Le musée national Marc Chagall - Retour sur une genèse artistique

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Le musée national Marc Chagall - Retour sur une genèse artistique
Le musée national Marc Chagall - Retour sur une genèse artistique et architecturale.
Nathalie SIMONNOT, Historienne de l’art et ingénieur de recherche du ministère de la Culture et de la
Communication. Chercheur à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles au sein du LéaV.
La réalisation du musée Chagall s’inscrit dans la politique culturelle qu’André Malraux met en œuvre
lorsqu’il endosse, pour la première fois en France, la responsabilité du ministère des affaires culturelles à partir
de 1959. Dans le domaine des musées, cette politique vise à moderniser les institutions et les établissements,
soit au travers de programmes de rénovation, soit par la construction de nouveaux musées. Le musée Chagall
condense l’aboutissement de près de trente années de réflexions sur la définition du musée moderne, son rôle
dans la société et son renouvellement muséographique. La proposition architecturale faite en réponse à une
commande tout à fait inédite sur le territoire – il s’agit, en effet, du premier musée français consacré à un
artiste vivant1 – synthétise cet effort de renouvellement du cadre muséal, orienté dorénavant vers l’ouverture au
grand public.
La
maturation des réformes muséales
Marquée par une rupture franche et clairement affirmée par rapport aux musées élitistes et poussiéreux
hérités du XIXe siècle, la nouvelle muséographie de la Ve République naissante montre des filiations théoriques
avec des idéaux avant-gardistes défendus à la fin de l’entre-deux-guerres. C’est sous le ministère de Jean Zay,
ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts de 1936 à 1939, et marqué par la politique générale du
Front populaire, que des intentions de modernisation des musées français et de leur fonctionnement ont été
manifestées2. Outre la remise en cause des procédures de recrutement des personnels de musées, notamment
des conservateurs, la redéfinition institutionnelle ainsi souhaitée émerge dans un contexte international favorable
à l’ébranlement de la notion traditionnelle de musée. Dans les années vingt, la création de l’OIM en 1926
(Office international des musées) sur une initiative d’Henri Focillon, avait posé les jalons d’une collaboration
internationale fructueuse en termes de réflexions communes et d’échanges d’expériences entre professionnels
des musées3. Cette émulation réciproque devait trouver sa pérennité après-guerre puisque l’OIM a été élargie et
renommée sous l’appellation ICOM (International council of museums). Les années trente voient l’organisation du
premier congrès international de muséographie en 1934 à Madrid, un lieu de débat dans lequel des personnalités
éclairées du milieu des musées sont venues exposer leurs orientations à la communauté scientifique. Dans
la suite de cette démarche initiale, la France organise elle-même, trois ans plus tard, son premier congrès
de muséographie. Parmi le cercle des quelques architectes du mouvement moderne, acquis aux principes du
fonctionnalisme et du progrès social, le programme du musée est un défi de redéfinition typologique. Dans
la mémoire collective, le projet de musée à croissance illimitée de Le Corbusier4 reste, à bien des égards,
symbolique de cette tendance architecturale. Il occulterait presque les projets que d’autres architectes aussi
novateurs ont su proposer à l’appui des grandes manifestations internationales de la fin des années trente5.
Cette refonte architecturale et muséographique qui est la conséquence de la redéfinition programmatique
et institutionnelle débutante des musées, est marquée par d’amples considérations sur la manière d’exposer
les collections. Conservateurs, historiens de l’art et architectes mêlent leurs réflexions en faveur d’un musée
didactique dont les présentations doivent être sobres et dégagées de tout élément jugé superflu. Le décor est
1- Le musée national Fernand Léger à Biot avait été entrepris avant le musée Chagall mais l’inauguration s’est faite à titre
posthume en 1960, en présence de Nadia Léger, la veuve de l’artiste, et de Georges Bauquier, son fidèle collaborateur. Le
musée a été inauguré une seconde fois en 1969 lors de la donation du musée à l’État.
2- Frédérique Peyrouzère, Le musée en partage. État et musée sous le ministère de Jean Zay (1936-1939), thèse de
doctorat, Université Paris I, Editions ANRT, janvier 1999, 459 p.
