Jean Giraudoux:

Transcription

Jean Giraudoux:
Jean Giraudoux:
la crise du langage
dans
La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre
Approches littéraires
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Élodie RA VIDA T
Jean Giraudoux:
la crise du langage
dans
,
La guerre de Troie n'aura pas lieu et Electre
t
r~'
1y/
Hf.arn1attan
<9 L'HARMATTAN,
2010
5-7, me de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairiehannattan.com
[email protected]
hannattan1@wanadoo.&
ISBN: 978-2-296-11378-7
EAN:9782296113787
INTRODUCTION
L
e langage dramatique est une notion complexe. Selon Larthomas', il
est un compromis entre l'écrit et le dit. Il est écrit pour être joué.
Cependant, quand le dramaturge écrit son texte, il cherche aussi à
retrouver le naturel des conversations, le langage théâtral n'est donc pas un
langage écrit, il est à la jonction entre l'écrit et l'oral.
Giraudoux, quant à lui, se démarque de cette définition du langage
dramatique. Le théâtre giralducien ne renonce ni aux figures de style
traditionnelles ni aux éléments grammaticaux que met à sa disposition la
langue écrite. Le théâtre doit être écrit et non pas parlé car tout théâtre digne
de ce nom trouve sa place dans une bibliothèque et utilise pleinement les
ressources de la langue littéraire: « le vrai théâtre est dans les
bibliothèques» affirme Giraudoux dans une interview en 19332. De même,
pour Pierre Brisson, « les grandes œuvres dramatiques demeurent des
œuvres de bibliothèque,
la représentation
n'est pour elles qu'un
surcroît ».3 Le théâtre, selon notre dramaturge, doit être applaudi mais sa
lecture est tout autant un plaisir que sa représentation. Si une pièce de théâtre
a sa place dans une bibliothèque, son écriture se rapproche de celle du
roman: le style théâtral, pour le dramaturge, se confond même avec le style
I
2
LARTHOMAS, Pierre, Le langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972, p. 25.
Interview
de Henry Milan, Le jour, 24 octobre 1933.
3 DAWSON,
Bret, «théorie
du langage
et problème
Giraudoux,
nOlO, Grasset, 1981, p. 17.
de mise
en scène »,
cahier Jean
5
Jean
Giraudoux:
la crise
du langage
dans
« La guerre
de Troie
n'aura
pas lieu»
et « Électre»
romanesque. Au cours d'une interview radiodiffusée, il explique que
« théâtre
et roman
n'impliquent
absolument
aucune
différence
d'imagination [...] L'écriture est absolument la même ».4 On comprend
donc que Giraudoux n'écrit jamais directement pour la scène et ne visualise
pas la représentation. En effet, pour ce dernier, le texte prévaut au détriment
de toute forme d'expression plus proprement scénique. Pour Larthomas, la
parole s'intègre dans un système de signes5 non verbaux (éléments visuels,
gestes, jeux de physionomie, danse, décor, lumière, musique, costumes,...)
C'est ce qu'il appelle les «signes paraverbaux ».6 À ce sujet, deux théories
s'opposent: d'un côté, quatre metteurs en scène (Baty, Dullin, Pitoëff,
4
Ibid., p.18. Jean Giraudoux pensait même, au début de sa carrière théâtrale, qu'il n'y avait
pas une écriture théâtrale spécifique, distincte de l'écriture des autres genres: « Pour moi, dilil, en 1931, il n y a pas de texte particulier à la scène, pas de forme proprement théâtrale. »
En cela, il s'oppose complètement à la théorie de Larthomas sur le langage dramatique. Il
confond écriture romanesque et écriture théâtrale, ses romans seraient même une sorte de
texte théâtral en puissance: « Il n y a qu'à lire mon livre tout haut, ainsi les lecteurs
entendront comme au théâtre. Ils comprendront tous les signes écrits comme s'ils étaient
parlés ». (MOUSTIERS, Yvonne, « Dans les couloirs d'un théâtre, Jean Giraudoux nous
parle du roman », les Nouvelles littéraires, 15 avril 1939).
