX "La direction du regard" de l'ouvrage de Fresnault-Deruelle l'Eloquence des images, op. cit. 2 Bardon F. Le portrait mythologique à la cour de Henri IV et Louis XIII, Picard, Paris, 1979, p. 83 38 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier répétition et la complémentarité des mots, des attributs, des symboles toute ambiguité sur l'identification et les transferts héroïques. Le portrait du roi est dès lors identifié au roi, par coalescence et transfert analogique. Celui-ci se nimbe des qualités de Jupiter, d'Hercule, étant représenté en majesté avec leurs attributs, revêtu de l'armure et le foudre en main. Et le "punctum" 1 de la gravure réside sans doute en ce regard, qui fixe le spectateur avec intensité et supériorité. Une étude même rapide des portraits politiques permet un rapprochement avec la démarche emblématique, telle que pratiquée aux XVI° et XVII° siècles. Cela s'impose comme une évidence. Ce qui caractérise cette démarche emblématique, c'est la densification sémantique de laquelle elle procède, ainsi que la volonté délibérée de rendre texte et image strictement et harmonieusement complémentaires. Là est la seule réserve qui interdit de verser le genre du portrait politique dans le domaine de l'emblème : il n'a en effet que très exceptionnellement recours à des textes pour produire du sens. Faire un emblème, à la Renaissance, consistait pour un poète et un graveur à associer sur une planche un court texte (devise, adage) et une image, symbolique d'une vertu, d'une qualité, voire d'un projet énigmatique, héroïque ou amoureux. Par une démarche subtile, on s'efforçait d'épuiser les voies du sens. La volonté était d'universaliser et d'idéaliser la représentation. Or, c'est le même but que vise le portrait politique : idéaliser le représentant du pouvoir, lui donner une dimension légendaire, l'abstraire du temps quotidien pour l'inscrire dans une temporalité historique. On sait que pour Roland Barthes, la photographie exprimait "l'avoir-été-là" des choses. A contrario, on pourrait dire que le portrait politique, lui, ne saisit pas l'instant, mais qu'il inscrit le dignitaire représenté dans une permanence historique, en donnant à contempler l'apparence idéalisée de celui qui incarne les institutions. On se souvient que dans le Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, l'image peinte du héros se transformait et s'enlaidissait, au fur et à mesure que croissait son ignominie. La démarche est strictement inverse dans le portrait politique : un homme investi du pouvoir, et donc "institutionnalisé", est emblématisé, "éternisé" au point de laisser à jamais une image parfaite, sublimée. Et cela en dépit de ses défauts, et du temps qui passe. 1 Selon la proposition de Roland Barthes dans La Chambre claire (op. cit.), le "punctum" est ce détail d'une image qui me "point" (du verbe poindre), attirant et retenant mon regard jusqu'à la fascination. 39 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique Le pouvoir regardant, et le regard performatif Ce qui caractérise ce portrait politique, qu'il soit peinture royale ou photographie présidentielle, c'est qu'il est fait autant pour être vu, admiré, que pour voir (ou le faire croire, en tout cas). Le portrait politique actualise le dignitaire, il le "présentialise", pour garder autant que regarder, veiller et surveiller. Dans l'absolu d'efficacité de son fonctionnement, ce portrait politique tend à s'inscrire dans une perspective dans laquelle il transcende sa platitude picturale, pour se densifier, en s'adjoignant un regard panoptique. Il déborde alors son cadre matériel et spatial, pour prendre sa pleine dimension, qui est celle de l'ubiquité. Il s'agit véritablement de "l'œil du maître", comme le raconte l'instructive fable de La Fontaine. L'ensemble du dispositif repose sur un subterfuge, un leurre. Mais on ne le doit pas directement au machiavélisme du pouvoir. Il se sert du simulacre, et sans assumer la responsabilité des causes, il bénéficie des effets de l'image. C'est l'art pictural même, et les artifices qui l'autorisent, qui sont justiciables de ce faux-fuyant, dont le pouvoir profite au premier chef. Et si ce regard dont on investit le portrait politique joue un rôle fondamental dans le champ des institutions, symétriquement, le regard sur le portrait politique est important, car actif. Nous avons essayé de démontrer, dans une étude précédente 1 le rôle fondamental qu'a joué le regard au cours des rites politiques de l'Ancien Régime. Ces rites, par delà leur opérativité politique et sociale réelle, par delà aussi, leur fonction régénérante à l'égard des institutions, ont toujours eu pour rôle d'offrir au roi