fignon - Anonymes associés

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fignon - Anonymes associés
FIGNON
1. FIGNON
Tel Saint François au milieu d'oiseaux chanteurs qu'il bénissait, Fignon,
au milieu de mouettes criardes que de la main il chassait, dans la vaste
décharge à l'air libre de la capitale de l'Ile Bienheureuse, ses bottes
enfoncées dans les détritus en décomposition jusqu'aux genoux, les mains
gantées de gants gros travaux noirs et crevés, de son croc, inlassablement
fouillait la masse gluante de hamburgers, pizzas puants, mayonnaises
décomposées, fruits et légumes pourris, viandes avariées, beurres rances,
yaourts périmés, fromages blancs moisis, dans l'espoir de trouver quelque
chose de dur, pour alimenter son négoce de libre brocanteur, et lui donner
de quoi acheter son petit pain de chaque jour.
*
Excepté le blanc des dents et de l'oeil, Fignon était noir comme un nègre.
Il ne s'était, en effet, jamais lavé ni peigné de sa vie.
Sa chevelure était une inextricable forêt primaire, où s'était accumulée
avec les siècles une couche de terre, de sable, de débris végétaux, où
cohabitait pacifiquement toute une peuplade de puces, poux, punaises de
toutes espèces. Tous les deux mois, il allait dans la montagne, retrouver
les tondeurs de moutons, et, se mettant dans la file des moutons, se faisait
en trois coups de ciseaux, écimer sa forêt primaire. Il aurait fait de même
de sa barbe, s'il en avait eu une. Mais, il était de ces belles races des Iles du
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Pacifique, qui n'a pas de barbe, ce dont il remerciait le Seigneur : il aurait
haï d'avoir une barbe, comme ces affeux conquistadors espagnols casqués
poilus, qui, au nom du Roi Très Catholique, ont massacré le superbe
imberbe peuple maya.
Sa peau était couverte d'une deuxième peau de crasse épaisse et solide.
Sur cette deuxième peau, Fignon portait en haut un tee-shirt, si mince
qu'il en était transparent, qu'il s'ôtait et se mettait avec des précautions
infinies, - terrifié, comme une femme pour ses bas, à l'idée qu'il puisse
filer et faire une disgracieuse échelle - ; en bas, il portait un pantalon,
rapiécé de pièces cousues à gros points de couleur différente, toutes d'un
gris différent, selon l'âge de leur rapiéçage.
Fignon était si sale, que lorsqu'il allait dans les rues, même les autres
aborigènes s'écartaient de lui, tout en l'admirant dans le secret de leur
cœur, et le révérant [comme Chateaubriand René a révéré Le Dernier
Abencérage], comme le dernier Aborigène
C'est l'adjectif sale, pensait Fignon, qui fait à la saleté sa si mauvais
réputation.
Comment peut-on se laver, se disait Fignon alors que tout dehors est si
joliment sale de nature, la pierre, les maisons, les rues, la terre, les
arbres ? Passer son temps à se faire propre, c'est du propre.
Ce qu'on appelle saleté sur les meubles, sur les rampes d'escalier, sur le
parquet, qu'est ce que c'est ? Poussière. Qu'est ce que c'est poussière ?
C'est poussière de terre, terre en poudre, terre, bref. Ne nous en sommes
nous pas fabriqués, de terre ?
*
Fignon était plus pauvre que les pauvres. Les pauvres, eux, trouvaient
moyen d'avoir femme et enfants : lui était si pauvre, qu'il n'avait jamais
trouvé de femme pour se marier : il est vrai qu'il faut préciser jolie
femme, parce que pour lui, les femmes qui n'étaient pas jolies n'étaient
pas des femmes, c'étaient des êtres.
Fignon était donc apparemment privé de femmes puisqu'il était privé de
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jolies femmes, mais en fait, il en avait en abondance.
Il avait, chez lui, tout un sérail des plus jolies femmes et des mieux faites.
Chaque soir, il choisissait dans son sérail ses reines, ses amoureuses,
pudiques impudiques exactement comme il les aimait. Avec quel doigté
les aimant, il s'aimait. Les attouchant, et s'attouchait avec la plus extrême
sensibilité. Fil d'Ariane en main, il se savait le seul à pouvoir se conduire
dans le labyrinthe de son plaisir, avec sûreté, sans jamais s'égarer. Se
connaissant mieux que toute femme, il se réjouissait de n'en connaître
aucune.
Toutes ces déesses qui passaient dans la rue, laissaient dans leur sillage les
plus parlantes images, qu'il recueillait précieusement, à qui, le soir, les
honorant les déshonorant, il rendait les hommages les plus vibrants.
Il était certain que si elles l'avaient su, elles en auraient été très fières.
*
En raison de son involontaire ascèse perpétuelle, Fignon était maigre
comme un clou. Sa peau collait à ses os. Ses côtes formaient une Chaîne
des Alpes, ses hanches deux Everest, ses deux jambes l'une les Montagnes
Rocheuses, l'autre la Cordilière des Andes.
Il avait tellement faim, qu'il n'avait plus faim.
Marchant, fouillant de son croc les détritus, il arivait à Fignon de perdre
courtement conscience. Il avait alors si bien l'impression d'être un pur
esprit, évanescent, qu'il croyait quelquefois qu'il allait s'évaporer.
Il s'accrochait à son croc, priant :
Seigneur, je ne peux être ni gourmand, ni avare, ni paresseux, ni
luxurieux, faute de quoi nourrir mes luxure, paresse, avarice,
gourmandise. Mais, hélas, je ne me prive pas de lourdement pécher en
pensée. Je sais que pécher en pensée c'est pécher autant que pécher en
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acte. Je pèche donc d'une masse de péchés mortels. Faites moi la grâce de
me laisser longtemps sur terre, afin que j'aie le temps de racheter cette
masse de péchés mortels, avant l'heure fatale.
A un moment, de désespoir de ne rien trouver, il s'est jeté à genoux et a
prié :
Seigneur, vous avez dit au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait,
vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor
dans les cieux. » Mais pour vendre tout ce que je possède et le donner
aux pauvres, il faudrait que je possède au moins un peu quelque chose.
Or je ne possède rien. Ne possédant rien, ne pouvant donc vendre ce que
je ne possède pas pour le donner aux pauvres, je ne peux pas être parfait,
et je n'aurai pas de trésor dans les cieux. Faites, Seigneur, que je possède
un tout petit peu quelque chose, pour que je le vende aux pauvres, afin
que je puisse avoir un tout petit trésor dans les cieux.
Ou, fouillant, ne trouvant rien, il gémissait :
Ah où sont les temps heureux, où dans cette décharge, je trouvais une
poêle sans manche, ou un manche sans poêle, ou une selle de bicyclette à
ressort démantibulée, ou un guidon de vélo de course rouillé, comme
ceux que j'ai vendus à M. Tannant, le milliardaire, qui a fondé dans la
Métropole de l'ex Puissance Coloniale un Musée d'art Contemporain, et
qui m'ont nourri pendant une semaine ! Et ce bienheureux pissoir, grâce
auquel j'ai pu m'acheter mon Robert. Je ne trouve hélas que de la
nourriture décomposée : mon estomac aimerait tellement mieux
décomposer cette nourriture plutôt que la décharge.
Il avançait, fouillait, s'agenouillait et priait :
Mon Dieu, qui savez tout qui pouvez tout, qui nourrissez les riches audelà de leur faim, qui affamez les pauvres en deça de leur faim, vous
savez et vous pouvez tout, pardonnez mon mauvais esprit. Que votre
Saint Nom soit béni.
Ou bien :
Il n'y a de ressource qu'en vous mon Dieu. Ce que vous donnez aux riches
et aux puissants, personne ne peut le leur ôter. Ce que vous refusez aux
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pauvres et aux misérables, personne ne peut le leur donner. Vous savez
tout, vous pouvez tout. Que Votre Saint Nom soit béni.
Ou bien encore :
Aux miséreux, Seigneur, vous octroyez le plaisir de la souffrance, aux
riches la souffrance du plaisir. Dieu est le Juste par définition. Que son
Nom soit glorifié.
Ou encore :
Qui aime bien châtie bien. A voire comme vous me châtiez, comme vous
m'aimez bien, Seigneur.
Ou bien encore :
Seigneur, voyez, je suis un ascète. Bien sûr, je suis un ascète par force,
dans mon cœur j'aimerais tellement me laisser séduire par les biens de ce
monde. Même si je suis un ascète à mon corps défendant, veuillez.
Seigneur, en tenir compte.
Ou bien encore :
Seigneur, je vois bien qu'être pauvre est un péché, puisqu'on j'en aie le
regret tous les jours. Faites, Seigneur, que je ne pèche plus.
Ou bien encore :
Seigneur, vous pouvez tout. Il suffirait que vous puissiez un tout petit peu
de tout petit peu, que vous me fassiez trouver un déchet vendable, pour
que je puisse acheter mon petit pain de chaque jour. Seigneur, par pitié,
qui pouvez tout, pouvez pour moi un tout petit peu de petit peu.
Puis il battait sa coulpe :
-Pardon, Seigneur, je vous commande. Vous savez que je vous aime de
toutes mes forces, bien que mes forces soient de plus en plus faibles.
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Soudain, le Seigneur l'a écouté, le croc de Fignon, dans les ordures, a
accroché quelque chose de solide. Fignon a tiré la chose au grand jour, l'a
examinée. C'était un store, de ceux que les gens suspendent au-dessus des
fenêtres, aux étés brûlants : il était en bon état, sauf que la latte en bois
était cassée.
Quelle époque, se dit Fignon en le contemplant. Quelle époque. Quelque
chose est cassé d'un objet, au lieu de le réparer, on le jette. Faire est le
propre de la main, disait Valéry Paul [voir mon Robert]. Aujourd'hui, la
main cède le faire à l'esprit, mais comme l'esprit ne fait pas, on ne fait
plus. On pense de plus en plus, on fait de moins en moins. Et comme tout
le monde pense, tout le monde pensera de plus en plus, et fera de moins
en moins..
Il l'a examiné.
.A quoi ça pourrait servir ? Dans la voiture, comme un petit rideau aux
fenêtres pour protéger le bambin des brûlures su soleil ? Pour obturer à
une fenêtre un carreau cassé ? Pour servir d'écran à un joueur de
bridge ? Comme tamis pour les confitures de framboise ? Combien je
pourrais-je tirer de ça au mieux ? 50 cents ? [Il a levé les yeux au ciel]
Merci, Seigneur. Ces 50 cents me permettront peut-être d'acheter mon
petit pain quotidien.
Fignon a tourné le store : est apparue tout d'un coup, au milieu du store,
une grand tache marron noire, en relief, tout à fait semblable à ces taches,
que le peintre Soulages Pierre applique en relief, au couteau, sur ses toiles.
Fignon a approché sa toile de ses yeux, puis de son nez. Subitement, il
réalise, avec une mine de degoût, il a retourne vivement le store :
- Ah. Bah. Pouah. Quelqu'un, aux toilettes a été en rupture de papier de
toilette : petite. culotte ou caleçon sur les chaussures, claudiquant,
cherchant avec désespoir dans l'appartement de quoi s'essuyer, ah le
store a-t-il dit, et immensément soulagé, a enfin pu se torcher le cul.
Quoique la toile ait dû lui raper sérieusement le fondement.
Telle est la découverte primitive, qui a changé de Fignon toute l'existence.
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2.L'Ile.
La libre indépendante République socialiste totalitaire de l'Ile
Bienheureuse, dont Fignon était citoyen-sujet est une île perdue au milieu
de l'Océan Pacifique.
Autour de l'Ile, à perte de vue, s'étendait la mer. Le Président à Vie disait
qu'il n'y avait pas meilleure police des frontières, meilleurs rouleaux de fils
de fer barbelés, meilleure grille électrique, meilleur réseau de miradors
que cette mer à perte de vue, pour dissuader les citoyens/sujets, de
s'évader du Paradis de leur Ile Bienheureuse.
Le Président élu à vie, du nom de Mâchefer, qui, adjudant engagé dans les
armées de l'Ex-Puissance Coloniale, avait participé avec héroïsme à ses
glorieuses défaites, [juin 40, Indochine, Tunisie, Maroc, Algérie], et à son
heureuse rétrogradation du rang de 1ère puissance mondiale au rang de
3ème ou 4ème, à son tour a mené contre elle une guerre de libération de
son Ile. En faisant cela, certes il a accru le nombre de glorieuses défaites
de l'Ex-Puissance Coloniale d'une défaite de plus, mais en revanche, il a
inscrit à son propre tableau sa première victoire, qui sera d'ailleurs aussi
la seule.
Le Président à vie nourrissait à l'égard de l'Ex-Puissance Coloniale une
haine profonde. Non. Plus exact qu'une haine profonde, il nourrissait à
son égard un amour contrarié. Aussi, quand il s'est agi de trouver un
nouveau nom à la capitale, et une nouvelle Constitution à son Ile, au lieu
de créer quelque chose de neuf, il s'est contenté de prendre le contrepied
de l'Ex-Puissance Coloniale. Ainsi, prenant le contrepied du nom de la
métropole de l'ex-Puissance coloniale, de Paris il a fait « Rispa ». [Les
citoyens-sujets ont eu plus d'imagination que lui, ils ont appelé leur
capitale« On RISPA tous les jours]. »
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De même, lorsqu'il a eu libéré le territoire, qu'assisté d'une chambre
d'enregistrement, le Président à Vie a établi la Constitution de la Nouvelle
Libre République Socialiste Totalitaire, il a simplement pris le contrepied
de la Constitution de l'ex-Puissance Coloniale : il s'est contenté de garder
le bon, et rejeter le mauvais.
Voici ce qu'il a gardé de bon :
Il a gardé l'Eglise Catholique. Mais écartant l'Eglise Catholique dégénérée
telle qu'elle est aujourd'hui en Europe, il a choisi l'Eglise Catholique telle
qu'elle a été, à la Renaissance, à son heure de puissance et de gloire. Sous
contrôle d'une Inquisition impitoyable, le Président à Vie a obligé ses
citoyens/sujets à croire de toutes ses forces aux dogmes de l'Eglise
Catholique. La population avait obligation de se confesser tous les
samedis, d'aller à la messe et de communier tous les dimanches, d'assister
aux vêpres, complies, rosaire, séance pénitentielle. Vivre dans un
sentiment de culpabilité perpétuelle et dans la terreur du Jugement
Dernier, de l'Enfer, de la Damnation Eternelle, fait faire à l'Etat bien des
économies de police et de frais de justice, a-t-il expliqué.
Le Président avait fait philosophique réflexion, à ce propos, que rien n'est
plus néfaste à l'homme que l'athéisme. Celui qui ne croit en rien ressemble
à un homme au milieu d'un terrain vague : il ne sait où aller, et faute de ne
savoir où aller, il reste sur place, se mord les poings, se ronge les sangs. Le
doute divise l'homme contre lui-même, et sème en lui les germes de la
dépression. C'est lui donner un moral de fer que de l'obliger à croire. Une
foi obligatoire fait faire au citoyen-sujet-fidèle, et donc à l'Etat bien des
économies en psychologues, psychanalystes, psychiatres, conseillers
conjugaux, voyantes, astrologues, numérologues, et autres spirites, a-t-tl
expliqué.
Cette loi catholique a été bien prise par la population.
Pour l'élite riche et intelligente, et pour la demi-élite demi-rcihe et demiintelligente, l'obligation de croire leur ôtait les affres de l'incroyance ;
surtout avait la vertu de maintenir le peuple dans la soumission et
l'obéissance. Pour le peuple, misérable et stupide, l'obligation de croire lui
faisait souffrir avec patience ses malheurs et sa misère, par l'espoir
éperdu, s'il se tenait bien, d'en être peut-être récompensé dans l'au8
delà. .
La religion était vécue différemment selon les quartiers.
Pour l'élite riche et intelligente, et la demi-élite demi-riche et demiintelligente, la religion était prétexte à fêtes : aux Noël, Pâques, Pentecôté,
Ascension, Naissance, Mariage, Enterrement, ils invitaient curés et
vicaires, et tout ce monde, joyeusement, s'empiffrait et lichetronnait à qui
mieux mieux.
Pour le peuple misérable et stupide, la religion était un chemin de croix,
où, le curé en chaire le sermonnant, et lui abîmé dans la nef, il battait
longuement sa coulpe des péchés de sa misère et de sa stupidité, en
suppliant le Seigneur de bien vouloir l'absoudre, en lui donnant le Paradis
dans l'au-delà.
Comme l'on voit, tout le monde était donc satisfait de cette loi catholique,
quoi que pour des raisons diverses.
*
Pour appliquer cette Loi Catholique, le Président avait institué un Code de
Bonne Conduite Catholique obligatoire.
De par un article de ce Code de Bonne Conduite Catholique, des
Inquisiteurs Assermentés pouvaient à tout moment contrôler dans la rue
les citoyens-sujets-fidèles, qui avaient obligation de porter sur eux un
Permis de Se Conduire Catholique en état de validité.
Le Permis de se Conduire Catholique comporte 6 points. A chaque
manquement de ses devoirs : confession le samedi, communion le
dimanche, assistance aux offices, le Curé de la Paroisse, qui a pour charge
de viser les Permis de Se Conduire des Fidèles de sa Paroisse, est habilité à
dresser contravention et ôter 1 point.
Au fur et mesure que lui sont ôtés des points, le Fidèle contrevenant voit
sa liberté de circulation dans les rues réduite. Celui à qui ont été ôtés 5
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points est placé sous le régime de liberté surveillée : il porte au pied un
bracelet électronique, n'a le droit de se déplacer que pour faire ses courses
dans le quartier, a pour devoir de pointer chaque jour au curé de la
paroisse.
Celui à qui ont été ôtés les 6 points n'a plus le droit de circuler dans les
rues. Détenu chez lui, il est condamné à y faire retraite durant cent jours,
s'abîmant devant l'oratoire familial : il peut être contrôlé à toute heure du
jour et de la nuit par le curé de la paroisse. Passé ces cent jours, il est tenu
d'aller au presbytère, où le curé l'interroge sur tous les articles du
Catéchisme, qu'il doit connaître par cœur.
Le Fidèle contrevenant a la possibité de récupérer tous ses points en une
fois s'il accepte de se soumettre à une ancienne, saine, immémoriale
tradition de l'Ile, que le Président à Vie a pris à honneur de remettre en
honneur : la bastonnade de 100 coups de fouet à neuf lanières armées de
clous.
Tel est ce que le Président à Vie a gardé de la Constitution de l'ExPuissance Coloniale.
Voyons maintenant ce qu'il en a rejeté :
Il a supprimé la Sécurité Sociale. Faisant état des découvertes de Darwin,
il a décrété que seul doit commander la loi de la sélection naturelle. Rien
n'est plus néfaste à une race que soigner et guérir mongoliens, autistes,
débiles, handicapés, imbéciles, et autres avortons non viables. Le devoir
de tout homme responsable, qui ne veut pas que se dégrade l'espècve
humaine, est de laisser la nature éliminer les fausses couches. De même,
il faut laisser leucémies, cancers, infarctus, AVC, tuberculose, sida, ébola
et autres endémies et épidémies, qui sont naturelles fins de vie, faire leur
œuvre de sélection. L'acharnement thérapeutique est un crime contre
l'espèce humaine. D'autant que la non prise en charge et le non
remboursement de tous ces soins par l'Etat, soulage incroyablement le
budget de l'Etat, a expliqué le Président.
De même, il a supprimé aussi les Allocations familiales. C'est le sexuel
désir d'amour brûlant, qui est le fabricant naturel des enfants, non l'envie
d'un frigidaire à 6. : l'amour fait de beaux enfants ; les frigidaires font des
enfants perclus.
De même, il a supprimé Retraites et Maisons de Retraite : les vieux sont
destinés à s'éteindre doucement, c'est les torturer que les raccrocher
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malgré eux, à la vie. C'est faire faire bien d'utiles économies à l'Etat, que
refuser de s'acharner à faire vivre de mourants, a expliqué le Président.
Toutes ces économies faisaient que la Trésorerie dégageait chaque année
d'importants excédents, que le Président à Vie, qui, ayant libéré l'île et
craignant qu'une Puissance veuille la remettre sous son joug, a consacré à
l'achat de matériel de guerre. Comme tout vainqueur, l'adjudant-Président
était resté à la dernière guerre, aussi a-t-il acheté un sous-marin, un
porte-avions, une forteresse volante, deux chars Patton des surplus
américains, deux Messerschmitt des surplus allemands. Mais ses craintes
ont été vaines : aucun imbécile d'Etat si Puissant soit-il, n'a été imbécile
au point de vouloir s'emparer de son caillou.
Le Président a, quelque temps, fait joujou avec ses joujoux de guerre ;
mais à jouer tout seul, on finit par s'ennuyer.
Depuis, son matériel de guerre rouille dans une zone militaire [Zone
militaire – Interdit d'entrer] entourée de barbelés.
Tel est le décor de fond de cette décharge à ciel ouvert de la capitale « Ça
ne RISPA tous les jours », où, son croc à la main, notre z'héros Fignon
venait de trouver un store merdique.
3.Justification de cette histoire par son
auteur.
« Mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre
pour bien conduire sa vie, mais seulement de faire voir en quelle sorte
Fignon a taché de conduire la sienne. Mais en ne proposant cet écrit que
comme une histoire, ou si vous aimez mieux, comme une fable, en
laquelle, à côté d'un exemple qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être
aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il
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sera utile à quelqu'un sans être nuisible à personne, et que tous me
seront gré de ma franhise. ».. .. Descartes René.
Comme le lecteur peut le constater, il m'arrivera de citer des phrases des
grands Auteurs, [que j'emprunte à mon Robert] (voir explication de cette
pratique plus loin)
Pour avancer d'un pas ferme dans la marche hésitante de son histoire, un
auteur boîteux comme votre serviteur a besoin de la canne à bout ferré
d'une Autorité. Comme Autorité, en l'occurrence, l'auteur de cette histoire
a cru bien faire en chosissant Descartes, René, l'Autorité des Autorités.
4. Généalogie de Fignon
Le premier Fignon qui est apparu dans l'histoire, vivait dans la Métropole
de l'ex-Puissance Colonisatrice sous Henri IV.
C'était une brute farouche, dont on ne connaît pas le nom de naissance, et
à qui le bon Roi avait donné en charge l'artillerie. De ses bouches à feu, ce
canonnier faisait une telle hécatombe d'ennemis, que le bon Roi, qui
aimait les métaphores, disait de lui que, de son trou du cul, il pétait des
pets si puants, qu'il tuait les ennemis comme des mouches. En vertu de
quoi, le bon Roi l'a appelé familièrement Trou Du Cul. Ses amis, par
apocope de précoce dégénérescence, -toutes les apocopes sont sont signes
de dégénérescence : ainsi, à notre époque, cinématographe a fait cinéma,
puis ciné, je prévois que bientôt il fera ci- l'ont appelé familièrement
surnommé Trouduc'.
Le petit fils d'Henri IV, Louis XIV, en considération des services rendus
par son aïeul à son aïeul, a annobli le petit fils de Trou du Cul, et lui a
donné le titre de Duc du Trou, ainsi que la terre de ce Duché en
Normandie, appelée le Trou Normand.
La Révolution, survenant deux Rois plus tard, décapitant la noblesse, a
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décapité le Duc du Duc du Trou, si bien que de Duc du Trou, il n'est plus
resté que Trou. Pour préciser néanmoins de quel trou il s'agissait, les
Encyclopédistes, soucieux de précision, ont appelé Trou, Troufignon.
Puis les années ont passé. Une II ° République, 1 Empereur, 2 Rois
classiques, 1 Roi Bourgeois, 1 deuxième Empereur plus tard, est survenue
la bourgeoise III° République, laquelle, pudibonde à l'extrême, de
Troufignon, a caché le Trou de Troufignon, qu'elle ne saurait voir,
[Poquelin Jean-Baptiste, dit Molière] [que j'emprunte toujours à mon
Robert], si bien que de Troufignon, il n'est plus resté que Fignon, nom de
l'aïeul de notre Fignon.
Un descendant de cet aïeul a été le père de notre Fignon.
Un beau jour, Fignon Père, qui se posait des problèmes existentiels, s'est
trouvé une vocation de missionnaire social. Il a quitté la Métropole de l'exPuissance coloniale, et s'est établi dans l'Ile Bienheureuse habité
d'aborigènes miséreux, matière humaine qu'il a jugé bien plus malléable à
travailler socialkement, que les durs citoyens miséreux de la Métropole.
L'affaire de la vie de Fignon père, donc, a été les aborigènes miséreux de
l'Ile bienheureuse. Il a eu l'idée géniale de quémander aux aborigènes euxmêmes de quoi les nourrir, tout en gardant une commission au passage.
En se dévouant à ces miséreux de l'Ancienne Colonie qui se sont si bien
dévoués à lui, Fignon a si bien réussi, qu'année après année, il s'est
constitué des fortunes, qu'hélas, il a dilapidées au fur et à mesure.
Autant, quand il ne s'occupait que de lui en ex-Métropole, iI avait été
maigre, autant, quand il s'est occupé des autres dans l'ex-Colonies, il a été
gras. Plus il a aidé les crève-la-faim, plus il a été florissant.
Il est de coutume, que ceux qui donnent dans l'humanitaire et dans le
social, s'en récompensent en banquetant et festoyant.
Accusez-moi de médisance, mais non de calomnie : la preuve que je dis
vrai, c'est que Fignon père, qui promenait son estomac devant lui comme
son œuvre personnelle, est mort d'un infarctus.
Il aurait fallu voir l'enterrement de Fignon père : ç'a été son jour de gloire,
bien que pour lui, qui n'était plus, ce fût plutôt un jour d'humilité.
La tête du cortège funèbre arrivait au cimetière, que la queue n'avait pas
quitté le domicile. Le cortège était d'abord une suite de débris humains,
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boîteux, culs de jatte, tuberculeux toussant, jaunes victimes de la malaria,
de la fièvre jaune, victimes de médicaments à effets secondaires
indésirables, handicapés autonomes en petite voiture, tétraplégiques
poussés en petite voiture par des étudiantes, comateux sur brancards,
tous ces détritus, classés dans le cortège par catégorie ; les suivaient les
amateurs autopayés de la charité et de l'humanitaire, Soeurs des Pauvres,
Dames de charité, représentants de Médecins du Monde, de la CroixRouge, du Secours Catholique, du Secours Populaire, des Frères
d'Emmaüs, des Restaurants du Coeur, et d'ONG en nombre incalculable ;
venaient enfin les vrais professionnels de la charité, qui ont pignon sur
rue, Vicaires et Curés, (lesquels étaient à pied), Chapître de la Cathédrale
au grand complet (en autocar), pour finir le Cardinal Archevêque de
« ÇaneRISPAStouslesjours »
portant son ostensoir, (assis sur les
confortables fauteuils en cuir de sa limousine décapotable), avec sa jolie
et fraîche religieuse en cornette blanche au volant.
De mémoire d'homme, on n'avait jamais vu dans l'Ile Bienheureuse un
cortège funèbre aussi long.
Fignon Père a d'ailleurs tellement aimé les miséreux, qu'aimant sa femme
et son fils par-dessus tout, il en a fait deux miséreux : en effet, à sa mort, il
ne leur a pas laissé un sou..
*
Ce serait un crime, avec véhémence dénoncé par l'Association Féministe
La Femme est le Premier Homme, que d'oublier Fignon mère : elle a
existé pour Fignon, autant que Fignon père, sinon d'avantage, puisqu'elle
a survécu à son mari d'une trentaine d'années.
Pour survivre à son mari, elle a dû vendre la maison, puis le jardin
attenant, se réservant au bout du jardin, le garage, un conteneur
métallique de récupération, qui a été leur dernier domicile à tous deux, et
après son décès, le domicile de son fils.
Ce réduit, qui était sans eau ni électricité, et que Fignon appelait La
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Caisse, était si court et si étroit, que Fignon et sa mère d'abord, puis
Fignon seul ensuite, n'avait jamais pu loger plus qu'un matelas de 90.
C'est là que vivait Fignon, solitaire, -ou presque, puisqu'il avait dans sa
forêt privée, pour compagnie, nombre de ces petits animaux domestiques,
comme j'ai dit plus haut.
*
La vérité m'oblige à dire que Fignon fils n'avait pas été du tout
malheureux du décès précoce de son père, au contraire. Il savait, que son
père l'aurait forcé à faire de longues et pénibles études, pour exerçer une
profession ayant pignon sur rue. Or il abhorrait les longues et pénibles
études, et partant, il abhorrait les professions ayant pignon sur rue. Grâce
à son heureux état d'orphelin, Fignon avait pu vivre la libre vie miséreuse
qu'il voulait.
Pour héritage spirituel, son père dévot lui avait laissé une Bible.
Si l'affaire de la vie du mari avait été le social, l'affaire de la vie de la
femme a été les lettres. Comme son père lui avait laissé une Bible, sa mère
lettrée lui a laissé les 5 Livres de Rabelais.
En plus de ces deux livres, le jour où Fignon a eu le bonheur de vendre à
M. Tannant, le milliardaire de l'ancienne Puissance Coloniale, fondateur
du Musée d'Art Contemporain dans sa Métropole, le mirifique pissoir
jauni public d'occasion Villeroy et Bosch, qui lui avait rapporté la fortune
de 12,50 €, ivre de ce gain soulant, il avait acheté sur Internet un
Dictionnaire Robert, qui a valu pour lui toutes les bibliothèques du
monde.
Pour chaque mot, en effet, le Robert donne tous ses sens possibles,
concret, abstrait, étymologique, analogique, dérivé, métaphorique,
contradictoire même, mais surtout, chaque sens est illustré par des
citations de vrais textes des auteurs, et d'aussi loin que le français existe.
15
Avec ce Robert, même les bibliothèques universitaires sont devenues pour
Fignon obsolètes.
On ouvre le Robert au mot, on découvre à ce mot, une citation, qui vous
donne une pensée à laquelle on n'aurait jamais pensé : cela vous donne un
vernis de culture, qui éblouit le monde.
Inutile d'apprendre la citation par cœur et de s'en encombrer la mémoire,
on emprunte la citation, on la remet et on l'oublie, et on est sûr de le
retrouver à la même place quand on voudra.
5. Le store merdique trouvé par Fignon.
Retournant le store,
Ah bah,
a dit Fignon, dégoûté, et il a retourné comme par réflexe le store, loin
de son nez et de ses yeux.
Fignon n'aurait jamais osé s'exposer à lui-même les réflexions, qu'a
suscitées en lui la découverte du store merdique, s'il ne s'était mis
sous le patronage des Maître Rabelais François, médecin et prêtre,
double référence..
*
Sitôt la merde du store merdique à ses yeux et à son nez apparue, de
16
Rabelais François, médein et prêtre, il s'est cité, de Gargantua son
premier livre, un des premiers chapitres qu'il connaissait par cœur,
tellement souventes fois il l'avait lu.
S'il se l'est cité in extenso, c'est parce qu'il avait vérifié, que parmi les
textes de Rabelais François, choisis par les professeurs dans leurs
Textes Choisis pour les élèves, - et sans doute parce qu'ils ont peur
que le texte ne choque leur oreilles, -alors que Dieu sait, les oreilles
de nos jeunes en entendent d'autres, surtout de leur propre bouchece chapitre était systématiquement occulté, et que donc, bien des
gens n'ont de leur vie connaissance de ce chapître, pourtant un pur
chef d'oeuvre, pensait Fignon..
Il n'excipait Son Maître Rabelais, que pour s'autoriser à faire état
librement des réflexions philosophiques, qui lui étaient venues à
l'esprit, quand ayant retourné le store, il avait constaté qu'il avait
servi à femme ou homme en rupture de papier de toilette, de
torchecul.
En tant qu'auteur, j'avoue que j'ai laissé aussi
Fignon se citer in extenso le texte de Rabelais
pour une autre raison, pratique, d'auteur.
Un de mes proches, qui m'est très cher, m'a
fait remarquer, lorque lui ai dit que ce roman
devait comprendre 120 pages : C'est trop
court pour un roman. Les éditeurs aiment les
pavés épais comme des parpaings. A leurs
lecteurs, ils adorent Leur Faire Perdre Le
Temps avec des A la Recherche du Temps
Perdu interminables. Ton roman est à peine
une nouvelle. Or, les éditeurs n'éditent pas de
nouvelles.
Le lecteur comprendra que, suite à cette
remarque infiniment sensée, je sois à l'affût,
de tout ce qui peut allonger cette nouvelle
vers ce lointain but rêvé -peut-être
chimérique- de roman.
17
*
Comment Grandgousier connut l'esprit merveilleux de son fils
Gargantua à l'invention du torchecul.
-Il n'est besoin d'un torchecul, sinon qu'il y a ordure, dit Gargantua.
Ordure n'y peut être, si on n'a chié. Chier donc nous faut, devant
que le cul torcher... ...Ecoutez, mon père, ce que disent aux fienteurs
les murs de nos cabinets.
Chiard - Foirard
Or dure - Or qui dure
Dégoûtant - Répugnant
Le Feu St Antoine te ard
Si tous
Tes trous
D'égoût
Tu ne torches avant ton départ
-Quoi, dit son père Grtangousier, petit couillon, tu rimes, déjà ?
-Oui da, mon roi.
En chiant hier je sentis
L'impôt qu'à mon cul je dois.
L'odeur fut autre que je cuidois
J'en fus tout empuanti.
Si quelqu'un eut consenti
18
M'amener une garce que j'attendois
Je lui eusse en chiant garni
Son trou d'urine en bon goret,
Cependant que son doigt aurait
Mon trou de merde garanti
En chiant.
-Retournons, dit Grandgousier,à notre propos
-Quel ? Chier ?
-Non, mais torcher le cul.
-J'ai, dit Gargantua, par longue et curieuse expérience, inventé un
moyen de me torcher le cul le plus seigneurial, le plus excellent, le
plus expédient, que jamais fut vu.
