VENT VIOLENT de Gilles Brancati
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VENT VIOLENT de Gilles Brancati
VENT VIOLENT de Gilles Brancati © LES EDITIONS CHUM Dépôt légal : mars 2013 ISBN 97-9-10-92613-05-6 AVANT PROPOS LE POINT D’HISTOIRE QUI A INSPIRE CE ROMAN Dans les années soixante, les mouvements de libération du Sahara vont se créer. Contre toute attente, les Sahraouis ne souhaitent pas rejoindre le Royaume du Maroc qui considère le Sahara comme partie intégrante du pays. Le Frente de Liberacíon del Sahara bajo Dominacíon Española (Front de Libération du Sahara sous domination espagnole), est fondé en 1966, mais sa courte vie de mouvement indépendantiste ne le fera pas entrer dans l’histoire. Mohammed Bassiri fonde un an plus tard le mouvement de libération du Seguia el-Hamra et Oued ed-Dahab qui va préfigurer le mouvement indépendantiste phare du Sahara, le POLISARIO (Front Populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro, crée le 10 Mai 1973). Mohammed Bassiri conduit une manifestation le 17 juin 1970 vers le palais du gouverneur espagnol, mais celui-ci donne ordre de tirer sur la foule. 11 morts, des centaines d’arrestations dont Mohammed Bassiri. On n’entendra plus jamais parler de lui, une fois qu’il aura passé les portes de la prison (il avait 26 ans). À ces mouvements indépendantistes, le roi du Maroc Hassan II, mettra en avant le Front de Libération et de l'unité (FLU) créé en 1974 ou le Mouvement révolutionnaire des hommes bleus (MOREHOB, devenu le Mouvement de résistance des Page 1 sur 18 hommes bleus). Le Sahara devient l’objet de luttes coloniales. En 1975, les Espagnols tentent de créer un Parti de l’Union Nationale sahraouie, mais loin de se laisser manipuler par les Espagnols (qui souhaitent l’établissement d’un référendum d’autodétermination), ce parti ralliera le Maroc. Le Sultan dépose une plainte contre l’Espagne auprès de la Cour de justice internationale qui, le 16 octobre 1975, accède à la demande de référendum… des Espagnols. Hassan II lance alors sa marche verte entre le 6 et 9 novembre 1975. 350 000 Marocains marcheront pacifiquement dans la colonie espagnole. Alors que le dictateur espagnol, le Généralissime Franco agonise, le gouvernement espagnol accepte de rendre le territoire à la seule condition qu’il puisse continuer à exploiter les gisements de phosphate présents dans le Sahara. La colonie est divisée en deux, conjointement au Maroc et à la Mauritanie qui tous les deux revendiquaient aussi cette partie de l’Afrique du Nord tout comme l’Algérie, exclue des négociations et qui va se tourner vers le POLISARIO. Ce dernier va attendre le départ des troupes espagnoles en janvier 1976, appuyé par l’Algérie et d’autres pays de l’Organisation de L’Unité africaine, pour proclamer l’indépendance du Sahara le 27 février 1976 (El-Ouali Moustapha Sayed, élu Premier Président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et tué le 9 juin 1976 lors d'un raid sur Nouakchott). Une guerre va alors s’engager avec, d’un côté, les indépendantistes du Polisario et, de l’autre, les armées mauritaniennes et marocaines. Mais en s’attaquant à deux de ses anciennes colonies avec qui elle reste un partenaire privilégié, c’est aussi la France qui entre dans ce conflit. Les prises d’otage des Français en Mauritanie en mai et octobre 1977 forcent la France à déclencher une opération militaire contre le POLISARIO, l’opération Lamentin. Page 2 sur 18 Résumé des épisodes précédents. Chapitre 1 – LES LETTRE DE SIMON Lulu et Samia travaillent dans la même entreprise de nettoyage, la « Surnette ». Lulu décide de se faire rencontrer ses deux amies, Samia et Yona à l’occasion d’une virée entre filles. Chapitre 2 -LULU Les trois amies font une virée en ville, un peu au-dessus de leurs moyens. On les découvre chacune dans sa personnalité. Chapitre 3 - ACHIR Le lendemain