Dans la voiture, les enfants hurlent et les klaxons. Kees sursauta. Il

Transcription

Dans la voiture, les enfants hurlent et les klaxons. Kees sursauta. Il
Machinaction
Dans la voiture,
les enfants hurlent
et les klaxons.
Kees sursauta. Il leva les yeux du compteur, tout en enregistrant
machinalement la vitesse : 220 km/h. Devant lui, le bolide
s’éloignait déjà tandis que, étrangement, l’intensité de son klaxon
semblait peu décroître. Kees n’en revenait pas : qu’il se soit fait
surprendre parce qu’il profitait du tracé rectiligne de l’autoroute
pour garder les yeux rivés sur le compteur, d’accord ; mais qu’il ait
été doublé, puis laissé si rapidement dans les choux, comment étaitce possible ?
En tout cas, il lui fallait laver l’affront ! Laver l’affront, aller à
fond… il écrasa donc l’accélérateur d’un pied rageur et constata
avec bonheur que sa Lamborghari répondait vigoureusement à sa
sollicitation. Ses yeux plongèrent vers le compteur, mais la vue de
ce dernier lui rappela la cause de sa situation : il ne s’agissait pas de
se laisser à nouveau distraire par la douce dérive de l’aiguille, mais
de rattraper l’Autre. Il releva donc les yeux, tout en se crispant sur
le volant, et chercha sa cible. Stupeur : elle était déjà bien loin et,
tandis qu’il sentait que l’accélération de son propre véhicule se poursuivait heureusement, il voyait l’Autre prendre encore plus de
vitesse et lui échapper rapidement.
Le sang de Kees ne fit qu’un tour et il décida de changer de
niveau : puisqu’il fallait manifestement jouer dans la cour des
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grands, il appuya résolument sur le Bouton Rouge. Le réacteur s’alluma instantanément et Kees fut cloué à son siège par l’accélération,
sans commune mesure avait celle qu’il avait ressentie durant les
secondes précédentes. La seule absence de mouvement qui subsistait était celle sur son visage : sourire du plaisir-délire de cette
conduite folle et de la certitude de battre l’Autre à plate couture…
ou rictus figé du pilote de chasse au décollage, incrusté dans son
siège, le souffle coupé ? Quelques secondes s’écoulèrent et la
réponse à cette question ne laissa plus aucun doute. En effet, il
s’agissait clairement d’une grimace, provoquée par l’exaspération
de Kees : aussi incroyable que cela puisse paraître, l’Autre continuait
à faire croître la distance qui les séparait, tout en maintenant l’amplitude du désagréable son de klaxon qu’il infligeait aux oreilles de
Kees, voire en faisant augmenter ce niveau sonore lui aussi, semblat-il à Kees.
Maintenant en sueur, Kees s’accorda une seconde de conseil de
guerre et se résolut à passer à l’ultime niveau. Il empoigna la crosse
noire, ajusta l’Autre au centre du viseur et appuya sur la gâchette.
Tandis que le missile partait, il bougea la tête pour suivre sa trajectoire en vision directe. Quelques secondes encore, la certitude que le
projectile convergeait bien vers sa cible et celle-ci vola en éclats
sans équivoque : un pneu d’un côté, une porte de l’autre, le capot
dans une troisième direction… Kees éclata d’un rire nerveux, faisant
trembler le sommier, tandis que son bras droit tendu en signe de
victoire repoussait le drap de dessus.
Sa joie fut pourtant de courte durée : alors que la fumée ne lui
permettait pas encore de vérifier l’anéantissement de l’Autre, il
s’aperçut soudain que son klaxon hurlait encore plus fort qu’auparavant. Cet horrible klaxon, si semblable à celui qui tourmentait Kees
tous les matins… « Bon Dieu, le klaxon ! » : Kees se redressa
brutalement, achevant de faire valser le drap. Le cœur battant, effectivement en sueur, il se tourna prestement vers la table de chevet et
appuya sur le Bouton Rouge, arrêtant ainsi le bruit strident de son
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réveil-alarme-voiture, qui le tirait du sommeil tous les matins où il
acceptait de travailler… jusqu’à ce jour.
Kees s’assit au bord du lit, respira profondément et resta un
moment immobile, autant pour laisser l’aiguille du compteur de son
cœur redescendre – enfin, son rythme cardiaque diminuer – que pour
rassembler ses esprits. Quel drôle de rêve ! Tout en y réfléchissant,
Kees se leva, s’approcha de l’ordinateur encore allumé, cliqua sur
« terminer la partie », puis passa à la salle de bains.
Le programme de la journée était maintenant redevenu clair dans
son esprit. Il ne s’agissait pas d’être sale ou mal habillé pour la
réception. S’il avait accepté de se lever aussi précocement pour la
dernière fois, c’était précisément pour avoir le temps de se préparer
tranquillement et arriver tôt à cette cérémonie. Il passa donc à la
douche, se savonna copieusement, puis sortit et s’essuya minutieusement, pour être aussi luisant qu’une belle carrosserie. Un coup
de soufflerie sur les cheveux, une raie rectiligne d’autoroute et sa
carcasse fut prête. Restait l’habillage. Le choix du T-shirt fut le plus
dur : il fallait être à la hauteur de l’événement ! Il hésita longuement
entre celui représentant une Lamborghini LP640 Roadster et celui
décoré d’une Ferrari 16M Spider, envisagea un moment de mettre
les deux l’un sur l’autre, puis décida finalement de le jouer à la
loyale : celui qui aurait le plus de chevaux l’emporterait.
La casquette fut la dernière épreuve. Le problème n’était pas cette
fois-ci le choix du modèle, mais la position de l’accessoire essentiel.
Kees passa longtemps devant le rétroviseur – enfin, la glace – pour
que son couvre-chef soit exactement de travers comme il fallait.
Après une dernière vérification, à gauche, à droite – et clignotant
– il accéléra dans l’entrée de son appartement, puis franchit le seuil
tout en allumant les feux dans le couloir de l’immeuble. Il verrouilla
sa porte et se mit fièrement en route.
Il perdit de sa superbe quand il fut dehors. D’un côté, il aurait dû
être heureux du temps radieux, un temps qui se prêtait à déambuler
longuement en voiture. Oui, mais d’un autre côté, pour l’heure, tout
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le monde allait le regarder marcher piteusement jusqu’à l’arrêt de
bus et celui-ci allait sûrement tarder à venir, pour que davantage de
monde puisse le dévisager. Il hésita un moment à se rendre à pied à
sa destination, mais tout de même, déjà qu’il s’était levé tôt, il n’allait pas en plus marcher !