-Quel, dit Grandgousier.
Et Gargantua de défiler tous les torchecul qu'il
avait expérimentés, du cache-nez de velours
d'une demoiselle, en passant par les plus
saugrenus comme un sac d'avocat, des orties,
les gants parfumés de sa mère, une carpette,
du foin, de la paille, soit 65 en tout, dont je
vous épargnerai la liste, jusqu'au dernier, qu'il
a retenu.
-Il n'y a tel torchecul que d'un oison bien duveteux, pourvu qu'on lui
tienne la tête entre les jambes. Et croyez-en sur mon honneur, car
vous sentez au cul une volupté mirifique tant par la douceur d'icelui
duvet, que par la chaleur tempérée de l'oison, laquelle facilement est
communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir
dans la région du cœur et du cerveau. La béatitude des héros et des
semi-dieux par les Champs-Elysées n'est autre qu'en ce qu'ils se
torchent le cul d'un oison.
19
Sur quoi Grandgousier applaudit son fils bien fort.
6.Réflexions de Fignon sur son store
merdique.
Comme j'ai dit, sitôt découvert en avant la merde du store merdique ,
Fignon, dégoûté, l'a retourné en arrière.
Ensuite, il se dit : Mon Dieu, combien de réflexions philisophiques
m'inspire ce store merdique.
Il est sûr, néanmoins, qu'il nous serait intolérable à moi et à mes
lecteurs si je dissertais, cette merde sale et puante sous les yeux et
sous le nez.
Par contre, si la soustrayant à nos yeux et à notrer nez, et tournant
le store sens devant derrière, comme je viens de faire, j'en fais une
chose abstraite, je pourrais en discourir, et le lecteur m'en lirait
sans gêne aucune, tout comme Gargantua qui parlait de son torchecul, sans l'avoir sous le nez et les yeux
Ayant tourné le store, je le répète, libéré donc du dégoût de la chose
concrète, Fignon a philosophé sur la chose abstraite tout à fait à
loisir.
*
La première question qu'impromptu je me pose est la suivante :
20
Pourquoi nos excréments naturels nous répugnent-ils tellement ?
C'est pourtant nous qui les fabriquons avec notre propre matériel et
nos propres outils. C'est de A à Z, notre œuvre originale
inconstestablement. Pöurquoi, à leur vue et odeur, nous en
détournons-nous si vivement nos yeux et notre nez de ces enfants,
pourtant accouchés de nous ?
Pardon, distinguons, a repris Fignon.
Ne nous répugnent que les excréments des autres. Parce qu'entre les
nôtres et nous, s'établit, aussitôt excrétés, une certaine complicité :
nous sommes intéressés, nous nous penchons sur eux. Bien loin que
leur vue et leur odeur nous répugnent, nous ressentons pour eux
même de la sympathie.
Philosophons à partir de ce constat. Si les excréments des autres
nous font nous éloigner des autres, les nôtres nous en rapprochent
au contraire, pour ce que de toute évidence, excréter est chose
universellement humaine.
Les femmes et le pape chient, dit Montaigne Michel. Par conséquent,
a pensé Fignon, tout le monde chie, parce que, si l'on devai excepter
de la chiure quelqu'un, c'est les femmes et le pape.
Même Pascal, qui, dans ses affres philosophiques, a dit : Tout le
malheur des hommes vient de ce qu'ils ne peuvent rester assis dans
une chambre, a dû parfois se lever de sa chaise, se résoudre à
quitter sa chambre, et aller chier. Le temps d'aller chier, il a dû
accepter d'être malheureux. Voyez comme tout ce que pense ce
penseur est à prendre avec relativité.
*
21
Reconnaissons, a pensé Fignon, que le mot chier offusque. Mais
quelle expression employer à la place ?
-il a fait caca : ça fait trop penser, sur sa table à langer au petit
chou, avec son caca dans sa couche, gigotant allègrement de ses
deux petites jambes ;
-il a fait sa grosse commission : au triste garçonnet, le panier à bout
de bras, envoyé par sa maman faire les courses au supermarché ;
-elle a fait ses besoins : à la rougissante adolescente nubile, qui
découvre qu'elle a des besoins et n'ose se les avouer ;
-elle est allée aux toilettes : à la jeune femme honteuse qui préfère
parler toilette, plutôt d'avouer qu'elle y va ;
-je vais au petit coin : aux touristes, désespérés de ne pas voir pas
d'édicule, et qui, honteux, descendent sur le quai pisser derrière un
arbre ;
-elle est allée à selle : aux Mademoiselle Scudéry, qui jouent les
Précieuses, N'y touchez pas, il est brisé, Prudhomme Sully ;
-il va aux Waters : à l'ingénieur, qui avance l'eau qui chasse, pour
ce pas parler de ce que l'eau chasse ;
Toutes ces locutions sont des paraphrases ou des métaphores
euphémiques, qui sont destinées à voiler la réalité.
Finalement, le seul mot réel qui convienne à homme et femme mûr
responsable, c'est chier.
Dans le Robert consulté sur le sujet, Fignon a lu que pour lui, le mot
chier est vulgaire. C'est bien la première fois qu'il l'a désapprouvé. Si
le mot chier est vulgaire, l'acte de chier est vulgaire aussi. Dire que
chier est vulgaire, c'est dire que chier est le fait du vulgaire. Or chier
est aussi le fait de l'élite. Donc le Robert, a pensé Fignon, fait erreur.
22
*
Une observation, -soit dit en passant, que l'on peut faire au sujet des
matières, -chose curieuse, par matières, tout le monde entend qu'il
s'agit non de matières d'examen, bien qu'elles soient aussi des
matières d'examen, mais de matières fécales- c'est que ce sont les
seules matières, qui se trouvent, à température constante, sous les
trois états : solide, liquide, gazeux, ce qui fait ces matières
remarquables.
La deuxième observation, sociale, celle-là, c'est que, pour tous ceux
qui se démarquent du peuple : les Académiciens au costume vert,
qui se qualifient d'éternels ; et toutes ces personnes, en habits
sacerdotaux, de sacerdoce de premier comme de sacerdoce de
second rang, tels que Vicaires, Curés, Evêques, Cardinaux, Pape,
tous ces êtres sacrés qui officient là-haut, dans le Saint des Saints,
-désolé pour eux-, le fait qu'ils chient, les égale , - qu'ils le veuillent
ou non, - à ce bas peuple, dans la nef, qu'ils font s'agenouiller
devant eux, et qui chie comme eux..
*
Ceci dit, j'imagine quelle doit être la douleur des Personnes d'Eglise,
quand,
en rupture de papier toilette, leur caleçon sur les
chaussures, ils claudiquent, dans leurs quartiers réservés, en
cachette des religieuses, à la recherche désespérée d'un torche-cul.
Les vicaires, qui sont près du peuple, ne doivent pas en être, je
23
pense, trop affectés.
Mais les Curés, qui à l'autel transsubstituent l'hostie en le vrai
Corps du Christ, eux, comme ils doivent en souffrir jusqu'au fond de
l'âme.
Ce que je trouve admirable chez les
Musulmans, a pensé Fignon, qui sont d'une
propreté exemplaire à voir les ablutions
auxquelles ils se livrent tous les jours, c'est
que le Prophète les a enjoints de se servir de
la main gauche, pour se torcher le cul.
Mais chez nous, les Curés sont droitiers.
Je veux bien que, comme les chirurgiens avant d'opérer, les Curés,
avant d'officier, se savonnent à mort les mains, se brossent les
ongles, mais si les chirurgiens, eux, se mettent des gants.
Pour les Monseigneur l'Evêque, prêtre des prêtres qui sacre des
prêtres, Eminence qui trône dans le choeur sur son trône épiscopal,
combien, lorsqu'il se trouve en rupture de papier de toilette,
doutant alors de son caractère sacré, combien la douleur pour eux
doit être multipliée. Combien doit-il souffrir de se voir en un instant
désacralisé. Et combien j'en souffre pour lui. Se dire, comme
certainement il se le dit, qu'au lieu de Son Eminence, il devrait
s'appeler Sa Flatulence, Sa Pétulance ; quelle douleur.
Le voir mitre en tête, crosse en main, en aube blanche et chasuble
d'or, encenser trois fois trois fois par un co-célébrant, quel fidèle, il
est vrai, oserait, et bien qu'il voie parfaitement sous l'aube le bas de
son pantalon, le voir en pensée le cul nu, sans s'accuser de
blasphème et de sacrilège ?
Et tout à fait au sommet de la hiérarchie, celui qui est en blanc,
combien plus ? Dieu s'est fait homme, lui homme se fait Dieu ? Quel
fidèle oserait le voir comme j'ai dit, sans se croire hérétique et voué
à la damnation éternelle ? Plutôt que cette horreur,il préfère de
mille fois croire que le Saint Père est exempt des fonctions
24
d'excrétion.
Quitte à le vouer, pour cause d'obstruction intestinale, à une mort
rapide et certaine, jamais il n'oserait soumettre à l'examen de sa
raison ce qui pour lui doit être un article de foi.
Ainsi songeait Fignon.
*
Ces réflexions philosophiques que se permettait Fignon, ne faisaient
pas de lui, pour autant un esprit fort pourtant. Comme tous les gen,s
du peuple, il respectait scrupuleusement la Loi de Religion.
Il assistait à tous les offices obligatoires, se confessait et communiait
toutes les semaines, comme il étaitordonné. Il était même cité en
exemple par le Curé de sa Paroisse, pour sa ferveur : à l'église,
agenouillé, ses mains ne quittaient pas son visage, comme s'il était
plongé dans une adoration perpétuelle. En réalité, où qu'il soit, dans
quelque position qu'il soit, il avait une capacité à dormir,
phénoménale.
La preuve que toute sa vie, il a eu son Permis de Se Conduire en état
de validité, est que jamais aucun point ne lui avait été ôté,
moyennant quoi, sur ses cinquante ans, il a été décoré des Palmes du
Martyr Non Martyr.
*
25
A ce moment, Fignon jetant un regard précautionneux sur l'arrière
merdique du store pour voir si la merde y était toujours, bien qu'il
l'ait quittée des yeux depuis un certain temps, a conçu de cette vue un
sentiment de jalousie.
Mon Dieu, quelle belle merde. Que la matière est abondante. Ah si
seulement, au lieu de tirer à petits plombs, ma bouche à feu pouvait
tirer à obus comme lui. Que j'aimerais que mon chargeur soit
alimenté de projectiles de cette taille.
Ayant épuisé le sujet de ses réflexions, Fignon a décidé d'aller racler
du store la merde avec un silex taillé, en industrieux homme du
paléolithique qu'il était ; puis d'aller au torrent, tremper, frotter,
laver, battre, rincer le store, en pauvre travailleuse mère de famille
du XIX° siècle, qu'il acceptait de s'abaisser à être.
7. Le Conseil des Ministres.
La Résidence des Gouverneurs de l'ex-Puissance Coloniale avait été
construite sur le sommet de la plus haute des collines de l'Ile
Bienheureuse. Après la Libération de l'Ile, elle est devenue la Résidence
du Président A Vie.
De la Résidence vieillote, le Président en avait fait une Résidence
Moderne : il avait équipé chaque pièce d'un système vidéo de cameras et
capteurs de son, lequel était rélié à son Bureau Personnel, dont tout un
mur était occupé par des écrans, allumés 24 h sur 24.
La salle du Conseil des Ministres était équipée d'une table triangulaire : Le
Président à Vie trônait à la pointe du Triangle Divin : il était ainsi adoré
26
comme l'Alpha et l'Oméga de l'Etat.
Ce jour -là, c'était l'heure du Conseil des Ministres. Selon la coutume
instaurée par le Président à Vie, l'heure était immuablement deux heures
passées l'heure.
Depuis deux heures donc, les Ministres étaient debout derrière leur chaise
pliante bas de gamme : la raison de la chaise pliante bas de gamme était
que le Président à Vie voulait que soit sans cesse, avant le Conseil des
Ministres sous leurs yeux, pendant le Conseil des Ministres, sous leurs
fesses, -lorsqu'ils étaient assis, la chaise pliante bas de gamme ne se
faisait pas faute de branler, et la toile de craquer- ce signe de la précarité
de leur place. Le 1er Ministre, lui, avait droit à un fauteuil pliant bas de
gamme.
Le Président, lui, siégeait sur un fauteuil Louis XIV en chêne massif de la
Forêt de Fontainebleau, tapissée d'une tapisserie des Gobelins
représentant sous le fondement du Président à Vie, Louis XIV, accueillant
l'ambassadeur des Iles du Pacifique. Le plaisir du Président à Vie, était,
lorsqu'il recevait l'Ambassadeur de l'ex-Puissance Coloniale, de se frotter
longuement le fondement sur le visage de Louis XIV, ce que faisait
semblant de ne pas voir l'Ambassadeur, qui regardait rêveusement par la
fenêtre.
Debout, donc, devant leur chaise pliante bas de gamme, se sachant
observés dans son bureau par le Président A Vie, les Ministres ne disaient
mot. L'un d'eux, autrefois, s'était risqué à chuchoter à l'oreille de son
voisin : sur l'heure, a été diagnostiquée, chez l'un et l'autre, par le Médecin
Officiel, une maladie « contagieuse virulente non identifiée » ; tous deux
ont été envoyés sur le champ en cure dans l'Ilot de la Bonne Santé
Politique, station balnéaire d'Etat, où des Infirmiers Assermentés les ont
traités, par des bains et des douches d'eau froide journalières, jusqu'à ce
qu'ils aient retrouvé une santé politique. Ce qui a été trois ans plus tard.
Chacun des ministres, debout, muet, devant sa chaise pliante de mauvaise
qualité, choisissait, selon son idiote syncrasie personnelle, une attitude.
Les uns, les paumes croisées devant leurs parties honteuses avant, les
yeux baissés, méditaient dans le vide, vers en bas ; d'autres, le dos de leurs
mains croisées devant leurs parties honteuses arrière, les yeux levés,
méditaient dans le vide, vers le haut ; d'autres encore, les bras croisés, les
yeux droits, méditaient dans le vide en face ; d'autres enfin, leurs bras
pendant le long de leur corps, les yeux mi-clos, méditaient dans le vide, en
27
eux.
Tous cherchaient à paraître intelligents, mais pas trop, parce qu'ils
connaissaient la jalousie naturelle du Président à Vie. On devine comme il
est difficile de prendre avec intelligence une attitude d'imbécile.
Seul le Premier Ministre n'était pas derrière son fauteuil pliant bas de
gamme. Il était debout, à une place, qu'avec son mètre ruban, il calculait
chaque fois au millimètre près, à 2,90 m de la porte du Bureau Personnel
du Président à Vie : il faisait ainsi d'avance place au Président à Vie,
quand il entrait.
*
A l'heure exacte, c'est à dire deux heures exactes après l'heure, le loquet
de la porte du Bureau Personnel du Président à Vie, s'est abaissé, la porte
s'est ouverte, et le Président A Vie est entré dans toute sa puissance et
toute sa gloire.
Disons un mot du Président A Vie, a pensé Fignon, qui jouera un rôle dans
l'histoire de Fignon. La vérité m'oblige à dire que ce rôle dans mon
histoire sera secondaire : -je prie le Ciel que le Président à Vie ne me le
fasse pas payer, tellement je sais que son amour-propre veut avoir le
premier rôle, dans toutes les situations.
*
Se parler du Président à Vie, c'est oser se dire la raison de son amourpropre d'écorché vif.
28
Je sais, pensait Fignon, que, si son vice rhédibitoire de conformation est
pour lui une première insulte, en parler serait pour lui, une deuxième
insulte : néanmoins, la sincérité qui a toujours été mienne quand il s'agit
des défauts des autres, m'oblige à me nommer, en moi-même, ce vice
rédhibitoire de conformation : le Président à Vie était
anormalement
petit.
Les avis divergent sur cet anormalement Son valet de chambre, qui a un
CDI dit qu'il mesure 1 m 50 ; son chauffeur, qui a un CDD 1 m 56 ; pour le
Premier Ministre, qui craint pour sa place,, sa taille grimpe jusqu'à 1 m
60. Les autres Ministres, qui pensent à leur 'avenir, malins, disent que peu
importe qu'un homme soit petit ou grand de sa taille corporelle, c'est la
taille de son esprit et de son caractère qui fait sa grandeur ou sa petitesse.
Moi, pensait Fignon, je dis simplement ce que j'en vois au défilé du 15
juillet, à la télé du bas bistrot du bas quartier, lorsque je compare sa taille
avec la taille des ambassadeurs à côté de lui. Je Je dis, : le Président à Vie
est
anormalement
petit.
Chaque fois que je le vois, il me fait penser à la chanson que lui chantait
sa Maman.
En tant qu'auteur, je ne résiste pas à la
tentation de la citer in extenso.
Mon père m'a donné un mari
Mon Dieu, quel homme
Quel petit homme
Mon père m'a donné un mari
Mon Dieu, quel homme
Qu'il est petit.
La première nuit j'couch'avec lui
Mon Dieu, quel homme
La première nuit j'couche avec lui
Mon Dieu, quel homme
Qu'il est petit
29
Au fond du lit je le perdis
Mon Dieu, quel homme
Au fond du lit je le perdis
Mon Dieu, quel homme
Qu'il est petit.
A présent, développons le sujet, s'est dit Fignon.
Jour et nuit, depuis sa naissance, Président a souffert atrocement de sa
petite taille, qui se rappelait à lui à chaque seconde de la journée, parce
qu'à chaque seconde de la journée, il se mêlait à des gens
normaux.
Qui ne souffrirait pas comme lui, de ne se sentir de taille, qu'une fois
dans l'année, lors de la Fête de Noël des enfants de la Présidence, lorsque
le Président leur distribuait leurs jouets.
Il faisait tout pour s'allonger:
-il se tenait droit plus que droit (si droit qu'il en avait la tête en arrière) ;
-non seulement il mettait des talonnettes à ses chaussures,
-mais encore, dans ces chaussures à talonnettes, il se tenait sur la pointe
des pieds ;
-sans cesse il cherchait ou un dos d'âne à grimper, ou une marche
d'escalier, ou un bord d'un trottoir, - et alors il poussait son interlocuteur
dans le caniveau- ;
-ou encore, il faisait asseoir les gens : debout, à côté d'eux, sa tête était
alors à même hauteur que leur tête assise ;
-mais là où il triomphait sans conteste, c'est lorsqu'il était seul sur une
haute tribune, surplombant une assistance assise à ras de terre, au
parterre.
30
Surtout, pour détourner les regards de sa petite taille, il avait développé
une capacité de nuire si puissante, qu'à sa vue, on pensait plus au mal qu'il
pouvait vous faire, qu'à sa taille.
Rien de mieux que la souffrance, et partant la haine, pour développer
l'intelligence.
Dans sa haine, pour monter jusqu'au pouvoir, il s'est abaissé à remplir les
tâches les plus fastidieuses, que personne ne voulait remplir ; dans
l'ombre à mener les combats les plus ingrats, que personne ne voulait
mener. Il a ainsi mis la main sur le parti.
Ensuite, il a isolé ses rivaux, s'alliant avec les uns contre les autres, puis
avec les autres contre les uns.
C'est ainsi qu'il a fini par se faire craindre de chacun, et se faire courtiser
par tous.
Sa plus grande jouissance, c'était quand un de ces grands balourds de
rivaux penchait sa haute taille vers son oreille, pour, chuchotant, dénigrer
un de ses fidèles.
Méfions nous de ces petits caporaux, qui sont prêts à massacrer le monde,
simplement pour qu'on oublie leur
anormale
petitesse.
*
Dossier épais en main, le Président A Vie, sans un regard pour personne,
est allé vers la table triangulaire, s'est assis sur son fauteuil Louis XIV.
Les Ministres, après un instant de respect, se sont assis qui sur leurs
chaises, qui sur son fauteuil bas de gamme : sous le sourire méchant du
Président, bien des chaises ont branlé, bien des toiles ont craqué : sous le
31
poids du Ministre du Commerce en Gros, on a même a entendu la toile se
déchirer, ce qui a fait le Président éclater de rire : les autres Ministres, en
écho, ont ri petitement.
Puis le Président a parlé :
-Sous votre nom, Messieurs, j'ai réglé les affaires courantes de votre
Ministère. J'ai promu. J'ai rétrodégradé. J'ai augmenté les impôts directs
et indirects... .. Je vous prie d'assumer vos responsabilités et signer mes
décrets, qui sont désormais les vôtres.
Il est capital, a-t-il ajouté, pour la vie et la survie de notre régime, que, le
Président A Vie soit pour le peuple l'ultime recours contre les décrets
abusifs des Ministres Abusifs.
Le Président A Vie a donné au Premier Ministre son dossier, qui contenait
une chemise par Ministère : le Premier Ministre s'est levé, a fait le tour de
la table, donnant à chaque Ministre sa chemise, s'est réservé la sienne,
s'est rassis. Chaque Ministre a ouvert sa chemise, a pris connaissance de
son contenu.
Il y a eu un bref silence, pendant lequel le Président à Vie a laissé aux
Ministres le temps de prendre hâtive connaissance des décrets, et il a dit :
-Signez.
Les Ministres ont signé.
Le Président à Vie a dit au Premier Ministre :
-Le Premier Ministre veillera à leur application.
Le Premier Ministre s'est levé, a fait le tour de la table, a saisi les chemises
que lui ont tendu les Ministres, les a replacées dans le dossier, que,
s'asseyant sur son fauteuil pliant bas de gamme, il a posé sur la table
devant lui.
*
32
Le President à Vie a dit :
-Messieurs, la séance est ouverte. Monsieur le Ministre de la Culture, vous
avez la parole.
Le Ministre de la Culture a levé les yeux au ciel :
-Le Président à vie est la lumière du siècle. La nuit, au firmament, les
millions de bougies des démocratiques étoiles scintillent pâles. Puis à l'Est
naît l'Aurore, dans toute sa gloire point l'Astre du Jour. Ensuite le Roi
Soleil Royal escalade le ciel. Son aveuglante lumière, soufflant d'un souffle
les flammes des minuscules étoiles, sous son immense dais bleu ciel,
règne désormais seule. Gloire au Président à vie, dans les siècles des
siècles.
Le Président à Vie a dit, sarcastique :
-Quel ballon gouflé par un papa pour son gamin vous faites, la plus petite
piqûre vous crèverait. Tout ce qui est exagéré étant insignifiant, a dit de
Talleyrand-Périgord. En m'exagérant, vous m'insignifiez. .. .. Vous volez
trop haut : touchez terre. Devant la Culture, vous ajouterez désormais
l'Agri. Je vous nomme Ministre de l'Agriculture.
L'ex Ministre de la Culture s'est levé :
-Le Président à Vie soit remercié.
Le Président à Vie a poursuivi ;
-Monsieur l'Ex-Ministre de l'Agriculture, à vous.
L'Ex-Ministre de l'Agriculture a baissé ses yeux à terre :
-Contrairement à ce qu'a dit Monsieur l'ex-Ministre ce la Culture, je
pense, que Monsieur le Président A Vie, n'est pas intelligent.
-J'ai peur, Monsieur le Ministre de l'Agriculture, que dans vos ex-terres
agricoles, vous ne soyez en train de creuser votre propre tombe.
-Je confirme ce que j'ai dit : le Président à Vie est un sot, et je vais le
prouver
33
Les Ministres, avec une secrète satisfaction, calculaient le nombre de
minutes, qui restaient à vivre au Ministre de l'Agriculture.
L'Ex-Ministre de l'Agriculture a poursuivi, impavide :
-Il y a deux sortes d'intelligences, la théorique, la pratique. Grâce à Dieu,
le Président à Vie n'est pas intelligent de cette intelligence théorique, qui
ne conçoit que des concepts : la dite intelligence est un moteur au point
mort, qu'on emballe, et qui fait un bruit horrible, sans que la voiture
n'avance d'un pouce.
Le Président à Vie, qui devinait où l'Ex-Ministre de l'Agriculture voulait en
venir, tout rose, a eu un sourire béat.
L'Ex-Ministre de l'Agriculture a poursuivi :
-Le Président à Vie est intelligent de l'intelligence pratique : la dite
intelligence est un moteur dont une vitesse est enclenchée, on appuie sur
l'accélérateur, et la voiture bondit.
Il a eu un silence.
-Un autre mot pour cette intelligence, a-t-il repris, est ruse, malignité. Le
Président à Vie est rusé comme un renard, le Président à Vie est malin
comme un singe. Vous avez un antique parrain, Monsieur le Président à
Vie : Ulysse. On appelait Ulysse : le rusé. Je confirme ce que j'ai dit : le
Président est un sot.
Le Président A Vie a applaudi vivement
-Voilà un compliment vrai et bien senti. Sortez vos bottes de votre exboue, Monsieur l 'Ex-Ministre de l'Agriculture. J'ôte l'Agri de votre ExAgriculture. Je vouos nomme Ministre de la Culture.
-Le Président à Vie soit remercié, dit le nouveau Ministre de la Culture.
Il y a u un assez long moment de silence, où le Président à Vie a examiné
les Ministres l'un après l'autre, qui, après de rare compliment, n'ont plus
osé dire mot.
Puis, renversant sa tête en arrière, le Président a bâillé à se décrocher la
mâchoire, en faisant un
34
A-a-ah,
qui a rempli de terreur toute la salle du Conseil des Ministres.
-Qu'est ce qu'on s'emmerde, avec vous.
Il a expliqué :
-Vous devriez voir votre paysage : une plaine plate, à ras d'horizon, sans
le moindre relief, sans la plus petite élévation de terrain, une Belgique, un
Waterloo Waterloo plaine morne plaine, Hugo Victor. On meurt assis.
Les Ministres ne bougeaient pas d'un cil.
-Vous devriez vous regarder. On dirait une classe faite de premiers de la
classe, muets, bras croisés, sages comme des images. Pas de langue tirée
dans mon dos, pas de poisson épinglé sur mon veston, pas de boules
puantes lancées au plafond, pas de grognements de cochon au fond de la
classe, pas de flèche en papier qui voltige en l'air. L'Ennui dans toute sa
perfection.
-Notez que si l'un de vous se permettait ne fut-ce que remuer son nez, je
le saisirais par le collet, à coup de pied au cul, je l'expulserai de la classe.
Les Ministres, qui savaient que c'était le prix à payer de leur place de
Ministre, opposaient à toutes ces flèches lancées, une peau de cuir.
Le Président à Vie a ajouté :
-On se croirait dans la galerie Statuaire romaine du Musée du Louvre.
Autant d'empereurs de marbre, autant de monuments funéraires. Le
visiteur, qui a payé leur billet, en fait bien le tour, mais, il ne quitte pas des
yeux, plus loin, certaine vivante poupée de belle chair et de peu d'os, dont
il lui a semblé qu'en le croisant, elle lui avait lancé un regard d'invite.
Et il a conclu :
-Qu'est ce qu'on s'emmerde ici.
:
Le Président à Vie a fait un geste, qui a chassé les Ministres, qui se sont
glissés à la hâte de la Salle, pressés de venger leur muette servilité par de
criants abus d'autorité dans leur Ministère.
35
*
Ne sont restés que le Président à Vie et le Premier Ministre.
-Premier, nous allons nous déguiser en petits bourgeois, et fuir incognito
en ville. Je hâte de me coltiner avec quelqu'un de vivant.
-Quel mode de locomotion dois-je vous préparer, Président à Vie ? 4X4,
Jaguar, Mercedes, Ferrari, moto BMW 800, vespa, mobylette, VTT,
trottinette, rollers, skate-board, chameau touristique, âne touristique ?
-Chameau touristique, a applaudi, enthousiaste, le Président à Vie.
L'
anormalement
petit Président a sauté de plaisir, quoique pas bien haut.
8. Fignon et Madame Jacotte.
J'ai laissé exprès à Fignon du temps, pour couper une branche, l'écorcer,
en ôter les nœuds, ôter du store la baguette cassée, la remplacer par la
branche. Je lui aussi laissé le temps d'aller au torrent.
Au torrent, il a d'abord raclé la merde du store, puis , à genoux au bord du
torrent, il a trempé le store, l'a frotté, l'a rincé Il répétait indéfiniment
dans l'ordre ces trois gestes, dans l'espoir d'ôter la vilaine tache ocre,
lorsqu'une dame, mûre, qui le suivait de loin, s'est approchée de lui et lui a
adressé la parole.
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-Monsieur Fignon. Est-ce que vous me reconnaissez ?
Fignon a eu sur elle un bref regard.
-Pas du tout.
-Moi, je n'ai pas à vous reconnaître, parce que je vous ai toujours connu.
Fignon a eu sur elle un deuxième bref regard.
-Jamais vu.
-Regardez moi mieux.
Sans la regarder, Fignon lui a dit :
-C'est tout vu.
Il y a eu un silence.
*
-Permettez de vous rafraîchir la mémoire, M. Fignon. Vous rappelezvopus Pierre le pianiste de bar ?
Fignon a levé le nez, s'est rappelé :
-Celui qui buvait tellement comme un trou, qu'il avait un visage violet ? Il
buvait tellement qu'il était devenu une éponge : on appuyait le doigt sur
lui quelque part, par le trou le plus proche, il sortait du vin.
Fignon a laissé on regard errer sur la partie gauche du ciel.
-Il était si soûl, qu'il visait une touche de son piano et en touchait une
autre. Ses fausses notes étaient si touchantes, que les critiques ont dit de
lui que c'était Le Musicien Contemporain.
-C'est lui .. .. Il est décédé d'un cancer du foie, il y a un an, jour pour jour.
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-Il a couru après ce cancer toute sa vie. Je suis heureux qu'il l'ait enfin
attrapé.
Il y a eu un silence.
Puis la dame mûre a poursuivi :
-Pierrot l'organiste avait une femme. Vous en souvenez-vous ?
Fignon a levé le nez, a souri, au souvenir.
-Ah que oui. Jacotte. J'en ai gardé un vif souvenir. Mes esprit animaux se
portaient vers elle avec une certaine violence. J'avais 11 ans.
Au bout d'un moment, la femme mûre a dit :
-Et elle, 30.
-Quelle belle rouquine c'était. Elle avait la peau blanche. Elle avait devant
en haut, et derrière en bas de beaux appas, autour desquels, sans qu'elle
me voie, mon menu fretin poissonnait.
Au bout d'un moment, la femme mûre a dit :
-C'est moi, Jacotte.
Fignon s'est tourné tout à fait vers elle.
-Tournez vous voir de profil. De face. J'ai beau compulser la photothèque
de ma mémoire, votre transparent ne s'ajuste sur aucune photo.
-Vous me regardiez, en présence de mon mari, comme si je n'étais pas
mariée. Vos hommages oculaires n'avaient rien de respectueux.
Fignon l'a regardée.
-Ainsi, vous aviez l'oeil sur l'oeil que je portais sur vous ?
-Vous savez, les femmes mariées prennent note de tout. Nous faisons
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comme si nous ne regaardons personne, et nous voyons tout.. ... ..
...Pendant nos temps de vaches grasses, nous mettons de côté les regards
concupiscents qu'on jette sur nous, pour nos périodes de vaches maigres...
.
Elle a ajouté :
-Vos yeux me questionnaient de façon pressante, du temps du vivant de
mon mari. Maintenant qu'il n'est plus, je viens leur apporter réponse.
Fignon l'a examinée, et lui a dit.
-C'était il y a 20 ans.
-Pardon. 19, a rectifié Jacotte. Mon mari avait les mêmes 19 ans de plus
que moi, que les 19 ans que j'ai de plus que vous... ... Quand je me suis
mariée avec lui, j'étais aussi miséreuse que vous l'êtes. Mon mari m'a
laissé du bien : je veux vous faire accéder, à mon tour, à l'aisance, à
laquelle par lui j'ai accédé. Je vous propose de nous lier tous les deux par
le même contrat de mariage, qui nous liait mon mari et moi.
Fignon, amusé, l'écoutait.
-Ça fait une belle différence d'âge, a-t-il remarqué..
-Je vous la ferai oublier.
-Le sentiment que m'inspire votre aspect, c'est un profond respect.
-Je vous le ferai oublier aussi.
Encouragée par le silence de Fignon, regardant ailleurs, elle a repris :
-Un jeune homme sans diplôme, fut-il le mieux fait de la terre, fut-il le
plus bel Adonis qui soit, eut-il les plus beaux talents, la plus belle énergie
du monde, s'il n'a pas le sou, c'est comme s'il n'existait pas. Un jeune
homme est incapable de s'exploiter, s'il n'a pas une assise d'argent.. ... Je
vous apporte l'argent, et je vous apprendrai à vous exploiter. Vous n'êtes
rien, je vous ferai devenir quelqu'un avec qui il faudra compter. Seul, dans
la misère, tout le monde vous tourne le dos ; marié riche, le monde vous
ouvrira les bras. Etre ne suffit pas pour un homme, il faut avoir.
Elle s'est tournée face à Fignon, lui a dit :
-La misère vous enchaîne et vous verrouille dans une prison obscure, mon
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aisance vous offria la liberté. Vous n'êtes rien, je vous ferai devenir
quelque chose.
Fignon, qui s 'amusait bien, n'a rien dit.
Elle a continué :
-Donnant, donnant, vous me donnerez votre être en échange de mon
avoir.. ... Je suis une femme sérieuse, je veux le mariage.
Elle s'est tue, pis elle a développé :
-Seulement, comprenez que je veuille garder la haute main sur mes biens.
Je garderai les cordons de la bourse, pendant que vous dénouerez les
cordons des vôtres. Nous nous marierons en communauté réduite aux
acquêts... ... J'entends que vous me soyez fidèle, comme je l'ai été à mon
mari.... ... . … Je vous fais une offre honnête, j'attends votre réponse.
