Les mots et les choses - Michel Foucault

Transcription

Les mots et les choses - Michel Foucault
Les mots et les choses - Michel Foucault - Editions Gallimard – 1966
Une archéologie des sciences humaines
Ce qui permet d’articuler en elle-même l’histoire de la pensée, ce sont ses conditions
internes de possibilité.
(mots récurrents : quelque chose qui scintille et clignote ; épaisseur des choses,
oscillation).
Représenter :
Au XVIème siècle, on considérait que les signes avaient été déposés sur les choses
pour que les hommes puissent mettre au jour leurs secrets (divinatio), leur nature ou
leurs vertus. En outre, par le jeu de la sympathie, la similitude triomphait de l’espace
et du temps, car il appartenait au signe de ramener et de réunir.
Avec l’age classique, à partir du XVIIème siècle, le régime entier des signes change :
le signe n’attend plus silencieusement la venue de celui qui peut le reconnaître : il ne
se constitue que par un acte de connaissance.
Avec la divinatio, la connaissance se logeait tout entière dans la béance d’un signe
découvert ou affirmé ou secrètement transmis. Elle avait pour tâche de relever un
langage préalable réparti par Dieu dans le monde.
Désormais, c’est à l’intérieur de la connaissance que le signe commencera à
signifier. C’est à elle qu’il empruntera sa certitude ou sa probabilité. Dieu se sert de
notre connaissance et des liens qui s’établissent entre les impressions pour instaurer
dans notre esprit un rapport de signification. Ex : Malebranche et Berkeley.
Berkeley : « la connexion des idées implique non pas la relation de cause à effet,
mais seulement celle d’un indice et d’un signe à la chose signifiée ».
Avec le classicisme (logique de Port Royal), le signe se caractérise par son extrême
dispersion. Le monde circulaire des signes convergents est remplacé par un
déploiement à l’infini.
Le signe est le résultat et l’instrument de l’analyse. Il joue le rôle d’une grille. Parce
que l’esprit analyse, le signe apparaît. Parce que l’esprit dispose de signes, l’analyse
ne cesse de se poursuivre. La raison occidentale entre dans l’âge du jugement.
De plus, en rupture avec le XVIème siècle, la pensée du XVIIème siècle donne une
valeur inverse à la nature et la convention : le signe donné par la nature est jugé
incommode. Au contraire, lorsqu’on établit un signe de convention, on peut toujours
le choisir de telle sorte qu’il soit simple, facile à rappeler. Le signe d’institution trace
le partage entre l’homme et l’animal. Il transforme l’attention spontanée en réflexion,
l’instinct en connaissance raisonnable (cf : Condillac).
De ces signes de convention, les signes naturels ne sont que l’esquisse
rudimentaire, le dessin lointain qui ne sera achevé que par l’instauration de
l’arbitraire.
Mais les règles de l’arbitraire son très exactement définies : un système arbitraire de
signes doit permettre l’analyse des choses dans leurs éléments les plus simples.
A l’age classique, se servir des signes, ce n’est pas, comme aux siècles précédents,
essayer de retrouver au dessous d’eux le texte primitif d’un discours tenu, et retenu,
pour toujours. C’est tenter de découvrir le langage arbitraire qui autorisera le
déploiement de la nature en son espace , les termes derniers de son analyse et les
lois de sa composition. La savoir doit fabriquer une langue, qui soit bien faite :
analysante et combinante, elle doit réellement être la langue des calculs.
La dissociation du signe et de la ressemblance au début du XVIIème siècle a fait
apparaître ces figures nouvelles que sont la probabilité, l’analyse, la combinatoire, le
système et la langue universelle, comme un réseau unique de nécessités.
Logique de Port Royal : « le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui
représente, l’autre de la chose représentée , et sa nature consiste à exciter la
première par la seconde ». C’est une théorie duelle du signe. A la Renaissance, la
théorie du signe impliquait trois éléments parfaitement distincts : ce qui était marqué ,
ce qui était marquant, et ce qui permettait de voir en ceci la marque de cela. Le
dernier élément était la ressemblance.
A partir de l’âge classique, le signe, c’est la représentativité de la représentation en
ce qu’elle est représentable. Les signes sont maintenant coextensifs à la
représentation, c’est à dire à la pensée tout entière. Les signes sont logés désormais
à l’intérieur de la représentation.
Le centre du savoir, au XVIIème et au XVIIIème siècle, c’est le tableau., le grand
réseau du savoir empirique.
La représentation a le pouvoir de se représente elle-même : elle s’analyse en se
juxtaposant, partie par partie, sous le regard de la réflexion.
Les représentations s’ouvrent elles-mêmes sur un espace qui leur est propre.
Parler :
Ce qui distingue le langage de tous les autres signes, c’est qu’il analyse la
représentation selon un ordre nécessairement successif. Or l’ordre linéaire est
étranger à la représentation. L’énonciation de la pensée est une opération
successive.
Le langage est à la pensée et aux signes ce qu’est l’algèbre à la géométrie : il
substitue à la comparaison simultanée des parties un ordre dont on doit parcourir les
degrés les uns après les autres.
La Grammaire générale , c’est l’étude de l’ordre verbal dans son rapport à la
simultanéité qu’elle a pour charge de représenter.