5
Qu'est-ce qu'un signe? Pour définir le mot « signe », je me suis appuyée sur
l'ouvrage d'Anne UBERSFELF, Lire le théâtre (vol 1), Paris, Belin, 1996, p. 25, « le signe
au théâtre ». Ubersfeld reprend tout d'abord la définition saussurienne du signe: le signe
désigne une unité d'expression du langage, (on parle communément d'un mot) composée de
deux parts: un « signifié» (le concept) et un « signifiant» (la forme sonore ou « l'image
acoustique »). De plus, Ubersfeld explique que « la caractéristique du signe linguistique est
son relatif arbitraire, c'est-à-dire l'absence de rappart visible entre le signifiant et le
référent. Le mot "chaise" ne ressemble pas à une chaise ». Le référent est l'élément à quoi
renvoie le signe dans le procès de communication. Le langage est un système de signes qui
sont des messages destinés à la communication. C'est la définition du langage dramatique
proposée par Barthes:
« [Le théâtre] se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages
ont ceci de particulier qu'ils sont simultanés et cependant, de rythmes différents; en tel point
du spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du
costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur
parole) mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que
d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie
informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes ».
(LARTHOMAS, Pierre, op. cit., p. 436; l'expression « en même temps» et les verbes
« tiennent et tournent» sont soulignés par Larthomas dans le texte). On distingue les signes
verbaux (la parole) des signes non-verbaux, qui renvoient à tout ce qui n'appartient pas à la
parole (décor, gestes, mimiques, costumes, éclairage,...) mais qui signifient quelque chose et
qui font sens.
6 LARTHOMAS, Pierre, op. cit., p.48.
6
Introduction
Jouvet) servent le texte, «se soumettent au texte» si l'on reprend
l'expression de Jouvet. Il faut écouter le texte et refuser tout «signe
paraverbal » capable de détourner le texte originel. La représentation est une
caisse de résonance du texte et rien de plus. De l'autre côté, dans Le théâtre
et son double, Antonin Artaud propose un théâtre de provocation sans aucun
respect des auteurs ni des textes. Il refuse le « textocentrisme » des metteurs
en scène du début du XXème siècle et préconise le recours à d'autres
moyens d'expression que la parole: la pantomime, la danse, les bruitages, ...
Giraudoux, quant à lui, s'oppose à cette théorie d'Antonin Artaud et se rallie
aux idées de Jouvet. Le dramaturge va même jusqu'à condamner les «signes
paraverbaux ». «Jouer» signifie « interpréter », c'est-à-dire selon Jouvet,
«forcer le texte vers l'intelligence que lui-même en prend ».7 Samson
Fainsilber, qui a incarné le personnage de Jean dans Judith se souvient
encore des répétitions où Giraudoux répétait sans cesse aux acteurs de ne pas
« expliquer» son texte. L'important n'est pas le jeu des acteurs mais le texte.
Le texte de théâtre se passe de toute interprétation volontaire ou non, de
toute mimique, de toute toux, ou de tout bégaiement qui risquerait de le
dénaturer et d'en fausser le ton. Le comédien dans L'impromptu de Paris, à
l'acte I, scène 3, n'est que « la statue à peine animée de la parole »8. Le
décor est peu important, le seul qui compte, c'est le décor verbal. À ce sujet,
Giraudoux, dans Littérature, explique que:
« [Le Français] croit à la parole et il ne croit pas au décor. Ou plutôt il croit que les
grands débats du cœur ne se règlent pas à coup de lumière et d'ombre,
d'effondrement et de catastrophes mais par la conversation. [...] L'action théâtrale
consiste pour lui non pas à se soumettre à un massage forcené de vision et d'émotion
presque physique d'où il sort exténué, comme du hammam, mais de brancher ses
soucis et les conflits de sa vie et de son imagination personnelle sur un dialogue
modèle qui peut les élucider »9.
Surcharger un texte d'éléments de décoration, en faire un spectacle,
c'est dépasser le texte pour en faire une interprétation, ce qui, en fin de
compte, l'appauvrit. Le texte de théâtre se passerait donc de toute
interprétation par le jeu des acteurs. Même si le langage verbal constitue
notre étude principale, nous tenterons d'aborder le langage gestuel dans les
didascalies fussent-elles relativement pauvres chez Giraudoux.
