Periferie escluse - Fondazione Giovanni Agnelli
Transcription
Periferie escluse - Fondazione Giovanni Agnelli
Seminario interdisciplinare Periferie escluse Una riflessione sulle marginalità urbane, culturali e sociali, dopo le banlieues francesi Torino, 24 marzo 2006 Banlieues et générations issues de l’immigration: une histoire française Catherine Wihtol de Wenden CNRS CERI, Paris Fondazione Giovanni Agnelli Introduction: Les évènements survenus à l’automne 2005 ne sont pas un épiphénomène. Par delà leur dimension ludique et leur violence, l’intérêt qu’ils ont suscité dans de nombreux pays est là pour le souligner. Ils s’inscrivent dans une longue histoire de politiques publiques consacrées aux périphéries urbaines en France, à l’intégration et à la lutte contre l’exclusion, d’acteurs locaux et de répertoires de mobilisation sur fond de chômage et de relégation. Plus profondément, ils renvoient à une ou plusieurs ruptures dans la société française, nourrie du sentiment diffus qu’une partie des habitants des banlieues (jeunes, pauvres, issus de l’immigration) ne seraient pas des citoyens comme les autres (car vus comme chômeurs, délinquants et musulmans) tandis que ces derniers nourrissent parfois haine et ressentiment à l’égard de celle-ci. Ils se réfèrent aussi à trente ans de sédentarisation des populations immigrées et de leurs enfants et de mesures d’accompagnement, avec leurs succès et leurs échecs, leurs moments forts et leurs crises sur fond de modèle républicain, de sentiment d’insécurité et de percée de l’extrême droite. Enfin, il y a aussi ce qu’ils ne suggèrent pas d’emblée : l’ ascension sociale de ceux qui, fils d’ouvriers souvent analphabètes, sont devenus des « cols blancs », la promotion moyenne mais peu visible grâce à des parcours réussis dans les banlieues, l’inventivité créatrice issue de la mixité sociale et culturelle devenue partie intégrante de la culture populaire et jeune (langue, musique, théâtre, sport), enfin la façon dont se voient ces nouveaux Français, fort éloignés du supposé communautarisme où les enferme parfois l’opinion publique. L’usage des termes est souvent là pour rappeler le flou qui entoure cette réalité sociale : banlieue (distincte du faubourg), zone, bidonvilles, grands ensembles pour les lieux, les habitants eux-mêmes étant suspects y compris dans le discours des présidents de la république et des ministres, accusés de polygamie chez les Africains (Valéry Giscard d’Estaing), de nuisances dont les « odeurs » (Jacques Chirac), décrits comme « sauvageons » puis comme « racaille » par les ministres de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy , tandis que François Mitterrand a parlé de « seuil de tolérance » et Michel Rocard de « la misère du monde ». Quant au mot d’intégration, utilisé d’abord dans l’Algérie coloniale, il a été redécouvert en 1974 par le nouveau secrétaire d’Etat à l’immigration Paul Dijoud pour constituer le nouvel objectif de la politique d’immigration, succédant à plusieurs décennies d’assimilation et à une brève période où l’on a parlé d’insertion pour suggérer l’apprentissage minimum des modes de vie pour entrer sur le marché du travail. Les critères de l’intégration font l’objet de vives polémiques, moins scientifiques que politiques et on lui préfère aujourd’hui le terme de « vivre ensemble ». Trois périodes, donc, ponctuent ces trente ans d’histoire des banlieues confrontées à l’immigration : la période 1974-1983, de la suspension de l’immigration de travail à la marche des beurs, la période 1984-1995, de l’effervescence des expressions civiques des jeunes des banlieues à la menace terroriste islamique, enfin les années 1996-2006, où l’on voit ces nouveaux Français se voir refuser le bénéfice des idéaux républicains qu’on leur a souvent rappelés. Chaque période est caractérisée par un contexte urbain, des acteurs et des mobilisations distinctes. 2 Fondazione Giovanni Agnelli I – 1974-1983 : De l’arrêt de l’immigration de travail à la marche des beurs : 1) Les bidonvilles, les OS et les quartiers dégradés : Tandis que, dans les années 1950, on a voulu moderniser la société française par l’urbain en construisant de grands ensembles où logeraient cadres et ouvriers, dans un même confort moderne, on s’est aperçu dans les années 1970 que l’utopie de la mixité sociale sombrait dans la relégation. Mais les politiques qui ont suivi ont plutôt aggravé la tendance. Les banlieues, et plus particulièrement la banlieue parisienne, sont devenues le symbole de la crise sociale et de l’échec de l’urbanisme triomphant des « trente glorieuses. Comment en est-on arrivé là ? L’historienne des banlieues, Annie Fourcaut1 rappelle qu’ « au Moyen Age, le mot banlieue signifie le territoire d’environ une lieue autour de la ville sur lequel s’étendait sa juridiction et son droit de ban… A partir de la révolution industrielle, la banlieue devient un nouveau type de paysage né de la submersion des noyaux ruraux préexistants par l’urbanisation et l’industrialisation. Aujourd’hui ce terme juridique puis géographique a pris un contenu symbolique, devenu une zone de grande incertitude et de tension, particulièrement en banlieue parisienne ». Autour de 1860, la banlieue parisienne se situe entre le fa ubourg et la zone, au-delà des fortifications et de l’octroi. A partir de 18801890, la banlieue s’autonomise mais, populaire ou bourgeoise selon les cas, elle est plus ou moins assimilée à la « zone », une bande de terrain inconstructible car « frappée de servitude militaire au « droit » des fortifications », devenue ceinture autour de Paris où vivaient ouvriers déclassés, prostituées, immigrés, chiffonniers, petites gens, « apaches », si bien décrits par Aristide Bruant. Dans l’entre deux guerres, des urbanistes aménagent des cités jardins, développent les jardins ouvriers et font de certaines banlieues un lieu d’expérimentation sociale et architecturale. Le Front populaire, contribue en 1936 à réhabiliter l’image de la banlieue, confortée par le parti communiste qui prend peu à peu un ancrage municipal. Après la seconde guerre mondiale, la persistance de l’hygiénisme dans les projets d’habitat populaire, alliée à l’influence soviétique dans les banlieues communistes (le ministre du logement était un communiste pendant le tripartisme sous la quatrième république jusqu’en 1947) ont sans doute contribué à l’édification des HLM d’après guerre. Mais la crise du logement était telle à l’époque que d’autres formes d’habitat se développent, plus précaires, pour une immigration nombreuse. Quelques images : les bidonvilles de Nanterre et de Champigny (le plus grand bidonville de France), en banlieue parisienne, ceux de la banlieue lyonnaise ou celui de la digue des Français, à Nice, l’abbé Pierre, en 1956 qui sensibilise l’opinion à la misère et à la crise du logement, le mouvement ATD Quart Monde du Père Joseph Wresinski, créé dans les bidonvilles autour de Pierrelaye. Ces constructions de fortune, habitées par des Maghrébins, des Portugais2 (on l’a oublié) et des Français du « quart monde » (des familles françaises désocialisées parfois sur plusieurs générations), sans eau ni électricité, vivant dans la boue et la promiscuité, ceinturaient les grandes villes dans la France des années 1960. Ses habitants travaillaient souvent à l’usine ou dans des chantiers du bâtiment à la construction de HLM qui ne leur étaient pas destinés, confrontés à la crise du logement qui sévissait alors et parfois aussi à la clandestinité du séjour qui ne facilitait pas l’habitat en foyers, surtout pour ceux qui avaient une famille. Des solidarités et un militantisme naissent parfois dans ces lieux, au point de créer des résistances à la résorption des bidonvilles, inscrite à l’agenda politique par le premier ministre Jacques 1 2 Annie Fourcaut, « Banlieues d’hier : les zoniers de Paris », Panoramiques, , N° 12, 1993, pp. 14-17 Marie-Christine Volovitch-Tavares, Le temps des baraques, Autrement, Coll. Gens d’ici, Français d’ailleurs 3 Fondazione Giovanni Agnelli Chaban Delmas en 19693. Les travailleurs isolés et en