Diderot : Supplément au voyage de Bougainville

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Diderot : Supplément au voyage de Bougainville
UPD. Cours d’humanités, L2, enregistré le 21/09/2010.
Etienne TASSIN, Professeur de philosophie, UFR Sciences sociales.
Diderot : Supplément au voyage de Bougainville, ou dialogue entre A et B sur
l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en
comportent pas (1772).
Edition de référence : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville et autres œuvres
morales (E. Tassin éd.), Paris, Presses Pocket, Coll. « Agora », 1992.
Mots clés :
Diderot, Bougainville, Tahiti, société, mœurs, sexualité, codes (code moral, code civil, code
religieux), humanité, civilisation, morale, politique.
Résumé : Le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot présente une critique
de la société européenne du XVIIIè siècle et du processus de civilisation par contraste d’avec
la société tahitienne, tout entière naturelle, décrite par Bougainville. L’examen des normes de
la sexualité est l’occasion de révéler l’obscurantisme des Lumières et les effets pervers d’une
civilité régie par des codes contradictoires, le code moral, le code civil et le code religieux. A
l’inverse, la libre sexualité tahitienne permet de définir ce que serait une société heureuse,
régie par le seul code de la nature. Mais cette société naturelle est inéluctablement perdue.
Quelle attitude politique peut-on alors adopter dans une société civilisée dont les normes
mettent les humains en contradiction avec eux-mêmes ? On examine la manière dont Diderot
met ce problème en scène et les conséquences politiques qu’il nous invite à en tirer.
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C’est d’un court dialogue rédigé en 1772 (mais qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1796 –
Diderot, né en 1713 étant mort en 1784), que nous allons parler ici : Le Supplément au voyage
de Bougainville, sous titré : « De l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines
actions physiques qui n’en comportent pas ». Dans ces années-là, entre 1772 et 1774, Diderot
écrit plusieurs textes courts qui composent un ensemble thématiquement cohérent : Ceci n’est
pas un conte, Mme de la Carlière, le Supplément ou encore l’Entretien d’un père avec ses
enfants ou l’Entretien avec la Maréchale de***. Tous ces textes examinent, sous des formes
différentes — dialogues, récits, réflexions philosophiques — la question des mœurs, des
relations physiques, morales et civiles entre les sexes, la critique des lois et de la religion.
Le Supplément offre en quelque sorte une synthèse de ces interrogations dans un dialogue
plein d’esprit, à l’allure désinvolte et primesautière, mais en réalité très profond et sérieux,
entre deux personnages, A et B.
Remarquons tout de suite qu’il est inutile de chercher qui de A ou de B est Diderot. Diderot
c’est toujours A et B, leur dialogue est le dialogue constant que Diderot ne cesse de mener
avec lui-même (ou avec ses amis) et qu’il met en scène pour que nous le menions à notre tour
entre nous et nous-mêmes ou avec nos amis.
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La pensée de Diderot comme son écriture présentent toujours deux caractères qui en rendent
la lecture attractive et plaisante :
- 1) Diderot pense en marchant et écrit en sautant. Son écriture est extravagante, au sens
littéral, parce que sa pensée ne progresse pas déductivement, elle évolue par bonds, par échos,
par circonvolutions, puis tout à coup … une fulgurance. Et il nous faut suivre, associer des
observations faites ici à des thèses énoncées là mais aussitôt contredites, et pourtant reprises,
etc… Tout cela suit cependant un chemin qui nous conduit, l’air de rien, inéluctablement de
problèmes en problèmes vers la résolution des questions les plus difficiles auxquelles tout un
chacun se trouve confronté s’il s’intéresse à la condition humaine et à la condition sociale.
- 2) Mais, et c’est là la deuxième caractéristique de l’écriture de Diderot, elle met en scène les
difficultés et les contradictions de la pensée, elle nous conduit au bord des solutions et,
lorsqu’on croit les tenir, ces solutions, voilà que Diderot nous abandonne à nous-même, nous
laisse seul avec notre propre pensée et nos interrogations, comme s’il nous disait : « j’ai
débroussaillé le chemin, je vous ai perdu mais je vous ai aussi ramené aux vraies questions, et
maintenant … à vous de jouer. Je ne vous dirai pas ce qu’il faut penser, je vous laisse penser
ce que vous pensez qu’il vous faut penser. C’est votre affaire. »
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela signifie que Diderot n’est pas un « Maître à penser », un maître de conscience, un
dogmatique. C’est un pédagogue (celui qui conduit vers le jugement) mais pas un Maître (qui
donne des leçons de vérité ou de sagesse, qui dispense des savoirs). Seul l’exercice libre de
notre pensée, en première personne, peut nous libérer des tyrans et éclairer le public. Il y a un
scepticisme de Diderot qui est sa manière d’être dans la critique sans jamais être dans
l’autorité, sans jamais occuper la position du maître.
