Avec les marins du Courbet : de quelques enjeux actuels du drame

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Avec les marins du Courbet : de quelques enjeux actuels du drame
TRIBUNE n° 682
Avec les marins du Courbet :
de quelques enjeux actuels
du drame de Mers el-Kébir…
Richard Labévière
Rédacteur en chef du magazine en ligne Proche et Moyen-Orient (www.prochetmoyenorient.ch).
S
amedi 4 juillet 2015 – 9 h 30. Après avoir été accueilli par les autorités algériennes, l’ambassadeur de France en Algérie, Bernard Emié, gravit l’allée centrale du petit cimetière marin qui domine la baie de Mers el-Kébir. Aux côtés
de l’amiral Yves Joly, préfet maritime pour la Méditerranée (CECMED), il passe
en revue la garde d’honneur de la FLF (Frégate légère furtive) le Courbet qui a
accosté la veille dans le port d’Oran : une quarantaine d’hommes et de femmes en
tenue « Grand blanc » aux ordres de leur commandant, le capitaine de vaisseau
Antoine Vibert. Le Haut représentant de la République salue, puis la chargée
d’affaires de l’ambassade de Grande-Bretagne accompagnée de deux officiers britanniques, une délégation de l’Association des anciens marins et des familles des
victimes de Mers el-Kébir (AAMFV), ainsi qu’une quinzaine d’anciens combattants algériens ayant servi dans différentes unités françaises durant la Seconde
Guerre mondiale et en Indochine. Soleil de plomb dans un ciel bleu azur immaculé, déchiré par quelques vols improbables de mouettes, elles aussi étrangement
silencieuses, à l’unisson d’un recueillement et d’une émotion palpables.
Ayant été ambassadeur de France à Beyrouth, Ankara et Londres notamment, Bernard Emié est l’un de nos grands diplomates qui sait mieux que
quiconque le poids récurrent de
l’Histoire et l’importance des mots
pour en accompagner les résurgences
comme les projections d’avenir. Il
commence par dire l’importance
de ce 75e anniversaire s’adressant
d’abord à la mémoire des 1 297 marins
français tués lors du drame survenu
le 3 juillet 1940 dans la rade de Mers
el-Kébir. Un drame d’autant plus
terrible qu’il intervint entre deux
Cérémonie du 4 juillet 2015 à Mers el-Kébir.
www.defnat.fr - 09 septembre 2015
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alliés, liés par l’accord bilatéral du 28 mars 1940, alors que des combats communs
avaient déjà été engagés contre l’Allemagne nazie. Que s’est-il passé ?
En mai 1940, les défenses françaises sont enfoncées. Le 22 juin, dans le
wagon de Rethondes, est signé le funeste armistice. Particulièrement diabolique,
l’article 8 de la convention concerne notre Marine : « la flotte française sera
rassemblée dans des ports à déterminer et devra être désarmée sous le contrôle
respectif de l’Allemagne ou de l’Italie. La désignation de ces ports sera faite d’après
les points d’attache des navires en temps de paix (…) Le gouvernement allemand
déclare solennellement qu’il n’a pas l’intention d’utiliser la flotte française pendant
la guerre à ses propres fins et déclare en outre formellement et, solennellement,
qu’il n’a pas l’intention de formuler de revendication sur elle lors de la conclusion
de la paix (…) Tous les navires de guerre se trouvant hors des eaux territoriales
françaises devront être ramenés en France ». Or, les ports d’attache des deux tiers
de nos bâtiments de guerre – Cherbourg, Brest et Lorient – se trouvent en zone
occupée. S’ils y retournent, comme la convention le stipule, ils se trouveront, de
fait, sous contrôle allemand.
Lors des entretiens qu’il a eus avec Mussolini à Munich le 18 juin 1940,
Hitler lui explique qu’il ne veut pas pousser la France et sa puissante flotte à poursuivre le combat à partir de ses colonies et que la Kriegsmarine n’est pas en mesure
de parer à une telle éventualité. Dans ce contexte, une partie de notre flotte est alors
concentrée en Algérie, dans le port de Mers el-Kébir, afin de rester hors de portée
de l’Allemagne. Décidé à poursuivre le combat, le Premier ministre britannique,
Winston Churchill craint toutefois qu’Hitler ne cherche à prendre le « contrôle »
de nos bateaux, même si l’article 8 ne le prévoit pas. En Français, le mot « contrôle »
implique « supervision », tandis que dans sa traduction anglaise, il signifie clairement « possession »… C’est une première source de malentendu…
Les cuirassés Jean Bart et Richelieu quittent Brest pour Casablanca et Dakar,
alors que la plupart des unités se réfugient en Angleterre. Mais, jugeant ces garanties insuffisantes, Churchill décide néanmoins – le 27 juin – de prendre le contrôle de la Marine française. Dans la nuit du 2 au 3 juillet, l’opération Catapult est
ainsi lancée. À Plymouth et Portsmouth, les forces britanniques investissent près de
200 bâtiments français. L’État-major et les marins français, sont arrêtés puis emprisonnés – au cours d’incidents parfois sanglants – dans des camps d’internement.
