La vie quotidienne en URSS
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La vie quotidienne en URSS
Vie quotidienne en Union soviétique Larissa ZAKHAROVA, maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen) Plan Introduction: jalons de l’historiographie 1. Pratiques de consommation 2. Les rapports entre le public et le privé (cas des appartements communautaires) 3. La mode vestimentaire 4. L’influence de l’Occident Conclusion: le régime socialiste au défis de la consommation Introduction Jalons de l’historiographie Pendant la guerre froide, l’école dite « totalitaire » a négligé l’histoire du quotidien, en s’intéressant à l’histoire politique (mécanismes du pouvoir exercés sur une société pensée comme immobile et soumise à la volonté politique). A partir des années 1970, l’école révisionniste (Moshe Lewin et Sheila Fitzpatrick): histoire sociale « par le bas »; l’importance du quotidien. L’ouverture des archives soviétiques au début des années 1990 = consensus historiographique: les citoyens n’étaient pas des « marionnettes aveugles » ou des « victimes désemparées » du régime dictatorial, ils ont développé au quotidien une multitude de tactiques et de ruses qui leur a permis de s’accommoder ou de résister au régime, de participer à l’élaboration des normes ou de les contourner. Dans les années 1990, fondement théorique et conceptuel des travaux occidentaux sur le quotidien soviétique: - Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, vol. I, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990; - Alf LÜDTKE (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éd. de la MSH, 1994; - Marcel MAUSS, Essaie sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007 (1925) Approche micro, attentive à l’individu observé dans ses préoccupations et son rapport au pouvoir. Il importait d’étudier et de comprendre la participation des citoyens ordinaires à la mise en place et au maintien des régimes dictatoriaux. Les expériences individuelles, appréhendées dans leur pluralité, permettaient de saisir l’espace du possible déterminé par les ressources disponibles au sein des structures sociales. Dans les années 1990, en Russie, les premières recherches sur la vie quotidienne en Union soviétique ont, elles, été influencées par la notion de « civilisation matérielle » de Fernand Braudel, telle qu’elle a été popularisée par les spécialistes russes des pays occidentaux, Aron Gourevitch et Iouri Bessmertny. Cette notion devait permettre de penser les rapports entre les institutions politiques, religieuses, sociales et économiques, les modes de vie, les « mentalités » et les pratiques quotidiennes. Les structures du quotidien ont alors été comprises comme des pratiques ordinaires déterminées, d’un côté, par l’environnement matériel et les conditions de vie des individus (le logement, l’alimentation, l’habillement), et d’un autre côté, par leurs valeurs, leurs craintes, leurs espoirs, etc. L’individu disparaissait dans la foule de ses semblables, car l’important était de saisir « l’esprit de l’époque ». La double traduction de l’approche braudélienne a conduit à une histoire statique, descriptive et peu problématisée des manières de vivre, déconnectée des grands événements du XXe siècle. Sous l’effet des traductions des travaux occidentaux, une convergence des approches: Les ouvrages de Elena Osokina, Elena Zubkova, Igor Narsky et Sergey Zhuravlev ont suggéré d’observer le quotidien en lien direct avec des sphères d’action économique et politique de l’État, et d’étudier la « production et la reproduction de la vie réelle » dans ses dynamique et ses bouleversements. Les individus sont à la fois objets et sujets : cibles de décisions politiques, ils agissent en réponse à ces mesures, s’adaptant d’une manière active à la nouvelle conjoncture, inventant des tactiques d’évitement par rapport à ce qui s’impose d’en haut comme une volonté politique. Ces études tentent de ne pas situer les évolutions conjoncturelles « dans le dos » des Soviétiques. Les transformations historiques et les éléments de continuité sont mis en rapport avec les pratiques des individus – en d’autres termes, cette histoire du quotidien s’écrit à la fois par « le haut » et par « le bas », car c’est au niveau des interactions entre les décisions politiques et les réponses données par les individus ordinaires que le quotidien apparaît dans toute sa complexité et en constante évolution. Cette histoire cherche à mettre en évidence les formes dans lesquelles les Soviétiques se sont appropriés le cadre socio-économique et politique de leur quotidien et l’ont ainsi constamment transformé. Les années 1990 Le stalinisme attire l’attention privilégiée des chercheurs. Le quotidien soviétique est identifié à une histoire de répressions, de rationnements, de privations, de famines, de « stratégies de survie », d’imposition du contrôle et de stratification sociale. Un clivage au sein de l’école révisionniste: « néo-traditionnalistes »: inspirés par les travaux de S. Fitzpatrick, insistent sur la persistance au sein de la société soviétique des pratiques et des structures du régime tsariste : les pétitions, les dénonciations, les rapports patrons-clients, le blat (des liens personnels dits « utiles » qui permettent d’échanger des biens et des services), l’assignation des statuts sociaux ou la mystification du pouvoir. « modernistes » (S. Kotkin) : l’Union soviétique a connu une forme de modernité comparable à celles des sociétés occidentales. La planification, la protection sociale des individus, la participation des experts aux projets politiques, la surveillance, la discipline individuelle et collective sont présentés comme des traits typiques du processus de modernisation. Les années 2000 Déplacement de l’intérêt vers la période khrouchtchévienne (« Dégel ») et brejnévienne (« stagnation »). Apports de l’histoire transnationale. Les transferts et les circulations des idées, des acteurs, des biens et des pratiques au sein du bloc communiste, et entre les pays de ce bloc et les pays occidentaux. Les réformes centrées sur l’amélioration des conditions matérielles de la population soviétique et la compétition avec l’Ouest ont initié des formes nouvelles de consommation et de loisirs, qui appelaient en permanence des redéfinitions et des requalifications de ce qui serait « socialiste » par opposition au « capitalisme ». 