La banane n`a plus la pêche
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La banane n`a plus la pêche
La banane n’a plus la pêche S’il est un fruit de grande consommation dont la production n’est plus acceptable au regard du développement durable, c’est bien la banane dessert Cavendish, la plus connue des variétés aboutissant dans nos assiettes européennes. C’est bien la raison pour laquelle tant de labels, plus ou moins verts et équitables, se sont développés ces trente dernières années en faveur d’une banane plus "propre". Aujourd’hui, face à la progression de certaines maladies et à la résistance croissante des parasites aux pesticides utilisés dans les monocultures, c’est tout le système bananier qui risque de s’écrouler. Et si, en tant que consommateurs, nous pouvions y changer quelque chose ? Texte de Philippe Lamotte Rien de plus banal, en Belgique, qu’une banane dans un étal ou une cuisine. Qui sait, pourtant, que le fruit chéri autrefois par Joséphine Baker collecte aujourd’hui singularités et records en tous genres ? La banane est, par exemple, le fruit le plus consommé et le plus exporté au monde. Elle est cultivée dans près de cent vingt pays répartis sur les cinq continents et occupe une surface totale de dix millions d’hectares : trois fois la superficie de la Belgique ! Dans beaucoup de régions, la banane, du moins celle qui est exportée, fait l’objet d’un traitement chimique quasiment inégalé : jusqu’à soixante, voire septante traitements annuels de fongicides, herbicides et autres nématicides (anti-vers). Aujourd'hui encore, sa culture à l’échelle agro-industrielle exige des quantités astronomiques de matières actives : de huit à septante kilos annuels par hectare, selon les régions ! Une fourmilière humaine et technologique La banane est aussi l’un des fruits les plus paradoxaux au monde. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ce n’est pas la Colombie ou un quelconque pays africain qui en produit les plus grandes quantités, mais… l’Inde. Comme tant d’autres pays producteurs, ce pays n’exporte pas ses bananes et réserve sa production gigantesque à la population locale. Seuls 15 % de la production bananière mondiale est aujourd’hui exportée à travers la planète, ce qui fait tout de même quelque dix-sept millions de tonnes par an. Tout le reste est consommé sur place sous la forme de bières, farines, biscuits ou sous la forme de "bananes légumes" : bouillies, frites, etc. Autant de précieuses sources d'hydrates de carbone pour des populations souvent déshéritées sur le plan nutritionnel. Autre étrangeté aux yeux des non-agronomes : la banane, quelle que soit sa variété, ne pousse pas sur un arbre mais sur une plante de grande taille de la famille des herbacées. On en connaît aujourd’hui près de douze cents variétés mais seul le groupe variétal Cavendish fait l’objet d’exportations massives vers nos pays riches. Un véritable empire agro-industriel s’est d’ailleurs forgé autour de ce fruit, cinq ou six multinationales - Chiquita, Dole, Del Monte, etc. - se disputant les trois quarts de sa commercialisation. Et quelle organisation ! Si la Cavendish est la privilégiée du marché mondial, ce n’est pas seulement pour son énorme potentiel productif - jusqu’à soixante tonnes par hectare - ni pour sa précocité - le fruit se récolte dès le dixième mois de culture. C'est aussi parce qu’une véritable fourmilière humaine et technologique s’est mise en place, ces cinquante dernière années, autour de cette variété renommée. Depuis la taille des caisses qui accueillent les bananes dès la cueillette jusqu’aux porte-conteneurs géants qui les véhiculent de l’Amérique latine vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, tout est calibré au millimètre près. Rien ne doit bouleverser ni freiner le long trajet des fruits réfrigérés vers nos assiettes: transportés à 13°C, ils ne verront leur mûrissement s’entamer que sous l’effet d’éthylène insufflé à 18°C dans des halls spécialement conçus à cette fin. C’est le cas, par exemple, des mûrisseries de Ternat et d'Anvers, la cité portuaire étant l’une des