Salamalecs en Casamance

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Salamalecs en Casamance
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REPORTAGE
LA LIBERTÉ
MARDI 8 JANVIER 2008
EN BREF
COMME UNE TRAÎNÉE
DANS LE CIEL
VISION Milieu de nuit, changement de quart. Je décolle tranquillement les paupières,
tandis que Fred se prépare à
rejoindre sa couchette pour
dormir ses trois heures réglementaires. Tranquille. En langage livre de bord: RAS – rien à
signaler. Puis elle débarque du
cosmos, illuminant le ciel
comme un éclair. En plus de sa
traînée, visible encore cinq
minutes, une sorte de poussière d’astre flotte majestueusement vers la Terre. On l’a
encore dans la rétine, cette
étoile filante!
(22 octobre 07)
Salamalecs en Casamance
CARNET DE MER • Deuxième volet du périple des Gruériens Benjamin Ruffieux et Frédéric
Moret, partis l’été dernier faire un tour du monde à la voile. Reportage au Sénégal.
ERREUR DE JEUNESSE
FAUX DÉPART Un bon marin
est patient, et la patience ne
s’accorde pas toujours avec
notre jeunesse. Erreur de jeunesse donc de vouloir s’extraire
du fleuve à l’heure durant
laquelle la marée provoque les
courants les plus forts. Les courants l’emportent sur le vent, et
Dira se fait emporter comme un
bouchon dans une rivière, pour
aller se planter dans les palétuviers de la rive. Sensation de
faire de la voile en forêt, bruit
inadapté des branches qui se
cassent. Quelques jurons et la
grand-voile est affalée en hâte.
Le bateau s’arrache finalement
de la mangrove sous génois
seul. L’étroite passe d’entrée du
bolong est franchie de justesse.
Ouf! Il faut mouiller l’ancre en
attendant la prochaine marée
favorable. Faux départ. Mais
demain, comme un refrain,
nous reprenons la mer.
(23 novembre 07)
RENCONTRE
AVEC UNE PIROGUE
COLLISION Vent du nord-est
force quatre à six, mer forte dit
la météo. Il faut faire route au
nord-ouest. Hum. La courte
traversée de l’embouchure de la
Casamance au Cap-Vert n’est
pas toujours une sinécure.
«Albertus First», notre régulateur d’allure, s’occupe de garder
le cap, tandis que nous passons
le plus clair de notre temps à
somnoler comme des larves.
Auparavant, en Casamance, une
lourde pirogue de pêche en
panne de moteur, prise par le
courant, avait fini sa course dans
Dira, plus précisément dans le
davier, modeste pièce fixée sur
l’étrave. Ayant remis à plus tard
la réparation, les vagues qui
nous submergent fréquemment
ont repéré la faille et s’amusent
à venir visiter l’intérieur du
bateau. Après quatre jours de
traversée, nous mouillons l’ancre
dans la baie de Praia, sur l’île de
Santiago, avec les cales pleines
d’eau. La mer est aussi exigeante
qu’incompréhensible. Elle ne
tolère aucune négligence.
(28 novembre 07)
Photo du haut: Idrissa Sonko (à gauche) et ses quarante-cinq élèves. Photos du bas: En Casamance, l'intégration passe en premier lieu par les innombrables enfants.
TEXTES ET PHOTOS:
BENJAMIN RUFFIEUX
Comme une énorme pieuvre échouée,
au sud du Sénégal, s’étale le fleuve
Casamance. Avec ses kilomètres de labyrintes navigables, ses rizières, sa
mangrove, sa chaleur humide, ses
moustiques porteurs de paludisme, le
fleuve transforme petit à petit notre
errance en doux délire. On tire des
bords, on fouille, on s’échoue, on se
perd. Et finalement, au fond d’un bolong, à cinquante kilomètres de la mer,
on le trouve, le village naufragé qu’on
cherchait. Notre brave voilier est éberlué de se retrouver à l’ancre devant le
village de Thiobon, en pleine brousse
africaine.