1. Pratiques de consommation Le lendemain de la révolution d’Octobre 1917, les bolcheviks lancent la politique de la lutte de classe qui s’exprime entre autres par l’introduction des cartes de rationnement. Cette manière d’approvisionner la population revient avec récurrence pendant toute la période soviétique. Le projet de la société égalitaire va ainsi de paire avec des pratiques de discrimination en ce qui concerne l’accès aux ressources. Les individus s’adaptent à cette stratification sociale et géographique imposée d’en haut, en inventant des tactiques de consommation alternatives (le marché noir, les réseaux d’entraide, etc.) Le communisme de guerre Associé aux mesures dans le domaine de l’approvisionnement établies en février 1918. Un système de distribution étatique, restriction du commerce, disparition de l’argent. Le 13 mai 1918, le Commissariat du Peuple à l’Approvisionnement aidé des comités de pauvres commence les réquisitions des céréales à la campagne. En résultat, les paysans gèlent les semailles. Des « révoltes des affamés » Le 21 novembre 1918, le gouvernement (le Conseil des Commissaires du Peuple) adopte un décret sur l’organisation de l’approvisionnement qui liquide les restes du commerce privé. Le Commissariat à l’Approvisionnement est chargé de fournir tous les produits de consommation à la population. Le principe de la redistribution selon le travail « La République russe est une société socialiste libre. Tout le pouvoir appartient au peuple travailleur de Russie, réuni en soviets urbains et ruraux. La République considère le travail comme le devoir de tout citoyen ; sa devise est : celui qui ne travaille pas ne mangera pas. Ne jouissent ni du droit de vote ni du droit d'être élues, les personnes qui ont des revenus sans travailler, tels que les intérêts du capital, les revenus des propriétés, etc., les négociants privés, les courtiers ; les moines et les membres du clergé quels qu'ils soient ; les employés et les agents de police et du gouvernement précédent. » Constitution de la RSFSR (juillet 1918) Les premières cartes de rationnement Hiérarchies sociales et hiérarchies spatiales (variations régionales) Le principe de classe: les groupes prioritaires – « socialement utiles » - les ouvriers employés pour les travaux physiquement pénibles Catégories des rationnés à Moscou en 1918 1. Ouvriers des travaux physiquement pénibles, femmes enceintes à partir du 5e mois et femmes qui allaitent 2. Ouvriers des travaux physiques effectués dans des conditions normales; femmes au foyer avec une famille de plus de 4 personnes; enfants de 3 à 14 ans; personnes inaptes au travail 3. Ouvriers des travaux physiques légers; femmes au foyer avec une famille de trois personnes; enfant de moins de 3 ans et de 14 à 17 ans; étudiants; chômeurs; retraités 4. Personnes vivant des capitaux et exploitant le travail des autres; professions libérales et personnes sans occupation (aboli en 1919) Rapports entre les catégories par les volumes des rations: 4:3:2:1 Ordre des priorités: 1ère et 2e catégories approvisionnées en premier Rations spéciales Personnel dirigeant dans les administrations et au gouvernement Dès 1919, le gouvernement soviétique décide de soutenir les restes de l’intelligentsia, en créant une Commission pour l’amélioration de la vie quotidienne des savants (KUBU). En 1920-1921, cette Commission élabore une ration distribuée à quelques centaines de privilégiés, y compris des écrivains de renom. Maxime Gorki Ration de classe (le 30 avril 1920) L’objectif: exclure du système de l’approvisionnement les « éléments non travailleurs » - les « cidevant » A. Ouvriers des travaux Introduction de trois catégories (A, B, C): C. Personnes employés aux physiques B. Employés des bureaux soviétiques et intelligentsia entreprises privées Les réalités de l’approvisionnement A cause de la pénurie, les rations ne sont pas distribuées conformément aux normes Trafic et falsification des cartes de pain Les produits alimentaires remplacés par les produits industriels Troc entre la ville et la campagne et sa répression Des hommes aux sacs - mechotchniki La famine de 1921-1922 Extrait du rapport opérationnel d'information du département secret de la Tcheka n°17 pour le 21 janvier 1922 « 3 janvier 1922 Province de Samara (rapport d'information d'État n°60, du 20 janvier 1922). 3. La famine atteint des proportions terribles. Les paysans ont mangé tout ce qui pouvait servir de nourriture, chats, chiens. À l'heure actuelle, ils sont en train de déterrer les morts pour les manger. Dans les districts de Pougatchev et de Bouzoulouk, de nombreux cas de cannibalisme ont été notés. Selon les témoignages des membres du comité exécutif de la volost [canton], le cannibalisme dans le bourg de Lioudbimovka prend des proportions dramatiques. On isole les cannibales. Le comité provincial d'aide aux affamés a acheminé dans la ville de Pougatchev un train médico-alimentaire pour 5 000 personnes. Le convoi amène du ravitaillement pour six mois. Les échanges de marchandises avec l'Ukraine sont impossibles car dans les provinces de Zaporojié, Donetzk, Ekaterinoslavl, Odessa et Nikolaiev, la famine a été déclarée. La collecte de dons alimentaires y est interdite. Les autorités provinciales ont nommé un responsable chargé de faire un inventaire rigoureux des produits envoyés en aide aux affamés. Les