VENT VIOLENT de Gilles Brancati

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VENT VIOLENT de Gilles Brancati
VENT VIOLENT de Gilles Brancati
© LES EDITIONS CHUM
Dépôt légal : mars 2013
ISBN 97-9-10-92613-05-6
AVANT PROPOS
LE POINT D’HISTOIRE QUI A INSPIRE CE ROMAN
Dans les années soixante, les mouvements de libération du
Sahara vont se créer. Contre toute attente, les Sahraouis ne
souhaitent pas rejoindre le Royaume du Maroc qui considère le
Sahara comme partie intégrante du pays. Le Frente de
Liberacíon del Sahara bajo Dominacíon Española (Front de
Libération du Sahara sous domination espagnole), est fondé en
1966, mais sa courte vie de mouvement indépendantiste ne le
fera pas entrer dans l’histoire. Mohammed Bassiri fonde un an
plus tard le mouvement de libération du Seguia el-Hamra et
Oued ed-Dahab qui va préfigurer le mouvement indépendantiste phare du Sahara, le POLISARIO (Front Populaire de
Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro, crée le 10
Mai 1973).
Mohammed Bassiri conduit une manifestation le 17 juin
1970 vers le palais du gouverneur espagnol, mais celui-ci
donne ordre de tirer sur la foule. 11 morts, des centaines
d’arrestations dont Mohammed Bassiri. On n’entendra plus
jamais parler de lui, une fois qu’il aura passé les portes de la
prison (il avait 26 ans).
À ces mouvements indépendantistes, le roi du Maroc Hassan
II, mettra en avant le Front de Libération et de l'unité (FLU)
créé en 1974 ou le Mouvement révolutionnaire des hommes
bleus (MOREHOB, devenu le Mouvement de résistance des
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hommes bleus). Le Sahara devient l’objet de luttes coloniales.
En 1975, les Espagnols tentent de créer un Parti de l’Union
Nationale sahraouie, mais loin de se laisser manipuler par les
Espagnols (qui souhaitent l’établissement d’un référendum
d’autodétermination), ce parti ralliera le Maroc. Le Sultan
dépose une plainte contre l’Espagne auprès de la Cour de
justice internationale qui, le 16 octobre 1975, accède à la
demande de référendum… des Espagnols.
Hassan II lance alors sa marche verte entre le 6 et 9
novembre 1975. 350 000 Marocains marcheront pacifiquement dans la colonie espagnole.
Alors que le dictateur espagnol, le Généralissime Franco
agonise, le gouvernement espagnol accepte de rendre le
territoire à la seule condition qu’il puisse continuer à exploiter
les gisements de phosphate présents dans le Sahara. La colonie
est divisée en deux, conjointement au Maroc et à la Mauritanie
qui tous les deux revendiquaient aussi cette partie de l’Afrique
du Nord tout comme l’Algérie, exclue des négociations et qui va
se tourner vers le POLISARIO.
Ce dernier va attendre le départ des troupes espagnoles en
janvier 1976, appuyé par l’Algérie et d’autres pays de
l’Organisation de L’Unité africaine, pour proclamer l’indépendance du Sahara le 27 février 1976 (El-Ouali Moustapha Sayed,
élu Premier Président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et tué le 9 juin 1976 lors d'un raid sur
Nouakchott).
Une guerre va alors s’engager avec, d’un côté, les
indépendantistes du Polisario et, de l’autre, les armées
mauritaniennes et marocaines. Mais en s’attaquant à deux de
ses anciennes colonies avec qui elle reste un partenaire
privilégié, c’est aussi la France qui entre dans ce conflit. Les
prises d’otage des Français en Mauritanie en mai et octobre
1977 forcent la France à déclencher une opération militaire
contre le POLISARIO, l’opération Lamentin.
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Résumé des épisodes précédents.
Chapitre 1 – LES LETTRE DE SIMON
Lulu et Samia travaillent dans la même entreprise de
nettoyage, la « Surnette ». Lulu décide de se faire
rencontrer ses deux amies, Samia et Yona à l’occasion d’une
virée entre filles.
Chapitre 2 -LULU
Les trois amies font une virée en ville, un peu au-dessus de
leurs moyens. On les découvre chacune dans sa
personnalité.