3- L’organe de diffusion de l’OIM passe par la revue Mouseion, créée à l’initiative de l’Institut international de coopération
intellectuelle. Elle devient ensuite Museum international en 1948, sous le patronage de l’UNESCO. La revue est le lieu
d’échange d’informations scientifiques et techniques sur les musées.
4- Le Corbusier, Œuvre complète, volume 4, Editions d’Architecture, Zurich, 1946, p. 16-21.
5- On pensera aux projets de R. Mallet-Stevens et de G.-H. Pingusson dans le cadre des concours de la ville de Paris et
au projet d’extension du musée de Nancy par André Lurçat avec des réflexions sur l’éclairage particulièrement novatrices. Il
faut mentionner également la réalisation de projets d’envergure inscrits dans le cadre de l’exposition internationale de Paris
en 1937, tels que le palais de Chaillot avec un programme de quatre musées, le palais de Tokyo et le musée des travaux
publics d’Auguste Perret.
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prohibé, les cimaises doivent être de simples murs enduits, les parcours de visite doivent être simplifiés pour
rendre la cohérence de l’enchaînement des salles plus évidente. « Il faut concentrer le regard sur l’œuvre ellemême et pour cela, éviter l’encombrement, le croisement des formes, les heurts de couleurs ; bref, donner
au visiteur une impression d’ordre et d’harmonie »6 déclare Louis Hautecœur qui participe activement à cette
remise en cause7. Avec l’objectif d’« instruire sans lourdeur »8, Jacques Soustelle, sous-directeur du musée de
l’Homme à son ouverture, pense qu’il faut « faire du musée un centre de recherche et un instrument de culture
populaire »9. L’ouverture démocratique du musée passe ainsi par une exigence scientifique nouvelle qui marquera
durablement le milieu des musées.
Du côté des architectes, Auguste Perret propose une étude théorique de musée idéal dans laquelle
il insiste sur les composantes de cette nouvelle architecture où « l’aspect des salles ne doit pas lutter avec
les œuvres exposées »10. Les corridors, les cours intérieures, les salles d’honneur des musées d’autrefois sont
prohibés dans les nouveaux projets. Les architectes veulent tendre vers une organisation plus rationnelle et
fonctionnelle de l’espace. L’attention portée à la conception du projet d’architecture est complétée par l’usage
de dispositifs techniques plus performants dans le cadre du contrôle climatique intérieur du musée et surtout
par le soin apporté à l’éclairage des œuvres : « c’est la qualité de l’éclairage qui fera le bon musée »11. Enfin,
le musée doit s’enrichir de nouvelles fonctions telles que la présentation d’expositions temporaires, l’organisation
de manifestations culturelles (conférences, projections, débats) et autres activités à vocation éducative. Dans
une configuration idéale, la présence d’un centre de documentation et d’ateliers éducatifs complète utilement
ce dispositif. En 1921 déjà, Henri Focillon laissait déjà augurer cette évolution, le musée ne devant être « ni
un muséum, ni un laboratoire » mais « un luxe public, une leçon de goût »12.
Ces nouveaux espaces transforment profondément l’identité du musée en constituant les bases théoriques
et programmatiques d’un modèle13 de musée moderne qui trouvera ses premières issues dans les musées des
années soixante. Quelques figures de proue émergent du coté des professionnels des musées et du côté des
maîtres d’œuvre. L’Inspection générale des musées classés et des musées contrôlés (IGMCC)14 met sur l’avant de
la scène des protagonistes engagés dans les démarches de rénovation institutionnelle et permet la collaboration
fructueuse entre partenaires de ce renouveau. C’est dans le cadre de l’IGMCC que l’architecte André Hermant15
– auteur du futur musée Chagall – signe des contrats d’études pour participer à l’évaluation des travaux à
engager dans certains musées classés et contrôlés et qu’il noue avec les administrateurs de l’Inspection des
liens de confiance suffisamment forts pour que des commandes ultérieures lui soient passées. Enfin, à ces
transformations institutionnelles, il faut mentionner la réception positive accordée aux travaux engagés par les
conservateurs et les architectes italiens qui ont œuvré dès le lendemain de la guerre à la modernisation de
leur parc muséal.
