Chapitre 3 - Spire

Transcription

Chapitre 3 - Spire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Chapitre 3
APPROCHE COMPARÉE
DE L’AIDE AUX JUIFS
ET AUX AVIATEURS ALLIÉS
Claire ANDRIEU
lutôt que de parler de « sauvetage », nous utiliserons le mot « aide ».
L’aide désigne l’assistance, le soutien, mais il désigne aussi la
personne qui aide. L’avantage de ce vocable est de pouvoir
rassembler toutes les formes d’aide et toutes les personnes qui ont tenté
de secourir les pourchassés et les persécutés, sans préjuger de l’importance finale de leur action. Les termes de « sauvetage » et de « sauveteurs »
peuvent être trompeurs en ce sens qu’ils risquent de faire concentrer sur
un moment ou sur une personne ce qui a nécessité, en réalité, une chaîne
continue d’actes, accomplis souvent par une série d’acteurs. En outre,
l’acte de sauvetage n’a pas toujours été perçu comme tel sur le moment.
Enfin, une partie de ces actes n’ont pas suffi à sauver, finalement, les
victimes qui en avaient bénéficié. Le mot d’aide, plus modeste, répond
à la conscience minimale que l’ensemble des acteurs avaient de leur
action. Il présente en outre l’avantage d’avoir été utilisé, dès la guerre,
par les Alliés qui désignaient du terme de « helpers » celles et ceux qui
venaient en aide à leurs soldats et aviateurs fuyant l’ennemi sur le continent occupé.
Telles qu’elles ont été écrites jusqu’à présent, l’histoire de l’aide aux
juifs et celle de l’aide aux soldats et aviateurs alliés dans l’Europe occupée
se croisent rarement. Leurs bibliographies ne se recoupent pas. Ce n’est
que dans certains Mémoires ou dans quelques dossiers individuels postérieurs à la guerre, que, sans souci du genre du récit ou du cadrage imposé
P
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
72
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES
par le questionnaire, le témoin déborde du sujet pour évoquer les activités qu’il ou elle a déployées en faveur de fugitifs d’un autre type. Pas
plus les fugitifs, population pourtant exceptionnellement nombreuse
entre 1940 et 1945, que leurs aides, bien plus nombreux encore, n’ont
fait l’objet d’une histoire globale. Les actions de soutien aux persécutés
et aux pourchassés se sont-elles réellement développées séparément,
dans des lieux et des milieux dépourvus de points de contact ? Formentelles de véritables couloirs parallèles dans l’histoire souterraine de la
résistance à l’oppression ?
Des corpus de connaissances séparés
et assez peu critiques
Sur le moment comme après coup, tout semble conspirer à enfermer
chaque type d’aide dans un monde clos sur lui-même. Prenons d’abord
l’image courante transmise par les films de fiction. Si l’on s’en tient aux
grands succès du cinéma, l’aide aux aviateurs alliés évoquée dans Le
Jour le plus long (1963), La Vie de château (1966), et surtout La Grande
Vadrouille qui, sorti en 1966, détenait encore en 1993 le record des
entrées au cinéma (17 millions, sans compter les retransmissions télévisées) 1 n’évoque pas les actions de protection des familles juives. Il en
va de même pour Papy fait de la résistance (1983). Inversement, Le Vieil
Homme et l’enfant (1966), Les Guichets du Louvre (1973), Un sac de billes
(1975), Le Dernier Métro (1980), Au revoir les enfants (1987) ou Monsieur
Batignole (2002) ne font pas apparaître le soutien aux fugitifs alliés.
Le même constat peut être tiré des bibliographies respectives. Celle
concernant l’aide aux Alliés en fuite dans l’Europe allemande est essentiellement constituée de souvenirs d’organisateurs de réseaux d’évasion,
ou de récits qui ont été mis en forme sur la base de leurs témoignages.