Chapitre 3 - ACHIR
Le lendemain Samia déclare à ses parents qu’elle ira vivre
au centre ville en colocation avec Yona. Fatima, sa mère, lui
révèle que Achir, son père, n’est pas son géniteur.
Chapitre 4 - SOLIMANE
Soliman, policier au Sahara Occidental On a découvert les
difficultés de la région au travers de son travail.
Chapitre 5 - ADRIEN
Adrien le compagnon de Yona a aidé au déménagement de
Samia qui devient la colocataire de Yona. Une nouvelle vie
pour Samia.
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Chapitre 6 – ILLAN
Illan est producteur de cinéma et produit les films des
armées. Il rencontre Samia et l’invite avec Yona dont le père
est instructeur pour la patrouille de France à venir voir une
exécution. Elles sont aussi invitées à voir le tournage d’un
film.
Chapitre 7 – ROMY
Romy est la compagne de Solimane. Elle tient un restaurant
à Lââyoun. Solimane découvre dans une boîte un article de
presse que son père avait découpé et qui relate la panne
d’hélicoptère des aviateurs français puis leur accueil chez
son oncle.
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Chapitre 8
GUILLAUME
Illan leur avait donné rendez-vous directe-ment sur le
lieu du tournage. Il avait été convenu que lorsqu’elles
seraient retenues par la sécurité, elles lui téléphoneraient
pour qu’il fasse lever l’interdit. Lors des repérages dans
les rues de Lyon, Guillaume Vernier s’était rendu compte
qu’il ne trouverait pas de lieu qui permette une réelle
reconstitution historique. On avait donc construit des
façades d’immeubles, reconstitué la rue de la République
telle qu’elle était à la fin du dix-neuvième siècle dans un
grand terrain plat loué pour l’occasion. Grâce au
numérique, on ajouterait des décors encore plus réalistes
et ce serait comme si on avait tourné en ville. Une
imposante grue de cinéma était fixée sur le plateau d’un
camion et une autre était attachée sous le ventre d’un
étrange hélicoptère muni de patins et comportant six bras
au bout desquels il y avait six hélices tournées vers le ciel.
Le tout était radioguidé depuis un pupitre. Un nombre
impressionnant de personnes s’activaient sans qu’on
comprenne avec précision ce qu’elles faisaient. Comme à
Salon, chacun avait son rôle. Une foule de figurants avait
été regroupée vers un chapiteau où on finissait de les
habiller.
— Regardez, là-bas, avec la grande barbe noire, c’est
David Marki. Vous l’avez reconnu ? Il a l’air de mauvaise
humeur.
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Illan s’était approché des trois filles dès qu’il les avait
aperçues.
— Non, c’est parce qu’il se concentre. On va faire une
première prise sans les figurants, seulement avec la
calèche. Ça permet aux comédiens de se mettre dans leur
personnage et à la technique de régler des détails, en
particulier les mouvements de caméra.
Il embrassa Yona et Samia dans cet ordre qui ne devait
rien au hasard. Ses baisers furent plus appuyés pour
Samia et il l’enlaça un peu, délicatement, avant de se
tourner vers Lulu :
— Bonjour, comme vous êtes la seule que je ne connais
pas, je suppose que vous êtes Lulu ?
— Oui, bonjour monsieur, répondit-elle, ne sachant pas
à qui elle avait affaire.
— Je suis Illan Itxaro, le producteur.
— Ah ! Oui, bien sûr, Illan. Samia m’a beau-coup,
beaucoup, parlé de vous et de votre nom bizarre.
Lulu avait insisté sur le second beaucoup. Il l’embrassa
aussi.
— Vous pouvez vous avancer, mais ne dépassez pas le
cordon. Tout le monde va se mettre en place et Guillaume
Vernier va tourner une scène importante, celle de
l’attentat. Il y a beaucoup de choses à régler et donc il y
aura plusieurs prises. Il est là-bas, près de la calèche avec
David Marki. Ça va prendre un peu de temps, il faut que
tous les techniciens soient prêts et que les figurants soient
en place. Il est possible même qu’on ne tourne qu’après le
déjeuner. Surtout dès qu’on demandera le silence, ne dites
plus rien jusqu’au « coupez » et ne bougez pas d’où vous
serez.
— On n’est pas idiotes quand même.
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Les visages se tournèrent vers Lulu qui fit une moue
disgracieuse qui indiquait qu’elle regrettait.
