Jacques Vergès nous a quittés* - carbon de seze : avocat a la cour

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Jacques Vergès nous a quittés* - carbon de seze : avocat a la cour
In Memoriam
Jacques Vergès nous a quittés*
5 mars 1924 - 15 août 2013
Chacun sait que l'enthousiasme pour la vie qu'avait Jacques Vergès l'incitait à avoir de nombreux projets, parmi ceux qui lui tenaient
le plus à cœur, il devait se marier en octobre 2013 avec Madame la Marquise Marie-Christine de Solages. Comptant de nombreux
amis parmi les avocats, les témoins choisis étaient Mériem Vergès, Roland Dumas et Carbon de Sèze. Dans cette édition, nous
rendons à nouveau hommage à sa mémoire et publions des photos inédites provenant de la collection personnelle de celle que le
défunt souhaitait épouser, en marge des émouvants articles signés par André Coriolis et Thierry Lévy.
Jean-René Tancrède
Pourquoi l’aimez-vous ?
Je réponds citant Montaigne
parlant de La Boétie :
« Parce que c’était lui,
parce que c’était moi »
haque accusé, peu importe « la faute
commise », brigandage, acte de terrorisme
ou meurtre, a droit à l’assistance d’un conseil.
L’acte de barbarie consisterait précisément à priver
d’une défense digne de ce nom l’auteur de telles
infractions.
L’avocat du « diable admiré par les cons », activiste
de la fausse défense pour les autres, entre dans
l’histoire(1). Dans son dernier livre paru en février
dernier que rien ne résume mieux que son titre
«De mon propre aveu»(2), il présentait sa fin prochaine
dans le dernier chapitre intitulé « L’inconnue », il dit:
« Jusqu’à il y a peu, à chaque départ, correspondait
une destination connue, dûment cartographiée.
De sorte que je pouvais m’équiper en conséquence :
vêtements légers quand j’allais sous les tropiques, lainage
quand je remontais vers le Nord. Cette fois-ci, j’ignore
tout du pays qui m’est réservé. Je dépends entièrement
de ma mort ; à elle de prendre soin de moi et d’être un
guide sûr. De même jusqu’à présent, à chaque départ
correspondait un retour. J’abandonnais les choses en
l’état afin de les retrouver telles que je les avais laissées,
le livre de chevet entrouvert sur la page lue et relue.
Mais demain, mon voyage sera sans retour, aller simple.
Laissant ma vie derrière moi, je la couvrirai d’un voile
afin de la protéger de la poussière comme en prévision
d’une longue absence.
Vais-je prendre le dernier métro comme autrefois,
assis sur l’avant-dernière banquette du dernier wagon,
le dos tourné à la marche pour échapper aux
recherches ? La mort va-t-elle s’asseoir en face de moi
et me désigner du doigt en disant “C’est ton tour !” ?
À dire vrai, elle revient sans cesse hanter mes songes.
Ce matin encore, comme je rêvais, déambulant
mollement dans un magasin d’objets funéraires, une
main s’est posée en douceur sur mon épaule :
- Lequel choisis-tu ? me demanda l’inconnue.
- Celle-ci, lui dis-je en lui montrant un lot de gisants
à deux places.
- Moi aussi, approuva la voix.
Hier, une jeune femme m’a offert des fleurs aux
couleurs passées, comme extraites d’une veille peinture,
violine, mauve, amarante. “C’est pour ton anniversaire”,
me glissa-t-elle. Je lui fis remarquer que ce n’était pas
mon anniversaire. “C’est l’anniversaire de ta mort qui
vient”, rétorqua-t-elle, et elle rit, un rire sans fin comme
les trilles d’un oiseau éperdu d’amour.
Photo © Marie-Christine de Solages
C
Avant-hier, au petit matin –le meilleur moment
pour rêver–, elle m’est apparue, me fixant des yeux
comme pour m’interroger. Je humai son parfum de
santal. Alors, écartant les jambes, elle ouvrit pour
moi la porte des mystères ».