A mes yeux, c’est cela, cette modestie de la pensée jointe à la radicalité de la critique, cet
amour de la liberté grâce auquel il s’interdit d’asséner des vérités toutes faites, joint au désir
d’émancipation, c’est cela dis-je, qui fait de Diderot un grand et sympathique écrivain autant
qu’un grand et précieux philosophe.
Alors, dans le Supplément au voyage de Bougainville, de quoi s’agit-il ?
D’une critique radicale de la société civilisée – société européenne — du XVIII°, critique
énoncée par confrontation de cette société policée, développée, sophistiquée, avec une société
naturelle, simple, cohérente avec elle-même, celle de Tahiti qui, elle, suit les seules lois de la
nature. Et pour entreprendre cette critique, Diderot va nous raconter une étrange histoire, il va
nous rapporter les propos que tiennent deux promeneurs, A et B, à propos du compte rendu
que Bougainville a fait de son voyage autour du monde.
Le prétexte au dialogue est le suivant.
Le 15 novembre 1766, deux vaisseaux quittent le port de Nantes pour un tour du monde, une
frégate, La Boudeuse, et une flûte, l’Etoile. Louis Antoine de Bougainville commande
l’expédition, il vogue sur La Boudeuse. Les deux navires traversent l’Atlantique, longent la
côte orientale de l’Amérique du sud, passent le détroit de Magellan le 5 décembre 1767 et
arrivent en vue de Tahiti le 1er avril 1768, où ils restent au mouillage une dizaine de jours. De
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là, ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance qu’ils passent en janvier 1769 : la Boudeuse
accoste à Saint-Malo le 16 mars, l’Etoile à Rochefort un peu plus tard, le 24 avril 1769. Deux
ans plus tard, le récit de ce voyage est publié. Il connaît un grand retentissement entre autre
parce que Bougainville avait ramené un Tahitien avec lui, Aotourou, que toute la bonne
société métropolitaine voulait rencontrer. Et puis il avait évoqué l’île de Tahiti comme une île
en grande partie dédiée au plaisir sexuel.
Diderot a lu le récit de Bougainville, il en fit même un compte rendu pour la correspondance
littéraire de Grimm que ce dernier ne publie pas. Il en profite pour l’augmenter et en faire une
œuvre à part entière dans laquelle il va se servir des propos de Bougainville. Il écrit un
Supplément qui sera centré sur l’île de Tahiti que Bougainville avait décrite comme la
nouvelle Cythère, cette île paradisiaque où les amours sont libres et la vie sexuelle tout entière
naturelle, constamment sollicitée en public comme une marque de joie et de sérénité.
Qu’est-ce qu’un supplément ?
Un supplément n’est pas un complément — ni un complément anthropologique à l’enquête
menée par les navigateurs, ni un complément philosophique aux théories de l’état de nature
qui abondent au XVIII siècle et dont celle de Rousseau est la plus célèbre. Il ne s’agit pas
pour Diderot de compléter les descriptions anthropologiques qu’offre le récit de Bougainville,
il n’a jamais mis les pieds à Tahiti. Mais il ne s’agit pas non plus pour lui de fournir quelque
spéculation philosophique sur l’état de nature, elle n’aurait aucun fondement anthropologique
et serait sans valeur. Le Supplément ne complète rien : il ajoute. Il ajoute un autre texte à un
récit — texte que Diderot fait passer pour un supplément non publié écrit par Bougainville
lui-même —, et il le présente cet ajout sous la forme d’un dialogue à propos de ce récit et de
ce texte.