— Excusez-moi, je n’aurais pas dû dire ça, dit-elle. On
se tiendra tranquilles, c’est promis juré.
— Ne vous excusez pas, tout va bien. Je vous laisse un
moment, et ensuite je vous emmène déjeuner. On ira à la
cantine avec les comé-diens, c’est sympa en général.
Comme ça, vous verrez David Marki de plus près et sans
sa barbe de théâtre. Je crois qu’Emma Sendos devrait être
là aussi. À tout à l’heure. Pour le déjeuner, je viendrai vous
prendre, disons, là-bas, près de la grande tente blanche.
Samia le regarda s’éloigner, goûta son élégance fine,
ses vêtements soignés, irréprochablement coupés et elle
savait remarquer ces choses-là. Illan était vêtu d’un jean
en velours, d’une chemise blanche signée avec un col
large et relevé. Il avait jeté sur ses épaules un pull léger en
alpaga noir. Une écharpe de soie grise et des souliers de
marque rehaussaient le tout.
Lulu qui l’observait aussi se tourna vers son amie. « Il
en a plus sur le dos que ce que tu gagnes en un mois, mais
je t’accorde que c’est un beau mec. » Samia ne répondit
pas et s’avança vers le cordon à ne pas dépasser. Les deux
autres la suivirent. Il était bien difficile de comprendre ce
qui se passait. On faisait répéter une foule de figurants par
groupes successifs. Un animateur leur montrait ce qu’ils
avaient à faire et le signal auquel ils devraient répondre.
Chaque morceau de foule répétait son rôle, puis, enfin,
une voix de haut-parleur sonna l’heure de la répétition
générale. Entre les deux rangées de spectateurs acclamant
le Président, s’avançaient la calèche et le cortège des
officiels. Pour le moment, c’était un autre comédien, une
doublure, qui tenait le rôle de Sadi Carnot. David Marki le
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remplacerait au dernier moment, pour les ultimes
répétitions. Pour cette scène, son travail était plus simple
que celui des figurants, il n’avait qu’à rester assis et se
concentrer.
La caméra perchée sur la grue descendait du ciel vers
la calèche pour se rapprocher du comédien qui saluait la
foule par des petits gestes de la main, le tout dans un
tonnerre de cris et d’applaudissements.
Yona regardait tout ça d’un air déçu, la magie et le
romantisme étaient absents. La technique était partout.
— On se demande comment ils font au final pour que le
film fasse rêver, dit-elle.
— C’est le travail des monteurs, intervint Samia. C’est
le plus important parce que c’est là qu’on choisit parmi
toutes les séquences tournées celles qui vont faire le film.
C’est le montage qui donne le rythme, la fluidité. C’est lui
qui donne son âme au film. C’est Illan qui me l’a dit.
— Ah ! Bon, parce que tu me paraissais bien savante,
tout à coup, dit Lulu. On idéalise trop. On croit que les
acteurs sont différents parce qu’on les voit géants sur les
écrans, mais ils s’enrhument comme tout le monde et ils
pleurent aux enterrements. Et j’ajoute qu’ils sont
beaucoup moins beaux en vrai. Les femmes surtout.
— C’est assez juste, confirma Illan qui venait de les
rejoindre, et encore vous ne savez pas tout. Venez, nous
allons déjeuner. Je ne pourrai pas rester avec vous, mais je
ne serai pas très loin.
— Ça me refroidit un peu, répondit Samia, on va être
un cheveu sur la soupe.
— Un beau cheveu alors, répliqua Illan.
— Allez, ma cocotte, ne tremble pas, tu verras, ils vont
reprendre des carottes, comme tout le monde et saucer
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leur assiette. Ils pourraient même bien roter à la fin. À
voir.
— On reste ensemble, toutes les trois, ajouta Yona.
Un réfectoire avait été aménagé sous un chapiteau. Des
planches sur des tréteaux formaient les tables et on aurait
dit qu’on avait réquisitionné toutes les chaises de toutes
les salles des fêtes de la région. Trois longues tables
avaient été dressées en parallèle. Un traiteur apportait
des repas, préparés à l’avance sur des plateaux tous
identiques. L’eau et le vin en bouteille étaient répartis
tous les cinq couverts. Samia et Yona s’assirent côte à
côte, en face de Lulu.
— J’espère qu’ils nous ont comptées, s’inquiéta Yona.
