La vie quotidienne en URSS

Transcription

La vie quotidienne en URSS
Vie quotidienne en Union
soviétique
Larissa ZAKHAROVA, maître de conférences à l’École
des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre d’études
des mondes russe, caucasien et centre-européen)
Plan
Introduction: jalons de l’historiographie
1. Pratiques de consommation
2. Les rapports entre le public et le privé (cas des
appartements communautaires)
3. La mode vestimentaire
4. L’influence de l’Occident
Conclusion: le régime socialiste au défis de la
consommation
Introduction Jalons de l’historiographie
Pendant la guerre froide, l’école dite « totalitaire » a négligé
l’histoire du quotidien, en s’intéressant à l’histoire politique
(mécanismes du pouvoir exercés sur une société pensée comme
immobile et soumise à la volonté politique).
A partir des années 1970, l’école révisionniste (Moshe Lewin et
Sheila Fitzpatrick): histoire sociale « par le bas »; l’importance du
quotidien.
L’ouverture des archives soviétiques au début des années 1990 =
consensus historiographique: les citoyens n’étaient pas des
« marionnettes aveugles » ou des « victimes désemparées » du
régime dictatorial, ils ont développé au quotidien une multitude de
tactiques et de ruses qui leur a permis de s’accommoder ou de
résister au régime, de participer à l’élaboration des normes ou de les
contourner.
Dans les années 1990, fondement théorique et conceptuel des travaux occidentaux sur le
quotidien soviétique:
-
Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, vol. I, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990;
-
Alf LÜDTKE (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éd. de la MSH, 1994;
-
Marcel MAUSS, Essaie sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques,
Paris, PUF, 2007 (1925)
Approche micro, attentive à l’individu observé dans ses préoccupations et son rapport au
pouvoir.
Il importait d’étudier et de comprendre la participation des citoyens ordinaires à la mise en
place et au maintien des régimes dictatoriaux.
Les expériences individuelles, appréhendées dans leur pluralité, permettaient de saisir
l’espace du possible déterminé par les ressources disponibles au sein des structures sociales. Dans les années 1990, en Russie, les premières recherches sur la vie quotidienne en Union
soviétique ont, elles, été influencées par la notion de « civilisation matérielle » de Fernand
Braudel, telle qu’elle a été popularisée par les spécialistes russes des pays occidentaux, Aron
Gourevitch et Iouri Bessmertny.
Cette notion devait permettre de penser les rapports entre les institutions politiques,
religieuses, sociales et économiques, les modes de vie, les « mentalités » et les pratiques
quotidiennes.
Les structures du quotidien ont alors été comprises comme des pratiques ordinaires
déterminées, d’un côté, par l’environnement matériel et les conditions de vie des individus (le
logement, l’alimentation, l’habillement), et d’un autre côté, par leurs valeurs, leurs craintes,
leurs espoirs, etc.
L’individu disparaissait dans la foule de ses semblables, car l’important était de saisir « l’esprit
de l’époque ».
La double traduction de l’approche braudélienne a conduit à une histoire statique, descriptive
et peu problématisée des manières de vivre, déconnectée des grands événements du XXe siècle.
Sous l’effet des traductions des travaux occidentaux, une convergence des approches:
Les ouvrages de Elena Osokina, Elena Zubkova, Igor Narsky et Sergey Zhuravlev ont suggéré d’observer
le quotidien en lien direct avec des sphères d’action économique et politique de l’État, et d’étudier la
« production et la reproduction de la vie réelle » dans ses dynamique et ses bouleversements.
Les individus sont à la fois objets et sujets : cibles de décisions politiques, ils agissent en réponse à ces
mesures, s’adaptant d’une manière active à la nouvelle conjoncture, inventant des tactiques d’évitement
par rapport à ce qui s’impose d’en haut comme une volonté politique.
Ces études tentent de ne pas situer les évolutions conjoncturelles « dans le dos » des Soviétiques.
Les transformations historiques et les éléments de continuité sont mis en rapport avec les pratiques des
individus – en d’autres termes, cette histoire du quotidien s’écrit à la fois par « le haut » et par « le bas »,
car c’est au niveau des interactions entre les décisions politiques et les réponses données par les individus
ordinaires que le quotidien apparaît dans toute sa complexité et en constante évolution.
Cette histoire cherche à mettre en évidence les formes dans lesquelles les Soviétiques se sont
appropriés le cadre socio-économique et politique de leur quotidien et l’ont ainsi constamment
transformé.
Les années 1990
Le stalinisme attire l’attention privilégiée des
chercheurs.
Le quotidien soviétique est identifié à une histoire de
répressions, de rationnements, de privations, de
famines, de « stratégies de survie », d’imposition du
contrôle et de stratification sociale.
Un clivage au sein de l’école révisionniste:
« néo-traditionnalistes »: inspirés par les travaux de S.
Fitzpatrick, insistent sur la persistance au sein de la société
soviétique des pratiques et des structures du régime tsariste : les
pétitions, les dénonciations, les rapports patrons-clients, le blat
(des liens personnels dits « utiles » qui permettent d’échanger des
biens et des services), l’assignation des statuts sociaux ou la
mystification du pouvoir.
« modernistes » (S. Kotkin) : l’Union soviétique a connu une
forme de modernité comparable à celles des sociétés occidentales.
La planification, la protection sociale des individus, la
participation des experts aux projets politiques, la surveillance, la
discipline individuelle et collective sont présentés comme des
traits typiques du processus de modernisation.
Les années 2000
Déplacement de l’intérêt vers la période khrouchtchévienne
(« Dégel ») et brejnévienne (« stagnation »).
Apports de l’histoire transnationale.
Les transferts et les circulations des idées, des acteurs, des biens
et des pratiques au sein du bloc communiste, et entre les pays de
ce bloc et les pays occidentaux.
Les réformes centrées sur l’amélioration des conditions
matérielles de la population soviétique et la compétition avec
l’Ouest ont initié des formes nouvelles de consommation et de
loisirs, qui appelaient en permanence des redéfinitions et des
requalifications de ce qui serait « socialiste » par opposition au
« capitalisme ». 1. Pratiques de consommation
Le lendemain de la révolution d’Octobre 1917, les bolcheviks
lancent la politique de la lutte de classe qui s’exprime entre autres
par l’introduction des cartes de rationnement.