Le langage s’oppose à la pensée comme le réfléchi à l’immédiat. Il n’est pas tant
l’instrument de communication des hommes entre eux, que le chemin par lequel,
nécessairement, la représentation communique avec la réflexion.
A l’âge classique, le langage a le pouvoir de donner des signes adéquats à toutes les
représentations quelles qu’elles soient, et d’établir entre elles tous les liens possibles.
Le monde, comme totalité du représentable, doit pouvoir devenir, en son ensemble,
une Encyclopédie.
Connaissance et langage sont strictement entrecroisés. Mais le langage n’est
connaissance que sous une forme irréfléchie : il s’impose de l’extérieur aux individus.
La connaissance, en revanche, est comme un langage dont chaque mot aurait été
examiné et chaque relation vérifiée.
La langue, science spontanée, obscure à elle-même et malhabile, est en retour
perfectionnée par les connaissances qui ne peuvent se déposer dans leurs mots
sans y laisser leur trace.
La proposition est au langage ce que la représentation est à la pensée. La
proposition détache le signe sonore de ses immédiates valeurs d’expression, et
l’instaure souverainement dans sa possibilité linguistique.
Pour la pensée classique, le langage commence là où il y a non pas expression mais
discours.
La proposition est formée du sujet, de l’attribut et de leur lien. Le verbe est la
condition indispensable à tout discours. Le verbe, c’est l’attribution.
Le seuil du langage est là où le verbe surgit. L’espèce entière du verbe se ramène au
seul qui signifie : être.
Le langage est, de fond en comble, discours.
Le discours est fait de mots qui nomment, partie par partie, ce qui est donné à la
représentation.
C’est sans doute parce qu’il est arbitraire et qu’on peut définir à quelle condition il est
signifiant, que le langage peut devenir objet de science.
Au fond de lui-même, le langage a pour fonction de nommer, c’est à dire de faire
lever une représentation ou de la montrer comme du doigt.
Remettre au jour le langage, c’est retrouver le moment primitif où il était pure
désignation.
Le langage ne repose pas sur un mouvement naturel de compréhension ou
d’expression, mais sur les rapports réversibles et analysables des signes et des
représentations.
Les racines, ce sont des mots rudimentaires qu’on trouve, identiques, dans un grand
nombre de langues. Elles ont été imposées par la nature comme cris involontaires et
utilisées spontanément par le langage d’action. La ressemblance de la racine à ce
qu’elle nomme ne prend sa valeur de signe verbal que par la convention qui a uni les
hommes et réglé en une langue leur langage d’action.
Avec le Romantisme, le nom cesse d’être la récompense du langage. Il en devient
l’énigmatique matière. Cet être propre du langage, c’est ce que le XIXème siècle
appellera le Verbe. Et le discours qui détient cet être et le libère pour lui-même, c’est
la littérature.
Si le langage existe, c’est qu’au dessous des identités et des différences, il y a le
fond des continuités, des ressemblances, des répétitions, des entrecroisements
naturels. La ressemblance, qui est exclue du savoir depuis le début du XVIIème
siècle, constitue toujours le bord extérieur du langage. C’est le murmure que le
discours dissipe, mais sans lequel il ne pourrait parler. La tache fondamentale du
« discours » classique, c’est d’attribuer un nom aux choses, et en ce nom, de
nommer leur être.
Quatre éléments du langage à l’époque classique : proposition, articulation,
désignation, dérivation.
Classer : la taxinomie
Avec l’âge classique est apparue « l’histoire naturelle ». L’histoire de la nature n’a
besoin, pour se bâtir, que de mots appliqués sans intermédiaire aux choses mêmes.
Les historiens du XIXème siècle restitueront à l’histoire la violence irruptive du temps.
L’histoire naturelle est l’effort pour instaurer dans la nature un ordre et y découvrir
des catégories générales, qu’elles soient réelles et prescrites par des distinctions
manifestes, ou commodes et simplement découpées par notre imagination.
Ainsi disposée et entendue, l’histoire naturelle a pour condition de possibilité
l’appartenance commune des choses et du langage à la représentation. Mais elle
n’existe comme tâche que dans la mesure où choses et langages se trouvent
séparés. Elle devra donc réduire cette distance pour amener le langage au plus près
du regard et les choses regardées au plus près des mots. L’histoire naturelle, ce
n’est rien d’autre que la nomination du visible.
La structure, en limitant et en filtrant le visible, lui permet de se transcrire dans le
langage. Par la structure, ce que la représentation donne confusément et dans la
forme de la simultanéité, se trouve analysé et offert par là au déroulement linéaire du
langage.
La théorie de la structure lie la possibilité d’une histoire naturelle à la mathesis. Elle
ramène, en effet, tout le champ du visible à un système de variables, dont toutes les
valeurs peuvent être assignées, sinon par une quantité, du moins par une description
parfaitement claire et toujours finie. On peut donc, entre les êtres naturels, établir le
système des identités et l’ordre des différences.
La structure, c’est cette désignation du visible qui, par une sorte de tri prélinguistique,
lui permet de se transcrire dans le langage.
Dans le savoir classique, la connaissance des individus empiriques ne peut être
acquise que sur le tableau continu, ordonné et universel de toutes les différences
possibles. L’identité et ce qui la marquent se définissent par le réseau des
différences.