L’auteur de l’excellente préface de son dernier
livre dit : « L’inconnue qui le clôture, c’est la visiteuse
qui vient au soir de la vie réclamer son dû. « De
la splendeur du vrai » peut se lire comme une
apologie du métier d’avocat et une méditation sur
l’art judiciaire dont un serial plaideur monté au
Théâtre de La Madeleine et interprété par l’auteur
serait la version théâtrale. »
Avocat(3), une carrière au service des accusés, quels
qu’ils soient, non pour les absoudre mais pour les
comprendre. Avocat, oui, mais également homme
de lettres, philosophe, journaliste, historien, qu’il est
difficile, en raison de leur richesse, de résumer. Les
ouvrages sont le témoignage d’une culture
universelle, encyclopédique, d’un esprit libre et
engagé(4), pourvoyeur de la pensée unique, un
danger dans la liberté d’expression. Il l’exprime
magistralement dans son livre « Suicide de la
France », écrit de concert avec Bernard Debré, l’un
des fils de Michel, le Premier Ministre du général
de Gaulle(5). Au journaliste Éric Branca, ils répondent
sur la pensée unique : « Nous avons le corset
Maastricht, le corset du marché unique et le corset
de la monnaie unique. Bientôt celui de l’armée
européenne unique. Il est assez logique que nous
subissions le corset de la pensée unique. Mais, après
tout, vous dites ce que vous dites sans qu’on vous
empêche ! Pensez-vous sérieusement que la liberté
d’expression soit en danger en France?»Ils répondent
de concert : oui (p. 184).
Homme de droit et homme de lettres, il voit une
parenté formelle de l’œuvre judiciaire à l’œuvre
littéraire. Un dossier de justice, dit-il, est toujours le
résumé d’un roman d’Antigone, une tragédie en
forme de procès aux procès de Jeanne d’Arc, un
procès en forme de tragédie de Calas, au procès
de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert dont il
qualifie les réquisitions du Procureur de la
République Pinard de «sentinelle du conformisme».
Combien d’autres sont l’objet de ces critiques,
assassinés parmi eux : Violette Nozières dont le
père était un père incestueux ?
Plus révélateur de sa pensée, de cet avocat héraut
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In Memoriam
des guerres, de la colonisation, du concept du
procès de rupture, un procès qui ne relève pas de
celui du quotidien qu’il évoque et analyse sous le
titre « Les avocats du FLN ou le rire du bretteur » :
« Le concept du procès de rupture a été forgé
pendant la bataille d’Alger en 1957. Tous les avocats
algériens ayant été arrêtés, la défense des prisonniers
du Front de libération nationale (F.L.N) a échu à
des avocats venus de France. Eux aussi, comme
l’avocat d’Ernest von Salomon, étaient désireux de
nouer un dialogue avec les juges des Tribunaux
militaires sans se douter qu’un tel dialogue était
pour les mêmes raisons impossible, les valeurs des
uns et des autres étant aux antipodes.
Pour le Juge militaire, l’accusé était un citoyen
français. Il avait pour penser cela, d’e xcellentes
raisons, au premier rang desquels la Constitution
française, qui faisant de l’Algérie trois départements
français, sans compter l’Organisation des Nations
unies (O.N.U) qui reconnaissait le caractère
éminemment français de l’Algérie.
Par conséquent, le FLN ne pouvait être, non une
organisation de résistance, mais une association de
malfaiteurs. Il en découlait que l’attentat perpétré
par l’accusé s’apparentait à un crime et faisait de son
auteur un criminel. Élémentaire…
Dès lors, aucun dialogue n’était possible. Nous
avions à la place deux monologues voués à ne
jamais se rencontrer. Du coup, l’accusé encourait
la peine suprême, car sincère et intraitable, il
apparaissait comme l’ennemi irréductible d’un
ordre public absurde ».
Cette quête de Jacques Vergès d’une justice et d’une
défense idéale, ignorant les erreurs judiciaires, dans
sa recherche de comprendre les comportements
des hommes, leur raison de leur crime, s’est
interrogée sur les rapprochements entre la
déontologie du prêtre et celle de l’avocat, d’où le
livre du dialogue entre « l’avocat du diable et l’avocat
de Dieu(6)» de Jacques Vergès et du Père de La
Morandais qui a présidé la célébration de ses
obsèques.
La réponse de Monsieur de La Morandais :
« Je peux rassurer en disant que pour l’avocat, son
honneur est d’être un artisan de paix ».
