Fish eye Dans l`œil du poisson

Transcription

Fish eye Dans l`œil du poisson
Dans l’œil du poisson
A
ussi loin que remontent mes souvenirs, je suis attiré par la mer et
tout ce qui s’y rapporte ! Mon père
passe alors son temps à construire
des bateaux dans le jardin et nous
naviguons en famille régulièrement mais, très vite, chaque fois
que je suis sur l’eau, j’aimerais
pouvoir en percer la surface, découvrir ce qu’il
se passe en dessous...
Ma découverte du livre de Raniero Maltini sur
la chasse sous-marine dans la bibliothèque
familiale est le déclic. J’ai alors quatre ou cinq
ans et je trouve ses photographies captivantes… J’en étudie chaque page, comment
palmer pour descendre, comment approcher
les poissons invisibles ou insaisissables…
Je suis fasciné. Je sais alors que je veux faire ça
et que je vais le faire.
Tout se met en place en Sardaigne, en 1982.
Depuis deux ans, j’explore les rivages avec un
masque et des palmes lors de nos croisières en
voilier, mais cet été-là je le passe sous l’eau à « courir » derrière les poissons et à essayer de mettre
en pratique ce que j’ai découvert dans les livres.
Été après été, je progresse, descendant de plus
en plus profond, et, à l’école, lorsque je m’ennuie, je fais même quelques apnées statiques
sur ma chaise ou dans la cour de récréation.
À treize ans, lors d’un séjour en Indonésie,
je m’initie à la plongée en bouteille et rencontre mon premier requin. Pendant de
nombreuses années, je continue cette activité
en parallèle à l’apnée mais, c’est bien connu,
il manque des choses essentielles à la « nourriture en conserve ».
En 1988, Le Grand Bleu de Luc Besson révèle
l’apnée au grand public et change radicalement la perception de cette discipline. La
maîtrise du sujet par le réalisateur, combinée
à celle du chef opérateur sous-marin Christian
Pétron à transmettre ce que l’on ressent lors
des immersions, font mouche. Pour moi, ce
film confirme ce que je vis et expérimente
depuis plusieurs années.
À la fin des années 1980, je m’entraîne de plus
en plus et débute l’enseignement de l’apnée à
Bruxelles. La discipline commence alors à se
structurer, des groupes d’apnéistes se forment
un peu partout en Europe et cela aboutit à la
création de l’Association internationale pour
le développement de l’apnée (AIDA), sous
l’impulsion de Roland Specker et de Claude
Chapuis, lors d’une réunion informelle entre
apnéistes au Salon nautique de Paris, en 1992.
À cette même époque, les compétitions et les
records m’offrent l’occasion de rencontrer les
protagonistes de cette grande aventure de
l’apnée moderne qui se construit peu à peu.
Ces années forgent ma personnalité d’homme
et d’apnéiste.
Mais, lors du championnat du monde 2000, à
mi-chemin de ma descente officielle en poids
constant, je me demande pourquoi je suis là
et quel est le sens de ma plongée. Je fais demitour. Je viens de réaliser que l’apnée est pour
moi un moyen et non un but. Ce n’est pas non
plus une quête mystique ou métaphysique,
mais simplement un moyen exceptionnel de
découvrir et d’explorer le monde sous-marin.
Dès lors, nettement moins motivé,
Fish eye
F
For as long as I can remember, the sea
and everything sea-related have been a
huge attraction to me. My father often
built boats in the family garden and
we all sailed regularly together. But
whenever I was out on the water with
them, I had the urge to check out what
was hidden below the surface…
One day I found a spearfishing book by Raniero
Maltini in the family’s bookcase and that was
the trigger. I was then about 4 or 5 years old
and the pictures were captivating… I studied
every page intently: how to go down, how to
get close to the invisible fish… I knew that was
what I wanted to do and that I would do it.
Everything came together in 1982 while in
Sardinia for the summer vacation. For two
years, during our sailboat cruises, I had already
been exploring the shores with mask and fins,
but this time, I spent the whole summer
chasing fish and trying to apply what I had
studied in the book.
Summer after summer I made progress, going
deeper and deeper. At school, when I was bored,
I sometimes did some breath holds on my chair
or in the schoolyard.
At the age of 13, while in Indonesia, I encountered
my first shark and started scuba diving. For many
years I continued with scuba diving as well as
L’apnée est pour moi un moyen et non un but,
un moyen exceptionnel de découvrir et
d’explorer le monde sous-marin.
I realized that freediving wasn’t the goal,
but rather a tool for me, a wonderful way
of exploring the underwater world.
freediving. But we all know that some important
nutrients are missing in “canned food”!
Released in 1988, The Big Blue by Luc Besson
brought freediving to a wider audience and
forever changed people’s perception of the
sport. The director knew the topic well and
Christian Pétron, the director of photography,
was able to accurately convey what freedivers
experience in the water. The film was a hit.
