de Dino Risi
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de Dino Risi
LE CINÉMA DU 123 COLLECTION DVD Les Monstres prod db/fairfilm/dr de dino risi LE CINÉMA DU 123 La comédie de la vie Pour François Bégaudeau des « Cahiers du cinéma », dans les dix-neuf sketches des « Monstres », court une même envie de jouer, une même joie du déguisement prod db/fairfilm/dr S I Flaubert avait été cinéphile – mais il préféra la littérature –, il aurait écrit, à l’entrée « Film à sketches » de son Dictionnaire des idées reçues : inégal. Cliché vrai, à quoi Les Monstres ne déroge pas, guirlande de dixneuf historiettes plus ou moins courtes, plus ou moins drôles. Sauf qu’en l’occurrence la géométrie variable est, plutôt qu’un écueil inhérent au genre, le cœur même du projet. La monstruosité sous quoi le titre prétend embrasser l’ensemble tient, davantage que de l’immoralité qu’elle évoque immédiatement, de la difformité liée au multiple. Certes on trouve dans ce lot de turpitudes tout le matériau nécessaire pour désespérer de l’âme humaine, la palme revenant à ce bourgeois qui, voyant dans un film un groupe de Résistants exécutés en ligne par des mitraillettes allemandes, fait remarquer à sa femme assise à côté de lui que c’est ainsi qu’il verrait le mur de leur future propriété. Comble du vice, en effet, mais l’on voit bien que c’est trop, et que sans s’en cacher Risi déborde le cadre de la vraisemblance. Un vrai bourgeois se serait contenté de penser cette horreur, c’est sûr, mais s’il est vrai qu’on ne fait pas d’art avec des bons sentiments, il est encore plus vrai qu’on ne fait pas de comédie avec le for intérieur des personnages. Jusqu’à ce prê- Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi en carabiniers. tre passant par la manucure et soignant son maquillage au millimètre en vue d’un prêche à la télévision, tout ici est spectacle, et il va de soi que le mal possède un potentiel spectaculaire largement supérieur au bien. Qu’on ne se méprenne pas, donc, quant au schéma de révélation qui court d’un sketch à l’autre – le mari aimant se révèle féru de prostituées ; le parlementaire en retraite au monastère, fin corrupteur ; le pauvre soldat éploré par l’assassinat de sa sœur, très habile vendeur du journal intime de celle-ci ; etc. Il s’agit moins de déterrer l’os de saloperie qui gît sous une peau fallacieuse de morale, que de passer d’un rôle à l’autre. Autrement dit, le vice n’est pas plus authentique que la vertu. Il Il va de soi que le mal possède un potentiel spectaculaire largement supérieur au bien ne s’érige pas en principe explicatif cyniquement exposé au grand jour : de l’un à l’autre court une même envie de jouer, une même joie du déguisement qui transpire notamment par tous les pores de Vittorio Gassman, successivement carabinier loucheur, clochard parasite, mendiant roublard, éditrice concupiscente, séducteur roi du pipeau, boxeur décervelé, on en passe. Plaisir de faire parcourir au corps tout l’éventail des fonctions sociales, de lui donner, au risque d’en dissoudre l’intégrité, dix formes et plus. Un dénominateur commun assure toutefois la permanence : le bagout. Dans la bouche des pauvres comme des riches, il est le nerf de la guerre par l’embrouille. Partout où il passe, il n’est plus possible FILMOGRAPHIE (de 1954 à 1981, sélection) 1954 LE SIGNE DE VÉNUS (It., 101 min). Avec Vittorio De Sica, Sophia Loren, Alberto Sordi, Peppino De Filippo. 1956 PAUVRES MAIS BEAUX (It.-Fr., 101 min). Avec Maurizio Arena, Renato Salvatori, Marisa Allasio, Mario Ambrosino. 1958 VENISE, LA LUNE ET TOI (It., 105 min). Avec Alberto Sordi, Marisa Allasio, Nino Manfredi. 1959 LE VEUF (It., 106 min). Avec Alberto Sordi, Franca Valeri, Nando Bruno. 1961 UNE VIE DIFFICILE (It., 118 min). Avec Franco Fabrizi, Claudio Gora, Alberto Sordi, Lea Massari. 1962 LA MARCHE SUR ROME (It.-Fr., 90 min). Avec Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Roger Hanin. LE FANFARON (It., 105 min). Avec Vittorio Gassman, Catherine Spaak, Jean Louis Trintignant. 1963 LES MONSTRES 1964 IL GAUCHO (It.-Arg., 110 min). Avec Vittorio Gassman, Amedeo Nazzari, Silvana Pampanini. II/LE MONDE TÉLÉVISION/LUNDI 2 MAI 2005 1967 FAIS-MOI MAL, MAIS COUVRE-MOI DE BAISERS (It.-Fr., 104 min).) Avec Nino Manfredi, Pamela Tiffin, Ugo Tognazzi. 