— Ben, sinon tu mangeras dans l’assiette de ton voisin,
lui répondit Lulu à voix basse, il est charmant, ça te
changera de ton militaire. Tiens, on ne l’a pas vu, celui-là ?
— Il est de service, répondit Yona.
— C’est pas à moi qu’il va manquer.
— Il en a après Samia. Tu aurais vu son manège quand
on est allés à Salon.
— Vous êtes allées à Salon ? Quand ça ?
Trop tard, c’était dit ! Samia jeta un regard apeuré.
— Écoute, voilà, Adrien nous a emmenées voir des
prises de vue de la patrouille de France. Je suis désolée, on
lui a demandé, mais il ne voulait pas que tu viennes.
— C’est bien ce que je disais, il a une tête de troufion
doublée d’une belle âme de connard.
Lulu n’en demanda pas plus et changea de
conversation.
— On croit qu’on va voir des têtes connues, mais
finalement c’est plein de gens inconnus.
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Celui-là derrière toi, Samia, avec les cheveux blancs, je
l’ai déjà vu quelque part, mais je ne saurais pas dire qui
c’est. Il est mal habillé, tu devrais dire à ton copain qui est
juste en face, de lui donner l’adresse de son tailleur.
— Lulu, ce n’est pas mon copain, rétorqua Samia.
— Pas encore… mais ça va venir. Suffit de vous
regarder. Encore un beau gars qui va m’échapper. Enfin,
qu’est-ce qu’on peut y faire, c’est mon lot, il faut que je me
contente de mon Marcello. Tiens, ça rime…
— Tu sais, Lulu, pour Salon, s’excusa encore Yona, on a
insisté. Peut-être qu’on n’aurait pas dû y aller. On aurait
dû refuser d’y aller.
— Te fatigue pas ma douce, y a pas mort d’homme.
Guillaume Vernier qui leur tournait le dos se retourna
brusquement vers elles, ce qui fit se raidir Lulu, et il
s’adressa à Samia. « Made-moiselle, Illan me dit que vous
pourriez peut-être nous dépanner. Accepteriez-vous de
venir à notre table ? » Tout en prononçant ces paroles, il
s’était levé et avait écarté sa chaise pour qu’une autre
puisse y être insérée. Samia, inquiète, regarda ses amies.
L’une fit un signe de la tête, l’autre de la main. Toutes les
deux l’invitaient à ne pas refuser et Lulu ne pût
s’empêcher d’ajouter en riant : « quand on a des
relations… » Samia se leva et prit le siège qu’on lui
tendait. Assise, elle se retourna encore vers ses amies et
leur adressa un sourire qui leur disait « je ne sais pas ce
qui va m’arriver, je compte sur vous, ne me laissez pas,
veillez sur moi ». Elle regardait Illan qui avait à sa droite
une jeune femme et à sa gauche un jeune homme.
— Illan me dit que vous savez coudre. On a un
problème ici. L’une de nos couturières vient de perdre sa
mère, elle doit partir maintenant si ce n’est pas déjà fait et
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nous n’avons personne pour la remplacer. Nous avons
trois cents figurants en plus des comédiens, ils sont tous
en habit de la fin du dix-neuvième siècle. Il ne s’agirait
que de faire des finitions, de veiller à des détails lorsque
les figurants ou les comédiens doivent tourner. Bien
entendu, vous serez payée, n’est-ce pas Illan ?
— Bien entendu, au tarif officiel, ça va sans dire.
— Oui, je ne sais pas, balbutia Samia, je n’ai jamais fait
ça.
— Mais vous savez coudre ?
— Oh ! Ça oui, je fais des vêtements pour mes frères et
pour mes parents. Parfois aussi pour des amis.
— Vous ne serez pas seule, Madeleine Bonnot, la
couturière en chef vous guidera. Vous travaillerez sous
son autorité. Si vous étiez libre dès cet après-midi, ça
serait parfait. On va vous faire signer un contrat. Le
monsieur là-bas, avec le catogan, c’est lui qui s’occupe de
ces choses. C’est pour les assurances et pour qu’on puisse
vous payer. Si ça vous était possible de venir plusieurs
jours de suite, ça nous arrangerait.
— Oui, mais je travaille le soir vers six heures.
— Pas de problème, enchaîna Illan, on finit vers dixsept heures. Je vous emmènerai à votre travail d’un coup
de voiture.