7
S
9
DAWSON, Bret, op. cit., p. 20.
GIRAUDOUX,
GIRAUDOUX,
p.280-281.
Jean, L'impromptu
Jean,
Littérature,
de Paris, Paris, Le livre de Poche,
[Grasset,
1941],
Folio,
essais,
1991, p.690.
n023?,
Gallimard,
1994,
7
Jean Giraudoux:
la crise du langage dans« La guerre de Troie n'aura pas lieu» et « Électre»
Pour combler l'absence de certains « signes paraverbaux », le
dramaturge fait souvent des descriptions d'objets ou de décors; en effet,
c'est le texte qui est spectacle au théâtre. Les mots sont eux-mêmes une fête.
Le style du dramaturge est un langage mosaïque où les tons, les registres et
les genres se mélangent: la sentence se mêle à l'ironie, les scènes de
vaudevilles aux scènes pathétiques, la familiarité, l'oralité à l'élégance et au
poétique, les anachronismes sont nombreux, le comique côtoie le tragique.
La guerre de Troie n'aura pas lieu et ÉlectrelO, qui font l'objet de notre
étude, sont deux tragédies qui n'excluent pas le comiquell. Ce langage
pluriel, fait de tensions car il rapproche des notions relativement opposées,
devient fantaisiste mais aussi énigmatique pour les personnages et le lecteur.
Les personnages ne se comprennent plus, ne parviennent plus à
communiquer. La tragédie devient le lieu par excellence d'une crise
langagièrel2. Cependant, ce langage ambivalent n'est pas gratuit, plus les
personnages parlent, plus le destin s'acharne sur eux, plus ils se querellent,
plus la catastrophe s'abat sur eux. Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu,
c'est parce que les personnages s'opposent au sujet de la guerre que celle-ci
advient; de même, dans Électre, c'est parce que les personnages se disputent
au sujet d'Argos que celle-ci est finalement incendiée et détruite. Le langage,
même s'i! est en crise, a donc un sens. Il influe sur l'action et a une visée
pragmatique.
Ainsi, on peut se demander en quoi les tensions du langage
giralducien, tour à tour poétique, fantaisiste et trivial, sont le ressort
privilégié du tragique.
Si La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre sont deux tragédies
fondées sur des conflits langagiers et symbolisent des espaces de la noncommunication et de l'incompréhension, le langage est aussi le moteur du
tragique dans ces deux pièces. Elles créent même une ({nouvelle forme de
10Jean Giraudoux, Théâtre complet, Paris, Le Livre de poche, collection « La Pochothèque »,
édition de Guy Teissier, 1991. Toutes les références renvelTont à ce volume.
11La tragédie n'exclut pas le comique pour Giraudoux: La guerre de Troie n'aura pas lieu
est une « tragédie-comédie» et Électre, « une tragédie bourgeoise ».
12 L'expression « la crise du langage» est une formule de Caroline Veaux dans l'ouvrage
VEAUX, Caroline et VICTOR, Lucien, La guelTe de Troie n'aura pas lieu et Électre de Jean
Giraudoux, Neuilly, Atlande, Clefs concours, 2002, p.139.
8
Introduction
tragique» 13 qui repose sur une crise du langage et ouvre la voie de
l'absurde.
13 L'expression est de Laure Himy-Piéri dans D'ALMEIDA Pierre et HIMY-PIÉRI Laure,
Électre La guerre de Troie n'aura pas lieu, analyse littéraire et étude de la langue, Paris,
Armand Colin, 2002, p. 143.
