international journal of violence and school, 11, septembre 2010, 33

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international journal of violence and school, 11, septembre 2010, 33
I NTERNATIONAL J OURNAL OF VIOLENCE AND S CHOOLS, 13 , SEPTEMBRE 2013, 118-139
DE
LA
VIOLENCE
GUERRIÈRE
À
L’AFFRONTEMENT
: AGONISME SPORTIF ET COMMUNICATION
INTERETHNIQUE DANS LES BALKANS.
SYMBOLIQUE
STÉPHANIE ROLLAND-TRAINA
ADES UMR 5185, UNIVERSITÉ BORDEAUX SEGALEN
ABSTRACT
Les deux équipes de football de première division de Mostar en BosnieHerzégovine symbolisent le clivage bosno-croate résultant du conflit des
années 1990 qui déterminait l’organisation de la ville à tous les niveaux au
tournant du XXIe siècle. Le match et le stade, espace-temps d'agonisme sportif
et d’exaltation symbolique des identifications ethno-nationales, tout en
cristallisant les tensions politiques et interethniques entre Bochniaques et
Croates, constituait une temporalité extraordinaire de communication sur le
mode dualistique entre des individus qui n’avaient alors pas d’occasions de se
rencontrer dans la temporalité ordinaire.
MOTS-CLÉS
football, nationalism, ethnicity, war, communication, BosniaHerzegovina, Balkans
INTRODUCTION
Dans le contexte des guerres qui ont éclaté lors de la dissolution de la
Yougoslavie dans les années 1990, la ville de Mostar1 s’est scindée en deux
parties sur la base ethno-nationale, la partie est devenant bochniaque et la
partie ouest croate2. Cette division s’est répercutée dans le domaine sportif, la
ville possédant depuis les années 1990 deux équipes de football de première
division, le club de football FK3 Velež défendant les couleurs de la ville mais
assimilée à l’équipe bochniaque depuis les années 1990, et le HŠK4 Zrinjski
défendant les couleurs nationales croates. L’étude de la dimension symbolique
du football à Mostar après le dernier conflit constitue une petite partie d’une
plus ample recherche réalisée sur le terrain entre mars 1999 et décembre 2001,
dans le cadre d’une thèse en anthropologie sociale portant sur les
recompositions identitaires et les relations interethniques à Mostar au tournant
du XIXe siècle, privilégiant une approche par la frontière (Barth, 1969). Nous
proposons ici de dépasser la vision du football et des équipes comme le seul
reflet des antagonismes politiques et de l’exacerbation des identifications
ethno-nationales pour envisager la rencontre sportive comme espace-temps de
rencontre et de communication et dans sa dimension performative.
LA GUERRE DES ANNÉES 1990 ET LE DUALISME BOSNOCROATE À MOSTAR
A la mort du Président Tito en 1980, le processus de démocratisation de la
scène politique yougoslave s’amorce dans un contexte de crise économique qui
favorise l’émergence des ethno-nationalismes et la création de partis politiques
national-démocratiques5 qui développent rapidement des rhétoriques ultranationalistes6. La tension s’accroit dans certaines régions de la Yougoslavie
entre les groupes ethno-nationaux, en particulier entre Albanais et Serbes dans
la province du Kosovo dès le début des années 1980, mais également entre
Serbes et Croates dans la république croate et entre Albanais et slavo1
Mostar se situe au sud de la Bosnie-Herzégovine.
2
Il existe trois peuples en Bosnie-Herzégovine reconnus à égalité dans la Constitution qui se distinguent
d’après l’obédience religieuse, entre Bochniaques (musulmans, reconnus comme Musulmans avec une
majuscule comme appartenance ethno-nationale à partir des années 1960), Serbes (orthodoxes) et
Croates (catholiques) même lorsqu’il ne s’agit plus que d’appartenance religieuse traditionnelle
(individus non pratiquants ou athées de famille de tradition religieuse).
3
Fudbal Klub.
4
Hrvatski Športski Klub.
5
Leurs noms portent la mention « démocratique » et indiquent l’appartenance ethnique (appartenance
nationale selon les catégories usitées en ex-Yougoslavie).
6
Cf. le discours de Milosevic, alors Président de la république socialiste yougoslave de Serbie, prononcé
e
au Kosovo en 1989 à l’occasion du 600 anniversaire de la bataille de Kosovo Polje, qui a marqué la
défaite historique des Serbes contre les Ottomans et l’aube de cinq siècles d’occupation.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
119
Macédoniens dans la république macédonienne dès la fin de la décennie. En
1990, les Serbes de Croatie, encore intégrée à la République Fédérale
Socialiste de Yougoslavie (SFRY), autoproclament l’indépendance de la
Krajina, région frontalière de la Serbie. La même année, la Yougoslavie qui a
adopté un système présidentiel rotatif annuel depuis la mort de son leader
charismatique est plongée dans une crise politique sans précédent lorsque les
Présidents des républiques de Serbie, du Monténégro et des deux provinces
autonomes de Serbie (la Voïvodine et le Kosovo) refusent de coopter le
Président croate pour assurer la présidence yougoslave. Comme le prévoit la
Constitution yougoslave, la république de Slovénie proclame son indépendance
en juin 1991, et sort indemne de la Fédération. Dans les jours qui suivent, la
déclaration d’indépendance de la république de Croatie déclenche un conflit
armé avec la Serbie qui s’oppose au morcellement de la Yougoslavie.
Pendant ce temps, la situation en Bosnie-Herzégovine, la seule république
de Yougoslavie dont aucun groupe ethno-national ne représente la majorité
absolue de la population avec 43, 5 % de Musulmans7, 31, 2 % de Serbes, 17, 4
% de Croates et 5, 5 % de « Yougoslaves/nationalité non déclarée »8, reste
calme et les bonnes relations de voisinage entre les gens ordinaires des
différents groupes ethno-nationaux se maintiennent (Bringa, 1999 ; nombreux
témoignages sur le terrain pendant l’enquête9). Cependant, la scène politique
n’est pas exempte de la montée des discours identitaires marquant le
renfermement sur l’appartenance ethno-nationale de la part des représentants
des principaux partis nationalistes, SDA, SDS et HDZ-Bosnie-Herzégovine10,
qui s’érigent les défenseurs des intérêts des groupes ethno-nationaux. Le
gouvernement de la république de Bosnie-Herzégovine organise un referendum
populaire pour ou contre l’indépendance. 99 % des 63 % de votants se
prononcent en faveur de l’indépendance, mais les Serbes de BosnieHerzégovine exhortés par les nationalistes serbes ont boycotté le referendum,
alors que les Bochniaques et les Croates ont largement manifesté leur
approbation. La Bosnie-Herzégovine déclare son indépendance le 06 avril
7
Ancienne catégorie remplacée par « Bochniaques » par les représentants nationalistes musulmans au
début des années 1990.
8
Recensement de 1991.
9
Jusqu’à la fin, les habitants rencontrés à Mostar racontent qu’ils pensaient que la multiethnicité de la
Bosnie-Herzégovine les protègerait de la guerre ; ce n’est qu’a posteriori en revenant sur cette période
qu’ils interprètent comme des signes avant-coureurs de la dégénération de la situation certains
épisodes des années 1991-1992. Lorsqu’ils évoquent la multiethnicité, ils évoquent en même temps des
taux record de mariages mixtes à Mostar, environ un tiers, voire plus de 50 % selon les personnes
rencontrées, significatifs de leur représentation de la multiethnicité et des bonnes relations entre les
groupes, mais non représentatif de la réalité (10% des habitants se sont déclarés « yougoslaves-sans
nationalité déclarée », catégorie initialement prévue pour les enfants de couples mixtes en 1991).
10
SDA, Stranka Demokratska Akcije, Parti de l’union démocratique, parti musulman-bochniaque,
représenté par Alija Izetbegovic ; SDS, Srpska Demokratska Stranka, Parti démocratique serbe,
représenté par Radovan Karadzic ; HDZ-Bosnie-Herzégovine, Hrvatska Demokratska Zajednica Bosne i
Hercegovine, Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine, représenté par Mate Boban
(ramification du HDZ de Croatie).