Réponse de Jacques Vergès : « La parole de l’avocat
n’est pas une parole d’amour mais une parole de
paix (7)».
Le prêtre comme l’avocat cherche à comprendre,
l’interroge, le confesse en tête à tête. L’avocat
également, a cette supériorité sur le Juge qui ne
peut s’adresser au prévenu qu’en présence d’un
greffier. À l’occasion d’une rentrée du jeune barreau
de Pontoise il y a quatre ans environ, Jacques Vergès
comparaissait comme témoin et l’a magnifiquement
exposé. Il en fit de même à la rentrée du jeune
barreau de Bobigny en 2005.
Résumer l’œuvre de Jacques Vergès, ses neuf vies,
exigerait un livre, sans oublier ses procès les plus
célèbres pour ne citer que Carlos, Barbie, Omar
m’a tuer, Caseta...
Avant de clôturer ce trop long propos, pardonnezmoi, c’est mon cœur qui parle en rappelant qu’il fut
aussi un historien, un politique. Ses livres : « Justice
pour le peuple serbe », « Le suicide de la France »,
« Sarkozy sous BHL », « Pour en finir avec Ponce
Pilate(8)» en témoignent.
Dans l’un (« Pour en finir avec Ponce Pilate »), en
relation avec le procès Barbie, un procès truqué faute
d’avoir recherché qui avait dénoncé Jean Moulin à
Barbie, dans le chapitre « La marche vers l’abîme »,
il s’en explique : Une explication, un nom que nous
avait révélé “Porthos” en présence du juge
d’instruction de l’affaire Barbie sur renvoi de cassation.
12
Encore un point final sur Jacques Vergès et
l’institution judiciaire. Son livre « Dictionnaire
amoureux de la justice » est son œuvre majeure.
Monsieur Serge Petit, avocat général près la Cour
de cassation, dans la Gazette du Palais(9), en relève
les traits essentiels que l’on ne peut que partager :
« Justice bien-aimée ou Un abécédaire du crime
et de la vie. L’auteur de ce « Dictionnaire amoureux
de la justice » est-il lui-même un artiste judiciaire
puisant sa lucidité dans la tentation du crime qu’il
décrit dès les premières pages ? Dans un style à
couper le souffle, il récite l’alphabet à l’aide des mots
interdits de la justice. L’Amour d’abord, qui côtoie
le crime, la mort et les prétoires.
Il est présent au fond des geôles.
La Jalousie n’est pas un sentiment qu’on emprisonne.
L’Amour qu’on ne place pas sous sauvegarde de
justice.
L’Amour des causes indéfendables, c’est celui de
Jacques Vergès qui s’élève contre la confusion entre
impunité et morale. L’amour qui peut provoquer
des “carnages de bonheur”.
Foisonnement de références littéraires et historiques,
de Maurras à Thorez, de Shakespeare à Kundera,
de Dostoïevski à Jeanne d’Arc.
Voici pour la lettre B, B comme Beauté et comme
Bûcher. Et l’on apprend que Stendhal a rencontré
les personnages de son roman “Le rouge et le noir”
dans la Gazette des Tribunaux. On s’étonne ainsi
que l’art, fût-il judiciaire, peut jeter un pont entre
le crime et la beauté.
Justice de “Connivence”, Dignité de la justice. C’est
l’agonie de Maître Pierre dont la faiblesse invincible
est de croire en la justice. Un véritable recueil de
confidences, une éphéméride du malheur, un
recueil encyclopédique qui ne peut laisser indifférent
ceux qui seraient tentés de pardonner la banalité
des “Erreurs judiciaires”. Un notable tué par la
justice avant jugement. Fragilité du témoignage,
aveux inexplicables, intime conviction des juges,
oracle de l’expertise. De l’affaire Besnard au procès
de Christian Ranucci, le lecteur cheminera dans
les méandres de la recherche de la vérité. “Le vrai
n’est pas plaidable s’il n’est vraisemblable” lance
l’auteur. L’erreur judiciaire obéit à la loi de proximité
qui désigne le coupable. Quand vous verrez un
cadavre, prenez le large ! …
Et si l’état de “Nécessité” effrayait les juges ? Eux qui
pensent que les lois sont éternelles. Trouble à l’Ordre
public, Opportunité des poursuites, Passion de
défendre ! L’auteur rend un hommage appuyé à
Jacques Isorni, Jean-Louis Tixier-Vignancour,
Paul Baudet et à Albert Naud, dont le titre de
l’ouvrage testament “Les défendre tous” devrait être
la devise de tout avocat.