épidémies se développent. » Traduit et présenté par Nicolas WERTH dans le n°78 du Bulletin de l'Institut d'histoire du temps présent, n°78, second semestre 2001, p. 108. Justifier la NEP « Les faits sont là. La Russie est menacée de famine. Tout le système du communisme de guerre est entré en collision avec les intérêts de la paysannerie. Le cultivateur peut et doit travailler avec zèle dans son propre intérêt, car on ne lui prendra plus tous ses excédents, mais seulement un impôt qu'il faudra autant que possible, fixer d'avance. L'essentiel, c'est que le petit cultivateur soit stimulé. Nous nous sommes trop avancés dans la nationalisation du commerce et de l'industrie, dans le blocage des échanges locaux. Est-il possible de rétablir dans une certaine mesure la liberté du commerce ? Oui, c'est possible. C'est une question de mesure. Nous pouvons revenir quelque peu sur nos pas sans détruire pour cela la dictature du prolétariat. » Lénine, rapport au Xe Congrès du PC (mars 1921) Esthétique révolutionnaire dans les produits de consommation des années 1920 Emballage de caramel de 1924 « Octobre rouge » Esthétique constructiviste Biscuits pour le thé « Octobre rouge » « Que vous les appeliez ou pas, Que vous les priez ou pas, Le pain a rassi, De toute les façons, Le beurre a été mangé par les chats. Ils s’inviteront chez vous. Que faire… Vous vous dépêchez de les nourrir, La situation est préoccupante, Mais plus une miette à la maison, Cours… Achète les biscuits pour le thé. » Un bazar à Moscou dans les années 20 Un marché de Moscou dans les années 20 Le marché Soukharevski de Moscou en 1926 Un figure familière de la NEP : l’orphelin Ici un orphelin et un manœuvre en 1924 Les objectifs du Grand tournant « La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à transformer l'URSS de pays agraire et débile, (...) en un pays industriel et puissant, parfaitement libre et indépendant des caprices du capitalisme mondial (...) La tâche essentielle du plan quinquennal était de créer dans notre pays une industrie capable de ré-outiller et de réorganiser sur la base du socialisme, non seulement l'industrie dans son ensemble, mais aussi les transports, mais aussi l'agriculture (...) de faire passer la petite économie rurale morcelée sur la voie de la grande économie collectivisée (…) Nous aurons créé ainsi une base économique pour la suppression des classes en URSS, pour la construction d'une société socialiste (...) » J. Staline, Rapport au comité central (1933) L’industrialisation à marche forcée Priorité à l’industrie lourde Réintroduction des cartes de rationnement (1928-1935): « hiérarchie de la pauvreté » (Elena Osokina) Les campagnes pillées au profit des villes et des grands centres industriels. Les paysans privés des cartes de rationnement Institutionnalisation définitive des privilèges (des « distributeurs spéciaux » pour les élites) Les normes d’approvisionnement en 1931 (en kg par personne) 1. ouvriers; 2. employés de bureau et membres de familles d’ouvriers et d’employés Lettre d’une ancienne noble, Evgenia Svinina, restée à Leningrad, à sa petite fille émigrée à Paris, 1932 « Moi, comme les autres, j’avais droit au petit morceau du pain, au coin… Maintenant moi, comme beaucoup d’autres, je suis privée de ce droit et on ne nous a pas donnés de cartes de pain ! Se fondant sur ce que nous sommes soit chômeurs, soit non-travailleurs, soit pire – des gens « anciens »… Je n’ai qu’un fauteuil, je n’ai pas même de chaise. Je l’ai vendue il y a longtemps et quand quelqu’un vient me voir, j’apporte un tabouret de la cuisine… Quand dans la nuit, à 11 heures, trois types sont venus chez moi, il a fallu me lever (je dormais déjà), ils ont inspecté tout et, en voyant deux livres de champignons secs suspendus au mur (je les ai suspendus à une autre place ensuite) et quatre kilos et demie d’oignon et ne trouvant rien d’autre, d’ailleurs ils ne pouvaient pas trouver quelque chose, parce que sauf deux petits paniers de pomme de terre de notre ration de 2e catégorie, que je reçois tous les jours, je n’ai rien, et ce que vous m’avez envoyé dans un petit paquet – la farine et le riz que je garde pour plus tard… ainsi, en ne trouvant rien, ils ont écrit dans un acte d’accusation, que ma chambre regorge de choses et que les murs sont couverts de champignons secs et d’oignons, et donc (ma chambre fait moins de 10 mètres), je peux assez bien vivre par mes propres moyens sans recevoir de carte de pain, et aussi, qu'il faut me faire déménager dans une chambre pire car je suis non-travailleuse, un « individu ancien ». Où se trouve cette chambre pire, dans une mansarde ou dans le sous-sol, je ne sais pas… » Le complexe de Magnitogorsk : la course au gigantisme La vie à Magnitogorsk dans le cinéma soviétique : « Le temps, en avant! » de Mikhail Shweitser (1965) Cette séquence montre à la fois l’omniprésence du téléphone et les difficultés de communication dans un endroit qui est pourtant le symbole du progrès industriel en Union soviétique Magnitogorsk : file d’attente (1931) L’île aux cannibales La famine en Ukraine Lettre de Rozanov, responsable du Département régional de la Guépéou de Kiev, à Balitskii, Chef du GPU de la RSS d’Ukraine : 12 mars 1933 « Cher Vsevolod Apollonovitch, Les difficultés alimentaires dans la province de Kiev prennent chaque jour un caractère de plus en plus aigu. Déjà 28 districts sont touchés, principalement les districts betteraviers. Les difficultés alimentaires ont aussi gagné les villes suivantes : Kiev, Jitomir, Belaia Tserkov’, Ouman’, Radomysl, etc. La plupart des faits avérés de mortalité par famine et de cannibalisme ont été notés dans les districts faisant administrativement partie, par le passé, des régions d’Ouman et de Belaia Tserkov’. La majorité des affamés sont des paysans individuels et des kolkhoziens qui n’ont accompli qu’un nombre limité de