règle habitaient aussi des foyers pour travailleurs étrangers (dont ceux de la SONACOTRA), souvent financés par le Fonds d’action sociale, créé en 1959 (50% du budget du FAS y était consacré) et les quartiers vétustes des centres villes. Aux bidonvilles vont succéder les cités de transit pour les immigrés et le quart monde tandis que les HLM sont occupés par les ouvriers français et les jeunes des classes moyennes, comme à Sarcelles. Beaucoup quittent ces tours dès qu’ils peuvent accéder à la propriété à la faveur d’une politique très incitative à la construction du neuf à l’époque car la « sarcellite » comme on disait à l’époque, se traduisait par des états de dépression exprimant la difficulté de vivre dans les grands ensembles4. Construits par de jeunes architectes parfois inspirés des idées de Le Corbusier, ces bâtiments en béton construits à la hâte deviennent vite des cités dortoirs car beaucoup d’aménagements prévus (comme à Chanteloup les Vignes où un scandale immobilier, l’affaire Aranda, un proche du ministre du logement de l’époque, a mis fin aux projets d’aménagement annexes) ne seront jamais construits. Ils offrent lumière, propreté et confort moderne mais sont conçus pour une population équipée d’automobiles, les transports en commun étant souvent manquants dans ces quartiers poussés dans les champs. C’est l’idéal du tout automobile de la période de Georges Pompidou. Sous l’influence de l’urbanisme triomphant des « grands ensembles », des débuts de l’aménagement du territoire et de l’avènement des villes nouvelles (Evry, Créteil St Quentin en Yvelines, Cergy), les grandes métropoles ont été peu à peu entourées de tours et de barres à leur périphérie. Progressivement abandonnés par les cadres moyens et autres idéalistes de la mixité de l’habitat qui ont commencé à fuir ces banlieues, les HLM sont peu à peu investis par les familles nombreuses immigrées qui cohabitent avec des ouvriers âgés et des Français en voie de désocialisation car la suspension de l’immigration, en 1974 a eu pour effet d’accélérer le regroupement familial, notamment chez les Maghrébins. Mais tous les immigrés n’habitent pas en banlieue, faut-il souligner. Quant aux centres villes vétustes, qui sont l’objet de rénovations et s’embourgeoisent, ils sont peu à peu vidés de leur population immigrée repoussée aux marges, hormis dans quelques municipalités qui décident, comme à Grenoble sous l’impulsion de son maire Jean-Jacques Dubedout, de réhabiliter l’ancien tout en maintenant la population sur place comme dans la quartier Très cloîtres du centre ville. Un exemple, Puteaux, dans les années 1970 : Quelques souvenirs de la période permettent de comprendre cette évolution rapide de la population : Puteaux, dans les années 1970, là où ont poussé ensuite les tours du quartier d’affaires de La Défense, comportait un habitat de classes moyennes et une banlieue ouvrière pauvre, le long de la Seine, où d’anciens ateliers et entrepôts en voie d’abandon voisinaient avec de modestes maisonnettes basses dans des ruelles au tracé parfois incertain. Les occupants étaient des ouvriers français âgés et des immigrés maghrébins discrets qui rasaient les murs, fréquentaient des cours d’alphabétisation ou des associations de travailleurs (associations militantes engagées et amicales émanant des pays d’origine) et des cafés tenus par des compatriotes. Beaucoup travaillaient en 3/8, sortaient peu, se mobilisaient de temps en temps pour la reconnaissance de leurs droits dans l’entreprise et parfois contre leur régime politique, comme au Maroc, en Espagne et au Portugal. Aucune insécurité ne régnait dans ces lieux pour le passant ordinaire, y Monique Hervo, Marie-Ange Charras, Bidonvilles, l’enlisement. Paris, Maspero, 1968 Ahsène Zehraoui, « Les cités de banlieue. Idéologies, discours et réalité », Les temps modernes, N° 545-546, déc ; 1991-Janv ; 1992, pp. 209-223 3 4 4 Fondazione Giovanni Agnelli compris européen. L’islam y était invisible, hormis quelques pratiquants isolés5 et la période du ramadan La plupart des sociologues analysaient cette population immigrée par rapport à son appartenance, proche ou lointaine, à la classe ouvrière selon des schémas marxistes, mêlés de culturalisme par référence à l’appartenance au milieu rural d’origine, tandis que les hommes politiques et le patronat pensaient que ces immigrés venus comme main d’œuvre peu qualifiée, allaient retourner chez eux après la crise de 1973. Quant à la presse, elle condamnait les marchands de sommeil et prenait régulièrement fait et cause pour défendre les immigrés en situation irrégulière ou les expulsions du logement ou du territoire français, soutenue par l’opinion. En 1974, le premier Secrétaire d’Etat à l’Immigration nommé par Valéry Giscard d’Estaing, André Postel-Vinay, démissionne au bout d’un mois (après avoir pris la décision de suspendre les flux de main d’œuvre étrangère salariée, en juillet 1974), car il considère qu’il n’a pas les crédits suffisants pour conduire sa politique de logement des immigrés. Parmi les débats de l’époque, l’analyse coûts/avantages de l’immigration6 fait rage, suivie par d’ardents débats sur le retour, à partir de 1977 sous l’influence du Secrétaire d’Etat au travail manuel Lionel Stoleru , puis la place faite aux cultures d’origine passe à l’ordre du jour, en 1980. La question des foyers pour travailleurs immigrés prime encore sur celle des familles dans les banlieues HLM. 2) La seconde génération des années 1980 : Le phénomène des « secondes générations » est lié à l’installation durable, voire définitive, des immigrés qui a précédé mais surtout suivi la suspension de l’immigration de travailleurs salariés en juillet 19747. Difficiles à nommer (« enfants illégitimes », dit Abdelmalek Sayad), à compter (beaucoup ignorent à l’époque s’ils sont français ou étrangers et sont réticents à l’idée d’acquérir la nationalité française de peur de choquer leurs parents qui ont parfois combattu pour l’indépendance de leur pays), ayant peine à se définir eux-mêmes, ils commencent à s’exprimer sur la place publique dans la banlieue lyonnaise dès le début des années 1980 (incidents violents au quartier des Minguettes en 1981, à Vénissieux, à Villeurbanne et Vaulx en Velin). Victimes de bavures policières qu’ils considèrent impunies (avec des morts à la clé, parmi lesquels de jeunes enfants), de la double peine (expulsion au pays d’origine des délinquants ayant déjà purgé une peine en France), ils militent pour l’égalité des droits, soutenus par le Père Delorme, par des associations comme les JALB (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieues, dirigés par Djidda Tazdaït), des groupes de théâtre de rue. Ils dénoncent peu à peu la « galère »8 et la « haine »9 qui sévissent en banlieue : une spirale de discriminations, des quartiers ghettos, un chômage massif du fait de la désindustrialisation, des violences. Au début des années 1980, certains d’entre eux, en région parisienne, aiment à se définir comme beurs (un terme du tiré du verlan, qui inverse les syllabes : arabe, rebe, beur). Etre beur, c’est être jeune, métissé, avoir un « look » banlieues et à la mode (vêtements de marque, rock, sport). C’est aussi un langage, le verlan, des romans … beurs, des radios Dans L’Etabli, Daniel Linhart cite pourtant le cas d’un Algérien priant en cachette dans son atelier derrière des cartons. Paris, le Seuil, 1977 6 Anicet Le Pors, Immigration et développement économique et social. Paris, La Documentation française, 1977 7 Catherine Wihtol de Wenden, « La seconde génération », Projet, janv-fev 1983, N° 171-172 8 François Dubet, La galère. : jeunes en survie. Paris, Fayard, 1987 9 Illustrée par le film de Mathieu Kassowitz, La haine 5 5 Fondazione Giovanni Agnelli libres (radio beur), des films qui mettent en scène la saga des banlieues, les crises d’identité, les mobilisations collectives souvent à la suite de la mort d’un des leurs, les conflits intergénérationnels. C’est aussi, pour une élite, une inscription dans le mouvement associatif civique et l’espoir éventuel d’un passage au politique. La marche des beurs, partie de Marseille et qui se termine à Paris à la Bastille puis à l’Elysée le 1er décembre 1983, dont les protagonistes sont reçus par François Mitterrand, illustre cette mouvance d’espoir. Les slogans affichaient « marche pour l’égalité des droits et contre les discriminations ». La reconnaissance du droit d’association pour les étrangers dans les mêmes conditions que pour les Français (loi de 1901), accordée par la gauche en 1981 (alors que les droits politiques locaux pour les étrangers, qui faisaient aussi partie des 101 propositions du parti socialiste sont reportés sine die) va commencer à être suivie d’effet à travers une effervescence associative civique, mais aussi musulmane. 