Cette manière d’approvisionner la population revient avec
récurrence pendant toute la période soviétique.
Le projet de la société égalitaire va ainsi de paire avec des pratiques
de discrimination en ce qui concerne l’accès aux ressources.
Les individus s’adaptent à cette stratification sociale et
géographique imposée d’en haut, en inventant des tactiques de
consommation alternatives (le marché noir, les réseaux d’entraide,
etc.)
Le communisme de guerre
Associé aux mesures dans le domaine de l’approvisionnement établies en
février 1918.
Un système de distribution étatique, restriction du commerce, disparition de
l’argent.
Le 13 mai 1918, le Commissariat du Peuple à l’Approvisionnement aidé des
comités de pauvres commence les réquisitions des céréales à la campagne.
En résultat, les paysans gèlent les semailles. Des « révoltes des affamés »
Le 21 novembre 1918, le gouvernement (le Conseil des Commissaires du
Peuple) adopte un décret sur l’organisation de l’approvisionnement qui
liquide les restes du commerce privé. Le Commissariat à
l’Approvisionnement est chargé de fournir tous les produits de consommation
à la population.
Le principe de la redistribution selon le travail
« La République russe est une société
socialiste libre. Tout le pouvoir appartient
au peuple travailleur de Russie, réuni en
soviets urbains et ruraux. La République
considère le travail comme le devoir de tout
citoyen ; sa devise est : celui qui ne
travaille pas ne mangera pas. Ne jouissent
ni du droit de vote ni du droit d'être élues,
les personnes qui ont des revenus sans
travailler, tels que les intérêts du capital, les
revenus des propriétés, etc., les négociants
privés, les courtiers ; les moines et les
membres du clergé quels qu'ils soient ; les
employés et les agents de police et du
gouvernement précédent. »
Constitution de la RSFSR (juillet 1918)
Les premières cartes de rationnement
Hiérarchies sociales et
hiérarchies spatiales
(variations régionales)
Le principe de classe: les
groupes prioritaires –
« socialement utiles » - les
ouvriers employés pour
les travaux physiquement
pénibles
Catégories des rationnés à Moscou en 1918
1. Ouvriers des travaux physiquement pénibles,
femmes enceintes à partir du 5e mois et
femmes qui allaitent
2. Ouvriers des travaux physiques effectués dans
des conditions normales; femmes au foyer
avec une famille de plus de 4 personnes;
enfants de 3 à 14 ans; personnes inaptes
au travail
3. Ouvriers des travaux physiques légers;
femmes au foyer avec une famille de trois
personnes; enfant de moins de 3 ans et de
14 à 17 ans; étudiants; chômeurs; retraités
4. Personnes vivant des capitaux et exploitant le
travail des autres; professions libérales et
personnes sans occupation (aboli en 1919)
Rapports entre les catégories par les volumes
des rations: 4:3:2:1
Ordre des priorités: 1ère et 2e catégories
approvisionnées en premier
Rations spéciales
Personnel dirigeant dans les
administrations et au
gouvernement
Dès 1919, le gouvernement
soviétique décide de soutenir les
restes de l’intelligentsia, en
créant une Commission pour
l’amélioration de la vie
quotidienne des savants
(KUBU). En 1920-1921, cette
Commission élabore une ration
distribuée à quelques centaines
de privilégiés, y compris des
écrivains de renom.
Maxime Gorki
Ration de classe (le 30 avril 1920)
L’objectif: exclure du
système de
l’approvisionnement les
« éléments non
travailleurs » - les « cidevant »
A. Ouvriers des travaux
Introduction de trois
catégories (A, B, C):
C. Personnes employés aux
physiques
B. Employés des bureaux
soviétiques et
intelligentsia
entreprises privées
Les réalités de l’approvisionnement
A cause de la pénurie, les
rations ne sont pas
distribuées conformément
aux normes
Trafic et falsification des
cartes de pain
Les produits alimentaires
remplacés par les produits
industriels
Troc entre la ville et la
campagne et sa répression
Des hommes aux sacs - mechotchniki
La famine de 1921-1922
Extrait du rapport opérationnel d'information du département secret de la Tcheka n°17 pour le 21
janvier 1922
« 3 janvier 1922 Province de Samara (rapport d'information d'État n°60, du 20 janvier 1922).
3. La famine atteint des proportions terribles. Les paysans ont mangé tout ce qui pouvait servir de
nourriture, chats, chiens. À l'heure actuelle, ils sont en train de déterrer les morts pour les manger. Dans
les districts de Pougatchev et de Bouzoulouk, de nombreux cas de cannibalisme ont été notés. Selon les
témoignages des membres du comité exécutif de la volost [canton], le cannibalisme dans le bourg de
Lioudbimovka prend des proportions dramatiques. On isole les cannibales. Le comité provincial d'aide
aux affamés a acheminé dans la ville de Pougatchev un train médico-alimentaire pour 5 000 personnes.
Le convoi amène du ravitaillement pour six mois. Les échanges de marchandises avec l'Ukraine sont
impossibles car dans les provinces de Zaporojié, Donetzk, Ekaterinoslavl, Odessa et Nikolaiev, la famine
a été déclarée. La collecte de dons alimentaires y est interdite. Les autorités provinciales ont nommé un
responsable chargé de faire un inventaire rigoureux des produits envoyés en aide aux affamés. Les
épidémies se développent. »
Traduit et présenté par Nicolas WERTH dans le n°78 du Bulletin de l'Institut d'histoire du temps présent,
n°78, second semestre 2001, p. 108.
Justifier la NEP
« Les faits sont là. La Russie est menacée de famine. Tout le système
du communisme de guerre est entré en collision avec les intérêts de la
paysannerie. Le cultivateur peut et doit travailler avec zèle dans son
propre intérêt, car on ne lui prendra plus tous ses excédents, mais
seulement un impôt qu'il faudra autant que possible, fixer d'avance.