Cet ajout a valeur d’interprétation. Le Supplément est une double interprétation : c’est d’abord
une interprétation de la nature (c’est le titre d’un ouvrage de Diderot : Pensées sur
l’interprétation de la nature) ; c’est ensuite une interprétation de la société. Diderot va
interpréter la société tahitienne qui est une société naturelle pour pouvoir interpréter la société
européenne qui est une société policée, œuvre supposée de la civilisation, de la culture, de
l’intelligence, pour l’interpréter, donc, au regard de la première.
En quoi consiste cette interprétation ?
De quel problème s’agit-il ?
Il ne faut pas se tromper de problème.
Au cours du XVIII siècle et en liaison avec les voyages, les grandes explorations autour du
monde, et la colonisation du nouveau continent américain, au nord comme au sud, se
développe une véritable curiosité, un véritable intérêt pour les questions qu’on appellera plus
tard anthropologiques : comment vivent les autres sociétés (les « autres », ce sont les non
Européens) ?
Mais la plupart du temps, cet intérêt prend la forme de ce qu’on appellera le « primitivisme »,
à savoir une approche des sociétés autres comme des sociétés « primitives » qu’on juge à un
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stade plus élémentaire du développement de l’humanité. Vous comprenez que selon cette
perspective, on présuppose :
- une histoire continue et progressive de l’humanité qui va du primitif au développé (théorie
du développement qui fait qu’on parlait hier encore de sociétés « sous développées » ou
aujourd’hui de sociétés « en voie de développement »)
- une homogénéité des modes de développement qui permet de penser que les sociétés qu’on
dit « primitives » sont dans l’état où étaient les nôtres (aujourd’hui avancées) à l’aube de
l’histoire.
Ce qui veut dire que le seul modèle de développement d’une société est celui de la société
européenne qu’on connaissait au XVIII° siècle.
Diderot, qui a beaucoup d’esprit, sait déjà que tout cela ce sont des fadaises. Et il va se servir
du Supplément pour l’établir. Comment ?
En conséquence de ce modèle développementaliste lié au primitivisme, une question
beaucoup discutée à cette époque est celle de savoir si la vie des « sauvages » n’est pas
préférable à celle des « civilisés », ou encore si l’état de nature n’est pas un état de perfection
dont le développement des sociétés nous aurait éloigné et qu’il nous faudrait retrouver.
Diderot discutera de cela mille fois, comme tous ses contemporains. Mais sa réponse est
tranchée par un argument qui est rappelé dans le Supplément et que je ne fais qu’évoquer : on
vit plus longtemps dans les sociétés policées, donc cette vie est préférable à la vie sauvage.
Si Diderot tranche une question, alors que je vous ai dit qu’il avait pour habitude de ne pas le
faire, de laisser les réponses en suspens, c’est que c’est tout simplement une mauvaise
question. Les questions pour lesquelles on a des réponses sont celles qu’il n’était pas
intéressant de poser.
Il faut donc prendre le problème autrement.
L’histoire de l’humanité n’est pas celle d’une longue déchéance d’un état initial parfait — le
paradis perdu d’une nature primitive. Mais ce n’est pas non plus celle d’un progrès continu
des Lumières, d’une construction maîtrisée de la raison qui offrirait aux hommes un avenir
radieux. Non. Et c’est ce que démontre Tahiti. La Tahiti de Diderot sert à montrer que cette
histoire est à la fois celle d’un déclin et celle d’un progrès, celle d’une dénaturation de
l’homme qui le fait évoluer mais aussi en même temps, celle d’une socialisation qui le
dénature et lui fait perdre ses qualités.
Au cœur des Lumières, dont il est un des plus fervents promoteurs, Diderot intente ainsi le
procès des Lumières.
L’île de Tahiti n’est ni une origine (perdue) ni une utopie (à édifier par la raison) : elle ne
figure pas un autre monde, idéal, situé dans un avant originaire ou dans un horizon à venir à la
fin de l’histoire. Non, cette île, existe bel et bien aujourd’hui, et elle appartient à notre monde
dont on découvre chaque jour des contrées inconnues. Tahiti est notre contemporaine dans
l’histoire ; et cependant, elle est l’envers de notre société pour ce qui concerne les mœurs, les
lois, la sociabilité humaine, car elle était jusqu’à l’arrivée très récente des Européens, restée à
l’écart du « développement » que les sociétés occidentales ont connues. Elle est donc, en
quelque sorte, vierge de tous les défauts que les sociétés civilisées ont développés avec le
développement du commerce, des lois civiles et morales, du pouvoir politique et des dogmes
religieux. C’est une autre société que la nôtre mais dans notre monde commun.