3) La conquête de nouveaux droits : La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont le théâtre de nombreuses formes de militantisme. Les étrangers se considérant exclus de l’espace politique en France, militent sur d’autres fronts : grèves dans l’industrie (comme le célèbre conflit de Penaroya en 1972), dans les foyers (le long conflit de la SONACOTRA va durer de 1976 à 1981 et, parmi les revendications on y trouve la demande de lieux de prière dans les foyers)10. Les causes en sont la demande d’égalité des droits sociaux et syndicaux pour les étrangers dans l’entreprise (elle sera acquise en 1975), la représentation politique au niveau local (consultation et participation élective ou délibérative aux conseils municipaux, droit de vote et éligibilité aux conseils municipaux des étrangers résidents), la régularisation des sans papiers (de très nombreuses grèves de la faim ponctuent la période 1974-1981), l’arrêt des expulsions de logements (pour cause de rénovation et de résorption des taudis et bidonvilles). Peu à peu,les parents s’installent, tout en ayant encore à l’esprit l’idée du retour, se définissent comme résidents dans leurs nouveaux quartiers tandis que leurs enfants se socialisent en France, s’identifiant à leurs territoires et y revendiquent le droit à l’égalité. Personne ne parle encore de citoyenneté mais de nouvelles formes de mobilisation, parfois déviantes, s’y jouent avec la banlieue pour théâtre : rodéos urbaines, grèves de la faim, militantisme associatif, expérimentations culturelles. La délinquance et la drogue ne sont pas absentes, mais on en parle peu. La plus importante conquête acquise par les jeunes est la carte de dix ans, fondée sur le séjour antérieur et non sur l’emploi, accordée en 1984. Les autres revendications ne sont pas suivies d’effet. II – 1984-1995 : de la carte de dix ans aux attentats terroristes : 1) Des grands ensembles aux banlieues : La période qui s’annonce débute par la montée en puissance du mouvement beur qui valorise la banlieue et se termine par les attentats terroristes de 1995. L’image des banlieues hante les années 1990, où se profilent de nouvelles classes « dangereuses » qui ne sont plus toujours des classes laborieuses. Dans le débat public, les termes de réseaux, d’ethnicité, de communautés, de sentiments sécuritaires commencent à être employés, sans que le sens de ces termes soit toujours précisé, sur un fond de fascination-répulsion pour un prétendu modèle anglo-saxon. La banlieue a une histoire, celle de la périphérie, Catherine Wihtol de Wenden, Les immigrés et la politique. Cent-cinquante ans d’évolution ;Paris, Presses de la FNSP, 1988 10 6 Fondazione Giovanni Agnelli de la « zone », de la culture du pauvre, de la ceinture rouge, des bidonvilles, des municipalités communistes, de l’immigration et enfin des « beurs », terme très en cours en cette période. Ces images se mêlent peu à peu car l’histoire s’y succède dans un même lieu. Stigmatisée autour d’une nouvelle frontière où la lutte des classes aurait laissé la place à une barrière ethnique, elle devient indissociable d’une culture jeune, métissée, intégrée culturellement mais pas économiquement. Une mémoire collective en émerge, faite de mémorisation des crimes sécuritaires (une sorte d’impôt du sang), d’identification à son terroir et de « rage », dont l’expression est la violence urbaine (émeutes au quartier du Mas du taureau à Vaulx en Velin en 1990, incidents au quartier du Val Fourré, à Mantes la Jolie, en 1991) . La plupart ne veulent pas changer de quartier, mais veulent que leur quartier change. Le processus d’identification à la cité ouvrière n’y fonctionne plus, y compris pour la génération des parents. Les premières expérimentations de la politique de la ville menées en 1982 et la décentralisation menée par Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur à la même date, ont conduit à la valorisation de la démocratie locale. On pense alors que la simple participation des habitants à la vie de la cité va permettre de transformer la relation du territoire à sa population ainsi que leur condition sociale. Les premiers chefs de projet ont une trajectoire militante et des architectes et urbanistes pensent qu’en transformant la forme urbaine on peut transformer les rapports sociaux (tel est l’objectif de Banlieues 89, une association créée par les architectes Roland Castro et Michel Cantal-Dupart qui veulent promouvoir la citoyenneté dans la ville et faire de la banlieue un espace de réflexion). Certains s’interrogent : faut-il casser les grands ensembles ? D’autres considèrent que l’on peut transformer les quartiers d’exclusion en quartiers aux qualités positives, grâce au métissage, au mouvement social , à la prévention et à la solidarité. Mais la participation est toujours évoquée de façon très floue, car règne une forte méfiance à l’égard du communautarisme. La démocratie locale, qui a pris une place grandissante comme à Grenoble à partir des élections municipales de 1977 s’épuise peu à peu dans les banlieues mais comte encore de nombreux adeptes. Toutes ces ambiguïtés expliquent les piétinements de la question urbaine confrontée à une population appauvrie par la crise. Dans le même temps, depuis la percée du Front national aux élections municipales de 1983, le racisme se développe à ciel ouvert. Le regard de l’autre est essentiel dans la fabrication du racisme ordinaire, enfermant les individus dans la définition ethnique d’un groupe qui les assigne à résidence identitaire et géographique11, tandis que d’autres se définissent français « de souche », une référence à l’ethnicité en contradiction avec le modèle français de citoyenneté. Les « hittistes » (jeunes qui restent toute la journée le long des murs de leurs immeubles) considèrent que leur vie est là, faite de petits trafics et de petits boulots, sans oser affronter la capitale ou la grande ville, un autre monde. Les parents, souvent frappés par le chômage, font parfois preuve de démission , les familles monoparentales se développent, d’autres se réfugient dans des valeurs privées, renforçant la tradition telle qu’ils l’ont connue au pays alors que celui-ci a évolué sans qu’ils s’en rendent compte. C’est la « mal vie » des isolés restés en foyers et des parents nostalgiques d’un pays où ils ne retourneront pas, puis la « galère » des jeunes. Chez leurs voisins issus du monde ouvrier français, la crise d’identité professionnelle, la peur du déclassement social et la crainte d’une modernité qui les exclut entraînent de leur côté un mal être qui peut se traduire par l’alcoolisme ou le port d’armes, l’exaspération de la confrontation des générations aidant. Une culture de clans se forme, avec parfois un 11 Michel Wieviorka, La France raciste. Paris, Seuil, 1992 7 Fondazione Giovanni Agnelli tribalisme de quartier, un « nationalisme de cages d’escaliers » comme le dit Adil Jazouli12. Le syndicalisme et les mouvements sociaux associatifs ont souvent déserté les lieux. On peut même se demander si certains interlocuteurs ne jouent pas la carte du pourrissement. Le militantisme civique des années 1970-1980, a parfois masqué des carences : soutien scolaire et création, en 1983 par Alain Savary, ministre de l’Education, des ZEP (zones d’éducation prioritaire, une forme de discrimination positive fondée sur des critères sociaux