La Fontaine et la réécriture des sources - DOCT-US

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La Fontaine et la réécriture des sources - DOCT-US
Ştiinţe socio-umane
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La Fontaine et la réécriture des sources
Konan Yao Lambert
Université de Bouaké, Côte d’Ivoire
[email protected]
Abstract: At the beginning, the fable was a moral parable attached to a stark didactism. The
metamorphosis of the genre initiated by Jean de La Fontaine in Century classic granted to the apologue a
dimension of a poetic work elaborated at the aesthetics and ethics levels.
Keywords: Apologue, ethics, aesthetics, fable, novel.
Introduction
L’histoire de la fable commence dans
l’Antiquité. Principalement illustrée par Esope1,
puis par Phèdre2, la fable peut se définir, selon
Frédérique Leichter, comme un « récit bref,
mettant en scène des animaux le plus souvent,
mais aussi des hommes, des dieux, des végétaux
ou des objets, et comportant une moralité
exprimée plus ou moins longuement »3. La
présence de cette moralité, placée soit à la fin
(comme chez Esope), soit au début (comme
chez Phèdre), distingue la fable du conte.
Au XVIIe siècle, Jean de La Fontaine, le
« papillon du Parnasse4 », comme il le souligne
lui-même,
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi ;
Papillon du Parnasse, et semblable aux
abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet5,
s’abreuve sans répit à toutes les sources6, et
transfère dans le domaine de la poésie le récit
apologétique.
1
Esope, auteur grec du VIe siècle av. J. C. Premier grand
fabuliste, Esope était d’abord un homme muet de naissance
qui reçut, selon la légende, le don de parler enfin dans un
rêve qu’il fît une nuit. Et, lorsqu’il put parler, il se mit à
raconter des fables, qui furent ensuite transcrites.
2
Phèdre, auteur latin du 1er siècle après J. C. est un
continuateur des fables ésopiques en étoffant, au besoin, le
mythe de l’auteur grec. Chez lui, la fable devient un moyen
rhétorique d’illustrer un discours satirique et moral.
3
Frédérique Leichter, Fables, livres VII à XII, Paris, Bréal,
1997, p. 14.
4
Le parnasse est, dans la mythologie grecque, la montagne
des Muses ; c’est la métaphore de la poésie.
5
Discours à Mme de La Sablière, p.273.
Renaissance humaniste par sa pratique de
l’imitation féconde des Anciens, réceptacle de
toute la culture ancienne et moderne filtrée par
l’esthétique, de la discrétion allusive et de
l’ellipse suggestive propre au Classicisme, la
fable chez La Fontaine en vient mesurément à se
mêler, de morale, de politique, de sciences, de
religion et des diverses passions humaines.
L’inspiration du poète-conteur, marquée par
une diversité fructueuse, a donné à la fable
traditionnelle d’infinies variations, provoquant du
coup une coloration singulière à sa morale.
Comment et par quels procédés stylistiques le
fabuliste parvient-il à donner une nouvelle
configuration à ses fables ? A quels projets
idéologiques
obéit
cette
transposition
scripturaire ?
Guidé par la problématique énoncée cidessus, s’inspirant de la sociocritique de Claude
Duchet7, l’on examinera l’inventivité narrative et
poétique de Jean de La Fontaine en prenant
l’exemple de quelques fables ésopiques, le
symbolisme animalier chez ce poète en raison du
choix et de l’importance toute particulière du
bestiaire convoqué et plus que la trame des
6
Sources antiques : Esope et Phèdre ; sources indienne et
arabe : le double oriental d’Esope est Pilpay (ou Bidpaï), un
sage indien, personnage légendaire et brahmane ; l’autre
double est Lokman (lugman), personnage légendaire lui
aussi, venu de Perse ; sources médiévales (Le Roman de
Renart), Marie de France, poétesse française ; les fabulistes
de la Renaissance (Boccace, Abstemius, Rabelais…).
7
L’objectif de la sociocritique, selon Claude Duchet, est de
situer la littérature dans le jeu social. A ce titre, il affirme :
« Le social ne se reflète pas dans l’œuvre, mais s’y reproduit
(…). L’œuvre littéraire reliant le contenu et la forme, le
dehors et le dedans, la sociocritique amène à s’interroger sur
l’idéologie implicite et explicite, le non-dit, les silences en
même temps qu’elle formule les hypothèses de l’inconscient
social du texte. », in Pour une sociocritique ou Variations sur
un incipit, Paris, Seuil, 1971, p.53. Autrement dit, toute
création artistique est aussi pratique sociale et, partant,
production idéologique.