Samia déclare à ses parents qu’elle ira vivre au centre ville en colocation avec Yona. Fatima, sa mère, lui révèle que Achir, son père, n’est pas son géniteur. Chapitre 4 - SOLIMANE Soliman, policier au Sahara Occidental On a découvert les difficultés de la région au travers de son travail. Chapitre 5 - ADRIEN Adrien le compagnon de Yona a aidé au déménagement de Samia qui devient la colocataire de Yona. Une nouvelle vie pour Samia. Page 3 sur 18 Chapitre 6 – ILLAN Illan est producteur de cinéma et produit les films des armées. Il rencontre Samia et l’invite avec Yona dont le père est instructeur pour la patrouille de France à venir voir une exécution. Elles sont aussi invitées à voir le tournage d’un film. Chapitre 7 – ROMY Romy est la compagne de Solimane. Elle tient un restaurant à Lââyoun. Solimane découvre dans une boîte un article de presse que son père avait découpé et qui relate la panne d’hélicoptère des aviateurs français puis leur accueil chez son oncle. Page 4 sur 18 Chapitre 8 GUILLAUME Illan leur avait donné rendez-vous directe-ment sur le lieu du tournage. Il avait été convenu que lorsqu’elles seraient retenues par la sécurité, elles lui téléphoneraient pour qu’il fasse lever l’interdit. Lors des repérages dans les rues de Lyon, Guillaume Vernier s’était rendu compte qu’il ne trouverait pas de lieu qui permette une réelle reconstitution historique. On avait donc construit des façades d’immeubles, reconstitué la rue de la République telle qu’elle était à la fin du dix-neuvième siècle dans un grand terrain plat loué pour l’occasion. Grâce au numérique, on ajouterait des décors encore plus réalistes et ce serait comme si on avait tourné en ville. Une imposante grue de cinéma était fixée sur le plateau d’un camion et une autre était attachée sous le ventre d’un étrange hélicoptère muni de patins et comportant six bras au bout desquels il y avait six hélices tournées vers le ciel. Le tout était radioguidé depuis un pupitre. Un nombre impressionnant de personnes s’activaient sans qu’on comprenne avec précision ce qu’elles faisaient. Comme à Salon, chacun avait son rôle. Une foule de figurants avait été regroupée vers un chapiteau où on finissait de les habiller. — Regardez, là-bas, avec la grande barbe noire, c’est David Marki. Vous l’avez reconnu ? Il a l’air de mauvaise humeur. Page 5 sur 18 Illan s’était approché des trois filles dès qu’il les avait aperçues. — Non, c’est parce qu’il se concentre. On va faire une première prise sans les figurants, seulement avec la calèche. Ça permet aux comédiens de se mettre dans leur personnage et à la technique de régler des détails, en particulier les mouvements de caméra. Il embrassa Yona et Samia dans cet ordre qui ne devait rien au hasard. Ses baisers furent plus appuyés pour Samia et il l’enlaça un peu, délicatement, avant de se tourner vers Lulu : — Bonjour, comme vous êtes la seule que je ne connais pas, je suppose que vous êtes Lulu ? — Oui, bonjour monsieur, répondit-elle, ne sachant pas à qui elle avait affaire. — Je suis Illan Itxaro, le producteur. — Ah ! Oui, bien sûr, Illan. Samia m’a beau-coup, beaucoup, parlé de vous et de votre nom bizarre. Lulu avait insisté sur le second beaucoup. Il l’embrassa aussi. — Vous pouvez vous avancer, mais ne dépassez pas le cordon. Tout le monde va se mettre en place et Guillaume Vernier va tourner une scène importante, celle de l’attentat. Il y a beaucoup de choses à régler et donc il y aura plusieurs prises. Il est là-bas, près de la calèche avec David Marki. Ça va prendre un peu de temps, il faut que tous les techniciens soient prêts et que les figurants soient en place. Il est possible même qu’on ne tourne qu’après le déjeuner. Surtout dès qu’on demandera le silence, ne dites plus rien jusqu’au « coupez » et ne bougez pas d’où vous serez. — On n’est pas idiotes quand même. Page 6 sur 18 Les