et non ethniques dans les quartiers en difficulté), animation, prévention de la délinquance juvénile avec le rapport de Gilbert Bonnemaison de 1982 qui inspire la politique de développement social des quartiers, lancée en 1989 et caractérisée par une gestion territorialisée des politiques urbaines. L’approche partenariale avec les municipalités des quartiers dits « sensibles » donnera naissance en 1990 à la politique de la Ville, une exception française, avec un ministère du même nom dont Bernard Tapie sera le deuxième tenant du poste13. Le sentiment d’insécurité qui hante ici et là les habitants eux-mêmes joue aussi vis-à-vis de l’extérieur car le quartier est aussi un abri, d’où le succès des offres de resocialisation communautaire : les unes émanent de religieux musulmans, d’autres du Front national, d’autres d’associations civiques. Le succès municipal de celui-ci introduit une nouvelle donne : l’immigration est stigmatisée comme responsable de bien des maux, la légitimité de sa présence est mise en cause, l’identité française est questionnée14, l’islam est fustigé. La misère sociale, la dégradation des relations au sein de la famille, l’apparition de familles monoparentales ne favorisent pas l’émergence de projets. Quant aux réponses institutionnelles, elles restent fondées sur des valeurs hésitantes : les solidarités communautaires sont –elles créatrices d’une meilleure adaptation à la société d’accueil ? Ou au contraire risquent-elles de menacer le modèle intégrateur de citoyenneté à la française ? La banlieue est devenue un vaste champ de réflexion . Des municipalités de tous bords cherchent à imposer des quotas d’immigrés (comme l’avaient fait certaines banlieues communistes, à Montigny et à Vitry, en 1981), d’autres valorisent la diversité en se fidélisant des médiateurs issus de l’immigration, parfois pompiers pyromanes, parfois considérés comme traîtres par leurs homologues. Les solutions proposées vont de la réhabilitation des quartiers HLM au développement de la citoyenneté de proximité. Le « problème » est circonscrit. Il n’est pas résolu pour autant. 2) Emergence de l’islam : Dans la vie quotidienne, l’islam commence à devenir visible dès les conflits de l’automobile des années 1983-1984 : Citroën, Talbot, Renault sont en proie à des grèves ouvrières mêlant revendications sectorielles et religieuses, menées par des leaders immigrés musulmans, appuyés par les syndicats, CGT incluse, qui utilisent parfois le religieux pour occuper le terrain des conflits en s’assurant la loyauté des imams et en s’attribuant le mérite des salles de culte: une demande de salles de prière se fait jour dans les ateliers ainsi que de pauses pendant le ramadan, l’islam devenant ferment de Adil Jazouli, « Banlieuescopie : la politique de la ville est une sorte de millefeuille ». Panoramique, N° 12, 1993, entretien pp ; 147-151 13 « Politique de la Ville. Une exception française ? », Les cahiers de l’Orient, N° 80, 4ème trimestre 2005 14 En novembre 1985, le Figaro magazine publie un numéro intitulé : « Serons-nous encore Français dans trente ans ? » et le Club de l’Horloge s’interroge à travers deux ouvrages de Jean-Yves Le Gallou, , Etre français, cela se mérite (avec Jean-François Jalkh) Paris, Albatros, 1987 et La préférence nationale, réponse à l’immigration. Paris, Albin Michel 1985. En 1985, pour ne pas laisser au Front national le monopole du débat sur l’identité, le Espaces 89, proche du parti socialiste, publie L’identité française ; paris, Tierce, 1985 12 8 Fondazione Giovanni Agnelli revendication15. Un de ces leaders, Aka Ghazi, deviendra député au parlement marocain. Librairies musulmanes, cassettes de prédications, émissions de radio, lieux de culte se font jour dans les quartiers immigrés des centres ville (comme celui de la Porte d’Aix, à Marseille, avant sa rénovation) et dans les banlieues (comme la mosquée à minaret d’Evry ou celle de Mantes la Jolie). D’année en année , souvent financé par les pays du Golfe, riches de la hausse du prix du pétrole, l’islam progresse, fournissant une profusion d’images inquiétantes pour l’opinion et complaisamment véhiculées par les media : salles de prière dans les caves des HLM, fidèles accroupis dans la rue, boucheries hallal, prêt-àporter musulman, enfants de couples mixtes séquestrés par leurs pères au pays d’origine, jeunes filles et femmes voilées, guerres de clans religieux dans les quartiers turcs et kurdes de la capitale, polygamie et excision chez les sub-sahariens. L’affaire Rushdie, en 1988 suivie en France de manifestations de Pakistanais et surtout l’affaire du foulard en 1989 où trois jeunes filles portant le foulard à l’école publique sont renvoyées d’un collège de Creil viennent conforter la crainte de la menace islamique. On compte 650 associations déclarées musulmanes en 1987. On en dénombre environ 1 500 aujourd’hui.16Tandis que quelques banlieues flambent dans la région lyonnaise, moins sous le poids de l’islam que sous celui du chômage et du désœuvrement, d’autres « secondes générations » se mobilisent collectivement : les enfants de harkis qui demandent réparation pour le sort réservé à leurs parents depuis le rapatriement d’Algérie. Relégués à la périphérie des villes, dans des quartiers rebaptisés issus des anciens camps ou à la campagne, dans les hameaux de forestage du sud est de la France (Jouques, Fuveau, le Mas Thibert, le Logis d’Anne), ils organisent des grèves de la faim pour sensibiliser les pouvoirs publics à leur cause comme à Bias, dans le Lot en 198717. L’identité musulmane n’est pas absente, même s’ils se définissent plus volontiers comme Français. Les associations musulmanes déclarées sous le régime de 1901 fleurissent en banlieue, proposant salles de prières, enseignement de l’islam, soutien scolaire et animation sportive, offrant aux municipalités leurs services pour nettoyer les quartiers de la drogue et apporter la paix sociale. La première guerre du Golfe, en 1991, donne à certains jeunes des banlieues une ressource identitaire qui fâche (le cri de « Vive Saddam » étant proféré face aux policiers). La période se termine sur une note beaucoup plus grave : celle du terrorisme musulman avec la vague d’attentats du RER parisien en 1995 et la pose d’une bombe sur les rails du TGV Paris Lyon par, Khaled Kelkal, un jeune de la banlieue lyonnaise au parcours ordinaire, passé à l’islamisme radical quand il a eu le sentiment d’avoir été victime de discriminations lors de son parcours scolaire. 3) Splendeurs et misères du mouvement beur : La seconde moitié des années 1980 est celle de l’apogée du mouvement beur, suivie par son déclin au début des années 1990. Ce mouvement, qui a pour toile de fond la banlieue, bénéficie d’abord de la manne financière accordée par le Fonds d’Action sociale aux associations civiques. Deux d’entre elles donnent le ton, même si le paysage associatif est beaucoup plus varié : SOS racisme et France Plus qui militent pour les droits civiques, l’antiracisme, la citoyenneté, l’égalité des droits. Toutes deux sont nées presque en même temps, à la fin de 1984 mais la première s’oriente vers le droit à la différence et le multiculturalisme tandis que la seconde milite pour le droit à René Mouriaux, Catherine Wihtol de Wenden, « Syndicalisme français et islam » in Rémy Leveau, Gilles Kepel, Les musulmans dans la société française. Paris, Presses de la FNSP, 1988. Voir aussi, CNRS, Les OS dans l’industrie automobile. Paris, Méridiens-Klinsieck, 1988 16 Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Paris, Seuil, 1987. Voir aussi Hervé Vieillard-Baron, « De la difficulté à cerner les territoires du religieux : le cas de l’islam en France » Annales de Géographie, N° 640, 2004, pp. 563-587 17 Michel Roux, Les harkis, les oubliés de l’histoire Paris, La découverte, 1991 15 9 Fondazione Giovanni Agnelli l’indifférence et les droits civiques, notamment pour l’inscription des jeunes sur les listes électorales et leur position d’éligibilité aux élections municipales de 1989. La fête des « potes », organisée par SOS racisme Place de la