Dans ces livres, il est rare que l’aide aux juifs soit mentionnée. À cet
ensemble s’ajoutent les témoignages de soldats britanniques détenus
dans des camps de prisonniers en Italie et qui se sont réfugiés dans des
familles italiennes lors de l’arrivée des troupes allemandes en septembre
1943. Leur séjour s’est souvent prolongé jusqu’au printemps 1945. Le
grand nombre d’individus concernés, la longueur de l’expérience vécue
et l’étroitesse des liens noués à cette occasion ont suscité une littérature
de témoignage qui n’existe pas, ou beaucoup moins, pour la façade occidentale de l’Europe. Les prisonniers de guerre de l’Ouest européen ont
1. Le Film français, 2478, 29 octobre 1993.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
73
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
été transférés en Allemagne et n’ont pas connu l’aubaine offerte par
l’armistice italien. Ceux d’entre eux qui ont réussi à s’évader de leur
camp ont fui l’Allemagne et sa population civile violemment hostile. En
ce qui concerne les publications universitaires portant sur l’aide aux
soldats alliés, leur inventaire est vite dressé : un seul historien a réfléchi
au sujet. Il s’agit de Roger Absalom, actuellement chercheur honoraire
à l’Institut de recherche culturelle de Sheffield Hallam University, qui
a travaillé sur l’hébergement des soldats britanniques dans l’Italie de
l’après-septembre 1943 2. Son travail n’évoque pas la solidarité des Italiens à l’égard des juifs. Est-ce en raison d’une division géographique
du travail, du fait que les soldats alliés se trouvaient dispersés dans
les campagnes et les montagnes alors que la population juive était plutôt citadine ?
Symétriquement, la bibliographie relative à l’aide aux juifs est muette
sur le soutien aux Alliés en fuite 3. Elle se distingue par la moindre part
qu’y tiennent les témoignages directs, que ce soit de la part des aides
ou des aidés. Dans une large mesure, cependant, elle reste une littérature
de témoignage en ce sens que les récits publiés sont imprégnés de discours moral. Les titres en font l’annonce : il y est question de « héros »,
d’« anges », de « Justes », du « courage », du « bien », de la « lumière » et des
« ténèbres ». Autre différence d’avec la bibliographie concernant l’aide
aux Alliés errants, celle de l’aide aux juifs présente déjà un nombre
substantiel de travaux universitaires. La recherche a commencé en sociologie et s’est constituée sur la base de concepts moraux comme l’altruisme,
mais elle a évolué et offre désormais des analyses de cas approfondies
qui échappent à la fois aux catégorisations psycho-morales et à la narration hagiographique.
Les deux sujets ont donc en commun de connaître depuis peu l’examen critique. En tant que thèmes de recherche nouveaux, ils ont connu
les difficultés et les aléas de l’accès à la reconnaissance par les disciplines universitaires. En France, le débat qui freinait l’intégration de
l’aide aux juifs dans la discipline historique portait sur la question de
savoir s’il s’agissait ou non de Résistance. Le débat est maintenant clos
par l’affirmative. La mise en avant du concept de « résistance civile » par
2. Roger Absalom, A Strange Alliance. Aspects of Escape and Survival in Italy,
1943-1945, Florence, Leo S. Olschki, 1988.
3. Nous utilisons ici la recension bibliographique établie par Sarah Gensburger
dans sa thèse : Essai de sociologie de la mémoire. L’expression des souvenirs
à travers le titre de « Juste parmi les nations » dans le cas français : entre cadre
institutionnel, politique publique et mémoire collective, sous la direction de
Marie-Claire Lavabre, Paris, EHESS, 2006.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
74
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES
Jacques Sémelin depuis la publication de Sans armes face à Hitler 4, en
1989, a contribué à ce résultat. Paru en 2006, le Dictionnaire historique
de la Résistance consacre l’évolution 5. L’Amitié chrétienne, la Cimade,
le comité Amelot et l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) y sont dûment
présentés parmi les « organisations civiles et militaires de la Résistance
intérieure ». Le sort de l’aide aux soldats et aviateurs alliés en France
est moins enviable dans la mesure où il n’a fait l’objet d’aucun travail
universitaire approfondi. Cette aide n’est connue qu’à travers des ouvrages
narratifs. Les réseaux d’évasion Comète, Pat O’Leary et Shelburne ont
chacun une entrée dans le Dictionnaire de la Résistance. Mais cette activité est souvent considérée comme relevant de l’histoire militaire : « organisme militaire, [le réseau] est en contact étroit avec les responsables de
l’état-major des forces pour lequel il travaille 6 ». Restrictive, la définition
tend à exclure de la résistance civile l’aide aux Alliés en fuite, alors
que cette fonction, comme l’aide aux juifs, a essentiellement reposé sur
l’initiative de la population civile. En outre, si les réseaux d’évasion ont
finalement travaillé en contact avec l’état-major allié, il a d’abord fallu la
détermination de quelques évadés et de quelques originaux de la Military
Intelligence à Londres, pour imposer la création d’un service ad hoc à la
hiérarchie militaire. Celle-ci était d’autant plus réticente que l’innovation
allait impliquer des civils sur le terrain 7.
