introduction Didactique de l`histoire

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introduction Didactique de l`histoire
INTRODUCTION
[« Didactique de l’histoire », Sylvain Doussot]
[Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Dans les débats sur l’École, la place et la nature des savoirs sont parmi les enjeux principaux. Ils sont au cœur de la démarche didactique qui cherche à « raisonner l’enseignement1 » d’une discipline (Moniot, 1993). C’est pourquoi l’épistémologie tient une place
centrale dans cette démarche. Pour l’histoire, la question de la nature des savoirs scolaires
s’inscrit d’emblée dans leur relation aux savoirs scientifiques – les savoirs des historiens –
du fait de l’évidence et du poids de cette référence.
Pour autant, la classe n’est pas faite d’historiens, ni même d’historiens en herbe, et les
finalités de l’enseignement de l’histoire dépassent le strict cadre de la discipline universitaire de référence. Depuis longtemps les instructions officielles en France indiquent
qu’il s’agit par l’apprentissage de l’histoire de former des citoyens, de les former à l’esprit
critique et, en parallèle, de forger chez les élèves une culture commune et une « culture
humaniste ». En outre, lorsqu’il est question des contenus directement issus du travail des
historiens, le risque est grand pour l’enseignant de naviguer à vue entre une trop grande
complexité qui pourrait perdre les élèves, et une simplification abusive sinon fautive ; ou
encore de conforter une vision du savoir comme culture cultivée, faite pour distinguer et
se distinguer.
Face à ces questions d’enseignant, les didactiques ont depuis quelques décennies
construit des savoirs essentiels. La transposition didactique (Chevallard, 1985/1991)
permet d’identifier les contraintes qui pèsent sur les processus qui mènent des savoirs
savants aux savoirs enseignés ; elle s’est enrichie d’une attention aux pratiques sociales de
référence (Martinand, 1981 ; Perrenoud, 1998) afin de dépasser la dichotomie entre savoir
et savoir-faire, pour viser le déploiement de compétences, dans le sens riche du terme,
en articulant savoir, savoir-faire et situations (Rey, 1996). Pour l’histoire, cela signifie par
exemple que l’apprentissage de l’argumentation ne peut s’envisager dans une dichotomie
qui additionnerait méthodologie de rédaction et compréhension des savoirs sans les faire
jouer ensemble. C’est-à-dire sans travailler en classe à améliorer les pratiques qui permettent de, littéralement, mettre en texte des savoirs de manière historienne. Il n’y a pas en
histoire de savoir-faire figé, procédural et facilement transmissible ; la classe doit plutôt
être le lieu où les élèves élaborent progressivement un « savoir y faire », où contenus et
pratiques sont indissociables.
Mais comment faire ? Et d’abord, qu’entend-on par pratiques de mise en texte ?
1. « La didactique d’une discipline n’est pas quelque chose qui viendrait après elle, en plus ou à côté, pour lui
donner une sorte de supplément pédagogique utile – ou qui viendrait avant elle, déjà porteuse de règles et de
lumières. Elle s’occupe d’en raisonner, au plus près, l’enseignement. » (p. 5.)
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DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE
On peut appréhender cette question en observant les élèves au travail. Que font-il au
brouillon et avec un brouillon ? Font-ils même un brouillon ? Les pratiques qui nous intéressent ont ainsi une dimension matérielle, visible et/ou audible et graphique. Et au-delà,
que font-ils, sur leurs brouillons, pour organiser leurs idées ? Pour enrichir, amender ou
épaissir leurs réponses aux questions sur les documents ? Pour faire jouer les temporalités
des événements étudiés, positionner les faits les uns par rapport aux autres ? Les pratiques
sont matérielles, mais elles sont indissociablement des opérations mentales fondamentales.
À l’aune de cette double dimension des pratiques, l’apprentissage du paragraphe argumenté
du brevet, par exemple, ne peut se concevoir comme la simple résolution de problèmes de
vocabulaire ou d’usage des connecteurs logiques2.