9
PREMIÈRE
DES CONFLITS
PARTIE
LANGAGIERS
SOURCES
DE
NON-COMMUNICATION
ET D'INCOMPRÉHENSION
Des conflits
langagiers
sources de non-communication
et d'incompréhension
O
n considère généralement que la tragédie est liée à la fatalité: elle
mène un personnage à une fin irrévocable, contre laquelle il va lutter
jusqu'au bout mais en vain. Giraudoux, lui-même, dans Littérature,
définit la tragédie comme « l'affirmation d'un lien horrible entre l 'humanité
et un destin plus grand que le destin humain.. c'est l 'homme arraché à sa
position horizontale de quadrupède par une laisse qui le retient debout, mais
dont il sait toute la tyrannie et dont il ignore la volonté ».14Cette définition
traditionnelle de la tragédie s'applique à nos deux pièces. Dans La guerre de
Troiel5 et Électre, les personnages sont soumis à la fatalité, le destin est
incarné par la métaphore du tigre qui dort dans l'acte I, scène 1 de La guerre
de Troie et par les Euménides qui grandissent tout au long des deux actes
dans Électre. Cependant, à l'affrontement des forces et des passions,
Giraudoux substitue les joutes de langage. Les personnages tentent en vain
de combattre le destin par le dialogue: Hector, pour sauver la paix, cherche
à faire entendre raison à ceux qui défendent la guerre, Égisthe essaie de
convaincre Électre d'épargner Argos. Néanmoins, toutes les tentatives
d'instaurer un dialogue sont vouées à l'échec: les personnages ne se
comprennent pas, n'arrivent pas à communiquer et se querellent sans cesse.
Ainsi, La guerre de Troie et Électre sont des tragédies qui reposent
essentiellement sur des conflits langagiers.
14Giraudoux, Jean, op. cil., p. 292.
15 Nous utiliserons systématiquement
l'abréviation
intitulée La guerre de Troie n'aura pas lieu.
«La guerre de Troie»
pour la pièce
13
Jean Giraudoux:
1
la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre
Des combats de paroles
16
Les deux pièces mettent en scène des personnages qui s'affrontent et
se contredisent. On se bat par les mots, tout est prétexte pour se disputer. Il
n'y a plus d'action, les scènes sont des duels verbaux, proches de
« l'agôn >P des tragédies antiques. Le théâtre de Giraudoux est une
logomachiel8, un véritable combat de paroles. Dans La guerre de Troie, acte
II, scène 13, « le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre» est un
« combat de paroles. » Une scène est une « explication» selon Hélène à la
scène 8 de l'acte II ou « une rage d'explications et de querelles» qui amène
les personnages « à s'expliquer jusqu'au sang» à l'acte II, scène 7
d'ÉlectreI9. Il est plus important de disputer que d'agir, c'est pourquoi nos
deux pièces sont toujours fondées sur l'opposition de deux camps
irréconciliables.
1.1
Deux tragédies fondées sur l'opposition de deux camps
Dans La guerre de Troie et Électre, Giraudoux oppose toujours deux
camps. Dans La ~uerre de Troie, les pacifistes affrontept le camp des
belliqueux; dans Electre, la justice intégrale, incarnée par Electre, s'oppose
à la prospérité économique et à l'intérêt général illustrés par Égisthe. Autour
de ces conflits principaux, d'autres camps se forment et s'opposent: on peut
remarquer des tensions entre les hommes et les femmes, entre les
intellectuels et les généraux, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la mère et
16
J'ai choisi d'intituler cette première sous-partie « des combats de paroles» car, dans La
guerre de Troie, à l'acte II, scène Il, p.525, Andromaque parle de « combats» quand elle
évoque les différentes querelles que son mari Hector a dû surmonter: « tu as encore gagné ce
combat ».
17
Le mot « âgon » caractérise une partie de la comédie grecque ancienne: elle se situe entre
le prologue et la parados (premier chant du chœur quand il entre dans l'orchestra) et présente
un débat entre deux personnages, chacun soutenant une thèse opposée.
18
Le mot « logomachie» vient du grec « logos» qui signifie « discours» et de « makhê » qui
signifie « combat ».
19La réplique de Clytemnestre, dans Électre, à l'acte II, scène 7, est très intéressante car elle
montre bien que nous sommes véritablement
dans un combat de paroles:
« Mais etifin quelle
est cette rage d'explications et de querelles! Il n y a pas d'êtres humains, dans cette cour,
mais des coqs. Va-t-il falloir nous expliquer jusqu'au sang, en nous crevant les yeux? Faut-il
nous faire emporter tous trois de force, pour que nous arrivions à nous séparer ».