Le continu et la catastrophe : de ces configurations spatiales qui décrivent chacune à
sa manière la continuité taxinomique, se distingue la série des événements. La
solidité sans lacunes d’un réseau des espèces et des genres et la série des
événements qui l’ont brouillé font partie, et à un même niveau, du socle
épistémologique à partir du quel un savoir comme l’histoire naturelle a été possible à
l’âge classique. Ce sont deux exigences simultanées et complémentaires.
Les monstres sont comme le bruit de fond, le murmure ininterrompu de la nature. Le
monstre assure dans le temps et pour notre savoir théorique une continuité que les
déluges, les volcans et les continents effondrés brouillent dans l’espace pour notre
expérience quotidienne.
A partir du pouvoir du continu que détient la nature, le monstre fait apparaître la
différence. Le monstre, c’est la souche de la spécification, mais ce n’est qu’une sousespèce, dans l’obstination lente de l’histoire.
Le fossile, c’est ce qui laisse subsister les ressemblances à travers toutes les
déviations que la nature a parcourues. Il fonctionne comme une forme lointaine et
approximative de l’identité. il marque un quasi-caractère dans le bougé du temps.
Le monstre et le fossile ne sont rien d’autre que la projection en arrière de ces
différences et de ces identités qui définissent pour la taxinomie la structure puis le
caractère.
Sur le fond du continu, le monstre raconte, comme en caricature, la genèse des
différences, et le fossile rappelle, dans l’incertitude de ses ressemblances, les
premiers entêtements de l’identité.
Pour que la taxinomie soit possible, il faut que la nature soit réellement continue : la
classification demande le principe de la plus petite différence possible entre les
choses.
C’est la continuité de la nature sans doute qui donne à la mémoire l’occasion de
s’exercer.
Echanger :
La théorie de la monnaie et du commerce répond à la question : comment la
monnaie peut-elle établir entre les richesses un système de signes et de
désignation ?
Au XVIème siècle, la pensée économique est limitée, ou peu s’en faut, au problème
des prix et à celui de la substance monétaire. Le métal n’apparaissait comme signe
mesurant des richesses, qu’autant qu’il était lui-même une richesse.
Mais la monnaie est apparue comme une marchandise parmi les autres, qui a son
prix.
Le rapport entre métal et marchandise est établi, au XVIème siècle, à partir de la
cosmologie, la Providence, l’ordre naturel. Ce que les devins étaient au jeu indéfini
des ressemblances et des signes, les marchands le sont au jeu, toujours ouvert lui
aussi, des échanges et des monnaies.
Le XVIIème siècle fait basculer l’analyse : c’est la fonction d’échange qui sert de
fondement. Le « mercantilisme » instaure une articulation réfléchie qui fait de la
monnaie l’instrument de représentation et d’analyse des richesses, et fait, en retour,
des richesses le contenu représenté par la monnaie.
Les rapport réciproques de la monnaie et des richesses s’établissent sous la forme
de la circulation et des échanges.
Toute richesse est monnayable, et c’est ainsi qu’elle entre en circulation.
C’était de la même façon que tout être naturel était caractérisable, et qu’il pouvait
entrer dans une taxinomie ; que tout individu était nommable, et qu’il pouvait entrer
dans un langage articulé , que toute représentation était signifiable et qu’elle pouvait
entrer, pour être connue, dans un système d’identités et de différences.
C’est parce que l’or est monnaie qu’il est précieux, et non l’inverse. Au XVIIème
siècle, la monnaie reçoit sa valeur de sa pure fonction de signe.
Monnaie et richesse sont prises toutes deux à l’intérieur de l’espace des échanges et
de la circulation (comme le sang, selon le modèle du circuit veineux récemment
donné par Harvey – cf. Hobbes : Leviathan : le circuit veineux de la monnaie, c’est
celui des impôts et des taxes).
La théorie de la monnaie et des prix occupe dans l’analyse des richesses la même
position que la théorie du caractère dans l’histoire naturelle. L’ordre dans la nature et
l’ordre dans les richesses ont, pour l’expérience classique, le même mode d’être que
l’ordre des représentations tel qu’il est manifesté par les mots.
Ce que l’algèbre est à la mathesis, les signes, et singulièrement les mots, le sont à la
taxinomia : constitution et manifestation évidente de l’ordre des choses.
La pensée classique a rendu possibles grammaire générale, histoire naturelle et
science des richesses.
Les limites de la représentation :
Les dernières années du XVIIème siècle sont rompues par une discontinuité
symétrique de celle qui avait brisé , au début du XVIIème siècle , la pensée de la
Renaissance ; alors , les grandes figures circulaires où s’enfermait la similitude
s’étaient disloquées et ouvertes pour que le tableau des identités puisse se
déployer ; et ce tableau maintenant va se défaire à son tour , le savoir se logeant
dans un espace nouveau. Il va y avoir mutation de l’Ordre à l’Histoire.
Les langues vont se substituer au discours.
L’espace général du savoir n’est plus celui des identités et des différences, mais un
espace fait d’organisations, c’est à dire de rapports internes entre des éléments dont
l’ensemble assure une fonction. Ces organisations sont discontinues, elles ne
forment pas un tableau de simultanéités sans ruptures. L’Analogie et la Succession
surgissent comme principes organisateurs. D’une organisation à l’autre, le lien ne
peut plus être l’identité d’un ou plusieurs éléments, mais l’identité du rapport entre les
éléments et de la fonction qu’ils assurent.