L'essentiel, c'est que le petit cultivateur soit stimulé. Nous nous
sommes trop avancés dans la nationalisation du commerce et de
l'industrie, dans le blocage des échanges locaux. Est-il possible de
rétablir dans une certaine mesure la liberté du commerce ? Oui, c'est
possible. C'est une question de mesure. Nous pouvons revenir
quelque peu sur nos pas sans détruire pour cela la dictature du
prolétariat. »
Lénine, rapport au Xe Congrès du PC (mars 1921)
Esthétique révolutionnaire dans les produits de
consommation des années 1920
Emballage de caramel de 1924 « Octobre rouge »
Esthétique constructiviste
Biscuits pour le thé « Octobre rouge »
« Que vous les appeliez ou pas,
Que vous les priez ou pas,
Le pain a rassi,
De toute les façons,
Le beurre a été mangé par les
chats.
Ils s’inviteront chez vous.
Que faire…
Vous vous dépêchez de les
nourrir,
La situation est préoccupante,
Mais plus une miette à la
maison,
Cours…
Achète les biscuits pour le thé. »
Un bazar à Moscou dans les années 20
Un marché de Moscou dans les années 20
Le marché Soukharevski de Moscou en 1926
Un figure familière de la NEP : l’orphelin
Ici un orphelin et un manœuvre en 1924
Les objectifs du Grand tournant
« La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à transformer l'URSS de
pays agraire et débile, (...) en un pays industriel et puissant, parfaitement
libre et indépendant des caprices du capitalisme mondial (...)
La tâche essentielle du plan quinquennal était de créer dans notre pays une
industrie capable de ré-outiller et de réorganiser sur la base du socialisme,
non seulement l'industrie dans son ensemble, mais aussi les transports, mais
aussi l'agriculture (...) de faire passer la petite économie rurale morcelée sur
la voie de la grande économie collectivisée (…)
Nous aurons créé ainsi une base économique pour la suppression des classes
en URSS, pour la construction d'une société socialiste (...) »
J. Staline, Rapport au comité central (1933)
L’industrialisation à marche forcée
Priorité à l’industrie lourde
Réintroduction des cartes de
rationnement (1928-1935):
« hiérarchie de la
pauvreté » (Elena Osokina)
Les campagnes pillées au profit
des villes et des grands centres
industriels. Les paysans privés des
cartes de rationnement
Institutionnalisation définitive des
privilèges (des « distributeurs
spéciaux » pour les élites)
Les normes d’approvisionnement en 1931 (en kg par
personne)
1. ouvriers; 2. employés de bureau et membres de familles d’ouvriers et d’employés
Lettre d’une ancienne noble, Evgenia Svinina, restée à
Leningrad, à sa petite fille émigrée à Paris, 1932
« Moi, comme les autres, j’avais droit au petit morceau du pain, au coin… Maintenant
moi, comme beaucoup d’autres, je suis privée de ce droit et on ne nous a pas donnés de
cartes de pain ! Se fondant sur ce que nous sommes soit chômeurs, soit non-travailleurs,
soit pire – des gens « anciens »… Je n’ai qu’un fauteuil, je n’ai pas même de chaise. Je
l’ai vendue il y a longtemps et quand quelqu’un vient me voir, j’apporte un tabouret de la
cuisine… Quand dans la nuit, à 11 heures, trois types sont venus chez moi, il a fallu me
lever (je dormais déjà), ils ont inspecté tout et, en voyant deux livres de champignons
secs suspendus au mur (je les ai suspendus à une autre place ensuite) et quatre kilos et
demie d’oignon et ne trouvant rien d’autre, d’ailleurs ils ne pouvaient pas trouver
quelque chose, parce que sauf deux petits paniers de pomme de terre de notre ration de 2e catégorie, que je reçois tous les jours, je n’ai rien, et ce que vous m’avez envoyé dans
un petit paquet – la farine et le riz que je garde pour plus tard… ainsi, en ne trouvant rien,
ils ont écrit dans un acte d’accusation, que ma chambre regorge de choses et que les murs
sont couverts de champignons secs et d’oignons, et donc (ma chambre fait moins de 10
mètres), je peux assez bien vivre par mes propres moyens sans recevoir de carte de pain,
et aussi, qu'il faut me faire déménager dans une chambre pire car je suis non-travailleuse,
un « individu ancien ». Où se trouve cette chambre pire, dans une mansarde ou dans le
sous-sol, je ne sais pas… »
Le complexe de Magnitogorsk :
la course au gigantisme
La vie à Magnitogorsk dans le cinéma soviétique : « Le temps,
en avant! » de Mikhail Shweitser (1965)
Cette séquence montre à la fois l’omniprésence du téléphone et les difficultés de communication dans un
endroit qui est pourtant le symbole du progrès industriel en Union soviétique
Magnitogorsk : file d’attente (1931)
L’île aux cannibales
La famine en Ukraine
Lettre de Rozanov, responsable du Département régional de la Guépéou de Kiev, à Balitskii, Chef du GPU de la RSS
d’Ukraine : 12 mars 1933
« Cher Vsevolod Apollonovitch,
Les difficultés alimentaires dans la province de Kiev prennent chaque jour un caractère de plus en plus aigu. Déjà 28 districts sont
touchés, principalement les districts betteraviers. Les difficultés alimentaires ont aussi gagné les villes suivantes : Kiev, Jitomir, Belaia Tserkov’, Ouman’, Radomysl, etc. La
plupart des faits avérés de mortalité par famine et de cannibalisme ont été notés dans les districts faisant administrativement
partie, par le passé, des régions d’Ouman et de Belaia Tserkov’. La majorité des affamés sont des paysans individuels et des
kolkhoziens qui n’ont accompli qu’un nombre limité de journées-travail. Il est vrai, cependant, que dans un certain nombre de
villages, sont touchés par la famine des kolkhoziens ayant au moins 500 journées-travail.