Concorde à Paris en 1985, la participation des associations de l’immigration au bicentenaire de la révolution française en 1989, l’élection de quelques 150 « beurs », jeunes issus de l’immigration ou enfants de harkis aux municipales de 198918, le foisonnement d’associations civiques, nationales ou de quartier incluant des associations de femmes (comme l’EMAF, Expression maghrébine au féminin) sont un gage d’intégration réussie des plus militants, courtisés d’ailleurs par les partis politiques de gauche comme de droite. Des questions de société comme le long projet de réforme du code de la nationalité (1987-1993) montrent que les populations issues de l’immigration font preuve d’une profonde volonté de faire partie de la société française, socialisés dans leurs quartiers et adeptes de la réaffirmation du droit du sol. Refusant d’être « Français de papier » ou « malgré eux » comme le suggèrent le Front national et le Club de l’Horloge, ils préfèrent se définir « Français autrement » et négocier leurs appartenances multiples. Beaucoup se découvrent bi-nationaux à cette occasion mais se mobilisent activement pour que la réforme du droit de la nationalité ne limite pas leur accès à la nationalité française. D’autres figures se profilent à la faveur de la politique de la Ville, mise en place à partir de 1990 : des intermédiaires culturels et autres grands frères de banlieues, médiateurs entre la base et les sommets de l’Etat, entre « ici » et « là bas » (des associations des deux rives se créent) municipalisent leurs savoirs faire dans des partenariats urbains, des femmes relais cherchent à allier modernité et traditions dans les quartiers, des entreprises ethniques s’adressent à une clientèle musulmane (viande hallal, prêt à porter musulman, salons de coiffure) ou mixte (restaurants). Certains perdent leur fibre militante dans les nouveaux métiers de la ville, au risque de se faire qualifier d’ « Arabes de service », voire de « traîtres » par leur homologues de quartier. D’autres font preuve d’une grande inventivité autour de la redéfinition de la citoyenneté : une citoyenneté concrète, participative, dissociée de la nationalité, enracinée dans le localisme des quartiers, valorisant le pluralisme culturel et les idéaux de la révolution française, version constitution de1793 plutôt que 1789, appelée nouvelle citoyenneté puis, dans une version plus résolument tournée vers les droits civiques, citoyenneté de résidence.19Les plus opportunistes ou les plus talentueux mettent leur savoir faire au service des partis politiques, toutes tendances confondues, en faisant miroiter leur capacité à mobiliser un hypothétique vote arabe ou musulman par leur seule présence et leur familiarité avec les banlieues20. Les itinéraires de la « beurgeoisie »21 montrent pourtant que peu d’ élites associatives ont un parcours idéal-typique de l’enfant immigré des banlieues. Mais la banlieue sert de référence, d’inspiration, d’identité, de culture à cette mouvance. Ceux qui appartiennent à cet authentique pedigree sont souvent diplômés d’université ou se sont professionnalisés dans les associations qui jouent le rôle de rattrapage social que l’école n’a pas permis. Pourtant, l’intégration progresse, chiffres à l’appui22 : on ne parle guère plus des Portugais, pourtant si présents dans le paysage des bidonvilles des années 1970, encore Vincent Geisser, Ethnicité républicaine, paris, presses de Sciences Po, 1997 Association Mémoire Fertile, à Lille 20 Catherine Wihtol de Wenden, « Le vote immigré »in Pascal Perrineau, Alain Régnier, Dictionnaire du vote. Paris, PUF, 2001, pp. 509-513 ; Voir aussi « Immigration, citoyenneté, nationalité », Les cahiers de l’Orient, N° 11, 1988 21 Catherine Wihtol de Wenden, Rémy Leveau, La beurgeoisie. Les trois âges de la vie associative issue de l’immigration. Paris, CNRS Editions, 2001 22 Michèle Tribalat, Faire France. Paris, La découverte, 1995 18 19 10 Fondazione Giovanni Agnelli moins des Italiens et des Espagnols, rarement des Turcs, pourtant confrontés à des difficultés d’intégration (difficultés linguistiques, repli communautaire, mariages arrangés chez les ruraux). Une enquête réalisée en 1992 par Michèle Tribalat auprès de 12 000 personnes montre que, parmi les cinq groupes interrogés, les Algériens et ceux qui en sont issus seraient les mieux intégrés au regard des critères adoptés : importance des mariages et d’unions mixtes, faible pratique de l’islam, usage du français dans la vie privée, habitat dans des quartiers mixtes, itinéraires scolaires plus performants. Mais ils se heurtent plus fortement à la discrimination au travail car la désindustrialisation a frappé de plein fouet leurs parents –industrie automobile, métallurgie – et prive ainsi les enfants des réseaux de la petite entreprise où s’insèrent Portugais et Turcs. Les discriminations à l’embauche et leur réticence à faire le même travail que leurs parents analphabètes alors qu’ils ont été scolarisés en France aggrave leur chômage. L’attention de l’opinion se concentre sur les jeunes d’origine maghrébine et africaine : les populations dites « visibles ». La fin de la décennie est plus sombre : à partir des années 1995, le mouvement beur a cessé de plaire aux sommets de l’Etat, il manque de relève chez les « petits frères », déçus et convaincus que leurs aînés se sont « faits avoir », les quartiers concentrent leurs efforts sur le social dans l’espace local au quotidien, le financement des associations civiques ne cesse de décroître, relayées par des associations musulmanes23 y compris sur le terrain des banlieues, les rodéos urbaines continuent, les violences et les discriminations aussi. III – 1996-2006 :le syndrome sécuritaire 1) Les banlieues : incertitudes d’une politique publique Lors des élections présidentielles de 1995, le candidat Jacques Chirac fait campagne sur le thème de la fracture sociale : la citoyenneté à la française, fondée sur le modèle républicain, individualiste, laïc, le mythe de l’homogénéité ethnique, le tabou de l’égalité des droits, n’intègrent-t-ils plus ? Le chômage persistant dans les banlieues et surtout les discriminations dans l’accès à l’emploi, dans les orientations scolaires, dans le logement social, dans les relations avec la police, maintiennent dans l’exclusion une partie de la population des banlieues, en proie aux tentations de l’économie parallèle et aux offres d’islam. Les offres de réislamisation vont du fondamentalisme (retour aux textes du Coran) à l’ intégrisme (d’inspiration wahabite, très présent en Arabie saoudite, ou salafiste24, observant un traditionalisme strict) d’associations ou de prédicateurs. Les plus scolarisés préfèrent le discours d’un islam à la fois moderne et conservateur du séduisant prédicateur Tarek Ramadan (pour « beurettes bac plus deux », disent certains). D’autres enfin se sont recréé une identité laïque, mais ethnicisée à travers « les indigènes de la république », mêlant dans la dette de la France à leur égard l’esclavage et la colonisation, suite à un appel lancé en 200525. Comment peut-on être Français et musulman ? s’interrogeait-on quelques années plus tôt. Une question à laquelle beaucoup avaient répondu par une double réponse positive. Ici, il s’agit de « se faire musulman » chez des Jocelyne Cesari, Musulmans et républicain. Les jeunes, l’islam et la France. Bruxelles, Complexe, 1999 Le salafisme touche environ 5 000 personnes (soit 1/1000) sur environ 5 millions de musulmans en France. Très conservateurs, ils font très peu de politique et sont mus par une logique de la pureté. Beaucoup sont venus au salafisme car ils ne se sentaient pas Français. Il correspond à une nouvelle socialisation par rupture avec le lien social antérieur. Le FIS en est une hybridation. Source : Mohammed Adraoui, Le salafisme. Mémoire de DEA (dir. Gilles Kepel), IEP de Paris, 2005 25 Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieue Paris, La discorde, 2006 23 24 11 Fondazione Giovanni Agnelli jeunes en quête d’identité valorisante issus de familles qui pratiquent un islam traditionnel et rural