Heureusement, il se souvint soudain de sa nouvelle condition et
s’offrit donc un taxi. Le chauffeur le regarda d’un air un peu
suspicieux au départ, mais accepta de le prendre en charge : ce
n’était pas là le type de client qu’il préférait, mais il fallait bien
manger ! À chacun sa frustration : de son côté, Kees regrettait de ne
pas conduire, mais il se consolait en pensant à l’avenir. Il fit discrètement arrêter le chauffeur un peu avant sa destination, lui laissa un
large pourboire pour voir quel effet cela produisait et acheva son
trajet à pied, incognito.
Dès que Kees fut visible de l’agence, le Directeur s’élança vers
lui. Kees eut un premier réflexe de défense, habitué à ce que les rares
personnes qui initiaient une interaction avec lui se placent d’emblée
sur le registre de l’agressivité. Il se détendit immédiatement en se
rendant compte que la raison de sa venue ne pouvait que mettre le
Directeur en bonne disposition à son égard. Mais cette détente fut
elle-même de courte durée : compte tenu justement de l’objet de sa
visite, le fait que le Directeur se précipite ainsi vers lui signifiait
sûrement qu’un grand malheur était arrivé !
Heureusement pour le cœur de Kees, le Directeur mit lui-même
fin à cette succession de bouffées de sentiments contradictoires –
véritables accélérations/décélérations émotionnelles – en lui ouvrant
la porte et en lui annonçant avec un grand sourire : « Monsieur van
de Kerkhof, quel plaisir de vous revoir ! Votre bijou est là et vous
allez pouvoir le réceptionner tout de suite ».
Kees poussa un soupir de soulagement. Décidément, il n’était pas
fait pour la série de coups au cœur qu’il subissait depuis quelques
jours, sans doute trop ramolli par des années de vie fade et lente…
sauf quand il conduisait (virtuellement). Ainsi rassuré, Kees s’em32
pressa de sortir son carnet de chèques flambant neuf. « Oh, nous
verrons cela plus tard » objecta le Directeur d’une voix douce. « Je
vais d’abord vous amener à votre bolide » enchaîna-t-il, tout en
tendant le bras vers une toile dorée qui recouvrait un modèle placé à
l’abri, à une extrémité du hall d’exposition. Kees suivit du regard la
direction pointée par le Directeur, puis s’élança dans les roues de ce
dernier vers l’objet tant convoité, sur un petit nuage. Quand deux
employés de la concession dévoilèrent enfin Sa Voiture, il craignit
un instant qu’une larme inavouable au coin de son œil leur montre
qu’il n’avait pas la carrure nécessaire pour dominer le monstre. Il
s’en approcha dans le silence général, puis le Directeur lui chuchota
« installez-vous, je vous en prie ». En pénétrant dans la bête, il ne se
rendit même pas compte que sa casquette effleurait l’habitacle, si
bien qu’elle cessa d’être de travers comme il fallait ! Il se saisit du
volant dans un rêve. Le Directeur, ainsi que ses aides, eurent le tact
de s’éloigner pendant ce moment si intense…
Kees reprit ses esprits avec un léger flottement : le klaxon avaitil vraiment sonné ? Oui, d’ailleurs il l’avait arrêté et s’était levé.
L’histoire du bolide n’était qu’un rêve, alors ? Oui, c’était bien ça,
puisqu’il s’était réveillé… mais non, quelque chose ne collait pas !
Ça y est, en fait, il y avait deux histoires de bolides : la première,
celle du bolide de l’Autre, n’était qu’un mauvais rêve, mais la deuxième, celle de son propre bijou, était bien réelle… ou plutôt, c’était
son rêve de toujours qui devenait enfin réalité. Tout en gardant les
mains sur le volant, Kees tourna la tête : autour de lui, tout paraissait
calme dans la concession automobile. Il aperçut le Directeur qui
venait vers lui depuis les bureaux situés à l’autre bout du hall d’exposition, tout en parcourant une liasse de papiers. Quand il arriva à
côté de la voiture qu’occupait Kees, il leva les yeux vers ce dernier
et lui annonça d’un air détaché : « Ça y est, j’ai les papiers du
véhicule. Je vais vous expliquer son fonctionnement en détail et
nous verrons ensuite les aspects administratifs ». Kees eut l’impression rassurante de replonger pleinement dans la réalité. Il serra un
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peu plus le volant pour s’assurer de sa présence et pria le ciel que le
Directeur et les employés n’aient pas perçu l’état dans lequel il
s’était trouvé pendant quelques minutes. Il s’efforça de prendre un
air posé lui aussi et répondit au Directeur : « Je vous écoute ».
Il est souvent difficile de savoir si les marchands de voitures vous
racontent la vérité. Au moins, Kees fut pleinement rassuré sur un
point : le Directeur lui avait affirmé qu’il lui détaillerait comment
fonctionnait ce modèle si particulier ; eh bien, il tint largement ses
promesses, du moins avec l’aide du chef d’atelier. Kees se félicita de
s’être présenté à l’agence en début de matinée, car celle-ci lui
sembla bien entamée quand ses hôtes finirent de lui décrire le
dernier des multiples gadgets électroniques que contenait son bolide.
Kees but avidement toutes les explications du Directeur, en fait
souvent complétées par celles du chef d’atelier, qui était manifestement plus versé sur les spécificités techniques de ce modèle. Mais,
à la fin de cette description, Kees n’était plus sûr d’avoir tout
mémorisé. Qu’importe, il disposait de toute façon d’une volumineuse documentation sur papier glacé. De plus, le chef d’atelier
lui avait dit qu’il pourrait revenir quand il le souhaitait à l’agence,
s’il avait des difficultés à utiliser un des équipements informatiques
dont son modèle était pourvu.
L’esprit chargé de toutes ces données, Kees abandonna pendant
quelques minutes son précieux bien, pour régler dans le bureau du
Directeur les questions financières laissées de côté jusque-là. Cette
étape eut au moins le mérite de lui remettre les idées en place : quand
il regarda la longueur de la série de chiffres qu’il venait d’écrire sur
son chèque, il s’accorda quelques secondes pour se persuader qu’il
voulait réellement signer un tel document. La plume lui sembla
crisser douloureusement sur le papier et il ne fut pas sûr que le
déchirement qu’il perçut provînt plus du chèque arraché à sa souche
que de son propre sentiment à l’égard de ce « pauvre » chèque qui
le quittait. Il lança alors un regard à sa voiture et, en un instant,
retrouva la conviction qu’il avait pris la bonne décision. Il tendit le
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chèque au Directeur d’un air décidé et se sentit plus léger (financièrement ?).
Tandis que le Directeur se lançait dans de respectueux remerciements, Kees se leva rapidement : plus un instant à perdre, il
remplissait maintenant toutes les conditions pour commencer la
partie ! En quelques secondes, il fut dans l’habitacle, la casquette
définitivement hors course. Entouré de tout le staff, il tourna la clé
de contact et apprécia immédiatement le vrombissement du moteur.
