Psychologue au Centre de Coordination de Cancérologie

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Psychologue au Centre de Coordination de Cancérologie
Psychologue au Centre de Coordination de Cancérologie
Le défi de la transversalité
L’intitulé paraît barbare… Les missions, quant à elles, se révèlent « atypiques ». Dans un
monde où le psychologue semble occuper de plus en plus l’espace, et notamment celui des
« interventions » et autres consultations spécialisées largement relayées par les médias, que
dire d’un psychologue transversal ? Ca y est, le terme est lâché…
Le travail transversal est un travail de l’ombre. Difficilement palpable, encore largement
méconnu, il ne fait pas parti des missions traditionnellement établies, ou tout du moins
reconnues, du psychologue.
Fin 2006, j’intègre le 3C de Besançon. L’équipe se compose d’un coordinateur médical que
nous qualifierons de « bénévole », d’une secrétaire temps plein et de moi-même, temps plein
également. Un coordinateur-adjoint, assistant social de formation, nous rejoindra quelques
mois plus tard à hauteur de 60%.
La cancérologie, je n’y connais rien ! Mon expérience, je commence à l’acquérir en service de
psychiatrie. Pluridisciplinarité, communication, échanges, complémentarité… Un monde que
j’idéalise maintenant après l’avoir largement blâmer dans ces dysfonctionnements. Il est vrai
qu’en psychiatrie, l’habitude du travail en équipe pluridisciplinaire est légion ! L’arrivée des
psychologues en service de médecine, en comparaison, se trouve relativement récente.
La cancérologie. Premier jour de travail : je débarque en soins intensifs d’hématologie.
Bunker dans l’hôpital. L’effet est immédiat : crânes nus, corps décharnés, seuls quelques
regards, vifs, convoquent l’espoir et la vie. Deuxième jour de travail : « visite » médicale.
Deuxième chambre. Seule avec le médecin. Derrière la porte, un Monsieur que je rencontre
pour la première fois… en détresse respiratoire. Ses yeux supplient, ses lèvres murmurent « à
tout à l’heure ». Il n’y aura jamais de tout à l’heure.
L’hématologie, j’y consacre une partie de mon activité clinique, la majorité de mon travail
étant affecté au 3C. Mission : aider à déployer le dispositif d’annonce (mesure 40 du plan
cancer) sur l’ensemble du territoire de santé (Besançon-Gray-Pontarlier). Je ne participerai
pas aux entretiens d’annonce, ni avec les médecins, ni avec les soignants. Mon travail
s’effectuera à la fois en amont et en aval de ces consultations. Activité transversale s’il en est.
Présupposés : pouvoir travailler avec l’ensemble du corps médical et infirmier, être en relation
constante avec les directions et administrations des établissements publics et privés, et
surtout… connaître le fonctionnement hospitalier et ses rouages. Rouages qui grinceront plus
d’une fois.
Je commence donc par un état des lieux qui durera presque une année. Les découvertes sont
caricaturales : annonces effectuées au téléphone, dans un couloir entre deux portes
d’examens, par courrier ou par fax. Pas de temps paramédical pour assurer la reprise de
l’annonce. Doléances sur les budgets amputés, souffrance au travail, manque de
reconnaissance des directions et des collègues. Proposer un Dispositif d’Annonce dans ce
contexte semble relever d’une tâche insurmontable. J’enchaîne les services comme on enfile
des perles sur un collier, chaque perle étant unique, fragile et susceptible de se rompre à
chaque instant. L’accueil qui m’est réservé au départ se révèle peu loquace. Pourquoi
embaucher une psychologue pour une structure fantôme alors qu’on manque cruellement de
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soignants dans les services ? Les regards sont méfiants et les interrogations nombreuses. Je
me fais l’effet du cheveu sur la soupe. Arriver de l’extérieur du service n’est pas une position
simple. Qui est cette psychologue qui va venir mettre le nez dans nos affaires, affaires
internes, « à faire » en devenir ? Je me trouve très vite acculée à la position du voyeur qui
jouit de sa position perverse et tire les ficelles d’une transgression qui dérange. Que vais-je
faire des informations reçues ? S’agit-il de comparer, de surveiller et d’établir une liste des
services jugés les plus « performants » ? Je refuse d’occuper cette place là.