visages se tournèrent vers Lulu qui fit une moue disgracieuse qui indiquait qu’elle regrettait. — Excusez-moi, je n’aurais pas dû dire ça, dit-elle. On se tiendra tranquilles, c’est promis juré. — Ne vous excusez pas, tout va bien. Je vous laisse un moment, et ensuite je vous emmène déjeuner. On ira à la cantine avec les comé-diens, c’est sympa en général. Comme ça, vous verrez David Marki de plus près et sans sa barbe de théâtre. Je crois qu’Emma Sendos devrait être là aussi. À tout à l’heure. Pour le déjeuner, je viendrai vous prendre, disons, là-bas, près de la grande tente blanche. Samia le regarda s’éloigner, goûta son élégance fine, ses vêtements soignés, irréprochablement coupés et elle savait remarquer ces choses-là. Illan était vêtu d’un jean en velours, d’une chemise blanche signée avec un col large et relevé. Il avait jeté sur ses épaules un pull léger en alpaga noir. Une écharpe de soie grise et des souliers de marque rehaussaient le tout. Lulu qui l’observait aussi se tourna vers son amie. « Il en a plus sur le dos que ce que tu gagnes en un mois, mais je t’accorde que c’est un beau mec. » Samia ne répondit pas et s’avança vers le cordon à ne pas dépasser. Les deux autres la suivirent. Il était bien difficile de comprendre ce qui se passait. On faisait répéter une foule de figurants par groupes successifs. Un animateur leur montrait ce qu’ils avaient à faire et le signal auquel ils devraient répondre. Chaque morceau de foule répétait son rôle, puis, enfin, une voix de haut-parleur sonna l’heure de la répétition générale. Entre les deux rangées de spectateurs acclamant le Président, s’avançaient la calèche et le cortège des officiels. Pour le moment, c’était un autre comédien, une doublure, qui tenait le rôle de Sadi Carnot. David Marki le Page 7 sur 18 remplacerait au dernier moment, pour les ultimes répétitions. Pour cette scène, son travail était plus simple que celui des figurants, il n’avait qu’à rester assis et se concentrer. La caméra perchée sur la grue descendait du ciel vers la calèche pour se rapprocher du comédien qui saluait la foule par des petits gestes de la main, le tout dans un tonnerre de cris et d’applaudissements. Yona regardait tout ça d’un air déçu, la magie et le romantisme étaient absents. La technique était partout. — On se demande comment ils font au final pour que le film fasse rêver, dit-elle. — C’est le travail des monteurs, intervint Samia. C’est le plus important parce que c’est là qu’on choisit parmi toutes les séquences tournées celles qui vont faire le film. C’est le montage qui donne le rythme, la fluidité. C’est lui qui donne son âme au film. C’est Illan qui me l’a dit. — Ah ! Bon, parce que tu me paraissais bien savante, tout à coup, dit Lulu. On idéalise trop. On croit que les acteurs sont différents parce qu’on les voit géants sur les écrans, mais ils s’enrhument comme tout le monde et ils pleurent aux enterrements. Et j’ajoute qu’ils sont beaucoup moins beaux en vrai. Les femmes surtout. — C’est assez juste, confirma Illan qui venait de les rejoindre, et encore vous ne savez pas tout. Venez, nous allons déjeuner. Je ne pourrai pas rester avec vous, mais je ne serai pas très loin. — Ça me refroidit un peu, répondit Samia, on va être un cheveu sur la soupe. — Un beau cheveu alors, répliqua Illan. — Allez, ma cocotte, ne tremble pas, tu verras, ils vont reprendre des carottes, comme tout le monde et saucer Page 8 sur 18 leur assiette. Ils pourraient même bien roter à la fin. À voir. — On reste ensemble, toutes les trois, ajouta Yona. Un réfectoire avait été aménagé sous un chapiteau. Des planches sur des tréteaux formaient les tables et on aurait dit qu’on avait réquisitionné toutes les chaises de toutes les salles des fêtes de la région. Trois longues tables avaient été dressées en parallèle. Un traiteur apportait des repas, préparés à l’avance