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Tahiti indique donc qu’il existe aujourd’hui, dans notre monde, d’autres manières d’exister
pour une société que celle qu’ont privilégiée les sociétés européennes. Et, comme on va le
voir, qu’on y vit bien, très agréablement.
Le problème du problème
Mais l’affaire n’est pas si simple. Ce serait trop facile. On a repéré le problème, l’opposition
de deux sociétés, l’une naturelle, l’autre artificielle ; mais voilà que ce problème pose luimême un problème. Car il ne s’agit pas d’opposer tout simplement la merveilleuse île de
Cythère qu’est Tahiti, tout entière naturelle, à l’horrible continent européen tout entier
perverti. C’est vrai que les deux univers coexistent dans le même monde, on l’a dit, à distance
l’un de l’autre. Mais c’est vrai aussi que tout cela est fini.
Dès lors que les Européens découvrent Tahiti, posent le pied sur le sol de Tahiti, c’en est fini
de Tahiti.
Diderot a un coup de génie, un vrai coup de génie. Il a compris ce qu’est la « découverte » des
nouveaux mondes, ce que cela signifie et implique. Et à vrai dire, il a compris, avant tout le
monde, avec une clairvoyance inégalée, ce que signifie ce que nous appelons, nous
aujourd’hui, la « mondialisation » ou plutôt la globalisation. Et cela, Diderot le met en
évidence tout de suite.
Comment ?
Le dialogue est composé de cinq parties. La première, qui commente le récit de Bougainville,
nous conduit, comme on l’a dit, à la présentation d’un supplément ignoré qui sera évoqué et
discuté dans les quatre autres parties. La deuxième partie s’intitule « Les adieux du vieillard ».
C’est par elle que commence véritablement la présentation du supposé supplément de
Bougainville. Or, elle rend compte du discours qu’un des doyens de l’île adresse à ses
compatriotes au moment du départ des Européens. Et que leur dit-il ? Qu’ils doivent pleurer,
mais non pas du départ des navigateurs, plutôt de leur arrivée sur l’île. Car cette arrivée aura
correspondu à la perte de l’île. Avec les navigateurs, c’est la civilisation européenne qui s’est
répandu dans l’île comme une maladie contagieuse et qui en a perverti toute la naturelle
simplicité, instillant le mensonge, l’hypocrisie, le vice, là où Tahiti ne connaissait que la
franchise des paroles, la cordialité des relations humaines, la cohérence des conduites, le souci
du bien commun, l’égalité des conditions et la liberté de tous. Diderot use d’une métaphore
pour indiquer comment la civilisation a vicié l’ordre naturel de Tahiti : avec les navigateurs,
la syphilis a été répandue dans l’île, transformant une sexualité joyeuse et publique en une
sexualité malheureuse et honteuse.
Lisez « les adieux du vieillard ». En trois pages admirables, Diderot fait le procès de la
civilisation comme colonisation, c’est-à-dire perversion, du monde de la vie naturelle par le
monde de la vie policée.
Mais cela signifie donc ceci : Tahiti, qui avait été jusqu’ici préservée des supposés
« bienfaits » de la civilisation, se voit maintenant pourrie par celle-ci. Et donc Tahiti n’est
plus Tahiti. L’Europe ne peut « découvrir » le monde qu’en le détruisant comme monde
naturel pour le transformer en monde européen. Dès que les premiers navigateurs ont posé le
pied sur le sol de l’île, l’île a rejoint le concert des nations exposées à l’exploitation
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économique en vue du commerce, à la soumission politique à la couronne du Roi de France, à
l’évangélisation des consciences par l’Eglise. Exploitation, soumission, évangélisation : sur
tous les plans, économique, politique et religieux, Tahiti vient de subir une appropriation
symbolique et réelle des biens et des personnes par les Européens. Et donc l’île ne peut plus ni
figurer un état de nature ni une utopie : elle est bien plutôt le laboratoire où s’observe la
transformation inéluctable de la nature en culture, c’est-à-dire d’une vie rationnelle et
cohérente en une vie irrationnelle et contradictoire qui est celle qu’impose la civilisation.
Tel est l’argument de Diderot.