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récits, plus que la forme des intrigues, les leçons,
les moralités fécondent le succès des fables. L’on
saisira alors les caractéristiques de la morale
lafontanienne.
I. L’inventivité
narrative
poétique de Jean de La Fontaine
et
Il faut d’emblée préciser le choix d’Esope
contrairement aux autres fabulistes vers lesquels
s’est portée l’inspiration de La Fontaine. Cet
intérêt s’explique par les raisons suivantes.
D’abord, la tradition fait gloire à Esope d’avoir
fondé la fable en tant que genre littéraire en
dépit de la contestation d’André Dupont-Sommer
qui, dans son ouvrage Les Araméens, apprend
au lecteur que l’histoire d’Ahiqar, telle que la
présentent les fragments araméens découverts à
Eléphantine (milieu assyro-babylonien), précéda
la fable ésopique et, sans doute, l’engendra.
Ensuite, Aristote dans Poétique soutient que la
fable (Esope) et l’épopée (Homère) sont les deux
genres fondateurs de la littérature en raison de
leur ancienneté et qu’elles se situent à l’origine
de l’Histoire. Enfin, la mention spéciale est faite
à Esope par La Fontaine dans le fablier,
notamment dans l’adresse à Monseigneur le
Dauphin en 1668 :
S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la
République des lettres, on peut dire que c’est la
manière dont Esope a débité sa morale. Il seroit
véritablement à souhaiter que d’autres mains
que les miennes y eussent ajouté les ornements
de la poésie8.
Et plus loin, à la page 14, il affirme
manifestement : « Je chante les héros dont
Esope est le père ».
Ces aveux n’altèrent aucunement l’originalité
du poète-conteur, puisqu’il la justifie nettement :
« mon imitation n’est par un esclavage. »9 S’il
s’inspire effectivement des modèles anciens, La
Fontaine réadapte ses sources, apportant ainsi
au récit et à la moralité des modifications qui
originalisent son œuvre. L’objectif de cette
première partie de l’étude est de mettre en
évidence les stigmates de l’originalité de
l’écrivain par le biais d’une comparaison entre la
source et la version du fabuliste. Par la suite,
l’entreprise consistera à montrer que l’innovation
esthétique et structurelle initiée par le conteur,
8
La Fontaine, Fables, préface et commentaires de Pierre
Clarac, Paris, LGF, 1972, p.3.
9
Frédérique Leitcher, Fables, Livres VII à XII, op.cit., p.16.
génère des conséquences éthiques et confirme à
tous points de vue son génie.
Le talent de La Fontaine se dévoile, en effet,
particulièrement dans la réinvention de la
moralité et du récit contrairement à Esope qui
sacrifiait le récit à l’idée10. Comment s’opère le
mécanisme de cette réinvention poétique ?
Voici la traduction du texte d’Esope (réalisée
par Emile Chambry, Les Belles Lettres, Paris,
1927) :
Les Deux Coqs et l’Aigle
Deux coqs se battaient pour des poules ; l’un
mit l’autre en fuite. Alors le vaincu se retira dans
un fourré où il se cacha, et le vainqueur s’élevant
en l’air se percha sur un mur élevé et se mit à
chanter à plein gosier. Aussitôt un aigle fondant
sur lui l’enleva ; et le coq caché dans l’ombre
couvrit dès lors les poules tout à son aise. Cette
fable montre que le Seigneur se range contre les
orgueilleux et donne la grâce aux humbles.
La version de La Fontaine est plus longue et
plus feutrée :
Les Deux Coqs (VII, 13)11
Deux Coqs voient en paix : une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que
vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des dieux même on vit le Xanthe
teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se
maintint :
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle
accourut :
Plus d’une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival tout fier de sa défaite
Possédoit à ses yeux. Il voyoit tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage.
Il aiguisoit son bec, battoit l’air et ses flancs,
Et s’exerçant contre les vents
S’armoit d’une jalouse rage :
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les
toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
10
La fable ésopique est un simple exemple sans intérêt en
soi, sans valeur autre que l’illustration de la moralité.
11
L’annotation (VII, 13) signifie septième Livre, treizième
fable.