6- Louis Hautecœur, « Architecture et aménagement des musées », texte de 1934, cité in André Desvallées (dir.), Vagues.
Une anthologie de la nouvelle muséologie, Editions W et MNES, collection Museologia, Presses universitaires de Lyon, Mâcon,
1992, p. 71-72.
7- Antonio Brucculeri, L’Architecture classique en France et l’approche historique de Louis Hautecœur : sources, méthodes et
action publique, thèse de doctorat, université Paris VIII - Iuav Venise, 2002, 3 vol., vol. II, p. 558-580.
8- acques Soustelle, « Le musée de l’homme », L’Architecture d’Aujourd’hui, spécial muséographie, n°8, 1938, p. 41-42.
9- Ibid.
10- Auguste Perret, « Le musée moderne », Mouseion, n°9, 1929, p. 235.
11- Ibid.
12- Henri Focillon, « La conception moderne des musées », Actes du congrès d’histoire de l’art, Paris 26 septembre/5
octobre 1921, s.l., n.d., p. 92. Cité par F. Peyrouzère, op. cit., p. 106.
13- Nathalie Simonnot, « Entre filiation du modèle théorique et création d’un musée monographique inédit : le musée
national Marc Chagall », in Anne-Solène Rolland et Hanna Murauskaya (dir.), De nouveaux modèles de musées ? Formes et
enjeux des créations et rénovations de musées en Europe. XIX-XXIe siècle, Éditions L’Harmattan, Paris, 2008, p. 113-131.
14- L’IGMCC est mise en place en 1945 dans le cadre de l’organisation provisoire des musées des Beaux-Arts (ordonnance
n°45-1546 du 13 juillet 1945). Elle est devenue IGM depuis 1991, la désignation de « musées contrôlés » étant devenue
obsolète avec les lois de décentralisation votées en 1983.
15- Nathalie Roulleau-Simonnot, André Hermant, architecte et urbaniste (1908-1978), thèse de doctorat, Université d’AixMarseille I, 1998, 727 p.
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La
commande
L’idée de réunir des œuvres de Chagall autour d’un thème fédérateur était déjà présent de longue
date dans son esprit. « Je pense que je poursuivrai les suites bibliques que j’ai entreprises, destinées plus tard
à un bâtiment qui ne sera ni une chapelle, ni un musée, mais un endroit où tous ceux qui rechercheront ce
nouveau contenu spirituel et plastique de l’œuvre d’art dont j’ai parlé pourront être accueillis »16. La collection
du Message Biblique trouve son origine en 1925, au moment où le marchand d’art Ambroise Vollard demande
à Chagall d’illustrer la Bible. À son retour de Palestine, choisi comme lieu d’inspiration, Chagall a peint une
quarantaine de gouaches. Il enchaîne avec la réalisation de 66 eaux-fortes de 1931 à 1939, puis avec une série
de 39 autres. De 1953 à 1967, les 12 toiles du Message Biblique et les 5 toiles du Cantique des Cantiques
sont réalisées et vont constituer les œuvres phares du futur musée. Lorsque Malraux propose à Chagall de faire
acte de donation des œuvres du Message Biblique à l’État, en contrepartie de l’édification d’un musée, il fallait
que l’artiste accepte que ses œuvres soient présentées dans un édifice laïc, alors qu’il avait envisagé au départ
de les exposer dans un bâtiment religieux17.
