Jacques Vergès nous a quittés* - carbon de seze : avocat a la cour
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Jacques Vergès nous a quittés* - carbon de seze : avocat a la cour
In Memoriam Jacques Vergès nous a quittés* 5 mars 1924 - 15 août 2013 Chacun sait que l'enthousiasme pour la vie qu'avait Jacques Vergès l'incitait à avoir de nombreux projets, parmi ceux qui lui tenaient le plus à cœur, il devait se marier en octobre 2013 avec Madame la Marquise Marie-Christine de Solages. Comptant de nombreux amis parmi les avocats, les témoins choisis étaient Mériem Vergès, Roland Dumas et Carbon de Sèze. Dans cette édition, nous rendons à nouveau hommage à sa mémoire et publions des photos inédites provenant de la collection personnelle de celle que le défunt souhaitait épouser, en marge des émouvants articles signés par André Coriolis et Thierry Lévy. Jean-René Tancrède Pourquoi l’aimez-vous ? Je réponds citant Montaigne parlant de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » haque accusé, peu importe « la faute commise », brigandage, acte de terrorisme ou meurtre, a droit à l’assistance d’un conseil. L’acte de barbarie consisterait précisément à priver d’une défense digne de ce nom l’auteur de telles infractions. L’avocat du « diable admiré par les cons », activiste de la fausse défense pour les autres, entre dans l’histoire(1). Dans son dernier livre paru en février dernier que rien ne résume mieux que son titre «De mon propre aveu»(2), il présentait sa fin prochaine dans le dernier chapitre intitulé « L’inconnue », il dit: « Jusqu’à il y a peu, à chaque départ, correspondait une destination connue, dûment cartographiée. De sorte que je pouvais m’équiper en conséquence : vêtements légers quand j’allais sous les tropiques, lainage quand je remontais vers le Nord. Cette fois-ci, j’ignore tout du pays qui m’est réservé. Je dépends entièrement de ma mort ; à elle de prendre soin de moi et d’être un guide sûr. De même jusqu’à présent, à chaque départ correspondait un retour. J’abandonnais les choses en l’état afin de les retrouver telles que je les avais laissées, le livre de chevet entrouvert sur la page lue et relue. Mais demain, mon voyage sera sans retour, aller simple. Laissant ma vie derrière moi, je la couvrirai d’un voile afin de la protéger de la poussière comme en prévision d’une longue absence. Vais-je prendre le dernier métro comme autrefois, assis sur l’avant-dernière banquette du dernier wagon, le dos tourné à la marche pour échapper aux recherches ? La mort va-t-elle s’asseoir en face de moi et me désigner du doigt en disant “C’est ton tour !” ? À dire vrai, elle revient sans cesse hanter mes songes. Ce matin encore, comme je rêvais, déambulant mollement dans un magasin d’objets funéraires, une main s’est posée en douceur sur mon épaule : - Lequel choisis-tu ? me demanda l’inconnue. - Celle-ci, lui dis-je en lui montrant un lot de gisants à deux places. - Moi aussi, approuva la voix. Hier, une jeune femme m’a offert des fleurs aux couleurs passées, comme extraites d’une veille peinture, violine, mauve, amarante. “C’est pour ton anniversaire”, me glissa-t-elle. Je lui fis remarquer que ce n’était pas mon anniversaire. “C’est l’anniversaire de ta mort qui vient”, rétorqua-t-elle, et elle rit, un rire sans fin comme les trilles d’un oiseau éperdu d’amour. Photo © Marie-Christine de Solages C Avant-hier, au petit matin –le meilleur moment pour rêver–, elle m’est apparue, me fixant des yeux comme pour m’interroger. Je humai son parfum de santal. Alors, écartant les jambes, elle ouvrit pour moi la porte des mystères ». L’auteur de l’excellente préface de son dernier livre dit : « L’inconnue qui le clôture, c’est la visiteuse qui vient au soir de la vie réclamer son dû. « De la splendeur du vrai » peut se lire comme une apologie du métier d’avocat et une méditation sur l’art judiciaire dont un serial plaideur monté au Théâtre de La Madeleine et interprété par l’auteur serait la version théâtrale. » Avocat(3), une carrière au service des accusés, quels qu’ils soient, non pour les absoudre mais pour les comprendre. Avocat, oui, mais également homme de lettres, philosophe, journaliste, historien, qu’il est difficile, en raison de leur richesse, de résumer. Les ouvrages sont le témoignage d’une culture universelle, encyclopédique, d’un esprit libre et engagé(4), pourvoyeur de la pensée unique, un danger dans la liberté d’expression. Il l’exprime magistralement dans son livre « Suicide de la France », écrit de concert avec Bernard Debré, l’un des fils de Michel, le Premier Ministre du général de Gaulle(5). Au journaliste Éric Branca, ils répondent sur la pensée unique : « Nous avons le corset Maastricht, le corset du marché unique et le corset de la monnaie unique. Bientôt celui de l’armée européenne unique. Il est assez logique que nous subissions le corset de la pensée unique. Mais, après tout, vous dites ce que vous dites sans qu’on vous empêche ! Pensez-vous sérieusement que la liberté d’expression soit en danger en France?»Ils répondent de concert : oui (p. 184). Homme de droit et homme de lettres, il voit une parenté formelle de l’œuvre judiciaire à l’œuvre littéraire. Un dossier de justice, dit-il, est toujours le résumé d’un roman d’Antigone, une tragédie en forme de procès aux procès de Jeanne d’Arc, un procès en forme de tragédie de Calas, au procès de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert dont il qualifie les réquisitions du Procureur de la République Pinard de «sentinelle du conformisme». Combien d’autres sont l’objet de ces critiques, assassinés parmi eux : Violette Nozières dont le père était un père incestueux ? Plus révélateur de sa pensée, de cet avocat héraut Les Annonces de la Seine - jeudi 19 septembre 2013 - numéro 53 11 In Memoriam des guerres, de la colonisation, du concept du procès de rupture, un procès qui ne relève pas de celui du quotidien qu’il évoque et analyse sous le titre « Les avocats du FLN ou le rire du bretteur » : « Le concept du procès de rupture a été forgé pendant la bataille d’Alger en 1957. Tous les avocats algériens ayant été arrêtés, la défense des prisonniers du Front de libération nationale (F.L.N) a échu à des avocats venus de France. Eux aussi, comme l’avocat d’Ernest von Salomon, étaient désireux de nouer un dialogue avec les juges des Tribunaux militaires sans se douter qu’un tel dialogue était pour les mêmes raisons impossible, les valeurs des uns et des autres étant aux antipodes. Pour le Juge militaire, l’accusé était un citoyen français. Il avait pour penser cela, d’e xcellentes raisons, au premier rang desquels la Constitution française, qui faisant de l’Algérie trois départements français, sans compter l’Organisation des Nations unies (O.N.U) qui reconnaissait le caractère éminemment français de l’Algérie. Par conséquent, le FLN ne pouvait être, non une organisation de résistance, mais une association de malfaiteurs. Il en découlait que l’attentat perpétré par l’accusé s’apparentait à un crime et faisait de son auteur un criminel. Élémentaire… Dès lors, aucun dialogue n’était possible. Nous avions à la place deux monologues voués à ne jamais se rencontrer. Du coup, l’accusé encourait la peine suprême, car sincère et intraitable, il apparaissait comme l’ennemi irréductible d’un ordre public absurde ». Cette quête de Jacques Vergès d’une justice et d’une défense idéale, ignorant les erreurs judiciaires, dans sa recherche de comprendre les comportements des hommes, leur raison de leur crime, s’est interrogée sur les rapprochements entre la