Tandis que le chef d’atelier lui criait à travers la vitre gauche ouverte
qu’il fallait y aller très doucement avec l’accélérateur, surtout
pendant les premières centaines de kilomètres, le Directeur essaya
de lui faire parvenir par l’autre vitre quelques dernières civilités :
« Au revoir, Monsieur van de Kerkhof ; bonne route et surtout
revenez nous voir si vous gagnez encore au loto… ». Était-ce à cause
du bruit de moteur ou parce qu’il avait la tête ailleurs, Kees n’entendit pas grand-chose de ces derniers commentaires. Il jeta malgré
tout un coup d’œil dans le rétroviseur quand il fut dans la rue,
aperçut des balancements de bras devant l’agence et y répondit luimême d’une main longuement tendue hors de sa voiture, sur le capot
de laquelle s’étalait un gros « Just married » virtuel. Peut-être même
était-elle suivie d’une cohorte de casseroles attachées à son parechocs, mais le bruit de son moteur était tel qu’on ne pouvait les
entendre cogner le bitume.
Il s’ensuivit un moment de forte tension nerveuse : Kees menait
cette première sortie avec beaucoup de prudence, épiant le moindre
aspect du comportement de sa partenaire. En retour, la voiture
répondait avec précision à la moindre de ses demandes, si bien qu’il
sentit une réelle complicité s’instaurer entre eux dès le premier jour.
Lorsqu’il la ramena le soir au garage qu’il avait loué pour elle, il
perçut que l’énergie de chacun d’entre eux faiblissait progressivement, tandis qu’ils s’approchaient de la noire porte de leur séparation. Pourtant, il fallait bien qu’il rentre manger, après avoir fait le
plein à la station-service du quartier. La voiture lui sembla d’ailleurs
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hoqueter légèrement à cette occasion, mais il la connaissait encore
trop peu pour savoir s’il y avait là matière à s’inquiéter… et puis, à
ce moment-là, il était surtout troublé par le long défilement des
chiffres du compteur de la pompe à essence. Certes, il avait gagné
beaucoup au loto, mais tout de même, entre l’achat de la voiture, la
location du garage et maintenant l’essence, il ne faudrait pas qu’il se
retrouve à sec ! Il allait devoir vérifier tout ça avec son nouveau
banquier. Ah, s’il avait su faire ses comptes lui-même !
Ce soir-là, Kees se sentit bien seul, chose qui ne lui était pas
arrivée depuis longtemps. Depuis quand, justement ? Il y réfléchit
longuement dans son lit. Cela remontait sans doute à une période
antérieure à l’achat de l’ordinateur et des jeux.
Le lendemain, il se leva avec une ardeur qu’il n’avait pas eue
depuis de nombreux mois, voire des années. Sa séance d’habillage
fut cette fois-ci plus sommaire, sauf pour la casquette, tout de même.
Il prit soin de se munir du sachet contenant l’écusson et s’en fut à
son garage. Le soleil était encore au rendez-vous et, quand il envahit
le box ouvert par Kees, la silhouette de la voiture s’étira sous la
lumière. Kees regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne
le surveillait et sortit l’écusson… son écusson, ou plutôt celui qu’il
avait fait faire pour sa voiture : un « Lamborghari » en lettres
dorées ! Il n’avait pas osé en parler à l’agence, craignant des
moqueries, mais il en rêvait depuis tellement longtemps que, quand
cette voiture était passée de son imaginaire à la réalité, il n’avait pas
résisté à l’envie de lui associer l’écusson mythique qu’il imaginait
sur elle, le soir dans son lit, depuis tant d’années. Il avait donc fait
réaliser l’objet discrètement, auprès d’un artisan à qui il n’avait pas
révélé l’usage de cette étrange inscription.
Kees se glissa donc au fond du garage et appliqua fermement
l’écusson auto-collant sur le capot arrière de la voiture. Celui-ci lui
sembla se dérober sous sa pression et il eut peur de l’abîmer.
Pourtant, ce n’était pas une vulgaire carcasse de plastique qui constituait son coffre ! Par sécurité, il activa l’ouverture électronique de
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son véhicule – et du coup, temporairement, les phares et l’alarme
sonore. Il souleva le capot et plaça l’écusson à l’endroit qu’il avait
choisi. Il appuya simultanément sur son insigne et sur la partie correspondante de l’intérieur du capot, pour éviter toute déformation.
Absorbé à surveiller en même temps que personne ne s’approchait,
il ne prêta pas garde au léger souffle que provoqua la pression qu’il
exerçait sur ses biens. Il observa ensuite le résultat ainsi obtenu et
sourit, fier de sa personnalisation. Il ferma le coffre avec douceur, fit
le tour de la voiture et s’installa dans l’habitacle. Caressant le
tableau de bord en bois précieux, il murmura : « bonjour, ma belle,
je suis à toi jusqu’à ce soir. Nous allons faire un beau voyage tous
les deux ». Il enficha la clé de contact et la tourna. La voiture
vrombit immédiatement et il partit pour une journée de flânerie en
ville.
Kees s’organisa de la même manière le lendemain, du moins au
début, car il pensa en arrivant au garage qu’il n’avait pas cette foisci à mettre en place l’écusson… et il eut une surprise à ce sujet. En
effet, avant d’entamer son circuit, il voulut savourer à nouveau l’impression que produisait sa décoration. Il se glissa donc précautionneusement au fond du garage, le sourire déjà aux lèvres… et se figea
quand il s’aperçut que l’insigne n’était plus là ! S’approchant de
l’emplacement où il pensait l’avoir fixé, il trouva un indice qui lui
prouva qu’il ne se trompait pas sur ce plan, mais qui le laissa
perplexe : il subsistait en ce point de la surface du capot un résidu
translucide, qui lui semblait – comment dire ? – plutôt visqueux,
purulent. Kees approcha la main droite pour le toucher, mais eut un
mouvement de recul : non, pas la noble main du levier de vitesse ! Ce
fut donc d’un revers de la main gauche qu’il essuya cette étrange
substance. Puis il se frotta la main contre le mur du garage, car il
fallait bien qu’il se débarrasse de cette saleté. Cette méthode
sommaire de nettoyage aurait dû définitivement régler le problème.
Mais, une fois dans la voiture, Kees se rendit compte qu’il ne savait
plus quoi faire de cette main gauche, dont les viles mœurs étaient
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inadaptées au cuir et bois de son nouvel environnement.
Heureusement, il eut un éclair de génie : il ouvrit la boîte à gants –
de sa noble main – et constata que les préparateurs de son bijou
avaient eu la délicatesse d’y glisser de fins mouchoirs en papier.
Quelques secondes pour s’apprêter, et l’ensemble de sa personne lui
parut à nouveau à la hauteur de son nouveau monde. L’incident lui
semblait donc clos. Il en eut la confirmation quand, une fraction de
seconde après qu’il eut tourné la clé de contact, le moteur émit le
vrombissement auquel il commençait déjà à s’habituer. Kees
murmura « en route, ma belle ! » et sortit du garage.