Le nombre de morts par famine dans les régions d’Ouman et de Belaia Tserkov’, même par rapport à l’an dernier, est en très forte
augmentation. En majorité, meurent d’abord les enfants et les vieillards. (…)
Ces derniers temps, nous avons noté une recrudescence des cas de nécrophagie et de cannibalisme. Nous recevons chaque jour des
informations sur une dizaine de cas, voire plus. On peut même dire que le cannibalisme « devient une habitude ». On a des cas
d’individus qui, soupçonnés de cannibalisme l’an dernier déjà, récidivent et tuent des enfants, des gens de leur connaissance, voire
des inconnus dans la rue.»
Texte publié et traduit par Nicolas Werth, dossier de l’IHTP : « Le pouvoir soviétique et la paysannerie dans les rapports de la
police politique (1930-1934) », Bulletin de l’IHTP, n° 81-82, décembre 2003
Moissons de 1933
Les paysans en pause (1933)
Cantine dans une usine de Moscou en 1930
Repas d’ouvriers
Torgsin à Moscou, rue Petrovka, 1930-1936
Un comptoir du Torgsin en province
Un restaurant à Moscou (1930)
Travailleur de choc (oudarnik)
Alexeï Stakhanov (1905-1977)
Le mouvement
stakhanoviste est au
fondement des
justifications des
inégalités en URSS
La formule du socialisme:
« De chacun selon ses
capacités, à chacun selon
son travail »
Les héros du Premier plan quinquennal par
Deïneka (1936, Alma-Aty)
Ils ont le droit à un
approvisionnement
privilégié: ils reçoivent en
guise de gratification pour
leur contribution à la
construction du socialisme
des bicyclettes, des postes de
radio, etc.
Cette gratification matérielle
est perçue comme une
motivation pour travailler
plus et mieux
Gastronom n° 1 (Eliseevskii).
Il est ouvert en 1934. Salle principale
Au milieu des années
1930: lancement de la
campagne pour la
« koul’tournost’ » - mode
de vie « civilisé »
Staline lance le slogan:
« La vie est devenue
meilleure, camarades, la
vie est devenue plus
joyeuse »
Champagne soviétique
Dialogue entre Staline et Mikoïan, rapporté par
Mikoïan :
« Le camarade Staline a remarqué que les
stakhanovistes gagnaient désormais beaucoup
d’argent, tout comme les ingénieurs et de nombreux
autres travailleurs. Et s’ils voulaient acheter du
champagne, pourraient-ils le faire ? Le champagne est
le signe extérieur du bien-être matériel, le signe de
l’aisance. »
Une résolution du Comité central du 28 juillet 1936
« sur la production du champagne soviétique, des vins
de dessert et des vins de table » prévoit l’organisation
de trois « trusts » viticoles (filières industrielles)
Source : Jukka Gronow, Caviar with champagne :
common luxury and the ideals of the good life in
Stalin's Russia (2003)
Parfums soviétiques
Chaîne automobile de l’usine ZIS de Moscou en
1937
Un dilemme entre
l’ambition de démocratiser
des produits de luxe et la
crainte de cultiver
l’individualisme auquel les
automobiles sont associés
Solution: distribution (et
non pas vente) des
automobiles aux
fonctionnaires et aux
institutions
La Seconde Guerre mondiale (dite la Grande Guerre
patriotique en Russie, 1941-1945)
Variété des situations locales, mais pas de forte rupture avec l’expérience
stalinienne de l’entre-deux-guerres
Dans des territoires occupés, des réponses au coup par coup à la situation
chaotique. L’objectif: la population de l’Est doit nourrir le Reich
Renversement des hiérarchies ville-campagne établies par les Soviétiques
Réintroduction des rations alimentaires. Approvisionnement privilégié
des élites (des colis transmis en hélicoptère à Leningrad en blocus) et des
ouvriers de l’industrie lourde. Le travail dans des entreprises du secteur
alimentaire – une stratégie de survie
Les partisans est un fardeau supplémentaire pour les populations rurales
Blocus de Leningrad : victime traînée vers le lieu
d’inhumation (entre 600 000 et un million de victimes)
Ordonnance du Conseil de guerre du front de Leningrad sur la
baisse des normes du pain. Le 19 novembre 1941. Ultra confidentiel
Pour éviter des ruptures lors de l’approvisionnement en pain des troupes du front et de la population de Leningrad, établir les
normes suivantes de la distribution du pain à partir du 20 novembre 1941 :
Ouvriers et travailleurs ingénieurs et techniques - 250 g
Employés de bureau, personnes à charge et enfants - 125 g
Détachements de la première ligne du front et navires de guerre - 500 g
Personnel des Forces Armées de l’Air - 500 g
A toutes les autres troupes - 300 g
Au cours de la 3e décade de novembre distribuer 100 g de fruits secs et 10 g de farine de pommes de terre en échange des cartes
pour enfants.
Rectifier l’ordonnance du Conseil de guerre du front de Leningrad du 14 novembre 1941, en établissant la limite quotidienne de la
dépense de la farine et des succédanés à la hauteur de 510 tonnes, dont 310 tonnes pour les habitants de Leningrad, 31 tonnes pour
les habitants de la région de Leningrad, 144 tonnes aux troupes du front de Leningrad et 25 tonnes aux détachement de la marine
baltique.
Charger le chef du front cam. Kouprine, le procureur du front cam. Grezov, le chef de la Direction du Commissariat à l’Intérieur
pour la région de Leningrad cam. Koubatkine et le procureur de Leningrad cam. Popov de renforcer la lutte contre les voleurs des
produits alimentaires, peu importe quelle forme prennent les vols.