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1992 ; elle est aussitôt reconnue par l’Union Européenne et par les EtatsUnis et sera admise comme Etat membre de l’O.N.U. en mai. Le 07 avril, les
représentants serbes de Bosnie-Herzégovine autoproclament l’indépendance de
la République serbe de Bosnie-Herzégovine qu’ils dotent d’un gouvernement
autonome. Contre toute attente de la population qui se croyait protégée par la
multiethnicité, la Bosnie-Herzégovine est plongée dans un violent conflit, prise
entre la Serbie et la Croatie dont les Présidents respectifs de l’époque,
Slobodan Milošević et Franjo Tudjman, s’entendent tacitement pour le partage
du territoire.
La guerre de Bosnie-Herzégovine est hétérogène selon les régions, les villes
et les villages ; les populations locales sont prises dans la tourmente et les
forces armées se constituent sur la base ethno-nationale. Les Serbes et les
Croates de Bosnie-Herzégovine sont soutenus par la Serbie et la Croatie
voisines, tandis que les Bochniaques, à défaut d’une aide logistique militaire du
fait de l’embargo international, sont soutenus politiquement par certains pays
arabo-musulmans. Pendant la guerre, les médias internationaux ont focalisé
l’attention tout particulièrement sur la capitale Sarajevo, d’une part comme
symbole des jeux olympiques11, d’autre part en raison du long siège de la ville
et de ses habitants cibles des tirs de mortiers et des snippers, ainsi que sur les
civils essentiellement d’origine rurale fuyant les combats et sur les camps de
prisonniers organisés par les forces armées serbes de Bosnie12.
Le conflit qui s’est déroulé à Mostar a été moins médiatisée, hormis au
moment de la destruction du vieux pont d’époque ottomane, symbole de la
ville, par des miliciens croates. Pourtant la capitale de l’Herzégovine a été
assiégée à deux reprises. Dans la première phase de la guerre en juillet-août
1992, l’ex-armée populaire yougoslave (JNA) sous commandement serbomonténégrin a pris d’assaut la ville. Bochniaques et Croates ont résisté
ensemble dans ce premier temps, mais, dans un deuxième temps, le conflit a
dégénéré, opposant localement Croates et Bochniaques et provoquant la
partition de la ville en deux13, la partie est (88,6% des Bochniaques –
autochtones et déplacés confondus) et la partie ouest (96,5% des Croates)14, de
part et d’autre du boulevard15 qui traverse la ville dans un axe nord-sud, ligne
de front pendant le conflit. La partie est, dans laquelle était retranchés la
11
Sarajevo a accueilli les J.O. d’hiver en 1984.
12
Camps de Trnopolje et d’Omarska en particulier dans lesquels étaient détenus militaires et civils
bochniaques et croates, aussitôt assimilés aux camps de concentration de la seconde guerre mondiale
par les médias internationaux.
13
La plupart des couples mixtes ont fui durant le conflit ou essayaient de partir à l’étranger, en
particulier aux Etats-Unis, après la guerre. Durant le conflit et pendant l’enquête ethnographique, les
couples mixtes résidaient du côté de la majorité ethno-nationale de l’époux.
14
Estimations fournies par l’UNHCR de Mostar.
15
Bulevar narodne revolucije (« boulevard de la révolution populaire »), surnommé « boulevard » par
tous les Mostariens.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
121
plupart des Bochniaques, après le nettoyage ethnique de la partie ouest par les
forces armées croates, a été assiégée presque un an entre 1993 et 1994, durant
lequel l’aide humanitaire arrivait au compte-goutte. La guerre a été
particulièrement destructrice à Mostar, qui, comme ses habitants, portait encore
les marques profondes du traumatisme pendant la période de l’enquête
ethnographique.
Avec le départ de presque tous les Serbes16, à la fin du conflit les
Bochniaques constituaient 52,2 % de la population et les Croates 44,7%17 ;
environ la moitié des habitants de Mostar est18 étaient des déplacés
bochniaques, et un tiers des habitants de Mostar ouest des déplacés croates,
principalement d’origine rurale. A l’époque, la division entre les Mostariens
« de souche » et les déplacés ruraux étaient elle aussi très marquée, les
Mostariens, bochniaques comme croates, déplorant d’avoir été dépossédés de
leur ville et dénonçant les privilèges dont bénéficiaient les déplacés, favorisés
dans l’accès à l’emploi et dans l’aide à la reconstruction par les politiques
locaux19. La partie est, en particulier le centre historique a souffert de très
importantes destructions, environ 50 % des habitations détruites à 50% lors de
la seconde phase du conflit20. La partie ouest a subi des destructions beaucoup
moins importantes ; elles datent essentiellement de l’attaque serbomonténégrine de l’été 1992. Le « boulevard », presque entièrement détruit,
fonctionnait encore comme frontière virtuelle entre l’est et l’ouest dans les
pratiques et dans les représentations de la plupart des habitants 21. Le paysage
urbain était territorialement divisé et symboliquement marqué, en particulier
par des éléments religieux (croix catholiques, campaniles et minarets rivalisant
de hauteur) et des symboles ethniques sans équivoque (blasons des armées
croate et bochniaque, véhicules arborant chapelet catholique ou musulman), la
16
19 % de la population de Mostar en 1991 et 2,1 % après le conflit d’après les estimations de l’UNHCR.
17
Estimations fournies par l’UNHCR de Mostar.
18
La ville a été administrativement divisée en 1994 par l’UE en 6 municipalités : trois à majorité
bochniaque et trois à majorité croate, dan chacune le maire est issu de la majorité et son adjoint de la
minorité ; les trois municipalités bochniaques constituent la partie est et son extension au nord et au
sud de la ville, idem pour les trois municipalités croates qui constituent la partie ouest et son extension
au nord et au sud (englobant des petites communes périurbaines). En 2004, la ville a été « réunifiée » en
une seule municipalité.
19
Cf. Rolland (2004) ; Čapo-Zmegac (2000) montre le décalage entre la rhétorique politique du
gouvernement croate de Tudjman selon laquelle les rapatriés croates de Serbie devaient naturellement
s’intégrer à la mère patrie croate et à la population croate en raison de leur commune appartenance
ethno-nationale et la réalité du terrain dans une enquête auprès de rapatriés croates, révélant
l’absence de relations sociales entre les habitants « d’origine » et les nouveaux arrivants du village ainsi
que l’émergence d’une nouvelle identité de rapatriés.
20
Données fournies par le bureau UNHCR de Mostar en 1999.
21
Cette réalité a été mise en évidence tant dans les discours qu’au moyen des cartes mentales réalisées
par des habitants de Mostar ; le « boulevard » marquait une frontière ethnique invisible et délimitait des
espaces de circulation privilégiés, en particulier pour les hommes et de façon moindre pour les femmes
qui bochniaques allaient faire leurs courses dans les magasins mieux fournis de l’ouest et parfois rendre
visite à des parents ou amis).
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monnaie croate de Croatie (Kuna) était en circulation dans la partie ouest22
tandis que la monnaie officielle de la Bosnie-Herzégovine (Mark Konvertible)
était utilisée dans la partie est, les mots étaient devenus marqueurs de l’identité
ethnique23, si bien que même un étranger un peu attentif savait à tout moment
s’il se trouvait en zone croate ou bochniaque.
Les accords de paix de Dayton signés en décembre 1995 ont partagé la
République de Bosnie-Herzégovine arbitrairement en deux entités politiques
autonomes, suivant certaines lignes de démarcation des forces belligérantes : la
Fédération bosno-croate (51% du territoire) et la République serbe (49 %). Il
existait également une troisième entité politique autoproclamée pendant la
guerre qui n’a pas été reconnue officiellement à Dayton, l’Herzeg-Bosnie
croate24 (capitale : Mostar), mais qui a continué à fonctionner de manière
autonome jusqu’en 2000, grâce au soutien politique et économique25 de la
République de Croatie. Le bilan de la guerre fait état de plus d’un million de
personnes déplacées à l’intérieur des frontières de la Bosnie-Herzégovine et de
plus d’un million de réfugiés à l’étranger pour une population totale de quatre
millions quatre cent mille habitants d’après le recensement de 1991.