La journée fut simple car Kees n’avait qu’à rouler sans se préoccuper d’où il allait. La soirée à la maison s’avéra en revanche plus
difficile. Il lui fallut d’abord choisir quelle boîte de conserve il
ouvrait. Cette étape franchie, il eut un moment de répit car la période
du repas ne pouvait être menée que devant la télé, lui évitant ainsi
toute nouvelle prise de décision. Mais un nouveau problème apparut
peu de temps après qu’il en eut fini avec ses maigres victuailles. En
effet, il passa alors machinalement d’un écran à l’autre, alluma son
ordinateur et démarra son jeu de conduite automobile préféré. La
soirée débuta ainsi de manière tout à fait habituelle, mais Kees
s’aperçut au bout de quelques minutes qu’il n’avait pas le cœur à
continuer la partie. Il l’interrompit donc et enchaîna directement sur
son simulateur de vol le plus récent, qui incluait une panoplie
impressionnante de commandes pour pilote d’avion. Kees les activa
avec la dextérité que lui avaient value de nombreuses heures de
pratique, décolla sans encombre et se mit à planer, rêver,
décrocher… jusqu’au violent flash rouge sur son écran, qui lui
annonça brutalement qu’il venait de s’écraser ! Quoi, à un stade
aussi facile du jeu ? Kees se rendit compte qu’il n’était vraiment pas
à son affaire. De fait, il ne se sentait pas de réel goût pour le pilotage
ce soir… peut-être trop fatigué par sa journée ? Il regarda un moment
son avion disparaître dans un nuage de flammes et de fumée, blessé
par un si mauvais score, et décida de réagir. Il s’empara d’un grand
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verre d’eau et l’avala d’un trait. Puis il se leva en toussant et se traîna
jusqu’au canapé. Il saisit le boîtier électronique et appela la télé au
secours de cette rude soirée. Il resta tardivement avec elle, sans
énergie et étalé dans son lit de salle commune, se grattant machinalement une main gauche qui le démangeait de plus en plus. Il finit
par s’endormir, tandis que dans son cerveau s’enchevêtraient des
images de guerre et d’amour, d’improbables infirmières et d’extraordinaires voitures, mais surtout des fadaises de la réalité de ses
congénères, qui valait ni plus ni moins que la sienne mais que la télé
lui enfonçait dans le crâne en profitant de sa faiblesse.
Kees ouvrit le box avec énergie le lendemain matin mais, dans
son esprit, les éléments de la veille restaient quelque peu entremêlés.
Il s’installa donc doucement, silencieusement, dans la voiture et mit
le contact. Ce n’est que quelques instants plus tard, en sortant du
garage et en étant ébloui par la clarté extérieure, qu’il retrouva
pleinement ses esprits et apprécia à nouveau les douces sensations
que lui donnaient la maîtrise du volant et le bruit du moteur. Il n’eut
d’ailleurs pas à attendre beaucoup ce jour-là pour partager cette
beauté. En effet, quelques minutes après avoir entamé son périple, il
sentit en s’approchant d’un passage pour piétons qu’un événement
particulier se produisait. Il ralentit donc et bien lui en prit : tandis que
son rouge capot se stabilisait en bordure des lignes blanches, il vit
s’engager deux jeunes dames (jeune filles ?) enjouées, dont le rose
aux joues semblait vouloir rivaliser avec le coloris qu’il avait luimême choisi pour sa monture. Enfin, une véritable occasion d’épater
les filles ! C’était aussi pour ça qu’il s’était presque ruiné avec cet
engin. Il ne fallait surtout pas laisser passer sa chance. Kees appuya
donc fermement sur l’accélérateur, pour faire rugir la bête. Le
moteur sembla prendre son essor un instant puis, dragon phtisique,
retomba platement dans de longs toussotements mêlés de fumée.
L’opération avait réussi en un sens : les filles s’étaient tournées vers
lui et s’étaient même arrêtées. Maintenant, leurs rires enflaient à leur
tour et ne semblaient pas vouloir retomber, quant à eux. Kees ne se
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joignit que partiellement à elles : s’il les battit sur la couleur,
cramoisi au fond de son coupé, il était en revanche bien loin derrière
le niveau sonore de leurs rires. Il se vengea sur le démarreur de sa
voiture, sans le moindre succès. Magnanimes, les demoiselles ne
tardèrent pas à s’éloigner, mais cela ne résolut qu’une partie du
problème : incapables d’en faire autant, les voitures bloquées
derrière celle de Kees se mirent à hululer à qui mieux mieux,
partageant la détresse de sa Lamborghari non déclarée ou accablant
Kees, pour le honteux traitement qu’il venait de lui faire subir.
Après quelques minutes de lutte, celui-ci dut s’avouer vaincu : il
hissa piteusement le warning orange, sortit voûté de sa voiture, la
casquette au raz du nez, et poussa son véhicule jusqu’à un dégagement que le sort avait bien voulu lui accorder comme terre d’asile.
Le temps qu’il passa en ce lieu lui parut bien long. Il tenta d’abord
d’amadouer le démarreur, tout en adressant des paroles d’encouragement à son bolide aux roues de plomb. Il l’invectiva ensuite, sans
plus de succès. Puis il se mit à tripoter tous les boutons de son
tableau de bord. Il savait que sa voiture était pourvue de multiples
fonctions, mais il put véritablement en mesurer l’étendue ce jour-là.
Il finit par se perdre complètement dans le dédale des menus de la
ville virtuelle que constituait La Commande… jusqu’à voir se
présenter devant lui, de manière inopinée, le menu de contrôle
automatique de vitesse, flanqué de l’arrogant bouton « accepter ».
Kees le contempla longuement, tandis que des sentiments
disparates se mêlaient dans son esprit. Pourquoi un tel fiasco avec
les filles ? D’où sortait ce menu ? Accepter de passer sous contrôle
automatique ? ? ? Plutôt crever ! Oui, mais comment veux-tu crever
avec une voiture aux roues de plomb ? Surtout, comment peux-tu
rentrer chez toi avec une voiture aux roues de plomb ? À moins
que… pourquoi ne pas dire oui maintenant et passer demain à
l’agence faire désactiver la fonction ? Ah non, quelle honte : il
faudrait raconter toute l’histoire, montrer qu’il n’était même pas
capable de maîtriser le système électronique, alors a fortiori, la
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mécanique et la vitesse, vous imaginez ! Finalement, il n’y avait pas
d’alternative : pour l’heure, il fallait transiger pour pouvoir rentrer au
campement, mais demain il donnerait à nouveau l’assaut à l’odieux
menu et, là, il gagnerait la partie ! D’un air dégoûté, il tendit donc
une main gauche dont le revers était encore plus irrité que lui et
appuya progressivement sur le bouton « validation ».
« Menu validé », « Kees invalide » : tandis que le premier
message s’inscrivait devant les yeux de Kees et le deuxième dans
son esprit, une brève musique retentit joyeusement dans la voiture.
