Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre 2

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Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre 2
Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre 2
Supplément au Voyage de Bougainville - Diderot
Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses
vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et
dit :
" Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces hommes
ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que
vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre,
vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez
sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma
carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. (Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un
moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil.
Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. "
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton
vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre
bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout
est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous
sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues.
Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ;
vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et
voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui
es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous,
comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est
à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il
gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en
penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables
bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au
fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être,
et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont
tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous
sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches
de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté
notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne
voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est
nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque
nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es
entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles
commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la
continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite
limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de
nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable
au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête
là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
Supplément au voyage de Bougainville (extrait) – Diderot
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Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre 2
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Commentaire
Introduction
Diderot est un philosophe des Lumières né en 1713. Il est issu d'une famille bourgeoise et est au départ
destiné à être prêtre. En 1747, il entama la rédaction de l'Encyclopédie dont le but était de faire la somme des
connaissances disponibles en s'appuyant sur la raison, l'esprit d'examen.
Supplément au voyage de Bougainville écrit en 1172, est une réponse fictive au récit de voyage de
l'explorateur Bougainville qui avait « découvert » l'Océanie. Dans ce texte, Diderot donne la parole aux
victimes de la colonisation, les tahitiens dans le cas présent. Il joue donc sur le procédé d'inversion des
regards pour dénoncer l'injustice de cette situation et au passage montrer du doigt les faiblesses des sociétés
occidentales qui se disent pourtant « évoluées ». C'est un procédé stylistique très à la mode à l'époque de
Diderot.
L'extrait étudié ici est issu d'un dialogue et prend la forme d'un réquisitoire possédant une forte tonalité
polémique.
Problématique : En quoi ce discours, prenant la forme d'un réquisitoire et critiquant la Bougainville
et plus largement la société occidentale, fait-il, de manière sous-jacente, l'éloge de la vie sauvage ?
Nous verrons dans une première partie les méfaits de la civilisation, puis l’éloge de la vie au naturelle et
enfin, l’éloquence persuasive du vieillard tahitien.
I.
Les méfaits de la civilisation
a) La cruauté, la destruction, la violence
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


Champ lexical très important
Verbe (« enchaîner » l.10 ; noms « esclaves » l.23 : adjectifs « folles » l.20
Tableau réaliste et critique du comportement des européens
Mise en accusation très catégoriques d’attitudes colonisatrices
b) L’immoralité
 Toujours dans le vocabulaire : absence de respect des règles de la morale : « vices »,
« corrompus »
 L.38 : allusion à un comportement malhonnête et hypocrite des européens
c) Injustice
 Notions de possession « le tien/le mien » : le pouvoir et la propriété entraînent injustice et
jalousie
 Critiques des pratiques colonialistes dictées par une organisation sociale inégalitaire et injuste 
application de la loi du plus fort
 Vieillard indigné  ponctuation : beaucoup de points d’exclamations et points d’interrogations
 Raisonnement hypothétique « si » l.17
Transition : opposition de l’auteur qui rejette les pratiques de la colonisation et présente en
opposition l’éloge de la vie naturelle des Tahitiens.
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Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, chapitre 2
II.
3
L'éloge de la vie naturelle
Mise en évidence de la simplicité d’une existence sans besoin de superflu.
a) Innocence et bonheur
Clairement affirmés (l.16)
 Innocence : repose sur l’absence de propriété (idem Rousseau) « ici tout est à tous » l.18
 Mœurs sages et honnêtes : l’ignorance est en fait une forme de sagesse
b) Liberté et tolérance
 Affirmation catégorique « nous sommes libres »
 Attitude de respect et de compréhension des autres
 Questions (l.31 à 35) : comportement accueillant et respectueux « nous avons respecté notre
image en toi »
c) Simplicité d’une existence naturelle


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Vie simple limitée aux besoins immédiats (manger …) l.40
Absence de superflu : l.39 à 47
Authenticité
Opposition entre bienfaits et méfaits mise en relief
Transition : le caractère oratoire et persuasif du texte se manifeste à travers une grande variété de
procédés.
III.
Eloquence persuasive
Texte à la fois familier et oratoire.
a) Symétries et chiasmes
 Balancement / rapprochements et oppositions :
Ex : « libre/esclave » l.22/23 : « elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce
entre les leurs » l.20
b) Hypothèses inversées
 Forme hypothétique : situation inversée l.26 « si »  le vieillard met les Européens à la place des
Tahitiens pour faire comprendre ce qu’il y a d’inacceptable dans le comportement des
colonisateurs.
c) Interrogations oratoires
 Interrogations, questions oratoires sans attente de réponses
 Assurance dans le ton du vieillard : discours sans hésitations, rempli de certitudes et évidences
Conclusion
Diderot par la voie d'un vieillard, dénonce ici une société colonisatrice, injuste, immorale, violente face à un
monde libre, simple, et tolérant aux autres.
Ce texte s'appuie sur toutes les ressources de l'art oratoire pour faire triompher son point de vue, celui de
l'esprit des lumières, c'est-à-dire le combat pour la liberté, la tolérance et l'égalité.
Diderot propose à Rousseau une morale sociale et réhabilite l'idée que ce qui est naturel est
spontanément vertueux. Cette réflexion s'inscrit dans le débat du XVIIIème siècle où l'individu est au cœur
d'une société dénaturée.
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