Le Commandant des troupes du front de Leningrad, général-lieutenant Khozine
Membre du Conseil de guerre du front de Leningrad, secrétaire du Comité Central du Parti communiste (bolchévik) de toute
l’Union, Jdanov
Membre du Conseil de guerre, commissaire de division, Kouznetsov
Rapport de la direction municipale des marchés au département du commerce du Comité exécutif municipal des
Soviets sur le développement spontané des marchés aux puces avec une proposition de les légaliser. Le 26
novembre 1941
Sur la plupart des marchés kolkhoziens […] se développent spontanément des marchés aux puces où se
pratique le troc des produits alimentaires et des biens d’occasion, et cela malgré toutes les mesures
préventives adoptées par nous et par la milice. Ce phénomène menace d’avoir des conséquences
nuisibles dans la mesure où les clients des marchés aux puces, connaissant leur caractère interdit,
cachent soigneusement les produits échangés vis-à-vis des organes du contrôle, ce qui permet aux
produits dangereux pour la santé de pénétrer dans les circuits d’échanges. De plus, l’ambiance du secret
favorise les activités des spéculateurs et d’autres éléments criminels. Puisque le troc est motivé par les
besoins de la population en produits alimentaires, nous sommes obligés de constater que les mesures
répressives ne peut pas entraver l’existence de ce phénomène ; de la même manière il est inutile
d’interdire les surfaces des marchés kolkhoziens aux marchés aux puces car ceux-ci apparaissent dans
des ruelles attenantes. D’après nos observations, plus de mille personnes utilisent chaque marché aux
puces tous les jours. C’est pourquoi une question se pose : ne serait-il pas raisonnable de légaliser les
marchés aux puces pour une période précise […] car cela nous donnerait une possibilité de contrôler la
qualité des produits échangés (la viande, le poisson, le lait, etc.) et faciliterai la lutte contre la
spéculation ; cela permettrait également de prélever une taxe aux clients des marchés aux puces […]
Le directeur par intérim de la direction municipale des marchés, Kirillov
Sortie de guerre
Ponction renouvelée de la paysannerie (des impôts en nature, la
productivité très basse)
L’objectif: nourrir des villes et des chantiers
Résultat: une nouvelle famine de 1946-47 (Ukraine et Moldavie
particulièrement touchées), plus d’un million de victimes,
essentiellement des ruraux privés des rations à la suite de la baisse
des stocks
La réforme monétaire de décembre 1947 = fin de rationnement
Une amélioration du niveau de vie à partir de 1948 (équivalent de
la fin des années 1930)
Le Dégel (1953-1964)
Programme destiné à améliorer le niveau de vie de la population =
l’industrie légère devient prioritaire
Mais: des mesures incohérentes dans l’agriculture (le
volontarisme khrouchtchévien, « Rattraper et dépasser les EtatsUnis par la production du lait et de la viande », campagne de
plantation de maïs, campagne des Terres vierges +
La logique planificatrice héritée de l’industrie lourde et
mécaniquement transposée à l’industrie légère = la production en
milliers d’exemplaires des biens sans demande et la persistance
des pénuries
1962: une crise, une hausse des prix des produits alimentaires de
base, des soulèvements et une catastrophe à Novotcherkassk
GOuM
Le GOuM (Glavny Ouniversalny Magazine) avait été nationalisé en 1917. Il sert de bureaux avant de
retrouver sa fonction de centre commercial en 1953. Photo de 1959
Moscou – le GOUM. 1964. Fonds photographique
Jacques Dupâquers
Magasin de chaussures en province, 1956
Remarques de consommateurs dans des livres de
plaintes des magasins
« C’est scandaleux ! Il n’y a pas du tout de chaussures chaudes pour les écoliers dans le
magasin, mais il faudrait peut-être s’occuper des écoliers en hiver. […] La saison estivale arrive, mais à la vente, il y a seulement des chaussures marron qui
ne s’accordent pas avec un costume gris. […] Il faut que la production de chaussures ouvertes soit assurée avant l’arrivée du
printemps. […] J’ai fait tous les magasins, en commençant par Tcheremouchki, le long de la
perspective Lénine, le TSOUM, le GOUM, et aucun magasin n’offre de chaussures d’été
pour hommes, seulement des chaussures d’hiver. Comment est-ce possible d’organiser
aussi mal la fabrication de produits ? Ceci dit, dans d’autres villes, il n’y en a jamais.
[…] Aucun slip n’est en vente. C’est la saison des baignades, mais on ne peut acheter de
slips nulle part. C’est mal organisé.
[…] La chaleur est insupportable, un pyjama d’été en satin ou en indienne est nécessaire,
car on a chaud en pyjama de tissu en fibres discontinues. »
CMAM, f. 1953 « CUM », op. 2, d. 238 « Notes sur les résultats des expositions-ventes
organisées par le CUM à la foire de Moscou à Lužniki, sur le commerce ambulant dans
les entreprises industrielles en 1959, suivies de l’analyse de la demande de biens de
consommation. Août 1959 – 31 décembre 1959. », ll. 58, 62, 125, 136, 137.
Marché noir
En Union soviétique, le marché noir peut difficilement être
caractérisé en terme d’économie parallèle, car il se
développe en symbiose avec le système de la distribution
d’État, s’alimente des ressources provenant du réseau
commercial étatique et contribue au processus de la
répartition des marchandises dans le pays grâce aux
déplacements de ses agents.
Le marché noir s’alimente en marchandises qui proviennent
de deux sources : directement des entreprises (par le biais de
vols) et des magasins.
Lutte par deux moyens: durcissement de la législation et
répression + concurrence (grâce aux enquêtes de budgets)
Structure des dépenses des habitants de Leningrad
entre 1955 et 1964
STRUCTURE DES DÉPENSES DES FAMILLES OUVRIÈRES EN
URSS DE 1952 À 1956 ET A LENINGRAD EN 1962 (en %)
Le contrat social brejnévien (1964-1982)
Une stabilisation – une nette amélioration du niveau de vie malgré
la persistance du marché noir, le début de la reproduction sociale
L’art de la débrouillardise (vols, détournements, relations utiles,
importance des datchas, etc.)
L’exode rural massif grâce à la remise des passeports aux
kolkhoziens
La croissance économique s’estompe à la fin des années 1960 – le
début de la stagnation
Les salaires augmentaient sans pour autant renforcer les
motivations à croitre la productivité et les rendements
Le confort soviétique dans l’« Ironie du destin » de
El’dar Riazanov, 1975
La production automobile en Union soviétique : un
choix limité de modèles
Magasin vide dans les années 80
2. Les rapports entre le public et le privé
En Union soviétique, le pouvoir s'immiscait dans tous les domaines de la
vie.