Ştiinţe socio-umane
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin par un fatal retour
Son rival autour de la poule
S’en revint faire le coquet :
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule.
La fortune se plaît à faire de ces coups ;
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à
nous
Après le gain d’une bataille.
L’innovation porte précisément sur la
réécriture de la moralité et du récit. La Fontaine,
en effet, amplifie et orne le récit. La moralité qui
termine la fable d’Esope est d’orientation
moralisante : l’orgueil est puni, l’humilité est
toujours favorisée par le ciel ; les orgueilleux qui
se vantent de leur succès et raillent la défaite de
leurs adversaires sont rapidement châtiés pour
ce péché. En revanche, dans la fable de La
Fontaine, l’accent n’est pas mis sur l’aspect de
justice et de rétribution, mais simplement sur la
défiance qu’il faut toujours garder envers le
Sort :
la
Fortune
opère
souvent
des
retournements, aussi faut-il s’empêcher d’avoir le
triomphe insolent, car l’on ne sait jamais ce qui
peut advenir.
La perspective est donc symétrique : chez
Esope, le malheur du coq insolent arrive comme
une punition divine en réponse à son orgueil.
Chez La fontaine, ce malheur lui advient par
hasard, par « un de ces coups » de la Fortune
dont il faut se défier. Ce n’est plus tant un blâme
moral qu’un avertissement de se méfier d’un
éventuel retournement de la chance.
L’amplification est également évidente au
niveau du récit ; ce qui chez Esope n’occupe
qu’une ligne est développé sur plusieurs vers
chez La Fontaine qui fait du combat des deux
coqs rivaux un événement. Il s’agit d’une poule
unique et non plus d’un pluriel indifférencié
(« des poules ») : l’objet de la rivalité gagne en
relief et en importance épiques : la poule est
précieuse entre toutes comme Hélène12.
Autre modification que La Fontaine fait subir
au canevas narratif d’Esope ; les deux coqs
vivaient en paix avant l’arrivée de la poule qui
déclenche la guerre tandis que la version
primitive s’ouvre d’emblée sur le combat
indistinct. Ces transformations permettent à La
Fontaine d’esquisser cette longue comparaison
héroï-comique avec la célèbre guerre de Troie
12
Hélène est l’épouse du roi grec Ménélas. Son enlèvement
par Paris, un prince troyen fut à l’origine de la guerre de
Troie.
151
qui contribue et renforce le comique de cette
fable.
Qu’il s’agisse du triomphe de l’un et de la
défaite de l’autre, ils sont dépeints plus
expressivement chez La Fontaine que chez
Esope. L’on remarque, en effet, la gestuelle du
pauvre rival : « Il aiguisoit son bec, battoit l’air et
ses flancs/ Et s’exerçant contre les vents/
S’armoit d’une jalouse rage. » La revanche finale
du coq « caché dans l’ombre » donne lieu à un
jeu d’allitérations et d’assonances dans le texte
de La Fontaine, imitation stylistique du
« caquet ». En définitive, tout se passe comme si
le texte d’Esope n’était qu’une trame de résumé,
pour la scène de comédie écrite par La Fontaine.
Avec la fable Le Cochon, la Chèvre et le
Mouton (VIII, 12), La Fontaine opère une
transfiguration : le récit s’offre en une véritable
pièce de théâtre et la moralité connaît un
retournement. Recourons à la traduction de la
fable d’Esope par Daniel Loayza13.
« Le Cochon et les Moutons »
Un cochon s’était joint à un troupeau de
moutons et paissait avec eux. Un beau jour, le
berger chercha à s’emparer de lui ; mais le
cochon résistait en criant. Comme les moutons
lui reprochant ses hurlements, lui disaient :
"nous, il ne cesse de nous attraper, et nous ne
crions pas pour autant", le cochon leur répliqua :
"c’est que votre capture et la mienne ne se
comparent pas : s’il vous court après, c’est pour
votre laine ou votre lait, mais moi, c’est à ma
viande qu’il en veut."
Cette fable montre qu’ont raison de gémir
ceux qui risquent non leurs biens, mais leur vie.
« Le Cochon, la Chèvre et le Mouton (VIII,
12) »
Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon
gras :
Montés sur un même char, s’en alloient à la
foire.
Leur divertissement ne les y portoit pas ;
On s’en alloient les vendre, à ce que dit
l’histoire :
Le Charton n’avoit pas dessein
De les mener voir Tabarin.