principales portes d’entrées du fruit vers les étals européens… Alerte internationale Voilà pour le tableau général d’une activité commerciale qu’on pourrait croire de routine. En apparence seulement… Le 16 avril 2014, en effet, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) lance une alerte mondiale sur la banane. Réputée pour les dégâts causés dans les bananeraies d’Asie du Sud Est, une maladie redoutable - la fusariose ou "maladie de Panama" - vient de faire son apparition au Mozambique. C’est la première fois que cette forme de la maladie s'aventure si loin de sa région d'origine. Causée par un champignon qui contamine le sol, elle est sans danger pour l’homme mais fatale au bananier. La multiplication des échanges commerciaux est probablement l'explication majeure de son expansion jusqu'en Afrique. Un drame ? Ne cachant pas son inquiétude face à une possible extension de la fusariose vers les pays d’Amérique latine, la FAO ne fait pas dans la langue de bois : "la maladie ne peut plus être contrôlée avec les pratiques et les fongicides actuellement disponibles (…) Nous devons agir pour éviter le pire des scénarios : voir partir en fumée une grande partie de la récolte mondiale de bananes". Aux yeux des experts, ce cri d’alarme n’est pourtant qu’une demi-surprise. "Dès les années soixante, la fusariose a été à l'origine du remplacement de la variété Gros Michel par la Cavendish, rappelle Luc de Lapeyre, phytopathologiste spécialisé dans la culture de la banane au CIRAD, à Montpellier. Dans un passé plus récent, la fusariose a également causé des dégâts importants en Amérique centrale. Ce qui est neuf, c’est qu’une nouvelle souche de fusariose, dite "Tropical Race 4", s’attaque cette fois à la Cavendish non plus en conditions subtropicales, là où elle cette variété de banane n’est pas très adaptée - sols acides, températures trop fraîches, etc. - mais en conditions tropicales, là où elle est théoriquement très bien adaptée…" L’Amérique latine sur la sellette Si l’Amérique latine devait être touchée, le choc économique et social serait colossal : le souscontinent représente environ 35 % de la production mondiale. Des pays comme l’Equateur, la Colombie, le Costa Rica ou le Guatemala cultivent la banane Cavendish sur d’immenses superficies, le plus souvent en monocultures. Pendant des décennies, de grands propriétaires terriens y ont profité de certaines proximités - pour ne pas parler de collusions franchement malsaines - avec les représentants de régimes "forts", voire dictatoriaux. Erigées en véritables empires agro-industriels, les principales multinationales de la banane - américaines pour la plupart - se sont taillé une réputation peu flatteuse en matière de respect des conditions de travail et des droits syndicaux : salaires de misère, répression des activités syndicales, exposition des ouvriers aux produits chimiques - notamment via les pulvérisations aériennes -, etc. Malgré les alertes des ONG et quelques procès retentissants, ce genre de pratique n’a pas complètement disparu aujourd’hui, loin s’en faut… Si cette manière de cultiver la banane s’est attiré les foudres d’ONG et d’associations de consommateurs, c’est aussi parce que la culture de la Cavendish n’a cessé, depuis une vingtaine d’années, de montrer ses limites sur le plan environnemental. "A l’heure actuelle, les problèmes posés par les produits chimiques ne sont plus à démontrer, explique Ludivine Lassois, auteure d’une thèse sur la pourriture des couronnes de bananes défendue à l’Université de Liège en 2009 : toxicité, accumulation de résidus dans les fruits, destruction d’organismes non ciblés - dont des organismes utiles tels que les insectes pollinisateurs -, risques de pollution des eaux, dégradation des sols, etc. Sans compter la perte d’efficacité des produits chimiques liée la résistance des insectes". Le scandale du Chlordécone, il y a quelques années, a donné une nouvelle vigueur à ces préoccupations écologiques déjà anciennes. Très peu biodégradable, cet insecticide à base de chlore était utilisé en Guadeloupe et en Martinique pour