14
Des conflits
langagiers
sources
de non-communication
et d'incompréhension
la fille, entre la jeune fille et le roi, etc. Ainsi, il convient de recenser les
différents camps qui s'affrontent dans un tableau pour montrer que les
scènes se réduisent à des combats de paroles et que le conflit langagier est
une constante dans les deux tragédies.
1.1.1 les différents conflits dans La guerre de Troie:
Personnages
qui
s'affrontent
Sujet de leur dispute
Andromaque
et Cassandre
Andromaque pense que la guerre n'aura pas lieu,
Cassandre pense le contraire. La difficulté à
communiquer commence dès la première scène
de la pièce avec Andromaque et Cassandre.
Andromaque ne comprend pas les abstractions de
Cassandre, ce qui force cette dernière à avoir
«recours aux métaphores », « aux métaphores
pour jeunes filles»
(p.474) comme le dit la
prophétesse sur un ton ironique. On perçoit
d'emblée une tension, un désaccord entre ces
deux personnages.
1,3
Hector et
Andromaque
Hector, de retour de la guerre, parle de son
expérience et de ses souvenirs de guerre avec
nostalgie: le passé qu'il décrit est nourri par le
regret. A contrario, Andromaque redoute la
guerre, elle craint l'avenir, son futur empli de
désir de paix s'oppose au passé nostalgique
d'Hector.
1,4
Hector et
Pâris
Hector reproche à son frère son histoire avec
Hélène et le rend responsable de la guerre. Pâris
paraît insouciant.
la jeunesse
(Hector et
Les vieillards sont en adoration devant Hélène.
Hector pense que leur attitude est ridicule.
Acte
et
scène
I, 1
1,5
Cassandre)
et
la vieillesse
15
Jean Giraudoux:
la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre
(les
vieillards)
1,6
les bellicistes
(Demokos,
Priam, le
géomètre) et
les pacifistes
(Hector,
Hécube,
Andromaque)
Les bellicistes et les pacifistes s'affrontent au
sujet de la guerre. Hector est l'image de l'ancien
combattant, usé par la guerre et qui aspire à la
paix. L'ancien combattant, ou plutôt le général
expérimenté, s'oppose aux intellectuels et aux
bellicistes qui prônent la guerre. Demokos
affirme l'impossibilité de communiquer et de
pouvoir trouver un compromis: « Cela devient
impossible de discuter l 'honneur avec ces anciens
combattants» (p.513).
Les femmes, en général, échouent dans leur
tentative de dialoguer avec les hommes et surtout
avec Demokos. Pour celui-ci, les femmes ne
peuvent pas comprendre les discours officiels, ni
la guerre. Le poète avoue son impossibilité de
communiquer avec des personnes qui ne prennent
pas au sérieux son discours: « Impossible de
les femmes et
parler avec ces femmes! » (p.486). Les hommes
les hommes
et les femmes se querellent aussi au sujet de la
définition de la femme. Chaque sexe propose sa
définition et se voit contredit par l'autre,
Demokos va même jusqu'à s'exclamer: « C'est
vraiment pénible de constater que les femmes
sont les dernières à savoir ce qu'est la femme! »
(p.489).
I, 7,
8,9
16
Hector et
Hélène
C'est aussi autour du personnage d'Hélène que se
cristallisent les tensions. Hélène, qUI est à
l'origine
du conflit
grec-troyen,
suscite
l'opposition des autres personnages. Hector, par
exemple, ne parvient pas à faire entendre raison à
Hélène et à la renvoyer en Grèce. Elle est
insaisissable, Hector réalise qu'il ne peut rien
contre « ce bloc de négation qui dit oui» (p.500).
Des conflits langagiers sources de non-communication
et d'incompréhension
II,4
Hécube et
Demokos
Lors du concours des épithètes, Hécube raille
violemment le fanatique Demokos.
II,5
Hector,
Demokos et
Busiris
Hector veut que l'on ferme les portes de la guerre,
les bellicistes s'y opposent.