sur des plateaux tous identiques. L’eau et le vin en bouteille étaient répartis tous les cinq couverts. Samia et Yona s’assirent côte à côte, en face de Lulu. — J’espère qu’ils nous ont comptées, s’inquiéta Yona. — Ben, sinon tu mangeras dans l’assiette de ton voisin, lui répondit Lulu à voix basse, il est charmant, ça te changera de ton militaire. Tiens, on ne l’a pas vu, celui-là ? — Il est de service, répondit Yona. — C’est pas à moi qu’il va manquer. — Il en a après Samia. Tu aurais vu son manège quand on est allés à Salon. — Vous êtes allées à Salon ? Quand ça ? Trop tard, c’était dit ! Samia jeta un regard apeuré. — Écoute, voilà, Adrien nous a emmenées voir des prises de vue de la patrouille de France. Je suis désolée, on lui a demandé, mais il ne voulait pas que tu viennes. — C’est bien ce que je disais, il a une tête de troufion doublée d’une belle âme de connard. Lulu n’en demanda pas plus et changea de conversation. — On croit qu’on va voir des têtes connues, mais finalement c’est plein de gens inconnus. Page 9 sur 18 Celui-là derrière toi, Samia, avec les cheveux blancs, je l’ai déjà vu quelque part, mais je ne saurais pas dire qui c’est. Il est mal habillé, tu devrais dire à ton copain qui est juste en face, de lui donner l’adresse de son tailleur. — Lulu, ce n’est pas mon copain, rétorqua Samia. — Pas encore… mais ça va venir. Suffit de vous regarder. Encore un beau gars qui va m’échapper. Enfin, qu’est-ce qu’on peut y faire, c’est mon lot, il faut que je me contente de mon Marcello. Tiens, ça rime… — Tu sais, Lulu, pour Salon, s’excusa encore Yona, on a insisté. Peut-être qu’on n’aurait pas dû y aller. On aurait dû refuser d’y aller. — Te fatigue pas ma douce, y a pas mort d’homme. Guillaume Vernier qui leur tournait le dos se retourna brusquement vers elles, ce qui fit se raidir Lulu, et il s’adressa à Samia. « Made-moiselle, Illan me dit que vous pourriez peut-être nous dépanner. Accepteriez-vous de venir à notre table ? » Tout en prononçant ces paroles, il s’était levé et avait écarté sa chaise pour qu’une autre puisse y être insérée. Samia, inquiète, regarda ses amies. L’une fit un signe de la tête, l’autre de la main. Toutes les deux l’invitaient à ne pas refuser et Lulu ne pût s’empêcher d’ajouter en riant : « quand on a des relations… » Samia se leva et prit le siège qu’on lui tendait. Assise, elle se retourna encore vers ses amies et leur adressa un sourire qui leur disait « je ne sais pas ce qui va m’arriver, je compte sur vous, ne me laissez pas, veillez sur moi ». Elle regardait Illan qui avait à sa droite une jeune femme et à sa gauche un jeune homme. — Illan me dit que vous savez coudre. On a un problème ici. L’une de nos couturières vient de perdre sa mère, elle doit partir maintenant si ce n’est pas déjà fait et Page 10 sur 18 nous n’avons personne pour la remplacer. Nous avons trois cents figurants en plus des comédiens, ils sont tous en habit de la fin du dix-neuvième siècle. Il ne s’agirait que de faire des finitions, de veiller à des détails lorsque les figurants ou les comédiens doivent tourner. Bien entendu, vous serez payée, n’est-ce pas Illan ? — Bien entendu, au tarif officiel, ça va sans dire. — Oui, je ne sais pas, balbutia Samia, je n’ai jamais fait ça. — Mais vous savez coudre ? — Oh ! Ça oui, je fais des vêtements pour mes frères et pour mes parents. Parfois aussi pour des amis. — Vous ne serez pas seule, Madeleine Bonnot, la couturière en chef vous guidera. Vous travaillerez sous son autorité. Si vous étiez libre dès cet après-midi, ça serait parfait. On va vous faire signer un contrat. Le monsieur là-bas, avec le catogan, c’est lui qui s’occupe de ces choses. C’est pour les assurances et pour qu’on puisse vous payer. Si ça vous était possible de venir plusieurs jours de suite, ça nous arrangerait. — Oui, mais je travaille le soir vers six heures. — Pas