L’UNHCR a pris en charge l’organisation du retour des populations déplacées
et d’une partie des réfugiés dans leur habitation d’avant la guerre, mais ce
processus est entravé par la configuration du conflit qui a opposé les
populations locales sur la base de leur appartenance ethno-nationale. Ainsi à
Mostar, de nombreux habitants préféraient vendre ou échanger le logement
dont ils avaient retrouvé la propriété contre un autre situé dans la partie où ils
étaient désormais minoritaires. L’homogénéisation des territoires résultant de
la pratique du nettoyage ethnique, la mémoire vive de la guerre et des violences
subies dans les lieux familiers (Sorajbi, 1994), la scolarisation des enfants dans
une école où l’on enseignait dans la langue réformée de l’Autre la littérature et
l’histoire du point de vue de l’Autre, les forces de police mono-ethniques, les
municipalités administrées par des politiques nationalistes, etc. ralentissaient le
processus de retour.
22
Certains commerçants refusaient tout règlement en KM.
23
Les langues ont été soigneusement transformées depuis le début des années 1990, les Croates de
Bosnie-Herzégovine ont adopté le croate réformé de Zagreb (capitale de la Croatie) dans le cadre de la
politique culturelle et d’identité nationale de Tudjman, alors que les politiques nationalistes
bochniaques se sont efforcés de relancer les turcismes tombés en désuétude. Des mots de la vie
quotidienne comme pain (kruh/hljeb), tomate (rajčice/paradijz), mille (tisuća/hiljada), semaine
(tjedna/sedmica) ou pharmacie (ljekarna/apoteka) sont donc devenus symboles des appartenances
ethno-nationales, et permettent aux anciens locuteurs du serbo-croate tantôt d’affirmer leur identité
ethnique, tantôt de la masquer.
24
Mostar était la capitale de l’Herzeg-Bosnie, d’abord Communauté croate puis République croate de
Bosnie-Herzégovine autoproclamée de 1992 à 1995.
25
Notamment l’aide aux déplacés croates de Bosnie centrale pour qu’ils s’installent définitivement en
Herzeg-Bosnie, afin de renforcer le poids démographique des Croates, minoritaires en BosnieHerzégovine , sur une portion de territoire ethniquement homogène, ce qui permettait de légitimer le
maintien du contrôle politique du territoire par les politiques croates et de prolonger la politique de
maintien des divisions ethniques dans le domaine administratif, éducatif, sanitaire et social, etc.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
123
Mostar, centre urbain de quelques 120 000 habitants avant la guerre a perdu
près de un sixième de sa population (déplacés, réfugiés, personnes tuées
pendant le conflit), et la division entre Bochniaques et Croates s’est répercutée
à tous les niveaux de l’organisation urbaine : toutes les institutions et tous les
services ont été dupliqués entre la partie est et la partie ouest (services des
postes et des télécommunications, services de ramassage des ordures, sociétés
de distribution de l’eau et de l’électricité, transports en commun, hôpitaux,
caisses de retraite, établissements scolaires et universitaires, services de police,
casernes et prisons, tribunaux, sans oublier les médias). Le terrain
ethnographique s’est déroulé dans une période de transition importante, entre la
fin de la décennie de politique nationaliste agressive de L’Etat croate dirigé par
le Président Tudjman, qui s’achève à la mort de ce dernier en décembre 1999,
et l’avènement d’une politique plus modérée à la suite de l’élection de Stipe
Mesić, le nouveau Président croate déclarant dans son discours d’investiture la
fin du soutien de la République de Croatie à l’Herzeg-Bosnie26. Le sort des
Croates de Bosnie-Herzégovine étant en grande partie lié à la politique de la
Croatie depuis la fin de la Yougoslavie, cela marque la fin de l’espoir du parti
nationaliste croate HDZ-Bosnie-Herzégovine d’annexer l’Herzégovine à
majorité croate à la « mère patrie » croate et la revendication accrue de la
reconnaissance de l’Herzeg-Bosnie comme troisième entité politique de
Bosnie-Herzégovine, sur le modèle de la République serbe. Sur le plan de la
politique du HDZ-BiH, cela se traduit par deux orientations principales : 1- le
soutien politique et économique des déplacés croates de Bosnie pour qu’ils
s’installent définitivement en Herzégovine occidentale afin de maintenir la
supériorité démographique croate 2- le maintien de la division des institutions,
en particulier du système éducatif, arguant du respect des différences
linguistiques.
Depuis la fin du conflit et jusqu’à ce jour, l’organisation du football
professionnel reflète l’organisation politique de la Bosnie-Herzégovine : il
existe deux Fédérations correspondant aux deux entités politiques définies par
les accords de Dayton, la FS/NS Bosnie-Herzégovine (Fudbalski/Nogometni
Savez Bosnie-Herzégovine27, Fédération de Football de Bosnie-Herzégovine) à
l’échelle de la Fédération bosno-croate, et la FS RS (Fudbalski Savez RS,
Fédération de football de République serbe) à l’échelle de la République serbe.
Au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, toutes les équipes croates se
26
“ [we] are also making it known that the involvement [of Croatia] in the internal affaires of BosniaHerzegovina is coming to an end… In every sense there is still the big problem of the continued
existence of the remnants of Herzeg-Bosna, and Croatia cannot and should not finance these. It is clear
that all of these must be incorporated into the Federation and into Bosnia-Herzegovina. There cannot be
this Chamber of Commerce and that Chamber of Commerce, one for this part of the state and one for
the other. The remnants of Herzeg-Bosna, with which some still offer the false picture or illusion that
Bosnia-Herzegovina will be divided, cannot survive ”. Interview with Stipe Mesić, Oslobođenje, 22 march
2000.
27
Football est resté fudbal en bosnien et est devenu nogomet (traduction littérale dans un lexique
croate).
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distinguent ethniquement des autres équipes par l’emblème croate figurant sur
leur blason (le damier rouge et blanc), de même que toutes les équipes de la
Fédération de République serbe affichent une identité serbe. Le fonctionnement
de la ligue de football de Bosnie-Herzégovine reflète l’organisation ethnique
du gouvernement du pays : trois Présidents, un bochniaque, un serbe et un
croate. Alors qu’à l’époque de Tito, toutes les associations sportives et
culturelles affichant une identité ethno-nationale avaient été interdites dans le
but d’asseoir durablement la paix entre les peuples sud-slaves, ces dernières ont
refait une apparition en force dès le début des années 1990, reflétant les
antagonismes et la situation politique du pays.
A Mostar, la duplication n’a pas épargné le milieu sportif, lieu d’expression
des identifications par excellence, dès lors que les références identitaires
s’étaient fragmentées. Les deux clubs de football de première division
représentent ainsi les deux principaux groupes ethno-nationaux. La fondation
des deux équipes date d’avant la seconde guerre mondiale mais seul le FK
Velež a été autorisé à poursuivre son activité pendant la période socialiste,
tandis que le HŠK Zrinjski a été refondé en 1992. Le première rencontre entre
les deux équipes a eu lieu en 1999 lors d’un derby déterritorialisé pour des
raisons de sécurité, et pour la première fois dans le stade de Mostar en août
2000 pour une rencontre amicale à l’aube de la nouvelle saison.
LE FK VELEŽ ET LE HŠK ZRINJSKI : LE RENFORCEMENT
DES IDENTIFICATIONS ETHNO-NATIONALES
EXCLUSIVES
Le club de football FK Velež fondé en 1922 faisait partie du club sportif
ouvrier du même nom. Il fût interdit en 1940 à la suite d’une manifestation
anti-fasciste qui avait eu lieu à la fin d’un match à laquelle avaient participé un
grand nombre de supporters, alors que Mostar était rattachée à l’Etat croate
indépendant28 présidé par Ante Pavelić et allié de l’Allemagne nazie. Le club a
repris son activité en première division dès la fin de la seconde guerre
mondiale. Le stade Bijeli Brijeg a été construit par des volontaires et inauguré
en 1958 dans l’actuelle partie ouest de la ville ; il pouvait déjà accueillir
jusqu’à 10 000 spectateurs dans une ville de moins de 70 000 habitants à
l’époque, ce qui témoigne de l’importance accordée au football par le régime
titiste. Le FK Velež, connu pour son style agréable et « charmant29 », a
contribué à la renommée de la ville de Mostar à l’échelle nationale yougoslave
et internationale. Les Mostariens étaient profondément attachés à leur club de
28
NDH : Nezavisna Država Hrvatska.