Désormais, les ressemblances contemporaines et observables simultanément dans
l’espace ne seront que les formes déposées et fixées d’une succession qui procède
d’analogie en analogie.
A partir du XIXème siècle, l’Histoire va déployer dans une série temporelle les
analogies qui rapprochent les unes des autres les organisations distinctes. L’Histoire
donne lieu aux organisations analogiques, tout comme l’Ordre ouvrait le chemin des
identités et des différences successives.
L’Histoire est le mode d’être fondamental des empiricités. Elle est le fond d’où tous
les êtres viennent à leur existence et à leur scintillement précaire.
La rupture (1795-1800) a commencé avec Adam Smith, qui a modifié les rapports
des besoins ou du prix : Smith déplace le concept du travail : les richesses se
décomposent selon les unités de travail qui les ont réellement produites. Smith met à
jour le travail, c’est à dire la peine et le temps. A partir de Smith, le temps de
l’économie ne sera plus celui, cyclique, des appauvrissements et des
enrichissements ; ce sera le temps intérieur d’une organisation qui croît selon sa
propre nécessité et se développe selon des lois autochtones, le temps du capital et
du régime de production.
Le principe de l’organisation, irréductible au jeu réciproque des représentations, se
met à fonder l’ordre de la nature, à définir son espace et à en limiter les figures. Pour
la première fois, il fonctionne comme méthode de la caractérisation. Il subordonne
les caractères les uns aux autres ; il les lie à des fonctions ; il les dispose selon une
architecture aussi bien interne qu’externe, visible et invisible.
Lamarck a entrouvert l’âge de la biologie.
Les analyses du langage subissent elles aussi des mutations. A la fin du XVIIIème
siècle, les langues diverses sont confrontées les unes aux autres. Cette confrontation
met au jour une figure intermédiaire entre l’articulation des contenus et la valeur des
racines : il s’agit de la flexion. On découvre que ce sont les racines qui sont altérées,
et les flexions qui sont analogues.
Par le fait même, la grammaire générale commence à changer de configuration. : ses
divers segments théoriques ne s’enchaînent plus tout à fait de la même façon les uns
sur les autres. Le langage n’est plus constitué seulement de représentations et de
sons qui à leur tour les représentent et s’ordonnent entre eux comme l’exigent les
liens de la pensée ; il est de plus constitué d’éléments formels, groupés en systèmes,
et qui imposent aux sons, aux syllabes, aux racines, un régime qui n’est pas celui de
la représentation.
La phonétique apparaît, non pas comme une recherche des premières valeurs
expressives, mais comme analyse des sons, de leurs rapports et de leur
transformation possible les uns dans les autres.
Les premières esquisses de grammaire comparée apparaissent. Les langues sont
confrontées non plus par ce que désignent les mots, mais par ce qui les lient les uns
aux autres. Elles vont communiquer maintenant directement de l’une à l’autre.
Tant que la langue avait été définie comme discours, elle ne pouvait avoir d’autre
histoire que celle de ses représentations. Mais il y a désormais un « mécanisme »
intérieur des langues qui détermine non seulement l’individualité de chacune, mais
ses ressemblances aussi avec les autres. Par lui, l’historicité pourra s’introduire dans
l’épaisseur de la parole elle-même.
Dans la grammaire générale, dans l’histoire naturelle, dans l’analyse des richesses, il
s’est donc produit, vers les dernières années du XVIIIème siècle, un événement qui
est partout de même type. Les signes dont les représentations étaient affectées,
l’analyse des identités et des différences qui pouvaient alors s’établir, le tableau à la
fois continu et articulé qu’on instaurait dans le foisonnement des similitudes, l’ordre
défini parmi les multiplicités empiriques, ne peuvent plus désormais se fonder sur le
seul redoublement de la représentation par rapport à elle même.
Dans tous les cas, le rapport de la représentation à elle-même et les relations d’ordre
qu’il permet de déterminer hors de toute mesure quantitative, passent maintenant par
des conditions extérieures à la représentation elle-même dans son actualité.
La structure est comme l’envers sombre, volumineux et intérieur de leur visibilité.
L’événement qui s’est produit à la fin du XVIIIème siècle est un décalage infime, mais
absolument essentiel, et qui a fait basculer toute la pensée occidentale : la
représentation a perdu le pouvoir de fonder, à partir d’elle-même, dans son
déploiement propre et par le jeu qui la redouble sur soi, les liens qui peuvent unir ses
divers éléments.
Les choses échappent, en leur vérité fondamentale, à l’espace du tableau. Elles
s’enroulent sur elles-mêmes, se donnent un volume propre, se définissent un espace
interne qui, pour notre représentation, est à l’extérieur.
C’est à partir de l’architecture qu’elles cachent que les choses, par fragments, profils,
morceaux, écailles, viennent se donner, bien partiellement, à la représentation.
L’espace d’ordre qui servait de lieu commun à la représentation et aux choses, à la
visibilité empirique et aux règles essentielles, va être désormais rompu : il y aura les
choses, avec leur organisation propre, leurs secrètes nervures, l’espace qui les
articule, le temps qui les produit ; et puis la représentation, pure succession
temporelle, où elles s'annoncent toujours partiellement à une subjectivité, à une
conscience, à l'effort singulier d'une connaissance, à l’individu « psychologique » qui,
du fond de sa propre histoire, ou à partir de la tradition qu’on lui a transmise, essaie
de savoir.