Dom Pourceau crioit en chemin
Comme s’il avoit eu cent bouchers à ses
trousses :
C’étoit une clameur à rendre les gens sourds.
Les autres animaux, créatures plus douces,
13
Esope, Fables, traduction de Daniel Loayza, Paris,
Flammarion, 1995.
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Bonnes gens, s’étonnoient qu’il criât au
secours :
Ils ne voyoient nul mal à craindre.
Le charton dit au Porc : « qu’as-tu à te
plaindre ?
Tu nous étourdis tous : que ne tiens-tu coi ?
Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi,
Devroient t’apprendre à vivre, ou du moins à
te taire :
Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot,
Il est sage. – Il est un sot,
Repartit le Cochon : s’il savoit son affaire,
Il crieroit comme moi, du haut de son gosier ;
Et cette autre personne honnête
Crieroit tout du haut de sa tête.
Ils pensent qu’on les veut seulement
décharger,
La chèvre de son lait, le Mouton de sa laine :
Je ne sais pas s’ils ont raison ;
Mais quant à moi, qui ne suis bon
Qu’à manger, ma mort est certaine.
Adieu mon toit et ma maison.
Dom
Pourceau
personnage :
raisonnoit
en
subtil
Mais que lui servoit-il ? Quand le mal est
certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus
sage.
La
Fontaine
transforme
partiellement
l’intrigue, adapte l’anecdote en pièce de théâtre,
en petites scènes de comédie :
Dom pourceau crioit en chemin
Comme s’il avoit eu cent bouchers à ses
trousses.
C’étoit une clameur à rendre les gens sourds
Mais, il ne conclut pas du tout dans la même
perspective qu’Esope ; bien loin de donner raison
au cochon qui gémit à l’idée qu’il risque sa vie et
que « [sa] mort est certaine », La Fontaine se
place à un niveau de sagesse supérieure et
prône un silence digne et résigné, proche du
stoïcisme et de l’épicurisme :
Dom
Pourceau
raisonnoit
en
subtil
personnage.
Mais que servoit-il ? Quand le mal est certain,
La plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et le moins prévoyant est toujours le plus
sage.
Au contraire d’Esope, La Fontaine utilise
l’aventure de sa fable comme un contre-exemple
à ne pas imiter. Ce type de retournement de
moralité advient fréquemment : les canevas
ésopiques sont assez souples pour servir
d’illustrations à des moralités éventuellement
contradictoires, selon les sensibilités des auteurs
de fables et les mentalités du temps.
Un dernier exemple permettra de bien
mesurer la hauteur que La Fontaine prend avec
les moralités traditionnelles des fables d’Esope.
Le Pouvoir des Fables (VIII, 4) est la
transposition de la fable d’Esope, L’orateur
Démade. Ces textes ne seront pas mentionnés
en raison de leur longueur. Quelques fragments
serviront néanmoins d’illustration.
L’action est similaire. Ne parvenant pas à
capter l’attention de ses concitoyens par un
discours sérieux sur les affaires de l’Etat, un
orateur athénien commence à raconter une fable
qu’il interrompt subitement, si bien qu’il
provoque les questions du public, et trouve ainsi
l’occasion de les blâmer de leur frivolité. Esope
conclut en déplorant la frivolité des hommes, qui
préfèrent s’intéresser à des historiettes plutôt
qu’aux affaires publiques :
De même parmi les hommes, ceux-là ont
perdu la raison qui dédaignent le nécessaire pour
s’attacher plutôt à leurs plaisirs.
La Fontaine, lui, conclut de la manière
suivante :
Nous sommes tous d’Athènes en ce
point ; et
[moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d’Ane m’étoit conté,
J’y prendrois un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ;
cependant
Il le faut amuser encor comme un
enfant.
La conduite du jeu éthique déplace
complètement l’enjeu : La Fontaine s’implique
personnellement pour justifier la frivolité des
hommes. Au lieu de la blâmer, il considère le
plaisir d’écouter des contes comme un trait
naturel de l’humanité qu’il ne faut pas mépriser,
une tendance naturelle à prendre en compte.