Samia se leva. Guillaume Vernier l’invita à rester, mais
elle refusa, indiquant qu’elle n’était pas seule et qu’elle
voulait rejoindre ses amies. Elle reprit sa place et elle se
laissa tomber sur sa chaise. « Ah ! Les filles. Ah ! Les filles,
je n’en reviens pas ». Puis prenant des airs de grande
dame, elle ajouta : « je ne vais plus pouvoir vous
fréquenter, je vais travailler dans le cinéma, moi ».
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— Pourquoi, dit Lulu, il t’a proposé le premier rôle à
cent patates de cachet ?
— Non, ils m’ont demandé de remplacer une
couturière pendant quelques jours.
— Combien ils te payent ? demanda Lulu
— Je ne sais pas, je n’ai pas demandé.
— Que tu es gourde par moments, parce que si c’est
pour des clopinettes tu peux faire monter le prix, ils n’ont
personne d’autre.
— Ça ne se fait pas, répliqua Yona.
— Ouais, tu as raison, accepta Lulu, de toute façon ça
améliorera ton ordinaire, veinarde. Tu commences
quand ?
— Tout de suite. Je dois aller voir la couturière en chef
après le repas pour qu’elle me dise ce que je dois faire.
— Bon, ben, nous on va y aller, alors, hein ? Proposa
Yona. On te laisse. Avec Lulu, on va aller chercher notre
bonheur un peu plus loin. Ici y ‘en a une qui rafle tout. Je
suis déçue, très déçue.
Puis dans un éclat de rire, elle ajouta :
— Je suis heureuse pour toi, vraiment. À ce soir, à
l’appart, ajouta-t-elle, tu me raconteras, mais je finis à
l’hôpital vers dix heures.
Lulu et Yona se levèrent, firent le tour de la longue
table pour venir embrasser Samia qui se retrouva seule
devant un dessert auquel elle n’avait pas touché. Illan qui
ne la quittait guère des yeux, l’appela en lui montrant d’un
doigt une chaise vide à côté de lui : « venez prendre le café
avec nous ». Mécaniquement, Samia fit le tour de l’autre
table, s’assit à côté de lui, pria pour qu’on ne lui pose
aucune question, mais la joie se répandait en elle et
comblait chaque interstice. Elle ne savait pas, elle ne
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savait rien de ce qui pouvait advenir et cet enchaînement
bénéfique la laissait sans voix. Illan s’en étonna :
— Vous allez bien ? Vous semblez très contrariée.
— Non, pas du tout, je vais très bien, je suis même sur
un nuage. Il m’est arrivé tellement de choses en si peu de
temps.
— Racontez-moi.
— Vous y tenez ?
— J’y tiens, ce que vous vivez m’intéresse.
— Lulu et moi, nous travaillons au même endroit pour
la même entreprise. Un jour, je l’ai aidée parce qu’elle
était malade et on est devenues copines. Puis elle m’a
présenté Yona qui cherchait une colocataire et son ami
Adrien nous emmène à Salon. Là, je vous rencontre, vous
m'amenez ici et on me propose de travailler dans ce que
j’aime faire le plus. Comment ne pas croire à un conte de
fées ?
— Je crois qu’il existe deux sortes d’individus. Ceux qui
forcent le destin et ceux qui l’attendent. Les choses ne
nous arrivent pas par hasard. Nous les provoquons
parfois plus par ce que nous sommes que par ce que nous
faisons. Je ne crois pas beaucoup au hasard. Ça ne veut
pas dire que nous sommes prédestinés, au contraire, ça
veut dire que nous sommes libres.
Achir lui dirait sûrement qu’il s’agissait d’un drôle de
monde, c’est ce qu’il disait de tous les mondes qu’il ne
connaissait pas. Fatima lui dirait qu’elle avait eu raison
d’accepter. Et que lui aurait dit ce géniteur inconnu,
qu’elle voudrait bien connaître tout en en rejetant l’idée ?
Le repas s’achevait et les tables se vidaient. Le
personnel du traiteur avait débarrassé les tables en un
clin d’œil, leur organisation était sans faille. « Venez, dit
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Illan, je vais vous présenter à Madeleine Bonnot ».