Du côté de l’État, l’hommage qu’il était bienvenu de rendre à l’artiste devenait prioritaire. À l’ouverture
du musée national d’Art moderne de Paris en 1947, La France ne possédait que deux œuvres de Chagall. À
l’occasion de la première grande rétrospective sur son œuvre que le musée organise la même année, Chagall
fait don de cinq toiles majeures de sa production. L’État ne procéda à aucun achat ultérieur alors que la
renommée de l’artiste devait trouver, grâce à André Malraux, son plein essor lors de la commande du plafond
de l’Opéra de Paris en 1964. Le 18 juillet 1966, Chagall et son épouse Valentina font donation de l’ensemble
de la collection du Message Biblique18. En outre, l’artiste s’engage à réaliser des vitraux, une mosaïque et
une tapisserie pour décorer le futur musée. À cette donation figurent des impératifs stipulés par les époux,
notamment qu’aucune œuvre autre que celles de la présente donation ou de donations ultérieures ne puisse
être présentée de manière permanente dans le musée. En outre, l’acte mentionne l’interdiction de prêt des 17
toiles du Message Biblique et du Cantique des Cantiques, de même qu’il stipule la présence nécessaire d’une
salle réservée à des manifestations culturelles19. Dans cette configuration contraignante en termes de politique
d’exposition et d’animation, Chagall se pose comme l’ordonnateur principal du programme.
L’architecte fut choisi dans des conditions controversées : aucun concours n’a été organisé, la Direction
des musées de France (DMF) ayant procédé directement à la nomination du maître d’œuvre au grand dam
de la Direction de l’architecture qui regretta de ne pas avoir été consultée au préalable20. Enfin, le choix de
l’emplacement n’était pas déterminé, la DMF autorisant Chagall à décider de la destination de l’édifice. Pour des
raisons affectives et professionnelles, l’artiste souhaitait que son musée soit édifié sur la côte d’Azur. Lorsque
la municipalité de Nice offrit un terrain à l’État21 sur les premières hauteurs de la colline de Cimiez, dans une
configuration urbaine idéale à proximité du centre-ville mais à l’écart des nuisances sonores, le projet put
trouver définitivement sa concrétisation. Du côté de l’État, la localisation d’un musée en province répondait bien
aux directives de la commission du Ve plan qui avait été largement conçue dans une optique de régionalisation
avec la prise en compte des grandes métropoles. Le capital touristique et économique international de la Côte
d’Azur offrait une réponse à cette politique.
16- Marc Chagall, « Pourquoi sommes-nous devenus si angoissés ? », propos extraits d’une conférence prononcée à la
demande de son ami le professeur John Nef, au cours d’un colloque tenu du 2 au 4 mai 1963 à Washington : Coll.,
Bridges of human understanding, university publishers, New-York, 1964.
17- Chagall avait imaginé que ses œuvres pourraient être présentées dans la chapelle du Calvaire à Vence, située à
proximité de son atelier. Le plan et les dimensions de l’édifice ont inspiré la composition des 12 tableaux du Message
Biblique mais les conditions de conservation n’étaient pas bonnes.
18- La collection comprend les 12 toiles du Message Biblique, les 5 toiles du Cantique des Cantiques, 38 dessins
préparatoires, 4 céramiques, une sculpture et des illustrations pour des libres-albums.
19- « Ces manifestations, expositions, concerts, conférences, colloques, projections photographiques et cinématographiques,
devront toujours répondre, sans considération de confession religieuse, à une intention spirituelle en harmonie avec l’esprit
du message » (archives des Musées de France, extrait de l’acte de donation, 13GG1).
20- Lettre du directeur de l’architecture (non signée) à Jean Châtelain, directeur des musées de France, 21 septembre
1966 (archives des musées de France, dossier correspondances diverses (1966-13GG3(1)).
21- Jacques Médecin, maire de Nice, effectua la donation le 16 octobre 1968. L’intérêt montré pour le terrain remonte à
1964 lorsque le propriétaire, Abraham Stolkind, accepta de le céder en contrepartie de l’édification d’un centre culturel et
social. Lorsque le propriétaire décéda, les héritiers revendirent le terrain à la ville en 1966.