29
Terme qui revient pour décrire les joueurs comme pour leur style dans l’ouvrage dédié aux 75 ans du
club.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
125
football comme à leur ville, objet de fierté, ville du sud, ville moderne et de
culture, capitale régionale de l’Herzégovine, face à la bosnienne Sarajevo.
Au printemps 1993, au moment où la situation dégénère entre Croates et
Bochniaques, le club est expulsé du stade qui est attribué au club HŠK Zrinjski
refondée en 1992. Le 09 mai 1993, au cœur de la tentative de purification
ethnique de la partie ouest30, des centaines de civils bochniaques aux côtés de
militaires de l’Armija-BiH (armée bochniaque) sont enfermés dans l’enceinte
du stade par les forces armées croates de Bosnie-Herzégovine (HVO-BiH31),
avant d’être soit déportés dans des camps de prisonniers, soit transportés vers
des camps de réfugiés situés en Dalmatie. Le FK Velež est reconstitué en 1994,
année de reprise des rencontres sportives ; ses joueurs sont alors recrutés parmi
les jeunes combattants des forces armées bochniaques, ce qui entravera toute
rencontre sportive avec des équipes non bochniaques juste après la guerre
jusqu’au renouvellement des joueurs de l’équipe. Depuis la destitution de son
stade, le club s’entraîne dans un stade beaucoup plus petit (7000 places32) situé
à Vrapčići, commune périurbaine à majorité bochniaque située au nord de
Mostar, tandis que les locaux administratifs se situent dans la partie est, à
proximité du centre historique. Les emblèmes du FK Velež et du club de
supporters sont restés les mêmes.
Velež est le nom de la montagne qui surplombe Mostar au nord-est, le
toponyme est dérivé du nom du dieu Volos du panthéon slave, protecteur des
bergers et bijeli brijeg signifie « mont blanc ». Sur l’emblème du club figurent
le vieux pont de Mostar, l’étoile rouge bordée de jaune symbole du
communisme, autrefois au centre du drapeau national yougoslave, et la date de
fondation 1922 ; le maillot de l’équipe est rouge. Le club de supporters Red
Army a été fondé en 1981, ses emblèmes sont l’étoile rouge et le chef sioux
Sitting-Bull. Son rival historique dans le cadre yougoslave, le club de
supporters Torcida de l’équipe Hajduk-Split (actuelle Croatie), a été
aujourd’hui remplacé par le club de supporters Ultras de l’équipe croate de
Mostar, HŠK Zrinjski. L’hymne encourage les joueurs, les « natifs » (rođeni),
les « rouges » (crveni) ; il fait le parallèle entre l’impétueuse rivière Neretva
qui traverse la ville en son cœur, « source de liberté », et le club Velež qui
« coule dans les veines » des joueurs et des supporters (Velež nam kroz vene
teče), « le peuple de Mostar, tous unis par le même amour » (mi smo raja iz
Mostara, sve nas ista ljubav spaja), « Velež est l’étincelle de notre œil » (Velež
nam je oko sjaj), comme si finalement le Velez représentait le club des
« vrais » Mostariens (« natifs » / « autochtones ») qui vivent pour et à travers
lui. L’hymne du Red Army évoque le déferlement des éléments naturels (ciel
30
La plupart des Bochniaques travaillant et/ou résidant à Mostar ouest sont licenciés et expulsés manu
militari.
31
Hrvatsko Vijece Odbrana.
32
Le stade Bijeli Brijeg du HŠK Zrinjski est actuellement d’une capacité de 25000 spectateurs.
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qui gronde, terre qui tremble), les supporters sont « les diables » qui « viennent
directement du sud », « un drapeau flotte sur le Bijeli Brijeg sur lequel est écrit
Velež est le meilleur » (pod Bijelim Brijegom zastava se viori i ona govori
Velež je najbolji).
Même si en se plaçant dans la continuité du club de l’avant-guerre, le FK
Velež se veut encore le défenseur de la multiethnicité, on ne peut faire
abstraction du fait que le contexte de Mostar a radicalement changé, non
seulement en raison de l’expérience d’un conflit armé opposant Bochniaques et
Croates et du retour à la paix marqué par une politique de renforcement des
frontières ethniques, mais aussi en raison des modifications de la structure de la
population de Mostar33, de la fermeture des frontières internationales34 et de la
réduction du territoire national35. La reprise des anciens symboles pour la
refondation du FK Velež en 1994 marque à la fois l’attachement aux valeurs
communistes « fraternité et unité » (bratsvo i jedinstvo) par la défense de la
multiethnicité et surtout l’attachement au territoire par une identité urbaine.
Mais, ni les joueurs ni les dirigeants du club ne reflètent la multiethnicité
caractéristique de la Mostar d’avant-guerre. La revendication de la
multiethnicité comme symbole est paradoxale car elle s’oppose à ce qui est
unanimement qualifié de fascisme des Croates de Mostar par certains acteursclés du club et de la ville, tels que le maire bochniaque de l’époque, comme si
tous les Croates soutenaient la politique nationaliste croate. De cette façon, les
Mostariens croates ne peuvent plus se sentir représentés par le club qu’ils
identifient désormais au club des Bochniaques.
La conservation des anciens symboles par le Velež de 1994, marquant la
continuité avec le passé yougoslave et les valeurs communistes, reflète aussi la
nostalgie pour la Yougoslavie exprimée par une partie des Bochniaques au
tournant du XXIe, devant le constat du lourd tribut payé pour l’indépendance,
déçus par les promesses politiques36. De plus, l’inscription du club dans
33
Déplacés issus du monde rural n’ayant pas la même expérience de la cohabitation avec l’Autre que
dans le monde urbain.
34
Les ressortissants de Bosnie-Herzégovine ne pouvaient jusqu’à récemment se rendre en Croatie
voisine sans passeport (des Croates de Bosnie-Herzégovine ont pu obtenir jusqu’à la mort de Tudjman
en 1999 des documents d’identité croate) ; ils devaient par ailleurs obtenir un visa pour pouvoir se
rendre dans un pays de l’U.E. alors que leurs voisins croates n’avaient besoin que d’une simple carte
d’identité.
35
Même si les gens n’auraient pas eu les moyens financiers de voyager à l’étranger j’ai pu constater à
quel point le fait de se sentir confinés et isolés du reste du monde pouvait avoir un impact
psychologique sur les individus, à la recherche de contacts avec l’extérieur, de même que le
franchissement d’une frontière internationale contrôlé par la Croatie pour passer une journée à la mer
en été (à une heure de route de Mostar) pouvait être facteur de stress lorsque les individus devaient
présenter un document d’identité de Bosnie-Herzégovine. Il ne faut pas oublier que la Yougoslavie a fait
partie dès l’origine du mouvement des pays non alignés (déclaration de Brioni, juillet 1956) et que Tito a
ouvert les frontières internationales permettant facilitant les voyages à l’étranger des citoyens
yougoslaves dans le milieu des années 1950.
36
Depuis la sortie de guerre, le pays est enlisé dans une crise économique et politique interminable.
Récemment, à la suite des élections législatives d’octobre 2010, en raison de la contradiction entre le
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
127
l’histoire et la tradition slave pré-chrétienne ainsi que dans le territoire de la
Bosnie-Herzégovine par la reprise du nom toponymique (donc a-national37), la
référence à une identité urbaine par les référents à la ville de Mostar (le pont),
la revendication de lutte contre les ethno-nationalismes, la défense de valeurs
positives telles que le multiculturalisme, sont aussi un moyen pour les
Bochniaques de légitimer leur présence dans la ville à la suite de la tentative de
nettoyage ethnique38, voire de s’arroger une autochtonie supérieure à celle des
Croates (l’hymne des supporters reprend le terme « natifs » pour décrire les
joueurs) et une identité associée à des valeurs positives (urbanité39, tolérance).