Nous considérerons donc l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
comme parties intégrantes de la Résistance. Une Résistance deux fois
civile, parce qu’elle n’utilise pas les armes (quoique certains dirigeants
disposaient d’un revolver et s’en servaient parfois) ; et parce qu’elle n’est
pas « politique » au sens restreint du terme, c’est-à-dire que cette résistance à l’oppression n’émet d’autre programme politique que celui que
son action révèle : le refus de l’Occupation et du mode d’exclusion qui
l’accompagne. À ce titre, l’aide aux pourchassés et aux persécutés fait
partie de la Résistance des « réseaux », qui inclut aussi les réseaux de
renseignements. Elle se distingue de la Résistance des « mouvements » et
4. Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1996 [1re éd. 1989].
5. François Marcot (dir.), avec la collaboration de Christine Levisse-Touzé et
Bruno Leroux, Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins », 2006.
6. Dominique Veillon, « Les réseaux de résistance », dans Jean-Pierre Azéma et
François Bédarida, La France des années noires, tome 1, Paris, Seuil, 1993,
p. 453.
7. Michael Richard D. Foot et James M. Langley, MI9, The British Secret Service
That Fostered Escape and Evasion 1939-1945 and its American Counterpart,
Londres, The Bodley Head, 1979.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
75
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
du Conseil national de la Résistance, qui bâtissent des programmes pour
l’après-guerre. C’est d’un autre espace politique qu’il s’agit, dont le langage est un acte, celui de refuser le nazisme en venant en aide à ses
ennemis. Menée sur la base d’un projet dont la signification politique
profonde n’est pas discutable, cette activité civile et civique a toute sa
place dans la Résistance.
Des processus de reconnaissance sociale
distincts et décalés
Si les témoins, les auteurs de récits et les quelques clercs qui se sont
penchés sur le sujet ont circonscrit leur champ d’investigation à un seul
type d’aide, les procédures de la reconnaissance sociale ont obéi à la
même mono-curiosité. Par ailleurs, après la guerre, les méthodes d’identification des aides, selon qu’il s’agissait de helpers ou de Justes parmi
les nations, ont été très différentes. En ce qui concerne la France, le
contraste qui en résulte est particulièrement saisissant. Le nombre de
helpers reconnus est supérieur au nombre d’aidés, ce qui paraît conforme
à la réalité des faits. En revanche, le nombre de Justes, très inférieur au
nombre de personnes évadées ou cachées, paraît peu vraisemblable.