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Le musée Chagall, l’un des premiers musées fondamentalement moderne de la Ve République forme
l’aboutissement de ces avancées théoriques et offre l’exemple d’un établissement où la présentation didactique
des collections est un objectif principal. Les protagonistes engagés dans sa réalisation ont appuyé fortement cet
aspect pédagogique pour justifier leur projet. Chagall souhaitait, en effet, que son musée soit largement ouvert
au grand public afin de réunir les peuples dans une communion œcuménique autour de la contemplation de
ses œuvres. Sous l’intitulé « musée national Message Biblique Marc Chagall », l’artiste attendait que ses œuvres,
porteuses d’un message de paix et d’harmonie, permettent aux visiteurs d’exprimer une attitude fraternelle
les uns envers les autres. Bien que les épisodes bibliques constituent le support à l’expression de valeurs
humaines universelles, le musée n’est pas religieux dans le sens doctrinal du terme mais dans son acception
étymologique22. La mixité de ce programme partagé entre musée proprement dit et lieu de spiritualité donne
à cet établissement un caractère tout à fait original23. Le thème du Message Biblique permettait de dépasser
la notion traditionnelle de musée monographique pour viser un double objectif : d’une part, la célébration
patrimoniale de l’artiste24, d’autre part, la communion spirituelle.
L’élaboration
du projet
Les archives d’André Hermant25 comprennent un certain nombre d’esquisses du musée, avant que le
terrain définitif ne fût choisi. Ces documents, dont la plupart ne sont pas datés mais dont l’analyse permet de
les situer approximativement vers 1962-1963, montrent que l’architecte a organisé son projet à partir de la salle
du Message Biblique26. Dans la suite des esquisses, cette salle conserve une position pivot autour de laquelle
les autres espaces d’expositions sont organisés. Le plan définitif (ill. 1) montre en revanche une diminution de
la taille de cette salle par rapport à l’ensemble du musée, un détail que l’on pouvait déjà observer sur une
esquisse de 1966, au moment où la partie administrative a été prise en compte dans l’élaboration du plan.
Hermant a ainsi commencé son projet en méconnaissance du futur lieu d’implantation, un cas particulier de
la conception architecturale où le maître d’œuvre doit composer en dehors de tout contexte environnant et
se contenter de proposer un schéma de principe sans considération des notions d’orientation, de topographie
du site ou de perspectives visuelles. C’est ainsi que la terrasse (ill. 2), offrant un panorama sur la ville et sur
la mer, n’est apparue qu’une fois le terrain choisi. Le projet a donc été élaboré en deux temps : 1963 pour
l’organisation des salles d’exposition et 1966 pour la prise en compte de tous les éléments permettant de le
compléter27. L’importance accordée à la salle de réunion (devenue ensuite auditorium/salle de concert – ill. 3),
en termes de proportion et de présence dans les plans dès 1963, montre que le projet reste fidèle au modèle
de musée théorique tel qu’il avait été défini dans son objectif de démocratisation culturelle avant la guerre.
La pose de la 1ère pierre en mars 1968 devait lancer la construction du projet en deux ans. En réalité,
les travaux ont été conduits pendant cinq années laborieuses au cours desquelles les relations entre Chagall
et Hermant se sont fortement dégradées. À la fin du chantier, Hermant souhaitait même « que cet achèvement
se fasse en liaison permanente avec les représentants du maître d’ouvrage et en l’absence des Chagall »28. De
nombreux points de la construction avaient été sujets à mésentente et les compromis difficiles à trouver : de la
hauteur du plafond de la salle de concerts en passant par le dessin du bandeau de façade, l’artiste (souvent sa
femme, Valentina, qui le représentait) et l’architecte étaient sourds l’un à l’autre dans leurs demandes respectives.
Hermant a pâti d’une situation particulièrement délicate dans la mesure où Chagall avait un droit de décision
22- Le terme « religieux » doit être entendu dans sa double origine latine : relegere (recueillir, rassembler) et religare
(relier), même si cette dernière étymologie s’entend comme la relation de l’homme à la divinité.
23- À Houston (EU), John et Dominique De Ménil ont fait édifier une chapelle dans laquelle sont conservées des œuvres
de Mark Rothko. L’intention du couple était identique à celle de Chagall : créer un lieu de rassemblement dans lequel ne
devait régner aucune exclusivité confessionnelle.
24- Nathalie Simonnot, « Évènement patrimonial et avènement de l’artiste », in Richard Klein et Éric Monin (dir.), Cahiers
thématiques, n°8, École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, 2009, p. 101-110.