À Alexandrie, un arrangement entre les Amiraux français et britanniques permet
d’éviter le pire : la force navale française « X » est neutralisée en attendant la conclusion d’un accord de désarmement.
Au large d’Oran, les navires britanniques du groupe « H », composé
notamment de trois cuirassés et d’un porte-avions, cinglent vers la force française
Raid stationnée dans la rade de Mers el-Kébir. Arrivé à l’aube, l’amiral britannique
Somerville adresse un ultimatum au vice-amiral français Gensoul, qui doit choisir
entre se rallier à la Royal Navy, se rendre dans un port britannique, rejoindre les
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Antilles pour y être désarmé ou se saborder. Décidé à se défendre, l’amiral Gensoul
donne l’ordre de préparer les bâtiments au combat. Le 3 juillet à 16 h 56, la force
navale britannique bombarde la flotte française. Amarrés dans le port, les marins
français ne peuvent se défendre. Rapidement, le croiseur Dunkerque et le cuirassé
Provence sont touchés. Les tirs atteignent ensuite le contre-torpilleur Mogador. Le
cuirassé Bretagne est éventré par une salve et coule avec son équipage (997 marins).
Gensoul demande le cessez-le-feu à 17 h 15.
Le cuirassé Bretagne (à gauche) et le contre-torpilleur Mogador (à droite) touchés par les Britanniques.
En dix-neuf minutes, un millier de marins sont tués. Seul le cuirassé
Strasbourg, accompagné par des contre-torpilleurs, réussit à s’échapper. Le 6 juillet,
une seconde attaque est menée par le porte-avions Ark Royal, qui achève de détruire
le cuirassé Dunkerque et coule le patrouilleur Terre-Neuve. « L’affreuse canonnade »,
pour reprendre les termes du général de Gaulle, cause la mort de 1 297 marins
français. Heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là.
Réfugié à Londres, le général de Gaulle y a prononcé – sur les ondes de la
BBC –, son célèbre appel du 18 juin et lance sa fabrique d’une France libre. Le
drame de Mers el-Kébir attise l’opinion française contre le Royaume-Uni et en
faveur du maréchal Pétain. Dans ses Mémoires, le Général relate : « en dépit de la
douleur et de la colère où nous étions plongés, moi-même et mes compagnons, par
le drame de Mers el-Kebir, je jugeais que le salut de la France était au-dessus de
tout, même du sort de ses navires et que le devoir consistait toujours à poursuivre
le combat. Je m’en expliquai ouvertement le 8 juillet, à la radio. Le gouvernement
britannique eut l’habileté élégante de me laisser disposer pour ce faire du micro de
la BBC, quelque désagréable que fussent, pour les Anglais, les termes de ma déclaration. Mais c’était dans nos espoirs un terrible coup de hache. Le recrutement
volontaire pour la France libre s’en ressentit immédiatement. Vichy ne se fit pas
faute d’exploiter à outrance l’événement, pourtant, nous reprîmes notre tâche. Le
13 juillet, je me risquai à annoncer « Français, sachez-le, vous avez encore une
armée de combat ». Le 14 juillet, je passai à Whitehall au milieu d’une foule saisie
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par l’émotion, la revue de nos premiers détachements pour aller ensuite à leur tête
déposer une gerbe tricolore à la statue du maréchal Foch ».
La réaction du Général est limpide et prémonitoire : l’Alliance entre le
Royaume-Uni et la France ne saurait être brisée. Dans son allocution radiodiffusée
du 8 juillet 1940, il ajoute : « en tenant le drame pour ce qu’il est, je veux dire pour
déplorable et détestable mais en empêchant qu’il ait pour conséquence l’opposition
morale des Anglais et des Français, tous les hommes clairvoyants des deux peuples
sont dans leur rôle, dans leur rôle de patriotes. (…) Quoi qu’il arrive, même si l’un
des deux est pour un temps tombé sous le joug de l’ennemi, nos deux vieux
peuples, nos deux grands peuples demeurent liés l’un à l’autre. Ils succomberont
tous les deux ou bien ils gagneront ensemble ».