Aider à mettre en œuvre le Dispositif d’Annonce suppose également de pouvoir investir une
traçabilité, terme en vogue dans nos institutions, et renvoyant bien souvent à la rigidité des
protocoles hospitaliers. En effet, à la lecture des textes, le DISPOSITIF d’annonce laisse peu
de place à l’imagination et à la création. Tout paraît savamment cadré, étiqueté, classé : un
temps médical d’annonce, un temps « soignant » facilement interprétable par les non initiés
comme un temps de « réparation » de l’annonce médicale, un accès aux soins de support et un
renforcement du lien ville-hôpital. Le plan cancer trace les lignes, mais si la trace de
l’inscription s’avère sans faille, le déchiffrage et la mise en œuvre sont-ils pour autant si
linéaires ?
Quelle peut être la place d’une psychologue dans un tel dédale de « recommandations
imposées » ? On parle souvent, et de façon plutôt controversée, de l’autonomie du
psychologue. Ce poste confère-t-il vraiment à l’autonomie ? Choix judicieux et subversif ou
choix stratégique de la part du coordinateur médical ? Un peu des deux sûrement. Choix
courageux tout d’abord. Entre médecin et psychologue, nul n’ignore qu’au départ, nous
parlons souvent deux langues. Le tout consiste à en inventer petit à petit une troisième, où
l’une et l’autre s’entrecroisent dans le respect des singularités de chacune. Courageux aussi
car il s’agit d’accepter de se faire (plus ou moins « diplomatiquement ») bousculé dans sa
pratique. Au calme des certitudes, c’est préférer la mouvance du doute, les aléas du
questionnement. Choix subversif ensuite : drôle d’idée que de placer une psychologue en
situation d’initiation d’un protocole. Chacun sait que l’on ne « convertit » pas facilement un
psychologue à la rigidité d’un cadre qui n’est pas le sien…Choix judicieux certainement
puisque le challenge se révèle de taille. Arriver à déjouer le piège de l’uniformisation
protocolaire pour y façonner un dispositif souple, à échelle humaine en restaurant
l’individualité de chacun. Personnaliser dans un cadre ultra-structuré. Le psychologue se situe
bien dans cet entre-deux, espace transitionnel entre l’institution et la personne soignée. Choix
stratégique enfin… Dans sa neutralité que l’on qualifie parfois pompeusement de
bienveillante, le psychologue n’est ni médecin, ni soignant. Il n’a pas de posture hiérarchique
vis-à-vis des équipes qu’il côtoie. Il se situe (on l’espère) en deçà des enjeux de pouvoir et de
rivalité qui pourraient nuire à l’investissement déployé pour une telle mise en œuvre. Et si
tout va bien, il devrait ne pas se prendre (trop) au sérieux, ou tout du moins, assez pour
paraître crédible mais pas trop pour éviter le ridicule. En bref, une « bonne » distance (qu’on a
bien du mal à situer) mais qui reste fonctionnelle. Heureusement (ou malheureusement peutêtre pour certains), nous ne disposons pas de la baguette magique qui aplanirait tous conflits,
et nous ne sommes pas non plus tombés petits dans la potion magique qui nous rendrait
imperméable à toute émotion. En définitif, nous restons humains avant d’être « froidement »
psychologue, et c’est tant mieux !
Mais revenons à nos moutons… le terme est peut-être mal choisi… préoccupations paraît plus
politiquement correct. Une fois cette introspection effectuée, hautement psychologique vous
en conviendrez (ça n’est pas une légende, les psychologues ont tendance à se poser beaucoup
(trop parfois) de questions), il convient de décliner la véritable nature du travail proposé. Je
dis « proposé » parce qu’à cette place, on n’effectue rien, ou pas grand-chose. Les acteurs de
cette mise en place restent les soignants, et sans eux, la psychologue du 3C n’a pas lieu d’être.