Fignon riant jusqu'aux oreilles lui a dit :
-Permettez-moi, Madame, de vous mettre en face de votre réalité comme
je vous vois.. .. .. Le temps a passé. Vous étiez fine et svelte, et pauvre. 20
ans ont passé : l'argent est venu, la jeunesse s'en est allée. Vos qualités
vous ont quittée, la quantité est venue. Comme les arbres, chaque année a
ajouté un anneau, ce qui vous fait à présent un tronc respectable. Vous
êtes une femme nantie, mais vous êtes aussi nantie, en hanches et en
fesses.
Jacotte écoutait muette. Fignon lui a continué :
-Le contrat de mariage comprend pour devoir le devoir conjugal. Vous
rendez-vous compte des efforts fantastiques d'imagination, que j'aurais à
faire pour vous dégrossir, à seule fin de vous mettre en état, de me mettre
en état ?
Fignon s'et remis à frotter la tache du store.
- Plutôt que suer et peiner comme un forçat à me faire du cinéma porno
sur une réalité peu ragoûtante, je préfère de cent fois me faire du cinéma
érotique sur des images de jeunes personnes goûteuses.
Puis, il lui a rivé son clou :
-Je regrette, le mariage, c'est l'infini à la portée des caniches, et j'ai ma
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fierté moi, Destouches Louis-Ferdinand, dit Céline.
A quoi Jacotte lui a répliqué :
-Les beaux et talentueux jeunes gens dans la misère qui sont prêts à
accepter une proposition comme la mienne, se trouvent à la pelle.
-Eh bien, prenez votre pelle et ramassez.
-Je vous donne une semaine pour dire non à votre non. Placez-vous, M .
Fignon, avant qu'il soit trop tard. Tout jour passé amoindrira vos chances
de trouver chaussure à votre pied.
-Laissez mon pied tranquille. Il trouvera bien de quoi se chausser tout
seul.
Madame Jacotte, furieuse, a pointé du doigt sur lui :
-Je vous avais choisi à cause du passé.
Fignon, rigolard :
-Et moi, je vous refuse à cause du présent.
Elle lui a tourné le dos, lui a présenté un postérieur protestant, lui a lancé :
-Je vous laisse à vos manques.
Fignon, derrière elle, a crié :
-Je vous laisse à vos surplus.
Fignon a rattrapé Jacotte de ses grands éclats de rire.
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9. Fignon et le Président à Vie.
Au moment même où disparaissait Jacotte, apparaissait, descendant de sa
haute Résidence, sur son chameau touristique, habillé en bourgeois, le
Président à Vie, suivi sur chameau touristique bien sûr plus petit, du
Premier Ministre.
Le Président à Vie a vu Fignon, a examiné sa haute taille, sa tête droite,
ses vastes épaules, ses hanches étroites, son énergie à frotter un store, lui
a trouvé juste l'air peuple, qu'il voulait. Il a dit à son Premier Ministre de
l'attendre. Il est allé sur son chameau droit sur Fignon,a arrêté son
chameau, lui a fait plier ses jambes avant, ses jambes arrière, est descendu
de son chameau, et s'est approché de Fignon.
-Loué soit Jésus-Christ, mon frère.
-Loué soit loué JésusChrist, a dit Fignon sans lever les yeux.
-Voulez-vous, mon frère, être assez charitable, pour me donner un verre
d'eau ? Je meurs de soif.
-T'as de la merde dans les yeux, camarade, ou quoi ? Dans quoi je lave ce
store ?
-Oh, pardon, je n'avais point vu, dit le Président, tout en joie du franc
parler d'un homme du peuple... ... Voulez-vous, mon frère, être assez
aimable pour me prêter un verre, afin que je puisse porter l'eau de ce
torrent à ma bouche ?
-Espèce d'enculé d'inculte, tu te rappelles pas Diogène ? Il a cassé son
écuelle, quand il a vu un gamin cueillir l'eau dans le creux de sa main.
-Mille fois pardon, dit le Président, qui jubilait du vert langage.
Le Président à Vie est allé au torrent, a cueilli l'eau dans le creux de sa
main à sa bouche, se réjouissant : Enfin un homme du peuple.
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Il s'est approché de Fignon, l'a regardé frotter :
-Pardonnez-moi. Peut-on savoir quelle profession vous exercez dans la
vie ?
- En voilà un casse-couilles... ...Faut croire que t'as pas grand chose à
vivre dans la vie, pour t'intéresser à la vie des autres.
Fignon a levé les yeux sur le Président à Vie :
-Bien habillé, le visage fleuri, gras à lard, t'es à coup sûr, un fils de famille.
Le Président, en lui-même, à voir cet aborigène, bien fait, de trois têtes
plus grand que lui, qui lui parlait si cru, subitement a conçu pour lui de
une forte inclination. Il s'est assis familièrement sur une pierre non loin.
Fignon a porté son regard sur le Président A Vie, qui lui a souri.Sur son
sourire, Fignon a dit :
-Il me semble que j'ai déjà vu ta face, quelque part.
-Ah, dit, flatté, le Président,
D'une voix hésitante, le Président à Vie a proposé :
-Sur les portraits officiels, peut-être ? On dit que je ressemble au Président
à Vie.
- Le Président est de haute taille, carré d'épaules, il a un beau visage de
jeune premier. Aucune ressemblance.
Le Président à Vie s'est mordu les doigts :
-S'il savait que, pour la photo, j'ai posé debout sur un trépied, que mes
épaules tombantes ont été retouchées par le photographe façon Johnny
Weissmuller, mon figure de travers façon Gary Cooper, je lui causerais
la déception de sa vie.Heureusement qu'il ne sait pas qui je suis.
-Je sais où j'ai déjà vu une face comme la tienne, a dit Fignon.
Il a regardé attentivement le visage du Président.
43
-On dirait tout à fait elle.
Fignon a laissé errer ses yeux sur la partie gauche du ciel.
-J'avais un furoncle à la fesse gauche. Jamais, par pudeur, je n'avais jeté
un regard impudique sur ma face arrière. Une raison médicale m'y a
poussé : j'ai voulu voir l'étendue des dégâts. Je me suis donc retourné sur
moi.
Fignon a ouvert les bras.
-J'ai été surpris : je me suis découvert. Jamais je n'aurais imaginé que
pour ceux qui étaient derrière moi, mes fesses avaient cette facelà..Surprise, j'ai vu une face de moi que je n'avais vue.
Fignon a rêvé.
-On n'est jamais pour les autres ce qu'on croit qu'on est.
Il a approfondi sa réflexion.
-.. ..Pour étendre ma réflexion à d'autres, bien des dames et des
demoiselles, plutôt que de guetter tout le jour leur face avant, feraient bien
de temps en temps de jeter un petit coup d'oeil sur leur face
arrière.... ... . ... Elles ont l'air de penser que la face de leurs fesses se suffit
à elle-même, qu'elle n'a qu'à paraître, et faire un petit clin d'oeil, pour
l'emporter haut la fesse .. ..Je regrette : non, non, et non. Grosse erreur.
Beaucoup auraient honte, si étant derrière elles, elles voyaient leur
derrière marcher une, deux, une, deux, chaque fesse à son tour, devant
elles... ...Enfin, c'est une chose qui les regarde. Pardon, qui devrait les
regarder. .. ..Simple digression.
Fignon a regardé le Président à Vie, l'a pointé du doigt :
-Tu sais à quoi m'a fait penser ta face avant ? A ma face arrière. Elles ont
toutes les deux les mêmes joues flasques et tombantes, la même mince
raie, et au-dessous le même petit trou de bec de flûte à bec. … ...Je te vois
très bien en joueur de flûte à bec : ton trou de bec serré en cul de poule sur
le trou de bec de flûte à bec, quand tu joues de ta flûte à bec, je te vois si
bien comme tout gonfler à en crever tes deux joues flasques et tombantes
(il gonfle les siennes le plus qu'il peut) comme deux seins à la silicone.
Fignon a conclu :
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-Tu vois, nous nous ressemblons fort, sauf que c'est tête bêche. .. ..Je
souhaite que tes vents avant ne sentent pas aussi mauvais que mes vents
arrière, après que j'aie mangé mon petit pain quotidien.
Le Président A Vie, de ce qu'il avait entendu, ne savait pas trop quoi
penser. Son portrait était scatologique certes, mais il était d'une vérité
crue, à laquelle il n'était pas habitué, qui l'aurait bien amusé, si ç'avait été
le portrait d'un autre. Il s'est réservé de se juger insulté ou non .
Fignon avait repris son obscure ingrate besogne d'obscure mère de famille
méritante du XIX° siècle, les genoux dans l'eau glacée, lavant son linge.
Le Président à Vie a repris :
-Puisque nous sommes pour ainsi dire sur un certain pied d'égalité,
j'aimerais, si vous permettez, connaître votre sentiment sur un
personnage, qui nous touche de près tous les deux.
-Lequel ?
-Le Président à Vie.
-Ecoute. (hargneux) Tout ce que je sais, c'est qu'il n'est pas mort. On
aurait eu trois jours de congé, des funérailles nationales, la Neuvième
Symphonie par la fanfare de la Garde, on aurait donné son nom à un
collège de Zut, à une impasse de Flûte, à un monument de merde, le
Premier et
le Ministre de l'Intérieur candidats à sa succession
s'écharperaient à la télé comme des chiffonniers. Rien de tout ça n'a lieu,
donc il vit comme toi et moi.
Le Président à Vie a écouté Fignon, un peu déçu. Et puis, il a insisté.
-Mais comme être humain, qu'est ce qu'on en dit autour de toi ?
-Tu sais que tu commences à me les casser ? (hargneux) Si tu veux savoir,
on dit qu'il a augmenté ses honoraires de 300 %, qu'il fait ses voyages
privés avec l'avion présidentiel, que dans ses visites dans les pays
étrangers il descend dans des Hôtels 5 étoiles aux frais de l'Etat, qu'il a fait
chasser des rédactions de journaux, des journalistes qui ont parlé de sa vie
privée, qu'il séduit les femmes de ses Ministres, (fort) et que tu me pèles
les cerises.
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-C'est tout ce qu'on dit de lui ? On n'en dit pas même un bout de bien ?
Fignon, en rage, va vers le Président à Vie, levant son store..
-Ecoute, tu m'emmerdes. Si tu me poses encore une seule question, je
fais rentrer ta longueur dans ta largeur, jusqu'à ce que ta largeur soit plus
longue que ta largeur.
Le Président à Vie reculait devant un Fignon menaçant.
-Lécheur de zobs, dégage.
Le Président à Vie, à la hâte, est monté sur son chameau, qui a déplié ses
jambes, l'a élevé.
Fignon l'a poursuivi de ses insultes.
-Je nique ta mère, ta tante, ton grand frère, ta grand mère, ton oncle, ta
tante, ta petite sœur. Et toi, je t'encule, empaffé.
Quand le Président à Vie a monté le mamelon, Fignon a lâché une
dernière insulte :
-La promenade ne s'achève pour le chameau qui va à dos de chameau, que
lorsqu'un des deux chameaux aura enculé l'autre. Fils de putain. Avaleur
de zobs.
Et puis, Fignon est retourné à son ruisseau poursuivre son obscure ingrate
besogne de mère de famille méritante, les genoux dans l'eau glacée, lavant
son linge.
Le Président à Vie, qui avait fini par décider qu'il ne pouvait pass admettre
les dernières injures, a rejoint le Premier Ministre, lui a dit
-Regardez bien cet homme-là-bas : le Président à Vie dépose plainte
contre inconnu pour les injures et insultes suivantes : Lécheur de zobs,
dégage. Je nique ta mère, ta tante, ton grand frère, ta grand mère, ton
oncle, ta tante, ta petite sœur. Et toi, je t'encule, empaffé. La promenade
ne s'achève pour le chameau qui va à dos de chameau, que lorsqu'un des
deux chameaux aura enculé l'autre. Fils de putain. Avaleur de zobs, à lui
proférées. Trouvez-moi de cet inconnu le nom et l'adresse de son domicile.
Puis envoyez un Inspecteur des chers Frères. Qu'il l'arrête au nom du
Président, le traîne jusqu'à la Présidence, et le jette aux pieds du
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Président. Exécution.
-Aux ordres du Président, Président.
Puis le Président à Vie est monté vers la Présidence, tandis que le Premier
Ministre, faisant plier les jambes de son chameau, en est descendu, et,
puis, se cachant, épiant Fignon, l'a suivi comme son ombre.
10. Fignon et Luc Sec.
Fignon descendait le long des murs de la vieille ville vers le Marché de la
Brocante, à grands coups, séchant à grands coups son store au vent, hélas,
à son désespoir toujours vilainement taché.
Sur son chemin, le guettait Luc Sec, beau et frais jeune homme, qui
portait, sur son dos, un attirail de peintre, -semblable à celui de Cézanne,
quand il allait sur le motif,- et à la main d'un cartable de toiles. Voyant
Fignon, Luc Sec a pris son courage à deux mains, s'est approché, souriant
de toutes ses dents, s'inclinant un petit, a dit :
-Bonjour.
Fignon, continuant sa descente, hargneux :
-Bonjour.
Luc Sec, hésitant, faisant des ronds de jambe :
-Pardonnez-moi. Est-ce que je peux vous poser une question ?
Fignon, hargneux :
-Non. Je n'ai pas un euro, je n'ai pas de ticket de restaurant pour manger
j'ai faim.
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Luc sec, offusqué :
-Qu'est ce qui vous fait penser qu je quête l'aumône ?
-Vous êtes beau, vous avez l'air bien nourri, vous êtes bien habillé, vous
êtes en âge de travailler.
-Vous faites erreur : je ne quête pas l'aumône. .. ..Derechef, Monsieur, estce que je peux vous poser une question ? a ajouté Luc Sec, s'inclinant.
Fignon, toujours dévalant, toujours hargneux :
-Non. Je ne signerai pas de virement automatique mensuel de mon
compte sur le compte de Médecins du Monde, ou de la Croix-Rouge, pour
aider et secourir le Demi-Monde, le Tiers-Monde, le Quart Monde. Je suis
le Quart Monde, et je n'ai pas de compte en banque.
-Mais.. .. , osa Luc Sec.
Fignon s'est arrêté, s'est retourné, et pour clouer le bec à Luc sec :.
-(retournant ses poches) Non seulement j'ai les poches vides, mais à force
d'y enfoncer les poings, elles sont crevées : Remarquez, ça me convient,
parce que l'hiver, je peux réchauffer mes mains sur mes cuisses. (Il
aplatit se habits) Mes habits ne contiennent que ma peau : ils ne me
servent strictement qu'à dissimuler ma nudité, afin de n'inciter pas les
dames et les demoiselles à la tentation.
-Enfin, qu'est ce qui vous fait penser que je suis un démarcheur
d'assocations ?
-Vous me dites : Monsieur. Vous, vous êtes poli, vous souriez : ce n'est pas
un comportement normal. Les gens normaux vous disent : Dégage,
connard.
Luc Sec, tout sourire :
-Je vous assure que ce n'est pas l'argent qui me fait vous adresser la
parole.
-Pardon... ..Désolé. Je n'en suis pas.. .... Notez, je n'ai rien contre, je suis
très pour, pour qu'ils soient pour... ...De la main, je veux bien vous faire
un petit salut amical de ma rive à la vôtre, mais il faut, malheureusement
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vous contenter de ça. Ne forçons pas notre nature, nous ne ferions rien
avec grâce, Boileau Nicolas.
Luc Sec a éclaté de rire.
-Vous ne voulez pas me plaire. Vous me plaisez d'autant plus.
Fignon, poursuivant sa descente.
- Je ne suis pas partisan de l'amour vache, non plus
Luc a éclaté de rire de plus belle.
Luc Sec a rfattrapé Fignon, devant lui, a posé son attirail de peintre à
terre, a ouvert son cartable, plein de toiles peintes représentant ds cercles,
des carrés, des rectangles, des triangles, lui a dit :
-Sur de la toile, je dessine des formes, ensuite avec une brosse, j'applique
de la couleur en tube ou en pot.
-Vous êtes artiste peintre, quoi.
Luc Sec s'est récrié, regardant autour de lui, effrayé :
-Pas d'insulte s'il vous plaît... ...Je ne me drogue pas à l'héroïne, je ne fume
pas de cannabis, je ne me soule pas au whisky, je n'ai pas d'anneau aux
oreilles, je ne me teins pas les cheveux en vert, je n'ai pas de chemise
blanche décolletée, et je ne vis pas aux crochets de ma femme... .. Je gagne
honnêtement mon pain, à faire de l'art abstrait, (montrant ses toiles) à
peindre des carrés, des ronds, des rectangles, des triangles, stupides, qui
se vendent très cher, pour m'offrir le luxe de peindre de la figure humaine.
(Il sort un tableau sur lequel est peint une esquisse de Fignon)
Fignon a haussé les épaules.
-Qu'est ce que j'ai à voir là dedans ?
-J'ai parcouru votre Ile Bienheureuse. Je suis allé par ci, par là. J'ai vu, j'ai
entendu, et j'ai abouti à vous. J'aimerais que vous me fassiez l'honneur
d'accepter que je fasse votre portrait.
Fignon a mis sa main en conque, et l'a fait tourner à sa tempe.
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-Vous êtes brindezingue.
-Je n'ai jamais eu davantage ma raison. Vous êtes le modèle exact que je
cherche depuis tant d'années. Je vous supplie d'accepter.
-Vous travaillez pour la police ?Vous voulez faire un portrait robot ? Ils
vous demandent de faire ma fiche anthropométrique ?.
-Je veux faire votre portrait pour faire votre portrait.
-Pour que tout le monde dise : c'est lui ? Pour qu'ils me lancent dessus des
fléchettes ? Qu'ils me dessinent une mèche et une moustache sur le nez ?
Ou qu'ils se servent de moi comme d'un torche-cul ? Très peu pour moi.
-Je veux faire votre portrait pour moi, pour moi seul. Personne ne le verra
jamais que moi.
Luc Sed, se présentant, tendant la main.
Je m'appelle Luc Sec.
Fignon, méfiant, lui a tendu le bout des doigts :
-Fignon.
Fignon a considéré Luc Sec :
-Vous, vous n'êtes pas d'ici.
-Je suis de la Métropole de l'ex-Puissance Coloniale.
-Tant de chez nous ne rêvent que fuir chez nous pour chez vous, et vous, et
autres Gauguin, vous fuyez votre chez vous pour chez nous. Allez
comprendre .. .. Moi, jamais je ne m'exilerai. S'exiler, c'est se trahir. Ce
pays est la terre de mes pères. Mon île m'a fait : je suis fait d'elle et elle est
faite de moi. Ce n'est pas parce que ce pays, accidentellement, vit sous tel
ou tel régime, que je lui ferai défaut. Un citoyen doit vivre les malheurs de
sa patrie, comme ses bonheurs. C'est une question d'honneur.
Il a ajouté :
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-Vous êtes dans la plus totale liberté dans le Pays de la Grande Révolution.
Depuis un siècle, votre pays vit dans la plus belle des paix. Votre pays a si
bien éradiqué la pauvreté, que tout le monde vit dans l'aisance. Vous vivez
la meilleure des vies possible, et vous venez vous réfugier dans une
République Socialiste Totalitaire, dont les sujets esclaves moribondent
dans la misère la plus absolue.
Luc Sec, la voix amère :
-Vous ne savez pas ce que sont devenus les gens chez nous.
-Je vais le savoir, a dit Fignon.
Luc Sec s'est tu, puis il a dit :
-Ces Révolutionnaires de 1789 sont devenus de toutes petites, toutes
petites gens, qui ne vivent plus qu'une seule petite vie, celle de leur métier.
Et dans cette petite vie-là, ils n'ont plus qu'une petite ambition, gagner un
peu plus pour dépenser un peu plus. Hors cette vie, ce ne sont plus que
des bâfreurs.
Fignon écoutait de toutes ses oreilles. Luc Sec a repris :
-Ce ne sont plus que bouches et ventres, qui s'empiffrent et lichetronnent
à tout va : banquets, voyages, concerts, monuments, expositions, musées.
Ces 4 fois Révolutionnaires, ne sont plus que des Joseph Prudhomme, qui
passent leur temps, les pieds sur les chenêts à avaler et digérer. .. ..Ils se
méprisent et se haïssent d'ailleurs doublement, d'abord de vivre une aussi
indigne vie, ensuite que cette indigne de vie soit indigne de faire œuvre
d'art. Ce ne sont plus que petits bourgeois honteux.
Fignon n'en perdait pas une miette.
-En plus de bâfreurs, ce sont des capons... ... Vivant dans le plus beau pays
et la plus douce des paix, il suffit qu'à la télé et dans les journaux, ils
apprennent qu'il y a eu un crime de fou à 300 km de chez eux, ou une
Guerre de Libération à l'autre bout de la planète, et ils font dans leur
culotte. Ce ne sont plus les soldats de l'An Deux, c'est un troupeau de
brebis bêlantes.
Et Luc Sec a conclu :
C'est la raison pour laquelle, dégoûté, j'ai émigré chez vous.
51
Il a ajouté, à Fignon montrant Fignon :
-Où j'ai enfin découvert celui que je cherche depuis si longtemps. Vous
m'avez donné une raison de peindre et donc de vivre.
Fignon l'a examiné, moqueur.
-Vous êtes droit, a dit Luc Sec, vous avez la tête hors du cou, vous avez les
épaules carrées, vous regardez droit devant vous, vous n'êtes pas à loucher
sans cesse sur les autres. Vous n'êtes à personne, vous êtes à vous.
Fignon a toqué sa tempe trois fois :
-Pour me choisir comme modèle, il faut être maboule.
Luc Sec, priant :
-Je vous en prie, Monsieur Fignon. Autrefois, les Rois, pour honorer leurs
artistes, les faisaient leurs valets de chambre, et leur payaient une
pension. Je m'offre à être le vôtre : à leur inverse, je m'offrirais bien à
vous payer une pension, si je ne craignais pas de vous froisser..
-Une pension ? Vous êtes deux fois zinzin.
Luc Sec l'a supplié :
-Alors que je suis en train de me noyer, vous me tendez la perche. … ...Je
vous jure sur ma tête, que je ne vous nuirai en rien.
Fignon a réfléchi, puis il a cédé.
-... Soit, à une condition.
-Acceptée.
-Je refuse de poser. Pas question que vous me disiez : le menton levé, les
yeux au loin, le nez à droite, la quéquette à gauche. Vous ne me peignez
pas. .. ..Je vous vois me peindre, je vais à vous, je détruis votre toile.
-Entendu.
Et Fignon a continué à dévaler la pente, son store à la main, vers le
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Marché de la Brocante, tandis que Luc Sec rangeait ses toiles, bouclait son
attirail, en chargeait son dos, et a dévalé la pente vers le port.
11. Le Marché de la Brocante.
Le Marché de la Brocante, sur le port, s'acculait au cul de sac de
l'ancienne Gare Maritime de l'ex-Puissance Coloniale, laquelle, à l'état
d'abandon, était conservée comme trophée de la Guerre de Libération du
Territoire. Il était situé au bas des remparts de la vieille ville.
La vieille ville, aux maisons en mauvais état et insalubres, aux rues
étroites et tortueuses, puant l'urine, laissée aux détritus et aux rats, était
habitée par un peuple de familles nombreuses misérables. Elle était
réputée être un mauvais lieu.
Au même moment, un navire de croisière abordait ce jour-là l'île. C'était
un navire armé par une Association Féminine Américaine D'un Certain
Age, qui organisait pour ses adhérentes un voyage dit d'hédonisme.
A peine à quai, ces femmes se sont hâtées vers le Marché de la Brocante, à
l'apparente recherche innocente de vraies ou fausses antiquités, en réalité
en attente coupable de jeunes suborneurs.
Quand ils ont vu s'y poser ce vol de chaudes cailles, de la vieille ville les
jeunes prédateurs se sont jetés, griffes en avant, sur elles.
Le Marché de la Brocante était, par conséquent, réputé être un aussi
mauvais lieu, que la vieille ville.
[Les Inquisiteurs Assermentés de l'Eglise
Catholique avaient pour ordre exprès de la
Présidence, de laisser à ces jeunes
suborneurs les coudées libres. Le Président
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avait décrété que les jeunes suborneurs
n'étaient pas des acteurs peccamineux, mais
de performants agents économiques,
puisque, dans cette éternelle traversée du
désert de l'Ile, grâce à eux tombait sur l'Ile
une manne de précieux dollars].
*
Fignon, porteur de son store sec, qui, à sa désolation, avait gardé, quoi que
décolorée, une tâche ocre, est allé occuper sa place au fond du cul de sac
des arcades de l'ancienne gare maritime. Il a adossé son store en bas,
contre une colonne.
Puis, il s'est posté sur le quai.
Soudain, il a pointé du doigt le port, et a dit d'une voix forte :
-Le yacht de M. Tannant, le milliardaire fondateur du Musée d'Art
Contemporain dans la Métropole de l'Ex-Puissance Coloniale, entre dans
le port.
Les brocanteurs, à la hâte, ont rejoint leur étal.
Ils ont attendu M. Tannant.
M. Tannant, qui n'aimait pas perdre son temps, allait d'ordinaire droit au
Marché de la Brocante, mais là, il n'apparaissait pas.. Les brocanteurs se
sont posé des questions.
Enfin est arrivé M. Tannant, porteur à la main du cartable des toiles
géométriques de Luc Sec, suivi, d'ailleurs de Luc Sec, porteur de son
attirail de peintre sur le dos.
Tandis que Luc Sec, slalomant prudemment entre les étals, se souciant de
n'être pas être vu de Fignon, a trouvé un renfoncement dans le rempart de
la vieille ville, y a dressé son chevalet, y a posé une toile, et a commencé à
dessiner Fignon à la brosse, M. Tannant, qui, voulant passer inaperçu
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-alors que tout le monde n'avait d'yeux que pour lui- s'est mêlé aux
touristes américaines.
Tout en examinant une bricole, il avait l'oeil à tout et partout. Il n'a pas
manqué de voir, dans son renfoncement de rempart Luc Sec, qui, jetant
un vif regard sur quelque chose ou quelqu'un du marché, jetait ensuite un
vif regard sur sa toile, sur laquelle de sa brosse, prenant de la couleur sur
sa palette, il traçait des traits etr ses yeux ; puis, allant de l'un à l'autre,
recommençaient indéfiniment le même va-et vient. M. Tannant a froncé le
sourcil.
Sans s'en faire voir, M. Tannant s'est approché de Luc Sec. Brutalement, il
s'est jeté derrière la toile, l'a regardée, a constaté que Luc Sec était en train
de peindre Fignon.
-Qu'est ce qui vous prend ? ( il a aussitôt exprimé la plus vive
répugnance) Voilà que, dans mon dos, vous donnez dans la figure. Et
dans quelle figure. D'un aborigène. .. ..Comment pouvez-vous ? Vous
dégrader au niveau de peintres de la place du Tertre ? Comment pouvezvous déchoir à ce point ?.... ...Vous faites d'admirables toiles de
l'abstraction la plus pure, exprimant la pure essence intime de l'homme,
que je viens de vous acheter très cher, et vous vous commettez dans
l'existentiel le plus vulgaire ? Je vous dresse une statue d'excellent peintre
abstrait contemporain, et, quand vous êtes pour vous, vous vous
déboulonnez ? Avez-vous perdu le sens ?
Luc Sec ne disait mot. Le visage de M. Tannant ne quittait pas sa moue
dégoûtée.
-Vous autres peintres, vous êtes tous les mêmes : vous êtes des
nostalgiques de cette période antédiluvienne de la Renaissance, des
Bellini, Corrège, Raphaël, Titien, et autres macaronis de la même farine.
Luc Sec écoutait. M. Tannant a poursuivi :
-Avez-vous une once de réflexion ? L'art vaut ce que vaut le modèle. Ce qui
faisait la hauteur et la noblesse de cet Art de la Renaissance, c'était la
hauteur et la noblesse des modèles des peintres : c'étaient les Empereurs,
les Rois, les Princes, les Ducs, les Condottières, les Papes, les Cardinaux.
Il s'est tu, le temps que sa leçon pénètre l'esprit obtus de Luc Sec.
-Qu'aurions-nous aujourd'hui, comme modèles, dans ces hideux siècles
démocratiques, si l'on continuait le figuratif ? Le tout venant, le commun,
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la lie, le peuple. Ne peinons-nous pas assez, tous les jours à nous laver de
cette boue, pour ne pas la voir en plus salir nos murs ?
M. Tannant a enfoncé le clou dans cette tête de bois de Luc Sec.
-Ne voyez-vous pas, que l'homme, de nos jours, vaut si peu, que n'importe
quel objet vaut plus que lui ?. Le figuratif de la figure de l'homme du
peuple dévalue l'homme : seul, donne de la valeur à l'homme, l'abstrait
des êtres abstraits. Seul est haut et noble désormais l'art qui exprime le
concept, l'esprit, l'âme, la géométrie intérieure de l'homme d'élite. Il n'y a
plus qu'un art : celui des pensées sublimes des gens sublimes.
Luc Sec, de la voix la plus tranquille du monde, a dit :
-Est-ce que vous permettez que je vous réponde ?
Tannant, moue à la lèvre, a grogné :
-Allez-y.
-Vous dites que ce sont les nobles modèles des Empereurs, des Rois, des
Condottieres, des Papes, des Cardinaux qui ont fait la noblesse de l'art de
la Renaissance. Or, selon les témoignages des lettrés de leur temps, tous
ces modèles, Cardinaux, Papes, Condottières, Rois, Empereurs ne tenaient
leur haute et noble valeur que de leur naissance : d'eux-mêmes, c'étaient
des gens stupides, ou ignorants, ou pervers, ou des fous, ou des lâches, ou
des assassins. Vous avez lu ce que disait Saint-Simon, duc et pair, de Louis
XIV, le Roi du Siècle de Louis XIV ? Que c'était l'homme le plus ignorant
et le plus stupide de la terre. Que ce qui seul a fait son immense gloire,
c'était sa vanité immense ?.. .. Les vrais grands hommes de son Siècle, ce
n'a pas été lui, ç'a été les Lulli, les Chardin, les Watteau, les Molière, les La
Fontaine, les Corneille, les Racine.
M. Tannant écoutait sans écouter.
-Contrairement à ce qu'on pense, a ajouté Luc Sec. C'est la hauteur et la
noblesse des peintres de la Renaissance, qui a fait la noblesse et la hauteur
de leurs modèles, et non l'inverse..
M. Tannant était sourd aux propos de Luc Sec, et Luc Sec s'en est aperçu.
Il s'est hâté d'ajouter :
-Ne voyez-vous pas que je plaisante ?.. ...(Il a montré sa toile) Je ne fais
que m'exercer. Ces exercices style Renaissance m'aident à peindre au
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mieux ma prochaine œuvre d'Art Contemporain. …. Vous pensez bien que
ce torchon finira à la décharge publique.
Le propos a réveillé tout à fait M. Tannant. Avec chaleur, d'une main, il a
serré le bras de Luc Sec.
-Ah. Vous plaisantiez. Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait passer un
mauvais quart d'heure. Bien sûr, exercez-vous. Oui. Faites. Faites. Tout ce
qui peut servir l'Art Contemporain est bon et utile. Peignez la figure de
votre Aborigène. Non seulement je vous le permets, je vous y encourage.
Et, souriant, M. Tannant est retourner fureter parmi les étals du Marché
de la Brocante.
12. Fignon vend le store à M. Tannant.
Il n'a pas échappé à Luc Sec, qui ne le quittait pas des yeux, que M.
Tannant, tout d'un coup a louché sur le store merdique de Fignon.
Chose étrange, qui a fort amusé Luc Sec, il voyait que M. Tannant, tout en
allant d'étal en étal, ne cessait de jeter sur le store merdique des coups
d'oeil furtifs
Luc Sec est allé vers Fignon, en n'ayant l'air de rien, a semblé se
passionner pour une malle de voyage qui était non loin, et lui tournant le
dos, lui a dit :
-Monsieur Fignon, M. Tannant louche sur votre store.
Fignon a louché sur M. Tannant.
-Ne le regardez pas, lui a dit Luc Sec. Voilà ce qui va se passer. Il va passer
devant vous. En passant, il montrera d'un doigt négligent votre store, et
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les yeux ailleurs, il vous dira : Combien ? Vous lui direz : 1 €. Il vous
répondra : 50 cts. Vous maintiendrez votre prix : 1 €.... ..Il s'éloignera, fera
un tour, vous reviendra, dira : D'accord pour 1 €. Vous lui répondrez : 10
€. Il vous dira : Vous disiez 1 € tout à lheure. Vous maintiendrez votre
prix : 10 €. Il vous toquera sa tempe de son index, s'éloignera... .. Il fera un
tour, vous reviendra, dira : D'accord pour 10 €. Vous lui répondrez 100
€. Il vous dira : Vous êtes malade, s'éloignera. Il fera un tour, vous
reviendra, dira : D'accord pour 100 €, mais c'est mon dernier prix. C'est à
prendre ou à laisser. Et vous prendrez. Vous m'avez bien entendu ?
-Je vous ai entendu.
Luc Sec a rejoint sa place, dans le coin du rempart.
*
Tannant, les yeux ailleurs, sortant des étals, est passé devant Fignon,
montrant le store d'un doigt négligent, a dit :
-Combien ?
-1 €, a osé le cœur battant, Fignon.
-50 cts, a dit M. Tannant.
-D'accord, d'accord, a dit à la hâte Fignon, qui contre tout espoir, voyait
son petit pain qutotidien assuré.
M.Tannant a sorti son porte-monnaie, examinant pièce cuivrée après
pièec cuivrée, Fignon tendait la main, quand, tout à coup, il s'est rappelé
ce que lui avait dit Luc Sec. Il a montré le store :
-1 €, je maintiens.
M.Tannant, a fait de la main un geste méprisant, s'est éloigné. Fignon,
amèrement, a battu sa coulpe d'avoir écouté Luc Sec.
M . Tannant a fait un tour, lui est revenu, est allé droit sur Fignon, a dit :
-D'accord pour 1 €.