La représentation est en voie de ne plus pouvoir définir le mode d’être commun aux
choses et à la connaissance. L’être même de ce qui est représenté va tomber
maintenant hors de la représentation elle-même.
A la fin du XVIIIème siècle, le savoir et la pensée se retirent hors de l’espace de la
représentation. Par le fait même, le champ illimité de la représentation apparaît
comme une métaphysique (cf. Kant).
Deux formes nouvelles de pensées apparaissent : une ouverture sur le
transcendantal et la positivité (on cherche les conditions de possibilité de
l’expérience dans les conditions de possibilité de l’objet et de son existence).
Les philosophies de la Vie, de la Volonté, de la Parole vont se déployer tout au long
du XIXème siècle. Ce sont des « transcendantaux objectifs ».
Le triangle critique-positivisme-métaphysique de l’objet est constitutif de la pensée
européenne depuis le début du XIXème siècle jusqu’à Bergson.
Travail, vie, langage :
Les nouvelles empiricités :
La pensée contemporaine se trouve encore largement dominée par l’impossibilité,
mise au jour vers la fin du XVIIIème siècle, de fonder les synthèses dans l’espace de
la représentation.
La culture européenne a dû s’inventer une profondeur où il sera question non plus
des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes avec tous leurs
chemins et parcours possibles, mais des grandes forces cachées développées à
partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l’origine, de la causalité et de
l'histoire.
Ce qui a changé et subi une altération irréparable, c’est le savoir lui-même comme
mode d’être préalable et indivis entre le sujet qui connaît et l’objet de la
connaissance.
Le Discours comme mode du savoir a été remplacé par le Langage, qui définit des
objets jusque là inapparents et prescrit des méthodes qui n’avaient pas encore été
employées.
Travail : depuis Ricardo, l’économie repose, d’une façon plus ou moins explicite, sur
une anthropologie qui tente d’assigner à la finitude des formes concrètes. Ricardo
introduit l’historicité dans l’économie.
Histoire, anthropologie et suspens du devenir s’appartiennent selon une figure qui
définit pour la pensée du XIXème siècle un de ses réseaux majeurs.
Cette conception a fait renaître les utopies d’achèvement (la fin de l’histoire, le grand
soir). dans la pensée classique, l’utopie fonctionnait plutôt comme une rêverie
d’origine.
Au XIXème siècle, l’utopie concerne la chute du temps plutôt que son matin. Le
savoir n’est plus constitué sous la forme du tableau, mais sur celui de la série, de
l’enchaînement et du devenir : avec la vérité anthropologique de l’homme, le temps
des calendriers sera comme vide, car l’historicité se sera superposée exactement à
l’essence humaine.
Nietzsche a repris la finitude anthropologique pour faire jaillir le bond prodigieux du
surhomme. Il a repris la grande chaîne continue de l’Histoire, mais pour la courber
dans l’infini du retour.
Avec Cuvier, on découvre les embranchements entre espèces. Les espèces
vivantes « échappent » au fourmillement des individus et des espèces. Elles ne
peuvent être classées que parce qu’elles vivent et à partir de ce qu’elles cachent.
Avec la taxinomia classique, l’être vivant était une localité du classement naturel. Le
fait d’être classable est maintenant une propriété du vivant. On accède maintenant à
une notion synthétique de vie. Les conditions de possibilité d’une biologie
s’instaurent.
A l’époque classique, les êtres naturels formaient un ensemble continu. Le continu
des êtres et le contenu de la représentation étaient corrélatifs. La nature du XIXème
siècle est discontinue dans la mesure même où elle est vivante.
L’historicité s’introduit dans le vivant : pour la pensée du XVIIIème siècle, les suites
chronologiques ne sont qu’une propriété et une manifestation plus ou moins brouillée
de l’ordre des êtres. A partir du XIXème siècle, elles expriment le mode d’être
profondément historique des choses et des hommes.
Cette constitution d’une historicité vivante a eu pour la pensée européenne de vastes
conséquences. La vie, désormais vouée à l’histoire, se dessine sous la forme de
l’animalité.
Pour la première fois peut-être dans la culture occidentale, la vie échappe aux lois
générales de l’être, tel qu’il se donne et s’analyse dans la représentation. La vie
devient une force fondamentale, et qui s’oppose à l’être comme le mouvement à
l’immobilité, le temps à l’espace, le vouloir secret à la manifestation visible.
Le mot ne détient plus une discursivité immédiate, mais se trouve soumis à des
modifications et obéit à un certain nombre de lois strictes que régit l’organisation
grammaticale.
Le pouvoir de représentation n’est plus constitutif du mot dans son être même. Le
langage cesse d’être transparent à ses représentations.
La naissance de la philologie est restée dans la conscience occidentale beaucoup
plus discrète que celle de la biologie et de l’économie politique, alors qu’elle faisait
partie du même bouleversement archéologique.
Avec la philologie, l’unité matérielle constituée par l’arrangement des sons, des
syllabes et des mots, n’est pas régie par la pure et simple combinatoire des éléments
de la représentation. La composition grammaticale a des régularités qui ne sont pas
transparentes à la signification du discours.