ignorant des textes coraniques. La pratique régulière est faible (à peine 10%) et se traduit surtout par la célébration du ramadan et parfois par la prière, chez les filles, plus pratiquantes. L’attaque du 11 septembre 2001 a souvent aggravé l’image de l’islam auprès de l’opinion publique. Quelques jeunes de banlieue étaient allés s’entraîner en Algérie, puis en Afghanistan et se sont retrouvés à Guantanamo, sans toujours savoir pourquoi. Un autre, comme Zacharias Moussaoui, condamné à réclusion à perpétuité aux Etats-Unis et qui s’était présenté comme un proche des pirates du ciel est un enfant de la banlieue toulousaine, élevé à la française par sa mère, parti chercher au Royaume Uni son inspiration religieuse. Un amalgame se fait jour entre la délinquance, l’islamisme et les banlieues. En 1997, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, dénonce les « incivilités » des « sauvageons » des banlieues, tandis que les sifflements à La marseillaise lors d’un match amical franco-algérien au stade de France à Saint-Denis devant Elisabeth Guigou , ministre de la solidarité en 2001 ou l’attentat manqué contre le maire de Paris en 2002 sont des actes isolés mais donnent une mesure de la dissidence. Le Front national prospère sur le front de l’insécurité, de l’échec de l’intégration, du chômage immigré, des charges sociales de l’immigration et de la délinquance des jeunes au point de se trouver au second tour des présidentielles de 2002. Le discours sur la prévention laisse la place à un discours plus sécuritaire, sur le thème de la perte des valeurs civiques. L’agenda européen, avec l’article 13 du traité d’Amsterdam de 1997, a imposé à la France la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les discriminations. Celle-ci peine à se mettre en oeuvre dans un pays qui vit depuis deux cents ans sur le mythe de l’égalité formelle des droits entre tous les citoyens. Les « jeunes » sont, par le jeu du code de la nationalité modifié successivement en 1993 (loi Pasqua-Méhaignerie) et en 1998 (loi Guigou), presque tous Français car nés en France et y ayant vécu plusieurs années avant leur majorité. Quelques institutions sont mises en place, comme le GELD (Groupe d’Etude et de Lutte contre les discriminations en 1999 et création d’un numéro vert gratuit pour les victimes ou témoins de discriminations), les CODAC (Commissions d’accès à la citoyenneté), mais sans grand effet. Le FAS qui devient FASILD (en ajoutant à son sigle l’intégration et la lutte contre les discriminations). Deux lois sont votées, en 2001 et 2002 contre la discrimination, notamment au travail avec renversement de la charge de la preuve (c’est l’employeur qui doit prouver qu’il n’a pas pratiqué de discrimination). Ce dispositif est l’ ancêtre de la HALDE (Haute Autorité pour la lutte contre les discriminations et l’Egalité). En 2000, est créée la Commission nationale de déontologie de la sécurité, présidée par Pierre Truche, ancien premier président de la Cour de cassation qui met à jour, dans son rapport de 2005 les discriminations policières. Les victimes sont surtout des jeunes issus de 18 à 35 ans interpellés dans les banlieues « pauvres » de la région parisienne : la plupart des cas concernent le « 93 » (Seine Saint Denis) et le 95 (Val d’Oise). Face à eux, des policiers très jeunes, rarement originaires des quartiers où ils interviennent, nommés en début de carrière dans ces départements réputés difficiles pour « se former ». Les motifs d’intervention sont souvent les mêmes : contrôle d’identité répétés, suivis de joutes viriles qui donnent lieu à « outrage et rébellion », à l’usage de GTPI (gestes techniques professionnels d’intervention), utilisation d’armes de service à usage défensif, gardes à vue, hospitalisation. Beaucoup de litiges auraient, semble-t-il pu être évités par le dialogue. Le contexte général, lié aux quartiers qualifiés de « sensibles » ou de « chauds » et aux litiges de voisinage (rassemblement de jeunes le soir, bruit) ainsi que la jeunesse des plaignants sont souvent un facteur aggravant. L’individu disparaît derrière l’identification ethnique, les forces de l’ordre pratiquant volontiers l’amalgame entre populations « visibles », criminalité et 12 Fondazione Giovanni Agnelli quartiers sensibles. Les interpellés ne sont pas perçus comme des citoyens ordinaires et ne sont pas identifiés indépendamment de leur appartenance supposée au groupe de référence. Loin des idées reçues, beaucoup des interpellés sont des jeunes sans histoire, certains sont diplômés, occupent des emplois qualifiés et sont appréciés localement. La loi du silence accompagne souvent ces altercations policières . de manière symétrique, les habitants de ces quartiers considèrent négativement l’action des services de police et des services publics. 26 Malgré la mise en évidence de discriminations au travail, tant à l’embauche 27 que du fait d’emplois fermés aux étrangers, de discriminations dans l’accès au droit, au logement et dans les relations avec la police28, les politiques publiques restent peu réceptives au thème des discriminations, attachées qu’elles sont au modèle citoyen comme inspirateur de la philosophie de l’intégration à la française. Dans les banlieues, des jeunes se mobilisent : tandis que le MIB (mouvement Immigration Banlieues) continue à se battre pour l’abolition de la double peine ( qui sera en partie acquise en 2002), des jeunes filles protestent contre le machisme de leurs partenaires masculins et l’enfer des « tournantes » (comme dans le mouvement « Ni putes ni soumises ») et d’autres recommencent à se tourner vers le passage au politique, comme à Toulouse avec la liste Motivé(es) lors des élections municipales de 2001. Mais ceux qui font confiance à la politique pour s’en sortir continuent souvent à jouer à l’échelon local le rôle de l’ « Arabe de service », tant sur les listes électorales, Front national compris avec des enfants de harkis) qu’une fois élus car on leur confie rarement les postes clés non liés à la « banlieue ». Les états majors des partis politiques, le Parlement français et européen ne s’ouvrent que très parcimonieusement à ces nouvelles élites aux cursus souvent exemplaires (on peut citer parmi les responsables, Malek Boutih, membre de l’état major du parti socialiste, Harlem Désir, député socialiste européen et ancien président de SOS racisme ainsi qu’Halima Thierry-Boumedienne, sénatrice verte et ancienne députée européenne), qui valorisent leur parcours scolaire, sportif ou associatif mais qui demeurent des citoyens illégitimes aux yeux de beaucoup. Les classes préparatoires des grandes écoles ne leur sont pas ouvertes car les lycées de banlieue ne préparent guère à ces filières et l’exemple de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris qui a ouvert une filière spéciales pour les élèves des ZEP demeure une initiative assez isolée, même si elle commence à faire des émules. Quelques exceptions sont volontiers exhibées, comme bien sûr Zinedine Zidane, vainqueur du mondial de football de 1998 mais non représentatif. Ceux qui ont des parcours scolaires exceptionnels restent plus anonymes. Pour contrer l’image négative produite par le sentiment d’insécurité qui progresse au point d’occuper une place centrale dans les élections présidentielles de 2002. la politique publique poursuit son affichage « ethnique » : Tokia Saïfi, secrétaire d’Etat au développement durable, est suivie de la nomination d’un préfet et d’un recteur « musulmans » et du romancier Azouz Begag nommé ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances en 2005. Dans le même temps, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy renforce la lutte contre l’insécurité en banlieue (suppression de la police de proximité, interdiction de regroupements dans les entrées d’immeubles, interpellations), cherchant avant tout à restaurer l’autorité de l’Etat. A l’été 2005, il se propose de « nettoyer les banlieues au karcher » de la « racaille ». Pour gérer l’islam il s’est doté, à l’instar de son prédécesseur Commission nationale de déontologie