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-D'accord, d'accord, a dit à la hâte Fignon, qui jubilait de voir son petit
pain quotidien assuré pour deux jours.
Tannant a sorti son porte-monnaie, a sorti une pièce de 1 €., Fignon
tendait la main, quand tout d'un coup, il s'est rappelé ce que lui avait dit
Luc Sec. Il a montré le store, lui a répondu :
-10 €
Tannant lui a dit :
-Vous disiez 1 € tout à l'heure.
-10 €, je maintiens.
Tannant a toqué sa tempe deux fois de son index, s'est éloigné. Fignon
s'est mordu en esprit les doigts jusqu'au sang : Voilà ce que c'est que
lâcher la proie pour l'ombre. Je suis cinglé. Et, mentalement, il a injurié à
Luc Sec de tous les noms d'oiseau que'il connaissait.
M. Tannant a fait un tour, est revenu, est allé droit sur Fignon, a sorti son
porte-monnaie, a dit :
-D'accord pour 10 €
Fignon les yeux au 7 ième ciel, a joint les deux mains, a tendu sa main. M.
Tannant a sorti un billet de 10 €, et allait le lui poser dans la main, quand,
se mordant les lèvres en esprit jusqu'au sang, Fignon s'est rappelé ce que
lui avait dit Luc Sec. Il a retiré sa main, a montré le store, lui a répondu :
-100 €.
-Vous êtes malade, lui a dit M. Tannant, en s'éloignant. Fignon s'est tapé
en esprit avec violence la tête contre un mur, et a dit : Au diable les
peintres, au diable les chevalets de peintre, au diable les palettes de
peintre, au diable les couleurs de peintre, au diable les toiles de peintre.
Et il sanglotait en lui-même.
M. Tannant a fait un tour, est revenu, a sorti un billet de son portemonnaie, est allé droit sur Fignon, qui a vu que le billet était d'un couleur
inconnue. M. Tannant, tenant son billet en l'air, lui a dit :
-Et comment justifiez-vous un tel prix ?
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Fignon, s'inspirant de Luc Sec, qui tout à coup lui a semblé inspiré, lui a
dit :
-M. Tannant. Il y a eu d'abord l'art nouveau, puis il y a eu l'art moderne,
puis il y a eu l'art contemporain. A présent il y a un art plus contemporain
que contemporain. Mieux : l'art du jour. Mieux : l'art de l'heure. Mieux :
l'art de la minute. (tendant son store) Mieux : l'art de la seconde. Prenez
garde, dans une seconde, ce tableau vaudra .. ..(il a fait semblant de
réfléchir)
M. Tannant s'est précipité, lui a mis dans la main le billet.
-D'accord., d'accord,
prendre ou à laisser.
100 €. .. ..Mais c'est mon dernier prix. C'est à
-Je prends, je prends, a dit à la hâte, en s'emparant du billet, pendant qu'à
la hâte aussi, M. Tannant s'emparait du store.
-Il est à moi ? a demandé M. Tannant.
-Si le billet est à moi, dit Fignon.
-Il est à vous, dit M. Tannant.
Tannant a agité le store merdique devant Fignon, lui a ri au nez.
-Vous croyez m'avoir eu, c'est moi qui vous ai eu. Je rends grâce à Dieu de
votre inculture. Savez-vous combien je revendrai cette toile ? De 10 000€
à 15 000€.
Il l'a tendue en l'air, l'écartant de lui.
-Quel chef d'oeuvre. (il a montré la tache merdique) Voyez-vous cette
ouverture, cet orifice, cette fenêtre, cet œil, qui débouche sur l'obscur
dédale : c'est la porte du labyrinthe du monde transcendental. C'est
l'invite, offerte à l'homme, à se tourner du monde accidentel vers le
monde essentiel.
-L'oeuvre a pour titre : L'oeil de bronze.
-Beau titre,. Je le je retiens. .. ....Est-ce qu'on peut savoir le nom de celui,
qui a fabriqué cela ?
60
Fignon a avancé la tête, en disant :
-Ça,
se le demandant lui-même.
-De celui ou de celle, a dit M. Tannant.
-Ça,
s'est demandé Fignon.
-Je vois. Le sauriez-vous, vous ne me le diriez pas. Vous êtes son agent,
vous voulez vous réserver son exclusivité. .. ..Promettez-moi une chose, si
vous avez à vendre d'autres toiles de la même origine, de me les réserver.
Fignon a fait semblant d'hésiter.
-Je vous en paierais le vrai prix.
Fignon a fait semblant de céder :
-Pour vous, M. Tannant.
-Vous me donnez votre parole, a dit M. Tannant en offrant sa main.
-Je vous donne ma parole, a topé Fignon.
-Pardonnez-moi : vous ne vous êtes pas présenté.
-Je m'appelle Fignon.
-Voilà un nom promis à une grande célébrité, a dit M. Tannant, en lui
secouant chaleureusement la main.
Et M . Tannant, en grande joie, a quitté Fignon, le Marché de la Brocante,
l'Ile Bienheureuse, pendant que Fignon et Luc Sec se pliaient tellement de
rire, qu'ils en avaient mal au ventre.
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13. Fignon et le billet de 100 €.
-Ce n'est plus le moment de rigoler, a dit Fignon.
Il a entraîné Luc Sec, à l'écart, a vérifié que personne ne les regardait, a
poussé Luc Sec à cinq pas de lui.
-Je n'ai jamais vu de ma vie un billet de 100 ℮. Je ne sais pas si celui que
j'ai est un vrai ou un faux... ...Restez où vous êtes.
-Je vais dans une banque, a poursuivi Fignon, je vais au guichet, je
demande au guichetier si mon billet de 100 € est vrai ou faux. Il prend le
billet, dit : Je vais voir, s'en va, et revient sans le billet. Allez prouver que
je lui avais donné un billet de 100 €... ..Tu as déjà vu un billet de 100 € ?.
-Oui.
-Reste où tu es. N'avance pas d'un pas.
-La première nature de l'homme, a commenté Fignon, est d'être voleur. Ce
n'est que par une habitude acquise avec douleur et souffrance, qu'il
acquière par dessus cette première nature, une seconde, qui est d'être
honnête. .. ..Il suffit que l'occasion s'offre, pour que le vrai premier naturel
revienne au galop. Je veux que reste, éloigné de toi, l'occasion.... .. Reste
bien à ta place.
Il ouvre la main, déplie le billet, et l'ouvre devant lui.
Apparemment, selon toi, le billet est un vrai ou un faux ?
Luc Sec lui a dit :
-Apparemment, c'est un vrai.
Aussitôt, Fignon a replié son billet, et remis dans le creux de sa main.
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-Tu n'as rien vu. Je n'ai jamais eu dans la main de billet de 100 ℮. Tu as
cru l'avoir vu.
A quoi Luc Sec a répondu :
-J'ai cru en voir un entre vos mains, mais c'était une illusion de mes sens
abusés. Vous en aviez peut-être un, mais était-ce vouse ou un autre ?
Fignon a levé la main :
-Comprends qye cette chose entre des mains exige d'urgentes mesures
conservatoires.
-Je comprends.
Et Fignon s'en fuit.
*
Plus Fignon avançait par les rues, plus il s'inquiétait dans son âme.
-Je suis sûr qu'un de ces jeunes gens surborneurs d'Américaines a vu M.
Tannant me donner le billet de 100 €. Ou un autre m'a vu étaler au grand
jour le billet de 100 € devant Luc Sec. Ou quelqu'un s'est dit : D'où vient
que ce miséreux qui n'a que des sujets pour être triste, a cette petite lueur
de gaieté dans le regard ? Il a certainement gagné un billet de 100 ℮... ..
.Je suis certain que sur mon chemin, des voyous m'ont monté un
traquenard.
Il a mis le billet de 100 € dans le creux de sa main gauche, a fermé les
deux mains en poings, est allé vaillamment vers sa Caisse.
Le désert des rues l'a inquiété.
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Là-bas, la porte enfoncée avec des marches, c'est un vrai piège : un
voyou va se jeter sur moi à son passage. Fignon, allant sur l'autre trottoir,
a pris un large large.
Et ce coin de rue : je suis sûr qu'un voyou me guette, un poignard à la
main. Fignon a pris le trottoir d'en face. Arrivé au coin, prenant son élan,
il a traversé la rue en courant tant qu'il a pu.
Et cette impasse étroite : deux voyous sont postés, ils vont se lancer, le
premier pour ceinturer mes bras, le second pour ceinturer mes jambes :
Fignon est allé au milieu de la rue, les pieds en arrière, les poings en
avant, et a couru de côté comme un crabe.
Grâce à toutes ces précautions, le billet de 100 € a franchi indemne toutes
les lignes ennemies.
*
Tout à coup Fignon a été certain, que M. Tannant, furieux de ce qu'il avait
surenchéri sur le prix du store, avait dénoncé son bénéfice de 100 €, aux
Services Financiers de la Présidence.
Aussi à sa Caisse, la porte sur lui soigneusement fermée, il a fait la revue
de toutes les cachettes possibles :
-sous le matelas . Les agents du fisc y iraient tout droit
-dans le matelas. Les agents du fisc le lacéreraient et le crèveraient : il
avait vu ça dans des films policiers acves année 60.
-sur le matelas, bien visible, comme le conseille Edgar Poe qui dit dans la
Lettre Volée, que c'est ce qui est le plus visible, qu'on ne voit pas. C'est
paradoxal, mais stupide. C'est leur offrir mon billet sur un plat.
-entre les pages de la Bible, de Rabelais, du Robert. Je vois le tableau. Les
agents du fisc retourneraient les livres et les secoueraient : de la Bible
chuterait avec les images saintes, du Rabelais avec les coupures de
journaux, du Robert avec les signets, immanquablement mon billet.
-je fais un trou profond dans le terrain vague, je mets au fond le billet
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dans un emballage plastique, -matière imputrescible-, je rebcouche le trou
soigneusement, je tasse la terre, je sème dessus de la poussière et des
petites pierres, de façon que personne ne voie qu'en cet endroit la terre a
été remuée. Bonne idée stupide. Je me connais, je dissimulerais si bien le
trou, que moi-même je ne le découvrirais pas.
De toute façon, il a fini par s'avouer qu'il lui répugnait, que le billet sorte
de sa juridiction. Il a fini par se confectionner, d'un chiffon un Scapulaire,
dans lequel il a cousu le billet, il a collé dessus une sainte image du Sacré
Coeur, afin qu'il veille sur lui. Puis il en a ceint sa taille, et l'a fait pendre,
sur son plexus solaire : c'était un endroit, d'où il était sûr que son ventre
ne le quitterait pas des yeux.
*
Mais il n'en a guère été plus tranquille pour autant.
Il a pensé qu'il ne se pourra, que les Services Financiers de la Présidence
ne signalent au Président à Vie, qu'un certain Fignon avait en possession,
un billet de 100 €.
Le jour où son budget sera en déficit, - et il est en déficit tout le temps-, je
vois très bien le Président envoyer, à ce Fignon, en même temps qu'un
Contrôleur du Fisc, un Inspecteur des Chers Frères, qui lui dira en son
nom :
- Tu as cent euros, tu les dois au Président, donne les.
-Qu'est ce que il lui répondra, le Fignon ? , s'est dit Fignon
-Moi, un billet de 100 ℮ ? Dieu m'est témoin. Celui qui a raconté que
j'avais 100 €, est un sacré menteur : si ça se trouve, il voulait détourner
les regards de lui. Si j'étais à votre place, Cher Inspecteur Frère, j'irais
chez lui et je le torturerai, jusqu'à ce qu'il me dise où il a caché son billet
de 100 €.
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Sous le regard sceptique de l'Inspecteur Frère, le dit Fignon gémira,
pleurera toutes les larmes de son corps.
-Je suis un miséreux, je ne sais même pas que de quelle couleur est le
billet de 100 €… Réfléchissez, si j'avais une telle somme, j'aurais des
signes extérieurs de richesse : j'aurais un nouveau tee-shirt, j'aurais fait
ressemeler mes chaussures...
Ces protestations ne dénonceront le dit Fignon que mieux, s'est dit
Fignon. Le Cher Frère Inspecteur le conduira devant le Président A Vie,
qui lui dira.
-Si tu ne me dis pas où tu as caché tes 100 €, tu es bon pour la
bastonnade.
C'est une chose aussi sûre et certaine que Fignon s'appelle Fignon, s'est
conclu Fignon.
Fignon a réfléchi.
-Pour faire face à cette éventualité hélas que trop probable, -comme je ne
veux pas que la lâcheté de ma peau délicate me fasse faire ce que ne veut
pas mon cœur courageux.- il n'y a qu'une chose qui me reste à faire,
m'endurcir la peau :
*
De la pile de sacs dont il se servait lorsqu'il allait crocheter dans la
décharge, il a sorti un sac genre sac de pommes de terre de 100 kg.
Il est allé sur le chantier de construction d'un de ces monstrueux gratteciel, -que les architectes construisent pour le peuple, et qu'ils se gardent
bien d'habiter,- l'a rempli de sable, a traîné le sac jusqu'à sa Caisse, où,
avec peine, il l'a suspendu au plafond, comme un punching-ball.
Il a ouvert la porte de sa Caisse en grand. Il craignait que sa Caisse faisant
résonnance, ses cris et hurlements ne blessent par trop son ouïe délicate.
66
Ensuite, avec d'infinies précautions, il a ôté son tee-shirt transparent, qu'il
a posé, en célibataire soigneux, sur son matelas.
Torse nu, il a sorti, de sous son matelas, son fouet à sept lanières
cloutées, et puis, il l'a saisi. Quand il l'a eu bien en main, le lançant avec
une force inouïe, de son fouet, d'un coup furieux, il a fouetté le sac.
-Aïe, Ouîlle. Aïe, aîe, a-t-il hurlé.
D'un deuxième coup, terrible, le sac à nouveau.
-Ouïlle, ouïlle. S'il vous plaît, a-t-il crié.
D'un troisième, atroce, le sac encore.
-Ah Ouh. Pitié. J'avoue. Non, je n'avoue pas, a-t-il gémi.
D'un quatrième, inhumain, le sac toujours.
-Ah Ah Outche, Président, pleurait-il. J'aimerais tellement avouer, mais
je mentirais, si j'avouais... ... Sur ma vie, je jure que je n'ai pas de billet
de 100 €. Je n'en connais pas même la couleur.. ....Si j'en avais eu un,
vous pensez bien, que je vous l'aurais donné sans que vous me le
demandiez, tellement le déficit du budget de l'Etat est pour moi un souci
lancinant.
D'un cinquième coup, sauvage, le sac encore.
-Ah Euh Ih Oh, geignait-il. Uh. J'ai. C'est faux, je n'ai pas. Je n'ai pas,
mais j'avoue que j'aimerais tellement avoir.
D'un sixième coup, barbare, le sac enfin.
-Je meurs. J'ai. Non, je n'ai pas. se lamentait-il. Président, je suis la
malheureuse victime d'une erreur judiciaire. … ..Si j'avais eu le bonheur
d'en avoir un, vous pensez bien, que je me serais jeté à genoux à vos
pieds, en vous suppliant de vouloir accepter ce méchant cadeau.
*
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En entendant de tels hurlements, les voisins se sont amassés devant sa
Caisse, l'ont vu fouet à la main.
Derrière eux, est apparu le Premier Ministre, qui, sur ordre du Président
à Vie, depuis la scène du torrent, pistait Fignon.
-Oh Fignon, ont dit les voisins, qu'est ce qui te prend ? Pourquoi tu te
tortures ?
Fignon a ragé :
-Est-ce que je ne suis pas maître de ma peau ? Si j'ai conseil à vous
donner, c'est de faire comme moi. Vous croyez-vous à l'abri d'un contrôle
fiscal ?.... Plus le budget personnel du Président est en excédent, plus le
budget de l'Etat est en déficit.. ... Vous ne connaissez pas cet enculeur
enculé de Président à Vie : c'et un charognard.
Ces deux mots d'enculeur enculé appliqués au Président, eurent deux
effets :
1.les voisins, fidèles catholiques, épouvantés par le blasphème, filèrent
sans demander leur reste ;
2.le Premier Ministre a reconnu son homme.
Sur le champ, le Premier Ministre est allé ordonner à l'Inspecteur Cher
Frère, qui attendait sur le parking avec sa Brigade, d'arrêter Fignon pour
injures proférées ci-jointes (il lui a donné une feuille) au Président à Vie
de la Libre République Totalitaire de l'Ile Bienheureuse, le traîner à la
Résidence de la Présidence, et le jeter aux pieds du Président à Vie.
L'Inspecteur des Chers Frères, suivi de sa Brigade, s'est présenté à Fignon,
lui a déclaré que le Président ayant porté plainte pour les insultes et
injures suivantes ; Lécheur de zobs, dégage. Je nique ta mère, ta tante,
ton grand frère, ta grand mère, ton oncle, ta tante, ta petite sœur. Et toi,
je t'encule, empaffé. La promenade ne s'achève pour le chameau qui va à
dos de chameau, que lorsqu'un des deux chameaux aura enculé l'autre.
Fils de putain. Avaleur de zobs, l'a mis en état arrestation, l'a enchaîné.
Fignon, se débattant comme un beau diable, braillait à tue-tête : Erreur
Judiciaire Abus de Pouvoir. L'entendant, terrorisés, les voisins fidèles
catholiques, ont fermé les volets-.
Les Chers Frères l'ont enfermé dans panier à batavia des surplus des SS de
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la dernière guerre, l'ont brinqueballé dedans jusqu'à la Résidence de la
Présidence, l'en ont extrait sans ménagement, l'ont traîné par les salles
jusque sur le parquet marqueté de la salle du Trône Présidentiel, et l'ont
jeté aux pieds de Sa Majesté Républicaine le Président à Vie.
Le Président a Vie ricané et a dit :
-Fignon, tu me reconnais ?
14. Fignon et le Président à Vie.
Le Président a ajouté :
-Tu te rappelles : Lécheur de zobs, dégage. Je nique ta mère, ta tante, ton
grand frère, ta grand mère, ton oncle, ta tante, ta petite sœur. Et toi, je
t'encule, empaffé. La promenade ne s'achève pour le chameau qui est à
dos de chameau, que lorsqu'un des deux chameaux aura enculé l'autre.
Fils de putain. Avaleur de zobs C'est lui.
Fignon couché tout à plat, a répondu :
-Tu fais une erreur d'interprétation, Président. Si tu fréquentais un peu
plus le peuple, que tu parlais un peu plus son langage, tu saurais que
toutes ces paroles ne sont ni de insultes ni des offenses, mais des
déclarations d'amour.
Le Président, interdit, a piqué sa crise.
-Si ce sont des déclarations d'amour, je vais te caresser comme il faut..
Le Président a sorti de dessous son fauteuil Louis XIV un fouet à sept
lanières et 49 clous.
-Celui que tu aimes si fort, va t'aimer plus encore.. ... Il va t'administrer
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100 coups de bâton, 100 pour que tu saches que toi, tu es un zéro.
Et il s'est mis en posture, la main qui empoignait le fouet derrière son
épaule droite.
Le Premier Ministre s'est jeté à genoux devant le Président.
-Président, en considération de l'héroïsme, propre aux antiques
aborigènes de l'Ile, dont fait preuve Fignon, je supplie Sa Royale Grandeur
Républicaine de lui accorder la grâce de la loterie.
Le Président a ricané :
-Soit, a-t-il dit..
Il a sorti son royal calepin et son royal crayon de sa poche, a arraché trois
pages.
-Premier billet, j'écris : Une bastonnade simple. Deuxième, j'écris : Une
bastonnade plus 1 €. Troisième, j'écris : Une bastonnade plus 2 €. (à son
Premier Ministre) Content ?
-Que Votre Royale Compassion Républicaine soit remerciée, dit le Premier
Ministre.
-Premier, apporte-moi le vase bleu qui est sur le napperon vert..
Le 1er Ministre a cherché et apporté le vase. Le Président a jeté les trois
billets, a dit au Premier Ministre :
-Premier, tire pour le condamné un billet.
Le Premier Ministre a tiré un billet, l'a ouvert, et a lu : Une bastonnade
plus 2 €
Le Président a applaudi :
-Tu as une veine de pendu, Fignon, ce que tu finiras par être. Tu as gagné
la somme fantastique de 2 euros.
Le Président à Vie a sorti de son porte-monnaie 2 €, les a donnés à
Fignon, qui les a serrées dans son poing gauche. Puis le Président à Vie,
fouet en main est descendu de son fauteuil :
70
-Otez-lui son tee-shirt.
Deux sbires se sont approchés, ont saisi le bas du tee-shirt l'un à droite
l'autre à gauche. Aussitôt Fighnon a gueulé comme un putois :
-Malheureux. . ...La peau humaine, quand on l'écorche, se répare toute
seule. Un accroc au tee-shirt, le tee-shirt file, ça fait une échelle, comme
sur un bas de femme : c'est irréparable.
Fignon s'est levé, avec une délicatesse infinie, a ôté son tee-shirt, est allé
vers la chaise Louis XV, qui était placée devant la cheminée, l'a posé avec
précaution sur l'assise de la chaise.
-Couchez le sur la banquette à bastonnade..
Les deux sbires l'y int couché..
*
Le Président s'est approché de Fignon, en fouettant l'air de son fouet.
-L'enivrante jouissance de la vengeance satisfaite, Balzac Honoré, a dit le
Président à Vie.
Le Président s'est approché de Fignon et prenant son élan, en disant :
Han, a donné avec force, sur le dos de Fignon un premier coup.
-Un, a dit le Premier Ministre.
En disant Han, avec force un deuxème.
.Deux, a dit le Premier Ministre.
En disant Han, avec force un troisième.
-Trois, a dit le Premier Ministre.
Fignon, sans paraître touché le moins du monde, regardait autour de lui
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avec curiosité.
En disant Han, avec force un quatrième.
-Dix-neuf, a dit le Premier Ministre.
Sans remarquer que le Premier Ministre avait sauté des nombres, en
disant Han, avec force un cinquième.
-Quarante quatre, a dit le Premier Ministre.
Fignon a levé la main, demandant la parole.
-Tu demandes grâce, a demandé le Président.
-Une remarque, Président, a dit Fignon. Quelque chose choque l'oeil.
Sans doute, le Mobilier National ne vous a donné que ce qu'il avait. Mais il
y a une double faute, de goût, et anachronique. Il y a là-bas une chaise
Louis XV, et à deux pas de lui votre fauteuil Louis XIV. Faute de goût : le
style Louis XV est précieux, délicat, tout en courbes, féminin, le style
Louis XIV est droit, raide, mâle pour tout dire. Faute d'anachronisme :
entre le plein Louis XIV et le pleine Louis XV, il y a 80 ans. A moins que
vous ne vouliez les accoupler, pour qu'ils vous donnent un joli petit
escabeau mignon tout plein Louis XVI, vous ne pouvez pas tolérer leur
accointance : ni le goût ni l'histoire ne trouvent cela décent.
Le Président à Vie, furieux, fouet en l'air, a dit :
-Je vais t'en donner du Louis XV, et du Louis XIV, et du Louis XVI : je vais
te vais te guillotiner d'un coup ton sifflet,
En disant Han, avec force il lui en donné un sixième.
-Soixante-sept, a dit le Premier Ministre.
En disant Han, avec force un septième.
-Soixante-huit, a dit le Premier Ministre.
En disant Han, avec force un huitième.
-Quatre-vingt-un, a dit le Premier Ministre.
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Fignon, qui toujours avec la même curiosité, regardait autour de lui, a levé
la main.
-Tu ne ris plus, a dit le Président.
-Ce n'est qu'un détail, Président, mais le goût d'une personne se révèle
dans le détail. Vous avez posé ce vase orange, dans lequel j'ai tiré mon
chanceux billet, sur un napperon vert. Pardonnez-moi, le bel assemblage
de couleurs, c'est l'assemblage de couleurs complémentaires : les couleurs
complémentaires sont les couleurs dont la combinaison donne la lumière
blanche. A la place du napperon vert sous le vase orange, je mettrai un
napperon bleu. Orange et bleu s'aiment d'un bel amour : quand on les
marie, comme ils copulent bien ensemble.
-Je vais t'en donner de la copulation avec mon fouet.
Et le Président à Vie, furieux, prenant un élan
disant Han, donne avec force un neuvième coup.
-Quatre vingt quinze, a dit le Premier Ministre.
Mais le Président à Vie, tout à coup,
n'a plus dit Han, a donné avec moins de force un dixième coup.
--Quatre vingt quinze, a dit le Premier Ministre.
Puis le Président à Vie
ne disant plus Han, a donné avec faiblesse un onzième coup.
--Quatre vingt seize, a dit le Premier Ministre.
Puis le Président à Vie, épuisé,
ne disant plus Han, a donné avec une telle faiblesse, un douzième coup,
que les lanières n'ont plus fait que caresser le dos de Fignon.
--Quatre vingt dix-sept, a dit le Premier Ministre.
A ce moment-là, Fignon, tournant la tête pour voir le Président, a gémi, a
dit : Ha, Ha, Ha, a pleuré en essuyant chacune des deux larmes, qui
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perlaient à chacune des deux paupières.
Le Président à Vie, surpris, est allé vers la tête de Fignon, a dit :
-Qu'est ce qui t'arrive, Fignon ? Parce que je n'en peux plus, que mon
fouet ne fait plus que te caresser, tu gémis et pleures ?
-Je gémis et je pleure sur vous, Président. Vous êtes épuisé, vous êtes à
ramasser à la petite cuillère. Par pitié, ménagez-vous.
Furieux de la dernière fureur, le Président à Vie, a saisi son fouet et
prenant son élan,
en disant Han a donné avec violence un treizième coup.
--Quatre vingt dix huit,a dit le Premier Ministre.
avec violence un quatorzième.
--Quatre vingt dix neuf, a dit le Premier Ministre.
avec violence un quinzième.
--Cent, a dit le Premier Ministre. Le compte est bon.
Fignon se lève sur ses coudes, tourne la tête, regarde le Président, lui dit :
-Ça va ?
Epuisé, se traînant, le Président s'asseoit sur son fauteuil, a dit d'un ton
las :.
-Va-t-en, Fignon. Supprime-toi de ma vue.Tu me fatigues en plus de ma
fatigue. Si je te revois une seule fois, à l'instant même c'est toi qui ne
reverras plus. (d'un air las) Remettez-lui son tee-shirt, qu'il s'en aille.
Fignon se lève, le dos en sang.
Les deux sbires prennent délicatement le tee-shirt, s'apprêtent à lui
enfiler, mais Fignon a hurlé :
-Malheureux, les taches de sang sont les plus difficiles à détacher.
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Il saisit le tee-shirt de sa main, s'incline :
-Bonsoir, tout le monde. Reposez-vous, Président.
Il a tourné le dos, a fait, en levant une jambe, un long pet bruyant, est
sorti.
Le Président fait un geste fatigué, qui voulait dire : Laissez-le aller, qu'on
n'entende pls parler.
Le Président a dit au Premier Ministre :
-Premier. Je suis fatigué. Allez-vous en vous reposer pour moi, chez vous.
J'en ai besoin.
-A vos ordres, Président.
Et le Premier Ministre est sorti à son tour.
15. Le Premier Ministre rentre chez lui.
Le Président à Vie avait fait construire pour ses Premiers Ministres, dans
le quartier petit-bourgeois de la capitale, sur une butte ridicule, une
ridicule villa petite-bourgeoise, sur le fronton de laquelle, le Président
avait fait graver ces mots : Mon Repos. Résidence du Premier Ministre.
Le Premier Ministre, dans sa Renault 21 rouillée de fonction, précédé de 2
Freres en vélomoteurs année 1970 pétaradant, chassant le vil peuple
devant lui, est descendu de la haute Résidence du Président, vers sa basse
Résidence de Premier Ministre.
Chaque fois que sa Reneult 21 rouillée, poussivement, escaladait la haute
butte ridicule, en même temps, s'élevait dans le Premier Ministre le haut
sentiment proportionnel de sa valeur.
*
75
Il a aperçu sa femme, qui l'attendait sur le perron ridicule.
-Tranquillise-moi, Joachim, tu es toujours Premier Ministre ?
Le Premier Ministre a écarté les bras , souriant :
-Toujours.
-Que je suis heureuse, pour toi, a-t-elle dit en l'embrassant : 32 jours : tu
dépasses en durée tous tes prédécesseurs.
Elle l'a devancé dans la villa :
-Toi, qui es tellement tout, faire que tu sois rien ; qui de nature as tant de
force de caractère : te débiliter, te soupasser comme tu fais, ce qui exige
une si exceptionnelle maîtrise de soi, personne plus que toi, mérite la
place que tu occupes.
La nécessité géographique, historique
m'oblige de dire un mot sur le Premier
Mnistre et sur sa femme, parce que tous
deux, entrant en scène à ce moment précis,
vont jouer un rôle non négligeable dans cette
histoire.
*
Le Premier Ministre, qui s'appelait de son prénom Joachim, était le fils
d'un paysan. En tant que fils de paysan, deux avenirs s'offraient à lui : être
paysan, ou être curé. Comme il ne voulait à tout prix, être ni l'un ni l'autre,
parce qu'il ne voulait se priver ni d'argent ni d'amour, pour s'en sortir, il a
travaillé avec acharnement pour réussir le concours des Postes. Il l'a
réussi.
De poste en poste dans les postes, oeuvrant comme un forçat, il est arrivé
Inspecteur Principal des Postes dans la capitale.
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Par l'entremise de lointains cousins, il a fait la connaissance de la famille
noble d'un ingénieur, qui avait deux filles dont l'aînée, nommée Anne,
belle, fine, cultivée, avait vingt ans. Joachim s'est présenté à la famille,
non seulement déjà hautemetn perché sur un échelon de la hiérarchie
sociale, mais encore en voie d'en grimper d'autres. De plus, jeune, il était
dans son plus beau, lorsqu'on le regardait en oblique, de derrière. La tante
de la jeune Anne, mal mariée, jalouse de la beauté de sa nièce, s'est
entêtée de marier sa nièce à ce jeune homme pas laid du tout, et si sérieux.
Pressée par les fréquentes lettres pleines d'un amour, sans fautes
d'orthographe, -pour l'assurer Joachim compulsait avec une infinie
patience pour chaque mot le Larrousse ce qui donnait la mesure de ses
sentiments,- à la fin Anne a cédé. Et ils se sont mariés.
Joachim, impressionné par cette fille d'ingénieur noble, cultivée, délicate,
avait pleine conscience de sa rustrerie. Hanté par leur différence sociale,
il a tout voulu sauf dégrader sa femme par sa bestiale lasciveté. Se
dominant avec des efforts inimaginables, à chaque fois il s'excusait,
avant il prétextait la descendance à assurer. Elle, vierge, percevant
l'animale nature de son mari, dans son instinctivc peur que son mari ne
lui soit pas fidèle, s'est gardée précautionneusement de ne jamais flatter
ses bas instincts. Si elle avait débridé son étalon de mari, Dieu sait quelles
cavales, dans son troupeau de secrétaires autour de lui, il aurait montées,
à côté de la poulinière. La chasteté de la femme est le prix à payer de la
fidélité du mari, se disait-elle.
Telles ont été les premières nuits, telles ont été les suivantes, telles ont été
les dernières. La pauvre Anne, qui, avant son mariage peut-être attendait
quelque chose, dès le premier jour, n'a plus rien attendu.
Aux jeunes gens autour d'elle, cependant, à qui elle plaisait, qui la
questionnaient d'un regard et d'un sourire, secrétaires, attachés, serveurs,
chauffeurs, gardes du corps, jeunes gens croisés dans la rue, elle ne
pouvait pas s'empêcher de répondre comme ils la questionnaient, du
même sourire et du même regard, et ce même en présence de son mari, ce
qui attisait le feu de sa jalousie, qui le suppliciait et le brûlait à vif.
Jamais, pourtant, elle ne l'a trompé.
C'est ce qui a fait que le Premier Ministre a été l'éternel malheureux fidèle
soupirant de sa femme.
Et plus son mari montait dans les hauteurs, et plus elle était isolée de ces
jeunes gens de la plèbe qui lui plaisaient tant, plus ils se sont retrouvés
77
seuls tous les deux, le soir, devant la télé.
*
-Sabine est là ? a demandé le Premier à la Première.
-Elle est dans sa chambre.
-Il faut que je te parle.
Le Preemier Ministre a
entraînée dans le salon.
mis sa main sous le bras de sa femme, l'a
Quand ils se sont assis,
-Que se passe-t-il ? Ne m'inquiète pas, Joachim.
-Je t'inquiète parce que je suis inquiet, Anne... ..Selon l'Inspecteur des
Chers Frères, chargé de la protection de Sabine, il faudrait la protéger non
des autres, mais d'elle-même . (Et le Premier Ministre, ouvrant son
dossier, a sorti des feuilles) Après son travail, au lieu de rentrer à la
maison, Sabine n'a rien de mieux à faire que de de fréquenter les mauvais
lieux, au bas de la vieille ville : elle a été vue traîner au Marché de la
brocante.
Sa femme ne disant rien :
-Il faut au plus vite, avant des débordements et des inondations qui
s'annoncent catastrophiques, faire de cette rivière en crue une voie
navigable.
-Autrement dit ? a demandé sa femme.
-Il faut la marier au plus vite, que quelqu'un lui fasse un enfant, afin de
l'occuper.
Sa femme a dit :
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-Justement. Louis de Mesdeux t'attend dans ton bureau, des gants beurre
frais à la main.
-Vraiment ? a dit le Premier Ministre, incrédule.
-Vraiment !
-Dieu soit loué. Je désespérais qu'il se déclare jamais. .. Envoie-le moi, si
tu veux bien.
La Première Ministresse est allée, a prié Louis de Mesdeux de retrouver le
Premier Ministre au salon.
*
Louis de Mesdeux est apparu au Premier Ministre. Louis de Mesdeux était
un très joli garçon, en complet d'alpaga gris brillant et cravate jaune, avec
un mouchoir en dentelle blanche dans la pochette : il avait dans sa main ;
une paire de gants beurre frais.
