Salamalecs en Casamance
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Salamalecs en Casamance
14 REPORTAGE LA LIBERTÉ MARDI 8 JANVIER 2008 EN BREF COMME UNE TRAÎNÉE DANS LE CIEL VISION Milieu de nuit, changement de quart. Je décolle tranquillement les paupières, tandis que Fred se prépare à rejoindre sa couchette pour dormir ses trois heures réglementaires. Tranquille. En langage livre de bord: RAS – rien à signaler. Puis elle débarque du cosmos, illuminant le ciel comme un éclair. En plus de sa traînée, visible encore cinq minutes, une sorte de poussière d’astre flotte majestueusement vers la Terre. On l’a encore dans la rétine, cette étoile filante! (22 octobre 07) Salamalecs en Casamance CARNET DE MER • Deuxième volet du périple des Gruériens Benjamin Ruffieux et Frédéric Moret, partis l’été dernier faire un tour du monde à la voile. Reportage au Sénégal. ERREUR DE JEUNESSE FAUX DÉPART Un bon marin est patient, et la patience ne s’accorde pas toujours avec notre jeunesse. Erreur de jeunesse donc de vouloir s’extraire du fleuve à l’heure durant laquelle la marée provoque les courants les plus forts. Les courants l’emportent sur le vent, et Dira se fait emporter comme un bouchon dans une rivière, pour aller se planter dans les palétuviers de la rive. Sensation de faire de la voile en forêt, bruit inadapté des branches qui se cassent. Quelques jurons et la grand-voile est affalée en hâte. Le bateau s’arrache finalement de la mangrove sous génois seul. L’étroite passe d’entrée du bolong est franchie de justesse. Ouf! Il faut mouiller l’ancre en attendant la prochaine marée favorable. Faux départ. Mais demain, comme un refrain, nous reprenons la mer. (23 novembre 07) RENCONTRE AVEC UNE PIROGUE COLLISION Vent du nord-est force quatre à six, mer forte dit la météo. Il faut faire route au nord-ouest. Hum. La courte traversée de l’embouchure de la Casamance au Cap-Vert n’est pas toujours une sinécure. «Albertus First», notre régulateur d’allure, s’occupe de garder le cap, tandis que nous passons le plus clair de notre temps à somnoler comme des larves. Auparavant, en Casamance, une lourde pirogue de pêche en panne de moteur, prise par le courant, avait fini sa course dans Dira, plus précisément dans le davier, modeste pièce fixée sur l’étrave. Ayant remis à plus tard la réparation, les vagues qui nous submergent fréquemment ont repéré la faille et s’amusent à venir visiter l’intérieur du bateau. Après quatre jours de traversée, nous mouillons l’ancre dans la baie de Praia, sur l’île de Santiago, avec les cales pleines d’eau. La mer est aussi exigeante qu’incompréhensible. Elle ne tolère aucune négligence. (28 novembre 07) Photo du haut: Idrissa Sonko (à gauche) et ses quarante-cinq élèves. Photos du bas: En Casamance, l'intégration passe en premier lieu par les innombrables enfants. TEXTES ET PHOTOS: BENJAMIN RUFFIEUX Comme une énorme pieuvre échouée, au sud du Sénégal, s’étale le fleuve Casamance. Avec ses kilomètres de labyrintes navigables, ses rizières, sa mangrove, sa chaleur humide, ses moustiques porteurs de paludisme, le fleuve transforme petit à petit notre errance en doux délire. On tire des bords, on fouille, on s’échoue, on se perd. Et finalement, au fond d’un bolong, à cinquante kilomètres de la mer, on le trouve, le village naufragé qu’on cherchait. Notre brave voilier est éberlué de se retrouver à l’ancre devant le village de Thiobon, en pleine brousse africaine. Poussière qui s’envole. Le chemin se dérobe sous nos pieds. Soleil encore bas, mais déjà de plomb. Des cris, des rires, un joyeux boucan. Fromagers géants, baobabs, chèvres, et gamins. Par dizaines, dans leurs habits rapiécés, courant à nos côtés. Me vient l’image d’Idris- sa Sonko, instituteur rencontré la veille. Planté devant sa case, tout sourire, torse nu, avec, dans ses bras, un poulet qu’il s’apprêtait à égorger pour le souper. Les écoles en grève Poussière qui s’envole, nous sommes en retard à l’école. L’accueil dans la classe d’Idrissa (45 élèves) est digne de la région: pour nous souhaiter la bienvenue, on chante. On chante à en faire vibrer les murs décrépis, en tapant le rythme sur un bout de pupitre avec un bout de règle, en improvisant une prodigieuse danse devant le tableau noir. La musique alimente l’esprit, mais ne suffit malheureusement pas à faire fonctionner une école. Lors de sa réélection en 2007, le président Abdoulaye Wade avait promis d’attribuer 40% du budget de l’Etat à l’éducation, et il semblerait qu’absolument rien n’ait été entrepris. Raison pour laquelle les écoles de Casamance débutent une grève qui va durer plusieurs jours. Les enseignants reçoivent bien leur salaire (symbolique d’après eux), mais tout le reste – entretien et agrandissement des bâtiments, matériel scolaire – est pris en charge par une cotisation des parents. Ce qui ne semble pas toujours facile vu la précarité de certaines familles, qu’il faut ravitailler en pétrole afin d’offrir de la lumière aux enfants pour faire leurs devoirs, le soir. On sait vivre ici Malgré la pauvreté et un taux de chômage impressionnant, on sait vivre à Thiobon. Après vingt-cinq années de guerre civile, on commence enfin à respirer librement. Au bout de quelques jours d’escale, nous avons l’impression de vivre là depuis des décennies. Interminables palabres autour du puits, où l’on m’apprend à hisser les lourdes bassines d’eau sur la tête des filles. Après-midi sous le manguier en compagnie de Bassena le pêcheur, à manger, avec la main droite dans une assiette commune, le tiboudien, plat national sénégalais. Mais les saisons n’attendent pas, et l’alizé nous appelle. Le cœur lourd, nous hissons les voiles, sous les cris encourageants de nos meilleurs guides, les enfants. C’est un petit bout de nousmêmes que nous abandonnons dans ce village. Et un jour, dans longtemps je l’espère, à force d’oublier des morceaux de nous-mêmes au gré du vent et des rencontres, de nous, il ne restera plus rien, si ce n’est cette intime et délicate particule qu’est l’essentiel. I Benjamin Ruffieux et son compère Frédéric Moret ont levé l’ancre l’été dernier à Sète (F) pour un tour du monde à la voile. A bord de Dira, leur embarcation, les deux Gruériens de 23 ans ont mis le cap sur le Maroc, puis sur le Sénégal à Ziguinchor, en Casamance. Ils ont ensuite quitté l’Afrique en passant par le Cap-Vert; de là, ils ont mis une dizaine de jours pour rejoindre Natal, au Brésil, où ils se trouvent actuellement. «La Liberté» publie les reportages réalisés au cours de leur périple. LE PARCOURS DE DIRA Sète Iles Canaries Cap-Vert Natal OCÉAN ATLANTIQUE «Nous quittons Thiobon en y laissant un morceau de nous-mêmes». Infographie AB BRÉSIL Dakar Ziguinchor