ou au président, autant qu'au peuple, la visibilité maximale de l'autre. Une double qualification par le regard se fait jour au cours de ces grands événements politiques, qui authentifie la réalité tangible (car visible) du corps social, le reste du temps lointain et indistinct, et du pouvoir, ordinairement conceptuel et abstrait. L'une des conditions d'opérativité rituelle des entrées royales renaissantes était que le roi vît passer tous les rangs défilant, les incluant ainsi par son regard à la communauté, marquant l'égalité sociale, et l'indistinction au sein du groupe. Ainsi, le récit de l'entrée de Henri IV à Lyon nous apprend que "le roy voulut voir passer tous les rangs qui étaient égaux en livrée, en habits, en taille de personnes". On pourrait dire, 1 Lardellier P. Le Pouvoir entre rite et regard, Sciences de la société, Presses universitaires du Mirail, "Pouvoir et dynamique des organisations" n° 39, octobre 1996, p. 21-36 40 Mei «Médiation et Information» n°7 - 1997 Pascal Lardellier pour référer à un mythe célèbre concernant le regard qu'il "pygmalione"1 ses sujets. Son faisceau optique ne pétrifie pas, mais au contraire une il est porteur d'une forme et une force de régénérésence. On peut parler de thaumaturgie visuelle, en ce sens que le simple regard du roi produit un miracle : celui de la régénération du corps social. Le regard royal et son faisceau vivifiant font véritablement exister ceux sur qui ils se posent. On comprend dès lors l'importance pour le roi de voir toute la communauté urbaine. Par delà le caractère spectaculaire des rites politiques, c'est à une dimension spéculaire, voire à une instance scopique que ce regard renverrait. Dans ces regards-dans-le-rite, il y a une forme de fascination hypnotique, devant une abstraction soudain incarnée. On peut dire que le portrait politique est strictement complémentaire de ces rites spectaculaires. Il maintient une relation entre les sujets et le pouvoir, quand celui-ci s'éclipse, et c'est par le regard que ce lien est maintenu. Rites et portraits politiques composent donc les deux armes de l'arsenal symbolique grâce auquel les pouvoirs sont assurés d'être vus et admirés par ceux sur qui ils règnent, et de voir en permanence le corps social. Deux convictions s'imposent, au terme de cette étude : le pouvoir éprouve un besoin irréductible, celui de voir ceux qu'il régente ou dirige. En ce sens, les institutions, quelle que soit leur nature, se rêvent panoptiques. Quand elles n'ont pas la possibilité de le faire de visu, elles délèguent à la procuration de la représentation cette fonction de regard, multiple et permanent. Ensuite, il faut réaffirmer que le pouvoir existe dans l'œil de son témoin, en première et dernière instance. D'où la nécessité éprouvée par les institutions, de se faire représenter et d'être magnifiées. Les marques de respect dues au portrait même tendent à confirmer que le pouvoir est autant représenté par ses institutions que par les portraits. On comprend mieux ainsi que ce mot "représentation" soit indifféremment employé pour désigner les instances de délégation et l'ensemble symbolique et sémantique que constituent tableaux et photos, pièces et drapeaux. Les deux systèmes de représentation procèdent en fait de la même logique, et répondent à la même finalité. 1 On se souvient que le sculpteur Pygmalion avait obtenu d'Aphrodite qu'elle donne vie à Galatée, superbe statue de marbre blanc dont l'artiste s'était épris. 41 L’image incarnée, une généalogie du portrait politique Il est important de réaffirmer que les portraits politiques assurent aussi une fonction légitimante, car ils sont garants d'une médiation de la reconnaissance. Il serait candide de s'arrêter au seul "effet de réalité" figuratif. Par delà cette reconnaissance-ci, entérinant une esthétique de la transparence, on veut fonder la légitimité du pouvoir, réactivée par la contemplation de ces tableaux, en aval de l'investiture. Le regard sur ces images contient la reconnaissance et l'appartenance politiques. Les portraits politiques, pragmatiquement disposés dans chaque espace institutionnel, fondent la citoyennetémême de ceux qui les regardent et disent "c'est le roi", ou "c'est le Président". L'image, dépassant son caractère artistique, officiel et protocolaire, prend donc sa pleine dimension politique, et atteint cette finalité grâce à la "magie "qui lui est inhérente : après la légitimité, elle désindividualise les regards privés pour les densifier d'une appartenance. La force de ces portraits et de ces photographies est d'amener ceux qui les regardent à passer scalairement du regard à la reconnaissance, et de celle-ci à l'appartenance. 42