Avec solennité, il s'est avancé vers le Premier Ministre, s'est incliné, a dit
avec une certaine sollenité :
-Monsieur le Premier Ministre, j'ai l'honneur de vous demander la main
de votre fille.
Il a attendu que son effet fasse de l'effet.
-Depuis que j'ai l'honneur de vous connaître, je n'ai eu qu'une ambition au
monde, celui de devenir votre fils, et il n'y a qu'une façon de le devenir,
c'est celle de devenir votre gendre.
Il a soufflé, puis a repris :
-Votre course dans votre carrière est exemplaire : vous vous mettant des
oeillères pour n'être pas distrait à droite et à gauche, vous n'avez cessé de
galoper à fond de train droit devant vous, ne visant qu'une seule chose,
dans la vie, le poteau d'arrivée. Vous êtes pour moi un modèle. Il n'y a rien
que je désire plus, au au monde, que fonder une famille comme la vôtre,
au sein de la vôtre.
79
Il s'est arrêté, puis a poursuivi :
-.Si j'ai tardé à vous faire cette demande à laquelle il m'a semblé que vous
m'invitiez, c'est que Mademoiselle votre fille, envers moi autrefois si
proche et si chaleureuse, m'a paru devenir, avec le temps, froide et
lointaine.
Il a ralenti, a eu une petite ride de souffrance sur le front.
.-J'ai pensé, qu'une des raisons était peut-être qu'elle connaissait
quelqu'un. L'autre était peut-être, qu'elle trouvait que je tardais à la
demander en mariage .. ..Pour en avoir le cœur net, j'ai décidé de brusquer
les choses.
Il a rectifié sa tenue :
-Aussi, M. le Premier Ministre, j'ai l'honneur de vous demander la main de
votre fille.
Le Premier Ministre a laissé exploser sa joie :
Ah mon ami !
est allé à Louis de Mesdeux, et le pressant sur son rond estomac, faisant
de cette droite ligne de Louis de Mesdeux, sa tangeante, l'a embrassé :
-Je vous tranquillise tout de suite, mon gendre, ma fille ne connaît
personne d'autre que vous.. .. C'est votre explication, que vous tardiez à la
demander en mariage, qui est la bonne.. .... Comprenez la : beau, noble,
ingénieur, sérieux, promis au plus bel avenir, elle a sans doute pensé
qu'elle était indigne de vous, que vous deviez avoir des vues sur une autre
qu'elle...(il s'est tu un instant, se rémémorant) ... Quand elle était petite,
elle disait qu'elle n'épouserait qu'un homme : son père. Je suis son Dieu,
elle n'écoute que moi J'aime ma fille, je vous aime, ma fille m'aime, ma
fille vous aime. ... ...Retournez dans mon bureau, mon cher Louis, je vais
lui parler. Chassez vos craintes. L'obstacle que vous imaginez n'en est pas
un.
Louis de mes D'eux est retourné dans le bureau du Premier Ministre,
pendant que le Premier Ministre demandait à sa femme, de prier leur fille
Sabine de descendre le rejoindre au salon, parce que son père avait à lui
parler.
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Sabine est descendue, est entrée dans le salon.
Cheveux de nuit, des seins d'oranges navel,
des yeux gris fer, une visage blanc de lune,
deux sourcils en arc qui lancent les flèches de
ses cils droit dans les cœurs, deux lèvres
comme deux coussins de velours qui invitent
les lèvres à s'y poser, deux hanches qui
pointent de côté comme deux coteaux plantés
de vignes, une douce pente devant qui aboutit
à un frais vallon, un fessier de deux mers
mouvantes, telle était la fille du Premier
Ministre.
Son père lui a dit, d'emblée :
-Sabine, ne dis pas un mot, écoute-moi. Louis de Mesdeux est dans mon
bureau : il vient de me demander ta main.
Sabine a écouté son père d'un visage égal.
-.Je la lui ai donnée ; lui a dit son père.
Sabine a levé la main, demandant la parole :
-Je t'ai dit de ne pas dire un mot. ... .. J'ai appris qu'après ton travail, tu
cours les mauvais lieux, ; en quoi tu m'as beaucoup déçue... ..Tu as une
curiosité d'ignorante, qui ne sait pas les dangers qui la menacent. Le
plaisir des gens corrompus est de corrompre. A fréquenter des gens
infectés, par contagion, on risque d'attraper l'infection. Au milieu de fruits
pourris, le fruit le plus sain pourrit aussi. .. ...Je te sauverai malgré toi...
..Je te préviens, si je te surprends une seule fois au Marché de la
Brocante, je te défendrai contre toi-même : je te ferai arrêter, et
séquestrer jusqu'à ton mariage.
De sévère, la voix du Premier Ministre est devenue douce.
-Chère petite Sabine ;
tu me disais petite que tu voulais te marier avec moi : ton souhait peut se
réaliser. Personne ne me ressemble plus que Louis, ton fiancé, qui est moi,
en jeune. Comme personne ne t'a aimé, ne t'aime, ne t'aimera jamais
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comme ton père, jamais de même, personne ne t'aime ni ne t'aimera
comme ton Louis. Sois la première dans son cœur, comme tu es la
première dans le mien. Il a à fierté et honneur d'être mon gendre, aie
honneur et fierté d'être son mari. Tu aimes ton père, Louis aime ton père :
aime celui qui aime ton père. Lui et toi aimant ton père, lui et toi vous
aimant, vous chez nous, nous chez vous, Louis et toi, ta mère et moi, nous
quatre, ferons une seule et même famille. .. . Sabine, ne sois pas comme
ces chevaux de fille modernes, qui courent les rues et insultent leur
parents : reste la fille gentille et aimante que tu as toujours été. Je te le
demande.
Sabine a levé à nouveau la main :
-Est-ce que je peux dire un mot ?
-Je t'ai dit que u n'as pas le droit à la parole. .. .. Louis de Mesdeux est
dans mon bureau, il va venir te demander en mariage. Je te demande
d'agréer sa demande.
Le Premier Ministre est sorti.
*
Est entré Louis de Mes D'eux, en complet d'alpaga gris brillant, cravate
jaune, ganté de beurre frais.
Sabine s'est levée. Louis de Mes deux est allé vers Sabine, à trois pas d'elle,
s'est arrêté, s'est incliné.
-Mademoiselle, Monsieur votre père m'a autorisé à vous faire ma
demande. J'ai l'honneur, Mademoiselle, de vous demander votre main.
Louis de Mesdeux aurait dit que le temps allait à la pluie, que Sabine
aurait eu le même visage.
Il a dit avec solennité :
-Je vous donne ma parole que je ne serai jamais l'homme que d'une
femme, celle qui sera la mère de mes enfants.
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-Je n'en doue pas, a dit Sabine.
-Je n'ai jamais levé les yeux sur un autre femme que vous.
-Je vous crois.
-Je ne vous ai jamais manqué de respect. Vous ne pouvez m'accuser
d'aucuns propos ou gestes inconvenants.
-Vous avez toujours été respectueux et réservé, je le confirme.
-Je suis sérieux, raisonnable, travailleur, ambitieux. Je m'engage à nous
mener dans les hauteurs.
--Vous êtes sérieux et raisonnable comme personne. Vous irez haut et
loin, j'en suis persuadée.
Une légère sueur a commencé à briller sur le front de Louis de Mesdeux.
-Je ne pense pas manquer d'intelligence, a -t-il osé.
-Ni de mémoire. Ce sont vos premières qualités, je l'atteste.
Une goutte perlant sur son front, poursuivant son plaidoyer :
-Il ne semble pas que je sois désavantagé par la nature.
-Vous êtes joli garçon, je le confirme.
-J'aime votre père, que vous aimez plus que tout au monde.
-Pardon, il y a un être qui aime plus mon père moi : c'est vous.
Il y a eu, de la part de Louis de Mesdeux, un flottement :
-A moins que je ne me trompe, il me semblait que je ne vous étais pas
indifférent.
-Vous ne l'étiez pas, je l'atteste.
.Me ferez-vous l'honneur de me dire pourquoi il me semble que je le sois
83
devenu ?
Sabine a joué les abonnés absents.
Louis de Mesdeux a poursuivi :
-En demandant votre main, je vous fais le sacrifice de ma jeunesse et de
ma liberté, qui est le sacrifice des sacrifices... ...(Il a insisté) Je me sacrifie
à vous, et mon sacrifice ne trouve en vous aucun écho. Vous n'en semblez
pas autrement touchée. Vous ne pouvez savoir comme votre cruauté me
blesse.
Il a conclu :
-Votre père m'a dit, que je pouvais vous faire ma demande en mariage. Il
m'a assuré que vous l'accepteriez.
Sabine a fait un pas vers la porte.
-Louis, at-elle dit
-Oui ?
-Mon père et vous vous me ligotez. Acceptez je réserve ma réponse, pour
le temps où je me sentirai libre.
Louis de Mesdeux s'est incliné.
-Je vous raccompagne, a dit soudain Sabine, comme si une idée lui venait
à l'esprit. Attendez-moi, je cherche mon sac.
Elle a couru dans sa chambre, enfiler son imper, et, pratique, prendre son
sac, à la grande joie du Premier Ministre, qui, la porte de son bureau
entrouverte, la guettait.
C'est ainsi que, sous le chapeau de Louis de Mesdeux, qui n'en avait pas,
Sabine, son sac avec son chéquier sons son bras, a fugué de la maison
familiale.
Le Premier Ministre et la Première Ministresse, de la fenêtre, les ont
regardé partir, et du bonheur de l'obéissance de leur fille, se sont
84
embrassés.
Chastement.
16. Pensées de Sabine.
Sabine, au détour de la rue, a donné une vigoureuse amicale poignée de
main à Louis de Mesdeux, qui, gonflé d'espoir par ce shake-hand, est allé
retrouver sa Maman
En descendant vers ses chers mauvais lieux, Sabine songeait.
-C'est un fait : je suis nubile, ce qui veut dire : prête à coucher. …. Je ne
suis plus la fleur que j'étais fillette, je suis le fruit mûr de la jeune fille,
prêt à cueilli, s'il ne veut pas, trop mûr, tomber dans l'herbe et pourrir...
Elle allait, chantant dans son cœur. Dans la rue, au passage, elle s'est
arrêtée devant une vitrine..
-Enfin, tout ça ce n'est pas rien...Ce si beau nouveau pays, monts,
coteaux, vallées, qui est ma patrie, où je me sens si heureuse de vivre,
pourquoi je n'y flanerai pas ? ...Même quand je ne l'ai pas sous les yeux,
de soi-même, est-ce que ça ne cesse même de se rappeler à moi ?
-Ce sont des choses qui ont une vie à elles, qui ne cessent de me chuchoter
à l'oreille, pourquoi je ne les écouterais pas ?
-Les hommes voient de moi ça, moi, je regarde si les hommes regardent
de moi ça, et je jouerais à l'aveugle ?
-Humilie-toi, ma sœur, sers ce corps d'abord, sois sûre qu'il te servira
d'autant plus sûrement en retour.
-Cette tête calculatrice là-haut, chose adventice, n'est faite que pour
servir ce corps qui me fait bien savoir qu'il compte seul, et je donnerais à
la tête toute la place ? Cette chair t'occupe trop l'esprit, ma fille. Il faut
85
que tu t'occupes de ya chair, pour te libérer l'esprit.
-Moi-même, qu'est ce qui m'occupe le jour, la nuit, en premier, et souvent
quasi uniquement ? Tout ce concret vivant, qui est moi tout le temps, je
devrais en faire abstraction ? Cet animal affamé qui me torture, je ne le
rassasierai pas, et je laisserai sa faim me torturer ?
Devant un miroir en pied, à la devanture d'un magasin de mode, elle a
posé :
J'aime tout ça, je le chéris, c'est moi, et je devrais faire comme si ça
m'était indifférent ? Je suis faite toute entière pour être Pâque à fêter, et
ce serait pour moi Carême et Mercredi des Cendres ?
Ce Roi légitime, souos moi, qui veut d'une volonté puissante, je lui
désobéirais ? (Elle s'est inclinée devant elle) Majesté, qu'il soit fait selon
votre bon plaisir.
-Repousser cet animal, pour qu'il m'aboie après, et me morde ?
Caressons-le bien plutôt, pour qu'il se frotte à moi, et me lèche.
Mâle, femelle, jolis mots. Choses femelles, faites pour chose mâle,
comment ne pas accoupler de si jolis mots ?
Pensant en marchant, marchant en pensant, Sabine, joyeuse, son joli petit
sac main et son joli petit sac à pied sur elle, est arrivée au Marché à la
Brocante.
17. Sabine se fait aborder par Juan
le tombeur des dames.
Ainsi, Sabine, contrevenant à l'interdiction de son père, est descendue
hanter les mauvais lieux.
Circulant entre les étals, elle avait l'air d'examiner le bric à brac à broc
86
étalé, mais elle regardait tout autour d'un regard par dessous.
Et voilà que ce vilain maquereau de Juan, le tombeur de ces dames, de sa
queue nageant dans ces eaux troubles,, appâté, a croisé autour de Sabine.
Regardant par-dessus, il a vu que Sabine regardait par dessous, ce qui l'a
décidé.
Il l'a abordée de face.
-Ces jeunes femmes promènent leurs appas avec un petit air détaché,
comme si elles étaient au-dessus de ça. Le sous-marin glisse peut-être
sous la surface de l'eau, mais le périscope, lui, fait le tour de l'horizon.
Sabine les yeux fixés sur de vieux pots de Lunéville, écoutait le potinier de
toutes ses oreilles.
-Alors que tant d'athées, a repris le tombeur de ces dames, autour de moi,
ne lèvent pas même un regard sur votre sainte procession, je ne songe,
moi, qu'à lui faire la génuflexion. (Il fait une petite génuflexion à chacun)
J'honore vos Seins deux fois saints, je vénère votre Saint Consacré Pontife,
j'adore votre Saint Siège.
Sabine allait, venait, muetet, toute oreilles.
-Vos avantages me font des avances. Vous ne pouvez m'en vouloir si je fais
l'autre moitié du chemin.
Sabine a levé son beau visage, et toute vierge qu'elle était, a su lui
répondre raide.
-Je ne me cache guère, vous en savez beaucoup de moi. Mais vous, vous
cachez tout, j'en suis aux suppositions.
Le tombeur de ces dames, désarçonné, d'attaquant, s'est vu en position de
défense.
-J'ai des lettres de recommandation. C'est toujours moi qui ai quitté les
dames que j'ai séduites, jamais les dames moi.
Parfaitement maîtresse d'elle, Sabine l'a regardé avec un sourire moqueur.
-Vous dites : les dames. Voilà un pluriel indéterminé. C'est chiffrable sur
les doigts d'une main ? Ou devons-nous compter aussi des doigts de pied ?
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- Les uns et les autres, multipliés. Sans forfanterie. Croyez-moi sur parole.
-Peu importe.... .. Du pluriel venons en au singulier, puisque c'est le
singulier qui intéresse chacune d'elles, n'est-ce pas ?
-Oui.
.De ce grand nombre de dames, combien de fois chacune d'entre elles ?
Le coq a gonflé son jabot.
- Une fois. Une. Une seule. Je le jure sur ma tête.
- Pour la laisser sitôt étrennée, n'est-on pas en droit de penser qu'à son
unique usage, aucune ne vous ait donné satisfaction ?
Le tombeur de ces dames a eu une moue.
Juan.- Vous savez, comme les gens en parlent et en écrivent, on dirait que
chaque acte d'amour est un pic de jouissance. On voit qu'ils en écrivent et
en parlent faute de le faire. Le pic est la plupart du temps une petite
taupinière.
-Si je comprends, ces dames ne répondent pas à votre attente ?
- Leur pratique amoureuse à chacune est plutôt réflexe convulsif qu'élan
amoureux..
- Ne vous est-il jamais venu à l'esprit, que si, pour vous, leur pratique
amoureuse est réflexe convulsif, il y a des chances, que pour elles, la vôtre
l'est aussi ?
Juan eut une moue dubitative.
-C'est moi qui les quitte, non elles moi.
-Comme il y a toutes les chances, que ma pratique amoureuse soit aussi
réflexe convulsif, pourquoi aller au-devant d'une déconvenue ?
-Pardon. Vous, vous me posez des questions. Vous avez, vous, une parfaite
science de l'amour et de son acte : vous en parlez en connaissance de
cause. C'est l'illettrisme en amour qui fait le réflexe convulsif des actes. Je
suis sûr que vous constituez une exception à la règle.
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Sabine a ri en elle-même : S'il savait que je suis pucelle.
-Vous êtes sûr, a-t-elle repris, mais pas certain. Je crois économique de
nous épargner à l'un et à l'autre une chose aussi douteuse.
Le tombeur de ces dames a contemplé Sabine d'un regard rêveur.
Sabine a reculé d'un pas, et lui a souri.
-En somme, il ne reste, à votre acquit, qu'un tableau de chasse. Ce que
vous avez abattu, vous l'alignez par terre, soigneusement classé, du gros
gibier à poil au petit gibier à plume. Vous n'avez, en bref, que la
satisfaction d'un viandard.
Elle s'est inclinée :
-Remercions-nous mutuellement de notre de la mutuelle leçon.
Juan, le tombeur des dames, froissé, a tourné le dos, et a filé sans
demander son reste.
18. Sabine surprise par son père.
L'âme en fête, Sabine est descendue vers le mauvais lieu des mauvais
lieux, le fond du Marché de la Brocante.
Humant avec délices l'enivrant parfum de l'interdit, elle s'est osé
s'aventurer jusqu'au cul de sac des arcades de l'ancienne gare maritime.
Il y avait là, à terre, poussée contre le mur, une de ces malles de voyage en
cuir, cerclées de bois, plus grandes qu'un homme, qui suivaient autrefois
les grands voyageurs, arrimées dans las cales des cargos, ou à l'arrière des
diligences.
Soudain, ses yeux de vierge à l'affut ont été attirés par la présence d'un
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mâle non loin : elle les a levés, pour qu'ils s'en régalent, et elle s'est
aperçue que c'était
son père, ha ha,
qui furetait entre les étals, et visiblement la cherchait.
En proie à la panique, sans réfléchir, elle n'a fait ni une ni deux, elle a
ouvert la malle, s'y est couchée sur ce qui avait l'air d'être des rideaux de
velours rouge, s'est allongée, a rabattu le couvercle.
La malle avait une fente assez large près d'un cercle de bois.
[Il faut que j'invente vite cette fente,
d'abord pour que Sabine puisse
constater que son père ne démarre pas
d'elle,
et aussi, pour qu'elle puisse
respirer, parce que dans mon histoire,
j'ai besoin qu'elle reste dans cette malle
un certain temps]
Par cette fente providentielle, elle a vu le pantalon de son père tout près ;
aussitôt, elle a ôté ses yeux de la fente, aussi vivement, qu'un adolescent
qui, regardant par le trou de la serrure la belle nudité de sa mère, et
voyant que sa mère regarde vers la serrure, ôte vivement ses yeux de la
serrure, croyant qu'elle l'a vu.
Sabine, immobile, au fond de la malle riait muette. Cela lui rappelait les
Vaudevilles à la Feydeau ou à la Labiche, où, Ciel mon mari, l'amant en
caleçon long se réfugie dans un coffre. Cela lui a rappelé aussi un des
Contes des Mille et Une Nuits.
A la vérité, cela ne lui a pas rappelé un des Contes des Mille et Une Nuits
sans raison.
A ce propos, je veux, en tant qu'auteur de ce
roman, dire un mot.
Pour ne parler en bref que de ma vie
d'auteur:
Tout jeune, j'ai voulu être auteur. Puis, j'ai
vécu. Quand il s'est agi de l'être, ayant
90
amassé beaucoup de matière vivante en
désordre, j'ai été embarrassé par cette
question : je ne savais pas comment
organiser cette matière vivante en désordre
en ces organismes vivants, qu'on appelle
œuvres.
Un mineur, chercheur de pierres, avait
amassé, au cours de ses campagnes, un beau
trésor de pierres précieuses : diamants,
améthystes, émeraudes, opales, rubis,
saphirs, topazes. De retour chez lui, il a été
embarrassé, parce qu'il ne savait pas
comment sertir et monter ces pierres en
bijoux. Il va dans un musée lapidaire, et dans
les vitrines, il regarde les bracelets, bagues,
broches,
chaînes,
colliers,
couronnes,
diadémes, qu'avec leur pierres, avaient
autrefois monté les anciens orfèvres. Alors,
heureux, il retourne chez lui, et s'inspirant de
ce qu'avaient fait les anciens orfèvres, il a
monté ses propres bijoux.
J'ai imité le mineur. Apprenti auteur, j'ai
cherché un maître, auprès de qui prendre
leçon : j'ai cru bien faire, en choisissant le
plus haut d'entre eux, le Maître des Maîtres,
celui nommé Shakespeare.
Je me suis enquis auprès de ses œuvres de la
méthode qu'il avait employée pour résoudre
la question que je me posais, à savoir
comment organiser une matière vivante en
désordre en ces organismes vivants, qu'on
appelle œuvres..
Je n'ai pas eu à chercher bien loin, tellement
peu il l'a cachée. Chaque fois qu'il voulait
parler d'une des passions qu'il avait
éprouvées, et qu'il cherchait le sujet d'une
histoire pour l'exposer, il empruntait le sujet
à un autre :
Lily, Chaucer, Plutarque,
Plaute, etc. Il n'y a pas une seule de ses
pièces, dont il n'ait emprunté le sujet à
91
quelqu'un. A Plutarque il a non seulement
emprunté le sujet de toutes ses histoires
grecques et rimaines, mais encore, sans
pudeur, il en a copié des passages entiers.
Avouez que pour un homme aussi brillant,
piquer n'est pas très reluisant ; cependant, il
est certain, que c'est parce qu'il n'a pas été
reluisant en cela, qu'il a été brillant par
ailleurs.
Si l'on tolère de la part d'un si grand homme
une telle petitesse, comment ne le tolèreraiton pas d'un homme petit comme moi ?
M'honorant de mettre les pas dans ceux de
son Maître, je déclare que j'ai piqué le sujet
de ce roman dans les Contes des Mille et
Une Nuits.
Je laisse au lecteur le soin de
chercher lequel : je lui offre ainsi l'occasion
de lire ce livre admirable.
Sabine, de sa malle, entendait son père parler tout seul:
« Enfin, c'est bien elle que j'ai vue. Myope comme je suis, suis-je victime
d'une erreur d'opitique ? Sans doute se cache-t-elle quelque part. Je vais
rester ici, de pierre comme une statue, elle va bien être obligée de prendre
vie. »
A force d'attendre, Sabine sur sa molle couche de rideaux de velours, le
nez près de la fente, s'est endormie.
[Il faut qu'elle s'endorme dans la malle
pour la suite de l'histoire. Je prie le
lecteur d'être assez naïf pour croire cette
chose invraisemblable]
Endormie, elle ne s'est pas aperçue de l'heure qui tournait, ni du départ de
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son père, ni de ce brocanteur, qui s'étant approché de la malle, y a
accroché un gros et fort cadenas, l'a verrouillé, ni de ce qui est arrivé
ensuite.
19. Fignon piqué à enchérir
achète une malle de voyage.
Ses 100 + 2 € sous la protection du Sacré Coeur dans son scapulaire, qui
lui pendait devant son plexus solaire, on sait que Fignon avait entrepris à
pied la longue descente de la haute Résidence de la Présidence.
Sitôt arrivé dans la vieille ville, il s'est précipité dans une gargotte, où pour
la fantastique somme de 1 €, il s'est empifré d'une quantité extraordinaire
de viande, de riz, de salade, de pâtisseries, qu'il a arrosés de deux
bouteilles de vin de Languedoc, qui, vous savez, avec la vinification, s'est
bien bonifié, ces dernières années.
Le lecteur avait certainement noté, qu'il
n'avait pas mangé depuis la veille ; je
viens d'y penser en notant qu'il
descendait.
Après cette dépense, que le lecteur note que des 102 €, il n'en restait plus
à Fignon que 101.
*
Puis il est allé vers son lieu de vie, le Marché à la Brocante.
De loin, il a vu une foule de gens en rond autour de quelqu'un. Fignon
93
avait l'esprit moutonnier, comme tout le monde. Nous avons tous un
instinct grégaire, qui est un goût dépravé pour la foule : une grande
masse, par gravitation, nous aimante malgré nous, imbéciles que nous
sommes. Il y est allé droit, comme droit nous y serions allés.
Sa vilaine et puante saleté, de son étrave a fendu la foule, sans qu'il ait eu
besoin de dire un mot. Quand il a été placé tout devant, tous, brocanteurs
et habitués ont ri entre eux, disant :
-Place au milliardaire, qui va remporter les enchères.
Au centre du cercle, le commissaire-priseur, juché sur un cagette, la malle
de voyage devant lui fermée d'un gros cadenas, a demandé le silence.
Puis il a parlé :
-Aux enchères, nous proposons une très grande et très belle malle de
voyage en cuir, cerclée de bois, qui a accompagné notre Président à vie,
lorsqu'il est allé dans la capitale de l'ex-Puissance Coloniale, suivre ses
études de Sciences Politiques,-lesquelles Sciences Politiques, entre nous,
ont travaillé si objectivement, que ce sont elles qui ont poussé notre
Président à libérer l'Ile de cette même ex-Puissance coloniale, qui les
avait instituées, et qui l'hébergeait, lui : avouez, c'est tout de même une
chose curieuse-.
Il a marqué une pause, attendant que son effet fasse de l'effet.
-Cette malle est proposée cadenassée, avec son contenu, dont nous ne
savons rien. Constatez seulement (il a saisi la malle par une de ses
poignées, a essayé de la soulever, il n'y est parvenu, courbant le dos,
serrant les mâchoires et les tempes, rougissant comme une écrevisse,
qu'en y mettant les deux mains) que ce rien n'a pas l'être d'être rien.
Il l'a lâchée d'un coup.
[Je vous laisse à penser comme il est peu
vraisemblable que la belle et sensible
Sabine ne s'en soit pas réveillée, mais je
regrette, j'ai besoin qu'elle reste
endormie pour l'histoire.]
-Amateurs de l'Ile Heureuse et d'ailleurs, a-t-il poursuivi, lequel d'entre
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vous investira dans une affaire, qui, à en juger par son poids, le fera peutêtre fabuleusement riche ?
De la foule, pas un mot, pas un signe, que des visages baissés ou tournés.
Visiblement, personne ne voulait hasarder une somme d'argent si petite
soit-elle pour une malle, dont ils ignoraient le contenu, lequel,
connaissant l'honnêteté relative des commissaires-priseurs, avait toutes
les chances d'être du sable, ou des pierres.
Tout à coup l'un d'eux, on l'a soupçonné d'avoir misé un argent volé,
tellement le monde sait que les voleurs jettent l'argent volé par la fenêtre,
a levé la main, a dit :
-Monsieur le Commissaire. Je vais supposer que le brocanteur qui vend
cette malle, est honnête, comme moi : j'enchéris :
Il y a eu sur le visage du public un léger sourire, parce qu'il savait que ni le
vendeur ni l'acheteur n'étaient honnêtes en rien.
- 50 €.
Le Commissaire s'est écrié :
-Cet innocent parie sur l'honnêteté des brocanteurs : qui sera plus
innocent que lui ? Quel est le naïf qui sera plus naïf que lui ? Qui
enchérit ?
Personne n'a voulu être le naïf.
Le Commissaire a repris :
-Aux naïfs mains pleines. Peut-être qu'être naïf, c'est être futé? Qui sera
plus naïf que le naïf. Qui sera plus futé que le futé ?
Alors, Fignon, dont certains pensaient que c'était parce qu'il était rond de
viande et de vin : ils se trompaient, c'était la Providence qui le conduisant
vers sa glorieuse destinée l'inspirait, a levé la main et a dit :
51 €.
L'autre :
60 €
95
Fignon :
61 €
L'autre :
70 €
Fignon :
71 €
L'autre :
80 €
Fignon :
81 €
L'autre :
90 €
Fignon :
91 €
L'autre :
100 €
Fignon :
101 €
L'autre a baissé les bras :
-Je laisse le rossignol au serin.
[Que le lecteur remarque, comme,
faisant flèche de tout bois, je profite de
ces surenchères, pour allonger
honnêtement ma copie]
96
La foule a éclaté de rire.
Le Commissaire-priseur a tapé sur la malle de son marteau, et a dit :
-La malle est à Fignon. Fignon, paie les 101 €, et prends la malle et son
contenu, ils sont à toi.
Il disait cela pour se moquer, croyant que Fignon n'avait pas les 101 €.
Mais il a ri jaune, lorsque Fignon dénouant de sa taille le scapulaire, a
sorti de derrière le Sacré Coeur, qui les avait avec tant de dévouement
abrités, les 101 €, qu'il lui a comptés. Mais ils auraient ri plus jaune
encore, s'il avait su, que par l'achat de cette malle, la Fortune, de sa corne
d'abondance, allait déverser sur Fignon, fortune et gloire.
En échange de ses 101 €, le Commissaire-priseur a donné à Fignon le
certificat de vente numéroté de la malle.: Fignon, tout heureux d'avoir à la
place d'un argent sans cesse susceptible d'être volé, quelque chose de
volumineux et de pesant, impossible à mettre dans sa poche, allait charger
la malle sur son dos, quand deux portefaix du Syndicat National Officiel
Des Portefaix, l'ont écarté, et se crêpant le chignon, se sont disputé le port
et la livraison de la malle.
Le Commissaire-Priseur a tranché et a déclaré l'un des deux, prioritaire,
en raison de ses charges de famille : il avait, à sa charge sa femme, ses
treize enfants, sa mère son père, sa belle-mère son beau-père, son oncle sa
tante, l'oncle et la tante de sa femme, en plus une veuve et ses sept
enfants, qu'il avait recueillis chez lui par charité.
Mais Fignon a dit au portefaix, qui allait charger la malle sur son dos :
-Ne vous donnez pas cette peine, je ne pourrai pas vous payer, je n'ai plus
le sou.
Le portefaix ne l'écoutait pas. Fignon a insisté :
-Je vous assure, à ne pas porter, vous gagnerez plus qu'à porter, parce que
vous gagnerez votre fatigue.
Le portefaix a chargé la malle sur son dos. Figon a retourné ses poches, a
aplati ses guenilles sur lui.
-Je vous donne ma parole. .J'ai dépensé tout ce que j'avais, à acheter cette
malle.
97
-Ecoute, mon petit père, lui a dit le portefaix, sur toi, je veux bien te croire
que tu n'as rien, mais chez toi ? Tes loques d'avare me disent justement
que t'es plein aux as.
Fignon a essayé de tirer la malle pour la déposer à terre.
-Je te jure que je n'ai pas de quoi te payer. Je suis pauvre comme Job.
Le portefaix s'est dégagé avec violence.
-Tu me prends pour un imbécile ?? Tu viens d'acheter une saleté pour 101
€, et tu n'aurais plus un cent pour acheter de quoi manger ?.. ..Les vrais
pauvres ont honte de dire qu'ils sont pauvres, ils
préfèrent
s'endetter
pour payer ce qu'ils doivent, plutôt qu'avouer qu'ils sont sans le sou... ..Je
vous connais, vous autres. Vous êtes de faux pauvres, c'est à dire de vrais
riches. .. … Si tu cherches à marchander, désolé, le tarif est le tarif
syndical.
D'une main, le portefaix a tiré une fiche des tarifs, la malle sur le dos a
attendu.
Fignon, furieux, a juré:
Au diable le commissaire priseur qui vend des malles de voyage,
l'acheteur qui achète des malles de voyage, le fabricant qui fabrique des
malles de voyage, l'utilisateur qui utilise des malles de voyage, le
possesseur qui possède des malles de voyage, le loueur qui loue des malles
de voyage, le prêteur qui prête des malles de voyage, le portefaix qui porte
le faix des malles de voyage : que Dieu les damne.
Sans entendre les jurons de Fignon, le portefaix, courbé, ses mains
accrochées à une poignée de la malle, titubant, attendait que Fignon lui
indique le chemin.
Voilà Fignon bien embarrassé :
Je n'ai pas 5 cts d'euro, pas même l'image de 5 cts d'euro, pas même la
couleur de 5 cts d'euro, pas même l'odeur de 5 cts d'euro, je ne sais même
plus si c'est rond ou carré, une pièce de 5 cts d'euro : comment faire pour
ne pas payer ce que je ne peux pas payer ?
Je n'ai qu'une solution : je vais lui allonger indéfiniment le trajet, jusqu'à
ce qu'il se dégoûte lui-même de porter la malle. Je vais lui faire faire le
tour dans un sens, puis le tour dans l'autre sens de la vieille ville, jusqu'à
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ce qu'exténué de fatigue, il dépose la malle. Il me demandera si c'est
encore loin, je lui dirai que nous avons fait à peine le quart du trajet, il
refusera de faire un pas de plus. Je profiterai de son refus, pour ne pas le
payer, et je porterai la malle moi-même jusque chez moi.
C'est ce qu'il a fait.
Mais, conduisant le portefaix, il avait beau allonger le chemin, d'une rue à
une autre rue, d'une place à une autre place, tourner autour de la ville
dans un sens puis dans l'autre, le portefaix n'abandonnait pas.
Un moment, le portefais s'est arrêté :
-Fignon, où se trouve ta maison ?
Fignon s'est gratté la tête :
Ecoute, il se passe une chose. Figure-toi, hier encore, je savais où elle était,
je me souviens que j'y étais allé. Et maintenant je ne sais plus. Je suis en
train de chercher si je reconnais des rues.
A ce moment, un passant a reconnu Fignon :
Oh Fignon, qu'est ce que tu fais dans ce quartier ? Tu dois livrer quelque
chose à quelqu'un, et tu ne le trouves pas ? Quelle adresse tu cherches ?
