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Face à la crise des banlieues,
un ancien exilé de l'ex-URSS s'interroge :
où est sa place dans cette tragédie nationale française ?
Depuis le début de la flambée de violence urbaine, je m'interroge — comme, je suis sûr, le fait la
majorité de français — sur la nature de cette tragédie d'une rare intensité, de cette double blessure
nationale qui se classe parmi les plus profondes de l'histoire française :
D'abord, la blessure de quelques millions français qui, depuis déjà des décennies, se sentent
oubliés dans leurs «ghettos ethniques» (Le Monde, Modestie et l'ambition, 5 novembre) et qui se
sentent aujourd'hui plus isolés et stigmatisés que jamais.
Ensuite, la blessure qui nous est infligée à nous, «autres» français, par ces gangs cagoulés qui
brûlent nos voitures et nos écoles, par ces couvre-feux que la France n'a pas connu depuis très
longtemps, par cette menace sans précèdent dans l'histoire moderne française qui pèse aujourd'hui sur
«les fondements de la paix civile et l'ordre républicain» (Le Monde, “Notre stratégie est bonne”, 5
novembre).
Ancien dissident soviétique, apatride, exilé et naturalisé en France, je compatis avec cette vaste
population des anciens et des nouveaux immigrés et je partage la conviction de quatre femmes
courageuses (sénatrice, cinéaste, sociologue, chanteuse), issues de cette population, que «ces cris dans
nos cités sont des appels au secours» (Le Monde, Appel des mères à la responsabilité, 10
novembre).
Par ailleurs, ce constat explique pourquoi toutes les comparaisons de cette révolte des cités avec
«la révolution» de 1968, qui fut premièrement une révolution intellectuelle, voire idéologique — et
donc inspirée par une certaine vision optimiste de l'avenir — sont déplacées.
Car il n'y a rien d'optimiste, d'intellectuel ou même d'idéologique dans l'explosion des cités
abandonnées à la stagnation culturelle, économique et sociale, de ces cités souvent contrôlées, depuis
déjà des années, par les même gangs criminels qui brûlent aujourd'hui nos voitures et nos écoles
maternelles (pour être franc, je n'ai pas de voiture et le plus jeune de mes neuf enfants, le garçon
trisomique de treize ans, fréquente une classe bien adaptée à son niveau scolaire dans un collège
ordinaire).
Pire encore, dans l'inévitable cacophonie médiatique autour de ces événements, on n'entend pas,
ou presque, de voix de nos intellectuels et savants. Et dans les rares exceptions, les analyses sont
inévitablement — soit basées sur des modèles individualistes de l'histoire occidentale moderne
(comme dans La révolte des banlieues et le perdant radical, Le Figaro, 10 novembre) qui n'ont rien
ou presque à voir avec les problèmes de quelques millions de nos concitoyens, à la fois en détresse, en
effroi et en colère, — soit se restreignent à caractériser tous ces événements sommairement, souvent
avec des arguments d’une remarquable finesse intellectuelle (comme dans Les feux de la haine, Le
Monde, 21 novembre), comme des manifestations de “la haine de la France” particulièrement
condamnables, en oubliant totalement la tradition française de violence orale, physiques et matérielle
des manifestations des agriculteurs, des opposants des OGM, des chasseurs ou des conducteurs de
camions, etc. C’est vrai que ces-ci ne déclarent pas “Nique la France !”, mais ils le font.
Ne versons donc pas l’huile dans le feu et, laissant l’état français faire son devoir indispensable
et urgent de l’ordre républicain, reconnaîtrons que la majorité d’adultes de cette vaste population
maghrébine et africaine — la majorité écrasante et quelque part inévitablement écrasée sous le défi de
leur et de leurs enfants intégration sociale, économique et culturelle — assument honnêtement leur
devoir de citoyens et de parents.
D'aucun pourra être surpris par l’intonation “défensive” de ma réflexion. C’est parce que je fut
témoin de la descente dans l’abîme de la violence de ma patrie Russie qui n’a pas pu ou voulu
assumer intelligemment et humblement sa responsabilité devant le petit peuple Tchetchen … Par
ailleurs, en accompagnant depuis dix ans Daniel, notre fils trisomique, aux écoles maternelle et
primaire et aujourd’hui au collège, nous avons fait connaissance de beaucoup des familles
musulmanes, et nous avons apprécié leur sérieux et leur attachement à l’éducation française laïque de
leurs enfants.
Et pourtant, pour moi, un exilé qui a débarqué autrefois en France à l'âge de quarante trois ans
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Face à la crise des banlieues.