Pour la première fois, tout l’être du langage est maintenant sonore (bien qu’on ne
cherche plus à le ramener à ses cris originaires) : le langage est traité comme un
ensemble d’éléments phonétiques. Alors qu’à l’époque classique, le langage naissait
lorsque le bruit de la bouche ou des lèvres était devenu lettre, on admet désormais
qu’il y a langage lorsque ces bruits se sont articulés et divisés en une série de sons
distincts.
On cherche le langage au plus près de ce qu’il est : dans la parole. Toute une
mystique est en train de naître : celle du verbe, du pur éclat poétique qui passe sans
trace, ne laissant derrière soi qu’une vibration un instant suspendue. En sa sonorité
passagère et profonde, la parole devient souveraine.
Le langage a acquis une nature vibratoire qui le détache du signe visible pour
l’approcher de la note de musique.
Il faudra attendre Saussure pour restaurer, au delà des formes historiques, la
dimension de la langue en général, et rouvrir le vieux problème du signe.
Au XIXème siècle, commence une analyse du langage traité comme un ensemble de
sons affranchis des lettres qui peuvent les transcrire. Les langues détiennent ellesmêmes un principe d’évolution.
Avec Bopp, le langage n’est plus un système de représentation qui a pouvoir de
découper et de recomposer d’autres représentations. Il désigne en ses racines les
plus constantes des actions, des états, des volontés ; plutôt que ce qu’on voit, il veut
dire originairement ce qu’on fait ou ce qu’on subit.
Les noms ne découpent pas tellement le tableau complexe d’une représentation ; ils
découpent , arrêtent et figent le processus d’une action.
Le langage « s’enracine » non pas du côté des choses perçues, mais du côté du
sujet en son activité. Et peut-être alors est-il issu du vouloir et de la force, plutôt que
de cette mémoire qui redouble la représentation. On parle parce qu’on agit, et non
point parce qu’en reconnaissant on connaît. Comme l’action, le langage exprime une
volonté profonde.
Les verbes et les pronoms personnels deviennent l’élément primordial du langage.
On se remet à attribuer au langage de profonds pouvoirs d’expression. Le langage
manifeste et traduit le vouloir fondamental de ceux qui parlent.
Le langage n’est plus lié aux civilisations par le niveau de connaissances qu’elles ont
atteint, mais par l’esprit du peuple qui les a fait naître, les anime et peut se
reconnaître en elles. Du coup, les conditions de l’historicité du langage sont
changées. Les mutations ne viennent plus d’en haut, mais elles naissent
obscurément d’en bas.
Dans une langue, celui qui parle, et qui ne cesse de parler dans un murmure qu’on
n’entend pas mais d’où vient pourtant tout l’éclat, c’est le peuple.
Grimm : « Le langage est humain : il doit à notre pleine liberté son origine et ses
progrès ; il est notre histoire, notre héritage ».
Tout au long du XIXème siècle, la philologie aura de profondes résonances
politiques.
Au XVIIème et au XVIIIème siècle, le langage était le déroulement immédiat et
spontané des représentations. Il était une connaissance et la connaissance était de
plein droit un discours. On ne pouvait connaître les choses du monde qu’en passant
par lui. La connaissance classique était profondément nominaliste.
A partir du XIXème siècle, le langage se replie sur soi, acquiert son épaisseur propre,
déploie une histoire, des lois et une objectivité qui n’appartiennent qu’à lui. Il est
devenu un objet de la connaissance parmi d’autres.
Connaître le langage n’est plus s’approcher au plus près de la connaissance ellemême, c’est appliquer seulement les méthodes du savoir en général à un domaine
singulier de l’objectivité.
Le langage est ramené au pur statut d’objet.
Ce nivellement du langage va être compensé de trois façons :
Le langage reste une médiation nécessaire pour toute connaissance scientifique qui
veut se manifester comme discours.
Devenu réalité historique épaisse et consistante, le langage forme le lieu des
traditions, des habitudes muettes de la pensée, de l’esprit obscur des peuples. Dès
lors, la vérité du discours est piégée par les philologues.
Toutes les techniques de l’exégèse connaissent un renouveau très marqué au
XIXème siècle. Cette réapparition est due au fait que le langage a repris la densité
énigmatique qui était la sienne à la Renaissance. Mais il ne s’agira pas maintenant
de retrouver une parole première qu’on y aurait enfouie, mais d’inquiéter les mots
que nous parlons, de dénoncer le pli grammatical de nos idées, de dissiper les
mythes qui animent nos mots, de rendre à nouveau bruyant et audible la part de
silence que tout discours emporte avec soi lorsqu’il s’énonce.
La philologie comme analyse de ce qui se dit dans la profondeur du discours est
devenue la forme moderne de la critique.
L’interprétation au XIXème siècle découvre le fait que nous sommes, avant la
moindre de nos paroles, déjà dominés et transis par le langage.
La dernière des compensations au nivellement du langage, c’est l’apparition de la
littérature comme telle. La littérature se réfère tout entière à l’acte pur d’écrire. Elle
ramène le langage de la grammaire au pouvoir dénudé de parler, et là, elle rencontre
l’être sauvage et impérieux des mots.
De la révolte romantique contre un discours immobilisé dans sa cérémonie, jusqu’à
la découverte mallarméenne du mot en son pouvoir impuissant, on voit bien quelle
fut, au XIXème siècle, la fonction de la littérature par rapport au mode d’être moderne
du langage.