journées-travail. Il est vrai, cependant, que dans un certain nombre de villages, sont touchés par la famine des kolkhoziens ayant au moins 500 journées-travail. Le nombre de morts par famine dans les régions d’Ouman et de Belaia Tserkov’, même par rapport à l’an dernier, est en très forte augmentation. En majorité, meurent d’abord les enfants et les vieillards. (…) Ces derniers temps, nous avons noté une recrudescence des cas de nécrophagie et de cannibalisme. Nous recevons chaque jour des informations sur une dizaine de cas, voire plus. On peut même dire que le cannibalisme « devient une habitude ». On a des cas d’individus qui, soupçonnés de cannibalisme l’an dernier déjà, récidivent et tuent des enfants, des gens de leur connaissance, voire des inconnus dans la rue.» Texte publié et traduit par Nicolas Werth, dossier de l’IHTP : « Le pouvoir soviétique et la paysannerie dans les rapports de la police politique (1930-1934) », Bulletin de l’IHTP, n° 81-82, décembre 2003 Moissons de 1933 Les paysans en pause (1933) Cantine dans une usine de Moscou en 1930 Repas d’ouvriers Torgsin à Moscou, rue Petrovka, 1930-1936 Un comptoir du Torgsin en province Un restaurant à Moscou (1930) Travailleur de choc (oudarnik) Alexeï Stakhanov (1905-1977) Le mouvement stakhanoviste est au fondement des justifications des inégalités en URSS La formule du socialisme: « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail » Les héros du Premier plan quinquennal par Deïneka (1936, Alma-Aty) Ils ont le droit à un approvisionnement privilégié: ils reçoivent en guise de gratification pour leur contribution à la construction du socialisme des bicyclettes, des postes de radio, etc. Cette gratification matérielle est perçue comme une motivation pour travailler plus et mieux Gastronom n° 1 (Eliseevskii). Il est ouvert en 1934. Salle principale Au milieu des années 1930: lancement de la campagne pour la « koul’tournost’ » - mode de vie « civilisé » Staline lance le slogan: « La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus joyeuse » Champagne soviétique Dialogue entre Staline et Mikoïan, rapporté par Mikoïan : « Le camarade Staline a remarqué que les stakhanovistes gagnaient désormais beaucoup d’argent, tout comme les ingénieurs et de nombreux autres travailleurs. Et s’ils voulaient acheter du champagne, pourraient-ils le faire ? Le champagne est le signe extérieur du bien-être matériel, le signe de l’aisance. » Une résolution du Comité central du 28 juillet 1936 « sur la production du champagne soviétique, des vins de dessert et des vins de table » prévoit l’organisation de trois « trusts » viticoles (filières industrielles) Source : Jukka Gronow, Caviar with champagne : common luxury and the ideals of the good life in Stalin's Russia (2003) Parfums soviétiques Chaîne automobile de l’usine ZIS de Moscou en 1937 Un dilemme entre l’ambition de démocratiser des produits de luxe et la crainte de cultiver l’individualisme auquel les automobiles sont associés Solution: distribution (et non pas vente) des automobiles aux fonctionnaires et aux institutions La Seconde Guerre mondiale (dite la Grande Guerre patriotique en Russie, 1941-1945) Variété des situations locales, mais pas de forte rupture avec l’expérience stalinienne de l’entre-deux-guerres Dans des territoires occupés, des réponses au coup par coup à la situation chaotique. L’objectif: la population de l’Est doit nourrir le Reich Renversement des hiérarchies ville-campagne établies par les Soviétiques Réintroduction des rations alimentaires. Approvisionnement privilégié des élites (des colis transmis en hélicoptère à Leningrad en blocus) et des ouvriers de l’industrie lourde. Le travail dans des entreprises du secteur alimentaire – une stratégie de survie Les partisans est un fardeau supplémentaire pour les populations rurales Blocus de Leningrad : victime traînée vers le lieu d’inhumation (entre 600 000 et un million de victimes) Ordonnance du Conseil de guerre du front de Leningrad sur la baisse des normes du pain. Le 19 novembre 1941. Ultra confidentiel Pour éviter des ruptures lors de l’approvisionnement en pain des troupes du front et de la population de Leningrad, établir les normes suivantes de la distribution du pain à partir du 20 novembre 1941 : Ouvriers et travailleurs ingénieurs et techniques - 250 g Employés de bureau, personnes à charge et enfants - 125 g Détachements de la première ligne du front et navires de guerre - 500 g Personnel des Forces Armées de l’Air - 500 g A toutes les autres troupes - 300 g Au cours de la 3e décade de novembre distribuer 100 g de fruits secs et 10 g de farine de pommes de terre en échange des cartes pour enfants. Rectifier l’ordonnance du Conseil de guerre du front de Leningrad du 14 novembre 1941, en établissant la limite quotidienne de la dépense de la farine et des succédanés à la hauteur de 510 tonnes, dont 310 tonnes pour les habitants de Leningrad, 31 tonnes pour les habitants de la région de Leningrad, 144 tonnes aux troupes du front de Leningrad et 25 tonnes aux détachement de la marine baltique. Charger le chef du front cam. Kouprine, le procureur du front cam. Grezov, le chef de la Direction du Commissariat à l’Intérieur pour la région de Leningrad cam. Koubatkine et le procureur de Leningrad cam. Popov de renforcer la lutte contre les voleurs des produits alimentaires, peu importe quelle forme prennent les vols. Le Commandant des troupes du front de Leningrad, général-lieutenant Khozine Membre du Conseil de guerre du front de Leningrad, secrétaire du Comité Central du Parti communiste (bolchévik) de toute l’Union, Jdanov Membre du Conseil de guerre, commissaire de division, Kouznetsov Rapport de la direction municipale des marchés au département du commerce du Comité exécutif municipal des Soviets sur le développement spontané des marchés aux puces avec une proposition de les légaliser. Le 