Alors le portefaix, de sous sa malle, dit :
-Il ne sait plus où il habite, il cherche sa propre adresse.
-Fignon. Mais tu habites à l'autre bout de la ville.
Et le passant d'expliquer au portefaix qu'il devait traverser la vieille ville
de part en part.
C'est ainsi que le portefaix, portant la malle, a conduit Fignon jusqu'à sa
maison. Devant la Caisse, il a déposé la malle, a grimacé, s'est tenu le dos,
a épongé sa sueur de sa chemise, s'est courbé, redressé.
-Paie-moi, Fignon.
-Comment tu veux être payé ? En billets ou en monnaie ?
-Billets ou monnaie valent la même chose, s'ils valent le même montant.
99
-Je te paierai en menue monnaie.
Fignon est entré dans sa Boîte, a cherché sous son matelas, son fouet à 9
queues armées de clous pointus, capable d'envoyer en un coup Saint
Antoine de la terre droit au ciel sans étapes.
Il est venu au portefaix, avec violence, il a abattu le fouet sur le dos du
portefaix, une fois, a bissé, trissé, quadrissé le coup, et le portefaix a fui en
hurlant.
Comme le miséreux est cruel envers le
miséreux, mes frères. Le portefaix
attendait de cette livraison de quoi
acheter le pain de sa femme, de ses treize
enfants, de son père de sa mère, de sa
belle mère de son beau père, de son oncle
de sa tante, de l'oncle et de la tante de sa
femme, plus de la veuve voisine et de ses
sept enfants, qu'il avait recueillis chez lui
par charité. Pour leur acheter à tous
leur pain quotidien, il avait souffert à
porter une pesante malle des tours, et
des tours. Il avait mérité cent fois d'être
payé, et il ne l'était pas. Il rentrera chez
lui, et tout son monde se serrera une
ceinture, qui est déjà si serrée. Voyez
comme le pauvre est dur pour le pauvre.
Fignon a levé la malle d'un côté, s'est mis dessous, et la soulevant pour la
porter, a ahané si fort, que le voisins sortirent de chez eux :
-Fignon, d'où te vient une malle si lourde ?
-Je l'ai achetée. Elle a appartenu à un trou de bec de flûte à bec, qui avait
une face pareille à mes fesses, les mêmes joues flasques et tombantes, la
même mince raie du nez, la même bouche au dessous, que mon trou du
cul, et qui s'appelle Mâchecul, vous connaissez ?
Les voisins, fidèles catholiques, en entendant ce blasphème, ont regardé
autour d'eux, pour voir si personne ne les avait vu écouter Fignon, et se
sont hâtés de rentrer chez eux, et de fermer leur porte à double tour :
Fignon, incompréhensif a haussé les épaules.
100
Fignon s'est aperçu, que faute de place, il devait déposer la malle sur son
matelas.
La nuit tombait. Epuisé des forces dépensées et des émotions éprouvées
durant cette longue journée, il a remis l'ouverture de la malle au
lendemain.
Il a étendu sur la malle quelques précieux chiffons, s'est couché dessus en
chien de fusil, a bâillé une fois, s'est rappelé avec plaisir les multiples
incidents de la journée, avec plaisir a pensé à tout ce qu'il ferait le
lendemain, et il s'est endormi, comme chaque jour, sans en s'en rendre
compte.
[J'ajoute, exprès : sans s'en rendre
compte,
pour rétorquer à mes
condisciples de ma classe de 3ème de
lycée. Le sujet de la composition de
rédaction que le professeur l'Abbé
Bouillon nous avait donné, c'était :
Qu'éprouvez-vous quand vous vous
endormez ? Tous, sans exception, lui ont
décrit de grandioses choses à la Victor
Hugo : qu'ils avaient l'impression de
s'abîmer dans des gouffres, des abîmes,
sombré dans des mers sans fond, se
perdre dans des espaces infinis etc, ce
qui avait bien plu à l'Abbé Bouillon. Moi
j'avais dit la vérité, qui est la vérité des
vérités:: Quand je m'endors, je n'éprouve
rien, parce que je ne me rends pas compte
que je dors. Et l'Abbé Bouillon m'avait
mis un zéro. Je profite de ce roman,
pour, adulte que je suis devenu, protester
a posteriori contre l'injustice de ce zéro]
101
20. Fignon découvre Sabine dans la malle.
Tout d'un coup, dans le noir de la nuit, terrifié, Fignon s'est dressé tout
droit, se cognant au plafond de sa Caisse.
Il ne rêvait pas, sous lui, la malle avait bougé.
Il s'est tenu immobile, afin de le vérifier. L'effroi l'a fait trembler de la tête
aux pieds : quelque chose de grand bougeait de tout son long dans la
malle. Ce ne pouvait être qu'une bête de grande taille, quelque chose
comme un ours.
Il a pensé allumer la bougie de sa lanterne, chercher une grosse pierre
pour casser la serrure, et son Opinel Grande Taille en main, la pointe
dirigée vers l'entrouverture, ouvrir millimètre par millimètre la malle.
Mais il en a écarté l'idée aussitôt, parce qu'il s'est aperçu qu'il n'avait pas
de bougie dans sa lanterne, ni de lanterne non plus
Il s'est résigné à attendre le jour, assis à côté de la malle, tremblant,
n'osant pas la toucher.
Enfin, l'aube grise a sali le beau noir de la nuit.
Précautionneusement, silencieusement, pour ne pas alerter la bête,
Fignon est descendu de son matelas, a ouvert grand la porte de sa Caisse,
et l'a laissé ouverte : il voulait pouvoir appeler ses voisins au secours. Il a
cherché une grosse pierre dans le terrain vague derrière sa Caisse. Il a
entendu alors, de l'intérieur de la malle, comme un bâillement, qui l'a saisi
de terreur.
D'un grand coup de sa grosse pierre, il a cassé la serrure. Ensuite, l'Opinel
Grande Taille en main, la pointe pointée vers l'intérieur, millimètre par
millimètre, il a entrouvert le couvercle.
A peine un peu de jour avait-il fait un peu de jour dans le noir, que du
noir, il a entendu une voix féminine qui a dit : Bonjour. Mais en même
102
temps que ce Bonjour, il a perçu qu'un corps bougeait monstrueusement
dans toute la longueur de la malle : aussitôt il a claqué le couvercle. Il a
supposé que c'était une hydre, ou une méduse, ou une pieuvre, ou un boa
constrictor, qui allait jeter ses anneaux ou ses tentacules sur lui,
l'entraîner dans le noir, et le dévorer. Tremblant de tout le corps, il
claquait même de ses mâchoires.
Puis, il a entendu que la bête toquait deux petits coups de l'intérieur, sur le
couvercle de la malle. II s'est approché de nouveau du couvercle, et à
nouveau, millimètre par millimètre, a ouvert le couvercle : et puis la bête a
dit : Coucou.
Du coup de ce Coucou, il a ouvert le couvercle grand.
A son ébahissement, il a vu, étendue alanguie, sur du velours rouge, une
jeune fille belle et éclatante comme la pleine lune sur le noir de la nuit, qui
lui souriait.
[Je répète que je sais qu'il est
invraisemblable, que Sabine ait pu
dormir paisiblement, tout ce temps où la
malle a été si chahutée, où le
commissaire-priseur a soulevé la malle
et l'a si vilainement laissé tomber la
malle, sans oublier le long voyage
cahotique sur le dos du portefaix, mais je
pense que le lecteur comprend à présent,
pourquoi jel'ai fait dormir quand même.]
Fignon, qui de sa vie, n'avait vu ni de près ni de loin, une aussi belle jeune
fille, s'est écarté vivement loin d'elle, plus honteux du sale et du noir de sa
peau, qu'il l'avait été du sale et du noir de son âme, le jour où, à la veille de
sa Première Communion, préparant sa confession générale, il avait fait le
compte des centaines de manustrupations qu'il avait manustrupées depuis
sa puberté, pour les confesser.
Tout à fait incompréhensiblement, la belle jeune fille, comme si elle ne
voyait pas son noir et son sale, lui a souri :
-Qui êtes-vous ? Où suis-je ? a-t-elle dit une voix douce comme le miel.
Fignon s'est récrié :
103
-Je suis Fignon le brocanteur. Je n'y suis absolument pour rien, si vous
êtes chez moi. J'ai acheté tout à fait légalement cette malle aux enchères.
Vous étiez dans la malle, quand je l'ai achetée.
Et il lui montré sorti le certificat d'achat.
-C'est moi, qui vous supplie de m'excuser. C'est moi qui surgis chez vous,
sans être invitée... ... Je m'appelle Sabine, Monsieur Fignon.
Elle lui a tendu une main franche. Fignon, du bout de ses doigts
répugnants et de ses ongles noirs, a effleuré à peine, le bout des doigts
d'ivoire et des ongles de nacre de la belle jeune fille.
[Le lecteur pourra trouver étrange, que
Sabine ne se soit pas épouvantée de la
crasse, qui, faisait sur la peau de
Fignon, comme une deuxème peau :
pour cette jeune vierge femelle, la belle
masculinité de Fignon transcendait sa
crasse.]
-Comme c'est joli, chez vous, a-t-elle dit, tout à fait gentiment.
Elle a ajouté :
-Je vous dois des explications sur la façon cavalière dont je me suis
introduite chez vous.
Sabine a raconté son père, a raconté Louis de Mesdeux. Que son père
l'aimait trop. Que son père l'avait acculée à se marier avec ce Louis de Mes
D'Eux, qui était comme un autre lui-même. Mais qu'en fait, son père la
voulait pour lui. Selon vous, une fille doit elle la femme vierge de son
père ?
-Non. Mille fois non.
-Je sis heureuse que vous pensiez comme moi.
Elle lui a souri ravie qu'il soit de son opinion, et lui, a été ravi qu'elle soit
ravie.
104
-Je me suis donc amputée de mon père. J'ai fugué. M'envolant de mon
nid familial de mon premier vol, je n'ai pas visé où j'atterrissais. C'est ainsi
que j'ai fait irruption chez vous.
Elle a ajouté timidement :
-Mais j'aimerais attendre que la plaie de son amputation soit
cicatrisée.. ...... …Vous seriez grâcieux comme tout, si vous acceptiez de
m'héberger dans votre jolie maison quelque temps, contre rémunération
bien entendu.
À quoi Fignon s'est empressé de répondre :
- Vous pouvez demeurer autant de jours que vous le désirerez.. .... Je
dispose, pour me loger de cent résidences secondaires : entrèes
d'immeubles, caves, chantiers en construction, greniers inoccupés, abris
de jardin : je n'ai que le choix.
Sabine, de confiance, s'est laissé aller à des confidences.
-Comprenez-moi, Monsieur Fignon. Je ne veux pas que vous me jugiez
mal. Femme, nubile, comme toute femme , je n'ai qu'une pensée en tête et
qu'un désir dans le corps, que ce qui chez vous est en excédent comble ce
qui chez moi est en déficit. ... .. Il ne me faut pour homme ni un père
comme mon père, ni un copain comme Louis de Mesdeux, mais un
étranger méchant, ennemi, agressif, avec qui amoureusement combattre
corps à corps.
-Je comprends tout à fait, a dit Fignon, qui a approuvé de la tête.
-Je ne dis que ce qu'a dit le Créateur, a continué la belle évaporée. Il a dit :
Dieu dit à la femme : je multiplierai les peines de tes grossesses. Dan la
peine tu enfanteras. Ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui
dominera sur toi. De ce texte, je ne retiens qu'une chose : Ta convoitise te
poussera vers ton mari. Le Créateur ne dit que ce que je dis.
-Je partage d'autant plus votre opinion, que j'ai l'impression que quand le
Créateur a dit cela, il a parlé pour moi aussi, a dit Fignon
-Mon centre géométrique, mon centre de gravité, c'est à dire le point
d'application de la résultante des forces exercées sur toutes les parties de
mon corps, n'est pas, comme tout le monde le dit, la tête qui est bien
excentrée, ni le cœur, qui l'est aussi, mais cette partie, centrale, qu'on
appelait si joliment autrefois : «Quel est son nom ?»
105
Baissant la tête, rougissant, Sabine a osé :
-Pour dire crûment les choses, comme depuis longtemps je rêve de le
faire : Mon père aime la Vierge Marie, moi j'aimerai la verge de mon
mari.
Fignon a éclaté d'un rire franc. Sabine a rêvé :
- Retour aux origines. Se faire animal. Retour à l'Eden. Retour à ce bon
vieux serpent. Et ils connurent qu'ils étaient nus.
Fignon a applaudi à tout rompre,
évaporée épousaient les siennes.
tellement les pensées de la belle
Sabine et lui se sont souri, enchantés de se découvrir du mêm bord.
*
Puis, Sabine, faisant des yeux, le tour du gîte, d'un ton badin, elle a dit :
-Pardonnez-moi, Monsieur Fignon. Pour qu'il puisse s'exercer, mon esprit
a nécessité absolue de nourritures terrestres. .. Je n'ai pas mangé depuis je
ne sais plus quand.
Fignon s'est confondu en excuses, s'est levé à la hâte, il a dit que s'il
voulait lui acheter du pain, il fallait d'abord qu'il le gagne.
-Quoi ? Vous avez de l'argent sous la main, en abondance.
-Moi ? a demandé Fignon, la bouche sottement arrondie en cul de poule.
-Vous avez bien acheté cette malle et son contenu ?
-Oui.
-Par conséquent, vous êtes, en bonne et due forme, propriétaire de la
malle et son contenu ?
106
-Oui.
-Etant propriétaire de son contenu, moi étant son contenu, vous êtes donc
mon propriétaire ?
-Euh.
Fignon a réfléchi, convaincu par l'impeccable argumentation, à regret s'est
résolu à dire :
-Oui.
-Etant mon propriétaire, vous avez donc sur moi droit d'usus et abusus ?
-Euh.
Fignon a réfléchi, convaincu par l'impeccable argumentation, à regret s'est
résolu à dire :
-Oui. Droit dont vous pensez bien que jamais je n'userai ni n'abuserai.
-En quoi, vous dénierez d'être mon propriétaire : les droits d'usus et
d'abusus du propriétaire sont aussi ses devoirs.
Fignon a réfléchi, convaincu par l'impeccable argumentation, à regret s'est
résolu à dire :
-C'est vrai.
-Comme je ne supporte pas l'idée que quiconque, même vous, use et abuse
de moi, me voilà contrainte de me racheter à vous. .. ..Sur le marché de la
traite des blanches, à combien m'évaluez vous ?
Fignon a levé les yeux au ciel.
-Ouh la !
-Vous voyez bien. Je n'aurai jamais fini de me racheter à vous. .. ..Je vais
vous donner un premier acompte, qui me rendra mes droits sur moi...
...Pensez-vous pouvoir toucher un chèque ?
-Il y a une filiale, à nos couleurs, taguée et délabrée de la Banque
Nationale dans la vieille ville. Le Président a pour la lie du peuple
107
infiniment de respect : il a dit qu'il respectait notre argent sale autant que
l'argent propre de l'élite du peuple.
Sabine a sorti de son joli sac à main, son chéquier, son stylo Bic : elle a
écrit une somme, puis au nom du bénéficiaire le nom de Fignon.
-Vous aurez la gentillesse de nous acheter de quoi manger et boire, en
abondance, sachant que nous avons une faim vorace... ... Vous serez assez
aimable m'avançant quelque argent, de m'acheter du papier à lettres, une
enveloppe, et un timbre, afin que j'écrive à mon père et à ma mère, pour
les tranquilliser sur mon sort.
S'excusant :
-Vous voudrez bien me pardonner mon sale vice de blanche que j'ai de me
laver chaque jour. Et du savon et du linge de toilette. Je vous fais une liste.
-Ce sale vice est pour vous blanche vertu. Cette sale vertu n'est beau vice
que pour nous autres, natifs Aborigènes..
21. Comment Sabine et Fignon font plus ample
connaissance.
*
Fignon, à la hâte, a acheté ce que désirait Sabine, le lui a rapporté ; ils se
sont empiffrés tellement ils avaient faim, lichetronné tellement ils avaient
soif. Puis, pleine comme une barrique, dans la liesse Sabine a écrit une
lettre enthousiaste à son père et à sa mère.
Pendant qu'elle l'écrivait, plein comme un tonneau, dans la liesse, Fignon
contemplant Sabine par dcessous, en lui-même, chanté cet hymne à
l'Eternel :
Cheveux de nuit, seins d'oranges, yeux
108
gris fer, visage blanc de pleine lune,
arcs des sourcils qui lancent les flèches
des cils droit dans le cœur, lèvres de
coussins de velours où lèvres désirent se
poser, hanches de coteaux de vignes,
belle croupe de deux pastèques, belle
pente qui s'incline vers le beau vallon
secret. Gloire à Dieu, qui a créé toutes
ces merveilles.
Sabine a plié la lettre, l'a incluse dans l'enveloppe, qu'elle n'a pas fermée, a
écrit l'adresse, a collé un timbre, l'a donnée à Fignon Fignon, qui par sa
mère connaissant son monde, a collé l'enveloppe, et, prenant bien soin de
ne pas regarder le nom et l'adresse des destinataires, est allé mettre la
lettre dans l'unique -tellement les sondages effectuées par la Poste ont
indiqué que ses habitants écrivaient peu, ne sachant pas à qui écrire- boîte
à lettres taguée de la vieille ville.
*
Puis, tous deux, en se fêtant suisse, Fignon d'un Nesespressso Décaféinié,
Sabine d'un Nespresso puissance 8 ; ont fait plus ample connaissance..
Sabine a commencé :
-Mon père, dans l'échelle sociale, est situé sur un échelon élevé... ..Son
échelon est si élevé, que, comme dans les coins reculés des Alpes, les gens
isolés se marient entre eux et attrapent des goîtres. Ctte solitude me pèse,
j'aime la compagnie. Je n'aspire qu'à une chose, c'est descendre dans la
vallée.
-Il est vrai, a dit Fignon, que, moi, je n'ai pas ce travail : j'y suis.
Fignon a hésité un petit :
109
-Vous disiez que vous connaissiez un jeune homme, appelé Louis de
Mesdeux : ave un nom pareil, il ne devait pourtant pas en manquer.
-Louis de Mesdeux est l'inverse des critiques littéraires. Pour les critiques
littéraires, les noms sont des choses, pour lui les choses ne sont qu'un
nom.
-Pour oser prétendre à votre main, il ne doit pas être laid.
-Il est même très joli. Il ferait très bien come garniture de cheminée.
-C'est certainement un jeune homme intelligent, diplômé, doué d'une
excellente mémoire.
-Il travaille tellement de la tête, que tout son sang y afflue, et laisse le reste
exsangue.
-Ce doit être un jeune homme ambitieux, qui fera une belle carrière.
-On dit qu'une belle vie est celle qui commence par l'amour et finit par
l'ambition. Lui, saute l'amour, et commence par l'ambition. Il arrivera loin
très tôt.
-Peut-être est-il timide ? Peut-être vous regarde-t-il par dessous ?
-Je l'ai regardé par dessous pour voir s'il me regardait par dessous : j'ai vu
qu'il ne me regardait pas du tout.
-Vous l'impressionnez peut-être trop. Vous lui coupez certainement tous
ses moyens.
-J'ai vérifié soigneusement. Il se coupe lui-même ses moyens, sans que j'y
sois pour rien.
--Une belle jeune fille bien faite comme vous ne peut laisser un jeune
homme de glace.
-J'ai eu beau le mener sous les tropiques. Peine perdue. C'est un
permafrost, qui ne dégèle jamais.
-Enfin, c'est un homme. Il en a les attributs.
-Ecoutez, j'ai essayé de discerner chez lui cette chose oblique, qui devrait
110
rompre sa belle géométrie. Cette jolie dissonance masculine qui fait le
charme de leur musique. Cette jolie ronde bosse qui devrait enchanter sa
façade. Rien. Ce doit être chez lui à l'état d'épure, de croquis, de projet
dans un carton. Vous m'auriez conseillé d'acheter chat en poche ?
-Certes non, a affirmé avec force Fignon.
-Voyez, a dit simplement Sabine.
Elle a commenté :
-Comme, d'une part, mon père se retrouve en ce jeune homme, qu'il
l'aime comme son fils, sa seule façon de l'avoir comme fils, c'est d'en faire
son gendre. Comme, d'autre part, ce jeune homme aime tellement mon
père, qu'il aurait aimé qu'il soit son père, sa seule façon de l'avoir comme
père, c'est d'être le mari de sa fille. .. ...Ce n'est pas sur moi que ce jeune
homme louche, c'était sur mon père.
-Vous devriez lui dire de demander la main de votre père.
Sabine a éclaté de rire.
*
Sabine, du doigt, faisant le tour des lieux :
-J'ai honte de vous occuper et de vous envahir. Je chasse certainement
une coquine.
-Pas le nom, pas la silhouette, pas l'odeur, pas la couleur, pas la saveur,
pas l'ombre d'une coquine.
-Fait comme vous êtes fait ? Par délicatesse envers moi, vous faites offense
à la vérité.
-C'est la vérité pure. Alors que tous les pauvres ont femme et enfants, je
suis dans une telle misère, qu'aucune femme n'a jamais abaissé les yeux
sur moi. J'entends jolie femme, pour moi les femmes qui ne sont pas jolies
111
ce sont pas des femmes, ce sont des
êtres.
Il a expliqué :
-Alors que la beauté des formes d'une femme suffit à un homme pour qu'il
la juge belle, pour une jolie femme pour qu'un homme soit jugé beau, il
faut, outre les beauté de ses formes, aussi la beauté de ses fonds,
financiers.
-Pas pour toutes, s'est récriée dans un cri du cœur,Sabine.
Fignon lui a répondu par une moue sceptique.
-Vous croyez ?
Sabine a poursuivi :
-Ne me dites pas qu'aucune jolie femme n'a jamais abaissé les yeux sur
vous. Je ne vous crois pas.
-S'il y en a eu, ç'a été des femmes historiquement datées, ou
géographiquement inhabitables... … Ne croyez pas cependant que je sois
un ermite. Je suis comme l'anachorète Saint Antoine, je dispose d'un
sérail richement pourvu.
-Que vous allez me détailler
-Tant de beautés circulent par les rues, qui laissent derrière elles les plus
merveilleuses images des belles parties d'elles : épaules splendides, bras
merveilleux, seins deux fois saints, taille de bouleau, en points d'appui
deux magnifiques ressauts de hanches, grâce auxquels on fait merveilleuse
escalade, des fesses divines derrière, devant un Saint Con Sacré, à se
s'agenouiller devant : je les leur emprunte, je les respecte en les
irrespectant, je les honore en les déshonorant, et je les leurs rends.
Fignon a conclu :
Je fais de la belle réalité un beau songe, et puis du beau songe je fais une
belle réalité.
Sabine, pensive, a dit :
112
-Toutes proportions gardées, -contrevenant à la coutume, qui veut que
nous nous taisions sur ce sujet-, j'avoue que je n'agis pas tellement
différemment de vous. L'image de la beauté des hommes ne passe pas par
les rues inutile ;
-Que je suis heureux de n'être pas seul de ma sorte, a dit Fignon.
C'est en badinages galants de cette sorte que Sabine et Fignon ont passé
leurs premières journées
*
Quelques jours plus tard, un matin, comme Sabine donnait à Fignon sa
liste de courses à faire, quelque chose l'a alertée :
-Monsieur Fignon, je vous prie. Montrez-moi le bout de vos doigts
Fignon, tout honteux, lui a montré vos doigts, qui par leur impeccable
blancheur, juraient épouvantablement avec le reste de la main, qui était
de la même naturelle crasse et saleté que tout la personne de Fignon.
Sabine, le ton sévère :
-Qu'est ce que vous vous êtes fait ?
Fignon, atrocement gêné, cachant le bout de ses doigts :
-J'ai voulu que tout ce qui de moi touchait ce que vos mains touchent soit
aussi propre et blanc que vos mains. Ma saleté ne veut à aucun prix
déteindre sur vous.
Sabine en a été toute émue :
-Quel effort avez-vous dû fournir, pour n'être plus, au bout de vos doigts,
vrai et nature, comme vous aviez coutume.
Et puis il y a eu un silence.
113
Fignon a, à son tour, a remarqué chez Sabine, quelque chose qui l'a alerté.
Fignon, le ton sévère :
-Qu'est ce que vous vous êtes fait ?
Sabine, atrocement gênée, cachant la paume de ses mains:
-Montrez-moi, je vous prie, la paume de vos mains.
Sabine, toute honteuse, lui a montré la paume de ses mains, qui, par leur
crasse et leur saleté, jurait épouvantablement avec leur dos, qui était de la
même impeccable propreté, que toute la personne de Sabine.
Fignon l'a regardée sévèrement.
-J'ai voulu que quelque chose de moi suive les coutumes de votre contrée.
Fignon en a été toute ému :
-Quel effort avez-vous dû fournir, pour n'être plus, en une partie de votre
personne fausse et civilisée, comme vous aviez coutume. J'en suis touché
comme tout.
Par pudeur, l'un et l'autre ont regardé ailleurs
*
Un jour, un voisin, fidèle catholique, se sentant temporairement une âme
de Saint Georges, s'est approché, par la porte ouverte de la Caisse, a vu la
belle Sabine assise, sur le matelas de Fignon.
-Fignon, qu'est ce que fait chez toi, cette beauté des beautés ? Tu t'es
rendu coupable de rapt, d'enlèvement ?
114
Il s'est adressé à Sabine ;
Vous avez besoin qu'on se porte à votre secours, Mademoiselle ? Il vous
séquestre ?
Fignon a saisi son fouet à sept lanières et 49 clous et a foncé sur le curieux.
-Va te faire enculer, lécheur de zobs.
Le voisin s'est éloigné de quelques pas.
Dans le dos de Fignon, Sabine, d'une voix douce, a dit à Fignon :
-Comme vous parlez mal, Monsieur Fignon. Je suis sûr que vous ne
pensez pas ce que vous dites.
-Vous vous trompez. Je suis prêt à aller à lui, le déculotter, et l'enculer
plutôt deux fois qu'une.
-Ne trouvez vous pas que ce n'est un lieu spécialement ordurier ? Ne
trouvez-vous pas qu'il est dégoûtant, de la part d'un petit garçon, dans le
dos de sa maman, de tremper son doigt, dans le pot de de confiture ?
-Ecoutez. Les Blancs jurent en disant : Dieu te damne. Enfer et
Damnation, Va au diable. Vouer quelqu'un à l'enfer et à la damnation
éternelle, n'est ce pas bien pire que d'enculer quelqu'un, que je ne voue
qu'à un tout petit enfer, et temporaire encore ?
Sabine devant l'argumentation, est restée sans un mot.
Le voisin, catholique, sen sentant temporairement une âme de SaintGeorges, s'est rapproché.
Mais comme un diable, Fignon, de son fouet fouettant l'air, a foncé sur lui,
l'a injurié.
-Va niquer ta mère, ta tante, ta grand-mère, ta petite sœur, hé, taré.
Le courage a fui du voisin, qui a fui.
Dans son dos, Sabine, d'une voix douce, a dit à Fignon :
115
-Monsieur Fignon, savez-vous ce que vous dites ? Vous le poussez à
coucher avec sa mère et toute sa famille, ce qui est proprement le pousser
à commettre autant d'incestes ?
-Permettez, belle jeune fille. Depuis un siècle, toute une copieuse,
abondante littérature, scientifique et littéraire, sur le sujet de l'inceste, a
fait la fortune de Freud et des littérateurs. Moi, je le résume en trois mots,
et je ne demande pas de droits d'auteur. Vous n'avez pas sujet à me le
reprocher.
Sabine devant l'argumentation, est restée sans un mot, ce qui a clos la
conversation.
22. Comment Fignon s'est dévêtu de la peau,
qu'il avait sur sa peau.
Un autre jour, Sabine a dit à Fignon :
-M. Fignon, je suis affamée de curiosité à votre égard.
-Je serai heureux de nourrir cette faim, Mademoiselle.
-Approchez-vous, M.Fignon.
Fignon s'est approché.
-Voulez-vous avoir la gentillesse de me présenter votre paume.
M. Fignon la lui a présentée.
116
-Votre paume est blanche, mais la paume des Noirs est blanche aussi.
… ..Voulez-vous me présenter votre bras ?
Fignon lui a présenté son bras.
-Savez-vous qu'on ne sait pas, sous votre peau, quelle est la couleur de
celle qui est dessus ? On ne sait pas de quelle race vous êtes, si vous êtes
noir, ou rouge, ou jaune, ou blanc, ou basané ?
Fignon a fait un geste qui voulait dire : Que voulez-vous.
Sabine, rougissante, a osé :
-Pour me faire plaisir, est-ce que vous accepteriez d'entrebâiller le
vêtement de votre peau du dessus un tout petit peu, juste pour que je
sache de quelle couleur est celle de dessous? Une toute petite échancrure.
Un tout petit décolleté. S'il vous plaît... …. Je laisserais tout de suite après
votre pudeur reprendre le dessus, et vous revêtir de votre saleté naturelle.
Fignon qui souffrait, a dit, la sueur perlant sur son front :
-Si vous voulez.
Délicatement, Sabine a pris un coton, l'a mouillé, frotté sur un savon
d'Alep, et en a délicatement vrillé sur le dessus de l'avant-bras un rond de
peau de la taille d'une pièce de 5 cts.
Petit à petit, passant par toutes les couleurs, violet, bleu, rouge, jaune, la
peau du dessus a révélé la couleur de la peau du dessous, qui était d'un
rouge brique, comme bronzée par le soleil, alors que Dieu sait qu'elle
n'avait jamais vu la lumière du jour. Et, dessus, il y avait comme une jolie
toison blonde.
- Mon Dieu, s'est-elle écriée les yeux et les bras vers le ciel, vous êtes
blond comme un Viking.
Comme un homme surpris nu, qui de ses deux mains cache ses parties
honteuses, aussitôt de sa main Fignon a sa caché sa nudité:
-Mon Dieu. J'étais déjà dénué de tout, me voilà en plus dénudé.
Inquiet, il a jeté de furtifs regards à droite et à gauche.
- Ne me laissez pas, je vous prie, exposé nu, à la vue de tout le monde.
117
Sabine, rouge de honte, est allée sur le terrain vague, de ses mains a raclé
de la terre et de la poussière, est revenue et en a revêtu la nudité de
Fignon.
-Je vous supplie de me pardonner mon impudicité, a-t-elle dit.
-Vous êtes toute pardonnée, a dit Fignon, faisant mine de baiser sa main,
mais prenant bien garde de n'en pas approcher ses lèvres de plus trois
pouces.
*
Un autre fois, poursuivant leur mutuelle connaissance, l'un et l'autre ont
parlé de leur mère et leur père, beaucoup de leur mère, peu de leur père,
tellement dans une famille le père est l'accessoire.
C'est Fignon, le premier, qui a parlé de la sienne.
-Ma mère fumait. Le matin, après le petit déjeuner, à midi, après le repas,
elle prenait son paquet de cigarettes, son briquet, allait sur le balcon,
s'asseyatt sur sa chaise en fer, et fumait.
Fignon a rêvé, les yeux errant sur sa gauche.
-Elle fumait. Disons elle fuguait. Elle n'était plus là elle était ailleurs, elle
s'abstrayait des choses et des gens. C'était devenu un pur esprit, elle
n'était plus tout simplement. Mon père aurait pu se pendre, moi me noyer,
elle aurait haussé les épaules, aurait pensé : « Ce qui est écrit est écrit ».
Comme elle devait peu aimer être sur terre, pour se réfugier ainsi dans un
nuage.
Fignon a rêvé, les yeux errant sur sa droite, et puis :
118
-Un jour, mon père était en Enfer depuis longtemps, ma mère vient à moi,
me dit : Fignon, je viens te demander une permission. - Une permission à
moi ? j'ai dit. - Il n'y a qu'à toi que je peux la demander. Je viens te
demander la permission de recroire. - De recroire ? - De recroire en
Dieu. Je n'ai plus assez de forces pour ne plus croire. - Mais, Maman, je
ne t'ai jamais demandé de ne pas croire. Elle a fondu en larmes. -Mais
crois, Maman. Je t'en supplie, crois. Crois, je te le demande à genoux. Et
moi qui, en mon secret, -n'en dites mot au curé de la paroisse- ne crois ni
en Dieu ni en diable, je l'ai suppliée de croire en Dieu. De gratitude, elle
est allée vers moi, m'a embrassé bien fort. - Merci, Fignon, que je te sais
gré.
Un fils incroyant, qui supplie sa mère de croire, qu'est ce qu'il devient,
sinon apostat ? Pourtant, je le referais, si j'avais à le refaire.
-Bien ; Vous avez réagi en bon incroyant, M. Fignon.
Fignon a rêvé encore un peu, et puis :.
-Trois mois avant son dernier jour, un matin, Maman m'a dit, les yeux
rouges
-Fignon, j'ai fait un cauchemar affreux. J'étais au Paradis, face à Dieu,
mais à mon désespoir, je ne pouvais pas le voir : était interposée entre Lui
et moi, une montagne de mégots.
J'ai si bien éclaté de rire, qu'elle a ri avec moi.
Puis, Fignon s'est tu. Sabine a pris le relais.
-Ma mère s'adonnait au ménage, à la lessive et au repassage, à la cuisine le
matin, mais se réservait à elle l'après-midi. Toutes les après-midis elle
allait au cinéma. Elle vivait sa laide vie réelle le matin, et sa belle vie
rêvée l'après-midi. Etant folle de tel acteur telle saison, puis de tel autre,
telle autre autre saison: elle a eu des amours innombrables, ..