De l’ombre à la lumière, du roman au procès,
la certitude n’a pas sa place, la respiration de la vie
d’épouse sa buée.
Comment douter de la sincérité du propos ?
La question ne se pose pas. Elle ne sera pas posée
car elle gêne la défense. Défense de rupture pour
un procès de rupture.
L’accusation est conservatrice par principe. Elle
ne prête pas sa voix à ceux qui nient ouvertement
la loi et ne contestent l’ordre établi que dans des
circonstances exceptionnelles. Celles du procès
de rupture, qu’il soit de droit commun ou
politique. Celles, étranges, où c’e st l’accusé qui
réclame le Respect de la loi. Défilent alors
Louis XVI, les incendiaires du Reichstag, Socrate,
le FLN, la Raison d’État. La justice est rendue au
forceps quand la marche organisée, processuelle,
n’est plus de connivence.
L’artiste se retire, la cause est entendue, le cher maître
à l’allure juvénile nous laisse à déguster une œuvre
sincère et aboutie dans laquelle se dissimulent de
façon imperceptible espoir et optimisme. Qui d’autre
que cet amoureux de la vie pouvait donner à la
justice un dictionnaire du même non ? »
Infaillibilité, révision, cruauté du duel judiciaire,
trouble à l’ordre public. Cet ouvrage est le fil
d’Ariane de sa pensée sur la justice(10), de celui, selon
le titre du livre, d’Albert Naud qu’il admire, « Les
défendre tous ».
L’avocat
Nous avons pensé que pour définir Jacques Vergès,
l’avocat tel qu’il est ou devait être dans un palais où
la fraternité est la règle, que celle-ci ne connait pas
de frontière quelles que soient les opinions, les
convictions politiques ou religieuses de l’avocat, le
discours prononcé par lui le 28 novembre 2005(11),
à la remise de l’épée d’académicien à l’Ordre par sa
famille en est l’illustration. Souhaitons que cet esprit
y demeure, que les avocats ne suivent pas l’exemple
du Parlement de la Ve République composé des
bons et des méchants, majorité et opposition.
Le diable les sépare : ni communication, ni amitié,
ni convivialité possible entre eux ne sont permises.
Le Palais doit maintenir cette confraternité dont
l’exemple est celle ayant existé entre Jacques Vergès,
Jean-Louis Tixier-Vignancour, Jean-Marc Varaut
et le regretté Tiénot Grumbach, décédé également
en août, et l’amitié qui le liait à André Damien.
Allocution de Jacques Vergès
Jean-Marc était Action française, il était l’avocat
des militants de l’Algérie française. J’étais membre
du PC et je défendais les militants du FLN. Et nous
étions amis. Notre qualité d’avocat nous avait
donné le sens de la complexité des hommes et des
événements…
… Quand certains au Palais ont signé une pétition
demandant au Garde des Sceaux de faire engager
des poursuites contre mes amis et moi, Jean-Marc
avait refusé de signer cette infamie, tout comme
Jean-Louis Tixier, Isorni, Biaggi et quelques autres.
… Quand, après avoir fait abattre mon confrère
Ould Aoudia, le gouvernement de l’époque me fit
traduire devant le Conseil de l’Ordre, Isorni et
Liste des ouvrages de Jacques Vergès
● De mon propre aveu,
La Table ronde, 2004 ;
Presses de la Renaissance, 2001 ;
Éditions PGDR, 2013 ;
● Justice pour le peuple serbe,
● J’ai plus de souvenirs que si j’avais
● Sarkozy sous BHL
L’Âge d’homme, 2003 ;
(avec Roland Dumas), Éditions
Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ;
● Journal, La passion de la défense,
Éditions du Rocher, 2008 ;
● Que mes guerres étaient belles !,
Éditions du Rocher, 2007 ;
● Malheur aux pauvres, Plon, 2006 ;
● La démocratie à visage obscène,
● Le suicide de la France, Olbia, 2002 ;
● L’apartheid judiciaire ou le TPI,
arme de guerre, (avec Pierre-Marie
Gallois), L’Âge d’homme, 2002 ;
● Dictionnaire amoureux
de la justice, Plon, 2002 ;
● Avocat du diable, avocat de Dieu
(avec Alain de La Morandais),
mille ans, La Table ronde, 1998 ;
● Omar m’a tuer : histoire
d’un crime, Michel Lafon, 1994 ;
● Le salaud lumineux : entretien
(avec Jean-Louis Remilleux),
Michel Lafon, 1990 ;
● Beauté du crime, Plon, 1988 ;
● De la stratégie judiciaire,
Minuit, 1981.
