La « passion de défendre » selon Jacques VERGES

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La « passion de défendre » selon Jacques VERGES
La « passion de défendre » selon Jacques VERGES
Par le Bâtonnier François Axisa
A l’heureuse initiative, de Monsieur le Bâtonnier Pascal Saint Geniest, le barreau de Toulouse recevait le
jeudi 19 janvier 2012 à 18h30 notre confrère Jacques Vergès pour une conférence intitulée « La passion
de défendre ».
Cette manifestation se déroulait à l’Université Toulouse Capitole dans l’amphithéâtre… Montané De la
Roque une coïncidence qui ne manquait pas de piquant et laissait bien présager de la suite.
C’est peu de dire que l’orateur était attendu. Quel avocat suscite autant d’intérêt, de curiosité peut-être
même de fascination que Jacques Vergès baptisé, pour les besoins d’un documentaire filmé à lui
consacré, « L’avocat de la terreur » ?
La salle comble, emplie de nombreux étudiants, d’avocats de tous âges, s’est figée à l’entrée d’un homme
plus très jeune à la démarche un peu hésitante mais dont la trajectoire ne cède rien à l’âge.
Peut-on employer le mot de funambule pour un orateur ? Je ne sais mais c’est bien celui qui me vient à
l’esprit.
Le funambule, c’est ce magicien d’équilibre qui survole le gouffre dans le léger balancement d’un fil qui
parait effroyablement mince et que l’on regarde en retenant son souffle.
Tel est Jacques Vergès.
Dans un débit presque monocorde qui pourtant retient l’attention de l’auditoire subjugué, il s’avance
sans hésitation déroulant sa démonstration : la tragédie est un procès et le procès peut devenir une
véritable tragédie.
La tragédie devenue procès, c’est Antigone, l’héroïne qui s’oppose à la loi, à l’ordre établi : le roi est le
juge, la femme une coupable qui ne nie pas, les soldats sont les « flics ».
Le procès devenu tragédie, c’est Jeanne d’Arc, la bergère illettrée qui résiste aux docteurs en théologie les
plus prestigieux de la chrétienté, venus de Paris convoqués à la nuit dans un cimetière, juges savants
auxquels elle oppose son bon sens et sa foi pure, la femme en armure, qui refuse de se renier et qui finit
sur le bûcher.
L’évocation est précise, le récit parfaitement maîtrisé enrichi de détails qui attestent d’une connaissance
amoureuse de l’histoire mais surtout d’une profonde réflexion humaniste.
Celui ou celle qui veut faire triompher la vérité bouscule l’ordre social, se heurte au pouvoir au risque
d’être broyé.
On se prend à rêver… Que serait-il advenu de ce procès si Jacques Vergès avait été le défenseur de Jeanne
d’Arc ?
Il faut comprendre, on doit comprendre avant que de juger. Voilà ce que doit être un procès.
Jacques Vergès évoque bien sûr « ses » procès et le premier d’entre eux qui va l’enraciner dans la passion
de défendre, la passion de comprendre, celui d’un homme pour lequel il est commis d’office et qu’il
trouve si semblable à lui : « j’aurais pu être ce type. ».
Puis l’Algérie en 1957, la bataille d’Alger où, tout jeune avocat, il va inventer la défense de rupture sous
l’œil stupéfait de confères aguerris auxquels il explique qu’ils se trompent dans leur défense.
Ces femmes, ces hommes que l’on juge ne sont pas des délinquants, des criminels mais des résistants ; ils
ne sont pas des Français qui violent la loi mais des patriotes qui défendent leur pays, les juges ne sont
pas des juges mais des oppresseurs au service du pouvoir.
Ici « …les valeurs des acteurs ne sont pas les mêmes. » et la défense « classique », dite quelquefois de
« connivence » (quel vilain mot…) ne peut être de mise.
Selon Jacques Vergès, qui l’affirme sous la foi des archives du Ministère de la Justice, aucun de ses clients
condamnés à mort dans ce contexte ne sera exécuté.
L’orateur rappelle au passage ce qu’est l’avocat et surtout ce qu’il n’est pas.
L’avocat n’a pas à juger, il doit comprendre ceux qu’il défend sans pour autant se confondre avec eux.
La défense de rupture n’est pas la défense mais juste une défense et Jacques Vergès évoque volontiers la
solitude des gens ordinaires devant la justice qu’il a défendue aussi.
Il se plaît à rappeler que les criminels ne sont pas des monstres, posture dans laquelle on voudrait
souvent les enfermer pour mieux exorciser le mal qu’ils incarnent.
Il s’agit de gens comme vous et moi, porteurs de leur part d’humanité et c’est aussi à cela que doit servir
le procès, à comprendre comment cet homme est devenu un criminel, comment cette femme a pu en
arriver à empoisonner ses parents.
Ce n’est pas au fond la culpabilité et moins encore la peine, qui retiennent l’intérêt mais le
cheminement, les détails d’une vie devenue, sous les feux de la rampe judiciaire, si singulière, si
dérangeante dans sa proximité avec la nôtre.
Du reste, observe Jacques Vergès, c’est le nom des coupables, d’Othello à
Landru en passant par Violette Nozières, que l’on retient, pas celui des
victimes…
Juger oui, juger certes, mais sans que l’on efface l’homme c’est aussi à
cela que sert l’avocat.
Il y a du Simenon dans Jacques Vergès et pas seulement lorsqu’il cite
« Lettre à mon juge » pour les besoins de sa démonstration.
Bien sûr la provocation, un des traits de caractère revendiqués par l’orateur, n’est pas absente.
Il aurait accepté de défendre Hitler… et même Bush à la condition que ce dernier plaide coupable !
L’équilibriste reste cependant sur son fil.
Un fil si fragile, qui tisse la trajectoire d’un avocat exceptionnel dans une époque qui ne le fut pas
moins.
Le fil d’un parcours semé d’engagements, à commencer par son enrôlement dans les forces françaises
libres à 17 ans.
Le fil qui dessine les contours d’un homme libre, d’une conscience exigeante, qui contrairement, à
l’image que les médias ont retenu de lui (il confesse qu’il y est pour quelque chose…) dresse un tableau
lucide, profondément humain, et humaniste, du rôle de défenseur.
Pour Jacques Vergès, la Défense n’est-elle pas est un des Beaux Arts ?
Les anecdotes, souvent savoureuses ont émaillé le propos. Je ne peux m’empêcher de citer cet échange
rapporté par Jacques Vergès à la fin de son propos, évoquant Tixier-Vignancour, qu’il n’hésite pas à
imiter si tant que l’on puisse imiter cette voix à nulle autre pareille.
Alors qu’ils sont au palais, Tixier demande à Jacques Vergès de le faire retenir à une audience :
Vergès : « Cela va faire jaser ! »
Tixier : « Non cela va faire ch… »
Vergès : «C’est pour cela que vous me le demandez »
Tixier : « Oui et c’est pour cela que vous acceptez ! »
Audiard aurait pu l’inventer !
Bien évidemment un tonnerre d’applaudissements a salué une conférence qui restera gravée dans les
esprits des auditeurs.
Un plaisir des yeux, des oreilles et de l’esprit à consommer sans modération !