déontologie du prêtre et celle de l’avocat, d’où le livre du dialogue entre « l’avocat du diable et l’avocat de Dieu(6)» de Jacques Vergès et du Père de La Morandais qui a présidé la célébration de ses obsèques. La réponse de Monsieur de La Morandais : « Je peux rassurer en disant que pour l’avocat, son honneur est d’être un artisan de paix ». Réponse de Jacques Vergès : « La parole de l’avocat n’est pas une parole d’amour mais une parole de paix (7)». Le prêtre comme l’avocat cherche à comprendre, l’interroge, le confesse en tête à tête. L’avocat également, a cette supériorité sur le Juge qui ne peut s’adresser au prévenu qu’en présence d’un greffier. À l’occasion d’une rentrée du jeune barreau de Pontoise il y a quatre ans environ, Jacques Vergès comparaissait comme témoin et l’a magnifiquement exposé. Il en fit de même à la rentrée du jeune barreau de Bobigny en 2005. Résumer l’œuvre de Jacques Vergès, ses neuf vies, exigerait un livre, sans oublier ses procès les plus célèbres pour ne citer que Carlos, Barbie, Omar m’a tuer, Caseta... Avant de clôturer ce trop long propos, pardonnezmoi, c’est mon cœur qui parle en rappelant qu’il fut aussi un historien, un politique. Ses livres : « Justice pour le peuple serbe », « Le suicide de la France », « Sarkozy sous BHL », « Pour en finir avec Ponce Pilate(8)» en témoignent. Dans l’un (« Pour en finir avec Ponce Pilate »), en relation avec le procès Barbie, un procès truqué faute d’avoir recherché qui avait dénoncé Jean Moulin à Barbie, dans le chapitre « La marche vers l’abîme », il s’en explique : Une explication, un nom que nous avait révélé “Porthos” en présence du juge d’instruction de l’affaire Barbie sur renvoi de cassation. 12 Encore un point final sur Jacques Vergès et l’institution judiciaire. Son livre « Dictionnaire amoureux de la justice » est son œuvre majeure. Monsieur Serge Petit, avocat général près la Cour de cassation, dans la Gazette du Palais(9), en relève les traits essentiels que l’on ne peut que partager : « Justice bien-aimée ou Un abécédaire du crime et de la vie. L’auteur de ce « Dictionnaire amoureux de la justice » est-il lui-même un artiste judiciaire puisant sa lucidité dans la tentation du crime qu’il décrit dès les premières pages ? Dans un style à couper le souffle, il récite l’alphabet à l’aide des mots interdits de la justice. L’Amour d’abord, qui côtoie le crime, la mort et les prétoires. Il est présent au fond des geôles. La Jalousie n’est pas un sentiment qu’on emprisonne. L’Amour qu’on ne place pas sous sauvegarde de justice. L’Amour des causes indéfendables, c’est celui de Jacques Vergès qui s’élève contre la confusion entre impunité et morale. L’amour qui peut provoquer des “carnages de bonheur”. Foisonnement de références littéraires et historiques, de Maurras à Thorez, de Shakespeare à Kundera, de Dostoïevski à Jeanne d’Arc. Voici pour la lettre B, B comme Beauté et comme Bûcher. Et l’on apprend que Stendhal a rencontré les personnages de son roman “Le rouge et le noir” dans la Gazette des Tribunaux. On s’étonne ainsi que l’art, fût-il judiciaire, peut jeter un pont entre le crime et la beauté. Justice de “Connivence”, Dignité de la justice. C’est l’agonie de Maître Pierre dont la faiblesse invincible est de croire en la justice. Un véritable recueil de confidences, une éphéméride du malheur, un recueil encyclopédique qui ne peut laisser indifférent ceux qui seraient tentés de pardonner la banalité des “Erreurs judiciaires”. Un notable tué par la justice avant jugement. Fragilité du témoignage, aveux inexplicables, intime conviction des juges, oracle de l’expertise. De l’affaire Besnard au procès de Christian Ranucci, le lecteur cheminera dans les méandres de la recherche de la vérité. “Le vrai n’est pas plaidable s’il n’est