Dès lors, pour instruire les hommes, il faut
savoir les attirer par cet appât mêlé de réel et
d’irrationnel (le merveilleux) ; c’est le but des
fables (contes), instruire et plaire, amuser et
éduquer en même temps, ce qui démarque La
Fontaine des fables ésopiques : récit et moralité
Ştiinţe socio-umane
se [con]fondent, fusionnant ainsi en une
« leçon » de sagesse supérieure. Le poèteconteur propose un art de vivre, et ses fables
s’approprient
une
immense
galerie
de
personnages divers14 parmi lesquels figurent les
animaux constituant son bestiaire.
II. Le bestiaire lafontainien : entre
créativité et fonctionnalité
La Fontaine n’a pas un bestiaire particulier,
puisque la présence des animaux dans les fables
est constante depuis l’Antiquité : leurs mœurs les
plus apparentes fournissaient un équivalent
acceptable des mœurs des hommes. Les
animaux de La Fontaine sont donc les fils
spirituels d’Esope, mais ces personnages se sont
adaptés au siècle et ont parlé la langue du
fabuliste.
Tout comme la Bruyère fut le peintre des
hommes, La Fontaine est celui des animaux.
Ceux-ci forment une ménagerie d’acteurs
éduqués pour la scène ; l’essentiel est, pour le
fabuliste, de pourvoir tous les rôles sociaux ou
moraux qu’il veut représenter. Ainsi, chaque
animal représente des conditions sociales ou des
traits humains particuliers. Le lion est
systématiquement le roi des animaux, et à cette
fonction sociale, s’attachent l’orgueil, la tyrannie,
la vanité, selon les fables.
Le loup est le vagabond cruel à la Cour du
roi. Le renard se distingue par sa ruse, et ce trait
en fait le symbole du courtisan fourbe. Le chien
représente les traits moraux attachés à la
fidélité, et le chat, doux et habile à tromper, est
l’hypocrite. Mais, en dépit de ces préconstruits
fonctionnels, les animaux de La Fontaine ne sont
pas des automates déterminés d’avance15 ; le
loup est tantôt cruel, tantôt fourbe, stupide,
pitoyable, voire « plein d’humanité » comme
14
Les personnages humains, animaliers, de la mythologie
grecque (Jupiter (X, 14), Hercule (X, 13) ; allégoriques (la
Fortune, etc.) ; des éléments naturels (la Mer (IV, 2), la
Montagne (V, 10), les Autans, vents violents (XII, 3) ; des
végétaux (le Chêne et le Roseau (I, 22) ; le Gland et la
Citrouille (IX, 4) ; un arbre fruitier (X, 1) ; des personnages
inanimés (un buste (IV, 14) ; un cierge (VII, 8) ; Dieu ; des
peuples (les Espagnols (IX, 15) ; les Anglais (VII, 17) ; les
Romains (XII, 20)).
15
Au siècle classique, la physiognomonie, science qui
établissait systématiquement des correspondances entre le
tempérament et la morphologie des divers animaux, et ceux
des divers types humains a beaucoup influencé La Fontaine.
Pour le peintre animalier, ses personnages à quatre pattes
posséderaient des âmes et par conséquent méritaient
considération. C’est en fonction de ces idées-là qu’il faut
apprécier des expressions comme "Messire Loup", "Dom
Pourceau", "la femme du lion", "Sultan Léopard" ou "Sa
Majesté Lionne"…
153
dans Le Loup et les Bergers (X, 5) ; le lion est
souvent tyrannique, d’autrefois généreux… Ils
changent selon les fables et il arrive même
parfois que ces animaux échappent aux rôles
établis par la tradition. Il en est ainsi du serpent
dans L’Homme et la Couleuvre (X, 1), où
l’ "animal pervers" apparaît victime de sa
réputation.
Attrapé et sur le point d’être mis à mort par
un homme, le serpent lui fait cette leçon :
Selon ces lois, condamne-moi ;
Mais trouve bon qu’avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n’est point le Serpent, c’est l’Homme.
Le serpent se révolte donc contre sa
réputation morale et, soutenu par les autres
victimes (la vache, le bœuf, l’arbre), il renvoie à
l’homme sa calomnie.
Du symbolisme animalier, le caricaturiste
réalise non seulement un traité de morale, mais
aussi de psychologie. La rhétorique qu’il affecte
aux animaux puissants, comme le lion et le tigre,
fait songer volontiers aux hommes et constitue
au final une peinture satirique de l’humanité.