II,6
Hélène et la
petite
Polyxène
Elles discutent sur le départ d'Hélène. La petite
Polyxène demande à Hélène de partir, celle-ci
refuse et contredit la petite fille.
II,8
Hélène et
Andromaque
Les femmes troyennes, du côté de la paix, ne
parviennent pas à discuter avec Hélène. C'est le
cas d'Andromaque. Elles se contredisent par leur
vision de l'amour: Andromaque prône un amour
qui aspire à l'éternité tandis qu'Hélène symbolise
le présent jouisseur.
II,9
Oiax et
Hector
Oiax, violent, cherche à se quereller avec Hector.
II, 10
Demokos et
Hector
Demokos cherche à savoir si Oiax a giflé Hector,
ce dernier nie pour éviter la guerre. Derrière le
motif de la gifle, on retrouve le conflit
guerre/paix.
II, 12
Ulysse et les
Troyens
Le Grec provoque les Troyens sur leurs valeurs,
ces derniers s'insurgent.
II, 13
Ulysse et
Hector
La scène 13 est « le combat de paroles, le combat
d'où sortira ou ne sortira pas la guerre ». Le
dernier conflit oppose Ulysse et Hector, les deux
généraux. Hector tente une dernière fois de sauver
la paix mais en vain.
II, 14
Hector et
Demokos
Demokos accuse Oiax de l'avoir tué alors qu'il
s'agit d'Hector, ce mensonge ultime déclenche la
guerre.
17
Jean Giraudoux:
1.1.2
la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre
Les différents
conflits dans Électre:
Personnages
qui
s'affrontent
Sujet de leur dispute
I, 1
les petites
filles et le
Jardinier
Les petites filles se moquent du Jardinier, celuici les traite de « menteuses» et de « sales petites
vipères» (p.590).
1,2
Le Jardinier et
les
Théocathoclès
Les Théocathoclès
ne veulent pas que le
Jardinier épouse Électre. Le Jardinier veut obéir
à Égisthe.
I,3
Égisthe et le
Président
Le Président refuse le mariage de son cousin
avec Électre, Égisthe ne veut pas céder.
I,4
Clytemnestre
et Égisthe
La mère et la fille se disputent au sujet «de
l'histoire de ce poussé ou pas poussé»
Clytemnestre aurait volontairement fait tomber
son fils, cette dernière prétend le contraire.
Clytemnestre
et le Jardinier
Clytemnestre, refuse à son tour, le mariage de sa
fille avec le Jardinier: elle critique le jardin de
celui-ci, le Jardinier se défend et s'insurge contre
la reine.
I,9
Clytemnestre
et Électre
Les deux femmes sont toujours dans un rapport
de force: Electre se définit comme la «pire
ennemie» de sa mère.
I, 11
Clytemnestre
et Oreste
Clytemnestre n'a pas le droit «à plus d'une
minute d'amour filial»
(p.621). Clytemnestre
trouve que cela est injuste.
Il,2
Agathe et son
amant
L'amant d'Agathe accuse sa maîtresse
tromper, elle nie et tente de se justifier.
Acte
et
scène
18
de le
Des conflits langagiers sources de non-communication
et d'incompréhension
II,3
Oreste et
Électre
Oreste veut renoncer à la vengeance, rêve au
bonheur, Électre s'oppose à lui et compte bien
réaliser ses projets.
II,4
et 5
Électre,
Oreste et
Clytemnestre
Électre et Oreste veulent connaître l'identité de
l'amant de leur mère, cette dernière nie l'adultère.
II,6
Agathe et le
Président
Agathe avoue qu'elle a un amant, le Président
veut connaître le nom de son amant et tente de
faire entendre raison à sa femme, elle se moque
de lui et le ridiculise.
Égisthe et
Électre
Électre est du côté de la justice intégrale, elle
fera tout pour venger son père et punir les
assassins,
elle ira jusqu'à
laisser périr Argos,
.
.
Egisthe s'oppose à Electre car il veut sauver sa
patrie.
Électre et
Clytemnestre
Électre accuse Clytemnestre d'haïr son père et de
l'avoir tué, Clytemnestre finit par tout avouer, et
dans la chanson des épouses, révèle sa haine
pour Agamemnon.