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Je disais plus haut la méfiance, ou plutôt la défiance avec laquelle j’ai été accueillie dans les
services. Il s’agissait plutôt je crois d’un temps où chacun apprend à apprivoiser l’Autre,
différent de lui. Une fois ce temps passé, les rencontres multipliées, le travail a pu commencé,
un long et laborieux travail, qui reste aujourd’hui encore fragile car dépendant de
l’investissement de chacun des membres d’une équipe. Au cours des réunions de
« présentation » du dispositif d’annonce, j’ai souhaité associer (dans la mesure du possible)
l’ensemble des acteurs de soins : médecins, cadre de santé, IDE, mais aussi psychologue,
kiné, aides-soignantes et ASH. Si ce dispositif repose sur deux « piliers » que sont le médecin
et l’IDE, il n’en reste pas moins que chacun est concerné par la prise en charge globale de la
personne soignée. Il s’agit d’un travail d’équipe, transversal et pluridisciplinaire et chacun des
« maillons » joue un rôle de première importance dans la rencontre avec la personne malade.
A travers le dispositif d’annonce, il me semblait important de restituer du lien, du liant et de la
communication autour de la personne que nous prenons en charge. Un prétexte au
décloisonnement et à l’interdisciplinarité du soin, voilà comment je conçois la mise en œuvre
de ce processus d’annonce. Je dis volontairement processus dans le sens où l’annonce ne reste
pas figée au moment où elle a lieu dans le bureau du médecin. Il s’agit d’une continuité, d’une
mise en œuvre sans cesse requestionnée par le psychisme. On ne s’approprie jamais
réellement l’annonce de la maladie grave dans la mesure où l’inconscient lui-même se voit
dans l’impossibilité d’intégrer véritablement l’idée de la mort. Un dispositif d’annonce, c’est
rassurant. Rassurant parce que ça pose des repères, pour nous, soignants. Un dispositif, on
peut l’assimiler, il reste assujetti à un cadre qu’il est impossible de déborder. Les
répercussions de l’annonce débordent l’inconscient qui ne peut les contenir. On n’est pas là
dans la maîtrise et ce qu’on ne peut maîtriser est source d’angoisse. Alors pour limiter notre
angoisse de soignant, revenons au Dispositif d’annonce.
Chaque service est particulier, et à ce titre demande une organisation spécifique quant à la
mise en oeuvre du dispositif d’annonce. Des groupes de travail s’organisent donc au sein de
chaque service : médecins, cadre, IDE et aides soignantes sont sollicités. Une priorité : établir
un document commun aux médecins et infirmiers pour la consultation d’annonce… Une
trame de consultation en deux parties, médicale et infirmière, accessible à tous et placée en
lieu stratégique (dossier de soins, dossier médical, livret de suivi, etc…). Cette traçabilité est
importante. D’abord parce qu’elle permet à toute l’équipe de mieux connaître la personne
prise en charge et ses débuts au cœur du parcours de soins. Ensuite parce que ce document a
vocation à éviter les messages contradictoires distillés involontairement au fil des échanges.
Loin du protocole rigide, cette trame ne doit constituer qu’une aide à l’entretien. Il s’agit
d’explorer certaines pistes, pas toutes, seulement celles que la personne malade accepte de
partager. Si les cases ne sont pas toutes remplies, c’est tant mieux, cela signifie que l’on a
encore beaucoup à apprendre de celui ou celle qui nous fait confiance. Apprendre à respecter
un rythme qui n’est pas le nôtre, je pose ce préalable comme essentiel dans les rencontres qui
suivront l’annonce.
Souvent, une ou deux personnes investissent prioritairement ce projet au sein de l’équipe.