Le recueillement perdure et les mouettes silencieuses virevoltent toujours
dans le ciel bleu du petit cimetière marin. Se tournant vers la délégation britannique, les officiels algériens et les marins du Courbet, Bernard Emié force sa voix :
« En parvenant à maintenir notre amitié et notre alliance dans les circonstances les
plus difficiles, Français et Britanniques ont écrit l’une des pages les plus importantes et les plus admirables de leur histoire. Notre unité nous a donné la force de
vaincre le nazisme et de faire triompher nos valeurs communes, celles de la liberté,
du respect des droits et de l’égalité. C’est pourquoi nous sommes réunis ici pour
nous souvenir et transmettre ».
Le travail de mémoire constitue certainement le premier enjeu de cette
commémoration. En juillet 2010, à l’occasion du 70e anniversaire de Mers el-Kébir,
Français et Britanniques, s’étaient réunis pour la première fois à Kerfautras en
Bretagne afin de rendre un hommage commun à la mémoire de nos marins. Le
deuxième enjeu concerne tout aussi certainement l’avenir : « aujourd’hui comme
hier, nos marins naviguent et œuvrent ensemble à la défense de nos valeurs sur
toutes les mers du globe. L’ancien ambassadeur à Londres que je suis, mesure particulièrement la densité de cette alliance au plan bilatéral d’abord, avec les accords
de Lancaster House de 2010, au sein de l’Union européenne (…) », poursuit
l’ambassadeur de France ; « aujourd’hui, nos deux marines croisent côte à côte sur
les théâtres de crise au large de l’Afrique orientale, en Méditerranée et partout dans
le monde où la situation l’impose. Mais nos deux pays ont su également développer une amitié, un partenariat et une alliance indissolubles avec l’Allemagne, notre
ennemi d’hier. Méditons ce message de paix pour l’Europe et le reste du monde en
privilégiant l’amitié et la coopération entre nos peuples ».
Un troisième enjeu concerne plus spécifiquement l’Algérie : « rappelonsnous aussi que le drame s’est déroulé en terre algérienne (…) Je souhaite aussi
aujourd’hui m’incliner devant la mémoire de ces 150 000 mobilisés ou engagés
venus d’Algérie. Ces soldats, officiers et sous-officiers algériens, prirent une part
déterminante à la libération de notre pays et à la lutte pour la liberté contre le
nazisme. Pensons aux 16 000 qui ont payé de leur vie pour notre liberté (…) Notre
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histoire commune compte nombre de drames, de sacrifices, de meurtrissures mais
je suis fier de pouvoir dire aujourd’hui que la France et l’Algérie ont bâti un partenariat d’exception fondé sur la confiance, l’amitié et le respect mutuel. Mais cette
relation, et le président de la République François Hollande l’a dit à de nombreuses
reprises, ne peut se développer que sur le socle de la mémoire et de la vérité en portant un regard lucide sur notre passé. C’est bien le message très fort qu’a souhaité
transmettre le président de la République, en demandant à Jean-Marc Todeschini,
secrétaire d’État aux Anciens combattants, de venir se recueillir à Sétif le 20 avril
dernier, quelques jours avant le 70e anniversaire des massacres intervenus dans cette
ville et dans la région le 8 mai 1945 ».
En deçà et au-delà de ces enjeux actuels, la chouette de Minerve s’envole
toujours au crépuscule. Rend-elle pour autant possible un jugement construit et
pertinent sur le drame de Mers el-Kébir dont le regretté Hervé Coutau-Bégarie
a certainement gravé le verdict définitif : « la tyrannie des petites décisions… »,
c’est-à-dire une succession de malentendus et d’incompréhensions dans le contexte
militaire et politique très complexe de juin 1940.
En juillet 1940, commence la Bataille d’Angleterre et, un peu plus tard,
celle de l’Atlantique : la Grande-Bretagne se dresse quasiment seule face au péril
fasciste d’Hitler et de Mussolini. Le monde pouvait alors craindre le pire, comme
Darlan lui-même y souscrira en signant en 1941 les accords de collaboration de
Paris. C’est dans cette perspective qu’on peut lire les Mémoires de Churchill : « ce
fût une décision odieuse, la plus inhumaine, la plus pénible de toutes celles que
j’aie jamais eues à partager. Elle rappelait la destruction de la flotte danoise par
Nelson à Copenhague en 1801, mais les Français étaient la veille encore nos alliés
très chers et nous éprouvions une sincère sympathie pour leur pays qui avait tant
souffert. De l’autre côté, notre existence nationale et le salut de notre cause était en
jeu. C’était une tragédie grecque. Pourtant, aucun acte ne fut jamais plus nécessaire
à la vie de l’Angleterre et tout ce qui en dépendait. Je pensai aux paroles prononcées par Danton en 1793 : “Les rois coalisés nous menacent, jetons-leur en défi une
tête de roi”. L’événement tout entier se situait dans cette perspective-là ».