Jamais il n’a ce souci lorsqu’il s’occupe des
humbles d’entre les bêtes. Il a surtout aimé
peindre, dans la gent animale, la caste
plébéienne. Ainsi, dans la bourgeoisie laborieuse,
la fourmi travailleuse, économe et même avare,
est peu douée d’altruisme animal. La grenouille,
qui réapparaît à tout instant dans les fables
représente précisément le pauvre petit peuple,
celui qui n’est ni fortement organisé, ni très
travailleur ; en somme, assez borné, timide et
toujours murmurant contre le sort. L’on sait de
plus, voire de longue date que les grenouilles
sont naturellement des animaux craintifs et
criards. Aussi, la Fontaine les a rangées dans la
bourgeoisie peureuse.
Dans l’assimilation des animaux aux hommes,
les deux fables 4 du livre VII (Le Héron et la
Fille) présentent un cas intéressant de mise à nu
de la démarche allégorique. Cette double fable
exploite, en effet, le principe de l’allégorisme
animalier. Couplées par l’auteur, elles sont en
quelque sorte deux versions d’une même
anecdote, l’une animale (le Héron), l’autre
humaine (la Fille). Mais, la deuxième est aussi la
version “décodée” de la première, puisque le
Héron, qui fait le difficile et le fier avec les
poissons, est l’image satirique de la fille qui fait
la difficile et la fière avec les prétendants ;
finalement, tous deux doivent se contenter d’un
dernier lot dégradant : pour le Héron, « Il fut
154
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tout heureux et tout aise de rencontrer un
limaçon. »
Et pour la fille,
Celle-ci fit un choix qu’on auroit jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.
La morale commune aux deux histoires fait
découvrir ou, du moins, dévoile les intentions du
conteur : se servir des animaux pour instruire les
hommes :
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus
habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre
compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux
hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre
conte :
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces
leçons.
Comment le poète-conteur procède-t-il ?
Quelle est la valeur normative de ces moralités ?
III. Réécrire
les
sources :
du
prescriptif trivial à une variété
esthétique
Le génie de La Fontaine, par rapport aux
modèles dont il se réclame et comparativement
aux fabulistes de son temps, aura été de
dynamiser la dialectique fable/moralité, d’utiliser
cette contradiction pour créer un genre nouveau.
Ecrire consiste donc pour lui, non seulement à
traduire et à recueillir une matière héritée du
passé, mais aussi à chercher la meilleure version,
à lui donner une forme élégante et cohérente.
Cette volonté de construire avec art est solidaire
d’une intention d’instruire et surtout de diriger la
conduite. En ce sens, La Fontaine s’inscrit au
paragon des moralistes16.
Dans sa structure et dans l’environnement
textuel, la leçon de morale est chatoyante et
16
Un moraliste au XVIIe siècle, n’est pas un professeur de
vertu, mais un homme qui observe avec lucidité et
pénétration les mœurs de ses contemporains, et tire de cette
observation une série de réflexions sur les travers, les vices,
les tendances de la nature humaine. Cf. : Zigui Koléa Paulin,
« La Leçon de morale dans les Fables de Jean de La
Fontaine : arguments esthétiques, arguments éthiques et
arguments structurels », in Lettres d’Ivoire N°5, Université de
Bouaké (Côte d’Ivoire), 2008, p. 95.
ondoyante. Il faut la débusquer ou simplement la
formaliser soi-même à partir de la trame du récit.
Cependant, l’on note une grande variété dans les
rapports entre la moralité et le récit : absence de
morale (VIII, 2 ou XI, 8), morale en entame (VII,
2), morale à la fois au début et à la fin (VIII, 17
ou VIII, 1), morale répartie en divers points du
corps même de la fable (VIII, 14 ou VIII, 27).
Le procédé de la morale-énigme présente,
quant à lui, un narrateur qui s’interroge sur la
portée du récit ou même hésite sur les leçons
qu’il comporte :
Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable ?
Un moine ? Non, mais un dervis :
Je suppose qu’un moine est toujours
charitable17,
confère aux Fables une structure dialogique
manifeste et particulièrement édifiante. Les
extraits conversationnels récurrents sont l’une
des caractéristiques de la littérature du XVIIe
siècle. C’est, en effet, un trait général de la
production littéraire classique de se présenter
volontiers comme une causerie dans laquelle les
récits apparaissent en abyme18.