Édouard BELAGA, Strasbourg
Le 20 décembre 2005
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— avec mon épouse, décoratrice de théâtre et peintre, et nos trois enfants, sans savoir parler ni écrire en
français — la France a le droit de se vanter de sa culture et de son histoire d'accueil et de compassion.
Ainsi, il y a trois cent ans, les efforts héroïques de Louis Marie Grignion de Monfort, canonisé
par l'Église catholique en 1947 (l'année de la grande détresse économique, sociale et politique de
l'Europe occidentale après la guerre), et de sa fille spirituelle, Marie-Louise Trichet, béatifiée en 1993,
ont transformé l'institut national des hôpitaux généraux (dites hôtels-Dieu), qui furent depuis toujours
des ghettos pour des pauvres (jadis proportionnellement aussi nombreux qu'aujourd'hui les habitants
de banlieues défavorisés) où on leur fournit logis et pain noir, dans des conditions d'une organisation
ruineuse et monstrueusement humiliante. On a commencé avec un seul hôtel-Dieu et on est arrivé,
encore du vivant de la bienheureuse Marie-Louise de Jésus, à voir cette nouvelle culture de la charité
chrétienne transplantée, souvent sur la demande de l'État, dans tout l'Ouest de la France.
Cent cinquante ans plus tard, ce fut une pauvre «vielle fille» bretonne, Jeanne Jugan, béatifiée en
1982, qui a eu l'audace à confronter la détresse de très nombreux hommes et femmes âgés, sans
ressources ni famille, condamnés à la mendicité, au faim, à la mort la plus humiliante. Depuis, cette
charité personnelle et confessionnelle est devenue une culture sociale omniprésente, avec des
innombrables institutions, en majorité non-conféssionnelles, pour des personnes âgées.
Par ailleurs, Mère Thérèse en Inde ne procéda que sur les pas de Jeanne Jugan, mais dans des
conditions évidemment beaucoup plus difficiles d'une culture initialement hostile pour des raisons
religieuses à ses efforts.
Ce n'est pas le moment ni la place de raconter ma propre histoire d'amour et de compassion qui
est la vraie et seule raison de ma fierté nationale française. Il suffit de dire que, pour moi, c'est la
tendresse de Dieu qui encourage des apôtres de causes apparemment perdues de notre humanisme,
laïque ou autre, — et c'est de cette tendresse, traduite dans des programmes sociaux raisonnables et
efficaces, qu'ont besoin nos concitoyens des banlieues malheureux et aujourd'hui perturbés.
Je suis tout à fait conscient qu'en prononçant ce mot, Dieu, j'évoque cet effroyable fait religieux
dont on cherche à éviter la mention publique à tout prix, — en espérant apparemment que si on prétend
à ignorer la présence de ce «grand méchant loup», lui aussi acceptera ce jeux d’enfants. Mais, comme
le montre l’expérience anglaise, très réussite dans l’intégration des cultures diverses, les enfants des
familles musulmanes éduqués tout à fait «laïquement» font la majorités de recrutés d’Al-Qaeda …
Personnellement, je ne vois pas pourquoi en France on se cache du fait religieux : la dignité
laïque ne suppose point que l'on nie la dignité religieuse, et comme la majorité de mes con-pères des
banlieues — je suis croyant. Je parle ici de mes con-pères d'origines maghrébine et africaine qui sont
souvent, comme moi aujourd'hui, pères de famille nombreuse, et qui se sentent, comme moi il y a vingt
ans, effroyablement dépourvus devant le défi d'une civilisation étrangère et sophistiquée. Et ils ont le
droit et l’obligation de garder leurs liens intimes, la religion de leurs pères en premier lieu, avec leurs
enfants.
Pour nous, chrétiens, musulmans, Juifs, le Dieu de tendresse — Dieu d'Avraham, d'Ismael,
d'Isaac, de Jacob, de la Vierge Marie, de Jésus Christ et des saints de l'Église française — est la source
de notre dignité humaine, la source de notre respect pour la dignité des autres, croyants ou non.
La dignité — c'est le mot-clé qui nous réunisse tous.
C'est la dignité de nous tous qui est aujourd'hui en jeu. Car c'est la dignité de la société française
qui est la seule source et garant de la paix nationale — de la paix juste, équitable et durable.
Edward Belaga
Chercheur du CNRS
Strasbourg
Mardi 20 décembre 2005
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Face à la crise des banlieues.
Édouard BELAGA, Strasbourg
Le 20 décembre 2005
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