-Un jour, je lui ai dit : Mais, Maman, le film que tu me racontes est un
film érotique. - Pscchccht, pas si fort. Toute apeurée, elle a regardé à
droite et à gauche, si son mari l'avait entendue, alors qu'il assistait à cette
heure-là au Conseil des Ministres.. - Comment oses-tu prononcer ce mot,
119
sans que ta bouche en soit souillée, m'a-t-elle vivement reproché. On
dirait que pour toi, ce sont des choses familières. - Si le mot érotique
souille ma bouche, Maman, alors le film érotique t'a souillé les yeux. - Je
sais. Je m'en suis confessée le samedi suivant. -Mais quand tu t'en es
confessée, il a bien fallu que tu emploies le mot érotique. En confessant le
péché d'avoir vu un film érotique, tu as commis en plus le péché de dire le
mot. Ma mère au eu un sourire malin- Vois comme si je suis maligne : j'ai
dit à mon confesseur-dont la tonsure cachait qu'il était chauve, qui avait
un petit faible pour moi- : j'ai un vilain péché à confesser, mon Père,
mais le dire en toute lettres serait un péché de plus. Il m'a dit avec un
sourire enjôleur : confessez le en silence, ma fille. C'est ce que j'ai fait, il
m'a donné l'absolution. -Tu vois, même quand on est en train de se noyer,
il y a toujours quelqu'un qui vous tend la main, elle a dit triomphante.
Sabine a rêvé un peu, et puis :
-Pendant qu'elle était au cinéma, souvent je faisais à sa place, des travaux,
dont je savais qu'ils lui répugnaient : laver sous l'évier, laver le sol de la
cuisine, de la salle de bain, des toilettes, nettoyer la cuvette des toilettes,
laver les vitres. A la hâte, je rangeais tout avant qu'elle revienne, pour
qu'elle ne s'aperçoive de rien. Elle rentrait, et en effet, elle ne s'apercevait
de rien. . .. ..J'étais froissée, je ne pouvais pas m'empêcher de lui dire ce
que j'avais fait. Sans jeter même un coup d'oeil sur mes travaux, elle
disait : Ah bon.
Elle a encore rêvé un peu, et a dit :
-Ma mère a été gâtée par mon père, comme aucune femme ne l'a été.
Lorsqu'on voyageait elle était devant, en tailleur et en chapeau, son sac à
main sous le bras, et mon père, derrière, comme un portefaix, se coltinait
sacs et valises... ...Et pourtant, elle n'était pas heureuse. Combien de fois,
l'après-midi, elle mettait son manteau, son chapeau, ses escarpins, prenait
de l'argent dans le tiroir de l'armoire, allait vers moi, et me disait J'en ai
assez de cette vie, je m'en vais, je n'en peux plus. Je pleurais, je
m'accrochais à son manteau, Maman, non, ne t'en va pas, elle me
repoussait, me jetait par terre. Elle allait vers la porte , mais elle ne l'a
jamais dépassée... ...Je n'étais tranquille, que quand mon père revenait le
soir : mon père était la fondation solide de la maison. Lui présent, je ne
craignais plus les tremblements de terre.
120
Elle s'est tellement souvenue de son père et de sa mère, que soudain elle a
été prise de nostalgie. Se cachant de Fignon, elle a commencé à pleurer. Et
puis, ayant amorcé la fontaine, la fontaine a déversé bientôt des flots de
larmes, ce qui a désolé Fignon, qui a supplié Sabine de lui dire ce qu'elle
avait. Elle a dit : c'est mon père et ma mère.
-Il y a peu, ils l'excédaient, à présent ils lui manquaient. J'ai affreuse
nostalgie d'eux Ils doivent me pleurer comme je les pleure.
Fignon n'a pas, souffert pas de voir Sabine pleurer, il l'a supplié de
retourner auprès d'eux.
-Comment saurais-je, s'ils veulent me revoir ? Après ma fugue, ils doivent
me haïr.
-Je suis sûr que non, a dit Fignon. Ecrivez-leur.
Sabine réfléchissant ;
-Je ne peux pas leur écrire : pour qu'ils puissent me répondre, il faudrait
que je donne votre adresse. Je connais mon père, il enverrait une brigade
de Chers Frères, pour nous mettre en état d'arrestation, moi pour avoir
fugué, vous pour avoir enlevé et séquestré sa fille contre son gré.
Fignon s'est déclaré prêt à aller voir en personne la mère de Sabine.
-Que vous êtes gentil, dit Sabine, mais vous ne le pourrez pas, parce que
ça serait contre vous.
-Contre moi ?
-Notre monde de blancs est une bulle : ils sont tous atteints de déficience
immunitaire. Ils sont tous malades de la maladie de la propreté. Ils
touchent une rampe d'escalier, une poignée de porte, aussitôt ils se lavent.
Ce sont des monomaniaques de l'hygiène, des psychopathes de la
propreté. Ils n'ont qu'un seul amour-propre est l'amour du propre.
-Et alors, dit Fignon.
-Quand ils vous verront vrai, authentique, à l'état de nature, ces dégénérés
pousseront dees cris d'orfraie. Blafards, blêmes, anémiques, chlorotiques,
pâles comme des linges, blancs comme des linceuls, moisis comme des
champignons de Paris, quand ils vous verront nature et noir, ils vous
121
lyncheront comme les WASP lynchaient les Nègres aux Etats-Unis.
-Et alors, dit Fignon.
-La meilleure façon de passer inaperçu d'eux, ce serait d'adopter leur sale
coutume d'être propre. Mais ce serait pour vous trop contre nature de
n'être plus nature.
Fignon s'est écrié, s'est dit prêt à tous les sacrifices. Il lui a dit, qu'au
retour, il lui suffirait de ne pas se laver six trois mois, pour se retrouver
sale et noir comme par devantt. Ce ne serait après tout que passager.
D'enthousiasme, Sabine est allée vers lui, et quoiqu'avec une portion de
seconde d'hésitation, embrassa à pleins bras sales guenilles et peau
crasseuse, et baisa à pleine bouche les deux joues dégoûtantes.
Battant le fer tant qu'il était chaud, Sabine fit acheter à Fignon à la boutik
Degriff' de la vieille ville un jean, une chemise, des chaussettes, des
chaussures à lacets en cuir, du noir très mode l'année passée, bien plus
beau que la couleur très mode l'année même, qui était le bleu pétrole d'A
bout d'Habit.
Pendant que Sabine, outillée d'une aiguille, de fil noir, et de ciseaux,
adaptait les habits achetés, Fignon, dans le terrain vague, sous une douche
faite d'une pomme d'arrosoir, nourrie en eau par une nourrice des surplus
américains, les pieds dans un tub percé, caché par une feuille de plastique
jaunie de récup, avec à portée de main sur un escabeaui branlant rape,
grattoir, pierre ponce, brosse à chiendent, serpillière, lessive, soude,
savon noir, savon d'Alep s'est attelé à ce Nouveau Travail d'Hercule,
nettoyer ses Ecuries d'Augias.
Comme les maçons, quand ils ravalent un mur, commencent par le faîte, il
s'est d'abord attaqué, en haut, à sa forêt primaire.Il a d'abord rabattu les
nuisibles, poux, puces, punaises de toute espèce, jusqu'à l'orée, il les a
décimés sans pitié un à un, sous les ongles, jusqu'au dernier. Puis il a
défriché la forêt, l'a éclaircie au coupe-coupe, l'a débroussaillée par brûlis,
l'a grattée de sa couche d'humus et de débris végétaux, l'a décapée de son
noir, en la rapant, la brossant, le lessivant, la savonnant énergiquement, la
rinçant enfin : il s'est si bien échiné, qu'au bout de quatre heures dix, il
avait fait de sa forêt primaire, une belle terre propre et cultivée, porteuse
d'une moisson de blés d'or.
Puis, il s'est attaqué au ravalement de la peau. Limant, grattant, rapant,
122
lessivant, brossant, savonnant, il a peiné, trimé, marné, s'est acharné.
Combien de fois n'a-t-il pas dû revenir sur ses pas, pour curer un pli d'un
noir persistant, effacer d'un plat un gris rémanent : au bout de six heures
trente cinq, après s'être rincé à flots, essuyé, bien sec, s'examinant d'un
œil critique, il s'est quitté, se jugeant aussi blanc que le plus blanc des
blancs.
Mais le second regard sur lui, de se trouver rose et nu, l'a fait rougir de
honte. Il a voulu se cacher de ses mains, mais il a vu qu'il n'avait pas assez
de ses mains pour tout se cacher.
-Malheureux. Tu as passé dix heures de temps à te plâtrer, te recrépir, pire
qu'une bonne femme. Te voilà tout à fait efféminé. Tu n'as pas honte ?
ll n'a pas su comment sortir de sa douche, tellement tout de lui, deux fois
nu -d'abord de ses guenilles, ensuite sa crasse,- de tous côtés était exposé
à tous les regards. En désespoir de cause, il a appelé au secours Sabine,
qui par la fente de la feuille de plastique jaunie de récup, lui a passé ses
vêtements.
Quand il s'est apparu, blond de cheveu, brique de peau, tel un demi-Dieu
Normand, Sabine est tombée à genoux :
-Apollon dans toute sa gloire. Phaëton dans toute sa splendeur. Narcisse
sauvé des eaux,. Dieu fait homme. .. ..Je veux faire comme vous. Je veux
m'ombrer comme vous. Je m'armerai de patience, je laisserai passer les
semaines les mois, je veux à tout prix attraper votre beau gris. .. ..Blanc
c'est blanc froid de glace, blanc coupant de marbre. Gris, c'est lumière
adoucie, c'est tendre poussière veloutée. Gris cendre, gris tourterelle. Le
beau, c'est le gris.
Fignon a fait observer à Sabine, qu'elle devrait bien le regarder, justement
il n'était plus gris. Elle lui a répondu que c'est parce que qu'il avait été gris
avant, qu'il était ce qu'il était maintenant.
Fignon lui a fait remarquer, que les femmes étaient faites pour être
blanches comme la pleine lune blanche, mais que les hommes étaient
faits pour être noirs comme la nuit noire sur leur fond.
Fignon n'a pas su comment marcher, il n'avait pas assez de ses mains pour
cacher tout ce qui de sa peau était nu : le visage, le cou, ses deux mains. Il
rétrécissait sa poitrine, marchait les genoux au dedans, mettait ses mains
dans ses poches en pointant ses coudes en avant.
123
-Pardonnez-moi mon impudeur, Mademoiselle. Je suis tout nu.
-Vous n'êtes pas tout nu, Monsieur Fignon. Vous êtes habillé.
-Je suis habillé tout nu. Regardez-moi, pelé, écorché, épluché, écorcé.
Avant, gris sur gris, je me fondais sur le fond, maintenant, tout blanc,
(montrant le soleil) avec ce projecteur, je ressemble, horreur, à une stripteaseuse toute nue sous les spots.
-Ici, oui, Monsieur Fignon. Mais lorsque vous serez dans le monde des
Blancs, blanc, vous fondrez sur le fond blanc.
Elle a eu un air désolé :
-Rappelez-vous, c'est pour aller chez ma mère blanche, que vous m'avez
offert de vous dévêtir de votre gris. A moins que vous ne vouliez revenir
sur votre offre ?
-Pour Dieu, non.
Et Fignon, pour montrer qu'il ne se déniait pas, tournant le dos, avec
vaillance alla.
23. Comment Fignon va dans le quartier blanc,
et fait la connaissance de la mère de Sabine.
Et voilà notre Fignon, vêtu, mais se croyant nu, marchant les mains dans
les poches, les coudes en avant, la poitrine rétrécie, croisant les genoux,
qui, quittant les bas quartiers, franchissant l'autoroute, -au check-point,
entre zone noire et zone blanche, quand les gens du peuple voulaient se
rendre en zone blanche, ils étaient tenus de faire viser leur Permis de se
Conduire en état de validité [il est à noter que cette formalité n'était pas
124
exigée des blancs qui voulaient se rendre en zone noire]. Or son Permis
de Se Conduire était en état de validité.
Le voilà pénétrant en zone blanche.
Chose curieuse, même s'il s'était fait blanc, il se croyait toujours
l'aborigène, qui se mêle, à Sydney, aux descendants blancs des criminels
anglais déportés en Australie.
Courbant le dos, les yeux baissés, longeant les murs, il n'a pas osé,
d'abord, jeter le moindre regard sur les êtres livides, pallides, albumineux,
anémiques, lactescents, opalescents de la zone blanche. Comme Saint
Sébastien offert aux flèches, vrai noir faux blanc, il croyait, s'il levait les
yeux, que le lyncheraient tous les regards. Dans leurs eaux, il s'est fait
poisson, fusiforme, avaleur avalé, glissant sans bruit le long des rues en
silence.
Puis, comme personne ne l'assaillait, il a osé glisser des regards en douce
en bas de côté, puis en bas devant, puis plus haut de côté, puis plus haut
devant, enfin tout à fait haut de côté et devant. Il n'a pas tardé à
s'apercevoir que les gens ne faisaient pas plus attention à lui, tout nu qu'il
croyait qu'il être, que les gens de son quartier, quand il était habillé de sa
crasse.
Et tout à coup, il a réalisé le réel.
Il a vu, que si de la plupart des gens il était invu, de certains hommes
accompagnés de jolies dames, et de certaines jolies dames accompagnées
d'hommes, il était regardé de regards furtifs, langage que, bien que noir,
instupide, il a très bien traduit.
Aussitôt, il a relevé la tête, il a carré ses épaules, il a marché d'un pas
assuré au milieu du trottoir, il a redressé sa haute taille : du coup, son
estime pour lui a cru, de façon tout à fait déraisonnable. Mais raisonnant
sa déraison aussitôt, il a jugé bon de n'en pas faire parade.
125
*
Grâce au plan dessiné par Sabine, Fignon a trouvé facilement la villa Mon
Repos – Résidence du Premier Ministre, au sommet ridicule de la butte
ridicule. Par les Chers Frères, à la grille du parc, il s'est fait annoncer à la
Première Ministresse, en précisant qu'il était l'émissaire de sa fille.
Un majordome est arrivé en courant :
-La Première Ministresse désire recevoir l'émissaire de sa fille sur le
champ.
En chemin, il a concocté longuement les
compliments qu'il lui ferait : d'après
l'âge de sa fille, ce devait être une vieille
peau : il lui fallait faire des complments
outranciers sur sa jeunesse. Plus ils
seraient outranciers, plus ils plairaient.
Au haut des deux marches ridicules du perron ridicule, la Première
Ministresse l'attendait en personne.
Respectant les 3 pas de distance, il s'est arrêté, a plié un genou, comme
font sur TF1 les dames qui présentent la météo, s'est incliné, a fait
semblant d'ôter son chapeau, d'écarter le bras qui faisait semblant de tenir
le chapeau, et puis a fait une révérence, pas trop profonde cependant : ce
n'était qu'une bonne femme.
D'où est-ce que je vais chercher tout ça ? il s'est dit. Sans doute, en
singeant la peau blanche des blancs, automatiquement on singe leurs
tics,, leurs tocs, leurs tracs et leurs trucs.
Et il a prononcé ces paroles aérées :
-Mademoiselle la Demoiselle votre soeur, appelée Mademoiselle Sabine,
de sa noble bouche a confié un message à ma vile oreille, afin que ma vile
bouche le transmette à la noble oreille de Mme la Première Ministresse,
mère de Mademoiselle la Demoiselle appelée Sabine. Ma vile bouche prie
126
Mademoiselle la Demoiselle la sœur de Mademoiselle Sabine de bien
vouloir en aviser Madame la Mère de Mademoiselle la sœur de Madame la
Demoiselle appelée Sabine.
-Celle que vous croyez sa sœur, a dit en gloussant la Première Ministresse,
est sa mère.
Ce sur quoi Fignon, rougissant, -il s'est aperçu, qu'il avait acquis, depuis
qu'il était blanc, entre autres belles manières blanches la capacité de
rougir sur commande- l'a prié de lui pardonner son erreur :
-Pour que Mademoiselle la Demoiselle la sœur soit Madame la Mère de
Mademoislle la Demoiselle, appelée Sabine, il faut que Madame la Mère
ait conçu Memoiselle sa fille, à l'âge où elle aurait pu être sa sœur.
La Première Ministresse a gloussé une fois de plus.
L'efficace de son compliment a enchanté Fignon, qui s'est émerveillé de
ses nouveaux talents.
La Première Ministresse a admiré le beau mâle, qui s'offrait, au bas des
deux marches ridicules.
-Ainsi, c'est vous la fugue dont s'est toccata ma fille, a-t-elle dit.
-Pas du tout. En rien. Je ne suis pas sa toccata. Je suis loin de l'être.
-C'est que cette hypocrite vous a enjoint de dire.. .. Entrez, je vous prie.
Et la Première Ministresse a introduit Fignon dans le salon.
Il aurait fallu voir avec quel art nouveau Fignon s'est conduit.
- Il ne s'est pas précipité vers le premier fauteuil venu, s'y laissant tomber
les fesses les premières, étalant les cuisses, posant ses pieds sur la table
basse. Non, il a attendu que la Première Ministresse lui ait dit de
s'asseoir ; à petits pas, il s'est approché d'une chaise, il a plié lentement ses
jointures comme un cric, s'est ajusté sur l'extrême bord de la chaise, s'est
posé, a serré ses genoux et ses pieds, a allongé ses bras sur ses cuisses.
127
- Et quand la Première Ministresse lui a offert des raffraîchissements, il ne
s'est pas empressé de tendre son verre vers la carafe de Bordeaux, le
porter avidement à la bouche en faisant couler la moitié de part et d'autre
de ses lèvres, l'avaler la tête en arrière d'une gorgée, offrant le spectacle
vulgaire du va et vient du monte-charge de sa pomme d'Adam, le retendre
aussitôt, pour laissant le verre glisser des mains et le casser, et tacher de
son Bordeaux le tapis de Chine. Non, il a accepté avec difficulté un demi
verre d'eau, a trempé le bout des lèvres, et n'a bu qu'une toute petite
gorgée, et, avec infiniment de précaution, il a posé le verre sur le bord du
plateau.
De même, quand la montée vers la villa Mon Repos – Résidence du
Premier Ministre l'ayant fait transpirer, et lui ayant fait avoir un chaud et
froid, la vulgaire nécessité l'a pressé de se moucher, il ne s'est pas mouché
bruyamment dans les doigts pour les essuyer sur la tapisserie de sa chaise.
Non, tournant et baissant la tête, il s'est comme absenté de la société,
dans le coin de son mouchoir de dentelle, de deux doigts délicats, il a
pinceté le bout de son nez.
*
La Première Ministresse l'a prié, comme elle s'était présentée à lui, de se
présenter à son tour.
Fignon s'est dit s'appeler Fignon. Il a fait l'impasse de son, arbre
généalogique. Il lui a dit qu'il était l'esclave volontaire de Mademoiselle sa
fille. Qu'il n'était pas digne de lacer les lacets de ses escarpins, d'autant
plus que ses escarpins n'avaient pas de lacets
Il lui a précisé que, s'élançant pour la première fois du nid familial,
s'essayant à voler, Mademoiselle la Demoiselle Sa Fille n'avait pas visé le
lieu où elle atterrirait. Qu'ainsi le hasard avait voulu qu'elle atterrisse chez
lui.
Qu'ils avaient fait le trajet des cinq semaines ensemble dans le même
train, elle en 1ère classe, lui en wagon à bestiaux.
Que Mademoiselle la Demoiselle Sa Fille, cette beauté, si délicate, si
précieuse, avait bien voulu le regarder, lui le Cromagnon vêtu de peaux de
128
bête, comme un être humain, ce pour quoi il lui en avait une gratitude
infinie.
Que Sa Visitation avait été pour lui comme la Visitation pour la Sainte
Vierge, à la différence, que la Vierge s'est retrouvée enceinte après, et lui
pas.
Il a ajouté que de son sous-sol moisi et obscur, Mademoiselle la
Demoiselle Sa Fille aspirait à remonter à l'étage, chez sa Madame Sa Mère
et Monsieur Son Père.
Qu'Elle lui avait fait l'honneur de l'envoyer en émissaire, pour s'informer
si Madame Sa Mère et Monsieur Son Père seraient assez généreux, pour
pardonner à Mademoiselle la Demoiselle Leur Fille, sa fugue, et accepter
qu'elle leur fasse retour.
En réponse, la Première Ministresse, en riant, lui a dit qu'elle voyait bien
qu'il était le coquin de sa fille, qu'elle ne comprenait que trop bien, qu'elle
ait fugué pour lui, qu'elle en aurait fait autant à sa place.
Fignon a persisté dans sa thèse, disant qu'il n'était qu'un méchant loueur
de garni, où Mademoiselle Sa Fille avait trouvé, passagèrement, refuge
précaire. La Première Ministresse lui a rétorqué, en riant, qu'elle
comprenait très bien, que par prudence, il soutienne une telle fiction,
toute invraisemblable soit-elle.
Madame la Première Ministresse a ignoré les vivres dénégations de
Fignon :
-Qu'elle sache que sa mère ne désire qu'une chose au monde, non pas de
renouer avec sa fille, mais de nouer avec elle.
Mais le visage attristé, elle a ajouté :
-Mais ce n'est pas le cas de mon mari. Comme un amoureux abandonné,
lorsque sa fille chérie a fugué, pris d'une rage folle, il l'a reniée. De ce
moment, il a été l'orphelin de sa fille, de sa fille le veuf. Pour lui sa fille
n'existe plus.
Elle a eu un geste désolé.
Ayant réfléchi, Fignon lui a dit :
129
-C'est une chose, que jamais je n'aurai le cœur de lui dire. Je demande à
voir Monsieur Son Père.
La Première Ministresse a fait un geste de regret :
-Il n'est pas ici. Il est à la Résidence de la Présidence. Il assiste au Conseil
des Ministres.
Fognon s'est levé lentement, par degrés, comme un cric.
-De ce pas, je vais à la Résidence de la Présidence.
Fignon s'est incliné, a avancé d'un pas vers la sortie.
-Monsieur Fignon, l'a suivi la Première Ministresse, vous n'allez pas y
aller à pied. C'est comme la Palestine, c'est par-delà les mers. [S'adressant
à son majordome] Richard, -douloureux sarcasme, dont ne cessait de le
mordre son frère, que se nommer de ce nom-là, et être payé au SMIC prêtez à Monsieur Fignon un de ces véhicules bi-roues des Chers Frères,
qui nous précèdent en gloire, quand nous nous déplaçons.
C'est ainsi que Fignon, en pétrolette, a fait l'escalade de la Résidence de la
Présidence.
19. Fignon se rend à la Présidence,
pour faire pression sur le Premier Ministre.
afin qu'il accepte de renouer avec sa fille.
Tout en pétaradant dans la montée, Fignon, qui voulait à tout prix
convaincre Monsieur le Père de Mademoiselle la Demoiselle, de renouer
avec elle, a réfléchi à ce qu'il devrait faire et dire, pour y parvenir. Il s'est
étonné lui-même, de se découvrir, en même temps que sa peau blanche
tant des talents de Blancs.
130
-Ils me croient blanc, parce que je me suis plâtré. Ils ne savent pas que
sous cet habit blanc, je suis du plus beau noir. J'ai l'air d'être d'eux, mais
ils ne savent pas, qu'en plus d'eux, je suis moi. J'ai en quelque sorte la
double nationalité.
-Sous cet état superficiel de Blanc Supercivilisé, j'ai ma force naturelle
de primate barbare.
-Je vais les gaver de pleins tombereaux de ces compliments dont ils
raffolent, qui ne me coûtent rien. Je m'en vais leur fourrer en bouche de
pleines tartines de confitures de louanges, à les faire devenir
diabétiques : béats, ils voudront ce que je voudrai.
Fignon, ayant mis le temps qu'il a mis, a fini par arriver à la grille de la
Présidence.
Avec infiniment d'affection, il a dit au Cher Frère de faction, qu'il
l'aimerait fort, s'il voulait bien demander l'honneur de parler à Monsieur
le Capitaine des Frères, du corps de garde.
*
Le Président était dans la salle du Trône, assis sur son Royal Trône
Républicain, son Premier Ministre au bas de l'estrade, et, les yeux mi-clos,
s'ennuyait comme un rat mort, quand son Premier Majordome l'a avisé
que ce Fignon si répugnant, à l'injure si dégoûtante à la bouche, était à la
porte, irreconnaissable : plus blanc qu'aucun blanc, plus blond qu'aucun
blond, plus civilisé qu'aucun civilisé, tellement plus souple courtisan
qu'aucun de ses Ministres, qu'on le pouvait le prendre pour un Prince d'un
Royaume Etranger, ou un Ambassadeur d'une Grande Puissance.
Le Président à Vie, réveillé soudain, comme de neuf, dévoré de curiosité,
enthousiaste, s'est levé, a ordonné à son Premier Majordome de le faire
entrer sur le champ : en l'attendant, impatient, il a fait les cent pas dans la
Salle du Trône.
131
Quand il a entendu les pas de Fignon approcher, il a couru vite s'asseoir
sur son Trône, prendre sa noble attitude habituelle : la tête en arrière, son
petit torse cambré, ses petits genoux montés sur la pointe de ses petits
pieds.
Quand il a vu l'attitude de Fignon sur le pas de la porte, de saisissement,
s'oubliant, il s'est arrondi sur son trône, comme un gamin dans un
fauteuil, qui regarde à la télé Zorro.
Fignon, incliné, les yeux baissés, les mains ouvertes vers l'avant, est resté
un instant immobile, puis, les yeux toujours baissés, a osé avancer de deux
pas vers Sa Majesté Républicaine le Président à Vie Mâchefer,.. .. assis en
rond, bouche bée, le regardant, comme un gamin dans un fauteuil, qui
regarde à la télé Batman.
A cinq pas, Fignon s'est arrêté, un genou plié comme les présentatrices de
la Météo sur TF 1, a fait profonde révérence au le Président, assis en rond,
comme un adolescent à sa table de travail, qui lit dans son tiroir ouvert les
Trois Monsquetaires.
Fignon s'est incliné, profondément, jusqu'à hauteur de ses genoux, en
même temps il a fait un large geste de ses deux bras, comme s'il s'était
enlevé deux chapeaux. Ensuite, il a fait un pas ; a fait une deuxième
révérence identique à la première ; a fait encore un pas, a fait une
troisième révérence identique aux deux premières.
Le Président a été si impressionné, qu'il s'est retourné pour voir qui était
celui que Fignon saluait avec tant de cérémonie, a vu que c'était lui que
Fignon saluait. D'un coup, ces trois saluts ont élevé Fignon, dans l'esprit
du Président, inexplicablement, dans une estime supérieure à celle dont il
s'estimait lui-même.
Le Président, admiratif, a applaudi :
-Chapeau au chapeau.
Fignon, tête inclinée, les yeux baissés, s'est adressé au Président :
-Gloire à Sa Majesté Républicaine le Président à Vie de la libre et
démocratique Ile Totalitaire des Bienheureux . Roi des Rois. Démocrate
des Démocrates. Rois des Rois. Empereur des Empereurs. Dictateur des
dictateurs. Modèle et exemple pour tous les Présidents de la Terre, aussi
bien du Quart Monde, que du Tiers Monde, que du Demi-Monde, que du
Monde Deuxième, que du Monde Premier. Grand Président d'une petite
132
île, d'autant plus grand que l'île est petite, gloire à lui dans les siècles des
siècles.
Il s'est interrompu un petit, puis :
-Que Dieu Tout-Puissant prolonge la vie de sa Présidence à Vie, au-delà
de la vie de ses enfants, petits-enfants, arrière-petits enfants, et de toute
sa postérité. Que Dieu Tout-puissant veuille, pour cet homme
exceptionnel, faire exception, et faire de cet homme mortel un Etre
éternel, pendant les siècles des siècles.
Et il s'est incliné.
Le Président, qui sur le haut fil de sa place, balancier en mains, entre
critiques et éloges, avait pu trouver avec le temps un certain équilibre, par
ce subit excès de louanges, s'est trouvé parfaitement déséquilibré, et ç'a
été la chute.
De la fière star, droite,sur la scène, éclairée par les feux de la rampe, il n'a
plus été dans l'ombre du parterre, qu'une ombre, ramassée sur elle-même,
qui se rongeait les ongles.
Il a été tellement enthousiaste de ce qu'il entendait, que de cœur avec
Fignon, il a applaudi ce Président, dont il entendait un tel éloge, oubliant
tout à fait que c'était lui, le Président à Vie.
Au bout d'un certain temps, le réalisme l'a repris. Il a regardé Fignon d'un
œil méfiant :
-Monsieur Fignon, êtes vous sérieux ou vous foutez-vous de moi ?
Fignon, humblement :
-Est-ce que je vous apparais tel, Président, que je vous apparaissais
auparavant ?
Fignon retait immobile, silencieux, les yeux baissés, un pied en arrière.
Le Président est descendu, en a fait le tour
-Comment, Monsieur Fignon, pouvez vous être à la fois de la grossièreté la
plus ordurière, et de la délicatesse la plus fine ?.. ... Cela dépasse mon
133
entendement... .. Comment pouvez-vous être de la lie du peuple la plus
oprdurière d'abord, et puis ensuite de l'élite de la société la plus éthérée,
avec la même totale vraisemblance ? Comment pouvez-vous être à ce
point deux en un ? Ça m'est incompréhensible..
Un pied en arrière, les yeux baissés, silencieux, Fignon restait immobile.
L'idéalisme a repris le Président.
Honoré tellement au-dessus qu'il s'honorait lui-même, le Président
tournait autour de Fignon, malgré lui honorant celui qui l'honorait tant,
plus encore que celui qui l'honorait, l'honorait.
-Dites-moi maintenant pourquoi vous êtes aujourd'hui celui que vous êtes,
quand vous pourriez être encore celui que vous étiez avant.
Fignon, ménageant ses effets, eut un moment de silence.
Et puis, il a dit :
-Sa Majesté Républicaine permet-elle à son citoyen-sujet, de s'exprimer
franchement ?
-Elle le lui ordonne.
-Sa Majesté Républicaine ne bâtonnera son citoyen-sujet s'il s'exprime
avec sincérité ?
-Elle le bâtonnera s'il ment.
- Pour obéir à Sa Majesté, le texte flatteur et l'humble attitude de son
citoyen-sujet Fignon sont texte et attitude de pure commande. Enivré par
les vapeurs d'encens du texte flatteur, par les vapeurs d'encens de
l'humble attitude, le citoyen-sujet Fignon espère que, perdant son
contrôle d'Elle, Sa Majesté Républicaine accepte de rendre à son citoyensujet Fignon, le service que lui demande ce placet vivant qu'il est devant
lui.
N'ayant écouté que d'une oreille, le Président à Vie a dit:
-Comment, le Président peut vous rendre service ? A vous ?
134
-Oui, a dit Fignon.
-Mais, dit le Président, le visage tourné vers le trône, qu'est ce qu'il attend
pour vous le rendre, ce service ?
-Permettez. C'est vous le Président, Président.
Le Président regarde le trône, se regarde, Ah oui, c'est vrai a sorti son
royal calepin républicain, s'est outillé d'un crayon.
-Service demandé, service rendu, Monsieur Fignon. Dites-moi. Je vous
écoute.
Fignon a dit :
-Il s'agit de Monsieur le Premier Ministre.
Le Président a couru monter sur son trône, a contemplé d'en haut son
Premier Ministre d'un œil méprisant.
-Qu'est ce qu'il fait encore, celui-là ? A-t-il dit
-Il s'est trouvé que Mademoiselle la Demoiselle Sa fille, a fait une fugue.
-Et pourquoi sa fille voulait-elle faire uen fugue ?
-Monsieur Son Père voulait lui imposer un mari de son choix à lui.
-Je vois :Un mari qui devait être le courtisan de son père, comme son
père est mon courtisan à moi. [Il s'est adressé au Premier Minisitre]
Votre fille a assez d'énergie, pour s'arracher de votre force d'attraction, et
vous ne l'applaudissez pas ? Vous auriez voulu que, lune morte, elle tourne
indéfiniment autour de vous, comme vous indéfiniment lune morte,
tournez autour de moi ? Vous serez toujours le même. .. ..[à Fignon]
Ensuite ?
-Le hasard a voulu qu'oisillon, à son premier vol autour du nid, elle a
atterri chez moi. Elle y a demeuré quelque temps en, paix. .. .. Et puis, la
lancinante nostalgie de Monsieur Son Père et de Madame Sa mère a
tourmenté Mademoiselle la Demoiselle leur Fille. Elle pleurait à longueur
de jour de ne plus les voir. Et moi, je pleurais de la voir pleurer.
135
Fignon a essuyé deux pleurs, un à chaque œil, du coin du mouchoir,en
prenant bien soin de ne pas ôter le mascara.
-Ensuite, a dit le Président.
-Je suis allée trouver Madame Sa Mère, qui s'est réjouie de revoir
Mademoiselle la Demoiselle sa Fille. Mais elle m'a dit que Monsieur Le
père de Mademoiselle la Demoiselle sa fille, de fureur de sa fugue, l'avait
reniée, et ne voulait la revoir de sa vie.
Fignon a conclu :
-La douleur de Mademoiselle la Demoiselle de sa Fille était telle que,
malgré ma répugnance, je me suis vu contraint de venir lécher le cul du
Président, afin qu'il bouscule un peu le cul du Premier Ministre.
Le sourcil froncé, le Président s'est adressé au Premier Ministre :
-Et vous avez forcé Monsieur Fignon de s'avilir, et lécher le cul au
Président ? Vous n'avez pas honte ?
Le Président à Vie est allé au Premier Ministre et l'a tapé sur la tête :
-Vous, vous allez me faire le plaisir de renier sur le champ votre
reniement. Votre fille vous tend les bras, je vous ordonne d'aller sur le
champ lui tendre les vôtres.
-C'est un ordre formel, Président ? a demandé le Premier Ministre.
-C'est un ordre formel.
-Vous me voyez, Président, infiniment soulagé. Si vous ne me l'aviez pas
ordonné, borné et têtu comme je suis, jamais je ne me serais dédit Je suis
heureux que la crainte de vous et l'amour que j'ai pour ma place, me
fassent renier mon reniement. Je vous suis infiniment reconnaissant de
votre tyrannie et de ma servilité.