vraisemblable” lance l’auteur. L’erreur judiciaire obéit à la loi de proximité qui désigne le coupable. Quand vous verrez un cadavre, prenez le large ! … Et si l’état de “Nécessité” effrayait les juges ? Eux qui pensent que les lois sont éternelles. Trouble à l’Ordre public, Opportunité des poursuites, Passion de défendre ! L’auteur rend un hommage appuyé à Jacques Isorni, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Paul Baudet et à Albert Naud, dont le titre de l’ouvrage testament “Les défendre tous” devrait être la devise de tout avocat. De l’ombre à la lumière, du roman au procès, la certitude n’a pas sa place, la respiration de la vie d’épouse sa buée. Comment douter de la sincérité du propos ? La question ne se pose pas. Elle ne sera pas posée car elle gêne la défense. Défense de rupture pour un procès de rupture. L’accusation est conservatrice par principe. Elle ne prête pas sa voix à ceux qui nient ouvertement la loi et ne contestent l’ordre établi que dans des circonstances exceptionnelles. Celles du procès de rupture, qu’il soit de droit commun ou politique. Celles, étranges, où c’e st l’accusé qui réclame le Respect de la loi. Défilent alors Louis XVI, les incendiaires du Reichstag, Socrate, le FLN, la Raison d’État. La justice est rendue au forceps quand la marche organisée, processuelle, n’est plus de connivence. L’artiste se retire, la cause est entendue, le cher maître à l’allure juvénile nous laisse à déguster une œuvre sincère et aboutie dans laquelle se dissimulent de façon imperceptible espoir et optimisme. Qui d’autre que cet amoureux de la vie pouvait donner à la justice un dictionnaire du même non ? » Infaillibilité, révision, cruauté du duel judiciaire, trouble à l’ordre public. Cet ouvrage est le fil d’Ariane de sa pensée sur la justice(10), de celui, selon le titre du livre, d’Albert Naud qu’il admire, « Les défendre tous ». L’avocat Nous avons pensé que pour définir Jacques Vergès, l’avocat tel qu’il est ou devait être dans un palais où la fraternité est la règle, que celle-ci ne connait pas de frontière quelles que soient les opinions, les convictions politiques ou religieuses de l’avocat, le discours prononcé par lui le 28 novembre 2005(11), à la remise de l’épée d’académicien à l’Ordre par sa famille en est l’illustration. Souhaitons que cet esprit y demeure, que les avocats ne suivent pas l’exemple du Parlement de la Ve République composé des bons et des méchants, majorité et opposition. Le diable les sépare : ni communication, ni amitié, ni convivialité possible entre eux ne sont permises. Le Palais doit maintenir cette confraternité dont l’exemple est celle ayant existé entre Jacques Vergès, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Jean-Marc Varaut et le regretté Tiénot Grumbach, décédé également en août, et l’amitié qui le liait à André Damien. Allocution de Jacques Vergès Jean-Marc était Action française, il était l’avocat des militants de l’Algérie française. J’étais membre du PC et je défendais les militants du FLN. Et nous étions amis. Notre qualité d’avocat nous avait donné le sens de la complexité des hommes et des événements… … Quand certains au Palais ont signé une pétition demandant au Garde des Sceaux de faire engager des poursuites contre mes amis et moi, Jean-Marc avait refusé de signer cette infamie, tout comme Jean-Louis Tixier, Isorni, Biaggi et quelques autres. … Quand, après avoir fait abattre mon confrère Ould Aoudia, le gouvernement de l’époque me fit traduire devant le Conseil de l’Ordre, Isorni et Liste des ouvrages de Jacques Vergès ● De mon propre aveu, La Table ronde, 2004 ; Presses de la Renaissance, 2001 ; Éditions PGDR, 2013 ; ● Justice pour le peuple serbe, ● J’ai plus de souvenirs que si j’avais ● Sarkozy sous BHL L’Âge d’homme, 2003 ; (avec Roland Dumas), Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; ● Journal, La passion de la défense, Éditions du Rocher, 2008 ; ● Que mes guerres étaient belles !, Éditions du Rocher, 2007 ; ● Malheur aux pauvres, Plon, 2006 ; ● La démocratie à visage obscène, ● Le suicide de la France, Olbia, 2002 ; ● L’apartheid judiciaire ou le TPI, arme de guerre, (avec Pierre-Marie Gallois), L’Âge d’homme, 2002 ; ● Dictionnaire amoureux de la justice, Plon, 2002 ; ● Avocat du diable, avocat de Dieu (avec Alain de La Morandais), mille ans, La Table ronde, 1998 ; ● Omar m’a tuer : histoire d’un crime, Michel Lafon, 1994 ; ● Le salaud lumineux : entretien (avec Jean-Louis Remilleux), Michel Lafon, 1990 ; ● Beauté du crime, Plon, 1988 ; ● De la stratégie judiciaire, Minuit, 1981. Les Annonces de la Seine - jeudi 19 septembre 2013 - numéro 53 In Memoriam Jean-Marc tinrent publiquement, eux aussi, à me manifester leur solidarité. Je fus suspendu un an. Un an plus tard, Isorni était suspendu trois ans. Il ne fut pas surpris, il l’avait annoncé : nous paierons le précédent Vergès au triple. Plus tard, inscrit au barreau d’Alger, j’eu à intervenir au Palais. Jean-Marc tint à me prêter sa robe. Cette amitié entre adversaires surprend les esprits médiocres, sectateurs de la pensée unique. Un soir, un Premier Ministre fut invité à la Berryer. Jean-Marc et moi étions prévus comme orateurs. Le discours de Jean-Marc avait particulièrement déplu à l’éminent invité. Il lui reprocha la longueur de son texte. Quand vint mon tour de prendre la parole, passant devant Jean-Marc, je lui serrai la main. Monsieur le Premier Ministre y vit le signe d’un complot : seule une volonté maligne pouvait expliquer que deux adversaires à la barre puissent se serrer la main. Du coup, invoquant l’heure tardive, celle du dernier métro (!), il demanda que la séance fût levée. Monsieur le Bâtonnier Stasi dût intervenir pour qu’il se rassoit et me subisse. La pensée unique et sa police avaient, ce soir-là, connu un échec. Ami des Algériens, j’avais, comme citoyen, peu de sympathie pour Monsieur Papon, mais je fus heureux et fier pour la profession, quand Jean-Marc accepta de le défendre, de prendre selon les vers de Rimbaud, « le sanglot des infâmes et la clameur des maudits ». Car il n’y a pas, comme le répètent Tartuffe et Monsieur Prud’homme, d’accusé indéfendable, sauf dans les pays totalitaires, et je dirais même que plus il est éloigné de nous, plus notre concours a du mérite. C’est l’e xemple que Berryer nous donne : légitimiste, il défend le maréchal Ney sous Louis XVIII et le prince Louis Napoléon sous Louis Philippe. Combien de fois a-t-il dû entendre lui aussi cette phrase pire qu’imbécile : « Il a le droit d’être défendu, mais pas par vous ». Le Larousse du 19e siècle dit de lui : « Ce mélange de principes légitimistes et de comportement libéral, tout en donnant une originalité très piquante à sa physionomie, ne fut pas sans causer quelques embarras à ses amis ». Mais cela ne l’empêchait d’avoir ses idées propres, de manifester sa sympathie à la duchesse de Berry, ce qui lui vaudra une poursuite pour atteinte à la sûreté de l’État et une incarcération à Blois. Et quand le prince Napoléon devint NapoléonIII, Berryer sut repousser ses offres, pensant, à juste titre, que faire de la prison pour ses idées était plus honorable que de devenir favori du prince contre ses idées. Nous ne sommes pas obligés d’accepter une cause. C’est là un grand privilège. Mais quand nous disons oui au client, sa confiance nous oblige à le défendre par toutes les voies de droit, dut-on déplaire au Prince et à sa Cour. Mais nous n’avons pas à nous identifier à lui, ce serait nous asseoir à ses côtés quand notre présence est devant. C’est là que certains ne comprennent