Puis une douce dame virtuelle lui annonça, d’une voix qui ne
pouvait paraître naturelle qu’à ses congénères électroniques : « vous
venez d’enclencher le contrôle automatique de vitesse. Le système
de démarrage a été réinitialisé. Veuillez maintenant redémarrer. »
Kees respira profondément, partagé entre le soulagement et l’impression de prendre la dernière bouffée du condamné. Il s’accorda
quelques secondes de répit, regarda autour de lui, puis tourna lentement la clé. Le bruit du moteur s’éleva. Pas de raté ? Non,
semblait-il.
Avant de s’engager sur la route, Kees hésita un moment :
continuer ou rentrer au garage ? Finalement, il opta pour la première
solution, afin de gommer l’épisode malheureux qu’il venait de subir.
Mais il fit ainsi sa première tournée sans entrain. Il la mena malgré
tout de manière tellement complète qu’en fin de parcours il se trouva
contraint de passer à nouveau à la station-service. Heureusement que
son quartier hébergeait une grande surface, qui proposait de petits
prix. L’alternance lui parut étrange : grande surface, petits prix, gros
réservoir… mais petite ouverture pour ce dernier : il eut bien du mal
à y faire pénétrer l’embout du pistolet de la pompe à essence. Puis,
quand il appuya sur la gâchette, l’essence reflua, tandis que des
gargouillements remontaient du fond du réservoir. Le pantalon
souillé, Kees abrégea l’épreuve. Il aurait pu se réjouir de s’en sortir
pour un montant aussi faible. Mais avec un si petit volume de carburant, il ne risquait pas d’aller très loin. Quoi qu’il en soit, pour l’in41
stant, le circuit était bien balisé : garage, maison, repos. La journée
avait été assez chargée comme ça.
Kees parcourut malgré tout un autre circuit cette nuit-là. Ce trajet
ne fut pas très reposant, en particulier à cause de son caractère
sinueux : tourner et retourner dans son lit et sur la route de son
cauchemar, le long d’un fil qu’il ne fallait pas perdre… s’y ajoutait
le désagrément de ces flashes, qui trouaient régulièrement l’obscurité dans laquelle il aurait bien aimé se laisser aller… phares de
voitures qu’il croisait, ou signe qu’il y avait de l’orage dans l’air ?…
tourner et retourner les récents événements dans sa tête, sans
pouvoir les rassembler avec la clarté qu’une réflexion consciente lui
aurait donnée. Ses idées s’entortillaient plus encore que ses draps, et
Kees se trouva plus fripé qu’eux le lendemain matin. Il resta donc
traîner longtemps au lit, à moitié englué dans ses rêves au début,
puis tout à fait réveillé, ce qui lui permit de bâtir une excuse à sa
nonchalance : c’était samedi ; il n’allait donc pas sortir en voiture, se
mêler à la populace des conducteurs du week-end, au risque de rayer
sa Lamborgh’ … – ah, ne plus penser au problème de l’écusson –…
de rayer sa belle voiture ! Il décida donc de rester chez lui ce jour-là,
et le lendemain aussi, d’ailleurs, pour la même raison. Pari tenté ?
Pari tenu… avec plus ou moins de facilité : le samedi se déroula sans
problème ; Kees retrouvait la simplicité des nombreuses journées
sans but de sa vie d’avant. Le dimanche fut un peu plus difficile. Il
sentit une démangeaison gagner progressivement sa main ; une gêne
dans sa paume droite, qui diminuait temporairement quand il fermait
la main, mais qui redoublait ensuite d’intensité sous la frustration
qu’avait cette paume de ne pas rencontrer le cuir du levier de vitesse.
Kees et sa main accueillirent donc le lundi matin avec un soulagement dont il ne percevait pas la cause.
Ce qui était clair dans son esprit en revanche, c’était la première
des tâches à accomplir ce jour-là. Après avoir libéré sa voiture de la
pénombre du garage, il s’installa donc dedans, tourna la clé, mais
pas jusqu’à actionner le démarreur. Pour l’instant, il lui suffisait
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d’envoyer un petit électrochoc à toute l’électronique de bord pour la
réveiller. Le menu principal s’afficha sur l’écran de contrôle. Kees
alluma la lampe près de son front pour y voir plus clair et entama son
périple spéléologique : descente d’un niveau, vers les sous-menus,
puis d’un autre niveau encore, vers les sous-sous-menus. Il fallait
s’accrocher et essayer de conserver des repères en tête pour ne pas
se perdre dans ce labyrinthe ! La faible luminosité ne l’aidait pas à
bien situer les éléments mis en jeu les uns par rapport aux autres et
l’atmosphère confinée réduisait encore ses capacités. Il s’acharna
malgré tout à avancer le plus loin possible et finit par tomber sur un
cul-de-sac : quatre derniers menus sans sous-menus, mais dont
aucun n’était celui qu’il recherchait ! Il rebroussa chemin et tenta
une autre voie, patiemment car il savait dès le départ que sa
recherche risquait d’être longue et fatigante, compte tenu des difficultés qu’il avait rencontrées lors de sa précédente tentative. Il
parvint ainsi à une autre voie sans issue, recula à nouveau, réessaya
ailleurs, encore et encore… avant, arrière, menu de gauche, menu de
droite ; il dansait dans cette arborescence, ou bien était-ce elle qui
dansait devant ses yeux ? L’énergie raisonnée du départ fit progressivement place à l’inquiétude, car il commençait à percevoir une
issue – à sa démarche, pas à ce dédale – qui ne l’avait pas effleuré
au départ. Il accéléra donc involontairement, dans ses appuis sur les
touches de défilement des menus, dans son rythme respiratoire et
dans ses battements cardiaques… jusqu’à s’arrêter soudain – pour
ses clics sur les touches, pas pour son cœur, tout de même – : il lui
fallait se rendre à l’évidence, il n’arrivait pas à trouver le menu de
désactivation du contrôle automatique de vitesse !
Les bras lui en tombèrent et il se retrouva ainsi dans une étrange
posture, assis dans sa voiture faiblement éclairée, au fond de son
garage, moteur arrêté… et surtout, les bras ballants : même pas la
main droite sur le levier de vitesse ou le volant ! Dès qu’il s’en rendit
compte, il jugea qu’il ne pouvait pas rester dans une position aussi
humiliante. Il tourna donc prestement la clé de contact, faisant
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s’éveiller avec douceur le moteur. Il y répondit en saisissant
vigoureusement le frein à main, libéra le prétendu fauve, qu’il asticota d’un bon coup d’accélérateur tout en jouant de l’embrayage. La
bête lui adressa en retour un ronronnement paisible et s’ébranla tranquillement. Kees tenta de se convaincre que sa monture avait ainsi
la majestueuse nonchalance du lion et entama sa tournée à une allure
qu’il n’avait pas pratiquée jusque-là, mais dont il ne voyait pas
comment il aurait pu la faire abandonner par le Contrôleur de
Vitesse.