Le Président à Vie s'est adressé à Fignon.
-Vous êtes content, Monsieur Fignon ? Vous êtes parvenu à vos fins..
Fignon s'est adressé au Premier Ministre :
-Mademoiselle la Demoiselle Votre Fille, dans l'heure, sera chez Monsieur
136
le Premier Ministre, ouvrant ses bras aux bras de son père.
Ensuite au Président à Vie :
-Président, m'autorisez-vous à quitter votre blanche artificielle deuxième
nature, et retrouver ma noire authentique première nature originelle ?
-Non seulement je vous y autorise, mais je vous le demande, tellement j'ai
nostalgie d'elle, a dit le Président.
Fignon a dit, sans hausser la voix, s'est adressé à tous :
-Savez-vous ? Vous me faites tous chier.
Il leur a tourné le dos, et a fait une révérence à l'envers :
-Je ne vous salue pas, enculés.
Puis Fignon a levé une jambe, a pété, et il est parti.
Le Président, entousiaste, a applaudi et a dit :
-Voilà un homme. Voilà un homme.
Le Président à Vie a couru après lui, tourné vers lui, a marché comme un
crabe à côté de lui :
-Avant de partir, ne pouvez -vous me donner quelques louanges comme
celles que vous m'avez données tout à l'heure?
-Il ne faut pas abuser des bonnes choses, Président.
Puis le Président s'est ravisé, a couru après Fignon, tourné vers lui a
marché comme un crabe à côté de lui :
--Monsieur Fignon. Vous êtes chez moi invité d'office. Venez quand vous
voudrez.
-Non, vous. Venez quand vous voudrez, mais prévenez-moi avant. ... …
…..Savez-vous quoi, Président ? Je vous crois meilleur que votre place.
137
Le Président est revenu dans la salle du Trône, triomphant :
-Savez-vous ce qu'il m'a dit ? Que je suis meilleur que ma place. .. …
Puis il a parcouru les salle, en criant :
-Fignon Président. ...Fignon Président. . ..Fignon Président.
*
Fignon, sur sa pétrolette, est retourné à Mon Rêve. Résidence du Premier
Ministre, où, en haut des deux marches ridicules, sur le perron ridicule
l'attendait inquiète la Première Ministresse.
Il lui a annoncé la bonne nouvelle de l'heureuse conclusion de sa
démarche. De reconnaissance, elle lui a sauté au cou, et, tentée de faire
d'une pierre deux coups, allait se laisser aller à l'embrasser sur les lèvres
tellement ce bel homme lui plaisait, mais, à la dernière seconde elle s'est
ravisée, pensant que ce n'était pas son bel homme à elle mais celui de sa
fille, mais aussittôt elle s'est ravisée de s'être ravisée, et pensant que sa
fille accepterait peut-être de le partager, elle l'a embrassé sur les deux
coins de la bouche.
Puis, Fignon, s'en est rentré, a repassè le check-point sans être obligé de
montrer son Permis de Se Conduire, a retraversé l'autoroute, et avec
bonheur a retrouvé ses chers sales Aborigènes, et ses sales mauvais lieux.
Sabine l'attendait, rongée d'angoisse : quand il lui a annoncé l'heureuse
conclusion de son ambassade, de reconnaissance, elle lui a sauté au cou,
et, fille de sa mère, tentée de faire comme elle d'une pierre deux coups,
elle allait se laisser aller à l'embrasser aussi sur les lèvres tellement ce bel
homme lui plaisait, mais elle s'est ravisée, puis elle s'est ravisée aussitôt de
s'être ravisée, et pensant que c'était son bel homme à elle, elle l'a tout de
même embrassé sur les lèvres.
138
De loin, le quittant pour aller vers l'autoroute, elle a envoyé à Fignon deux
gentils bonjours de la fesse gauche d'abord, de la fesse droite ensuite.
*
Après avoir vécu cet extraordinaire, Fignon a repris sa vie ordinaire, de
libre brocanteur.
Chaque nuit, sur son écran intérieur, il visionnait l'image en 3D de
Mademoiselle la Demoiselle Sabine, et l'honorait en la déshonorant, tout
à fait honnêtement.
Il s'est passé d'ailleurs quelque chose d'anormal : , -bien qu'il sache qu'il
se parjurait, -en souvenir d'elle, chaque jour, il se lavait, comme une
bonne femme.
20. Sabine revient auprès de Fignon.
Et puis un beau jour, Fignon a trouvé Sabine, en demi-guenilles devant sa
porte.
Fignon alarmé n'a pas osé la questionner sur son aspect lamentable
Le regardant, Sabine s'est récriée :
-Monsieur Fignon, qu'avez-vous ? Vous êtes malade ? Moi qui vous rêvais
sale, nature, vivant ? Vous vous abaissez à vous laver ?
Fignon, embarrassé, a glissé :
139
--Mademoiselle la Demoiselle que vous êtes gentille. Vous ne m'avez pas
oublié.
-Ce n'est pas de la gentillesse. Je suis du plus âpre égoïsme de femelle.
Fignon, ne sachant que penser de cette déclaration, s'est tu.
Et puis, il y a eu un silence.
Soudain, Sabine a fondu en larmes, ce qui a fait fondre Fignon.
-Je vous en supplie, Mademoiselle. ... .Je ne souffre pas que vous
pleuriez. . Dites-moi ce qui vous tourmente... .. Par pitié, abrégez mon
supplice.
Il a failli lui saisir les mains, mais comme il croyait les siennes sales et
noires, il ne l'a pas fait.
Sabine a essuyé deux larmes de ses yeux, une à chaque, du coin de son
mouchoir, délicatement, a écarté les bras, et a gardé le silence.
Eperdu, Fignon s'est résigné à faire défiler la liste de tous les motifs
possibles, qui pouvaient être à l'origine de ces deux larmes.
-Dites-moi.. ...Monsieur Votre Père est toujours Premier ministre ?
-Oui, a-t-elle dit, du nez reniflant sa morve peu joliment, mais de façon
touchante..
-Bien, a dit Fignon avec enthousiasme... ..Madame Votre Mère se porte-telle bien?
-Elle se porte le mieux du monde, a dit Sabine en reprenant un peu de vie.
Elle me parle souvent de vous. J'ai l'impression que parfois nous nous
vous partageons. .(Pratique, elle a profité pour lui glisser:) .. Je n'habite
plus chez mon père, je loue un trois pièces en ville. Mon père vivant avec
ma mère, moi vivant pour moi, nous nous nous aimons tous les trois trois
fois plus.
-Parfait.
140
Comme elle se taisait, il a passé à la ligne suivante sur la liste.
.. ..Comment se porte votre jeune homme, votre Louis de Mesdeux ?
-Le connaissant, il doit être en excellente santé quelque part.
-Votre emploi ? Votre salaire ?
-J'ai été promue, a-t-elle dit, du nez rereniflant sa morve peu joliment,
mais de façon retouchante.
Fignon a ouvert les mains, ne sachant plus quelle question poser. Il a fini
par dire :
-Est-ce quelque chose en quoi je peux vous aider ?
Sabine a hoché la tête de bas en haut plusieurs fois avec vigueur.
-Demandez-moi n'importe quel service, je suis prêt à vous le rendre.
Comme se taisait, il a ajouté :
-Seulement, il faudrait me dire lequel.
Elle a fondu en larmes une fois de plus.
Fignon prenant le parti de se taire, finalement elle a bredouillé :
-Ne pouvez-vous pas m'épargner l'humiliation de vous l'avouer ?
-Humiliation, mon Dieu, pourquoi, a demandé Fignon.
-Parce que je ne sais pas comment vous le prendrez. Si vous le prenez mal,
mon amour-propre en sera considérablement blessé.
-Vous préfèrez que je m'humilie à votre place ?
Il y a eu un long silence.
141
Sabine a choisi la voie de la supplication :
-Faites un effort, Monsieur Fignon... .. Enfin, ne pouvez-vous pas deviner
pourquoi je suis venue ?
-Deviner le mot de l'énigme, alors qu'il y en a cent possibles, c'est plus que
je peux.
Il a essayé toutefois :
-.. .. Vous avez pu vous promener dans le Marché à la Brorcante, voir de
loin la Vieille Ville, et vous dire : Tiens, et si je disais bonjour à ce salopard
de Fignon ? .. ..Ou vous pouvez avoir écrit hier, dans Tâches à faire
demain: aller voir ce saligaud de Fignon, entre ma manucure et ma
pedicure, afin, par ma précieuse visite, de le remercier de ce petit service
du refuge qu'il m'avait offert. Je lui dois bien ça... ... Ou 98 autres.
Sabine a grondé Fignon, lui disant d'un ton de reproche :
Monsieur Fignon.
Il y a eu un re-long silence.
Sabine a repris sa voie de la supplication :
-Vous ne vous doutez en rien de ma présence ici ?
-En rien.
-Vous n'avez pas le plus petit semblant d'idée ?
-Pas.
Sabine a recommencé à couler re-deux larmes. Fignon, fronçant les
sourcils, désolé a ouvert les deux mains, ce qui voulait : Je fais tout ce que
je peux, mais je ne vois vraiment pas..
142
Sabine a joint ses mains, et a supplié Fignon :
-Monsieur Fignon.... ..Une jeune fille, prenant sur elle, vient chez un jeune
homme, sans être invitée : quelle est la raison, selon vous, qui peut la
pousser à venir ?
-Est-ce que je sais ? .. ..Vous pouvez vous offrir le plaisir, pour vous venger
de notre ancienne promiscuité, de venir faire la roue, pour bien me faire
sentir la distance qu'il y a entre vous et moi.
Sabine a regrondé Fignon, lui redisant d'un ton de rereproche :
Monsieur Fignon.
Plus que jamais décidée à ne rien dire, Sabine a continué :
-Monsieur Fignon, si vous, vous étiez venu vers moi, au lieu de moi vers
vous, selon vous, qu'est ce que j'aurais pu penser ?
-Mais je suis venu vers vous.. ... J'ai guetté au sortir de votre immeuble,
votre sortie. A votre travail, votre entrée et votre sortie. Je vous ai suivie
dans vos courses. Mais comme vous ne m'avez pas vu, vous ne pouvez rien
en penser.
Sabine, toute rose, s'est tue. Et puis, elle lui a demandé :
-Mais qu'est ce qui vous a poussé à aller vers moi ?
-Vieux remâchements, vieux rabâchages, vieux ressassements. Des
idioties.
Sabine a eu un long moment de silence. Puis, tout à coup, elle a dit :
-Vous rendez-vous compte à quel point vous écorchez mon amourpropre ?
Elle lui a tourné le dos.
-Voulez-vous bien, comme un confesseur dans un confessionnal, regarder
143
droit devant vous.
Fignon a fait ce qu'elle a demandé.
-Mon Père, j'ai péché.
*
Tout ce temps que j'étais absente de vous, je n'ai fait que penser à vous.
Msis par fierté, je me suis ligoté les pieds et les mains le plus fort que je
pôpuvais, pour m'empêcher de courir à vous.
J'ai battu le rappel de ma naîve piété de petite fille, qui voulait offrir sa
virginité à son époux Jésus-Christ, et passer sa vie au couvent.
Je me suis fait des cours de philosophie, j'ai médité sur l'inconstance de
l'amour humain, sur l'évanescence du plaisir amoureux.
J'ai tenté de me dissuader de souffrir toutes les douleurs que me
causeront vos infidélités.
J'ai essayé de me persuader du peu d'estime, dans laquelle vous deviez me
tenir, petite bourgeoise que j'étais
Je me suis rappelé le peu de désir que vous montriez de ma personne.
J'ai essayé de me refroidir de la tiédeur de votre dernier adieu.
Rien n'y a fait.
Et puis, tout à l'heure, sans plus réfléchir à rien, j'ai coupé en aveugle les
liens qui me ligotaient, et j'ai couru.
L'écoutant, rouge et tremblant, comme la crête tremblante d'un coq,
Fignon a bredouillé :
144
-J'ai peur de comprendre.
-N'ayez pas peur d'avoir peur, c'est moi qui ai peur , a dit, honteuse,
baissant la tête Sabine
Fignon a hésité :
-Entre vous et moi ?
-Et entre moi et vous, a dit, baissant la tête, honteuse, Sabine.
Fignon s'est tu. Il a grondé ::
-Savez-vous, c'est une très mauvaise idée.
-Le problème, c'est que ce n'est pas une idée.
Raisonneur, il a ajouté :
-Vous n'avez pas suffisamment regardé autour de vous. Il y a, à votre
étage, sur votre palier, abondance de beaux jeunes gens faits pour vous.
-Je n'ai que trop perdu de temps avec eux. Quand on en connaît un, on les
connaît tous.
Fignon a dénié de la tête, a dit :
-Fille du Premier Ministre, vous vous déclassez à aimer un gueux.
-Un gueux ? Qui est capable d'escalader en un jour, tous les échelons de
l'échelle, que mon père a mis des années à grimper échelon par échelon ?
En un jour, vous vous êtes élevé à une si haute place, que vous avez
commandé à mon père.
- Accidentel. Fortuit.
Il a ajouté :
-L'essentiel, c'est qu'il y a peu, j'étais un Aborigène noir, sauvage, sale, qui
habitait une forêt primaire, et que vous étiez une Femina Sapiens Sapiens,
145
blanche, qui se fait les ongles, et qui habite la ville.
A quoi Sabine a répliqué :
-L'essentiel, à moi, c'est qu'il y a peu, j'étais un échalas, aux jambes
cagneuses, un cep noueux et tordu, sans la plus petite grappe de raisin y
accrochée, un mât de cocagne sans la plus petite friandise y pendante,
quand vous, vous avez toujours été du plus beau type.
Fignon, hargneux :
-Vous ne connaissez pas la bête lascive, impudique, dont à l'usage, vous
vous écarterez bientôt avec horreur.
-Vous ignorez que je suis comme vous, et peut-être d'autant plus, qu'il
faudrait qu'on me torture pour que je l'avoue. Nous sommes, nous autres
de parfaites fourbes.
Et il y a eu un silence entre eux, amoureux, au cours duquel, ni l'un ni
l'autre n'a osé regarder l'autre.
*
Fignon a fait ensuite part à Sabine, avec prudence de ses réflexions.
-Comme nous abordons l'un et l'autre, en l'autre sur le rivage d'un
continent inconnu, que nous ne connaissons pas les peuplades inconnues
qui l'habitent, je propose que nous abordions ce rivage avec infiniment de
précautions.
Souriante, Sabine a tout de suite opiné :
-Je pense exactement ce que vous pensez. .. ..Il nous faut nous apprivoiser
146
à ces peuplades, et que ces peuplades s'apprivoisent à nous. Il nous faut
respecter un strict protocole, nous frotter le nez, nous offrir des
verroteries, nous parler par gestes, d'aller les visiter dans leurs cahutes
pendant qu'ils nous visiteront dans notre caravelle, bref nous familiariser
avec elles. Ce n'est qu'ensuite, que nous pourrons envisager de commercer
avec elles.
Et c'est ainsi, que l'un et l'autre, allant alternativement chez l'un et l'autre,
ont entrepris de l'amour l'apprentissage.
*
Puis arriva le jour, où leur apprentissage étant terminé ils ont été reçus
maîtres.
Complices dans la nuit complice, ils se sont aidés l'un l'autre, à commettre
captivants brigandages d'amour, ravissants attentats à la pudeur,
délicieux outrages aux bonnes mœurs. Ils se sont levés pour manger, ils
ont mangé pour se coucher, ils se sont couchés pour copuler.
C'est ainsi que Fignon a cessé d'être célibataire, et Sabine d'être vierge.
*
Bien qu'ils ne pensaient pas à faire des enfants, ils ont tout fait pour en
avoir.
-Naîtront les enfants, quand ils naîtront, di Fignon, philosophe.
-Préférons qu'ils naissent au compte-gouttes, dit Sabine, ménagère.
-Bien, je compterai les gouttes.
-Nous compterons les gouttes, a rectifié Sabine.
147
*
Ivre de bonheur, Fignon, ouvrant les mains, a chanté cet hymne au
Seigneur :
Louange à Dieu, qui a vêtu le ciel d'un
voile bleu, la terre d'un tapis d'un vert
feuillage, les prairies de ruisseaux d'eau
claire, le printemps de roses roses
parfumées, les jardins des chants ivres
du rossignol, les ivrognes de l'ombre
soule des vignes, l'homme des seins
saints et de la croupe sacrée de la
femme, la femme du royal sceptre de
l'homme. Pour toutes ces belles choses
qu'il a crées, louange et gloire à Dieu
dans les siècles des siècles.
*
Sabine et Fignon ont eu les enfants qu'ils ont eus, leurs enfants ont eu les
petits-enfants qu'ils ont eus, leurs petits-enfants les arrière-petits enfants
qu'ils ont eus, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'à ce qu'après avoir bu et
épuisé la plus belle et la meilleure des vies possibles, Sabine et Fignon ont
été enfin comme s'ils n'avaient pas été.
148
21. Fignon et le Président.
Lors d'un entracte d'amour, le Président à Vie, avec ses huit motards, sa
Compagnie de Gardes Républicains, son peloton de gardes du corps, sa
suite de dix voitures avec attachés, conseillers officiels et officieux,
secrétaires, épouses, maîtresses, barrant les rues, est venu embouteiller le
quartier de Fignon d'un gigantesque embouteillage : il venait lui faire une
malhonnête proposition.
-Monsieur Fignon, l'Etat nécessite des talents comme les vôtres. Je vous
fais Préfet de la Contrée Est de l'Ile.
Fignon a réfléchi un moment, lui a répondu.
-Je veux tout sauf vous froisser, Camarade. Si j'examine votre
proposition :
-un Préfet de Contrée est, pour moi, l'homme le plus heureux de la terre,
Chartier Emile-Auguste, dit Alain :
sans cesse, chaque jour, à chaque minute de
chaque jour, il a à faire face à une situation,
nouvelle et imprévue : tantôt contre
l'incendie, tantôt contre l'inondation, tantôt
contre les tremblements de terre, tantôt
contre la sécheresse, tantôt contre les
ouragans ;
et aussi contre les épidémies, l'insalubrité, le
vandalisme, la profanation des cimetières,
les
cambriolages,
les
immigrants
clandestins, les tueurs en série,
les
délinquants de banlieue, les dealers, les
jeunes en déshérence ;
149
il a à surveiller les manifestations, les
rassemblements,à contrôler les maires,
écouter leurs doléances ;
il a à recevoir, avec l'apparat qu'il faut, les
Ministres,
le
Président,
les
PDG
d'entreprises, les Secrétaires de syundicat,
les Personnalités de Passage ;
à chaque minute de sa vie, cet homme
heureux a devant lui une problème
déterminé,
qui
exige
une
solution
déterminée ;
à tout instant du jour, cet homme chanceux
a situation à analyser, décision à prendre,
action à mener.
or, quand ces trois vannes, situation à
analyser, décision à prendre, action à
mener, sont ouvertes, leur conduite forcée
emporte le cœur, l'esprit et le corps de
l'homme, comme un fétu de paille.
Un Gouverneur n'a pas le temps de se poser des questions sur le sens de
sa vie. C'est l'homme le plus heureux de la terre.
Le Président a ouvert les mains, ce qui voulait dire :
-Donc, vous acceptez ?
Fignon a eu un geste des mains, qui voulait dire :
-C'est pourquoi je refuse.
:
Hélas, je suis un individualiste à tous crins.
Je suis un ronchon indécrottable, fais ceci,
fais cela : quelle horreur, j'ai, par nature,
150
l'esprit de contradiction ;
des fois, je n'ai pas envie d'aller au travail.
Ou la fantaisie me passe tout d'un coup la
tête de faire le contraire de ce qu'il faut, rien
que pour voir ;
ou j'aurais envie de fiche un peu un heureux
désordre, effet de l'art pour mettre un peu
sens dessous ce qui est trop bien rangé ;
ou de faire des tours pendables aux messieurs
et aux madames qui se prennent au sérieux ;
ou, tournant le dos, levant la jambe, de péter
un bon coup, au visage d'un Mandarin;
et puis, j'aime pouvoir me dire au dernier
moment : et puis non, ça m'emmerde, j'y vais
pas, ou je fais pas ;
Il a conclu :
Quand la machine s'assoupit et ronfle, pour qu'elle se réveille, je ne
pourrais pas me retenir de mettre un grain de sable dans l'engrenage.
Comme le Président montrait un visage peiné, pour le consoler, Fignon a
dit :
Enfin, Président. Vous avez tout un vivier de
gens formatés pour ça. Vos usines d'élites
vous fabriquent des centaines de mécaniques
ultrasophistiquées, qui réagissent à toutes les
sollicitations au quart de tour ; des gens à la
Pavlov, dressés au stimulis, dressés au réflexe.
Ces gens, employés aux tâches entre toutes
utiles, sont, dans un pays, les plus utiles qui
soient.
Ils n'aimeraient d'ailleurs pas, que vous me
nommiez comme ça, à une place, qu'eux
achètent très cher par huit ou dix années
151
d'études
forcenées.
Permettez
soulagement je leur laisse la place.
qu'avec
Ne croyez surtout pas, s'est cru en devoir d'ajouter Fignon, que je me
moque des gens de la haute administration, ils sont indispensables. Un
pays, sans eux, serait dans l'anarchie. Je suis heureux, qu'il y ait autour de
moi, une machinerie sociale si bien réglée : cela me permet de vivre, à côté
d'eux, selon ma fantaisie.
Mais le Président n'a pas lâché le morceau.
-Et si je vous faisais mon conseiller personnel ? Vous me donneriez les
conseils les plus éclairés.
-Vous ne me connaissez pas. J'essaierais de faire régner la justice dans ce
pays. Avec moi, en trois mois, le pays serait plongé dans la guerre civile.
Le Président a poursuivi :
-Vous accepteriez de me remplacer ? Je pourrais ainsi, me mettre au vert,
visiter Le Louvre, courir les petites femmes.
-Si je vous remplaçais, je me connais, le premier jour que j'en aurais assez,
je démissionnerais. Si je démissionnais, vous seriez démissionné aussi.
La tête que vos feriez à votre retour.
Le Président a conclu :
-Enfin, Monsieur Fignon, avec vos aptitudes, comment pouvez vous
accepter de n'être rien ?
Avec hauteur, Fignon a répondu :
-Mais je ne suis pas rien : je suis libre brocanteur. Chaque jour, je me dis
Est-ce que je vais trouver quelque chose à vendre dans la décharge ? Estce que je mangerai mon petit pain quotidien aujourd'hui ? Et selon ce que
je trouve ou que je ne trouve pas, je fais ou je fais pas, je mange ou je
mange pas. Je ne sais jamais ce qui va m'advenir. Je vis dans une
perpétuelle improvisation. Ça me maintient vif et en alerte
152
De sa main, il a levé la main de Sabine :
-Regardez ce que je suis devenu. Est-ce que je le serais devenu si je n'avais
pas été libre brocanteur ?
Fignon a pointé l'index sur le Président :
-Vous plutôt, Président. Venez un jour, en bottes, croc en main, faire la
décharge avec moi : vous verrez ce qui vous arrivera.
Le Président a sauté sur ses petits pieds, mais pas bien haut.
-Sérieusement ? Vous accepteriez que je brocante avec vous ?
-Puisque je vous invite.
C'est ainsi que chaque semaine, le jeudi, le Président est allé brocanter
avec Fignon, comme d'autres Présidents chassent dans la Forêt de
Fontainebleau.
22.Fignon et Luc Sec, le peintre.
Luc Sec, le peintre, son attirail de peintre, un carton avec de grandes
toiles, un deuxième pliant, à côté de lui, était assis sur un premier pliant et
guettait, en bas de la décharge.
Est descendu la décharge Fignon, bottes aux pieds, gants aux mains,
portant dans la main droite son crochet, dans la main gauche, un store.
Luc Sec, qui ne l'avait encore jamais vu lavé, l'apercevant, stupéfait, l'a
contemplé :
153
-C'est vous ou pas vous ?
Fignon, immobile, s'est laissé examiner. Luc Sec fait un premier tour
autour de Fignon..
-Hier la sombre reine de la nuit, aujourd'hui l'astre étincelant du jour.
Il fait un deuxième tour dans l'autre sens.
-De l'affreux dragon rampant, la pointe de la lance enfoncée dans la
mâchoire, à l'autre bout de la lance, au Saint Georges triomphant,
comment avez-vous pu faire un tel saut ?
Puis il a fait un deuxième premier tour dans le premier sens.
-De l'homme préhistorique, vêtu de peaux de bêtes, grelottant dans sa
grotte de la Haute Vézère, dévorant une cuisse de mammouth crue, à
l'homme civilisé, en chemisette, sur une terrasse de Palavas-les-Flots,
sirotant une bière pression, comment avez-vous pu, en un clic, franchir
tant de millions d'années ?
Puis il a fait un deuxième deuxième tour dans le deuxième sens.
-De la sale patate terreuse au fond de la cave, à cette pomme de terre
dorée dans la poële, comment avez-vous fait pour vous éplucher, vous
cuire, vous dorer, et faire un si joli plat?
Puis il a fait un troisième premier tour dans le premier sens.
-Pour passer du torchon répugnant qui salissait les mains, à ce linge d'une
blancheur immaculée, vous vous êtes passé dans la lessive ?..
Luc Sec approche un doigt de la joue de Fignon, la touche :
-C'est artificiel ?
Luc Sec s'est écarté de Fignon, l'a contemplé de loin.
-J'avais peint votre cathédrale de Reims dans le froid et le gris de votre
sale aube. A présent, je peindrai votre cathédrale de Reims, dans la
chaleur et la splendeur de votre glorieux midi.
Fignon l'a interrompu :
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-C'est fini ?Vous avez fini de me fatiguer avec vos salades ? a dit Fignon.
Vous vous êtes adapté aux nouvelles conditions climatiques ?
Fignon est allé prendre le deuxième pliant, s'est assis.
-A partir d'aujourd'hui, a dit Fignon, je ne me fie plus au hasard. C'est le
hasard qui se fiera en moi.
Il a montré le store.
-J'ai trouvé un deuxième store, semblable au premier, ça devait être la
paire. Seulement, celui-là, (il le tourne et le retourne) n'a aucune valeur.
Des deux côtés, en effet, il était tout blanc.
Des yeux, Luc Sec a interrogé Fignon.
-S'il n'a pas de valeur, a dit Fignon, on va lui en donner.
Luc Sec s'est inquiété :
-Vous voulez qu'on va faire exprès de manquer de papier de toilette ?
-Loin de moi. Mon cher peintre, cette fois, l'Art va prendre le relais de la
Nature.
*
Fignon est allé à l'attirail de peintre de Luc Sec, a déplié le chevalet, l'a
dressé son dos en face, y a déposé le store. Il a saisi la palette, une brosse,
les a tendus à Luc Sec, l'a conduit derrière le store..
-Mon cher peintre, a dit Fignon, vous allez être génial.
Il lui a ébouriffé les cheveux, de sa poche a sorti un anneau de rideau, dont
il a pincé une oreille de Luc Sec, a pressé d'un tube de vert un ver vert, y a
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touché la brosse, et de ce ver vert a peint une mèche de cheveu de Luc Sec,
a déboutonné les trois boutons de sa chemise noire.
Fignon a contemplé Luc Sec.
-Voilà. Vous êtes génial.
Il lui a indiqué la place derrière le chevalet.
-Posez, s'il vous plaît.
Luc Sec s'est posé derrière le chevalet.
Fignon lui a dit :
-Inspirez, soufflez. Inspirez, soufflez. Inspirez, soufflez.
Ce qu'a fait Luc Sec.
-Bien. Maintenant, inspirez à bloc, retenez votre inspiration.
Ce qu'a fait Luc Sec.
-Inspiré, en délire de peintre, en fureur d'art, en action-painting, en trois
coups de cuillère à popotin. jetez-moi sur cette toile un magnidique trou
du cul, . ...J'attends.
Luc Sec, désemparé, a ouvert ses deux bras, comme impuissant,
a longuement réfléchi, à Fignon qui l'espionnait d'un œil, a levé un doigt
comme s'il avait trouvé.
Il a posé palette et brosse, est allé au carton qui contenait des toiles, l'a
ouvert, en a sorti un tableau, où était peint le trou du cul le plus beau, le
plus vrai, le plus figuratif qui ait jamais été peint, depuis que, dans la
grotte Chauvet, les premiers artistes néanderthaliens ont peint les
premières fresques.
*
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-Mon Dieu, a dit Fignon. Quel beau trou du cul...... ..C'est le plus beau trou
du cul peint, que j'ai vu, surtout que de trou du cul peint, j'en ai jamais
vu. .. C'est peint avec le même art parfait dont Titien a peint les gants de
l'Homme aux gants... ...Comme c'est léché.. ..(Il le regarde d'un peu
loin) .. ..C'est chié.
Luc Sec a commenté.
-J'ai voulu faire le portrait de M . Tannant.
Fignon le contemple.
-Comme c'est ressemblant.
En critique averti, Fignon a doctement commenté :
-Ce dont je raffole dans ce tableau, c'est que, si on ne dit pas que c'est un
trou du cul, et si l'on remarque, de chaque côté du point noir, comme deux
nouveaux mondes, on dit qu'il a l'air abstrait.
Doctement commentant, il a ajouté, en critique averti :
-Et en même temps, si on dit que c'est un trou du cul, et si l'on remarque
de chaque côté du trou du cul, les deux fesses splendides, on dit que c'est
la plus belle figure du monde.
Fignon a conclu :
-Savez-vous quoi, Luc Sec ? Par cette œuvre, vous allez révolutionner
l'art : au lieu de passer de l'art figuratif à l'art abstrait comme on a fait il y
a 100 ans, vous aller passer de l'art abstrait à l'art figuratif. Avec vous, va
naître dans les Arts une Deuxième Renaissance...Dans les bras, génie du
siècle.
Fignon est allé vers Luc Sec, l'a embrassé.
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23. Fignon et Luc Sec retrouvent M. Tannant, le
milliardaire, créateur du Musée d'Art
Contemporain.
Fignon a pointé son doigt vers l'entrée du port :
-Voyez-vous ce que je vois ? Le yacht de M. Tannant, le milliardaire,
créateur du Musée d'Art Contemporain entre au port... … Disparaissez.
Luc Sec a disparu.
Fignon est descendu au Marché à la Brocante, s'est placé à sa place, dans
le cul de sac des arcades de la Gare Maritime désaffectée, a posé la toile
contre un pilier, et il est allé bavarder avec un brocanteur dont l'étal était
proche du sien.
Au bout d'un moment, M. Tannant est arrivé au Marché à la Brocante.
*
M.Tannant a fait le tour des premiers étals, tout en jetant les yeux de tous
les côtés, comme il faisait d'ordinaire. Puis il a vu Fignon, son tableau
adossé au pilier A la hâte, il est allé droit à Fignon, qui lui tournait le dos.
Dans son dos, timidement, M. Tannant l'a interpellé :
-Monsieur Fignon, s'il vous plaît.
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Fignon a eu l'air de ne pas l'entendre.
-Monsieur Fignon, je vous prie.
Fignon a re-eu l'air de ne pas le ré-entendre.
-Monsieur Fignon, je suis Monsieur Tannant.
Fignon s'est tourné, le sourcil froncé, agacé :
-Tannant, qui c'est ?
Fignon a fait semblant de le reconnaître, Ah Tannant, s'est tourné vers lui,
lui tendant deux doigts :
-Bonjour, lui a dit M. Tannant.
Tannant, d'une main légère, a montré à Fignon Fignon :
-Eh bien, la prospérité a fait son entrée dans la maison. Vous réussissez
dans le commerce des œuvres d'art. Vous êtes certainement assiégé de
galéristes.. ..Vous rappelez-vous de moi ? J'ai été celui qui vous a acheté le
premier tableau.
-Peut-être, a dit Fignon.
-C'est certain. Rappelez-vous, vous m'aviez promis que vous me
réserveriez la totalité de la production de votre génial peintre anonyme.
(Il lui a montré le tableau)
Fignon a fait la grimace
-Depuis le temps, à la Bourse des Arts, sa cote a bien monté.
M. Tannant a dit doucement :
-Votre prix sera le mien.
Fignon lui a demandé, sceptique :
-Mon vrai prix sera le vrai vôtre ?
-Votre vrai prix sera le vrai vôtre.
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Fignon est allé vers la table du commissaire-priseur, a écrit sur un bout de
papier une somme. M. Tannant a sorti son chèquier, a recopié sur le
chèque.
L'échange s'est fait : chèque contre tableau, tableau contre chèque.
-Il est à moi ? a questionné M. Tannant.
-Il est à vous.
Tannant a contemplé le tableau, a dit :
-Dites m'en plus.
Fignon a doctement commenté en critique averti :
-C'est la peinture du fondement de l'homme.
Tannant a admiré Ah.
En critique averti a doctement commenté Fignon :
-C'est un trou noir, et ce trou noir est d'une telle gravité, qu'il attire tout
autour de lui, jusqu'à la lumière même.
Tannant a admiré Ah.
(montrant la toile) Entre nous,a dit Fignon, pensant à vous, le peintre a
fait votre portrait.
Tannant, joignant les mains :
-Il m'a fait cet honneur. ... ..Pensez-vous que je puisse mettre pour titre :
Portrait de M. Tannant ?
-Vous ferez honneur au tableau, et le tableau vous fera honneur.
-J'aimerais que vous exprimiez au peintre toute ma gratitude.
-Je l'exprimerai.
-Promettez-moi, que vous me réserverez la totalité de sa production.
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(Fignon a froncé le sourcil) Au prix du jour.
-Je vous le promets.
Ils se sont salués. M.Tannant est allé, contemplant le tableau.
-Pourquoi un tel tableau m'interpelle ?..
-Pourquoi je sens si bien que c'est mon portrait ?
-Pourquoi je me sens avec lui de telles affinités ?
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