pas. Quand, à un procès, des confrères lui ont refusé sa main tendue, Jean-Marc qui était un tendre, en a beaucoup souffert. - Tu as de la chance, me dit-il. Comme Beethoven, cela t’épargne d’entendre des insanités. Pourquoi veux-tu que notre profession soit la seule à n’avoir pas ses déviants? Quand des prêtres ont des enfants et n’ont plus la foi, quand des démocrates ne cachent même plus leur mépris du peuple, pourquoi n‘y aurait-il pas des gens pour penser que leur vocation n’est pas la défense mais la vengeance, que leur rôle n’est pas d’affronter l’accusation mais de trotter devant elle comme un équipage devant un cocher… La noblesse des rapports confraternels semble parfois en perdition. Les couards nous reprochent de manquer de délicatesse. Mais tant qu’il y aura des confrères comme JeanMarc, l’espoir demeure d’une renaissance. À ses funérailles à Saint-Eustache, cet espoir me gonflait le cœur en voyant pleurer ses jeunes collaborateurs et Jean-Marc dut sourire quand il a vu Monsieur Jean-Marie Le Pen et notre confrère Roland Dumas se donner le baiser de la paix(12). Récemment à Alger, à la journée de l’avocat, célébrant le sacrifice des avocats assassinés pour avoir accompli leur devoir de défense pendant la guerre, je fus heureux d’entendre de la bouche du responsable de la défense du FLN, cet hommage rendu à Isorni et à Tixier : « C’étaient nos ennemis, c’étaient nos adversaires à la barre, mais c’étaient de vrais avocats. » Il n’y a aucune raison pour que cette noblesse des rapports humains ne règne pas aussi dans ce palais, le nôtre. … Cher Jean-Marc, tu es une lumière dans ton tombeau. Grâce à toi, notre barreau demeure ce qu’il a été, celui de Malesherbes et de Sèze face à la Convention de Gambetta défenseur de Delescluze, futur dirigeant de la Commune face à NapoléonIII, de Labori défenseur de Dreyfus, de Lafarge, Mellor et autres, défenseurs des Juifs et des communistes devant les sections spéciales, d’Isorni défendant Pétain, de Tixier face aux cours de justice, d’Ould Aoudia devant les TPFA, celui de Jean-Marc Varaut avocat français. André Coriolis 1. Décédé dans la nuit du 15 au 16 août. Ses obsèques ont été célébrées en l’église Saint-Thomas d’Aquin le mardi 20 août, voir Annonces de la Seine du 22 août 2013 et l’admirable message d’adieu de la marquise Marie-Christine de Solages. 2. Préface remarquable de livre par François Bousquet. 3. Avocat au Barreau de Paris (1955-1962), avocat au Barreau d’Alger (1961-1979), avocat au Barreau de Paris (1979-2013), Premier secrétaire de la Conférence sous le bâtonnat du Bâtonnier René William-Thorp (1956-1957), promotion F. Sarda. Thème de son discours : « La réunion en anthologie d’écrits licencieux empruntés à des auteurs connus et qui n’avaient pas été poursuivis pour outrages aux bonnes mœurs, tombe-t-elle sous le coup des dispositions de la loi qui réprime les outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre ? ». 4. Voir leur liste dans l’encadré page 12. 5. Esprit ouvert, sans ressentiment, son père avait saisi le conseil de l’Ordre du Barreau de Paris en vue d’une sanction disciplinaire. 6. Avocat du diable, avocat de Dieu, éditions de La Renaissance, 2001. 7. Dans un Barreau du Nord, une avocate de 35 ans est dominicaine (ordre fondé par Saint Dominique). 8. Éditions Le Pré aux Clercs, 1983. 9. Gazette du Palais, 18 janvier 2003. 10. Édition Robert Laffont, 1973. 11. Ce discours, à notre connaissance, n’a pas été publié. 