L’argument du Supplément
Tahiti figure une société naturelle — et non pas un état de nature asocial, car il s’agit bien
d’une société organisée et fortement réglée par des règles strictes, mais qui toutes relèvent de
ce que Diderot va nommer le « code de la nature ». A l’inverse, nos sociétés développées sont
dites développées parce qu’elles ont développé d’autres codes que le code de la nature,
d’autres codes qu’elles ont fini par substituer au code de la nature : code moral, code civil,
code religieux.
La différence fondamentale entre la société tahitienne et la société européenne est donc que la
première ne connaît et ne suit qu’un seul code, le code de la nature, tandis que l’autre doit
obéir à trois codes, celui de la moralité, celui de la civilité et celui de la religiosité, trois codes
qui :
1 - se sont substitués au code de la nature et ont donc perdu la simplicité et la cohérence de
l’organisation naturelle de la société, et
2 – sont en contradiction les uns avec les autres, la morale exigeant que nous fassions ce que
la loi civile condamne ou que la loi religieuse réprouve, et qui de toute façon n’est pas naturel.
Voilà le vrai problème : pourquoi nos sociétés sont-elles construites sur des codes qui ne sont
pas naturels et qui, surtout, se contredisent au point de rendre toutes nos conduites, toutes nos
actions, toutes nos pensées contradictoires ; donc insupportables, pour nous comme pour les
autres. (Cf. Entretien d’un père avec ses enfants)
Ce qui pose plusieurs questions :
- Qu’est-ce qu’une organisation sociale réglée sur le seul code de la nature (comment vit-on à
Tahiti ?)
- Pourquoi les sociétés développées se sont-elles développées en multipliant des codes
contradictoires ?
- Quelle attitude adopter face à ce grand écart : peut-on vivre en Europe comme les Tahitiens
vivent chez eux, c’est-à-dire naturellement ? Ou sommes nous condamnés à nous contredire
continuellement et à n’être jamais en paix avec nous-mêmes et avec nos concitoyens ? Ou
encore, doit-on feindre, être hypocrite, faire croire qu’on suit tel ou tel code et en réalité,
subrepticement, se conduire autrement ? Etre Tartuffe, voilà ce que serait la vérité des
sociétés développées ?
A ces questions, il nous faut trouver des réponses dans le dialogue de A et de B. Et on en
trouve… Ou tout au moins trouve-t-on des éléments grâce auxquels nous pouvons, nous,
essayer de forger nos propres réponses.
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Actions physiques / idées morales : la sexualité
Le point de départ pourrait être le sous titre du dialogue : « De l’inconvénient d’attacher des
idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Ce sous titre nous dit
trois choses :
a) d’une part que la nature doit être comprise du point de vue des actions physiques ;
b) d’autre part que certaines actions jouent un rôle privilégié selon cette nature ; et enfin
c) qu’il y a des inconvénients à prêter des significations morales à des actions qui n’en ont pas
en elles-mêmes, lorsqu’on les considère selon leur déploiement physique.
a) Considérons la première idée. La « nature » à laquelle se réfère Diderot n’est pas une
origine ou un état de nature au sens de Rousseau, elle est à entendre comme un principe. Un
principe qui ordonne les actions humaines. Et donc la différence entre Tahiti (d’avant sa
découverte) et l’Europe est une différence dans la proximité à la nature, c’est-à-dire au
principe de toute vie humaine. Tahiti a institué le code de la nature pour toute législation et a
pu s’y tenir, du moins jusqu’à sa « découverte ». Elle est proche de son principe. La société
européenne s’en est au contraire éloignée au point d’oublier ce principe naturel pour
développer à sa place une autorité morale, une autorité civile et une autorité religieuse.
b) Considérons ensuite de quelles actions naturelles, ces « certaines actions physiques », ce
sous titre parle. Quelles sont-elles, ces actions ? Eh bien, ce sont toutes les actions liées à la
vie sexuelle des êtres humains. Pourquoi ce privilège accordé à la vie sexuelle ? Parce que les
relations des sexes entre eux sont révélatrices de l’état des mœurs d’une société, ils indiquent,
très concrètement, quelles valeurs une société érige en règles de la vie commune. Les
représentations et les règles de la vie sexuelle constituent en quelque sorte un condensé des
normes sociales : là, on peut observer avec précision ce qu’une société tolère ou pas, ce
qu’elle privilégie, ce quelle autorise et interdit, et donc quelles normes et quelles valeurs elle
promeut. Car la relation sexuelle, intime et privée dans son expérience, est aussi publique et
commune dans sa réglementation. La vie sexuelle peut donc être considérée comme au
fondement du lien humain, social et politique. La sexualité définit le registre des actions par
lesquelles se noue, dans l’expérience privée, le lien élémentaire qui institue l’espèce humaine
en communauté sociale et politique.