lutter contre le charançon du bananier. Jusqu'en 1993, il a bénéficié d’un régime de dérogations alors qu’il était interdit aux Etats-Unis depuis 1976. Son utilisation dans les Antilles françaises s’est faite au prix de problèmes de santé importants pour les populations locales et d’une dégradation sensible des nappes aquifères et des écosystèmes du littoral. Dans cette partie de la France, certains produits de la mer sont actuellement interdits de toute consommation et des zones de pêches bannies de fréquentation. Et cela, probablement pour deux cent ciqnuante ans, soit la demi-vie de la molécule active concernée ! La banane bio : une alternative ? Consommer les bananes de ces régions revient-il à cautionner de telles pratiques ? Si oui, le boycott de la banane est-il utile? Se rabattre sur les bananes bio : est-ce une solution? Face à ces questions, beaucoup d’experts en agronomie et en développement préfèrent d'abord prévenir : dans les pays producteurs, la banane représente souvent, quelle que soit sa destination - consommation locale ou exportation -, l’unique source de revenus de milliers de familles d’agriculteurs. "Dans certains pays, malgré des conditions sociales parfois critiquables, les exportations de bananes forment le pilier de l’économie et jouent un rôle important dans la lutte contre la pauvreté, avertit Ludivine Lassois. Envisager une rupture de ces exportations serait une catastrophe pour l’ensemble des ouvriers des plantations, ceux-ci n’ayant à l’heure actuelle aucune possibilité de reconversion". Selon l’organisation Max Havelaar, une banane sur trois issues du commerce équitable - Fair Trade - est bio dans le monde. Ces fruits proviennent, avant tout, de la République dominicaine et du Pérou, mais aussi d’Equateur et de Colombie et, dans une moindre mesure, du Mexique, du Honduras et du Ghana - un pays d'Afrique. La banane estampillée bio a ses limites. Primo, elle est fragile face aux insectes et, surtout, face aux champignons. Ceux-ci entraînent la cercosporiose, une maladie à la source de nombreux dégâts aux fruits, raison pour laquelle la banane bio ne peut se cultiver que dans les zones tropicales sèches. Secundo, le terme bio n’est pas dépourvu d’ambiguïtés. "Contrairement à ce qu’on pense parfois, précise Luc de Lapeyre, ce terme ne signifie pas qu’aucun produit phytopharmaceutique n’est utilisé mais bien qu’on a recours à des produits phytos autorisés par la législation. Ceux-ci doivent répondre à deux critères : respecter le cahier des charges de la Fédération internationale des mouvements de l’agriculture biologique (IFOAM) et être admis dans le pays producteur. Or les pays tropicaux ont souvent des réglementations permissives en la matière…" En outre, la culture des bananes bio n’est pas un long fleuve tranquille. L’expert du CIRAD rappelle qu’il y a quelques années, des producteurs bio du Pérou ont perdu leur label du fait qu’ils avaient utilisé un insecticide interdit dans le but de lutter contre un thrips, un insecte suceur. Certes, c'est au moins le signe que les contrôles fonctionnent bien ! Mais une autre anecdote en dit long sur le fait que, comme le souligne notre interlocuteur, "les choses ne sont pas aussi simples qu’elles n'y paraissent". Ainsi, en 2012, des lots de bananes bio originaires de République dominicaine ont été bloqués à la frontière allemande parce qu'on y avait trouvé des traces d'ammonium quaternaire, un produit qui n'avait normalement rien à faire dans les cargaisons incriminées. Explication : peu après la récolte, les producteurs avaient utilisé - en toute bonne foi, comme la plupart des producteurs bio du monde - un produit naturel fabriqué à partir d’extrait d'acides organiques. L'ammonium n'était mentionné nulle part... Chiquita and Co Qu'ils soient bio ou équitables, les labels "durables" concernent aujourd’hui une banane sur cinq dans le monde, et plus d’une banane sur deux en Belgique (1). Ce chiffre assez impressionnant s’explique par la décision de Chiquita qui, il y a une dizaine d’années, a fait labelliser l’ensemble de sa production par Rain Forest