Bien qu’à aucun moment le club ne se présente comme l’équipe bochniaque,
l’association est inéluctable. Dans l’ouvrage publié à l’occasion du 75e
anniversaire du club, 75 godina Veleža. Rođeni, les références aux valeurs
comme la multiethnicité et la combativité d’hier et d’aujourd’hui
caractéristiques du FK Velež sont récurrentes ainsi que les références à « notre
peuple », sans que l’on sache s’il s’agit du peuple de Mostar ou du peuple
bochniaque. Les différents témoignages d’anciens dirigeants, membres de
l’administration et joueurs du club sont également jalonnés d’allusions aux
Croates d’en face, souvent associés au fascisme (les évènements du dernier
conflit en rapport avec le FK Velež – spoliation du stade et utilisation comme
camp de détention, cessation des activités du club – sont inscrits dans une
continuité avec ceux de la seconde guerre mondiale alors que Mostar faisait
partie de l’Etat croate indépendant), et au HŠK Zrinjski, symbole de l’ethnonationalisme croate en opposition au multiculturalisme : « Quand la guerre [la
seconde guerre mondiale] est arrivée à notre porte, quand le peuple s’est
révolté, tous les membres du club et de l’administration se sont trouvés du bon
côté dès le premier jour, du côté des partisans. […] dans la dernière guerre de
défense, la génération contemporaine de ‘Veležiens’ a réussi à défendre Mostar
des unités régulières oustacha et tchetnik de la République yougoslave et de la
République de Croatie » (Grebo in Dervišević, 1998, 13) ; « Le stade du Velež
le 09 mai 1993 est devenu une geôle dans laquelle des criminels ont enfermé
des Mostariens innocents. […] à la fin de ces dures luttes politiques, les
résultat des élections et la constitution du pays qui structure le gouvernement sur la base ethnonationale, la Bosnie-Herzégovine est restée sans gouvernement pendant 16 mois, jusqu’en février 2012,
situation qui n’a fait qu’aggraver la précarité économique, renforçant le scepticisme des investisseurs
étrangers, d’un pays dans un équilibre précaire (pour une analyse détaillée de l’enlisement politique de
la Bosnie-Herzégovine à la suite des élections, cf. Rupnik (2010) et Coussot (2011).
37
La distinction entre Bochniaques (ethnonyme contemporain, ex Musulmans pendant la période
yougoslave), Croates et Serbes s’est établie progressivement au cours de l’histoire et les frontières
ethniques se sont renforcées sur la base de l’appartenance confessionnelle à la suite de la
christianisation des Slaves (les Croates au catholicisme, les Serbes à l’orthodoxie) puis de la conversion à
l’islam d’une partie des habitants de la Bosnie-Herzégovine (les Mahométans/Musulmans/Bochniaques
selon les ethnonymes utilisés par les différentes administrations depuis la fin du XIXe) près de cinq
siècles d’occupation ottomane (1463 – 1878, conquête initiée en 1386).
38
Et plus largement en Bosnie-Herzégovine, comme l’atteste la réactivation du mythe de l’origine
bogomile (Rolland, 2005).
39
Sur l’opposition les représentations et la réalité de l’opposition entre villes (modernes, lieu du pouvoir
et de la mixité) et campagnes (traditionnalisme, arriération, endogamie) en Bosnie-Herzégovine, voir
Bougarel (1998).
International Journal of Violence and Schools – 13 – Septembre 2013
128
Mostariens montreront dans une partie jouée par le Velež dans son stade qu’ils
ont encore une fois dans l’histoire vaincu le fascisme » (Oručević40 in
Dervišević, 1998, 9) ; « Dans les lointaines années 1940, les fascistes ont
décrété l’interdiction de toute activité du Velez […] La meilleure preuve de la
victoire du bien sur le mal et de la fin du processus de lutte pour l’unification
de Mostar sera le retour du Velez en son foyer, dans le stade Bijeli Brijeg
[…] » (Balalić41 in Dervišević, 1998, 9-10). Le dualisme est net, d’un côté il y
a les bons, le FK Velež et ses supporters, combattants du fascisme et partisans
du retour à une ville unifiée et multiethnique, de l’autre les mauvais, les
Croates, les nationalistes, artisans de la séparation. La publication date de
1998, les deux équipes de Mostar ne s’étaient encore jamais rencontrées car
elles jouaient dans des fédérations distinctes, le FK Velež au sein de la
Fédération de football de Bosnie-Herzégovine et le HŠK Zrinjski au sein de la
Fédération de football d’Herzeg-Bosnie.
Le club de football croate Zrinjski fondé en 1905 sous l’occupation austrohongroise est interdit en raison des couleurs nationales croates du maillot de
l’équipe en 1945 lorsque la Bosnie-Herzégovine a été intégrée à la Fédération
Socialiste Yougoslave. En 1992, au début du conflit, le parti nationaliste croate
HDZ-BiH cautionne et finance la refondation des anciennes associations
culturelles et sportives croates interdites pendant la période titiste, parmi
lesquelles le HŠK Zrinjski. En août 2001, alors que la ville de Mostar est
encore divisée en 3 municipalités bochniaques et 3 croates, la municipalité
Mostar sud-ouest à majorité croate accorde la location exclusive du stade au
Zrinjski pour une durée de cent ans42.
Zrinjski, ou Zrinski, est le patronyme d’une des plus grandes familles nobles
croate de Croatie43, branche des Šubić, qui a joué un rôle important pendant la
période des batailles contre les armées ottomanes en Europe, et dans la défense
de la Croatie contre l’impérialisme et la tentative de germanisation des
Habsbourg. Nikola Zrinjski (1508-1566) en particulier se distingue à plusieurs
reprises face à l’ennemi ottoman, notamment dans le siège de Vienne en 1529.
Il meurt en héros dans la bataille de Szigetvar contre Soliman le Magnifique en
1566, qui freina l’armée ottomane dans sa tentative de conquête de Vienne
jusqu’à la fin du XVIIe. Petar Zrinjski (1621-1671) et Fran Krsto Frankopan
(famille princière croate) complotent avec les nobles hongrois contre la Cour
de Vienne pour affranchir la Croatie et la Hongrie de son absolutisme.
Démasqués, ils sont tous deux décapités sur la place publique de Vienne en
1671, tandis que leurs familles sont emprisonnées et exterminées.
40
Maire bochniaque de Mostar à l’époque.
41
Président du club à l’époque.
42
De 1992 à 2000, le HŠK Zrinjski a joué au sein de la ligue de football d’Herzeg-Bosnie ; il est passé en
première division de la ligue de la Fédération à la nouvelle saison 2000/2001.
43
Titre de ban ou « vice-roi ».
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
129
L’hymne du club invoque les éléments naturels spécifiques à Mostar pour
qu’ils animent les joueurs sur le terrain, « sois impétueux comme la Neretva »
(budi ko Neretva plah), « que le mistral soit comme le souffle dans ta poitrine »
(nek bura bude grudima dah), « brille dans le jeu comme le soleil de Mostar »
(blistaj ti u igri ko mostarsko sunce) le club est « l’âme/le génie44 de notre
chère Mostar » (dušo duše našega Mostara) ; il fait aussi référence à
l’appartenance nationale croate et territoriale de l’Herzeg-Bosnie, « Zrinjski est
un nom croate glorieux » (Zrinjski je slavno hrvatsko ime), « Zrinjski de
Mostar rouge blanc bleu » (Mostarski Zrinjski, crven bijeli plavi), « à tes côtés
se tient tout le peuple croate » (uz tebe je sav hrvatski puk), « pour toi le cœur
de l’Herzeg-Bosnie » (za tebe srce Herceg-Bosne), « victoire, victoire
maintenant les Croates font la fête » (pobjedu, pobjedu sad Hrvati slave).
Finalement, Mostar appartient aux Croates, c’est le cœur de l’Herzeg-Bosnie
qu’il faut défendre fièrement sur le champ de bataille. D’ailleurs le maillot des
joueurs de l’équipe, blanc orné d’une bande diagonale rouge, fait référence au
symbole de la Mostar croate45. Le bar du club attenant au siège administratif
était décoré de photos du club d’avant la seconde guerre mondiale, de drapeaux
de l’Herzeg-Bosnie, et d’un portrait géant de Mate Boban, Président de la
République Croate d’Herzeg-Bosnie pendant la guerre.