A vrai dire, il faut la trouver, cette morale
moins prescriptive que descriptive. Lorsqu’elle
est exprimée, elle est tacite et simplement
suggérée19, elle se cache en différents endroits20,
en général à la clausule21, mais aussi au milieu22,
ou en introduction23, elle est mise en proverbe24,
donnée par l’auteur25, dite par un des
sous
forme
affirmative27,
protagonistes26,
28
29
exclamative , interrogative . Ces diverses
configurations structurelles la démarquent de la
17
Septième Livre, troisième fable, Le Rat qui s’est retiré du
monde.
18
Plusieurs traits concourent à donner cette impression. Le
narrateur peut s’adresser à une personne précise
(dédicataires comme Mme de Montespan ou Mme de La
Sablière). Il peut instaurer des dialogues avec le lecteur
(L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend
dans son lit (VII, 12), la fin de La Mort et le Mourant (VII, 1),
ou encore Le Loup et le Chasseur (VIII, 27)) ou révéler sa
présence dans le récit comme une véritable intrusion
d’auteur.
19
Le Chameau et les bâtons flottants (IV, 10).
20
Les obsèques de la Lionne (VIII, 14) ; Le Loup et le
Chasseur (VIII, 27).
21
La Mort et le Mourant (VIII, 1) ; L’Ane et le Chien (VIII,
17).
22
Le Héron (VII, 4) ; La fille (VII, 5).
23
Le Lièvre et la Tortue (VI, 10).
24
L’Aigle et l’Escargot (II, 8).
25
Le Lion, le Loup et le Renard (VIII, 3).
26
Le Corbeau et le Renard (I.1).
27
Le Lion et le Rat (II, 11).
28
Le Renard et le Bouc (III, 5).
29
Le Lièvre et la Perdrix (V, 17).
Ştiinţe socio-umane
formule classique d’Esope qui concluait
invariablement : « la fable démontre que… »
La Fontaine n’a pas cherché à faire de la
morale éducative, cependant la grande leçon des
Fables est l’expression du bon sens populaire,
conforme du reste au juste milieu des classiques,
prônant réalisme et modération. Ce pragmatisme
est, en effet, le produit d’une sagesse moyenne
rebelle, à tous les principes d’erreurs :
« L’homme est de glace aux vérités/ Il est de feu
pour les mensonges » (IX, 6). C’est de cette
disposition générale qu’il faut toujours se
défendre. Elle prend la forme des préjugés (Les
Devineresses, VII, 15), de la vaine curiosité (La
Tortue et les deux Canards, X, 2, où il est dit que
l’imprudence, le babil, la sotte vanité et la
curiosité appartiennent tous au même lignage),
et surtout la présomption (Le Coche et la
Mouche, VII, 9 ; Le Rat et l’Eléphant, VIII, 15).
Connaître ses limites, se défier d’autrui et de soimême, ne pas se plaindre au Destin de maux
dont
l’on
est
soi-même
responsable
(L’Ingratitude et l’Injustice des hommes envers
la Fortune, VII, 14), voilà nettement les
caractères essentiels de ce réalisme par lequel
l’homme doit savoir prendre sa juste place dans
le monde et parmi ses semblables.
L’autre leçon la plus récurrente concerne la
mesure. Le précepte « Rien de trop », titre d’une
fable (IX, 11), traduit du "meden agan" des
Stoïciens, revient sans cesse dans le recueil sous
diverses formes. Il ne s’applique pas seulement à
la cupidité ou à l’ambition, mais à des domaines
plus surprenants où il épouse une couleur
amère, voire choquante, en amitié par exemple,
où il souligne qu’elle peut avoir ses excès et ses
dangers (L’Ours et l’Amateur des jardins, VIII,
10).
Au total, la morale lafontanienne s’enchante
plus qu’elle ne s’indigne, ou se désespère à
déceler et épingler les mille nuances de la
turpitude humaine ; et elle le fait moins pour en
guérir les esprits et les cœurs de leurs erreurs et
de leurs fautes (« Cela fut et sera toujours »,
fable 14, livre septième), que pour établir une
cartographie des âmes. Les leçons de cette
topologie expérimentale constituent en quelque
sorte les « maximes de La Fontaine », parallèles
à celles de La Rochefoucauld, un autre moraliste
d’envergure30.
Les Fables offrent une image de l’homme peu
exaltante, ce en quoi le poète-conteur est en
accord avec l’ensemble de la littérature de
l’époque plutôt pessimiste et sceptique sur la
nature humaine.