Tableau 3 : Aides de France reconnus
(helpers ou « Justes parmi les nations ») 8
Helpers reconnus
par le Royaume-Uni
Helpers reconnus
par les États-Unis
Justes reconnus
par Israël
1944-1946
1944-1946
1964-2002
H 10 300
2 000
H 13 500
Pour 3 600 Britanniques
évadés de France et
N hébergés en attente
d’évasion
Pour 3 000 Américains Pour 11 000 évadés en
évadés de France et
Suisse, quelques milliers
N’ hébergés en attente en Espagne, et 100 000
d’évasion
à 200 000 personnes
hébergées en France
8. MI9 : amateur helpers. News-Letter, 4, 1er juin 1946, AIR20/8912, Public
Record Office (PRO) ; Statistiques établies d’après les listes du MIS-X, National
Archives and Records Administration (NARA) ; Michael Richard D. Foot et
James M. Langley, MI9, The British Secret Service..., op. cit., p. 309-315 ;
nombre donné par Sarah Gensburger, « Les figures du “Juste” et du résistant
et l’évolution de la mémoire historique française de l’Occupation », Revue française de science politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 291 ; Ruth FivazSilbermann, « La Suisse face au génocide nazi : refus actif, secours passif »,
chapitre 14 du présent ouvrage.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
76
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES
La reconnaissance sociale des aides a répondu à des préoccupations
et suivi des modalités tout à fait différentes. Informés, au fur et à mesure
de l’évasion des leurs, de l’identité et de la localisation des helpers, les
Alliés ont lancé, dès la libération des territoires considérés, une politique
de reconnaissance des actions de solidarité. Des services spécialement
créés pour l’occasion, des Awards Bureaus ont été implantés dans les
pays libérés. Ils étaient chargés de retrouver les aides dont ils avaient
connaissance, et de repérer les autres par l’intermédiaire d’appels réitérés
dans la presse locale. La procédure fut close durant l’été 1946. Jusqu’en
1947, les autorités civiles et militaires américaines et britanniques organisèrent dans les régions des différents pays des cérémonies de remise
collective de diplômes et de décorations. La procédure de reconnaissance
combinait donc celle du fugitif, celle de l’État dont il était national et
l’autosignalement par le helper lui-même ou sa famille au lendemain de
la guerre. Du seul côté britannique, plus de 100 000 aides furent ainsi
répertoriés en Europe occidentale et centrale/orientale. Menée dès les
événements eux-mêmes et au lendemain des faits, l’enquête présente un
bon degré de fiabilité.
L’action de reconnaissance autorisée par l’État d’Israël à la suite du
vote d’une loi en 1953 est d’une ampleur plus modeste et d’une signification autre. Entrée en vigueur en 1962 seulement, et selon une procédure
qui n’est pas close, la loi israélienne a créé un ensemble de Justes qui
n’a pas la même représentativité que la population des helpers reconnus.
Non seulement l’ensemble produit par la procédure est tributaire du
temps qui a passé et de restrictions incluses dans la définition du Juste
(non juif, non rémunéré), mais il repose sur la seule déclaration des juifs
aidés. Israël ne reconnaît pas les autosignalements d’aides et ne mène
pas de politique de récompense autre que celle qui dépend de l’initiative
des juifs ayant résidé dans les pays occupés ou satellites du Troisième
Reich. Il s’agit donc d’une politique circonspecte, dans laquelle l’État
n’intervient qu’en dernier ressort et par l’intermédiaire d’un service de
Yad Vashem, l’Autorité pour le souvenir des martyrs et des héros, issu
de la même loi de 1953 qui a créé le titre de Justes parmi les nations.
Dans le cas de la France, pays où la laïcité et l’assimilationnisme républicain ont longtemps freiné la reconnaissance d’une identité juive,
l’aide aux juifs n’était pas une catégorie aisément représentable sur la
place publique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le nombre d’aides
reconnus – 2 000 en 2002 – paraît étrangement bas, comparé au taux
de survie de la population juive de ce pays (environ 75 %). En 1995, le
nombre de Justes de France était de 2,8 fois inférieur à celui des PaysBas (3,4 fois pour la Pologne), alors que le taux de survie dans ces
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
77
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
derniers pays a été inférieur à 20 % 9. Mais en Hollande et en Pologne,
l’identité religieuse faisait et fait encore partie de l’identité sociale : la
constitution traditionnelle et publique de la société en communautés
confessionnelles y a aussitôt favorisé la reconnaissance pleine et entière
de l’aide aux juifs 10.
Après la guerre, la reconnaissance sociale de l’aide aux fugitifs a ainsi
figé des cadres sociaux de mémoire. Les questionnaires et les enquêtes
n’ont pas appelé à déclarer d’autres activités d’aide, et c’est accidentellement que les sources portent la trace d’actions voisines en faveur d’une
population autre. S’agit-il seulement d’un effet de source, et, le temps
ayant passé, de mémoire collective, ou est-ce une réalité de l’époque ?
Ces deux mondes de l’aide ont-ils coexisté sans se connaître ?