The movie confirmed what I had been living
and seeing for several years.
At the end of the 1980s, I trained harder and
harder and started to teach freediving in Brussels.
Freediving had begun to become a real sport.
Groups of divers from all over Europe were
joining forces and that led to the creation of
the Association pour le développement de
l’apnée (AIDA, International Association for
Development of Freediving) during an informal
meeting set up by Roland Specker and Claude
Chapuis during the Paris boat show in 1992.
Competitions were perfect opportunities to meet
other people participating in the emerging
adventure of apnea. These years defined me
as a man and as a freediver.
But in 2000, during my constant weight dive at
the World Championship, I suddenly wondered
what I was doing there and what it was that
made me dive. I stopped the dive and realized
that freediving wasn’t the goal, but rather a
tool for me. It wasn’t a mystical or metaphysical
quest for me, it was simply a wonderful way of
exploring the underwater world.
From that moment, I kept on competing
je continue la compétition mais il n’y a
plus ni records, ni vraies victoires. Je mentirais
si je disais que cette période fut facile à vivre,
mais à un moment donné il faut être capable
de tourner la page, au risque de rester empêtré
trop longtemps dans une phase de transition.
Cette page, c’est la photographie sous-marine
qui me permet de la tourner. En 2002, j’acquiers
un appareil et un caisson sous-marin afin de
rapporter des souvenirs des compétitions et des
voyages qui s’enchaînent. Très vite, ces photos
plaisent aux magazines. J’embrasse alors une
nouvelle carrière, un peu malgré moi. Mais
aujourd’hui, je me sens tout nu si je n’ai pas un
appareil en plongée avec moi ! Il est devenu le
prolongement de mon corps, tout comme mes
palmes d’apnée en carbone.
En tant qu’ancien compétiteur, lorsque je
photographie les apnéistes en compétitions,
j’ai l’énorme avantage de savoir « jusqu’où
ne pas aller trop loin » pour faire une bonne
image. La présence discrète d’un photographe en apnée rassure et ne trouble pas la
performance. On me demande souvent si,
lorsque je couvre ces événements, la compétition ne me manque pas. Non, car je n’en ai
désormais que les bons côtés ; les émotions
liées au partage et à l’émulation sont toujours
là, sans le stress et les désillusions intrinsèquement liés à la compétition.
L’apnée ouvre aussi d’innombrables perspectives en photographie sous-marine. Contrairement au plongeur en bouteille contraint à
respecter des protocoles de décompression,
un apnéiste peut se mouvoir en toute liberté
dans les trois dimensions, sans faire ni bruit, ni
bulle, en toute discrétion. Plus son mouvement est souple et beau, plus il est efficace. En
étant fluide, l’apnéiste ne crée pas de perturbations superflues, il ne gaspille pas d’énergie
inutilement et peut donc prolonger le temps
de son apnée, multipliant ainsi les chances
d’entrer en contact avec les animaux marins.
La discrétion, la liberté de mouvement et le
fait de pouvoir passer de longues heures par
jour sous l’eau compensent largement la relative brièveté de chaque plongée en apnée. Et
une à quatre minutes suffisent largement
pour que les animaux s’approchent et que je
puisse alors saisir une scène qui aurait été
difficilement observable par un plongeur
« conventionnel », trop bruyant et entravé par
son matériel.
Pour mes photos, j’applique les mêmes techniques que celles employées en chasse sousmarine : l’affût, dite « l’agachon », qui consiste
à se cacher au fond en attendant que les
animaux viennent, ou « la coulée ». En me
laissant couler très doucement, sans faire de
mouvement, je peux souvent les approcher
sans qu’ils s’en aperçoivent.
J’ai choisi de ne travailler qu’au grand angle
et qu’en lumière naturelle afin de montrer
ce que l’on voit réellement, de dénaturer le
moins possible les couleurs et les lumières
de cet univers méconnu.
Aujourd’hui, je me passionne pour les gros
animaux marins, les gros poissons de pleine
eau, tout particulièrement les requins. J’aime
saisir sur le vif la vie de ces animaux dans leur
élément naturel, évoluer avec eux le plus
naturellement possible et pouvoir témoigner
de ces expériences uniques, de la beauté de
ces instants de grâce, tenter de les partager
avec le plus grand nombre.
Grâce à l’apnée, j’ai fait des rencontres extraordinaires et vécu des moments inoubliables,
et je ne m’en lasse pas !
Mon attraction pour le monde sous-marin m’a
très tôt poussé à m’intéresser à la biologie et
aux comportements des animaux marins. Grâce
La discrétion, la liberté de mouvement
et le fait de pouvoir passer de longues heures
par jour sous l’eau compensent largement
la brièveté de chaque plongée en apnée.
aux milliers d’heures passées dans l’eau, j’ai
aujourd’hui la chance de bien connaître cet
environnement et ses habitants, et de pouvoir
servir de lien entre les scientifiques et les espèces
qu’ils étudient, entre autres pour le marquage
des requins. Ces collaborations me permettent
de réaliser quelque chose de concret et d’essentiel, de ne pas être qu’un spectateur du milieu
sous-marin. Je me réjouis de contribuer ainsi
à la compréhension, et donc à la protection,
de nos écosystèmes aujourd’hui menacés.