Les Annonces de la Seine - jeudi 19 septembre 2013 - numéro 53
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Jean-Marc tinrent publiquement, eux aussi, à me
manifester leur solidarité. Je fus suspendu un an.
Un an plus tard, Isorni était suspendu trois ans.
Il ne fut pas surpris, il l’avait annoncé : nous
paierons le précédent Vergès au triple. Plus tard,
inscrit au barreau d’Alger, j’eu à intervenir au
Palais.
Jean-Marc tint à me prêter sa robe. Cette amitié
entre adversaires surprend les esprits médiocres,
sectateurs de la pensée unique.
Un soir, un Premier Ministre fut invité à la Berryer.
Jean-Marc et moi étions prévus comme orateurs.
Le discours de Jean-Marc avait particulièrement
déplu à l’éminent invité. Il lui reprocha la
longueur de son texte. Quand vint mon tour de
prendre la parole, passant devant Jean-Marc, je
lui serrai la main. Monsieur le Premier Ministre
y vit le signe d’un complot : seule une volonté
maligne pouvait expliquer que deux adversaires
à la barre puissent se serrer la main. Du coup,
invoquant l’heure tardive, celle du dernier
métro (!), il demanda que la séance fût levée.
Monsieur le Bâtonnier Stasi dût intervenir pour
qu’il se rassoit et me subisse. La pensée unique et
sa police avaient, ce soir-là, connu un échec.
Ami des Algériens, j’avais, comme citoyen, peu de
sympathie pour Monsieur Papon, mais je fus
heureux et fier pour la profession, quand
Jean-Marc accepta de le défendre, de prendre selon
les vers de Rimbaud, « le sanglot des infâmes et la
clameur des maudits ». Car il n’y a pas, comme le
répètent Tartuffe et Monsieur Prud’homme,
d’accusé indéfendable, sauf dans les pays
totalitaires, et je dirais même que plus il est éloigné
de nous, plus notre concours a du mérite. C’est
l’e xemple que Berryer nous donne : légitimiste,
il défend le maréchal Ney sous Louis XVIII et le
prince Louis Napoléon sous Louis Philippe.
Combien de fois a-t-il dû entendre lui aussi cette
phrase pire qu’imbécile : « Il a le droit d’être défendu,
mais pas par vous ». Le Larousse du 19e siècle dit
de lui : « Ce mélange de principes légitimistes et de
comportement libéral, tout en donnant une
originalité très piquante à sa physionomie, ne fut
pas sans causer quelques embarras à ses amis ».
Mais cela ne l’empêchait d’avoir ses idées propres,
de manifester sa sympathie à la duchesse de Berry,
ce qui lui vaudra une poursuite pour atteinte à la
sûreté de l’État et une incarcération à Blois. Et quand
le prince Napoléon devint NapoléonIII, Berryer sut
repousser ses offres, pensant, à juste titre, que faire
de la prison pour ses idées était plus honorable que
de devenir favori du prince contre ses idées.
Nous ne sommes pas obligés d’accepter une cause.
C’est là un grand privilège. Mais quand nous disons
oui au client, sa confiance nous oblige à le défendre
par toutes les voies de droit, dut-on déplaire au
Prince et à sa Cour. Mais nous n’avons pas à nous
identifier à lui, ce serait nous asseoir à ses côtés
quand notre présence est devant.
C’est là que certains ne comprennent pas. Quand,
à un procès, des confrères lui ont refusé sa main
tendue, Jean-Marc qui était un tendre, en a
beaucoup souffert.