Si les aspects rédactionnels ne sont pas au cœurs des enjeux d’apprentissage, mais qu’il
faut aller voir du côté des pratiques, c’est que le problème des élèves relève de pratiques
langagières plus que du « bon usage » de la langue et, en parallèle, d’une « bonne » lecture
des documents. On ne peut envisager de penser ce que signifie argumenter en histoire sans
référer systématiquement – aux deux sens du mot – au travail des sources, aux conceptions
des élèves et aux explications à leur disposition (manuel, discours des enseignants). Dans
la classe, cela veut dire interroger ce que les élèves font des différents énoncés auxquels ils
sont confrontés et qui relèvent de mondes différents : le monde passé (sources), le monde
de l’expert (manuel, textes de l’enseignant), le monde des élèves (pairs). Cette hétérogénéité se révèle dans leurs textes maladroits où, parfois dans une même phrase, se côtoient
des énoncés qui relèvent de mondes différents. Penser la transposition didactique par le
biais des pratiques langagières c’est donc étudier les moments et les lieux de cette confrontation entre les différents énoncés : dans le travail de groupe, mais aussi dans les phases de
re-travail individuel d’un texte ; dans les échanges oraux, mais aussi dans la confrontation
des écrits. Penser les pratiques favorables à un apprentissage de l’histoire, ce serait finalement penser la transformation de la classe en une communauté où l’on parle, où l’on écrit
et où l’on agit d’une certaine manière, qui a à voir avec ce que font les historiens.
FORME SCOLAIRE DE L’HISTOIRE ET RÉFÉRENCE SCIENTIFIQUE
En classe d’histoire, cette perspective qui mêle langage, pratiques et savoirs est présente
mais ne cesse d’interroger. Sous la forme de l’étude de documents, du cycle 3 au lycée, la
mise en activité des élèves ne fait plus débat3 par rapport au cours magistral même si elle
2. Ainsi, les auteurs d’une étude sur les acquis des élèves en fin de collège s’interrogent sur les difficultés à rédiger constatées par les enseignants et par l’enquête menée auprès des élèves en posant la question suivante :
« Qu’est-ce qu’apprendre à rédiger et quel temps accorder à cet apprentissage ? » (MEN, 2007, p. 162) ; ils
rappellent également que l’institution demande qu’« au fil du collège, les élèves [soient] formés à l’écrit pour
passer d’une phrase simple (sixième) à des phrases plus élaborées (cycle central) et à la rédaction du paragraphe argumenté (troisième) » (ibid.). De ce point de vue, pratiques de recherche et écriture argumentée
sont séparées.
3. Ou plutôt le débat se centre sur la part respective de l’activité des élèves par rapport au « récit » du maître
notamment, comme l’attestent les programmes de 2008 pour le cycle 3 et pour le collège (voir respectivement
le B. O. spécial n° 6 du 28 août 2008, et B. O. hors-série n° 3 du 19 juin 2008).
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INTRODUCTION
n’est que rarement exclusive4. Pourtant, l’usage du document diffère fondamentalement
en classe et chez les historiens :
« Dans l’enseignement secondaire, on commence en donnant à l’élève un petit bout de document, qu’il n’a pas choisi, on l’invite ensuite à trouver des questions à lui poser, et à critiquer
un matériau sur lequel il faut lui apporter ou lui faire chercher toutes les prises qui resteront
de toute façon très spécialisées : quelle bizarre façon de prétendre installer la méthode historique, puisque c’est à peu près son antithèse qu’on accomplit là ! » (Moniot, 1993, p. 177.)
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Autrement dit, il ne suffit pas de faire entrer en classe des documents sur lesquels ont
travaillé des historiens pour introduire les pratiques et les problèmes qui vont avec. D’une
certaine manière, la situation-problème telle qu’elle a été envisagée en histoire scolaire est
le prototype de l’étude de documents dans sa visée de proximité avec la situation savante.
Elle tente de répondre aux critiques émises sur l’étude de documents. Pourtant, là aussi,
ces pratiques sont remises en cause : le modèle de l’histoire scolaire en France serait
« résistant aux débats et aux controverses » comme le constate N. Tutiaux-Guillon (2003),
ce qui fait dire à l’institution, par exemple dans une présentation de programme de seconde
(1986), qu’« il va de soi que le débat sur l’historiographie de la Révolution restera toujours
présent à l’esprit des enseignants, se reflétera dans la problématique, mais à ce niveau ne
sera pas engagé pour lui-même » (cité par Tutiaux-Guillon, p. 276). Une problématique
mais sans débat, en quelque sorte.
On voit par là que la question de la dimension pratique des savoirs historiques reste
entière pour l’école, entre nécessité ressentie d’une mise en activité5 et difficultés à en faire
une dimension du savoir scolaire. C’est sur cette contradiction que notre attention s’est
d’abord portée.