de la sécurité. « Etude sur la part des discriminations dans les manquements à la déontologie », Rapport2004. Paris, la Documentation française, 2005 pp. 493-523 27 Philippe Bataille, Le racisme au travail. Paris, La découverte, 1997 28 Sophie Body-Gendrot, Catherine Wihtol de Wenden, Police et discriminations : le tabou français. Paris, l’Atelier, 2003 26 13 Fondazione Giovanni Agnelli Pierre Joxe en 1989 d’un interlocuteur pour gérer dans la laïcité la pratique du culte du culte musulman avec la création du CFCM en 2003 (Conseil français du Culte musulman). De son côté, le chef de l’Etat cherche à mettre fin à la querelle des foulards à l’école publique avec la loi de 2004 sur l’interdiction du port de signes religieux « ostensibles », cette dernière qualité devant être appréciée par les chefs d’établissement. D’autres mesures sont adoptées (loi Borloo de 2003) : sur l’insécurité, le développement économique et se focalisent sur le bâti, supprimant les emplois jeunes, les emplois solidarité et remettant en cause les financements aux associations . Un vaste programme de démolition du parc social est annoncé. Il apparaît que l’absence de mobilité est un facteur important d’exclusion. Ces politiques y fournissent-elles des réponses ? 2) La crise de novembre 2005, ses hypothèses et son impact29 La crise de novembre 2005, qui s’est soldée par deux semaines de violences urbaines a fortement secoué la France en l’interrogeant sur la validité de son modèle d’intégration républicain dont elle se déclarait encore fière après les attentats survenus à Londres en juillet 2005. Voitures brûlées, poubelles incendiées, postes de police, centres commerciaux, crèche, écoles de équipements sportifs, locaux d’entreprises endommagés dans la banlieue nord de Paris, ainsi qu’à Toulouse et dans la banlieue lyonnaise, notamment. Ces dommages sont venus s’ajouter aux quelques 70 000 cas de violences urbaines perpétrées depuis janvier 2005. Parties de la mort par électrocution de deux adolescents qui se croyaient poursuivis par la police pou un vol dans une cabane de chantier et sont allés se réfugier dans un transformateur de l’EDF, les émeutes ont fait tache d’huile, depuis Clichy-sous-Bois, au point de fragiliser les sommets de l’Etat et de donner à l’étranger l’image d’une France malade de ses banlieues. Les hypothèses les plus diverses de la crise des banlieues ont été avancées : bandes organisées, défaillance parentale, polygamie, manipulation par des groupes islamistes extérieurs, sentiment d’absence d’avenir, chômage, discriminations. Par delà les mesures d’urgence mises en place, quelques hypothèses de la crise méritent d’être avancées30. Le rituel de la mobilisation, d’abord : il est de tradition, chez les jeunes des banlieues que quand l’un des leurs meurt suite à des agissements de la police, de marquer leur solidarité. Il peut s’agir de mobilisation silencieuses, mais aussi d’explosions de violence, animées par le sentiment de discrimination policière, d’impunité des forces de l’ordre et d’absence d’égalité de traitement. Les discriminations, ensuite : depuis vingt-cinq ans ces revendications sont des leit motiv du registre associatif, sans qu’aucune réponse n’ait été fournie par les pouvoirs publics à ces questions. D’autres discriminations sont à inscrire au chapitre de l’enfermement qui résulte de la politique de la Ville. Celle-ci a mis l’accent sur la rénovation de l’habitat collectif, sous l’impulsion des municipalités, délaissant parfois les parcours des familles et des individus, offrant peu de chances à ceux qui voulaient quitter la banlieue, par l’école (système d’exclusion successive par pallier au fil des orientations scolaires) 31 ou par le logement, de le faire : maintien de la carte scolaire, activités de loisirs ciblées « banlieues », discrimination résidentielle au nom du respect de la « mixité » dans Voir le dossier « retour sur les émeutes urbaines » constitué par la revue Esprit, décembre 2005, pp. 3-55 Pour l’analyse des émeutes, voir Hugues Lagrange et Marco Oberti, (dir.) Emeutes urbaines et protestations. Paris, Presses de Sciences Po, 2006 . Pour le passage à la mobilisation politique, voir notamment le chapitre de Fabien Jobard, « Sociologie politique de la racaille » 31 Françoise Lorcerie (dir.), L’école et le défi ethnique, Education et intégration. Paris, ESF, 2005 29 30 14 Fondazione Giovanni Agnelli l’habitat, actions sporadiques contre la discrimination à l’embauche, incitation à s’approprier l’espace par une promotion de la participation locale plutôt qu’à la mobilité pour poursuivre un projet promotionnel. Le résultat a été une spirale de la relégation sociale, combinant ethnicisation et paupérisation des quartiers, offrant aux habitants peu d’espoirs de sortir du déterminisme des lieux. La crise du modèle républicain : si modèle républicain il y a (les politiques locales étant heureusement plus pragmatiques), les banlieues qui flambent ne sont pas nécessairement représentatives de l’ensemble de l’habitat social en France, ni de tous les jeunes issus de l’immigration. Certes, la dimension ludique des incendies, son large écho à la télévision ont pu jouer dans la contagion qui s’est propagée d’une banlieue à une autre. Mais la mobilisation elle-même est restée très peu structurée : pas de mots d’ordre ni de slogan, pas de leaders, pas de troupes non plus. L’islam ? Si la référence à l’islam peut constituer un mode de sortie du quotidien, ce n’est pas au nom d’Allah que des jeunes, catholiques et musulmans, ont fait brûler les voitures : aucun slogan religieux n’a été exhibé. La référence aux « territoires occupés » par lesquels les jeunes ont cherché à interdire aux policiers d’y pénétrer, l’influence des antennes paraboliques qui les mettent au quotidien au contact de la chaîne quatari Al Jazira, ne les coupent pas pour autant de la France car leurs références sont multiples. Des associations musulmanes ont au contraire offert leurs services pour agir comme médiatrices dans les cités. La crise est plutôt l’expression d’une frustration extrême face aux inégalités sociales, au manque de respect, d’égalité des droits et des chances et le résultat du chômage massif de leurs aînés et de leurs parents qui leur donnent un sentiment d’écrasement. Elle a une dimension générationnelle et sociale plus que religieuse et ethnique. En un sens, elle est plutôt le signe d’une réaction à l’enlisement : les jeunes des banlieues voulaient être Français mais ils ont le sentiment d’avoir été trompés car ils se heurtent aux discriminations liées à l’origine ethnique, sociale, géographique, religieuse et à la couleur de la peau. Aucune réponse n’a été donnée à la possibilité de sortir des banlieues pour s’en sortir. Les logiques de mise à part l’emportent sur le traitement des situations sociales des individus. Or, la plupart des travaux montrent que ceux qui ont réussi à échapper au déterminisme de l’appartenance sont précisément ceux qui ont adopté une stratégie d’inscription dans la mixité résidentielle. 