Électre et les
Euménides
Les Euménides accusent Électre de l'incendie
d'Argos et des meurtres d'Égisthe et de
Clytemnestre, Électre pense avoir bien agi
« J'ai ma conscience, j'ai Oreste, j'ai la justice,
j'ai tout» (p.666).
II,7,
8
II, 10
1.1.3
Les différents types de combats de paroles
Le conflit langagier est donc une constante dans ces deux pièces, on
peut voir que Giraudoux oppose toujours deux camps. Après avoir recensé
ces différents conflits, on peut tenter de les classer. Ces combats de paroles
sont soit des conflits familiaux, soit des combats d'idéologies.
Les deux pièces mettent en scène des familles: les Atrides et les
ThéocathocIès dans Électre et la famille de Priam dans La guerre de Troie.
19
Jean Giraudoux:
la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre
Au sein d'une famille, il y a toujours deux membres qui se querellent: c'est
le cas d'Électre et de Clytemnestre. La relation de la mère et de la fille est
même fondée sur la haine. Tout est prétexte pour se disputer: « l'histoire de
ce poussé ou pas poussé »20 (Électre accuse sa mère d'avoir laissé tomber
son frère, Clytemnestre nie), le mariage d'Électre avec le Jardinier que
refuse la reine ou encore l'amant de Clytemnestre. Les Théocathoclès
s'opposent aussi au mariage de leur cousin avec Électre. De même, dans La
guerre de Troie, les conflits familiaux sont nombreux: Hector reproche à
Pâris son histoire avec Hélène, il s'oppose aussi à son père sur le sujet de la
guerre, son père prône la guerre alors que son fils la désapprouve. Au sein
des conflits familiaux, on peut aussi relever des conflits de couples. En effet,
les pièces de Giraudoux montrent les problèmes de l'amour et des époux qui
se désunissent. Hélène et Pâris n'ont plus à s'aimer car ils sont le symbole de
l'amour. Andromaque reproche à Hélène de ne pas aimer Pâris, la jeune
femme accepterait la guerre si elle était fondée sur une cause juste, sur un
véritable amour. Cependant, Hélène s'oppose à celle-ci: si Andromaque
incarne l'amour éternel, Hélène symbolise le présent jouisseur. De plus, on
retrouve aussi dans les deux pièces le thème de l'adultère. Dans Électre,
Agathe est la figure de l'infidélité. Ainsi, elle se querelle avec son amant qui
a découvert qu'elle voyait d'autres hommes et avec son mari qui apprend
enfin la vérité sur son infidélité.2\ Pour Charles Mauron, dans Le théâtre de
Giraudoux, étude psychocritique22, c'est la désunion des couples qui
engendre la tragédie finale: « C'est l'absence d'amour et de communication
qui entraîne la catastrophe ». Comme les couples ne parviennent plus à
20
({
L 'histoire de ce poussé ou pas poussé» est une expression inventée par le Mendiant dans
Électre, à l'acte l, scène 8, p.623.
21
Le thème de l'adultère et de la femme qui trompe en imagination est récurrent chez
Giraudoux: dans La guerre de Troie, à l'acte I, scène 6, Priam demande à sa femme Hécube
si elle l'a déjà trompé, elle lui répond: ({avec toi-même. seulement. mais cent fois ». De
même, dans Électre, à l'acte II, 6, Agathe explique qu'elle trompe son mari, non seulement
avec ses amants, mais aussi avec toutes les choses du monde qui lui procurent du plaisir: « Ils
croient que nous ne les trompons qu'avec des amants. Avec les amants aussi, sûrement...
Nous vous trompons avec tout. [...] Tue les oliviers, tue les pigeons, les enfants de cinq ans,
fillettes et garçons, et l'eau, et la terre, et le feu ! Tue ce mendiant. Tu es trompé par eux. »
Ceci peut être relié à la vie conjugale de Jean Giraudoux: l'auteur a eu de nombreuses
liaisons notamment avec des femmes mariées.
22 MADRON Charles, Le Théâtre de Giraudoux, étude psychocritique, Paris, José Corti,
1971, p.99.
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