C’est grâce à elles que le Dispositif d’Annonce peut voir le jour. Toutefois, cette réalité
comporte son lot d’instabilité dans la mesure où la démarche n’est plus viable lorsque ces
soignants quittent le service. Tout est alors à recommencer et le découragement peut vite
poindre si l’on n’y prend pas garde. Sur ce sujet pourtant, les soignants ne manquent pas de
vigueur et d’imagination. Tous ceux qui sont impliqués dans ce dispositif y croient et
parviennent malgré tout à braver les aléas auxquels ils se voient confronter pour faire perdurer
ce qu’ils ont réussi à mettre en place. Malgré le manque de temps, de personnels, de moyens,
de locaux, tous les services dans lesquels cette organisation fonctionne s’accordent à dire la
nécessité de ne pas renoncer : gain de temps (après en avoir investi certes au départ), gain en
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qualité de prise en charge, gain en qualité dans la relation. Le corps médical, bien que
convaincu de la nécessité de ce modèle de prise en charge, observe pourtant moins souvent les
effets bénéfiques qui en ressortent. Ce travail en amont permet des retours positifs « visibles »
surtout au cours de l’hospitalisation et/ou dans le suivi en ambulatoire qui en découle. Rares
d’ailleurs sont les patients qui refusent la rencontre avec le soignant.
Bien sûr, il s’agit d’un travail de chaque instant, un travail d’artisan, fragile, délicat et
susceptible de se rompre tant les difficultés s’amoncellent. Pour autant, ce travail d’orfèvre
doit perdurer. Il s’agit de formaliser (avec beaucoup de souplesse) quelque chose qui existait
déjà antérieurement au Plan Cancer mais qui, par l’intermédiaire de cette inscription dans les
textes, doit garantir à chaque personne malade de ne pas passer entre les mailles du filet. Entre
les mailles d’un filet du « prendre soin », entre les mailles d’un tissage d’humanité. C’est
montrer à l’Autre qu’il existe en tant qu’individu et pour ce qu’il est, et non pas en tant
qu’objet morcelé, scindé, clivé par sa pathologie.
Actuellement, sur les vingt-huit unités de cancérologie du territoire de santé, seules sept
fonctionnent régulièrement avec ce type de prise en charge. Mais le travail ne doit pas
s’arrêter là. D’autres y réfléchissent, se questionnent. Etre convaincue d’abord avant de
prétendre convaincre les autres. C’est comme cela qu’à mon sens, modestement mais
progressivement, ce chantier prendra forme. Une précision toutefois. La majorité des services
concernés sur le territoire se concentrent au CHU. Le décloisonnement progresse, mais reste
encore bien loin des modèles observés dans les Centres de Lutte Contre le Cancer. Il faut dire
que les priorités sont nombreuses, et les pathologies parfois très diverses au sein d’une même
équipe. La figure de la transversalité n’en est encore qu’au stade de la métaphore qui peine à
s’incarner, et ce malgré les efforts fournis en ce sens.
Et après ? Mon travail de psychologue « missionnée » sur la question du Dispositif
d’Annonce ne s’arrête pas à sa mise en place. Outre les formations organisées sur ces
thématiques, il s’agit d’assurer le « service après-vente ». Ce service après-vente peut prendre
des formes différentes aux contextes et aux allures variés : groupe de parole pour les uns,
présence discrète mais effective pour d’autres, analyse des pratiques, « cours » sur des
thématiques spécifiques, etc.
Proposer sans imposer, travailler avec la demande, demande du service ou demande du
soignant, travailler parfois avec l’absence de demande, c’est tout cela le quotidien d’une
psychologue, a fortiori lorsque la mission est transversale. Respecter le temps de chacun,
soignant ou soigné, être là sans l’être trop, « parler psy » avec des mots courants, autant
d’ingrédients qui me semblent indispensables pour pouvoir avancer ensemble avec un objectif
commun, celui-là même que nous fixe le patient.
Bientôt les énergies de chacun devront se tourner vers le « Dispositif de Sortie ». L’étendue
est vaste mais le souci de mieux faire l’est tout autant : « Ce qui embellit le désert, […] c’est
qu’il cache un puits quelque part. »1
Amandine Potier
Psychologue clinicienne
Centre de Coordination en Cancérologie
Besançon-Gray-Pontarlier
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Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de Guerre, 1942
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