3) Générations issues de l’immigration : des Français comme les autres ? La plupart des jeunes des banlieues n’ont pas participé aux émeutes. Malgré les discriminations, l’instabilité du salariat et le recul de l’Etat social (le financement des associations a chuté entre 1995 et aujourd’hui), certains d’entre eux accèdent à la classe moyenne, sortant du monde ouvrier grâce à l’école (publique), à l’université (périphérique des grandes métropoles), à l’entrée dans la fonction publique (enseignement primaire et secondaire, armée et police, deux entreprises de « blanchiment » face aux discriminations pour les moins diplômés), aux métiers de la ville et du travail social, à la professionnalisation associative. Ces sont les « dérouilleurs », comme les appelle Azouz Begag. Ils bougent, se considèrent comme « des Français comme les autres »32, leur allégeance à la France est totale33, leur démarche est individuelle, mais l’opinion les questionne inlassablement sur leur intégration, leur 32Titre de l’ouvrage de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, Français comme les autres . Paris, Presses de Sciences Po, 2005 33 Christophe Bertossi, Catherine Wihtol de Wenden, Les militaires français issus de l’immigration . Paris, Documents du C2SD, La Documentation française, N° 78, 2005, 333 p. 15 Fondazione Giovanni Agnelli religion et leur communautarisme. L’étude de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj vient bousculer à cet égard bien des idées reçues. S’appuyant sur les résultats de deux sondages effectués en avril 2005 auprès d’un échantillon représentatif de la population française de 1003 personnes âgées de 18 ans et plus, ils montrent que l’Islam n’est pas un facteur de retrait de la société française, que la majorité d’entre eux sont ouverts à la laïcité, au mariage mixte (le phénomène de réislamisation ne toucherait que 10% d’entre eux) et que la plupart ont confiance dans le système politique français. Légitimistes à l’égard du pouvoir en place, ils se déclarent plus proches de la gauche socialiste (à 76 %), peu perméables électoralement aux mesures spécifiques ciblées, marqués par une culture de la réussite matérielle, plus conservateurs en matière de mœurs que les autres Français, moins racistes mais plus antisémites, sensibles aux politiques de discrimination positive et d’égalité des chances, peu attachés au pays d’origine des parents, plus proches des Français que de leurs coreligionnaires musulmans, pratiquant un communautarisme de situation. En un mot ce sont des Français avec certaines particularités :plus à gauche, plus religieux, plus antisémites, plus abstentionnistes, plus prêts à la participation, plus intolérants à l’égard des mœurs, moins marqués par leurs appartenances socio professionnelles que leurs homologues français. Mais ils ne sont pas considérés comme des Français comme les autres. On peut faire le même constat chez ceux qui ont choisi un métier où ils pensaient pouvoir s’affranchir du regard porté sur eux en fonction de leurs origines ou appartenances supposées. Ainsi, chez les militaires issus de l’immigration, qui ont choisi ce métier pour s’affranchir du milieu où ils ont vécu et du racisme à l’embauche, tous se considèrent d’abord comme Français, sans aucun état d’âme à l’idée d’aller combattre dans un pays musulman tout en souhaitant voir respectée leur identité religieuse à travers le respect des interdits alimentaires. Comme le dit l’une des interviewées de l’enquête « Ils auront fait en avant quand ils auront compris qu’on est français », en parlant de ses homologues militaires français « de souche ». Ils croient profondément aux valeurs de la citoyenneté à la française, s’identifient au drapeau, espèrent disparaître comme « minorité visible « sous l’uniforme mais se voient souvent renvoyés par leurs collègues à leurs origines et leur appartenance à une communauté supposée : celle ces cités, des arabes, des musulmans, des délinquants. Ils ont fait une démarche citoyenne en choisissant l’armée pour métier et on leur attribue une identité collective à laquelle ils ne s’identifient pas car ils veulent y échapper en se projetant dans un destin individuel.34 Chez les femmes ayant une activité, moins sujettes au racisme, l’adhésion aux valeurs citoyennes est encore plus forte malgré une pratique religieuse plus fréquente que chez leurs homologues masculins et le désir d’indépendance plus grand, y compris chez celles qui se proposent de concilier tradition et modernité. Des métiers ethniques, souvent riches d’inventivité, se créent dans les interstices d’un marché du travail très segmenté, employant des compatriotes et remplissant le tissu urbain dans des quartiers souvent dégradés. Une classe moyenne finance les mosquées et coopère avec les mairies. Contrairement à l’idée commune, l’intégration (aux contours d’ailleurs flous et très subjectifs) se poursuit, malgré le chômage persistant dans les zones dites « sensibles », malgré la territorialisation de la pauvreté qui coïncide avec l’ ethnicisation des territoires, malgré les réseaux transnationaux à caractère religieux ou ethnique qui cherchent à exercer une influence sur une population d’autant plus malléable qu’elle est en recherche d’identité et de reconnaissance et qu’elle n’a souvent de l’islam qu’une connaissance fragile. La population des banlieues fait résolument partie de la société française et s’inscrit dans des pans entiers d’une culture jeune, populaire et métissée, multiculturelle, Ces résultats sont corroborés par d’autres études de terrain : Evelyne Rybert, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale. Paris, La découverte, 276 p. 34 16 Fondazione Giovanni Agnelli faisant des grandes métropoles françaises un reflet de la mondialisation des cultures. A cette intégration « par le bas », s’ajoute une prise en compte de sa présence « par le haut » :ces nouveaux citoyens sont aussi des électeurs potentiels, des consommateurs, des usagers. Un musée, la Cité nationale pour l’histoire de l’immigration, qui a pour devise « leur histoire est notre histoire » ouvrira ses portes en 2007. La banalisation de leur présence apparaît plus urgente que la complaisance électoraliste envers l’exemplarité médiatisée de quelques porte flambeaux. Conclusion Depuis trente ans, l’expansion spatiale des métropoles française exacerbe les logiques ségrégatives qui nuisent à la mixité sociale, accentuant la ghettoïsation de l’habitat social sans donner la parole à leurs habitants, soit parce qu’ils sont étrangers, soit parce que, français, ils ne sont pas considérés comme des interlocuteurs légitimes car soupçonnés de marginalité et de communautarisme. Elle a conduit à traiter les problèmes essentiellement par la sécurité, la médiatisation, la réhabilitation de l’habitat, négligeant parfois d’autres pistes.35 Dans le jeu de l’offre et de la demande politique dans lequel se sont inscrites, depuis plus de trente ans, les populations issues de l’immigration dans les banlieues, on ne peut que constater le décalage qui s’est installé entre les revendications et les réponses fournies : aucune satisfaction n’a été donnée à la plupart des demandes visant à favoriser la reconnaissance et la participation : droit de vote et éligibilité locale des étrangers, sensibilisation des fonctionnaires d’autorité à la nécessité de lutter contre le racisme pour mettre fin aux discriminations et aux mauvais traitements, décloisonnement des territoires pour inscrire les quartiers dans la mobilité géographique, sociale et la mixité culturelle, accent mis sur le respect de l’égalité des droits et des chances à l’école, dans la formation et l’accès à l’emploi, présence des populations issues de l’immigration dans les états majors des partis et dans les assemblées parlementaires. Beaucoup de réponses ont correspondu à des satisfactions à court terme, destinées à flatter une éventuelle clientèle électorale mais sans lendemain pour le plus grand nombre : des ministres et hauts fonctionnaires issus de l’immigration aux attributions parfois symboliques, des élus locaux et associatifs dont les responsabilités renvoient à leurs spécificités supposées, beaucoup de paillettes et peu d’actions en profondeurs. Les politiques publiques, appuyées par les maires, se sont plus attachées à améliorer les lieux qu’à transformer la vie des gens, cherchant davantage à attacher les habitants à leurs cités qu’à les aider à en sortir. 36 Les émeutiers de novembre 2005, comme ceux des années 1980 et 1990 comme la majorité des Français issus de l’immigration qui n’ont pas manifesté en veulent moins au modèle républicain qu’au fait que pour eux, il ne fonctionne pas37. Ils ne contestent pas la république, ils veulent y entrer. « Pas de quartiers pour les ghettos », dossier « Des clés pour mieux vivre la ville », Le Journal du CNRS, N° 197, juin 2006, pp. 22-23 36 Ce constat rejoint l’analyse faite par Jacques Donzelot, Quand la ville se défait : Quelle politique face à la crise des banlieues ? Paris, Seuil, 2006 37 Patrick Weil, La république et sa diversité. Paris, Seuil, La république des idées, 2005 35 17