c) Considérons maintenant les inconvénients qui résultent de la « moralisation » des actions
physiques : le principe naturel est qu’une action physique a le sens que la nature lui donne.
Par exemple, la sexualité que Bougainville a présentée comme étant libre et heureuse à Tahiti.
Faire l’amour consiste à prendre plaisir à une action que la nature recommande pour la
reproduction de l’espèce. Ce n’est ni bien ni mal, c’est plaisant et … c’est utile. Donc, à Tahiti
on se réjouit des nombreux accouplements des uns avec les autres, car ils témoignent du
plaisir qu’on prend à vivre avec les autres en même temps que du souci que l’on a de proroger
ce plaisir à l’avenir en assurant la venue des futures générations. Le plaisir et l’utile ne se
contredisent pas, ils vont de pair selon le code de la nature.
Mais que se passe-t-il dans les sociétés dites civilisées soumises à des codes contradictoires et
bien éloignés du principe naturel des actions physiques ? Eh bien, on a attaché des idées
morales à ces actions physiques. Mais des idées morales qui ne sont nullement contenues dans
le principe naturel, nullement requises par l’action physique.
Par exemple, on a dit que l’on ne pouvait faire l’amour que dans le cadre du mariage. Diderot
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dénonce le mariage comme un contrat d’appropriation privée d’une femme par un homme qui
va la considérer comme son bien. Le code religieux exige la fidélité dans le mariage et
prescrit de ne s’unir qu’en vue de la reproduction. Le code civil, lui, n’interdit pas les
relations sexuelles hors mariage. Ce dernier indique en revanche avec qui cela est possible et
avec qui c’est délictueux (par exemple avec les enfants, avant tel âge ; ou si les rapports sont
contraints et se font sans le consentement des intéressés, etc..), mais il n’interdit pas l’inceste.
En revanche, le code moral interdit de s’accoupler avec ses parents et ses frères et sœurs.
Mais si l’inceste est moralement proscrit, la définition de ceux ou celles qui font l’objet de
cette interdiction change selon les sociétés, c’est-à-dire selon un mixte de codes moral, civil et
religieux. Bref, la superposition de ces codes rend non seulement la plus grande partie de la
sexualité délictueuse, honteuse et perverse (elle en fait un délit, un vice et une maladie), mais
elle la rend aussi la plupart du temps insupportable parce qu’elle nous plonge dans des
contradictions que nous ne savons pas assumer sereinement.
Si l’on regarde la société européenne du XVIII° que Diderot a sous les yeux, elle ne diffère au
fond pas beaucoup de la nôtre qui s’est dite, à une époque récente, libérée sexuellement alors
qu’évidemment elle est restée prisonnière des codes moraux, civils et religieux. La sexualité
se donne évidemment toujours libre cours puisqu’elle est naturelle et même fortement
sollicitée par la nature. Seulement, au lieu que ces actions (les relations sexuelles) soient
menées au grand jour, elles le sont en secret et dans la duplicité : maris volages, femmes
adultères, commerce des corps (maisons closes, prostitution, pornographie), traites des
femmes, pédophilie et tourisme sexuel, le tout se faisant en privé, et en cachette, pour ne pas
« troubler l’ordre public » ni l’apparente moralité des mœurs, ni la bonne conscience
religieuse, ni contrevenir aux lois qui réglementent les rapports entre êtres humains.
Quelle est alors l’idée de Diderot dans le Supplément ?
C’est qu’au lieu de fonder nos conduites sur les préceptes abstraits de la religion, de la morale
ou du droit, on devrait fonder la morale, comme la législation civile, sur le code naturel des
actions physiques. Au lieu de plaquer une morale sur une physique, Tahiti illustre cette
physique des conduites qui constitue la seule morale des actions.