26 novembre 1941 Sur la plupart des marchés kolkhoziens […] se développent spontanément des marchés aux puces où se pratique le troc des produits alimentaires et des biens d’occasion, et cela malgré toutes les mesures préventives adoptées par nous et par la milice. Ce phénomène menace d’avoir des conséquences nuisibles dans la mesure où les clients des marchés aux puces, connaissant leur caractère interdit, cachent soigneusement les produits échangés vis-à-vis des organes du contrôle, ce qui permet aux produits dangereux pour la santé de pénétrer dans les circuits d’échanges. De plus, l’ambiance du secret favorise les activités des spéculateurs et d’autres éléments criminels. Puisque le troc est motivé par les besoins de la population en produits alimentaires, nous sommes obligés de constater que les mesures répressives ne peut pas entraver l’existence de ce phénomène ; de la même manière il est inutile d’interdire les surfaces des marchés kolkhoziens aux marchés aux puces car ceux-ci apparaissent dans des ruelles attenantes. D’après nos observations, plus de mille personnes utilisent chaque marché aux puces tous les jours. C’est pourquoi une question se pose : ne serait-il pas raisonnable de légaliser les marchés aux puces pour une période précise […] car cela nous donnerait une possibilité de contrôler la qualité des produits échangés (la viande, le poisson, le lait, etc.) et faciliterai la lutte contre la spéculation ; cela permettrait également de prélever une taxe aux clients des marchés aux puces […] Le directeur par intérim de la direction municipale des marchés, Kirillov Sortie de guerre Ponction renouvelée de la paysannerie (des impôts en nature, la productivité très basse) L’objectif: nourrir des villes et des chantiers Résultat: une nouvelle famine de 1946-47 (Ukraine et Moldavie particulièrement touchées), plus d’un million de victimes, essentiellement des ruraux privés des rations à la suite de la baisse des stocks La réforme monétaire de décembre 1947 = fin de rationnement Une amélioration du niveau de vie à partir de 1948 (équivalent de la fin des années 1930) Le Dégel (1953-1964) Programme destiné à améliorer le niveau de vie de la population = l’industrie légère devient prioritaire Mais: des mesures incohérentes dans l’agriculture (le volontarisme khrouchtchévien, « Rattraper et dépasser les EtatsUnis par la production du lait et de la viande », campagne de plantation de maïs, campagne des Terres vierges + La logique planificatrice héritée de l’industrie lourde et mécaniquement transposée à l’industrie légère = la production en milliers d’exemplaires des biens sans demande et la persistance des pénuries 1962: une crise, une hausse des prix des produits alimentaires de base, des soulèvements et une catastrophe à Novotcherkassk GOuM Le GOuM (Glavny Ouniversalny Magazine) avait été nationalisé en 1917. Il sert de bureaux avant de retrouver sa fonction de centre commercial en 1953. Photo de 1959 Moscou – le GOUM. 1964. Fonds photographique Jacques Dupâquers Magasin de chaussures en province, 1956 Remarques de consommateurs dans des livres de plaintes des magasins « C’est scandaleux ! Il n’y a pas du tout de chaussures chaudes pour les écoliers dans le magasin, mais il faudrait peut-être s’occuper des écoliers en hiver. […] La saison estivale arrive, mais à la vente, il y a seulement des chaussures marron qui ne s’accordent pas avec un costume gris. […] Il faut que la production de chaussures ouvertes soit assurée avant l’arrivée du printemps. […] J’ai fait tous les magasins, en commençant par Tcheremouchki, le long de la perspective Lénine, le TSOUM, le GOUM, et aucun magasin n’offre de chaussures d’été pour hommes, seulement des chaussures d’hiver. Comment est-ce possible d’organiser aussi mal la fabrication de produits ? Ceci dit, dans d’autres villes, il n’y en a jamais. […] Aucun slip n’est en vente. C’est la saison des baignades, mais on ne peut acheter de slips nulle part. C’est mal organisé. […] La chaleur est insupportable, un pyjama d’été en satin ou en indienne est nécessaire, car on a chaud en pyjama de tissu en fibres discontinues. » CMAM, f. 1953 « CUM », op. 2, d. 238 « Notes sur les résultats des expositions-ventes organisées par le CUM à la foire de Moscou à Lužniki, sur le commerce ambulant dans les entreprises industrielles en 1959, suivies de l’analyse de la demande de biens de consommation. Août 1959 – 31 décembre 1959. », ll. 58, 62, 125, 136, 137. Marché noir En Union soviétique, le marché noir peut difficilement être caractérisé en terme d’économie parallèle, car il se développe en symbiose avec le système de la distribution d’État, s’alimente des ressources provenant du réseau commercial étatique et contribue au processus de la répartition des marchandises dans le pays grâce aux déplacements de ses agents. Le marché noir s’alimente en marchandises qui proviennent de deux sources : directement des entreprises (par le biais de vols) et des magasins. Lutte par deux moyens: durcissement de la législation et répression + concurrence (grâce aux enquêtes de budgets) Structure des dépenses des habitants de Leningrad entre 1955 et 1964 STRUCTURE DES DÉPENSES DES FAMILLES OUVRIÈRES EN URSS DE 1952 À 1956 ET A LENINGRAD EN 1962 (en %) Le contrat social brejnévien (1964-1982) Une stabilisation – une nette amélioration du niveau de vie malgré la persistance du marché noir, le début de la reproduction sociale L’art de la débrouillardise (vols, détournements, relations utiles, importance des datchas, etc.) L’exode rural massif grâce à la remise des passeports aux kolkhoziens La croissance économique s’estompe à la fin des années 1960 – le début de la stagnation Les salaires augmentaient sans pour autant renforcer les motivations à croitre la productivité et les rendements Le confort soviétique dans l’« Ironie du destin » de El’dar Riazanov, 