Deux régimes de répression
sans commune mesure
Si la bibliographie et la reconnaissance postérieures aux faits sont
un moyen de connaissance, elles ont pour inconvénient de n’être pas
contemporaines des événements. La répression mise en œuvre sur le
moment offre un autre moyen d’observation d’un mouvement social
clandestin. Or la disproportion des répressions exercées à l’encontre de
l’aide aux juifs ou aux Alliés errants offre un nouveau miroir de séparation entre les deux phénomènes. En France, la répression est l’œuvre de
l’occupant. Elle est féroce envers les helpers, et quasiment nulle à l’égard
de ceux qui aident les juifs. Le gouvernement de Vichy, quant à lui,
n’intervient que très rarement, et toujours faiblement.
La répression par l’occupant de l’aide aux soldats et aviateurs alliés
est immédiate et sévère. L’hébergement d’un Allié est considéré comme
un acte de guerre commis par un franc-tireur, et puni comme tel. Afin
que nul ne l’ignore, les Allemands placardent régulièrement des affiches
qui en font l’annonce. La première connue date du 24 août 1940 11. Elle
est publiée dans le Nord et le Pas-de-Calais et stipule que « Quiconque
entreprendra d’héberger, ou de cacher, ou d’aider d’une façon quelconque un militant [sic] de l’armée anglaise ou française [...] sera passible
9. Lucien Lazare, Le Livre des Justes, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1996,
p. 263.
10. Pour la mise en évidence de ce paramètre, voir Sarah Gensburger, Essai
de sociologie de la mémoire..., thèse citée.
11. AN, 72 AJ 817, reproduite sur le site Archim.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
78
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES
de la peine de mort ou des travaux forcés ». La non-dénonciation de
l’aide est passible des mêmes peines. Une affiche semblable est placardée
à Paris en octobre. Elle annonce que les personnes qui « continueront à
héberger des Anglais sans les avoir déclarés seront fusillées 12 ». Cet avis
est affiché dans le métro 13. À partir de l’été 1941, une prime de capture
ou de dénonciation est jointe à l’annonce. Puis ce sont les femmes
qui sont atteintes par la répression. L’avis sans doute le plus répandu
en France est celui du 22 septembre 1941 qui, signé du général von
Stülpnagel, chef de l’Administration militaire allemande en France, stipule que « les femmes qui se rendraient coupables du même délit seront
envoyées dans des camps de concentration situés en Allemagne ». La
répression franchit un pas en 1942, lorsque le chef de la SS en France
publie à son tour un avis. Les familles des « saboteurs et fauteurs de
troubles » sont désormais visées : « Tous les proches parents masculins »
seront fusillés, « toutes les femmes de même degré de parenté seront
condamnées aux travaux forcés », et tous leurs enfants, jusqu’à 17 ans,
seront placés dans une « maison d’éducation surveillée 14 ». Si les mesures
SS sont restées sur le papier, les dispositions prises par la Wehrmacht
ont bien été appliquées. Parmi ceux qui ont été arrêtés pour avoir aidé
des Alliés en fuite, la mortalité par déportation est élevée : elle frappe
les enquêteurs britanniques qui estiment qu’elle est plus importante en
France que dans les autres pays d’Europe 15. Les menaces contre les
femmes ont été mises à exécution : on compte 40 % de femmes parmi
les helpers déportés alors que la part des femmes dans le total de la
déportation par mesure de répression est de 10 % 16.
Quel est le rôle du gouvernement de Vichy dans cette répression ? Il
ne semble pas qu’il y ait participé. Il a, évidemment, collaboré avec les
Allemands en leur transmettant les soldats et les aviateurs alliés tombés
entre ses mains, mais il n’en a pas fait la recherche systématique et nous
ne connaissons pas de cas de répression des hébergeurs ou de traque de
ceux-ci. En zone sud, la police et la gendarmerie française arrêtaient les
fugitifs et les transféraient dans des forts où les prisonniers de guerre
étaient concentrés. De là, ils n’étaient pas livrés aux Allemands, du
12. AN, 72 AJ 790, reproduite sur le site Archim.
13. James M. Langley, Fight Another Day, Londres, Collins, 1974, p. 85.
14. Stéphane Marchetti, Images d’une certaine France. Affiches 1939-1945,
Lausanne, Édita, 1982, p. 100.