Alliance, une ONG environnementale créée en 1986 aux Etats-Unis. Outre le respect de critères économiques et sociaux, le label en question, caractérisé par une petite grenouille, ne garantit pas, lui non plus, l’absence de produits phytos mais bien - nuance très importante - l’absence de produits phytos interdits par la législation. Il prévoit également le respect de certains principes écosystémiques comme la restauration de biotopes dégradés. A l'époque, pas mal d’acteurs ont évidemment raillé avec force cet intérêt soudain de la multinationale envers la banane "propre". "Avec ce label, la Rain Forest Alliance (RFA) s’est vraiment mise au service des multinationales, déplore aujourd'hui Patrick Veillard, d’Oxfam Belgique. RFA leur a permis de "faire du chiffre" à bon compte dans une approche néo-colonialiste. D'immenses superficies se sont retrouvées labellisées d’un coup de baguette magique et sans changement radical d’approche". Malgré leurs faiblesses et les avatars de leur utilisation, les labels "durables" ne méritent pas d’être rejetés en bloc. La Fair Trade Foundation - l’équivalent de Max Havelaar en GrandeBretagne - a étudié la question récemment. Selon elle, le commerce équitable a un impact positif sur les petits producteurs mais celui-ci varie selon les pays et les producteurs. Le principal avantage de ce genre de labels ne serait pas tellement de leur garantir des revenus plus confortables mais plutôt d'assurer une plus grande stabilité des débouchés commerciaux. Autre observation, tout aussi contrastée : si les travailleurs des plantations certifiées ressentent assez peu, dans leur salaire, l’effet de la fameuse "prime" vantée par les acteurs du commerce équitable, les plus vulnérables d’entre eux sont mieux représentés dans les organes de décision. Une avancée, en termes d'émancipation sociale, qui n'a rien de négligeable… Avons-nous encore vraiment besoin de bananes ? La banane la plus propre n'est-elle pas, finalement, celle que nous ne consommons pas ? Voilà bien le type même de la posture radicale qui sied - qu'on aime tant reprocher ? - aux écologistes. Beaucoup d'entre nous regretteraient peut-être ce fruit pratique à emporter, facile à manger et vite digéré, pauvre en cholestérol, riche en potassium, en magnésium et en vitamines B... Rien toutefois que nous puissions aisément remplacer si ce n'est la peau sur laquelle on glisse... D'autres auraient sans doute mal à leur bonne conscience : la banane, prétendent-ils encore, est une mine d'emplois pour bien des pays en développement dont il ne faut absolument pas les priver ! Mais peut-être faudrait-il plutôt inciter leur paysannerie à privilégier des cultures qui lui soient réellement profitables, des cultures vivrières vendues localement par exemple, et qu'ils puissent entreprendre eux-mêmes sans préjudices graves pour leur propre santé, des cultures biologiques qui ne demandent pas de traitements pesticides ? Alors, bien sûr, il y a ce bio, ce chevalier blanc universel, qui par la magie d'une seule étiquette vous transforme l'entreprise la plus méprisante et la plus avilissante en un parangon de vertu. Ce bio-là, disons-le tout net, chez Nature & Progrès, nous n'y croyons plus trop... Nous préférons, pour de multiples raisons que nous développons par ailleurs, quelque chose qui soit plus localisé, plus solidaire, et qui rende chacun plus autonome. En réalité, la banane est un concentré magnifique de toutes les questions qui se posent aujourd'hui à notre système alimentaire : elle n'a plus de sens que par les intérêts qu'elle génère pour quelques grands groupes multinationaux. On connaît la chanson... Qui peut encore décemment faire mine d'ignorer les dérives d'un tel système, de ne pas s'en soucier ? N'y a-t-il pas une réelle urgence à sortir du déni qui grandit chaque jour un peu plus ? (1) La banane strictement bio fait actuellement 3% du marché mondial. Selon le Fair Trade Center (Coopération belge au développement), 53% des bananes vendues dans notre pays sont labellisées : la moitié par le Rain Forest Alliance (RFA) et un tiers par Max Havelaar.