Poussière qui s’envole. Le chemin se
dérobe sous nos pieds. Soleil encore bas,
mais déjà de plomb. Des cris, des rires,
un joyeux boucan. Fromagers géants,
baobabs, chèvres, et gamins. Par dizaines, dans leurs habits rapiécés, courant à nos côtés. Me vient l’image d’Idris-
sa Sonko, instituteur rencontré la veille.
Planté devant sa case, tout sourire, torse
nu, avec, dans ses bras, un poulet qu’il
s’apprêtait à égorger pour le souper.
Les écoles en grève
Poussière qui s’envole, nous
sommes en retard à l’école. L’accueil
dans la classe d’Idrissa (45 élèves) est
digne de la région: pour nous souhaiter
la bienvenue, on chante. On chante à en
faire vibrer les murs décrépis, en tapant
le rythme sur un bout de pupitre avec
un bout de règle, en improvisant une
prodigieuse danse devant le tableau
noir.
La musique alimente l’esprit, mais
ne suffit malheureusement pas à faire
fonctionner une école. Lors de sa réélection en 2007, le président Abdoulaye
Wade avait promis d’attribuer 40% du
budget de l’Etat à l’éducation, et il semblerait qu’absolument rien n’ait été
entrepris. Raison pour laquelle les
écoles de Casamance débutent une
grève qui va durer plusieurs jours. Les
enseignants reçoivent bien leur salaire
(symbolique d’après eux), mais tout le
reste – entretien et agrandissement des
bâtiments, matériel scolaire – est pris en
charge par une cotisation des parents.
Ce qui ne semble pas toujours facile vu
la précarité de certaines familles, qu’il
faut ravitailler en pétrole afin d’offrir de
la lumière aux enfants pour faire leurs
devoirs, le soir.
On sait vivre ici
Malgré la pauvreté et un taux de
chômage impressionnant, on sait vivre
à Thiobon. Après vingt-cinq années de
guerre civile, on commence enfin à respirer librement. Au bout de quelques
jours d’escale, nous avons l’impression
de vivre là depuis des décennies. Interminables palabres autour du puits, où
l’on m’apprend à hisser les lourdes
bassines d’eau sur la tête des filles.
Après-midi sous le manguier en compagnie de Bassena le pêcheur, à manger,
avec la main droite dans une assiette
commune, le tiboudien, plat national
sénégalais.
Mais les saisons n’attendent pas, et
l’alizé nous appelle. Le cœur lourd, nous
hissons les voiles, sous les cris encourageants de nos meilleurs guides, les
enfants. C’est un petit bout de nousmêmes que nous abandonnons dans ce
village. Et un jour, dans longtemps je
l’espère, à force d’oublier des morceaux
de nous-mêmes au gré du vent et des
rencontres, de nous, il ne restera plus
rien, si ce n’est cette intime et délicate
particule qu’est l’essentiel. I
Benjamin Ruffieux et son compère Frédéric Moret
ont levé l’ancre l’été dernier à Sète (F) pour un tour
du monde à la voile. A bord de Dira, leur embarcation, les deux Gruériens de 23 ans ont mis le cap
sur le Maroc, puis sur le Sénégal à Ziguinchor, en
Casamance. Ils ont ensuite quitté l’Afrique en passant par le Cap-Vert; de là, ils ont mis une dizaine
de jours pour rejoindre Natal, au Brésil, où ils se
trouvent actuellement. «La Liberté» publie les
reportages réalisés au cours de leur périple.
LE PARCOURS DE DIRA
Sète
Iles Canaries
Cap-Vert
Natal
OCÉAN
ATLANTIQUE
«Nous quittons Thiobon en y laissant un morceau de nous-mêmes».
Infographie AB
BRÉSIL
Dakar
Ziguinchor

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