La littérature se distingue de plus en plus du discours d’idées, et s’enferme dans une
intransitivité radicale.
L’homme et ses doubles :
Le retour du langage :
Avec la littérature, avec le retour de l’exégèse et le souci de la formalisation, avec la
constitution d’une philologie, bref avec la réapparition du langage dans un
foisonnement multiple, l’ordre de la pensée classique peut désormais s’effacer.
Le seuil du classicisme à la modernité a été définitivement franchi lorsque les mots
ont cessé de s’entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la
connaissance des choses.
Détaché de la représentation, le langage n’existe plus désormais, et jusqu’à nous
encore, que sur un mode dispersé :
Pour les philologues, les mots sont comme autant d’objets constitués et déposés par
l’histoire ;
Pour ceux qui veulent formaliser (Russel), le langage doit dépouiller son contenu
concret et ne plus laisser apparaître que les formes universellement valables du
discours ; si on veut interpréter, alors les mots deviennent texte à fracturer pour
qu’on puisse voir émerger en pleine lumière cet autre sens qu’ils cachent (Freud) ,
Enfin, il arrive au langage de surgir pour lui-même en un acte d’écrire qui ne désigne
rien de plus que soi (Roussel).
Nietzsche le premier, a rapproché la tâche philosophique d’une réflexion radicale sur
le langage.
Mallarmé dit que ce qui parle, c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son
néant le mot lui-même, son être énigmatique et précaire. Mallarmé ne cesse de
s’effacer lui-même de son propre langage au point de ne plus vouloir y figurer qu’à
titre d’exécuteur dans une pure cérémonie du Livre où le discours se composerait de
lui-même.
Les questions que nous nous posons aujourd’hui ont été rendues possibles par le fait
qu’au début du XIXème siècle, la loi du discours s’étant détachée de la
représentation , l’être du langage s’est trouvé comme fragmenté.
Toute la curiosité de notre pensée se loge maintenant dans la question : qu’est-ce
que le langage, comment le contourner pour le faire apparaître en lui-même et dans
sa plénitude ?
La dispersion du langage est liée à la disparition du Discours.
Là où il y a discours, les représentations s’étalent et se juxtaposent ; les choses se
rassemblent et s’articulent. La vocation profonde du langage classique a toujours été
de faire « tableau » (cf. « les Ménines » de Velázquez). Il n’existe donc que pour être
transparent. La possibilité de connaître les choses et leur ordre passe, dans
l’expérience classique, par la souveraineté des mots.
La conséquence essentielle, c’est que le langage classique comme discours
commun de la représentation et des choses, comme lieu à l’intérieur duquel nature et
nature humaine s’entrecroisent, exclut absolument quelque chose qui serait
« science de l’homme ». Tant que le langage classique a parlé dans la culture
occidentale, il n’était pas possible que l’existence humaine fût mise en question pour
elle-même, car ce qui se nouait en lui, c’était la représentation et l’être.
Le discours qui, au XVIIème siècle, a lié l’un à l’autre le « Je pense » et le « Je suis »
de celui qui l’entreprenait, ce discours là est demeuré, sous une forme visible,
l’essence même du langage classique, car ce qui se nouait en lui, de plein droit,
c’étaient les représentations et l’être. Le passage du « Je pense » au « Je suis »
s’accomplissait sous la lumière de l’évidence, à l’intérieur d’un discours dont tout le
domaine et tout le fonctionnement consistaient à articuler l’un sur l’autre ce qu’on se
représente et ce qui est.
Au XIXème siècle, l’homme apparaît avec sa position ambiguë d’objet pour un savoir
et de sujet qui connaît.
L’ordre appartient maintenant aux choses mêmes et à leur loi intérieure.
L’être humain, avec son être propre, avec son pouvoir de se donner des
représentations, surgit en un creux ménagé par les vivants, les objets d’échange et
les mots lorsque, abandonnant la représentation qui avait été jusqu’alors leur site
naturel, ils se retirent dans la profondeur des choses et s’enroulent sur eux-mêmes
selon la loi de la vie, de la production et du langage.
En un sens, l’homme est dominé par le travail, la vie et le langage : son existence
concrète trouve en eux ses déterminations.
La finitude de l’homme s’annonce dans la positivité du savoir. Mais cette première
découverte de la finitude est instable, rien ne permet de l’arrêter sur elle-même. La
finitude de l’homme se profile sous la forme paradoxale de l’indéfini.
A l’expérience de l’homme, le désir est donné comme appétit primordial à partir
duquel toutes les choses prennent valeur, et valeur relative. A cette même
expérience, un langage est donné dans le fil duquel tous les discours de tous les
temps, toutes les successions et toutes les simultanéités peuvent être données.
Le mode d’être du langage, tous le sillage d’histoire que les mots font luire dans
l’instant où on les prononce, et peut-être même dans un temps plus imperceptible
encore, ne me sont donnés qu’au long de la mince chaîne de ma pensée parlante.
La finitude est marquée par la spatialité du corps, la béance du désir et le temps du
langage.
Si le savoir de l’homme est fini, c’est parce qu’il est pris dans les contenus positifs du
langage, du travail et de la vie. Inversement, si la vie, le travail et le langage se
donnent dans leur positivité, c’est parce que la connaissance a des formes finies.