Dans ce livre, je souhaiterais aussi montrer que
l’apnée ne se limite pas à l’activité sportive
extrême – la compétition et les records –
dépeinte dans les médias.
Pour ses liens interpersonnels forts – lors de la
transmission des savoirs et lors de sa pratique –
et pour son approche didactique et technique,
la pratique de l’apnée a de nombreuses similitudes avec celle des arts martiaux. Apprendre,
transmettre, progresser, explorer et évoluer
avec d’autres apnéistes, en toute sécurité, est
une expérience intense, susceptible de nous
renseigner sur nous-mêmes, et de révéler
des ressources jusque-là insoupçonnées chez
chacun d’entre nous.
Pour le futur, je n’ai pas de projets précis,
bien que je doive encore photographier le
calamar géant ! Je laisse les choses se mettre
en place naturellement, comme cela s’est
toujours fait. L’apnée est une école d’humilité
où la remise en question est permanente,
nécessaire et vitale. Telle devrait être notre
approche de la vie. L
Fred Buyle
but with less motivation and without
further world records or true victories.
I would be lying if I said it was an easy time to
go through. But at some point, I had to be able
to turn the page and move on. Otherwise,
there existed a huge risk of losing my way in
the transition phase.
Underwater photography gave me the
opportunity to turn that page and open a new
chapter in my life. In 2002 I bought an
underwater housing for my camera and was
eager to bring back memories of trips and
competitions. Quickly, magazines took a liking
to the images I captured, and, in spite of
myself, I began a new career! Today I almost
feel as if I am naked if I don’t have a camera
with me underwater. It has become a part of
me, just like my long-bladed carbon fins.
As a former competitor, when I take pictures
during a competition, I have the huge
advantage of knowing “when not to go too
far” with the freediver to get a good shot.
Being silent and discreet shows respect for the
performing freedivers.
People often ask me if I miss competing when
I’m covering events. I answer, “not at all”
because now I only get the positive side of
competition: shared emotions and emulation
are still present but without the stress and
disappointments which are deeply linked to
any form of competition.
Freediving brings countless opportunities for
the underwater photographer. Where a scuba
diver must follow decompression rules, the
freediver can move freely in the three
dimensions without noise or bubbles. Being
almost stealthy, he doesn’t affect his
environment, doesn’t use more energy than
required, and thus he can make longer dives
and increase the chances of establishing
contact with marine creatures.
Discretion, ease of movement and being able
to stay for hours in the water largely compensate
the freediver’s short dive times. One to four
minutes are sufficient for the animals to get
close enough for me to freeze with the camera
a scene that would have been almost impossible
to observe for a conventional scuba diver
penalized by his heavy and noisy equipment.
To take my pictures I use the same techniques
used in spearfishing: waiting on the bottom for
the animals to approach, or slowly and silently
sinking towards them before they even notice
that I’m taking their portrait.
I have chosen to use only wide angle lenses
and available light to testify to what we truly
see underwater and to keep the light and
colours as close as possible to the reality of that
unknown universe.
These days, I have a passion for large marine
animals, large fish, particularly sharks. I like to
catch a glimpse of life in their world. Being able
to swim freely with them and bring some of
these unique moments to the widest possible
audience is very fulfilling.
Freediving has brought me so many amazing
encounters and surreal moments that I can’t
get bored of it!
My precocious attraction for the underwater
world has pushed me to be interested in marine
creatures’ biology and behaviour. Thanks to
thousands of hours spent in the water, today
I am beginning to understand a little of how
the animals fit into their environment.
Sometimes, I’m able to be a link between
Discretion, ease of movement and being able
to stay for hours in the water widely compensate
the freediver’s short dive times.
scientists and the species they are studying.
Collaborations such as shark tagging allow me
to be more than a passive observer. It makes
me happy to contribute, at my level, to the
understanding of the threatened ecosystem
and therefore its protection.
With this book I hope to show that freediving is
much more than an extreme sport limited to
competitions and record attempts. With the
strong interpersonal bonds created while
passing the knowledge on and practicing the
sport, I believe that freediving has a lot of
similarities to martial arts. To learn, transmit,
progress, and explore together safely with other
freedivers, is a powerful experience able to make
us conscious of our unsuspected potential.
In the future I don’t have precise plans for
where my camera will take me, although I still
have to photograph the giant squid. I leave
things to settle in place on their own, as it has
always been. Freediving teaches you humility,
self-questioning is permanent, necessary and
vital. As our approach to life should be.L
Fred Buyle