30
Jean Castarède, Panorama d’un auteur, La Fontaine, Paris,
Studyrama, 2004, p. 81.
155
Conclusions
Art de mise en scène, composition
dramatique et comique, peinture des caractères
et des mœurs des bêtes et des hommes, sèche
et froide au temps d’Esope, la fable connaît au
siècle classique, sous la plume de Jean de La
Fontaine, son expression la plus parfaite et la
plus achevée. Ce genre considéré préalablement
comme mineur va au-delà de la simple leçon
pour témoigner d’une transformation de la
structure, de la composition et de la moralité.
La révolution qu’introduit la poésie dans les
fables ésopiques n’a pas pour effet d’en exclure
la moralité, mais de l’y inclure et même plus
profondément, grâce à son association avec la
narration confinant à l’osmose.
Traditionnellement à finalité essentiellement
didactique, la fable lafontainienne, par le biais de
l’allégorisme animalier, prend une nouvelle
orientation. La morale tantôt implicite, tantôt
explicite, témoigne d’une transfiguration, non
seulement de la structure, mais de l’esprit même
qui préside à la composition des fables.
Sans rupture de climat ni de forme, récit et
moralité fusionnent ainsi en une leçon de
sagesse supérieure. Avec ce poète-conteur, la
transposition s’est entièrement intégrée à la
transition pour que jaillisse de l’imbrication entre
récit et moralité une discrète philosophie de la
vie, prenant distance et hauteur par rapport aux
leçons de l’événement et aux sentences de
l’expérience, synthétisant les enseignements,
sans s’arrêter à ceux-ci ni à ceux-là, sans les
renier non plus, mais les mettant comme en
dialogue, à l’intérieur de chaque fable et dans la
rapsodie colorée du recueil tout entier. S’en
dégage alors une vision kaléidoscopique du
monde dont chaque poème constitue une
parcelle elle-même multicolore et changeante, où
chaque homme puise sa part de sagesse lui
permettant d’éviter les écueils de la vie.
Le génie de La Fontaine aura été, pour
simplifier, de décliner jusqu’aux limites la dualité
intrinsèque à l’apologue conférant ainsi à la
lecture de ses fables un usage universel.
Références bibliographiques
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Paris, le livre de poche, 1990.
Brunel, Pierre et Huisman, Denis, La Littérature
française des origines à nos jours, Paris, 2ème édition,
Vuibert, 2005.
Castarede, Jean, Panorama d’un auteur, La
Fontaine, Paris, Studyrama, 2004.
156
DOCT-US, an III, nr. 1, 2011
Dandrey Patrick, La Fabrique des fables, Essai sur la
poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991.
Dandrey Patrick, La Fontaine ou les métamorphoses
d’Orphée, coll. Découvertes, Paris, Gallimard, 1995.
Duchet, Claude, Pour une sociocritique ou Variations
sur un incipit, Paris, Seuil, 1971.
Esope, Fables, traduction de Daniel Loayza, Paris,
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Fumaroli, Marc, Le Poète et le Roi, Jean de La
Fontaine, Paris, Editions de Fallois, 1997.
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Clarac, Paris, LGF, 1972.
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Fables de La Fontaine, Paris, PUL, 2002.
Leichter, Frédérique, Fables, Livres VII à XII, Paris,
Bréal, 1997.
Sommer, Dupont-André, Les Araméens, Paris,
Gallimard, 1949.
Zigui, Koléa Paulin, « La leçon de morale dans les
Fables de Jean de La Fontaine : arguments
esthétiques, arguments éthiques et arguments
structurels », in Lettres d’Ivoire N°5, Université de
Bouaké (Côte d’Ivoire), 2008, p. 93-106.
Konan Yao Lambert
Je suis titulaire d'un Doctorat de Lettres Modernes.
Depuis 2006, j'enseigne à l'Université de Bouaké la
littérature orale, la philologie et l'ancien français au
Département des Lettres Modernes. Je suis MaîtreAssistant depuis 2009. Mes recherches s'inscrivent dans
une perspective comparatiste et portent sur le bestiaire
africain notamment sur les décepteurs des contes
d'animaux en relation avec ma thèse intitulée Le Roman
de Renart et les Fables de la Fontaine: étude de
morphologie, de physiologie et d'idéologie comparées du
Moyen Age et de l'Age classique.