Vous lirez dans le Supplément l’exemple amusant et terrible à la fois de ce conflit entre une
physique des actions et une morale des idées, dans les troisième et quatrième parties du
dialogue qui relatent l’entretien de l’aumônier de La Boudeuse, avec un Tahitien, nommé
Orou, qui le reçoit chez lui et lui propose d’honorer cette hospitalité selon les lois en usage à
Tahiti, à savoir en couchant avec sa femme ou ses filles. Terrible conflit de l’homme d’église
taraudé par le désir d’un côté et obligé de respecter ses engagements sacerdotaux de l’autre, sa
morale, son « état » comme il dit, c’est-à-dire sa condition de prêtre qui lui fait obligation de
chasteté. Je vous laisse le plaisir de découvrir l’issue de ce dilemme. Je mets seulement en
évidence le conflit entre les préceptes de la religion d’un côté et les dispositions physiques de
la nature de l’autre.
Mais il faut prêter attention à ceci : Diderot ne se contente pas d’opposer une vision naturiste
et hédoniste du plaisir aux codes contraignants et contradictoires que les sociétés développées
ont imposés. Pour deux raisons :
1. D’une part, le code de la nature traduit une économie naturelle du plaisir qui détermine
l’utilité de l’acte sexuel. C’est donc toujours parce que les actions sexuelles sont conçues dans
la perspective de la reproduction de l’espèce que la vie sexuelle est libre. Diderot n’est ni
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Bougainville (qui avait décrit Tahiti comme la nouvelle Cythère) ni Sade. Il y a une économie
naturelle des rapports humains.
2. Et donc aussi, d’autre part, la sexualité tahitienne obéit à des codes qui déterminent ce qu’il
est interdit de faire en matière de sexualité (à l’égard des enfants pré-pubères, par exemple, ou
des femmes stériles ou des personnes âgées…)
L’absence d’idées morales attachées aux actions physiques ne signifie pas que nous sommes à
Tahiti dans une société du « tout est permis ». Nullement, il y a des interdits. Mais le partage
de ce qui est permis et de ce qui est interdit est fondé sur la seule économie de la nature, pas
sur des valeurs morales qu’on plaque sur les conduites, il se déduit des seules actions
physiques, de la seule nature.
Ainsi sera petit à petit dressé au cours du dialogue, le tableau de tout ce qui sépare l’Europe
de Tahiti, c’est-à-dire en réalité l’Europe de sa vérité enfouie à jamais, ce qui sépare l’Europe
de son principe naturel.
Mais se pose alors la question, cruciale, celle de savoir ce que nous, Européens, nous devons
faire une fois que l’on sait que les codes auxquels nous sommes invités à faire allégeance ne
sont ni naturels ni cohérents ; une fois que l’on a compris qu’en obéissant à telle ou telle loi
on contredit la nature en nous, et on contredit d’autres lois auxquelles on doit pourtant obéir ?
Comment agir en de telles conditions ?
Quelle attitude politique en résulte ?
Cette question, c’est celle de l’attitude politique qu’on peut et doit adopter dans une telle
situation de crise permanente qu’est la civilisation, où les normes et les jeux de valeurs se
contredisent et exigent de nous que nous mentions, que nous nous mentions à nous-mêmes et
que nous mentions aux autres et que nous mentions aussi aux institutions et aux autorités
chargées de les administrer. Car, écrit Diderot, « assujetti à trois codes contradictoires »,
l’homme est contraint de les « enfreindre alternativement ».
Il y a là un paradoxe terrible : si j’obéis aux lois, je me contredis ; si je veux ne pas me
contredire, alors je ne peux pas faire autrement que désobéir aux lois. Je ne peux à la fois être
fidèle à moi et respectueux des lois communes. Cette contradiction n’est pas abstraite :
songez aux débats que nous avons dans notre société sur la question du port du voile. Si je
veux être fidèle à ma religion, j’enfreins une loi qui m’interdira de porter un voile en public ;
si je veux obéir à la loi, je dois renoncer à mes convictions qui m’enjoignent de le faire. Dans
tous les cas je serai en contradiction. C’est ce problème que posent A et B dans la dernière
partie du Supplément.