Madeleine était une femme hérissée d’épingles et qui
portait en bandoulière un nécessaire à couture très
élaboré : une boîte en osier dans laquelle étaient rangés
sur deux niveaux, ciseaux, fils, aiguilles, dés et craies.
C’était une femme un peu ronde, sérieuse et joviale,
parfaitement à l’aise dans son métier. On pouvait vérifier
à chacun de ses gestes son agilité, son sens de l’efficacité
inscrit en elle, comme un sixième sens. Chaque geste était
la préparation du geste suivant. Rien à voir avec la chef de
la « Surnette » qui se contentait de veiller sur « ses » filles
comme une fermière sur son poulailler. Madeleine ne
surveillait pas, ne contrôlait pas. Madeleine déléguait,
faisait confiance, n’intervenait que si on le lui demandait,
mais elle avait l’œil, savait d’expérience où se trouvaient
les points fragiles. Il suffisait qu’elle passe à côté d’un
costume et en un instant, elle pouvait dire « là, regarde, il
faudrait renforcer un peu ». Elle confia à Samia un
nécessaire complet et la pria de vérifier une longue ligne
de vêtements sur des cintres. Samia entreprit son travail
avec un peu d’appréhension, mais ce qui l’étonna le plus,
ce fut que Madeleine lui demande si elle voulait bien le
faire. Quel contraste, encore, avec les aboiements de la
cheftaine « ensur-nettée » comme le disaient les
employés. Sortir de la grisaille des barres de la cité, de la
nuit des bureaux à nettoyer et de la pénombre des aprèsmidi pour économiser la lumière. Être là où elle n’aurait
pas pensé pouvoir se trouver un jour. Et qu’importe, se
disait-elle, que ce soit pour quelques jours seulement, au
moins elle aurait mis ses deux pieds et ses deux mains en
dehors de la cité des Vestiges, dans un monde actif, serein,
ouvert, coloré et bruissant. Elle en aurait dansé de joie.
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Personne ne lui avait demandé des diplômes, des
certificats, ni même où elle avait déjà travaillé. Elle avait
dit qu’elle savait coudre, personne n’en avait douté. On ne
l’avait pas détaillée du regard, pas non plus soupçonnée
d’être autrement que ce qu’elle disait être. Elle n’était plus
suspecte. On ne lui avait pas fait de remontrances
préalables, pas adressé d’avertissements sentencieux. Un
autre monde, vraiment, si différent de ce qu’elle avait
connu jusque-là. Bien sûr, il y avait eu la recommandation
d’Illan et elle avait beaucoup aidé, mais Samia sentait que
les gens d’ici n’étaient pas les mêmes que ceux qu’elle
côtoyait chaque jour et chaque soir. Elle ne les pensait ni
meilleurs, ni plus habiles, ils étaient différents et pour une
fois, cette différence était rassurante. Ils n’étaient pas un
groupe, mais une équipe. C’était sans doute ce qui était le
plus évident. Pourtant, elle ne savait rien de leurs métiers,
de leurs ambitions, de leurs jalousies. L’éphémère du lieu,
du temps, du travail toujours le même sans être jamais
identique, rendait sages ceux qui en étaient les acteurs,
moins possesseurs, plus généreux. Ils n’avaient rien à
accaparer, rien à envier. Seule leur création leur
appartenait et ils la déplaçaient de lieu en lieu, comme
une coquille sur leur dos. Et si tout ça était un peu factice,
la sincérité n’en était pas absente.
Samia travailla tout l’après-midi sans avoir eu à aucun
moment l’impression de travailler. Chaque fois qu’un
comédien ou un figurant devait se rendre sur le tournage,
il venait prendre un costume à sa taille. Samia inspectait
l’habit, s’assurait que rien ne manquait. Lorsqu’il l’avait
enfilé, c’est elle qui jugeait s’il fallait ici une consolidation
ou là une reprise. Tout le monde était patient, gentil, en
particulier les figurants à qui on donnait parfois plusieurs
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attributions et qui venaient changer de tenue. Un lien
fugace s’établissait alors entre celui qui portait le costume
et la couturière. Dans la soirée, avec d’autres, elle avait
aidé Madeleine à ranger les costumes dans des armoires
métalliques de déména-geurs alignées dans un camion.