- Tu as de la chance, me dit-il. Comme Beethoven,
cela t’épargne d’entendre des insanités. Pourquoi
veux-tu que notre profession soit la seule à n’avoir
pas ses déviants? Quand des prêtres ont des enfants
et n’ont plus la foi, quand des démocrates ne cachent
même plus leur mépris du peuple, pourquoi n‘y
aurait-il pas des gens pour penser que leur vocation
n’est pas la défense mais la vengeance, que leur rôle
n’est pas d’affronter l’accusation mais de trotter devant
elle comme un équipage devant un cocher…
La noblesse des rapports confraternels semble parfois
en perdition. Les couards nous reprochent de
manquer de délicatesse. Mais tant qu’il y aura des
confrères comme JeanMarc, l’espoir demeure d’une
renaissance. À ses funérailles à Saint-Eustache, cet
espoir me gonflait le cœur en voyant pleurer ses jeunes
collaborateurs et Jean-Marc dut sourire quand il a
vu Monsieur Jean-Marie Le Pen et notre confrère
Roland Dumas se donner le baiser de la paix(12).
Récemment à Alger, à la journée de l’avocat,
célébrant le sacrifice des avocats assassinés pour
avoir accompli leur devoir de défense pendant la
guerre, je fus heureux d’entendre de la bouche du
responsable de la défense du FLN, cet hommage
rendu à Isorni et à Tixier : « C’étaient nos ennemis,
c’étaient nos adversaires à la barre, mais c’étaient
de vrais avocats. » Il n’y a aucune raison pour que
cette noblesse des rapports humains ne règne pas
aussi dans ce palais, le nôtre.
… Cher Jean-Marc, tu es une lumière dans ton
tombeau. Grâce à toi, notre barreau demeure ce
qu’il a été, celui de Malesherbes et de Sèze face à la
Convention de Gambetta défenseur de Delescluze,
futur dirigeant de la Commune face à NapoléonIII,
de Labori défenseur de Dreyfus, de Lafarge, Mellor
et autres, défenseurs des Juifs et des communistes
devant les sections spéciales, d’Isorni défendant
Pétain, de Tixier face aux cours de justice, d’Ould
Aoudia devant les TPFA, celui de Jean-Marc
Varaut avocat français.
André Coriolis
1. Décédé dans la nuit du 15 au 16 août. Ses obsèques ont été
célébrées en l’église Saint-Thomas d’Aquin le mardi 20 août,
voir Annonces de la Seine du 22 août 2013 et l’admirable
message d’adieu de la marquise Marie-Christine de Solages.
2. Préface remarquable de livre par François Bousquet.
3. Avocat au Barreau de Paris (1955-1962), avocat au Barreau
d’Alger (1961-1979), avocat au Barreau de Paris (1979-2013),
Premier secrétaire de la Conférence sous le bâtonnat du
Bâtonnier René William-Thorp (1956-1957), promotion
F. Sarda. Thème de son discours : « La réunion en anthologie
d’écrits licencieux empruntés à des auteurs connus et qui
n’avaient pas été poursuivis pour outrages aux bonnes mœurs,
tombe-t-elle sous le coup des dispositions de la loi qui réprime
les outrages aux bonnes mœurs commis par la voie du livre ? ».
4. Voir leur liste dans l’encadré page 12.
5. Esprit ouvert, sans ressentiment, son père avait saisi
le conseil de l’Ordre du Barreau de Paris en vue d’une sanction
disciplinaire.
6. Avocat du diable, avocat de Dieu, éditions de
La Renaissance, 2001.
7. Dans un Barreau du Nord, une avocate de 35 ans est
dominicaine (ordre fondé par Saint Dominique).
8. Éditions Le Pré aux Clercs, 1983.
9. Gazette du Palais, 18 janvier 2003.
10. Édition Robert Laffont, 1973.
11. Ce discours, à notre connaissance, n’a pas été publié.
12. Les deux derniers orateurs du Parlement.
Jacques Vergès n'était
pas de ceux dont la mort
fait taire les critiques
armi ses ennemis, nombreux, certains
auraient sans doute aimé qu'il mourût de
façon moins naturelle.