1975 La production automobile en Union soviétique : un choix limité de modèles Magasin vide dans les années 80 2. Les rapports entre le public et le privé En Union soviétique, le pouvoir s'immiscait dans tous les domaines de la vie. Du point de vue des bolcheviks, la sphère privée ne devait pas avoir d'autonomie, car tout, jusqu'à l'intimité, devait être placé sous le contrôle vigilent du collectif. Le terme même du privé, associé à la société bourgeoise, a été remplacé par le terme « personnel ». Ainsi, on ne parlait pas de propriété privée, mais de propriété personnelle dans la société soviétique. Le public était alors désigné en termes du commun. À partir de l'exemple des appartements communautaires, nous allons voir dans quelle mesure les Soviétiques cherchaient à créer des zones d'autonomie protégées contre les interventions de l'État et du collectif. Appartements communautaires – des espaces semipublics Apparus pendant l’époque du communisme de guerre Les expropriations et les déménagements commencèrent de façon chaotique avant que ces phénomènes soient légalisés par des mesures officielles. En décembre 1917, le Conseil des Commissaires du peuple adopta le décret interdisant le commerce des biens immobiliers et un autre sur la municipalisation des logements. Au même moment, le Commissariat de l’Intérieur précisa les droits des municipalités de régulariser la question du logement, sans leur accorder le droit d’expropriation, mais en autorisant d’attribuer de la surface habitable à ceux qui en avaient besoin. La confiscation fut légalisée par des initiatives municipales. G. A. Kniazev, « Du carnet de l’intellectuel russe de temps de la guerre et la révolution », Rousskoe prochloe, 1991, n°2, p. 94. « Nous avons fait la révolution immense, nous avons chassé des bourgeois du pouvoir politique, mais nous avons tellement sucé avec le lait de notre mère les préjugés d’esclave à propos des bases sacrées de la propriété privée, que même maintenant, après dix mois de la révolution ouvrière, un ouvrier moyen et sa famille ne se décident toujours pas à aller et occuper l’appartement qui appartenait jusqu’à ce temps-là à tel ou tel richard… Il faut que des ouvriers déménagent immédiatement dans les appartements bons, confortables, il faut que leurs enfants cessent de dépérir dans les sous-sols humides. Il faut avoir pleine conscience que nous sommes le pouvoir… » Lettre au directeur de la Section de la gestion municipale Grochnikov, d’un soldat de l’Armée Rouge démobilisé, étudiant de l’Institut d’agriculture, S. I. Savitch (1922) « Mi-mars de cette année [1922] j’ai adressé une demande d’affectation pour moi et mon frère, invalide de la guerre civile, des meubles que nous avons utilisés pendant presque 4 ans, c’est-à-dire, depuis le début de 1918. L’autorisation d’emménager dans l’appartement a été reçue par mon père – ancien communiste (membre du Parti Communiste de 1902), qui travaillait dans la Section du logement au temps où le camarade Prokhorov était président de la Section du logement, ce qu’il peut confirmer maintenant. En 1918, conformément à la discipline du parti, sur l’ordre du Comité du Parti de Lituanie, notre père a été envoyé pour des travaux en Lituanie, qui sous peu a été occupée par des bandes de la garde blanche; on l’a mis en prison, où il était mariné plus de deux ans. Il est étonnant qu’il ait échappé à la mort. Pendant ce temps, nous avons perdu notre mère, jetée sur le pavé, morte, et on a laissé mon père sans le fusiller, parce qu’il était vieux et complètement malade. Maintenant je fais tous les efforts pour le faire venir avec ma petite sœur de 10 ans en Russie. A la fin de l’été il sera ici (...). Je ne veux pas qu’il voit de ses propres yeux que dans notre pays prolétarien, des prolétaires comme lui peuvent être Gros-Jean comme devant à cause de la nouvelle politique économique ; comme auparavant ils doivent être assis à deux sur une chaise et dormir à trois dans le même lit. Pourquoi cela? La Commission de la Section du logement, qui nous a visités pour le dernier contrôle, a trouvé que les meubles de l’appartement étaient trop chics, et, donc, ils ne conviennent pas aux prolétaires, mais on ne peut pas laisser une partie de ces meubles, pour ne pas dépareiller l’ensemble. (…) Si vraiment un tel ordre existe, et si vraiment il est appliqué, alors je ne discuterai pas, bien que ce soit très injuste et outrageux. La proposition d’acheter les meubles pour 450 millions est comique et cruelle, parce que la Section du logement travaille superficiellement et mécaniquement, sans s'intéresser et sans regarder la situation matérielle du demandeur. Depuis le mois du mars je ne reçois pas de traitement (appointement en avril était 15 millions) et nous vivons seulement grâce à ce que de temps en temps on a de la chance de se trouver au port pour le déchargement du charbon. Cam. Grochnikov ! Ne vexez pas des prolétaires, et si vraiment on ne peut pas nous affecter ces meubles bourgeois, auxquels je me suis habitué, seulement grâce à notre pouvoir prolétarien, ajoutez à ce qui est permis, même du dépôt, un lit, un canapé et deux fauteuils rembourrés de plus, et il sera très bien, si on nous donnait aussi un buffet et une table. Réjouissez mon vieux père, qui sera ici bientôt et vous dira un merci de camarade. Savitch. » Extraits des sténogrammes des réunions des autorités de Petrograd, 1921 « Partout la question du logement se pose de manière préoccupante, partout on remarque une famine dans le domaine du logement, des appartements sont surchargés. Les instances militaires sont un véritable fléau, car elles occupent les meilleurs appartements, les détruisent rapidement et déménagent dans de nouveaux locaux. » « La vie a montré que le peuple n’a pas encore assimilé une attitude responsable à l’égard des biens qui lui appartiennent ; ce qu’il ne paie pas ne