UNE ENTRÉE PAR LES PRATIQUES OUTILLÉES PAR LES LISTES ET TABLEAUX
L’entrée par les outils graphiques – entendus ici comme toute sorte de listes et de
tableaux, en référence aux travaux de J. Goody – est une manière de réduire la question
et le champ d’investigation : il s’agit d’observer les élèves au travail, à travers toutes leurs
activités et surtout celles qu’on nomme « intermédiaires », qu’elles soient écrites ou orales,
lorsqu’elles mettent en jeu ce type de support graphique. Cette entrée est une manière
d’interroger les pratiques scolaires en questionnant certains de leurs instruments matériels
et intellectuels. Pourtant ce choix n’est pas d’abord méthodologique : il est avant tout lié
à la volonté de prendre en considération le poids de l’écrit dans sa dimension productive.
Pour l’anthropologie historique et culturelle de l’écrit (Vernant, 1962 ; Goody, 1979 ; Olson,
1998), c’est par l’usage de l’écrit et notamment de listes et tableaux que sont nées des
4. Une étude du ministère de l’Éducation nationale (2007, p. 97) montre après enquête auprès de 113 enseignants que 91,4 % d’entre eux mettent « les élèves en situation d’élaborer leur savoir à partir de l’analyse de
documents » en histoire.
5. Qui existe depuis très longtemps comme le rappelle F. AUDIGIER (2005) en citant SEIGNOBOS en 1906 (L’histoire
dans l’enseignement scolaire, Paris, A. Colin): « Tous les professeurs savent qu’un exercice, pour être efficace,
doit mettre l’élève en activité […]. Il m’a semblé que les exercices de l’enseignement historique doivent être
modelés sur les opérations de la connaissance historique » (p. 107).
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DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE
manières scientifiques de penser le monde : le penser par l’intermédiaire de l’écrit, c’est
lui retirer l’évidence qui naît de l’observation pour entrer dans le domaine de la science.
L’extrapolation qui part de cette évolution collective pour envisager l’apprentissage de
l’individu doit nous relier à notre contradiction. Si ces usages spécifiques de l’écrit jouent
un rôle dans l’histoire de la construction scientifique du monde, leur analyse dans des
situations de classe peut nous aider à aborder les conditions de possibilité de pratiques de
savoir pertinentes en classe d’histoire.
TRANSPOSER DES PRATIQUES :
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OUTILS GRAPHIQUES ET CONSTRUCTION DE SAVOIRS HISTORIQUES
Ce type d’entrée dans l’apprentissage scolaire et les conditions pour penser les rapports
entre savoirs, pratiques et langage dans la classe d’histoire réclament un cadre théorique
adapté.
Notre recherche s’inscrit dans un axe de recherche développé au Centre de recherche en
éducation de Nantes (CREN, EA 2661, université de Nantes) qui pense les apprentissages
à partir des activités de problématisation (Fabre, 1999 et 2009 ; Orange, 2005a). Ce cadre
épistémologique et didactique nous semble à même de prendre en charge les conditions et
contradictions évoquées ci-dessus, tout en intégrant la question des pratiques langagières.
Il met en avant non pas la résolution des problèmes mais leur construction, faisant des
savoirs scientifiques (au sens large) des savoirs toujours liés à des problèmes. Le savoir de
ce point de vue n’est pas propositionnel6 ou déclaratif7 (savoir que) mais fait état de nécessités (« nous avons compris qu’il ne saurait en être autrement », Reboul, 1992, p. 77). En
histoire par exemple, on peut penser que : savoir que Louis XVI a été exécuté après avoir
pris la fuite (juin 1791), après avoir déclaré la guerre à la Prusse et l’Autriche (avril 1792),
après la publication du Manifeste de Brunswick (juillet 1792), ne suffit pas ; mais qu’il faut
plutôt relier entre eux ces événements en évaluant leur valeur au regard des traces qu’ils
ont laissées et du problème de la prise de conscience du Peuple et de l’action collective
face au pouvoir dans le contexte de la France à la fin du XVIIIe siècle ; il faut donc savoir
pourquoi le renversement de la monarchie a eu lieu le 10 août 1792 et pas dès juin 1791
ou dès avril 1792. Bref, « si l’on veut déterminer ce qu’un fait a vraiment d’unique, il faut,
comme le souligne R. Koselleck, faire un pas de plus et […] se demander pourquoi les
choses se sont justement passées ainsi et non autrement » (1997, p. 217).
Certains travaux (Lhoste, 2008) ont déjà été menés dans ce sens pour les sciences de
la nature en associant au cadre de la problématisation une approche socio-historique des
activités langagières croisant les théories énonciative et pragmatique du langage (Brossard,
1998 ; Jaubert, 2007) ; travaux fédérés en partie au sein d’une recherche collective8. Mettre
à contribution ce double cadre théorique pour l’histoire, c’est donc également prendre
en charge une visée prospective : comment penser la problématisation pour l’histoire ?