Les plus fervents supporters du HŠK Zrinjski sont les Ultras, leur club a été
fondé en 1994 et a adopté l’aigle comme effigie et le U majuscule comme
symbole ; il est ami du club de supporters Torcida du Hajduk-Split. Pour
certains Mostariens résidents à Mostar ouest, non croates, ce « U » représente
le symbole de « Ustaša » (oustacha), les milices croates fascistes de la seconde
guerre mondiale responsables du massacre de civils serbes en Croatie pendant
la seconde guerre mondiale, appellation qui a ressurgi sur la scène publique
comme hétéro-catégorisation pour les Croates, parfois repris comme autocatégorisation. Alors que le U n’était taggué que sur les murs du stade au début
des années 2000, nous avons constaté en 2007 qu’il tapissait presque tous les
murs des immeubles de Mostar ouest. Les Ultras brandissent des banderoles
aux symboles de l’Herzeg-Bosnie et de Mostar croate pendant les matchs et
s’habillent généralement de couleur noire.
En 1992, le choix de reprendre le nom de l’ancien club par les politiques
croates ainsi que les couleurs du maillot (rouge et blanc du damier croate et des
armoiries du duc/herzeg croate de la région) pour le nouveau club de football
croate de Mostar est triplement significatif. D’une part, il marque la continuité
avec le passé glorieux des grands personnages de l’histoire croate par les
Croates de Bosnie-Herzégovine, façon de revendiquer leur appartenance à la
44
Celui qui fait des miracles.
45
Ce drapeau reprend les armoiries du dernier duc (herzeg) croate de Hum, Stjepan Kosače (1452), qui a
donné son nom à la région.
International Journal of Violence and Schools – 13 – Septembre 2013
130
grande nation croate46, d’autre part, il exprime une forme de revanche sur le
passé communiste et sur la politique du régime titiste défavorable aux Croates
47
, enfin, il signifie la lutte séculaire pour le maintien de l’identité croate dans
un contexte de menace extérieure, ici face à ce que les politiques croates
dénoncent comme hégémonisme politique et culturel bochniaque. Le livre
publié en 1993 à l’occasion de la refondation du HŠK Zrinjski, Hrvatski
Športski Klub (HŠK) « Zrinjski » : 1905-1993, insiste sur la lutte séculaire des
Croates pour préserver leur identité nationale et leur spécificité culturelle en
dépit des dominations successives et interprète la survie du club comme « une
preuve de l’indestructibilité de la volonté d’un peuple » (1993, 21).
Les deux équipes de football et leurs clubs de supporters s’opposent donc en
tout point, identité urbaine, multiculturalisme, continuité avec les valeurs
communistes et référent toponymique du FK Velež, orientation de gauche et
couleur rouge des supporters du Red-Army ; au contraire, défense d’une
identité ethno-nationale, référent historique par le nom d’un héros national,
revanche symbolique sur le passé communiste pour le HŠK Zrinjski,
orientation de droite et couleur noire pour les supporters Ultras qui
revendiquent un territoire ethniquement homogène (l’Herzeg-Bosnie croate).
Malgré cela, la composition de l’équipe croate en 2000 déjà, comme
aujourd’hui, était plus mixte que celle de l’équipe bochniaque qui a fait du
multiculturalisme sa valeur centrale, dont la plupart des joueurs à ce jour
encore sont bochniaques, ce à quoi l’entraîneur rencontré à l’époque du terrain
avait répondu que « des joueurs croates ont participé à la sélection mais aucun
n’avait le niveau ». Les derbies constituent une occasion de mise en scène de
ces antagonismes selon le code propre au supportérisme, d’affrontement
symbolique sur le terrain de football et révèlent les préoccupations des gens
ordinaires.
LES DERBIES : LES JOUTES VERBALES COMME MODE DE
COMMUNICATION INTERETHNIQUE
Les études en sciences sociales du phénomène footballistique, et sportif plus
généralement, en France et à l’étranger, à l’échelle macroscopique comme
46
D’autant plus par rapport à la revendication initiale d’annexion à la Croatie qu’à l’époque du haut
Moyen-Age lorsque le pouvoir des Zrinsjki se renforce, une branche de la famille par alliance qui a
donné naissance à Tvrtko Ier (fils de Jelena Subic et Vladislav Kotromanic – 1338-1391), roi de Bosnie, de
Croatie, de Dalmatie, de Rascie (ancien royaume serbe), période d’extension maximale du Royaume de
Bosnie à la fin du XIVe.
47
En raison de l’alliance entre la Croatie indépendante de Pavelic et de l’Allemagne nazie pendant le
seconde guerre mondiale, des sources historiques comme les politiques croates locaux avancent que les
Croates étaient défavorisés (attribution de l’emploi, du logement, politique culturelle). A Mostar, tous
les monuments à la gloire du communisme (hormis le monument des partisans) situés à Mostar ouest
ont été détruits, les noms de rues et de place remplacés par des noms de personnages et de villes
croates.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
131
microscopique sont nombreuses. Loin de se contredire, elles s’éclairent
mutuellement et dans leurs considérations générales insistent moins sur la
dimension proprement sportive, technique et artistique du football, que sur sa
dimension sociale et socialisatrice comme spectacle populaire et comme lieu
d’expression des émotions et des valeurs, sur sa dimension rituelle voire
presque initiatique avec une forme de rapport au sacré, sur sa dimension
identitaire (articulant identité individuelle, identité de genre et identité
collective), sur sa dimension agonistique l’apparentant à une guerre ritualisée,
et sur sa dimension politique. Institution totale ou un fait social total des
sociétés modernes contemporaines pour certains auteurs (Bromberger, 1995 ;
Gaboriau, 2003), le football offre une grille de lecture privilégiée des différents
domaines de la vie sociale tel un microcosme, au point d’assimiler le match à
un « baromètre des tensions sociales » (Bromberger, 1998). En cela, une
analyse ethnologique du football à Mostar ne bouleverse pas les analyses
antérieures, mais permet une approche privilégiée des antagonismes ethniques
en Bosnie-Herzégovine après la guerre des années 1990.
Comme l’a montré Barth (1969), dans les processus de construction de
l’identité et de l’altérité au cœur de la définition de l’ethnicité, tout se joue dans
la zone de contact entre les groupes, dans l’interaction qui se crée et se recrée,
si bien que l’ethnicité constitue un processus dynamique ; c’est pourquoi il
propose de déplacer le regard au niveau de la frontière entre les groupes. Le
match de football dans le contexte particulier de Mostar des années
d’immédiate après guerre, où les deux équipes de football représentent les deux
groupes ethno-nationaux qui se sont affrontés physiquement pendant le dernier
conflit, les derbies sont l’occasion d’exalter les appartenances ethniques et de
renforcer les barrières entre les groupes. Toutefois, le temps du derby et
l’espace du stade, bien que rigoureusement organisés de façon à éviter tout
contact physique entre les supporters des deux clubs, constitue une occasion
extra-ordinaire de face-à-face entre personnes qui ne se rencontraient pas dans
la vie quotidienne, une occasion de communication sur le mode linguistique
propre au spectacle sportif.
Le premier derby amical dans le stade Bijeli Brijeg, occasion du premier
« retour » du FK Velež dans son stade depuis 1993, a eu lieu le 13 août 2000.