mérite pas d’être soigné de son point de vue ; il traite la propriété collective commune comme appartenant à personne et la détruit sans utilité pour soi, mais avec une nuisance pour les autres. Cela se manifeste dans les usages des appartements gratuits, dans le gaspillage de l’eau et dans tous les autres services offerts gratuitement à la population. La gratuité à l’état pure agit de manière pernicieuse sur la psychologie du peuple. » Exemple d’une dénonciation d’un voisin de l’appartement communautaire (auteur: Fedor Sorokine, membre du parti communiste, 1920) « De l’autorisation de la sous-section du logement du Soviet du district de Petrograd, j’ai emménagé dans l’appartement 63 de la rue Krasnykh Zor, 26-28, dans une pièce mise sous scellés, dans laquelle (...) il y avait des bons tapis et quelques paires de portières. J’ai reçu ces choses sous scellés comme un communiste, sans l’inventaire, en imaginant qu’en cas de déménagement je les rendrai entièrement selon l’inventaire existant de la Section du logement, mais du fait de mon déménagement dans la rue Krasnykh Zor, 20/10, appartement 231, (...) je n’avais pas à rendre les biens de l’appartement mentionnés plus haut, car l’inventaire a été perdu. (...) Les biens mis sous scellés, selon le décret, qui devaient être emportés, ont été rendus à l’ancien propriétaire Kessler, qui habite dans le même appartement de la maison 26-28 de la rue mentionnée. Mais, prenant en considération, que le citoyen mentionné aspire à écouler tous ses biens aux prix de spéculation dans les marchés, j’ai remarqué qu’il avait déjà la possibilité de vendre ses costumes, dont il en avait à peu près 9, moi, comme un communiste honnête, déclare et demande qu’on prenne des mesures pour la confiscation des biens mentionnés, par exemple, des tapis et des portières, à la disposition de toute la classe ouvrière et du gouvernement soviétique. » Ulitsa Nikolskaia à Moscou dans les années 20 Tramway à Moscou dans les années 20 Lavage du linge dans la Moskova dans les années 20 L’ambiance des appartements communautaires dans les années 1930 « Le temps, en avant! » de Mikhail Shweitser (1965) Créer des espaces d’intimité en public : Téléphone dans un appartement communautaire Quatre cœurs (Serdtsa tchetyrekh) de Konstantin Ioudine, 1941 Résoudre la crise du logement : les « khrouchtchëvki », le retour au privé? Ici le quartier de Novye Tcherëmouchki à Moscou « Khrouchtchëvki » en construction Un intérieur paysan dans « Trois peupliers sur Pliouchtchikha » de Tatiana Lioznova, 1967 Le paysage urbain soviétique : « Ironie du destin » de El’dar Riazanov, 1975 Créer des espaces d’intimité en public : Téléphone dans un foyer Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979) Créer des espaces d’intimité en public : Téléphone dans un foyer Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979) Créer des espaces d’intimité en public : Téléphone dans un appartement individuel Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979) 3. La mode vestimentaire Pendant longtemps, il paraissait absurde de parler de mode vestimentaire en Union soviétique, dont l’économie planifiée était marquée par la pénurie permanente des biens de consommation et où la société était voulue égalitaire. Pourtant, des revues de mode y existaient bel et bien et délivraient d’un ton didactique des conseils sur les manières de s’habiller à la mode et avec bon goût, accompagnés d’illustrations et de patrons pour la couture, élaborés par les créateurs soviétiques. À quoi servait cette rhétorique de la mode si la distinction était prohibée en URSS et si l’appareil productif n’assurait pas l’approvisionnement des consommateurs en biens de première nécessité ? Quelles pratiques quotidiennes se cachent derrière le phénomène de la mode soviétique ? Les débuts de la mode soviétique Les années 1920: constructivisme et art industriel Influence française par le biais des contacts prérévolutionnaires: Nadejda Lamanova (1861-1941) – Paul Poiret Portrait de Nadejda Lamanova par Valentin Serov. 1911 Institutionnalisation de la mode soviétique 1934 : Ouverture de la Maison des modèles de vêtements à Moscou 1944 : Création du système centralisé des Maisons des modèles dans toute l’Union Soviétique Principes d’organisation: décalque du système français de Haute couture (collections, défilés, etc.) Sous Khrouchtchev : les créateurs sont Impliqués dans la réforme pour améliorer les conditions de vie ; afin de perfectionner la qualité des vêtements ils partent en missions en France, dans les maisons de Haute couture. Le « bon goût » soviétique Vêtements du quotidien, 1957 (Journal mod) Fonctionnalité des vêtements soviétiques Robes du quotidien, 1959 (Modeli sezona) Fonctionnalité des vêtements soviétiques Robes habillées, 1959 (Modeli sezona) « Haute couture » soviétique Robe du soir en taffetas, 1957 (Journal mod) ACTUALITÉ DES VÊTEMENTS PRODUITS À LENINGRAD, DISPONIBLES DANS LE RÉSEAU COMMERCIAL AU PREMIER SEMESTRE (en %) 1962 Cultures de consommation Femme qui suit la mode. Fonctionnaire du ministère de l’Industrie textile habillée en sarafan confectionné dans un atelier. 