de problème, enchaîna Illan, on finit vers dixsept heures. Je vous emmènerai à votre travail d’un coup de voiture. Samia se leva. Guillaume Vernier l’invita à rester, mais elle refusa, indiquant qu’elle n’était pas seule et qu’elle voulait rejoindre ses amies. Elle reprit sa place et elle se laissa tomber sur sa chaise. « Ah ! Les filles. Ah ! Les filles, je n’en reviens pas ». Puis prenant des airs de grande dame, elle ajouta : « je ne vais plus pouvoir vous fréquenter, je vais travailler dans le cinéma, moi ». Page 11 sur 18 — Pourquoi, dit Lulu, il t’a proposé le premier rôle à cent patates de cachet ? — Non, ils m’ont demandé de remplacer une couturière pendant quelques jours. — Combien ils te payent ? demanda Lulu — Je ne sais pas, je n’ai pas demandé. — Que tu es gourde par moments, parce que si c’est pour des clopinettes tu peux faire monter le prix, ils n’ont personne d’autre. — Ça ne se fait pas, répliqua Yona. — Ouais, tu as raison, accepta Lulu, de toute façon ça améliorera ton ordinaire, veinarde. Tu commences quand ? — Tout de suite. Je dois aller voir la couturière en chef après le repas pour qu’elle me dise ce que je dois faire. — Bon, ben, nous on va y aller, alors, hein ? Proposa Yona. On te laisse. Avec Lulu, on va aller chercher notre bonheur un peu plus loin. Ici y ‘en a une qui rafle tout. Je suis déçue, très déçue. Puis dans un éclat de rire, elle ajouta : — Je suis heureuse pour toi, vraiment. À ce soir, à l’appart, ajouta-t-elle, tu me raconteras, mais je finis à l’hôpital vers dix heures. Lulu et Yona se levèrent, firent le tour de la longue table pour venir embrasser Samia qui se retrouva seule devant un dessert auquel elle n’avait pas touché. Illan qui ne la quittait guère des yeux, l’appela en lui montrant d’un doigt une chaise vide à côté de lui : « venez prendre le café avec nous ». Mécaniquement, Samia fit le tour de l’autre table, s’assit à côté de lui, pria pour qu’on ne lui pose aucune question, mais la joie se répandait en elle et comblait chaque interstice. Elle ne savait pas, elle ne Page 12 sur 18 savait rien de ce qui pouvait advenir et cet enchaînement bénéfique la laissait sans voix. Illan s’en étonna : — Vous allez bien ? Vous semblez très contrariée. — Non, pas du tout, je vais très bien, je suis même sur un nuage. Il m’est arrivé tellement de choses en si peu de temps. — Racontez-moi. — Vous y tenez ? — J’y tiens, ce que vous vivez m’intéresse. — Lulu et moi, nous travaillons au même endroit pour la même entreprise. Un jour, je l’ai aidée parce qu’elle était malade et on est devenues copines. Puis elle m’a présenté Yona qui cherchait une colocataire et son ami Adrien nous emmène à Salon. Là, je vous rencontre, vous m'amenez ici et on me propose de travailler dans ce que j’aime faire le plus. Comment ne pas croire à un conte de fées ? — Je crois qu’il existe deux sortes d’individus. Ceux qui forcent le destin et ceux qui l’attendent. Les choses ne nous arrivent pas par hasard. Nous les provoquons parfois plus par ce que nous sommes que par ce que nous faisons. Je ne crois pas beaucoup au hasard. Ça ne veut pas dire que nous sommes prédestinés, au contraire, ça veut dire que nous sommes libres. Achir lui dirait sûrement qu’il s’agissait d’un drôle de monde, c’est ce qu’il disait de tous les mondes qu’il ne connaissait pas. Fatima lui dirait qu’elle avait eu raison d’accepter. Et que lui aurait dit ce géniteur inconnu, qu’elle voudrait bien connaître tout en en rejetant l’idée ? Le repas s’achevait et les tables se vidaient. Le personnel du traiteur avait débarrassé les tables en un clin d’œil, leur organisation était sans faille. « Venez, dit Page 13 sur 18 Illan, je vais vous présenter à Madeleine Bonnot ». Madeleine était une femme hérissée d’épingles et qui portait en bandoulière un nécessaire à couture très élaboré : une boîte en osier dans