15. MI9 : amateur helpers..., op. cit.
16. Statistique établie sur la base d’une liste de 295 helpers déportés, recensés
par l’armée américaine avant mai 1945, box 1, ETO, MIS, MIS-X, 290/55/
35/7, NARA.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
79
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
moins jusqu’à l’invasion de la zone sud. Les risques encourus par les
hébergeurs étaient ceux liés à l’usage de faux papiers, de fausses cartes
de ravitaillement, et à la non-déclaration des hôtes, mesure qui était
devenue obligatoire pour le séjour de toute personne étrangère à la
commune en vertu d’une loi de février 1943. L’aide aux juifs encourait
les mêmes risques. Mais, à notre connaissance, la répression des civils
venant en aide aux fugitifs alliés a toujours été le fait de l’occupant.
Comparée à la répression de l’aide aux Alliés, celle de l’aide aux juifs
paraît presque inexistante. De la part de l’État français, en dehors des
mesures mentionnées dans le paragraphe précédent, l’intervention à
l’encontre des hébergeurs est rare. Deux seuls textes nouveaux sont à
signaler, dont l’application reste incertaine. Une loi du 10 août 1942
« réprimant l’évasion des internés administratifs et la complicité en
matière d’évasion » prévoit une peine de trois mois à un an de prison
pour « recel » d’évadés de camps d’internement 17. À l’inverse des dispositions SS prises au même moment pour l’hébergement des aviateurs, la
famille de l’évadé est explicitement exemptée de toute peine. Mentionnée
dans le recueil de textes officiels Les Juifs sous l’Occupation publié par
le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) en 1945, et citée
dans un rapport de l’automne 1942 sur la situation des juifs en France 18,
cette loi visait vraisemblablement l’évasion de « travailleurs étrangers »
juifs. Dans le même été 1942, René Bousquet a pris la seule disposition
qui vise explicitement l’aide aux juifs : par télégramme, il a enjoint les
préfets régionaux de zone libre de lui « proposer éventuellement » « internement administratif personnes dont attitude ou actes entraveraient
exécution mes instructions sur regroupements israélites 19 ». Nous ne
connaissons pas les suites données à ce télégramme, s’il y en eut. Le
refus de coopérer aux rafles de l’été 1942 en zone sud a entraîné au
moins deux sanctions : trois mois d’assignation à résidence à Privas pour
le révérend père Chaillet, de l’Amitié chrétienne, et une mise à la retraite
d’office pour le général de Saint-Vincent qui avait refusé de mettre
l’armée à disposition pour encadrer la gare, à Lyon, au moment de l’opération de déportation 20. On peut citer aussi l’arrestation en février 1943
17. Loi du 10 août 1942, JO du 5 septembre 1942, et modification du
3 décembre suivant, JO du 4 décembre 1942.
18. Archives de l’OSE, boîte XV, microfilm bobine 6, rapport publié dans La
France libre, 551, 27 septembre 1942. Ce rapport m’a été aimablement signalé
par Camille Ménager.
19. Télégramme reproduit dans Serge Klarsfeld, Le Calendrier, Paris, Fils et
filles de déportés juifs de France (FFDJF), 1993, p. 545.
20. Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, tome 1, Paris, Fayard, 1983, p. 283
et 481.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
80
LA RÉSISTANCE AUX GÉNOCIDES
et la détention durant quelques semaines à Saint-Paul-d’Eyjeaux des
pasteurs Theis et Trocmé et de l’enseignant Roger Darcissac, du Chambon.
Dans le cadre de l’« action Brunner » entreprise de septembre 1943 à mars
1944 dans la région de Grenoble, on signale enfin l’usage par une gendarmerie du décret-loi du 2 mai 1938 qui permettait de verbaliser des
logeurs pour « non-déclaration d’étrangers 21 ». Même si cet ensemble
de cas montre un souci de répression de la part du gouvernement de
Vichy, leur rareté et leur incidence limitée n’en font pas une politique.
La surprise est de constater la même indifférence du côté de l’occupant.