6. Au sens de DELBOS et JORION (1984).
7. Au sens de AUDIGIER (2005, p. 111).
8. Recherche collaborative (2006-2009) entre l’INRP et les IUFM des Pays-de-la-Loire, d’Aquitaine et de BasseNormandie intitulée Mise en texte et pratiques des savoirs dans les disciplines scolaires.
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À quelles conditions les outils théoriques de la problématisation sont-ils valables en
histoire ? Quelles pratiques langagières scolaires ont à voir avec celles des historiens ?
Sur cette base, l’attention aux usages par les élèves des listes et tableaux qui leur sont
proposés est un moyen pour mettre en lumière les opérations mentales qui se jouent alors,
et les rapporter à celles qui caractérisent les pratiques historiennes. C’est se donner un
espace d’observation, dans lequel peuvent se déployer des activités de problématisation
ancrées sur des activités langagières propres à la classe. Espace qui donne aux élèves la
possibilité de découper, comparer, associer et négocier les propositions des uns et des
autres, à l’oral comme à l’écrit (Jaubert, 2007). Par ce biais, on se donne des chances
de penser ensemble la mise en texte des savoirs historiques à l’école – au sens large de
constructions verbales –, et les pratiques historiennes. C’est-à-dire d’analyser les pratiques
langagières d’argumentation et de négociation des significations (des documents, des
propositions d’interprétation, etc.) qui peuvent mener à une exploration et une délimitation de ce qui est possible, impossible et nécessaire (Orange, 2005a) dans le but de
construire un savoir problématisé qui ait à voir avec celui des historiens.
Pour ce faire, nous avons choisi de passer par des études de cas dont quatre nous
sont apparues particulièrement heuristiques et qui concernent des élèves de différents
niveaux scolaires (CM1, 4e et 3e). Ces niveaux et les âges correspondants nous semblent
propices par les capacités d’écrit déjà développées et la rencontre probable déjà opérée
avec ces outils graphiques ; mais il s’agit en même temps de niveaux de la scolarité obligatoire où se rencontrent tous types d’élèves. Après la présentation de notre cadre théorique
(première partie), ces quatre corpus sont soumis à une première analyse générale en termes
d’usages des listes et tableaux : qu’en font-ils et que font-ils avec (deuxième partie) ?
Cette étude nous donne des pistes pour élaborer des hypothèses sur leurs pratiques ainsi
outillées par rapport aux pratiques de référence des historiens. Hypothèses qui sont explorées dans la troisième partie : celle-ci mêle donc des éléments tirés de la deuxième partie
et un retour sur les corpus qui sont réinterrogés. Il s’agit dans cette partie de rapporter les
pratiques des élèves autour des outils graphiques dans trois de ses dimensions fondamentales de la pensée historienne : les temporalités multiples, la structure narrative du texte
de l’histoire et la construction du point de vue scientifique.
Sur cette base, la quatrième partie tente de discuter le rôle potentiel de ces outils
graphiques sur les pratiques des élèves en termes d’accès à un savoir historique problématisé : à quelles conditions ces modes d’écriture non linéaire sont-ils efficaces ? Au-delà des
effets directement graphiques de proximité et de catégorisations nouvelles des données
du passé, il s’agit de comprendre comment les élèves travaillent collectivement ces instruments et comment cela les amène à modifier leur positionnement par rapport au savoir
et aux autres.
On le voit, l’enquête part des outils graphiques mais tente par ce biais de mieux
comprendre les mécanismes qui lient pratiques de classe et pratiques théoriques en
histoire : il ne s’agit pas de donner des indications sur les « bonnes » formes de listes ou
de tableaux, mais bien d’en apprécier les conditions de validité pour faciliter la construction du savoir historique à l’école. Cette dernière mise au point nous semble indispensable
pour mieux borner le travail de recherche dont rend compte cet ouvrage. Si l’intérêt que
nous portons à ces outils graphiques trouve son origine dans une pratique d’enseignant
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en collège et lycée, c’est à sa mise à distance critique que nous nous employons ici. En
ce sens, les cas construits, explorés et analysés dans ce qui suit n’ont d’intérêt didactique
que dans cette dynamique qui, de la première à la quatrième partie, tente de rapporter ce
qui se produit en classe à des références dont la valeur provient de travaux de recherche
antérieurs et scientifiquement validés. Mais en gardant à l’esprit qu’en dégageant ainsi des
conditions de validité des listes et des tableaux en classe d’histoire, on peut fournir, en
retour, des outils de réflexion pour les praticiens.
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