Il réfléchissait à ce problème quand il fut soudain tiré de ses
pensées par un signe qu’il eut du mal à identifier : pas un flash de radar
en pleine ville et à la piètre allure à laquelle il allait, quand même ?
Alors un appel de phares, sans doute de la voiture dont il identifia la
silhouette au moment où ils se croisaient ? Une Jaguar Sovereign, qui
le renvoyait quelque part à l’apparence de son propre véhicule, à
laquelle il était justement en train de penser. Quelle coïncidence ! Ou
bien, au contraire, cette Jaguar essayait-elle de le mener en bateau ?
Tandis que ses pensées se mettaient à patiner, il lui sembla que sa
voiture ralentissait (il pouvait donc se traîner encore plus !). Par sécurité, Kees se rangea sur le bas-côté et coupa le contact… enfin, sur le
plan électrique mais pas relationnel, puisqu’il se mit à interroger sa
Lamborghari, doucement, peut-être influencé par le rythme qu’elle
avait imposé à leur promenade. En l’observant tandis qu’il lui parlait,
il ne tarda pas à trouver une cause possible du problème, grâce à un
petit voyant rouge qui le mettait en garde contre le niveau bien bas de
sa réserve d’essence. Encore ! Fallait-il que sa voiture lui cache un si
horrible chagrin pour qu’elle le noie ainsi dans des litres et des litres
d’essence siphonnés du réservoir à peine elle s’éveillait ! Kees remit
le contact, dit gentiment à sa belle « Allez, un tout petit effort jusqu’à
la station-service » et mit le cap sur le centre commercial du quartier,
en priant le ciel qu’il ne tombe pas en panne sèche avant d’y arriver.
Il poussa donc un soupir de soulagement quand il vit l’enseigne
au bout la rue. Il craignit malgré tout de devoir pousser sa voiture sur
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les derniers mètres car, au moment où il mit son clignotant afin de
signaler qu’il allait tourner pour prendre de l’essence, son véhicule
ralentit encore l’allure. Kees dut forcer sur l’accélérateur pour le
contraindre à franchir les derniers mètres. Enfin, il fut face à la
pompe. Il actionna le frein à main, qui lui répondit d’un crissement
déplaisant. Après avoir arrêté le moteur, il se dirigea jusqu’au réservoir, enleva son bouchon puis saisit le long serpent noir de la pompe.
Celui-ci exhala une odeur repoussante tandis que Kees l’enfournait
dans la gorge de sa voiture… ou plutôt qu’il essayait, sans succès à
sa grande surprise : était-ce l’embout qui était trop large, ou plutôt la
gorge qui lui semblait soudain rétrécie, nouée ? Toujours est-il qu’il
ne parvint pas à y faire pénétrer le pistolet. Il essaya à plusieurs
reprises puis, devant admettre son impuissance, il se résigna, penaud
et rougissant, à l’appliquer juste à l’entrée de l’orifice. Il appuya
alors précautionneusement sur la gâchette, mais le liquide gicla dans
tous les sens, tachant ainsi la belle robe rouge de sa partenaire. Il ne
pouvait pas se conduire ainsi avec un tel bijou !
Il rengaina donc la pompe et retourna se mettre à l’abri de possibles regards réprobateurs, à l’intérieur de sa matricielle voiture. Il
se demandait comment il allait pouvoir traiter ce nouveau problème
quand soudain la solution apparut devant ses yeux. En effet, sur
l’écran général de contrôle des fonctions électroniques de son
véhicule s’affichait le menu « sélection automatique d’itinéraire »,
ainsi que les sous-menus correspondants : « par adresse de destination », « par type de commerce »… ah, oui, par type de commerce !
Kees valida rapidement ce menu, espérant que son intuition était
justifiée. Un début de liste s’afficha, dont le premier élément était
« stations-service ». Pour une fois, il avait de la chance ! La liste
avait dû être pré-programmée en fonction des besoins les plus récurrents, afin que les novices comme lui n’aient pas à se perdre dans les
méandres des activités professionnelles complètes du pays avant
d’aboutir à leur issue de secours. Kees cliqua directement sur cet
élément de la liste. Il vit alors apparaître le message « rechercher la
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station la plus adéquate ». Renonçant à toute velléité d’analyse, il
accepta avec reconnaissance cette proposition qui lui semblait
résoudre définitivement son problème. Effectivement, après une
fraction de seconde, la machine lui indiqua, d’une voix féminine et
posée… mais ferme, quelque part : « sortez de la station actuelle et
prenez la première rue à droite ».
Kees démarra, passa la première vitesse et tourna à droite. La
direction lui semblait plus assistée que jamais et il entama ce
nouveau trajet plutôt crispé sur le volant, car il se demandait où il
allait ainsi. Après un temps de route qui lui sembla conséquent –
peut-être à cause de sa tension, justement – il vit enfin apparaître
l’enseigne d’un réseau de distribution d’essence. Il émit alors un
grognement : il connaissait bien cette station, pour ses prix élevés
qui l’avaient amené à l’éviter jusque-là. La machine lui dicta en
retour la dernière étape supposée de sa conduite : « tournez à droite
à vingt mètres pour entrer dans la station-service ». Kees s’exécuta
à contrecœur et freina. Pas de crissement cette fois-ci, mais pas de
réaction non plus de la part du système de freinage ! Kees poussa un
cri et appuya à fond sur la pédale de frein. La voiture pila enfin, de
justesse car elle se retrouva ainsi véritablement « cul à cul » avec
celle arrêtée au niveau de la première pompe… enfin, disons plutôt
« le nez dans les effluves du tuyau d’échappement de cette
dernière », pour employer une expression plus adaptée au standing
desdits véhicules et de l’établissement auquel ils venaient se
ressourcer. Kees resta tremblant sur son siège : il venait de friser
l’accident !
Il aurait sans doute été bien incapable de faire le plein lui-même,
tant il était émotionné, mais il n’eut pas à gérer cette nouvelle difficulté. En effet, la voix continua avec une assurance grandissante :
« activez le système automatique de remplissage du réservoir
d’essence ! ». Kees resta un instant perplexe, puis se répéta à voix
basse et d’un ton interrogateur le message qui venait de lui être
adressé. Le doute commençait à l’envahir : qu’est-ce que c’était
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encore que ce nouveau système ? Il ne se rappelait pas que les
vendeurs lui en aient parlé. Mais il devait admettre que les souvenirs
de cette lointaine époque devenaient de plus en plus flous dans son
esprit. Il se demanda une nouvelle fois : « activer le système automatique de remplissage du réservoir d’essence ? » et la réponse à cette
question lui apparut sans équivoque : « activez le système automatique de remplissage du réservoir d’essence ! », affichée en double
grandeur et en mode clignotant sur l’écran de contrôle général de la
voiture. Le visage de Kees clignotait ainsi en version bleutée, dans
la semi-pénombre de la station d’essence, raffinée, avec le flux du
mot « activez » qui lui entrait au milieu du front une fois par
seconde. Le rythme cardiaque de Kees se cala progressivement sur
le clignotement : 1 fois par seconde, 60 fois par minute et 600 tours
par minute pour le régime du moteur qui se mettait au diapason.