Aucun texte, aucune affiche placardée, aucune prime de capture, aucune
exécution pour hébergement de juifs. Dans le Dictionnaire des Justes de
France 22, les rares Justes sanctionnés le sont souvent du fait d’activités
de résistance menées en parallèle. La sanction tombait, cependant, si la
personne, arrêtée avec ses protégés, se solidarisait avec eux. Ce fut le
cas de Daniel Trocmé, qui tenait un home d’enfants sur le plateau du
Chambon et qui, une fois arrêté avec ses pensionnaires juifs, refusa de
s’en désolidariser. Il fut gazé à Majdanek en avril 1944. Ce fut le cas
aussi d’Adélaïde Hautval, médecin de confession protestante, qui se solidarisa en prison avec des prisonniers juifs maltraités. Qualifiée d’« Amie
des juifs », déportée à Auschwitz, elle refusa de participer aux expériences « médicales » du Dr Mengele. Transférée à Ravensbrück, elle en
revint. Le cas de Lucien Bunel, le « père Jacques » du collège d’Avon dont
Louis Malle a filmé l’histoire, est sans doute analogue. Il fut déporté à
Mauthausen et mourut peu après la libération du camp. Pourquoi les
Allemands n’ont-ils pas réprimé l’hébergement de juifs en France comme
ils le faisaient en Pologne et comme ils l’ont fait aux Pays-Bas à partir
de 1943 ? Existe-t-il un lien entre le taux relativement élevé de survie
des juifs en France durant l’Occupation, et cette absence de répression ?
Qu’en est-il, à ce propos, des cas belge et hollandais ? Toujours est-il
que la mention « au péril de sa vie », récurrente dans les notices relatives
aux Justes de France, ne paraît pas complètement justifiée.
21. Cf. la contribution de Tal Bruttmann, « La lutte contre le sauvetage dans
le cadre de l’“action Brunner”, 1943-1944 », chapitre 17 du présent ouvrage.
22. Israel Gutman (dir.), Dictionnaire des Justes de France, édition établie par
Lucien Lazare, Jérusalem, Yad Vashem, Paris, Fayard, 2003 ; Mordecai Paldiel,
Saving the Jews, Amazing Stories of Men and Women who Defied the “Final
Solution” », Rockville (Md.), Schreiber Publishing, 2000 ; Adélaïde Hautval,
Médecine et crimes contre l’humanité, Paris, Éditions du Félin, 2006 [2e éd.].
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 01/12/2015 15h49. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
81
Approche comparée de l’aide aux juifs et aux aviateurs alliés
L’étude d’un mouvement social – l’aide aux fugitifs – par des moyens
extérieurs à l’objet, comme la bibliographie, la reconnaissance sociale
postérieure aux événements ou la répression des actes accomplis, ne permet pas de répondre à toutes les questions. Notamment, le croisement
des deux types d’aide se voit dans d’autres sources et à d’autres moments,
lors des passages de frontières 23 ou dans l’analyse fine des dossiers individuels. Mais l’approche par l’extérieur permet d’éviter le piège d’un
discours psychologique sur les motivations, toujours aléatoire, et de
détecter des mentalités collectives ou des cultures politiques nationales.
Par exemple, si la fréquence de l’aide était inversement proportionnelle
à l’intensité de la répression, la France n’aurait pas été l’un des pays
d’Europe de l’Ouest où les soldats et aviateurs alliés étaient recueillis et
protégés par 90 % de la population civile 24. Le constat oblige à introduire
le paramètre d’une conscience nationale qui, au mépris des mesures
nazies et des propagandes nazies et vichystes, persistait à considérer la
présence allemande comme illégitime, et les Anglo-Saxons comme les
alliés naturels de la France. Il est bien possible, aussi, que les mesures
de déportation, parce qu’elles étaient allemandes, se soient trouvées par
là même frappées d’illégitimité, tout en étant perçues comme inhumaines.
23. Bartolomé Bennassar, « Le passage des Pyrénées », Les Cahiers de la Shoah,
« Survivre à la Shoah, exemples français », 5, Paris, Les Belles Lettres, 2001,
p. 51-70.
24. MIS-X, Bulletin #4, 28 mai 1943, p. 1 : « Ninety-nine out of every
100 Frenchmen will be willing to aid our airmen [...] », dans exposé général
non titré sur l’évasion en Europe et dans le Pacifique sud-ouest. RG468, ETO,
MIS-X Section 290/55/18/3, box 7.