laquelle étaient rangés sur deux niveaux, ciseaux, fils, aiguilles, dés et craies. C’était une femme un peu ronde, sérieuse et joviale, parfaitement à l’aise dans son métier. On pouvait vérifier à chacun de ses gestes son agilité, son sens de l’efficacité inscrit en elle, comme un sixième sens. Chaque geste était la préparation du geste suivant. Rien à voir avec la chef de la « Surnette » qui se contentait de veiller sur « ses » filles comme une fermière sur son poulailler. Madeleine ne surveillait pas, ne contrôlait pas. Madeleine déléguait, faisait confiance, n’intervenait que si on le lui demandait, mais elle avait l’œil, savait d’expérience où se trouvaient les points fragiles. Il suffisait qu’elle passe à côté d’un costume et en un instant, elle pouvait dire « là, regarde, il faudrait renforcer un peu ». Elle confia à Samia un nécessaire complet et la pria de vérifier une longue ligne de vêtements sur des cintres. Samia entreprit son travail avec un peu d’appréhension, mais ce qui l’étonna le plus, ce fut que Madeleine lui demande si elle voulait bien le faire. Quel contraste, encore, avec les aboiements de la cheftaine « ensur-nettée » comme le disaient les employés. Sortir de la grisaille des barres de la cité, de la nuit des bureaux à nettoyer et de la pénombre des aprèsmidi pour économiser la lumière. Être là où elle n’aurait pas pensé pouvoir se trouver un jour. Et qu’importe, se disait-elle, que ce soit pour quelques jours seulement, au moins elle aurait mis ses deux pieds et ses deux mains en dehors de la cité des Vestiges, dans un monde actif, serein, ouvert, coloré et bruissant. Elle en aurait dansé de joie. Page 14 sur 18 Personne ne lui avait demandé des diplômes, des certificats, ni même où elle avait déjà travaillé. Elle avait dit qu’elle savait coudre, personne n’en avait douté. On ne l’avait pas détaillée du regard, pas non plus soupçonnée d’être autrement que ce qu’elle disait être. Elle n’était plus suspecte. On ne lui avait pas fait de remontrances préalables, pas adressé d’avertissements sentencieux. Un autre monde, vraiment, si différent de ce qu’elle avait connu jusque-là. Bien sûr, il y avait eu la recommandation d’Illan et elle avait beaucoup aidé, mais Samia sentait que les gens d’ici n’étaient pas les mêmes que ceux qu’elle côtoyait chaque jour et chaque soir. Elle ne les pensait ni meilleurs, ni plus habiles, ils étaient différents et pour une fois, cette différence était rassurante. Ils n’étaient pas un groupe, mais une équipe. C’était sans doute ce qui était le plus évident. Pourtant, elle ne savait rien de leurs métiers, de leurs ambitions, de leurs jalousies. L’éphémère du lieu, du temps, du travail toujours le même sans être jamais identique, rendait sages ceux qui en étaient les acteurs, moins possesseurs, plus généreux. Ils n’avaient rien à accaparer, rien à envier. Seule leur création leur appartenait et ils la déplaçaient de lieu en lieu, comme une coquille sur leur dos. Et si tout ça était un peu factice, la sincérité n’en était pas absente. Samia travailla tout l’après-midi sans avoir eu à aucun moment l’impression de travailler. Chaque fois qu’un comédien ou un figurant devait se rendre sur le tournage, il venait prendre un costume à sa taille. Samia inspectait l’habit, s’assurait que rien ne manquait. Lorsqu’il l’avait enfilé, c’est elle qui jugeait s’il fallait ici une consolidation ou là une reprise. Tout le monde était patient, gentil, en particulier les figurants à qui on donnait parfois plusieurs Page 15 sur 18 attributions et qui venaient changer de tenue. Un lien fugace s’établissait alors entre celui qui portait le costume et la couturière. Dans la soirée, avec d’autres, elle avait aidé Madeleine à ranger les costumes dans des armoires métalliques de déména-geurs alignées dans un camion. Elle aurait pu continuer ainsi toute la nuit tant ce qu’il