La contradiction des codes met en contradiction l’action et son principe. Que doit-on faire
dans ce cas ? Obéir aux lois et renoncer à soi ? Ou faire prévaloir son intégrité et enfreindre
les lois, mais au risque de rendre la vie commune impossible ? On le voit, le problème n’est
pas de choisir entre l’état de nature et l’état civilisé : il est de savoir si je privilégie mon être
personnel en m’élevant contre la société ou si je me coule dans celle-ci au risque de me perdre
moi. Il ne peut être question de revenir à la nature puisque celle-ci est perdue dès que la
civilisation s’en empare — Tahiti n’est plus Tahiti ; et il est aussi impossible d’aller vivre à
Tahiti que d’être tahitien à Paris. La seule solution politique est peut-être d’assumer la
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contradiction, de respecter les lois mais aussi, en même temps, de travailler à les réformer de
façon à amoindrir la contradiction, à en atténuer les inconvénients, à soulager les douleurs
d’une conscience travaillée par la division et d’une société divisée par ses contradictions.
Mais comment ?
Vous verrez ce que proposent A et B à la fin du dialogue. L’aumônier, par la conduite à
laquelle il a dû se résoudre, donne peut-être l’exemple d’une attitude politique, étrange
apparemment mais pourtant rigoureuse : « Prendre le froc du pays où l’on va et garder celui
du pays où l’on est », c’est-à-dire être aumônier à Paris et tahitien à Tahiti, soit donc, se
défroquer lorsque les lois de l’hospitalité l’exigent, renoncer à ses vœux (à ses valeurs, à ses
convictions), si cela est requis pour la paix publique et l’utilité commune.
Se défroquer, qu’est-ce à dire ? pour un homme d’église, cela revient à renoncer à ses
engagements envers Dieu et à quitter son « état » de prêtre, à revenir à la vie civile. Et donc
pour notre aumônier, être prêtre à Paris, civil à Tahiti quand il s’agit d’honorer les filles
d’Orou. Mais pour nous, que cela signifie-t-il ? Se défroquer, c’est changer d’habits, changer
de costumes. Soit, changer d’habitudes et changer de coutumes. Savoir être soi et un autre,
savoir porter tel habit ici à tel moment et tel autre à tel autre moment ou en tel autre lieu.
Savoir être soi mais aussi savoir se défaire de soi, se faire autre, s’ouvrir aux autres, à leurs
coutumes et à leurs habitudes, bref se faire Tahitien quand cela est requis.
Que signifie ce jeu de rôle ? Est-ce mensonge, duperie, hypocrisie ? En situation de crise,
l’hypocrisie serait-elle requise ? Est-elle la condition nécessaire pour qu’une vie avec les
autres, une vie publique, soit possible ? Ou doit-on réfléchir à un autre sens de l’hypocrisie :
Hypokrites, comme vous savez, c’est le nom qu’en grec ancien, on donnait au comédien.
C’est peut-être là le secret, être comédien, acteur. Etre acteur, c’est-à-dire être celui qui joue
son rôle mais être aussi l’homme des actions, celui qui s’en tient strictement à ses actions
physiques sans se soucier des idées morales qu’on y attache. Mais l’acteur qui joue son rôle
est aussi celui qui raconte des histoires, qui ne dit pas ce qu’il pense, et qui fait, en revanche,
ce qu’on attend de lui qu’il fasse. Tout acteur est double, lui et son personnage. Et il pense
peut-être le contraire de ce qu’il dit ou fait. Est-ce une solution ? Ou une piste pour une
solution ? Je ne sais pas. Qu’en dit Diderot ?
Lisons les derniers échanges de A et de B, ils parlent des femmes. Et je vous laisse penser ce
qu’il faut, à votre avis, en penser.
« B. … Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage dans Tahiti.
A. Prendre le froc du pays où l’on va, et garder celui du pays où l’on est.
B. Et surtout être honnête et sincère jusqu’au scrupule avec des êtres fragiles qui ne peuvent faire notre
bonheur sans renoncer aux avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais, qu’est-il
devenu ?
A. Il est retombé.
B. Et nous serons encore libres, cet après-dîner, de sortir ou de rester ?
A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous.
B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les rencontrer à travers son chemin.
A. Si nous leur lisions l’entretien de l’aumônier et d’Orou ?
B. A votre avis, qu’en diraient-elles ?
A. Je n’en sais rien.
B. Et qu'en penseraient-elles ?
A. Peut-être le contraire de ce qu’elles en diraient. »
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