1964. Archives privées. Autres cultures: conservatrice et mixte 4. L’influence de l’Occident L’Union soviétique est souvent associée à une société fermée, à une « forteresse assiégée » par le monde capitaliste, selon les dires des dirigeants. Cependant, la fermeture n’a jamais été complète. Le pays n’arrivait pas à se passer de l’Occident : les autorités y envoyaient régulièrement des experts chargés de recueillir des « expériences utiles » qui pouvaient améliorer le socialisme au quotidien. Nous allons analyser des canaux officiels (missions de spécialistes, expositions, importations) et informels (contrebande, cinéma, etc.) de transferts des pratiques et des objets matériels occidentaux en URSS afin d’analyser leur rôle dans les transformations du quotidien et du régime. L’afflux des biens étrangers après la Seconde Guerre mondiale Des biens de consommation comme un butin de guerre Méconnaissance des produits et des usages (chemises de nuit en soie) Apparition des stiliagui (le terme est utilisé pour la 1ère fois en 1949 dans la revue satirique Crocodile par D. Beliaev) Stiliagui et fartsovchtchiki « Récemment je me promenais dans la ruelle Stolechnikov et j’ai entendu quelqu’un m’appeler joyeusement. Je me suis retourné. C’était Goga Barantchouk, mais avec quel habit ! Les épaules de son costume orange sont devenues deux fois plus larges à cause de la doublure en ouate, le chapeau aux longs poils était vert, il portait des chaussures de couleur jaune vive à la semelle extrêmement grosse, et tout son aspect témoignait de la prospérité... –Exactement, - Goga a répondu, en soulevant son long nez et en remettant en ordre sa coiffure à la « Broadway », copiée sur un acteur américain, lorsque les cheveux sur la nuque sont longs comme si l’homme allait devenir prêtre. – Le rapporteur est celui qui passe son temps près du magasin et propose des marchandises absentes sur le comptoir. Moi, par exemple, je suis un spécialiste en nylon royal, en ratine, en cover coat, en cosmétique... » N. Asanov, « Šeptun », Krokodil, 1954, N° 3, p. 14 Perception des stiliagui « Je crois que les stiliagui ne sont pas ceux qui s’habillent à la mode (le pantalon étroit n’est pas encore un signe de stiliaga), mais ceux qui font leur honneur, leur conscience aussi étroits que leur pantalon. Ces gens imposent le je-m’en-foutisme au travail, dans la vie, dans tout ce qui est sacré. Ils ne sont pas dangereux seuls, ils ne sont pas nombreux, et à chaque moment on peut les exclure. Mais ils sont un mauvais exemple par leur désoeuvrement, leur dandysme, leur débauche ; ils influencent mal la jeunesse. C’est tout à fait comme la grippe virulente qui n’est pas dangereuse toute seule, mais par ses conséquences. Je vois les conséquences du dans le parasitisme affiché, le voyoutisme, le banditisme. » B. A. Grušin, V. V. Čikin, Ispoved’ pokolenija, Moscou, 1962, p. 204. Négociations autour des missions à l’étranger des créateurs de mode soviétiques La logique économique des fonctionnaires du Comité d’État pour la Science et la Technique versus La logique artistique des créateurs 1957 – mission en France (dans les Maisons Christian Dior, Balenciaga, Hubert de Givenchy, Jeanne Lanvin, Jacques Fath, Pierre Balmain, Jean Fatou, Maggy Rouff) 1958 – mission refusée Maison Dior : la destination principale Missions de 1960: l’atelier Dior et Boussac qui fournit Dior en tissus, la fabrique Scandale (accessoires de mode pour Dior), l’ ateliers de teinture de tissus à Lyon, le magasin Printemps. Présentation de la nouvelle collection Dior Mission de 1965:le salon Dior avenue Montaigne, des ateliers Dior à Blois, la Maison Jacques Griffe, la firme Lampereur, l’école de mode, les parfums Christian Dior, la fabrique Scandale à Lyon, la production de chaussures Charles Jourdan à Romans, la fabrique de soie Bianchini-Ferrier à Tournon, la firme de tissus en laine Lessure à Paris, la fabrique de coton Boussac à Paris, la Belle Jardinière à Paris et Armand Thierry à Bordeaux Adapter les idées recueillies au cours des voyages Double langage de la mode soviétique: aspiration à suivre les tendances de la mode française mais contrainte d’opposer la mode socialiste et la mode bourgeoise Concept de la mode socialiste: tours de passe-passe discursifs Collection trapèze d’Yves Saint Laurent, 1958 Robe traditionnelle russe à bretelles: sarafan Défilés Dior à Moscou, 1959 Mannequins sur la Place Rouge en attente de visiter le Mausolée de Lénine (Archives de la Maison Dior) La maison Dior est invitée à Moscou en 1959 Défilés Dior à Moscou, 1959 (Archives de la Maison Dior) La réception de la mode française par la société soviétique Le goût pour la Haute couture française touche avant tout les élites. Lors de la visite officielle de Nikita Khrouchtchev en France en mars - avril 1960, sa femme, Nina Petrovna, assiste au défilé à la maison Dior. La réception de la mode française par la société soviétique La première femme cosmonaute Valentina Terechkova assiste à la présentation de la collection printemps-été de la Maison Molyneux lors de sa visite officielle en France en 1965 La réception de la mode française par la société soviétique Le Ministre de la culture de l’URSS, Ekaterina Fourtseva, commande ses vêtements à la Maison des modèles Lors de la tournée du théâtre Bolchoï en France, Fourtseva et Edmond Michelet au Grand Opéra La réception de la mode française par la société soviétique Le cinéma français – la source d’inspiration principal la mode des coiffures « à la Babette » suscitée par les projections du film Babette s’en va-t-en guerre Le cinéma soviétique – source d’inspiration indirecte La nuit du carnaval, Eldar Riazanov, 1956 Conclusion La consommation et, plus généralement, le monde matériel ont constitué un véritable défi pour les régimes communistes. Les aspirations consuméristes des Soviétiques l’ont emporté sur l’idéal de l’ascétisme, et les autorités se sont senties obligées d’y répondre, surtout dans le contexte de la guerre froide, quand la qualité de vie de tous les jours est devenue un enjeu dans la compétition entre les régimes. Tout en cultivant le mythe de l’abondance matérielle et de l’égalité future, les autorités exerçaient leur pouvoir en distribuant des biens et des ressources en fonction des statuts sociaux. Il en a résulté des tensions et des contradictions qui ont miné la légitimité du projet communiste : dans les économies de pénurie, les objets de consommation ont ainsi revêtu une importance symbolique particulière, différente de leurs fonctions dans l’économie de marché. 1. 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