Du point de vue des bolcheviks, la sphère privée ne devait pas avoir
d'autonomie, car tout, jusqu'à l'intimité, devait être placé sous le contrôle
vigilent du collectif.
Le terme même du privé, associé à la société bourgeoise, a été remplacé
par le terme « personnel ».
Ainsi, on ne parlait pas de propriété privée, mais de propriété personnelle
dans la société soviétique. Le public était alors désigné en termes du
commun.
À partir de l'exemple des appartements communautaires, nous allons voir
dans quelle mesure les Soviétiques cherchaient à créer des zones
d'autonomie protégées contre les interventions de l'État et du collectif.
Appartements communautaires – des espaces semipublics
Apparus pendant l’époque du communisme de guerre
Les expropriations et les déménagements commencèrent de façon
chaotique avant que ces phénomènes soient légalisés par des
mesures officielles.
En décembre 1917, le Conseil des Commissaires du peuple adopta
le décret interdisant le commerce des biens immobiliers et un
autre sur la municipalisation des logements.
Au même moment, le Commissariat de l’Intérieur précisa les
droits des municipalités de régulariser la question du logement,
sans leur accorder le droit d’expropriation, mais en autorisant
d’attribuer de la surface habitable à ceux qui en avaient besoin. La
confiscation fut légalisée par des initiatives municipales.
G. A. Kniazev, « Du carnet de l’intellectuel russe de temps de la
guerre et la révolution », Rousskoe prochloe, 1991, n°2, p. 94.
« Nous avons fait la révolution immense, nous avons chassé
des bourgeois du pouvoir politique, mais nous avons
tellement sucé avec le lait de notre mère les préjugés
d’esclave à propos des bases sacrées de la propriété privée,
que même maintenant, après dix mois de la révolution
ouvrière, un ouvrier moyen et sa famille ne se décident
toujours pas à aller et occuper l’appartement qui appartenait
jusqu’à ce temps-là à tel ou tel richard… Il faut que des
ouvriers déménagent immédiatement dans les appartements
bons, confortables, il faut que leurs enfants cessent de
dépérir dans les sous-sols humides. Il faut avoir pleine
conscience que nous sommes le pouvoir… »
Lettre au directeur de la Section de la gestion municipale Grochnikov, d’un
soldat de l’Armée Rouge démobilisé, étudiant de l’Institut d’agriculture, S. I.
Savitch (1922)
« Mi-mars de cette année [1922] j’ai adressé une demande d’affectation pour moi et mon frère, invalide de la guerre civile, des
meubles que nous avons utilisés pendant presque 4 ans, c’est-à-dire, depuis le début de 1918. L’autorisation d’emménager dans
l’appartement a été reçue par mon père – ancien communiste (membre du Parti Communiste de 1902), qui travaillait dans la
Section du logement au temps où le camarade Prokhorov était président de la Section du logement, ce qu’il peut confirmer
maintenant.
En 1918, conformément à la discipline du parti, sur l’ordre du Comité du Parti de Lituanie, notre père a été envoyé pour des
travaux en Lituanie, qui sous peu a été occupée par des bandes de la garde blanche; on l’a mis en prison, où il était mariné plus
de deux ans. Il est étonnant qu’il ait échappé à la mort. Pendant ce temps, nous avons perdu notre mère, jetée sur le pavé, morte,
et on a laissé mon père sans le fusiller, parce qu’il était vieux et complètement malade.
Maintenant je fais tous les efforts pour le faire venir avec ma petite sœur de 10 ans en Russie.
A la fin de l’été il sera ici (...). Je ne veux pas qu’il voit de ses propres yeux que dans notre pays prolétarien, des prolétaires
comme lui peuvent être Gros-Jean comme devant à cause de la nouvelle politique économique ; comme auparavant ils doivent
être assis à deux sur une chaise et dormir à trois dans le même lit. Pourquoi cela?
La Commission de la Section du logement, qui nous a visités pour le dernier contrôle, a trouvé que les meubles de
l’appartement étaient trop chics, et, donc, ils ne conviennent pas aux prolétaires, mais on ne peut pas laisser une partie de ces
meubles, pour ne pas dépareiller l’ensemble. (…) Si vraiment un tel ordre existe, et si vraiment il est appliqué, alors je ne
discuterai pas, bien que ce soit très injuste et outrageux.
La proposition d’acheter les meubles pour 450 millions est comique et cruelle, parce que la Section du logement travaille
superficiellement et mécaniquement, sans s'intéresser et sans regarder la situation matérielle du demandeur. Depuis le mois du
mars je ne reçois pas de traitement (appointement en avril était 15 millions) et nous vivons seulement grâce à ce que de temps
en temps on a de la chance de se trouver au port pour le déchargement du charbon.
Cam. Grochnikov ! Ne vexez pas des prolétaires, et si vraiment on ne peut pas nous affecter ces meubles bourgeois, auxquels je
me suis habitué, seulement grâce à notre pouvoir prolétarien, ajoutez à ce qui est permis, même du dépôt, un lit, un canapé et
deux fauteuils rembourrés de plus, et il sera très bien, si on nous donnait aussi un buffet et une table. Réjouissez mon vieux
père, qui sera ici bientôt et vous dira un merci de camarade. Savitch. »
Extraits des sténogrammes des réunions des autorités
de Petrograd, 1921
« Partout la question du logement se pose de manière préoccupante,
partout on remarque une famine dans le domaine du logement, des
appartements sont surchargés. Les instances militaires sont un
véritable fléau, car elles occupent les meilleurs appartements, les
détruisent rapidement et déménagent dans de nouveaux locaux. »
« La vie a montré que le peuple n’a pas encore assimilé une attitude
responsable à l’égard des biens qui lui appartiennent ; ce qu’il ne
paie pas ne mérite pas d’être soigné de son point de vue ; il traite la
propriété collective commune comme appartenant à personne et la
détruit sans utilité pour soi, mais avec une nuisance pour les autres.