25- Les archives d’André Hermant sont conservées au centre d’archives de la cité de l’Architecture et du Patrimoine à
Paris, pour la partie qui ne concerne pas les réalisations du Havre.
26- Dans les premières esquisses, le plan en croix latine de cette salle, montre l’influence certaine du bâtiment cultuel
prévu à l’origine pour accueillir la donation (la chapelle du Calvaire à Vence).
27- Le permis de construire a été délivré le 10 juillet 1968.
28- Lettre d’André Hermant à Jean Châtelain, 29 juillet 1971 (fonds A. Hermant).
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dans la conception du projet architectural, une prérogative qui lui avait accordée de manière abusive par une
maîtrise d’ouvrage trop conciliante et, en définitive, embarrassée de devoir trancher les désaccords, souvent en
faveur de l’architecte. L’amertume d’Hermant est perceptible dans les échanges épistolaires avec Jean Châtelain
où prédomine le regret que l’œuvre collective n’ait pas été suffisamment valorisée29. Le musée est ainsi devenu
une « affaire à trois » où commanditaire, architecte et artiste ont dû trouver un terrain de concertation. Chagall
disposait de prérogatives à la fois comme maître d’ouvrage dans les marges de manœuvre qui lui ont été
laissées dans la définition du projet et de son contenu, ainsi que comme maître d’œuvre puisque son droit de
regard sur le projet architectural le plaçait quasiment dans une position officieuse d’architecte conseil.
La
muséographie
Le musée est inauguré en juillet 1973. Le succès est immédiat auprès des professionnels, du grand
public et de la presse. Ce « beau musée tout blanc » selon l’expression de Pierre Cabane30 connaît un taux
de fréquentation constant et toujours très élevé, notamment du public nord-américain dans les premières
années, puis japonais. L’ambiance qui règne dans le bâtiment est marquée par l’harmonie des proportions,
savamment calculées pour conférer à ce musée un aspect domestique, proche du bien-être de la maison
individuelle. Cette juste mesure procure un caractère presque intime dans la relation du spectateur à l’œuvre.
La lumière vient renforcer ce caractère rassurant et éloigner l’image des musées austères et intimidants. Dans
la salle du Message Biblique (ill. 4), la lumière naturelle pénètre ponctuellement par quelques fenêtres verticales
très fines qui procurent un éclairage oblique sur les toiles. Chagall souhaitait, en effet, que la facture de ses
huiles, largement empâtée, soit mise en valeur par un éclairage rasant qui accentue l’épaisseur de la pâte. En
fonction de l’heure et de la saison, l’orientation et l’intensité de cet éclairage sont changeants ce qui renouvelle
constamment la lecture de l’œuvre. La configuration traversante de la salle d’expositions temporaires, permet un
éclairage vif et généreux au sud (ill. 5), doux et ponctuel au nord avec des ouvertures réduites (ill. 6). En d’autres
lieux, les échappées visuelles sur la terrasse ou le bassin d’eau surmonté de la mosaïque (ill. 7), permettent
de se situer dans l’espace et de créer des pauses entre la contemplation de chaque œuvre. La pierre de taille
calcaire blanche utilisée pour le remplissage des murs, le sol clair et l’éclairage abondant venant du sud confère
une ambiance méditerranéenne très sereine, renforcée par la présence du jardin qui enserre le musée comme
un écrin précieux. Quelques ouvertures judicieusement placées sur la façade ouest (ill. 8) qui capte les rayons
bas des fins d’après-midi, rappellent la tradition méditerranéenne des claustras en procurant à l’espace de la
bibliothèque une lumière mouchetée d’une douceur remarquable.
Toutefois, le message de Chagall n’est pas étendu dans le sens qu’il souhaitait lui donner. Le public
vient au musée pour voir l’œuvre du peintre mais la communion spirituelle attendue de cette contemplation n’est
pas atteinte. En cela, le musée Chagall ne se distingue guère d’un autre musée monographique et quelquesuns regrettent de ne trouver là que des œuvres consacrées au Message Biblique. L’ambiance chaleureuse des
lieux a trouvé sa concrétisation dans l’harmonie de la collection avec son bâtiment bien davantage que dans
le message spirituel contenu en substance dans la réunion des œuvres.