y avait à faire se faisait dans une agitation joyeuse. On bavardait tout en travaillant, au contraire de son travail de nuit où on leur interdisait de parler. Le soyeux des tissus, la fragilité des rubans, les chapeaux qu’il fallait manier avec tellement de prudence, tous les gestes devenaient utiles et gracieux. Elle aurait volontiers prolongé ce rêve éveillé jusqu’à ne plus en sortir, jamais, mais dix-sept heures avaient sonné et elle devait se rendre à la « Sécurité du Nord », retourner dans sa réalité. Elle en ressentit un peu de dégoût qui se manifesta par une légère nausée. Elle téléphona à ses parents pour leur raconter sa surprenante journée. Fatima se contenta d’un : « c’est bien ma fille, le travail il faut le prendre là où il est, même au cinéma ». Illan l’emmena en voiture jusqu’au pied de l’immeuble « Les Saisons » et lui proposa de venir la reprendre à la fin de son travail. « Non, dit-elle, ce n’est pas nécessaire, Lulu a une voiture, elle me raccompagne chaque soir ». — Je voudrais vous inviter à dîner, je dois vous parler de quelque chose. — C’est impossible, vous voyez bien, je travaille tous les soirs, sauf le samedi. — Samedi c’est bien loin, c’est dans deux jours. — On se verra demain, sur le tournage. Au fait, encore merci, du fond du cœur. Page 16 sur 18 — Ne me remerciez pas. C’est à moi de le faire. On avait besoin de votre compétence. C’est pour ça que je veux que nous dînions ensemble, pour ça et pour vous dire… Je vous remercie d’avoir été sur ma route, de m’avoir permis de vous rencontrer. Samia lui sourit et quand Illan se pencha pour l’embrasser, elle ne se recula pas, elle s’approcha de lui et accepta ses lèvres. Elle se sentait maladroite, il y avait longtemps qu’un homme ne l’avait pas séduite. Elle se dégagea doucement, sans le repousser, prit au passage une bouffée de son odeur et se dirigea vers l’entrée du parking de l’immeuble de la « Sécurité du Nord ». Illan la regarda s’éloigner et disparaître, goûta la grâce de sa démarche, le balancement de ses hanches qui renvoyait sa jupe, d’un côté puis de l’autre. Il resta là un moment avant de se décider à partir. — Je vous ai vus ! Tu vois, je te l’avais dit que ça ne tarderait pas. Tant mieux, ce n’était pas normal qu’à ton âge tu n’aies pas ton emmerdeur, hein. On a chacune le nôtre. Regarde Yona si le sien est gratiné. Le tien, faut voir. Joli garçon avec de belles manières, mais faut voir à l’usage. Ne va pas trop vite, avec les hommes le danger est partout. — Pour le moment, je n’ai personne, c’était juste un baiser, je lui dois bien ça. — Tu dois que dalle, ils n’avaient personne sous la main, c’est toi qui leur rends service. Alors, comment ça s’est passé ? — C’est un autre monde ! Tu n’imagines pas. Personne ne passe derrière toi pour voir si tu as bien fait ton travail. On te dit de faire ça, tu le fais et on te laisse tranquille. Page 17 sur 18 — J’ai connu ça, du temps de ma splendeur quand je travaillais chez Chausson. — Ah ! Je ne savais pas. Pourquoi tu as arrêté ? — C’est une autre histoire, un jour, peut-être je te raconterai, je n’aime pas beaucoup en parler. Combien ils te payent ? — Je ne suis pas sûre. Quand j’ai signé les papiers, j’ai lu six cents euros pour une semaine, mais je dois me tromper, ça ferait presque autant qu’ici en un mois. Ils m’ont dit que c’était plus simple pour eux de me donner un cachet de figurant en costume. — Te voilà comédienne. Ça tombe bien, juste au moment où tu emménages, tu vas pouvoir te payer des trucs sans toucher à ta paye. — Oui, je vais aussi pouvoir aider un peu mes parents. — Ah ! Toi, t’as trop le sens de la famille. Bon allez, j’y vais, à tout’. À suivre... La semaine prochaine vous rencontrerez Lofti, l’oncle de Solimane, chez qui il se rend pour tenter de savoir pourquoi sa famille n’a jamais fait état de l’accueil des deux militaires. Page 18 sur 18