Elle aurait pu continuer ainsi toute la nuit tant ce qu’il y
avait à faire se faisait dans une agitation joyeuse. On
bavardait tout en travaillant, au contraire de son travail
de nuit où on leur interdisait de parler. Le soyeux des
tissus, la fragilité des rubans, les chapeaux qu’il fallait
manier avec tellement de prudence, tous les gestes
devenaient utiles et gracieux. Elle aurait volontiers
prolongé ce rêve éveillé jusqu’à ne plus en sortir, jamais,
mais dix-sept heures avaient sonné et elle devait se
rendre à la « Sécurité du Nord », retourner dans sa réalité.
Elle en ressentit un peu de dégoût qui se manifesta par
une légère nausée.
Elle téléphona à ses parents pour leur raconter sa
surprenante journée. Fatima se contenta d’un : « c’est
bien ma fille, le travail il faut le prendre là où il est, même
au cinéma ». Illan l’emmena en voiture jusqu’au pied de
l’immeuble « Les Saisons » et lui proposa de venir la
reprendre à la fin de son travail. « Non, dit-elle, ce n’est
pas nécessaire, Lulu a une voiture, elle me raccompagne
chaque soir ».
— Je voudrais vous inviter à dîner, je dois vous parler
de quelque chose.
— C’est impossible, vous voyez bien, je travaille tous
les soirs, sauf le samedi.
— Samedi c’est bien loin, c’est dans deux jours.
— On se verra demain, sur le tournage. Au fait, encore
merci, du fond du cœur.
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— Ne me remerciez pas. C’est à moi de le faire. On avait
besoin de votre compétence. C’est pour ça que je veux que
nous dînions ensemble, pour ça et pour vous dire… Je
vous remercie d’avoir été sur ma route, de m’avoir permis
de vous rencontrer.
Samia lui sourit et quand Illan se pencha pour
l’embrasser, elle ne se recula pas, elle s’approcha de lui et
accepta ses lèvres. Elle se sentait maladroite, il y avait
longtemps qu’un homme ne l’avait pas séduite. Elle se
dégagea doucement, sans le repousser, prit au passage
une bouffée de son odeur et se dirigea vers l’entrée du
parking de l’immeuble de la « Sécurité du Nord ». Illan la
regarda s’éloigner et disparaître, goûta la grâce de sa
démarche, le balancement de ses hanches qui renvoyait sa
jupe, d’un côté puis de l’autre. Il resta là un moment avant
de se décider à partir.
— Je vous ai vus ! Tu vois, je te l’avais dit que ça ne
tarderait pas. Tant mieux, ce n’était pas normal qu’à ton
âge tu n’aies pas ton emmerdeur, hein. On a chacune le
nôtre. Regarde Yona si le sien est gratiné. Le tien, faut
voir. Joli garçon avec de belles manières, mais faut voir à
l’usage. Ne va pas trop vite, avec les hommes le danger est
partout.
— Pour le moment, je n’ai personne, c’était juste un
baiser, je lui dois bien ça.
— Tu dois que dalle, ils n’avaient personne sous la
main, c’est toi qui leur rends service. Alors, comment ça
s’est passé ?
— C’est un autre monde ! Tu n’imagines pas. Personne
ne passe derrière toi pour voir si tu as bien fait ton travail.
On te dit de faire ça, tu le fais et on te laisse tranquille.
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— J’ai connu ça, du temps de ma splendeur quand je
travaillais chez Chausson.
— Ah ! Je ne savais pas. Pourquoi tu as arrêté ?
— C’est une autre histoire, un jour, peut-être je te
raconterai, je n’aime pas beaucoup en parler. Combien ils
te payent ?
— Je ne suis pas sûre. Quand j’ai signé les papiers, j’ai
lu six cents euros pour une semaine, mais je dois me
tromper, ça ferait presque autant qu’ici en un mois. Ils
m’ont dit que c’était plus simple pour eux de me donner
un cachet de figurant en costume.
— Te voilà comédienne. Ça tombe bien, juste au
moment où tu emménages, tu vas pouvoir te payer des
trucs sans toucher à ta paye.
— Oui, je vais aussi pouvoir aider un peu mes parents.
— Ah ! Toi, t’as trop le sens de la famille. Bon allez, j’y
vais, à tout’.
À suivre...
La semaine prochaine vous rencontrerez Lofti, l’oncle de
Solimane, chez qui il se rend pour tenter de savoir pourquoi
sa famille n’a jamais fait état de l’accueil des deux
militaires.
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