Derrière ses lunettes rondes, son cigare et son
sourire, trois attributs devenus inséparables de sa
personne, l'homme avançait masqué et pratiquait
avec une déconcertante application l'art de déplaire.
Fasciné par les jeux de l'esprit, il s'était créé un
personnage de stratège contre lequel la rumeur,
alimentée par ses silences, s'acharnait.
Cependant, son courage, la seule qualité que ses
adversaires ne refusèrent jamais de lui reconnaître,
ne se démentait pas.
Il lui en avait fallu pour défendre les nationalistes
P
algériens que le gouvernement français de l'époque,
la presse et la majorité de l'opinion traitaient en
terroristes.
Il lui en faudrait encore dans les procès à venir
quand les crimes livrés aux juges qu'il se préparait
à affronter provoquaient la révolte de la conscience
universelle.
La force qu'il déployait si généreusement et qui le
faisait craindre trouvait son origine dans une
conviction formée sur le caillou de l'empire colonial
où il avait grandi.
L'esclave libéré de ses chaînes ne remplirait pas
tous ses devoirs s'il se contentait de marcher la tête
haute sans exiger de ses anciens maîtres qu'ils
prennent conscience de leurs fautes mais surtout
de leurs faiblesses.
Cette pensée suffirait à expliquer qu'il ait nié le
droit de l'occupant français de rendre la justice sur
la terre algérienne.
Encore était-il nécessaire qu'il donnât à ce refus
viscéral une armature théorique. C'est ce qu'il fit
en opposant la défense de rupture à la défense de
connivence.
Sans ignorer que la distinction était impraticable
de manière absolue, il mettait ainsi en évidence la
dimension forcément politique du cérémonial
judiciaire lorsque la culpabilité de l'accusé est
certaine et les faits d'une telle gravité qu'il semble
n'y avoir aucune circonstance atténuante.
Dans ce cas, il eut l'intelligence de le comprendre,
compter sur la bienveillance du juge est vain et la
tentation de la connivence inconvenante. Surtout,
il sut voir que dans le procès jugé d'avance, dans
ce qu'il est d'usage d'appeler une cause perdue, le
juge le plus sensible aux pressions extérieures n'en
est pas moins mal à l'aise.
Dès lors qu'il ne dispose d'aucune marge de
manœuvre, d'aucune liberté d'appréciation, il ne
peut que s'interroger sur sa légitimité.
C'est dans cette brèche que Vergès s'engouffre. Le
défenseur se fait accusateur. Qui t'a fait juge
demande-t-il au préteur ? D'où tiens-tu ton pouvoir
de juger? Peux-tu m'en dire le fondement moral ?
Aussitôt, ces questions soulèvent un tollé contre
l'insolent avocat. Même ses confrères dénoncent
son arrogance, l'inefficacité de sa démarche et son
insupportable vanité.
Pourtant, il persiste car il sait, lui, que le juge s'est
aperçu qu'il restait quelque chose à dire et, mieux
encore, quelque chose à penser.
Quant à l'accusé, soulagé ne fût-ce qu'un peu du
poids de la haine, lavé de la saleté des crachats,
il relève la tête.
Au-delà de l'enceinte judiciaire, on découvre qu'en
détournant la foudre sur lui Vergès a répondu à une
violente attente que personne n'avait osé exprimer.
Alors, l'ironie gravée sur son visage prend une autre
signification. Elle cesse d'irriter car elle apparaît
joyeuse, elle a la gaieté d'un renouveau du savoir
et la légèreté d'un oiseau de la nuit.
Cette ironie dont il ne se départissait pas était
aussi la preuve que, connaissant et acceptant la
mort en lui, il n'avait pas à redouter ses ennemis,
étant en paix avec le plus puissant d'entre eux,
soi-même.
Tels ces princes de la Renaissance qui ornaient de
leurs richesses les lieux d'une religion qu'ils ne
pratiquaient pas, Jacques Vergès ne s'est pas trompé
en choisissant le vieux rituel de l'église pour
demander à ses amis reconnaissants de le regarder
partir en souriant.
2013-656
Thierry Lévy
* Voir également Les Annonces de la Seine
du 22 août 2013 page 31
Les Annonces de la Seine - jeudi 19 septembre 2013 - numéro 53
13