12. Les deux derniers orateurs du Parlement. Jacques Vergès n'était pas de ceux dont la mort fait taire les critiques armi ses ennemis, nombreux, certains auraient sans doute aimé qu'il mourût de façon moins naturelle. Derrière ses lunettes rondes, son cigare et son sourire, trois attributs devenus inséparables de sa personne, l'homme avançait masqué et pratiquait avec une déconcertante application l'art de déplaire. Fasciné par les jeux de l'esprit, il s'était créé un personnage de stratège contre lequel la rumeur, alimentée par ses silences, s'acharnait. Cependant, son courage, la seule qualité que ses adversaires ne refusèrent jamais de lui reconnaître, ne se démentait pas. Il lui en avait fallu pour défendre les nationalistes P algériens que le gouvernement français de l'époque, la presse et la majorité de l'opinion traitaient en terroristes. Il lui en faudrait encore dans les procès à venir quand les crimes livrés aux juges qu'il se préparait à affronter provoquaient la révolte de la conscience universelle. La force qu'il déployait si généreusement et qui le faisait craindre trouvait son origine dans une conviction formée sur le caillou de l'empire colonial où il avait grandi. L'esclave libéré de ses chaînes ne remplirait pas tous ses devoirs s'il se contentait de marcher la tête haute sans exiger de ses anciens maîtres qu'ils prennent conscience de leurs fautes mais surtout de leurs faiblesses. Cette pensée suffirait à expliquer qu'il ait nié le droit de l'occupant français de rendre la justice sur la terre algérienne. Encore était-il nécessaire qu'il donnât à ce refus viscéral une armature théorique. C'est ce qu'il fit en opposant la défense de rupture à la défense de connivence. Sans ignorer que la distinction était impraticable de manière absolue, il mettait ainsi en évidence la dimension forcément politique du cérémonial judiciaire lorsque la culpabilité de l'accusé est certaine et les faits d'une telle gravité qu'il semble n'y avoir aucune circonstance atténuante. Dans ce cas, il eut l'intelligence de le comprendre, compter sur la bienveillance du juge est vain et la tentation de la connivence inconvenante. Surtout, il sut voir que dans le procès jugé d'avance, dans ce qu'il est d'usage d'appeler une cause perdue, le juge le plus sensible aux pressions extérieures n'en est pas moins mal à l'aise. Dès lors qu'il ne dispose d'aucune marge de manœuvre, d'aucune liberté d'appréciation, il ne peut que s'interroger sur sa légitimité. C'est dans cette brèche que Vergès s'engouffre. Le défenseur se fait accusateur. Qui t'a fait juge demande-t-il au préteur ? D'où tiens-tu ton pouvoir de juger? Peux-tu m'en dire le fondement moral ? Aussitôt, ces questions soulèvent un tollé contre l'insolent avocat. Même ses confrères dénoncent son arrogance, l'inefficacité de sa démarche et son insupportable vanité. Pourtant, il persiste car il sait, lui, que le juge s'est aperçu qu'il restait quelque chose à dire et, mieux encore, quelque chose à penser. Quant à l'accusé, soulagé ne fût-ce qu'un peu du poids de la haine, lavé de la saleté des crachats, il relève la tête. Au-delà de l'enceinte judiciaire, on découvre qu'en détournant la foudre sur lui Vergès a répondu à une violente attente que personne n'avait osé exprimer. Alors, l'ironie gravée sur son visage prend une autre signification. Elle cesse d'irriter car elle apparaît joyeuse, elle a la gaieté d'un renouveau du savoir et la légèreté d'un oiseau de la nuit. Cette ironie dont il ne se départissait pas était aussi la preuve que, connaissant et acceptant la mort en lui, il n'avait pas à redouter ses ennemis, étant en paix avec le plus puissant d'entre eux, soi-même. Tels ces princes de la Renaissance qui ornaient de leurs richesses les lieux d'une religion qu'ils ne pratiquaient pas, Jacques Vergès ne s'est pas trompé en choisissant le vieux rituel de l'église pour demander à ses amis reconnaissants de le regarder partir en souriant. 2013-656 Thierry Lévy * Voir également Les Annonces de la Seine du 22 août 2013 page 31 Les Annonces de la Seine - jeudi 19 septembre 2013 - numéro 53 13