Cela se manifeste dans les usages des appartements gratuits, dans le
gaspillage de l’eau et dans tous les autres services offerts
gratuitement à la population. La gratuité à l’état pure agit de
manière pernicieuse sur la psychologie du peuple. »
Exemple d’une dénonciation d’un voisin de l’appartement communautaire
(auteur: Fedor Sorokine, membre du parti communiste, 1920)
« De l’autorisation de la sous-section du logement du Soviet du district de Petrograd, j’ai
emménagé dans l’appartement 63 de la rue Krasnykh Zor, 26-28, dans une pièce mise sous
scellés, dans laquelle (...) il y avait des bons tapis et quelques paires de portières.
J’ai reçu ces choses sous scellés comme un communiste, sans l’inventaire, en imaginant qu’en
cas de déménagement je les rendrai entièrement selon l’inventaire existant de la Section du
logement, mais du fait de mon déménagement dans la rue Krasnykh Zor, 20/10, appartement
231, (...) je n’avais pas à rendre les biens de l’appartement mentionnés plus haut, car
l’inventaire a été perdu. (...) Les biens mis sous scellés, selon le décret, qui devaient être
emportés, ont été rendus à l’ancien propriétaire Kessler, qui habite dans le même appartement
de la maison 26-28 de la rue mentionnée.
Mais, prenant en considération, que le citoyen mentionné aspire à écouler tous ses biens aux
prix de spéculation dans les marchés, j’ai remarqué qu’il avait déjà la possibilité de vendre ses
costumes, dont il en avait à peu près 9, moi, comme un communiste honnête, déclare et
demande qu’on prenne des mesures pour la confiscation des biens mentionnés, par exemple,
des tapis et des portières, à la disposition de toute la classe ouvrière et du gouvernement
soviétique. »
Ulitsa Nikolskaia à Moscou dans les années 20
Tramway à Moscou dans les années 20
Lavage du linge dans la Moskova dans les années
20
L’ambiance des appartements communautaires dans les années 1930
« Le temps, en avant! » de Mikhail Shweitser (1965)
Créer des espaces d’intimité en public :
Téléphone dans un appartement communautaire
Quatre cœurs (Serdtsa tchetyrekh) de Konstantin Ioudine, 1941
Résoudre la crise du logement : les « khrouchtchëvki », le retour au privé?
Ici le quartier de Novye Tcherëmouchki à Moscou
« Khrouchtchëvki » en construction
Un intérieur paysan dans « Trois peupliers sur
Pliouchtchikha » de Tatiana Lioznova, 1967
Le paysage urbain soviétique : « Ironie du destin » de El’dar Riazanov,
1975
Créer des espaces d’intimité en public :
Téléphone dans un foyer
Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979)
Créer des espaces d’intimité en public :
Téléphone dans un foyer
Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979)
Créer des espaces d’intimité en public :
Téléphone dans un appartement individuel
Moscou ne croit pas aux larmes (Vladimir Menchov, 1979)
3. La mode vestimentaire
Pendant longtemps, il paraissait absurde de parler de mode vestimentaire en
Union soviétique, dont l’économie planifiée était marquée par la pénurie
permanente des biens de consommation et où la société était voulue égalitaire.
Pourtant, des revues de mode y existaient bel et bien et délivraient d’un ton
didactique des conseils sur les manières de s’habiller à la mode et avec bon
goût, accompagnés d’illustrations et de patrons pour la couture, élaborés par
les créateurs soviétiques.
À quoi servait cette rhétorique de la mode si la distinction était prohibée en
URSS et si l’appareil productif n’assurait pas l’approvisionnement des
consommateurs en biens de première nécessité ?
Quelles pratiques quotidiennes se cachent derrière le phénomène de la mode
soviétique ?
Les débuts de la mode soviétique
Les années 1920:
constructivisme et art
industriel
Influence française par le
biais des contacts
prérévolutionnaires:
Nadejda Lamanova
(1861-1941) – Paul Poiret
Portrait de Nadejda Lamanova par Valentin Serov. 1911
Institutionnalisation de la mode soviétique
1934 : Ouverture de la Maison des modèles
de vêtements à Moscou
1944 : Création du système centralisé des
Maisons des modèles dans toute l’Union
Soviétique
Principes d’organisation: décalque du
système français de Haute couture
(collections, défilés, etc.)
Sous Khrouchtchev : les créateurs sont
Impliqués dans la réforme pour améliorer
les conditions de vie ; afin de perfectionner
la qualité des vêtements ils partent en
missions en France, dans les maisons de
Haute couture.
Le « bon goût » soviétique
Vêtements du quotidien, 1957 (Journal mod)
Fonctionnalité des vêtements soviétiques
Robes du quotidien, 1959 (Modeli sezona)
Fonctionnalité des vêtements soviétiques
Robes habillées, 1959 (Modeli sezona)
« Haute couture » soviétique
Robe du soir en taffetas, 1957 (Journal mod)
ACTUALITÉ DES VÊTEMENTS PRODUITS À LENINGRAD, DISPONIBLES DANS LE RÉSEAU COMMERCIAL AU PREMIER SEMESTRE
(en %)
1962
Cultures de consommation
Femme qui suit la mode.
Fonctionnaire du ministère
de l’Industrie textile
habillée en sarafan
confectionné dans un
atelier. 1964. Archives
privées.
Autres cultures:
conservatrice et mixte
4. L’influence de l’Occident
L’Union soviétique est souvent associée à une société fermée, à
une « forteresse assiégée » par le monde capitaliste, selon les dires
des dirigeants.
Cependant, la fermeture n’a jamais été complète. Le pays
n’arrivait pas à se passer de l’Occident : les autorités y envoyaient
régulièrement des experts chargés de recueillir des « expériences
utiles » qui pouvaient améliorer le socialisme au quotidien.
Nous allons analyser des canaux officiels (missions de
spécialistes, expositions, importations) et informels (contrebande,
cinéma, etc.) de transferts des pratiques et des objets matériels
occidentaux en URSS afin d’analyser leur rôle dans les
transformations du quotidien et du régime.