Dans cet enchaînement, la tragédie de Mers el-Kébir a bien un responsable
premier, pour qui l’affreuse canonnade constituait une indéniable victoire : Adolf
Hitler. Cet avis est aussi partagé par François Delpa, l’un des autres grands historiens de Mers el-Kébir : « la mort de ces marins est imputable au premier chef à
Hitler, cet Antéchrist qui prétend restaurer une saine barbarie, censée avoir régi
l’espèce humaine jusqu’à ce que le christianisme l’amollisse avec son “poison juif ”.
Mais aussi aux apaiseurs de toute nationalité – la française, l’anglaise et l’américaine
en tête de cortège, parmi les puissances “versaillaises” – qui ont laissé cet illuminé
prendre la tête d’un État à la pointe de la modernité et l’ont laissé préparer sans
relâche une guerre de revanche, sous le couvert de discours lénifiants et d’une
savante progression de ses revendications ».
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Relisant la Nouvelle géographie universelle : la Terre et les Hommes du père de
la géographe moderne, Élisée Reclus, on peut lire : « la guerre civile est à l’origine
de toutes les guerres étrangères ». On publie encore aujourd’hui des études sur les
« deux France », un exercice classique depuis, au moins les Armagnacs et les
Bourguignons de la guerre de Cent ans à la fin du Moyen-Âge en passant par les
guerres de Religions et la Révolution française. Dans cette perspective et selon le
grand historien Marc Bloch, la défaite de 1870 et ses suites, ressemblent curieusement à l’« étrange défaite » de 1940.
Le chercheur Christophe Brun poursuit : « le défaut de but de guerre réellement mobilisateur ; un début de débandade militaire à Sedan ; de graves dissensions idéologiques qui traversent le corps social français et expliquent le manque
de combativité des autorités ; des réactionnaires qui prennent le dessus en faveur
de la défaite avec la bienveillance des Allemands et font appel à un vieillard à
poigne ; une guerre civile qui fait rage sur le territoire métropolitain ; des forces du
progrès social qui finissent par réussir à s’emparer du pouvoir légal et à voter des
lois refondatrices d’une République plus généreuse ; des Républicains qui ne veulent pas poser de diagnostic trop dangereusement précis sur les lignes de fracture
françaises ».
Cette terrible filiation remonte jusqu’à la défaite de Vercingétorix face aux
légions romaines de Jules César, résultat d’autres divisions et trahisons… Et c’est
certainement l’ultime leçon de Mers el-Kébir de nous renvoyer ainsi à l’examen
lucide d’un passé national commun fait, à la fois de ruptures, de traumatismes et
de révolutions, mais aussi de sursauts, d’incroyables victoires et de rassemblements.
Des va-nu-pieds de l’armée de l’An II, aux suppliciés du Conseil national de la
résistance (CNR), jusqu’à nos soldats, aviateurs et marins engagés aujourd’hui
contre les terroristes de l’Afrique sahélo-saharienne, les pirates et les trafiquants de
drogue et d’êtres humains, il convient de laisser le dernier mot à Hervé Grall (président de l’AAMFV) qui nous dit que les marins de Mers el-Kébir s’inscrivent eux
aussi dans ce glorieux cortège bien qu’« ils furent pris dans une décision politique
qui ne dépendait pas d’eux (…) C’est à cela que nous nous consacrons, animés par
la volonté de pardonner mais de ne pas oublier ».
Éléments de bibliographie
Grall Hervé : « Il y a 75 ans, à Mers el-Kébir, mon père est mort » in La Croix du 1er juillet 2015
(www.la-croix.com/).
Reclus Élisée : Les grands textes (présentés par Christophe Brun) ; Éditions Flammarion, avril 2014 ; 503 pages.
Delpa François : Mers el-Kébir, 3 juillet 1940 – L’Angleterre rentre en guerre ; Éditions François-Xavier de Guibert,
février 2010 ; 355 pages.
Churchill Winston : Mémoires de guerre, T. I : 1919-février 1941 (traduction nouvelle de François Kersaudy) ;
Éditions Tallandier, 2009 ; 444 pages.
Coutau-Bégarie Hervé et Huan Claude : Mers el-Kébir (1940) – La rupture franco-britannique ; Éditions Économica,
octobre 1994 ; 268 pages.
Reclus Élisée : Nouvelle géographie universelle : la Terre et les Hommes ; Éditions Hachette, 1876-1894 ; 19 vol.
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