L’adaptation
Avant même l’ouverture, l’établissement connaît des problèmes de gestion muséographique puisque
Chagall a effectué une nouvelle donation en 1972 et qu’il est impossible d’exposer l’ensemble de la collection
en même temps. Le musée avait été conçu pour la présentation de la seule première donation. Une nouvelle
donation en 1986 après la mort de Chagall a encore accentué le problème. Ces donations ultérieures sont donc
présentées lors des expositions temporaires selon une politique de gestion muséale identique à celle d’autres
établissements.
29- Lettre d’André Hermant à Jean Châtelain, 30 mars 1973 (fonds A. Hermant).
30- Pierre Cabane, Guide des musées de France, Éditions Bordas, Paris, 1984, p. 402.
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Par ailleurs, les conditions stipulées par Chagall dans la politique d’exposition temporaire étaient
marquées par la crainte d’une concurrence avec d’autres artistes. Ainsi, Chagall ne voulait pas que d’autres
peintres, nés il y a moins de cent ans, soient présentés dans les lieux. Cette condition empêchait toute
ouverture vers une valorisation de l’art contemporain mais, dans les années 1970, la politique départementale
de promotion de l’art classique était prioritaire31. Cette exclusion a conduit à revoir les conditions de la donation
avec les héritiers Chagall, en faveur d’une ouverture vers d’autres thématiques que celle de la Bible, notamment
dans la politique d’acquisition de nouvelles œuvres de l’artiste. Pour s’affranchir du thème contraignant de
Message Biblique, l’appellation « Musée national Message Biblique Marc Chagall » a été modifiée pour celle,
plus simple, de « musée national Marc Chagall ». Les travaux entrepris entre 2005 et 2007 dans le musée
avaient déjà d’ailleurs anticipé cette évolution puisque le nom du musée signalé à l’entrée a été soustrait de
l’appellation « Message Biblique ». Ces travaux32, nécessaires pour restructurer l’espace d’accueil du public et
agrandir la partie administrative, n’ont pas concerné les espaces d’exposition. Ils ont consisté à construire un
nouveau bâtiment au nord-est du terrain (billetterie et boutique) et à créer un atrium (ill. 9) à la place de l’ancien
parking souterrain autour duquel sont disposés des bureaux supplémentaires et des nouvelles réserves.
Entre l’originalité d’une consécration patrimoniale axée sur un thème et la filiation d’un modèle
muséographique hérité de la modernité sociale, le musée Chagall reste bien singulier. Son changement d’identité
vers un musée strictement monographique lui fera, sans doute, perdre cette singularité au cœur même du projet
initial. L’inscription nécessaire dans la dynamique économique dans laquelle sont entrés les musées depuis les
années quatre-vingt est à ce point incontournable que le musée doit, pour assurer sa pérennité, répondre à
des exigences bien éloignées de la communion utopique autour d’un message.
31- Pierre Provoyeur, « Message Biblique Marc Chagall », La revue du Louvre et des musées de France, n°3, 1973, p. 212.
32- Les travaux ont été réalisés sur appel d’offre par l’agence Dominique Pinon [AKPA] architectes, Paris.
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ill.1. A. Hermant, plan définitif, niveau rez-de-chaussée, 1966
ill.2. La terrasse sud. © N. Simonnot, 2003.
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ill.3. La salle de concerts. © N. Simonnot, 2003.
ill.4. La salle du Message Biblique. © N. Simonnot, 2003.
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ill.5. La salle d’expositions temporaires, côté sud. © N. Simonnot, 2008.
ill.6. La salle d’expositions temporaires, côté nord. © N. Simonnot, 2003.
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ill.7. Le bassin et la mosaïque. © N. Simonnot, 2008.
ill.8. La façade ouest. © N. Simonnot, 2008.
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ill.9. L’atrium. © D. Pinon (avec son aimable autorisation)
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