L’afflux des biens étrangers après la Seconde Guerre
mondiale
Des biens de
consommation comme un
butin de guerre
Méconnaissance des
produits et des usages
(chemises de nuit en soie)
Apparition des stiliagui (le
terme est utilisé pour la 1ère
fois en 1949 dans la revue
satirique Crocodile par D.
Beliaev)
Stiliagui et fartsovchtchiki
« Récemment je me promenais dans la ruelle Stolechnikov et j’ai
entendu quelqu’un m’appeler joyeusement. Je me suis retourné. C’était
Goga Barantchouk, mais avec quel habit ! Les épaules de son costume
orange sont devenues deux fois plus larges à cause de la doublure en
ouate, le chapeau aux longs poils était vert, il portait des chaussures de
couleur jaune vive à la semelle extrêmement grosse, et tout son aspect
témoignait de la prospérité... –Exactement, - Goga a répondu, en
soulevant son long nez et en remettant en ordre sa coiffure à la
« Broadway », copiée sur un acteur américain, lorsque les cheveux sur
la nuque sont longs comme si l’homme allait devenir prêtre. – Le
rapporteur est celui qui passe son temps près du magasin et propose des
marchandises absentes sur le comptoir. Moi, par exemple, je suis un
spécialiste en nylon royal, en ratine, en cover coat, en cosmétique... »
N. Asanov, « Šeptun », Krokodil, 1954, N° 3, p. 14
Perception des stiliagui
« Je crois que les stiliagui ne sont pas ceux qui s’habillent à la
mode (le pantalon étroit n’est pas encore un signe de stiliaga),
mais ceux qui font leur honneur, leur conscience aussi étroits que
leur pantalon. Ces gens imposent le je-m’en-foutisme au travail,
dans la vie, dans tout ce qui est sacré. Ils ne sont pas dangereux
seuls, ils ne sont pas nombreux, et à chaque moment on peut les
exclure. Mais ils sont un mauvais exemple par leur
désoeuvrement, leur dandysme, leur débauche ; ils influencent
mal la jeunesse. C’est tout à fait comme la grippe virulente qui
n’est pas dangereuse toute seule, mais par ses conséquences. Je
vois les conséquences du dans le parasitisme affiché, le
voyoutisme, le banditisme. »
B. A. Grušin, V. V. Čikin, Ispoved’ pokolenija, Moscou, 1962, p.
204.
Négociations autour des missions à l’étranger des
créateurs de mode soviétiques
La logique économique des fonctionnaires du Comité d’État
pour la Science et la Technique
versus
La logique artistique des créateurs
1957 – mission en France (dans les Maisons Christian Dior,
Balenciaga, Hubert de Givenchy, Jeanne Lanvin,
Jacques Fath, Pierre Balmain, Jean Fatou, Maggy Rouff)
1958 – mission refusée
Maison Dior : la destination principale
Missions de 1960: l’atelier Dior et Boussac qui fournit Dior en tissus,
la fabrique Scandale (accessoires de mode pour Dior), l’ ateliers
de teinture de tissus à Lyon, le magasin Printemps. Présentation
de la nouvelle collection Dior
Mission de 1965:le salon Dior avenue Montaigne, des ateliers Dior à
Blois, la Maison Jacques Griffe, la firme Lampereur, l’école de
mode, les parfums Christian Dior, la fabrique Scandale à Lyon, la
production de chaussures Charles Jourdan à Romans, la fabrique
de soie Bianchini-Ferrier à Tournon, la firme de tissus en laine
Lessure à Paris, la fabrique de coton Boussac à Paris, la Belle
Jardinière à Paris et Armand Thierry à Bordeaux
Adapter les idées recueillies au cours des voyages
Double langage de la mode soviétique:
aspiration à suivre les tendances de la mode française
mais
contrainte d’opposer la mode socialiste et la mode
bourgeoise
Concept de la mode socialiste: tours de passe-passe
discursifs
Collection trapèze d’Yves Saint Laurent, 1958
Robe traditionnelle russe à bretelles: sarafan
Défilés Dior à Moscou, 1959
Mannequins sur la Place Rouge en attente de visiter le Mausolée de Lénine (Archives de la Maison Dior)
La maison Dior est invitée à Moscou en 1959
Défilés Dior à Moscou, 1959
(Archives de la Maison Dior)
La réception de la mode française par la société
soviétique
Le goût pour la Haute couture
française touche avant tout
les élites.
Lors de la visite officielle de Nikita
Khrouchtchev en France en
mars - avril 1960,
sa femme, Nina Petrovna,
assiste au défilé
à la maison Dior.
La réception de la mode française par la société
soviétique
La première femme cosmonaute
Valentina Terechkova
assiste à la présentation de la
collection printemps-été de
la Maison Molyneux lors de
sa visite officielle en France
en 1965
La réception de la mode française par la société
soviétique
Le Ministre de la culture de
l’URSS,
Ekaterina Fourtseva,
commande ses vêtements à la
Maison des modèles
Lors de la tournée du
théâtre Bolchoï en France,
Fourtseva et Edmond
Michelet au Grand Opéra
La réception de la mode française par la société
soviétique
Le cinéma français – la
source d’inspiration
principal
la mode des coiffures « à la
Babette » suscitée par les
projections du film Babette
s’en va-t-en guerre Le cinéma soviétique – source d’inspiration indirecte
La nuit du carnaval, Eldar Riazanov, 1956
Conclusion
La consommation et, plus généralement, le monde matériel ont constitué un
véritable défi pour les régimes communistes.
Les aspirations consuméristes des Soviétiques l’ont emporté sur l’idéal de
l’ascétisme, et les autorités se sont senties obligées d’y répondre, surtout dans le
contexte de la guerre froide, quand la qualité de vie de tous les jours est devenue
un enjeu dans la compétition entre les régimes.
Tout en cultivant le mythe de l’abondance matérielle et de l’égalité future, les
autorités exerçaient leur pouvoir en distribuant des biens et des ressources en
fonction des statuts sociaux.
Il en a résulté des tensions et des contradictions qui ont miné la légitimité du
projet communiste : dans les économies de pénurie, les objets de consommation
ont ainsi revêtu une importance symbolique particulière, différente de leurs
fonctions dans l’économie de marché.
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