La séance d’hypnose s’interrompit quand le doigt quelque peu
tremblant de Kees effleura légèrement l’écran tactile. À cette caresse
pour sa partenaire, celle-ci ne répondit que par un claquement sec !
Le souvenir du coup de règle sur les doigts de la part de son maître
d’école, dans sa lointaine campagne où cette pratique n’avait pas
encore été éradiquée quand il était enfant, effleura un instant Kees.
Mais non, c’était un son nouveau qu’il percevait. Il se tourna vers
l’arrière de la voiture, d’où lui semblait provenir cet étrange bruit de
moteur – un moteur électrique peut-être ; pas celui de sa voiture en
tout cas, qui s’était arrêté entre-temps. L’intuition de Kees était sans
doute la bonne. En effet, il vit un bras télescopique se déployer
depuis le coffre de sa voiture jusqu’à la pompe, saisir le pistolet et le
ramener jusqu’à son véhicule. S’ensuivit le glouglou goulu de
l’essence remplissant rapidement son vaste réservoir. Kees resta un
moment abasourdi. En d’autres temps, il aurait admiré cette
prouesse technique et se serait enorgueilli qu’elle soit accomplie
dans sa voiture. Dans les circonstances actuelles, il était plutôt
écrasé par son véhicule et ses capacités, qui allaient au-delà de ses
espérances… ne pas aller au-delà des limites raisonnables… ah oui,
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au fait ! Kees sortit tout à coup de son état second en pensant au prix
qu’allait lui coûter un plein dans cette station. Vite, arrêter le
remplissage ! Kees se pencha sur l’écran de contrôle et lut le début
du message : « achever le remplissage et payer par carte… ». Il
cliqua fermement dessus et sursauta quand il vit en retour un clapet
se rabattre sur le tableau de bord, révélant ainsi les attributs bien
connus d’un lecteur de carte bleue. Kees grimaça en découvrant le
montant de la transaction, mais sortit malgré tout sa carte : trop tard,
le mal était fait ! Il inséra sa carte et s’apprêtait à composer son code
quand la voix lui dit : « code inutile ; transaction pré-sécurisée ».
Sécurisée, sécurisée, vite dit : Kees, lui, ne se sentait pas du tout
sécurisé, mais désorienté par cette cascade d’imprévus. Il ouvrit
machinalement sa porte… pour aller faire le plein, l’arrêter ou
payer ? Il ne savait plus trop. Non, tout cela était déjà fait. Il resta
donc dans la voiture. Un instant lui revint à l’esprit la question qu’il
s’était posée juste avant : faut-il désactiver le robot de remplissage
du réservoir d’essence à la fin de chaque transaction ? Il aurait voulu
répondre d’abord clairement à cette question, puis s’occuper de
récupérer sa carte bleue dans le lecteur (pourtant, elle était bien
protégée, puisque le clapet s’était refermé dessus ; mais Kees ne
pouvait pas se rassurer ainsi, car il ne s’en était pas encore aperçu).
Il aurait donc d’abord voulu répondre à la question… quelle question déjà ?… mais il n’en eut pas le temps : il fallait pour l’instant
s’occuper de la sécurité, car le voyant rouge venait de se mettre à
clignoter fébrilement sur le tableau de bord ! Kees analysa le
pictogramme : fermez la portière. Eh oui, bien sûr, comme le moteur
s’était remis en marche, il fallait fermer la portière pour être en sécurité. C’était complètement logique !
Kees obtempéra donc, rassuré par ce raisonnement. « Et maintenant, retour à la maison ! ». Il ne savait plus s’il parlait à voix basse
ou non, d’une voix masculine ou féminine, mais ce n’était pas très
important : de toute façon, la décision avait été prise et il l’avait
entendue énoncée clairement dans l’habitacle, « retour à la
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maison ! ». Kees et sa voiture contournèrent donc avec précaution le
véhicule qui faisait le plein devant eux, en le rasant car l’espace
disponible était très limité. Oh, quelle surprise, une Jaguar
Sovereign ! Les protagonistes échangèrent un regard intense lors de
ce frôlement et la Jaguar conclut d’un clin de phares complice. Puis
le chemin du retour se déroula en silence.
La voix que Kees entendit ensuite fut celle de l’employé de l’entreprise de boxes pour voitures, qui l’attendait manifestement.
« Bonjour, Monsieur » lui dit-il du ton cérémonieux qu’exigeait la
fière allure de Kees dans sa voiture – vue de loin, du moins, car de
près l’heureux possesseur ne semblait pas dans son assiette ce jourlà. Quoi qu’il en soit, l’employé lui annonça d’un air ravi qu’il
venait d’activer le système automatique (le propriétaire du véhicule
lui sembla sursauter)… oui, le système automatique d’ouverture de
son box personnel. L’employé proposa à Kees de vérifier sans tarder
que tout fonctionnait bien. Ce dernier accepta sans enthousiasme
mais sa voiture démarra vivement en direction de son box.
L’employé les suivit avec difficulté et c’est donc d’une voix un peu
essoufflée qu’il expliqua à Kees que, dorénavant, il n’avait plus qu’à
appuyer sur le petit bouton vert, connecté à l’ordinateur central de sa
voiture, pour activer l’échange de code entre son véhicule et le
système de contrôle RFID de l’établissement, via liaison hyperfréquence cryptée, afin d’ouvrir la porte de son box personnel.
Voilà ! L’employé croyait se souvenir que ce monsieur avait manifesté beaucoup plus d’intérêt par rapport à cette perspective quand il
avait lui-même fait la demande pour bénéficier de cette fonctionnalité avancée. Il fut donc un peu déçu de son peu de réactivité maintenant que sa télécommande devenait opérationnelle. Mais, bon, tant
pis. Si ses clients n’étaient pas intéressés par la beauté de ce
système, lui l’était, et sa motivation personnelle suffisait à lui
procurer du plaisir dans son travail.
« Voulez-vous tester le système en appuyant sur le bouton vert ? »
finit-il par demander à Kees, qui ne semblait pas vouloir en prendre
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l’initiative. Kees hésita un instant, comme s’il s’attendait à ce que
l’employé poursuive d’une voix stéréotypée par : « si vous voulez
tester le système, tapez 1 ; si vous ne voulez pas tester le système,
tapez 2 ; si vous voulez tester si le système voudrait que vous décidiez de tester le système, tapez 123 ; si vous pensez que le système
essaie de tester si vous voulez tester si le système voudrait que vous
décidiez de tester le système, tapez 4321 ; si… ». Il regarda l’employé d’un air perdu. Comme celui-ci fixait le bouton vert avec
espoir, Kees appuya dessus et la lumière fut… projetée à l’intérieur
de son box par l’ouverture que créa la porte de ce garage en remontant automatiquement. Victoire ! Un sourire pâle mais permanent se
dessina sur le visage de Kees dans cette clarté révélée.