Le XIXème siècle manifeste la fin de la métaphysique : la philosophie de la vie
dénonce la métaphysique comme voile de l’illusion, celle du travail la dénonce
comme pensée aliénée et idéologie, celle du langage comme épisode culturel.
Notre culture a franchi le seuil à partir duquel nous reconnaissons notre modernité, le
jour où la finitude a été pensée dans une référence interminable à elle-même.
L’homme moderne, cet homme assignable en son existence corporelle, laborieuse et
parlante, n’est possible qu’à titre de figure de la finitude.
La culture moderne peut penser l’homme parce qu’elle pense le fini à partir de luimême.
Maintenant que le lieu de l’analyse, ce n’est plus la représentation, mais l’homme en
sa finitude, il s’agit de mettre au jour les conditions de la connaissance à partir des
contenus empiriques qui sont données en elle.
La finitude n’appartient qu’à nous. Elle nous ouvre, par le connaître, la vérité du
monde.
L’homme est cette figure paradoxale où les contenus empiriques de la connaissance
délivrent, mais à partir de soi, les conditions qui les ont rendus possibles.
L’homme ne peut pas se donner dans la transparence immédiate et souveraine d’un
cogito. L’homme est un mode d’être tel qu’en lui se fonde cette dimension toujours
ouverte, jamais délimitée une fois pour toutes, mais indéfiniment parcourue, qui va,
d’une part de lui-même qu’il ne réfléchit pas dans un cogito, à l’acte de pensée par
quoi il la ressaisit.
Parce qu’il est doublet empirico-transcendantal, l’homme est aussi le lieu de la
méconnaissance.
La question n’est plus : comment peut-il se faire que l’expérience de la nature donne
lieu à des jugements nécessaires ? (Kant) mais : comment peut-il se faire que
l’homme pense ce qu’il ne pense pas, habite ce qui lui échappe sur le mode d’une
occupation muette, anime, d’une sorte de mouvement figé, cette figure de lui-même
qui se présente à lui sous la forme d’une extériorité têtue ?
Comment l’homme peut-il être le sujet d’un langage qui depuis des millénaires s’est
formé sans lui, dont le système lui échappe, dont le sens dort d’un sommeil presque
invincible dans les mots qu’il fait, un instant, scintiller par son discours, et à l’intérieur
duquel il est, d’entrée de jeu, contraint de loger sa parole et sa pensée ?
Il ne s’agit non plus de la possibilité d’une connaissance mais de celle d’une
méconnaissance première.
Le cogito moderne est aussi différent de celui, de Descartes, que notre réflexion
transcendantale est éloignée de l’analyse kantienne. C’est qu’il s’agissait pour
Descartes de mettre au jour la pensée comme forme la plus générale de toutes ces
pensées que sont l’erreur ou l’illusion, de manière à en conjurer le péril, quitte à les
retrouver, à la fin de sa démarche, à les expliquer, et à donner alors la méthode pour
s’en prévenir.
Dans le cogito moderne, il s’agit au contraire de laisser valoir selon sa plus grande
dimension la distance qui à la fois sépare et relie la pensée présente à soi, et ce qui,
de la pensée, s’enracine dans le non-pensé. Il lui faut parcourir, redoubler et
réactiver sous une forme explicite l’articulation de la pensée sur ce qui en elle, autour
d’elle, au dessous d’elle n’est pas pensée, mais ne lui est pas pour autant étranger,
selon une irréductible, une infranchissable extériorité.
Le cogito moderne ramifie l’être de la pensée jusque dans la nervure inerte de ce qui
ne pense pas.
Aussitôt que le « Je pense » s’est montré engagé dans toute une épaisseur où il est
quasi présent, qu’il anime mais sur le mode ambigu d’une veille sommeillante, il n’est
plus possible d’en faire suivre l’affirmation que « Je suis ».
Le cogito ne conduit pas à une affirmation d’être, mais il ouvre justement sur toute
une série d’interrogations où il est question de l’être.
La phénoménologie est le constat de la grande rupture qui s’était produite dans
l’épistémè moderne au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle. La
phénoménologie a partie liée avec l’interrogation sur le mode d’être de l’homme et
sur son rapport à l’impensé.
L’homme et l’impensé sont, au niveau archéologique, des contemporains. L’impensé
a servi à l’homme d’accompagnement sourd et ininterrompu depuis le XIXème siècle.
Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l’impensé.
La pensée est pour elle-même et dans l’épaisseur de son travail à la fois savoir et
modification de ce qu’elle sait.
L’originaire en l’homme, c’est ce qui d’entrée de jeu l’articule sur autre chose que luimême. C’est ce qui introduit dans son expérience des contenus et des formes plus
anciens que lui et qu’il ne maîtrise pas.
L’homme est séparé de l’origine qui le rendrait contemporain de sa propre existence.
La pensée moderne est vouée, de fond en comble, à la grande préoccupation du
retour, au souci de recommencer. Le thème d’une pensée qui, par le mouvement où
elle s’accomplit, se courbe sur elle-même, se déploie.
C’est parce que l’homme n’est pas contemporain de son être que les choses
viennent se donner avec un temps qui leur est propre.
La finitude est le rapport insurmontable de l’être de l’homme au temps.
En parvenant au sommet de toute parole possible, ce n’est pas au cœur de lui-même
que l’homme arrive, mais au bord de ce qui le limite.

Documents pareils