Quelques jours avant, les Mostariens rencontrés, peu loquaces à ce sujet,
exprimaient seulement leur préoccupation que tout débordement puisse se
transformer en nouveau conflit entre l’est et l’ouest de la ville, d’autant plus
que l’annulation précédente de la rencontre avait provoqué des émeutes en mai
1999 à la limite entre l’est et l’ouest. Finalement, le match s’est déroulé dans le
calme grâce à la mobilisation de quatre cent policiers pour assurer le contrôle
de la ville, escorter l’équipe FK Velež et les trois autocars de supporters du
Red-Army dans la partie ouest. Dans le stade, les supporters avaient été
soigneusement séparés et, ironie du sort, la configuration du stade voulant, ils
étaient répartis en face à face suivant la division de la ville : les supporters du
International Journal of Violence and Schools – 13 – Septembre 2013
132
Red Army à l’est et les supporters du HŠK Zrinjski à l’ouest. Les jours suivant,
aucun des commentaires des quotidiens et hebdomadaires ne faisaient écho au
résultat du match, 2 à 0 pour le club croate, aux stratégies de défense des
équipes ou au style des joueurs, mais tous insistaient sur les slogans scandés
par les spectateurs durant la partie : « on encu… Tudjman et la cour des bans48,
nous avons Neum49 et notre mer », « rendez nous nos appartements50 »
hurlaient les supporters du FK Velež, auxquels les supporters du HŠK Zrinjski
répondaient « on ne vous rendra pas vos appartements », « on encu… Sarajevo,
on encu… Željo51, on encu… Velež et toute la Bosnie » ; les supporters
bochniaques répliquant par « nous sommes à Tito et Tito est à nous », « Allah
est grand », « oustachi, oustachi52 » et les supporters croates par « il est trop tôt
pour les baliji53 à Bijeli Brijeg », « on encu… votre Islam », « péquenots,
péquenots54 », etc. Les slogans alternaient donc les références à la politique et à
la religion, sur un ton provocateur et insultant, illustrant à la fois les
préoccupations de l’époque et les tensions entre les deux groupes ethnonationaux se rejetant mutuellement dans l’altérité la plus radicale. Les médias
écrits reproduisaient les représentations stéréotypées et certains, comme
l’hebdomadaire bochniaque Slobodna Bosna, n’hésitaient pas à rappeler
sarcastiquement les évènements tragiques récents de la guerre : « La dernière
fois que les Bochniaques, à l’ouest de la Neretva ont foulé l’herbe du stade, fut
le 09 mai 1993, dans leur formation la plus forte. Les sélectionneurs Mladen
Nateletić Tuta et Vinko Martinović Stela55 ont choisi les candidats aux
prochaines préparations physiques aux centres sportifs Heliodrom et Dretelj »
(édition du 17 août 2000).
A Mostar, le derby offre donc à la fois une occasion de réactualisation
symbolique des frontières ethniques par la défense des couleurs ethnonationales des équipes et en même temps de dépassement de ces dernières dans
48
Edifice historique du XIXe situé dans la capitale croate Zagreb, palais des comtes ; il accueillit la
présidence croate sous Ante Pavelic (Croatie indépendante – 1941-1945), fut le siège de la présidence
de la république croate pendant la période socialiste et du nouveau gouvernement de la République de
Croatie depuis 1991.
49
Seul accès à la mer de la Bosnie-Herzégovine qui coupe en deux la côte croate sur une bande de 10
kilomètres au sud près de Dubrovnik.
50
Une des lignes de la politique du HDZ-BiH à Mostar (comme dans le reste de l’Herzégovine
occidentale) était de maintenir la partie ouest de la ville la plus homogène ethniquement, entravant le
processus de retour des déplacés, de manière à maintenir son pouvoir et la séparation ethnique des
institutions.
51
FK Željezničar, club de football de la capitale Sarajevo que les Croates de Bosnie-Herzégovine
considèrent comme le centre de l’hégémonisme bochniaque.
52
Miliciens croates fascistes de la seconde guerre mondiale.
53
Balija est un terme à connotation péjorative désignant les musulmans.
54
Seljaci.
55
Tuta et Stela étaient les principaux responsables des forces armées croates de Bosnie (HVO) qui
organisèrent le nettoyage ethnique de la partie ouest de Mostar et l’internement d’une partie des
Bochniaques de la ville dans des camps de prisonniers à proximité de la ville, après les avoir divisés dans
le stade. Ils ont tous deux été inculpés et condamnés par le TPIY pour crimes de guerre.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
133
une relation de communication sous forme d’opposition. En ce sens, en
transposant l’analyse de Bourdieu des frontières régionales56 aux frontières
symboliques et matérielles (linguistiques57 en particulier) de l’identité
ethnique, les interactions verbales entre les supporters des deux équipes rivales
ont un effet performatif. En exprimant une ethnicité exclusive, elles participent
de sa construction, de son être : « Cet acte de droit consistant à affirmer avec
autorité une vérité qui a force de loi est un acte de connaissance qui, étant
fondé, comme tout pouvoir symbolique, sur la reconnaissance, produit à
l’existence ce qu’il énonce […]. Lors même qu’il ne fait que dire avec autorité
ce qui est, lors même qu’il se contente d’énoncer l’être, l’auctor produit un
changement dans l’être : par le fait de dire les choses avec autorité, c’est-à-dire
à la face de tous et au nom de tous, publiquement et officiellement, il les
arrache à l’arbitraire, il les sanctionne, les consacre, les faisant exister comme
dignes d’exister, comme conforme à la nature des choses, ‘naturelles’ »
(Bourdieu, 1982, 138). La force d’efficacité du discours performatif dans notre
contexte ne dépend pas tant de l’autorité de celui qui l’énonce, le groupe de
supporters, que de la vision unique de son identité de groupe ethno-national
(Bourdieu, 1982, 140-141) et surtout des structures et institutions
(administration, enseignement, etc.) qui font autorité, fondent et renforcent en
permanence dans l’espace-temps ordinaire les barrières ethniques. La
composition de l’équipe montre le dépassement possible de ces frontières avec
la sélection de joueurs d’après leur capacité sportive plutôt que d’après leur
origine ethno-nationale, dans la transformation de l’identité ethnique
individuelle de l’homme en identité ethnique collective du joueur de football
représentée par le maillot. A travers la passion pour le football s’expriment des
préoccupations et se dévoilent des enjeux symboliques et réels, au niveau local
comme global, en particulier en période de crise (économique, sociale,
politique58). L’identification ethno-nationale s’offre parfois come un repli
sécurisant pour l’individu face à l’incertitude et sert de base à la constitution de
groupes d’intérêts constituant une « communauté imaginaire et imaginée »
(Anderson, 2002) représentée comme homogène, d’autant plus facilement
lorsque les catégorisations ethno-nationales sont ancrées dans les modes de
penser et d’administrer. Le moment du match constitue une temporalité
extraordinaire dans laquelle prend corps matériellement la communauté, les
spectateurs formant une communauté non plus imaginaire, mais réelle (toutes
les catégories socio-professionnelles sont unies dans la bataille face à l’ennemi
commun et par une passion commune) symbolisée par la nation.
56
Il prend l’exemple de l’Occitanie et de la langue occitane (1982 : 139-140).
57
La langue ou plutôt les langues reconstituées (ethniquement épurées – le croate – ou ethniquement
revitalisée – le bosnien – constituent l’un des principaux arguments du maintien des institutions
séparées (en particulier en matière d’éducation) des politiques nationalistes qui érigent des frontières
ethniques inexistantes jusque-là (les habitants de la Bosnie-Herzégovine parlaient tous la même mangue
caractérisée par des spécificités régionales et locales et non pas ethniques.
58
Cf. « l’affaire » des quotas en France dans la sélection de l’équipe nationale d’avril 2011.
International Journal of Violence and Schools – 13 – Septembre 2013
134
Le match de football entre équipes représentant différents groupes ethnonationaux cristallise en effet les tensions entre les groupes, voire participe de
leur exacerbation ; néanmoins il constitue un espace-temps de rencontre entre
soi et avec l’Autre, de reconnaissance de l’adversaire et de communication sur
un mode particulier entre les spectateurs, gens ordinaires, réunis par deux
passions communes (le football et la nation) qui, dans la temporalité ordinaire,
évitaient toute occasion de se croiser à l’époque de l’enquête ethnographique.