Kees et la voiture pénétrèrent lentement dans le box, tandis que
l’employé s’éclipsait. Puis ils se séparèrent sans même se dire au
revoir, elle dans l’obscurité du box qu’il referma à l’aide de la partie
portable de la télécommande, et Kees lui-même écrasé par la clarté
du monde extérieur ou par la journée qu’il venait de passer. Il
regagna donc son appartement à pas lents et alla directement s’affaler devant le petit écran, qui diffusa vers lui sa lumière bleutée et
vacillante pendant toute la soirée.
Le lendemain, Kees se convainquit qu’il faisait trop chaud pour
sortir de son appartement et il y passa toute la journée, sans pour
autant en profiter pour réduire le désordre qui y régnait. Ce n’est
donc que le surlendemain qu’il quitta son bloc de béton pour se
rendre à son box. Il s’apprêtait à l’ouvrir pour la première fois à
l’aide de sa télécommande de poche quand il s’aperçut, du fond de
l’allée, que la porte était relevée. Tout en continuant à marcher dans
sa direction, il compta le nombre de garages en enfilade qui le
séparaient du sien. Pas de doute, c’était bien le sien, et lui seul, qui
était ouvert. Qu’est-ce que l’employé avait trafiqué en installant son
ouverture automatique ? Kees allait lui passer un de ces savons !
Surtout si sa Lamborghari avait été salie, voire rayée ! Kees pressa
le pas pour s’assurer au plus vite de l’état de sa partenaire… et
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s’étrangla quand son angle de vue par rapport au garage devint assez
grand pour qu’il puisse en évaluer le contenu : il était vide ! Kees
poursuivit jusqu’à l’entrée du box, s’y arrêta un moment en respirant
avec difficulté, puis y pénétra et le parcourut lentement, comme s’il
voulait s’assurer qu’il ne discernait pas les formes de sa voiture dans
la pression du sol sous ses pieds. Il toucha les murs, pour y chercher
aussi la disparue ou à cause du vertige qu’il sentait l’envahir ? Il
murmura « ce n’est pas possible ! Que des voleurs aient réussi à
pirater le système de contrôle de l’établissement, passe encore, mais
pas tous les systèmes d’alarme de la voiture ! ».
Les événements s’enchaînèrent alors de manière classique, au
départ : déclaration de vol au commissariat de police, multiples
formulaires à remplir, questions et réflexion – infructueuse – sur les
pistes qui auraient pu expliquer cette disparition…
Après avoir laissé ses coordonnées aux officiers de police, Kees
retourna se murer dans son appartement, dans l’attente d’hypothétiques nouvelles de sa chère disparue. Il tenta au début de rester en
contact avec elle en feuilletant longuement la documentation technique qui révélait les parties les plus intimes de sa motorisation.
Mais ce jeu trouble ne faisait qu’amplifier son désarroi, en rendant
son cœur à la fois brûlant d’envie et glacé par l’horreur que lui inspirait la perspective de tous les sévices que sa belle Lamborghari était
peut-être en train de subir : surrégime, carburants frelatés, voire scarification de sa carrosserie !
Kees se força donc à délaisser l’album photos fourni par le
concessionnaire, qui constituait pour lui une si étrange torture. Il
essaya d’échapper à ses idées fixes à l’aide de ses jeux vidéo, mais
comprit qu’ils ne lui seraient dorénavant d’aucun secours, tout particulièrement les courses de voitures, qui lui semblaient bien fades.
Il s’enfonça donc dans de mornes journées. Celles-ci s’étiraient
aussi lentement que les spaghettis avec lesquels Kees les entrecoupait afin de garder quelques forces, pour le cas improbable où il
devrait aller répondre à un appel téléphonique de la police.
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Il sombra ainsi dans un désœuvrement tellement désespérant
qu’il en vint à se demander s’il n’aurait pas dû conserver son emploi
pour s’occuper un peu ! Heureusement, il réussit à échapper à
d’aussi folles idées en s’abandonnant totalement à la télé.
Au bout d’un temps qu’il aurait été bien incapable de définir, il
émergea brutalement de cet état cataleptique en entendant la
sonnerie du téléphone. À sa grande surprise, c’était un appel des
services de la police, lui demandant de se rendre au commissariat
central pour un entretien. Il prit donc sans tarder les deux bus qui lui
permettaient d’atteindre cette lointaine destination. Heureusement
que son interlocuteur lui avait indiqué précisément à quel bureau il
devait s’adresser, car la bâtisse s’avéra beaucoup plus grande qu’il
ne l’aurait pensé.
Après avoir attendu longuement, il fut appelé par un enquêteur
qui lui sembla d’abord renfrogné, mais dont il perçut ensuite qu’il
était en fait préoccupé pas son affaire. En effet, tout en lui tendant
une série de photos, celui-ci lui donna les explications afférentes :
« voici des clichés qui nous ont été transmis par une station
d’essence de l’Autoroute du Soleil. Ces photos ont été prises à intervalles réguliers par le système de surveillance de la station. Je
suppose que vous reconnaissez votre voiture à la pompe de droite.
La plaque d’immatriculation correspond en tout cas. Nous avons
toute une série de clichés, depuis son arrivée à la station, jusqu’à son
départ. Je les trouve personnellement inquiétants : à mon avis, nous
avons affaire à un réseau de voleurs particulièrement expérimentés
car, si vous regardez bien, ils ont réussi à n’apparaître sur aucune des
photos ! Pour le remplissage du réservoir, ils ont été malins, en utilisant le bras automatique de la voiture. Mais ce qui est plus troublant,
c’est qu’ils ont aussi évité d’être photographiés au moment où la
voiture roulait encore pour entrer dans la station et quand elle s’en
allait. En plus, il est apparu que votre cas n’est pas isolé : si vous
regardez sur ces photos, une autre voiture automatisée est en train de
se servir à la pompe de gauche ». Tandis que l’enquêteur concluait
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« je me demande comment nous allons pouvoir gérer ce nouveau
type de phénomène », Kees, étonné, se pencha à nouveau sur les
photos et put vérifier la véracité des propos du spécialiste : effectivement, on y voyait clairement un autre véhicule, relié à la pompe
de gauche par son bras automatique, un peu tourné vers la voiture de
Kees et l’éclairant de ses phares sur certains clichés. Kees examina
de plus près une des prises de vue et découvrit ainsi avec surprise la
nature de ce complice : une Jaguar Sovereign… quoi, la Jaguar
Sovereign avec sa Lamborghari !
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