Lors du match, les actions se situent à deux niveaux, sur le terrain entre les
footballeurs qui jouent la partie et parallèlement dans les tribunes entre les
spectateurs qui jouent un drame. Ce drame fonctionne comme soupape de
sécurité, qui permet d’exprimer sous forme de joutes verbales (insulte,
dénigrement, ironie, provocation, défi), les émotions les plus extrêmes face à
l’adversaire qu’il faut abattre symboliquement, sans conséquences une fois le
match terminé car cela est admis dans les règles du jeu. Le stade est l’un des
rares espaces publics où, en soutenant les équipes qui défendent une
appartenance ethno-nationale exclusive, les gens ordinaires peuvent s’autoriser
à exprimer passionnément, exagérément et de façon stéréotypée leur
représentation de la différence avec l’Autre, tout en révélant certaines de leurs
préoccupations profondes, par rapport à cet Autre incarné par les joueurs et les
supporters de l’équipe adverse, en puisant dans le réservoir de l’imaginaire
national (Anderson, 2002 ; Appadurai, 2005). Ce d’autant plus qu’une part
importante du public des stades est plutôt jeune, passionnée, et que le
supportérisme peut être assimilé à un rite de passage de l’adolescence à l’âge
adulte dans les sociétés européennes contemporaines (Bromberger, 1995). Le
supportérisme constitue aussi un moyen d’apprentissage de ce tout complexe
désigné comme l’identité, insistant tantôt sur l’appartenance ethnique et
nationale comme en Bosnie-Herzégovine contemporaine, tantôt sur
l’appartenance confessionnelle, professionnelle, ou locale/territoriale ailleurs
en Europe occidentale selon les époques. C’est lorsque la guerre se termine que
les compétitions sportives reprennent, même si la bataille se poursuit sur la
scène politique et sur le terrain de football. D’autres, anciens supporters
mostariens du FK Velež et amateurs de football dans sa dimension sportive et
non pas politique, qui ne cherchaient qu’un moment de détente, préféraient
suivre les équipes étrangères, en particulier italiennes et allemandes.
Contrairement à l’image des guerres en ex-Yougoslavie véhiculée par bon
nombre de médias et de discours politiques sur la scène internationale, qui les
ont qualifiées de « balkaniques59 », « fratricides », « barbares », « guerre de
religion », imputées à des haines ancestrales, le conflit qui a ravagé la BosnieHerzégovine a des origines proprement modernes (la construction des Etatsnations balkaniques au XIXe selon le principe des nationalités et l’adoption du
modèle soviétique de la nation – Gossiaux, 1997) et des moyens d’action
59
Balkan étant très souvent associé depuis le XIXe à l’idée d’arriération par rapport au reste de l’Europe
occidentale des Lumières (Todorova, 1996), ainsi qu’à
balkanisation comme synonyme de
fragmentation violente.
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
interethnique dans les Balkans.
135
postmodernes (propagande médiatique et instrumentalisation de la peur, usage
des
catégories
internationales
des
crimes
contre
l’Humanité,
instrumentalisation des acteurs internationaux, armement technologique –
Sorajbi, 1994). Sans la crise économique et politique profonde de l’après-Tito,
sans doute un tel conflit n’aurait-il pas eu lieu. Les intérêts des différents
groupes ont été défendus sur la base de l’appartenance ethno-nationale et non
de l’appartenance sociale, parce que la structure ethnique de la Yougoslavie
(seul Etat fédéral des Balkans socialistes) et la transition démocratique
paradoxalement ont favorisé l’émergence de groupes d’intérêts et de leaders
politiques fondés sur l’ethnicité. Sous la couverture de la défense de la
spécificité culturelle de chaque groupe et l’idée qu’elle ne peut être assurée que
si chaque groupe est autonome politiquement selon la rhétorique nationaliste,
ce sont essentiellement des intérêts politiques et économiques qui sont en jeu,
et ceux d’une élite parmi les groupes, les véritables enjeux étant masqués par
une illusion d’intérêts de groupe ethnique qui tend à réduire les disparités
sociales à l’intérieur même des groupes. Après un conflit d’une telle violence
que celui qui s’est déroulé sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine et dont la
population civile était la cible (la seule façon de diviser le pays étant de
détruire les bonnes relations de voisinage des gens ordinaires 60 et de réinvestir
le passé d’un sens négatif), la mémoire vive des crimes et la peur de l’Autre se
maintiennent et se transmettent d’autant plus facilement et durablement que la
division est entretenue par divers moyens (système scolaire, médias, langue,
ethnicisation des recrutements dans le monde professionnel, structure ethnique
du gouvernement, etc.), ce qui tend à rendre les frontières ethniques
difficilement franchissables au quotidien pour un grand nombre de citoyens,
particulièrement pour les plus jeunes.
Si le football comme « guerre ritualisée » (Čolović, 1999) permet le
déchaînement des passions nationales dans l’enceinte du stade, les
débordements qui ont parfois lieu aux abords du stade peuvent selon le
contexte, être interprétés comme l’expression symptomatique de problèmes
d’ordre politique, mais encore faut-il toujours être vigilant à ne pas réduire la
complexité de la réalité sociale dans l’analyse des évènements au travers du
prisme de l’ethnicité. Même si nous avons insisté sur les rivalités entre les deux
équipes de Mostar, cette analyse est à replacer dans le contexte de l’enquête
ethnographique dans l’immédiate après-guerre et dans le contexte plus global
des autres lignes de fracture qui traversaient les grands clivages ethnonationaux, à l’encontre des discours politiques soulignant l’homogénéité des
communautés (bochniaques, croates et serbes). En effet, les habitants du pays
se distinguent également selon l’origine régionale entre Bosniens et
Herzégoviniens, entre réfugiés de retour, déplacés et habitants « de souche »,
entre Bochniaques musulmans pratiquants ou non, entre Croates catholiques
60
Relations de bon voisinage décrites par Bringa (1998) dans son étude ethnologique réalisée dans un
petit village mixte bosno-croate de Bosnie centrale à la fin des années 1980.
International Journal of Violence and Schools – 13 – Septembre 2013
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fidèles de l’Eglise séculière ou des franciscains, etc. ; en outre, des relations
interethniques et interpersonnelles se sont parfois maintenues ou reconstituées
après le conflit selon l’expérience de la guerre des individus.
Les évènements qui ont lieu entre supporters des équipes de football à
l’occasion des rencontres sportives au niveau national et international 61 sont
révélateurs du climat de tension qui peut s’instaurer à un moment donné entre
les groupes ethno-nationaux représentés par les clubs, des modes d’affiliation
des habitants du pays et de leurs représentants au gouvernement 62. Ce climat
est grandement déterminé par les relations entre ces derniers, sensibles dans les
déclarations publiques, lors de débat politiques, etc. En ne prêtant pas
seulement attention aux évènements violents voir aux affrontements physiques
qui font la une des médias, mais à l’ensemble des rencontres, la plupart des
matchs se déroulaient sans incidents majeurs, même s’il s’agissait d’un calme
précaire assuré en grande partie par la présence massive des forces de l’ordre.
Depuis le milieu des années 2000, les épisodes d’affrontements violents entre
supporters augmentent à l’occasion des matchs de football opposant les équipes
représentant les groupes ethno-nationaux. Une analyse plus approfondie et
contextualisée devrait permettre d’apporter d’autres éléments d’analyse ou de
conforter l’interprétation de ce regain de violence en rapport avec la
« génération 1990 », la nouvelle génération des jeunes supporters nés pendant
et immédiatement après la guerre qui n’a pas connu le vivre ensemble et qui a
été scolarisée dans des établissements scolaires ségrégués.
61
Les supporters Ultras du HŠK Zrinjski ont déferlé à Mostar est et se sont affrontés à des habitants
bochniaques à la suite de la défaite de l’équipe nationale de Croatie contre la Turquie lors de la coupe
de l’UEFA en juin 2008 ; les Ultras du Zrinjski et les Grobari (« fossoyeurs ») de l’équipe serbe Partizan de
Belgrade se sont affrontés violemment dans les rues de Mostar ouest en juillet 2007 dans le cadre des
qualifications pour l’UEFA ; le match Italie/Serbie d’octobre 2010 annulé en raison des débordements
violents des supporters de l’Etoile rouge de Belgrade, etc.
62
Certains représentants politiques en Bosnie-Herzégovine soutiennent les équipes nationales des pays
voisins, comme Dominkovic alors Président croate de la Fédération bosno-croate qui assiste vêtu du
maillot de l’équipe le match de l’équipe nationale de Croatie dans le cadre de la coupe de l’UEFA en juin
2008
(http://www.balcanicaucaso.org/aree/Bosnia-Erzegovina/Il-calcio-di-Dayton,
consulté
le
20/03/11).
De la violence guerrière à l’affrontement symbolique : agonisme sportif et communication
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