1969 UNE POULE, UN TRAIN ET QUELQUES MONSTRES (It., 119 min). Avec Nino Manfredi, Sylva Koscina, Véronique Vendell. 1970 LA FEMME DU PRÊTRE (It.-Fr., 103 min). Avec Sophia Loren, Marcello Mastroianni. 1971 AU NOM DU PEUPLE ITALIEN (It., 115 min). Avec Agostina Belli, Yvonne Furneaux, Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi. 1972 RAPT À L’ITALIENNE (It.-Fr, 100 min). Avec Marcello Mastroianni, Oliver Reed, Carole André. 1975 PARFUM DE FEMME (It., 103 min). Avec Vittorio Gassman, Alessandro Momo, Agostina Belli. 1976 ÂMES PERDUES (Fr.-It., 100 min). Avec Vittorio Gassman, Catherine Deneuve, Danilo Mattei. LA CARRIÈRE D’UNE FEMME DE CHAMBRE (It., 120 min). Avec Agostina Belli, Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi. 1977 LA CHAMBRE DE L’EVÊQUE (It.-Fr., 110 min). Avec Ornella Muti, Ugo Tognazzi, Patrick Dewaere. 1978 PRIMO AMORE (It., 110 min). Avec Ornella Muti, Ugo Tognazzi, Riccardo Billi. 1981 FANTÔME D’AMOUR (It.-Fr.-RFA-Monaco, 96 min). Avec Marcello Mastroianni, Romy Schneider. LE CINÉMA DU Fiche technique Les Monstres (I Mostri, Italie, 1963, 112 min). Réalisation : Dino Risi. Scénario : Dino Risi, Agenore Incrocci, Furio Scarpelli, Elio Petri, Ettore Scola, Ruggero Maccari. Photographie : Alfio Contini. Musique : Armando Trovajoli. Production : Fair Film, Incel Film, Mounflor Film. Interprètes : Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Lando Buzzanca, Marisa Merlini, Michèle Mercier. Le cinéma comme thérapie pour dino risi, « les films se divisent en quatre catégories : beaux et amusants, laids et amusants, beaux et ennuyeux, laids et ennuyeux ». Et le roi de la comédie italienne poursuit, un brin provocateur : « Dans l’ordre, ça donne : 1, les films de Billy Wilder et de Chaplin ; 2, ceux de Toto ; 3, ceux d’Antonioni, mais certains font aussi partie du dernier groupe ; 4, beaucoup de films d’auteur, certains Fellini, malheureusement, comme La Voce della luna. » Dino Risi voit le jour en 1916 dans la haute bourgeoisie milanaise. Son grand-père était un ami de Garibaldi, et son père, le médecin personnel de Mussolini. Diplômé en psychiatrie, il devient assistant réalisateur pour Mario Soldati et un ancien camarade de lycée, le cinéaste Alberto Lattuada. Incongru en apparence, le virage prend tout son sens dès son premier court métrage, dans lequel un neurasthénique retrouve le goût de vivre en passant la journée à voir des films. « Pour moi, le cinéma est une thérapie », dit volontiers Risi. Une thérapie qu’il pratique avec une saine gourmandise : cinquante films, des liaisons hautes en couleur avec, notamment, Anita Ekberg et Alida Valli, deux fils qui deviendront à leur tour producteur et réalisateur. Ses journées de travail ne vont jamais au delà de 16 heures ; histoire d’aller lire le journal au café – « Les équipes m’adoraient », se réjouit-il. Avec la complicité de quelques acteurs fétiches – notamment Alberto Sordi, et son meilleur ami, Vittorio Gassman –, il peint les années euphoriques du miracle économique, et le retour brutal à la réalité. Le Veuf, Une vie difficile, Le Fan- corbis kipa de distinguer le vrai du faux. Ainsi, c’est au moyen d’arabesques rhétoriques similaires que l’avocat Del Amore arrive à retourner en faux témoignage la déposition d’un citoyen tout au service désintéressé de la justice, et que le casanovesque Roberto fait croire à celle avec qui il veut rompre que l’initiative vient d’elle. « Quittons-nous, dira-t-elle, c’est moi qui te le demande », et l’homme de fondre en larmes de crocodile. Encore une fois, c’est gros comme une maison en carton, la délaissée devrait voir qu’on la manipule, mais rien ne doit entraver l’envie de retrouver la littéralité de la comédie. Ce qui revient à retrouver le sel de son émergence, le premier geste qui y a présidé, et qui consiste à prendre d’assaut l’identité par tous les côtés de sorte qu’elle ne s’y retrouve plus. Enfance de la comédie, comédie par où elle est un jeu d’enfant, serait-on tenté de dire, mais c’est plus compliqué. Dans le premier sketch, en effet, « La Bonne Education », c’est le père qui initie à la ruse son fils terriblement normal. L’enfance, ça n’est possible qu’une fois adulte, une fois qu’une certaine stabilité identitaire permet de redonner du jeu à la corde tendue de l’existence. Il faut aller plus loin. La comédie tient lieu de proposition de vie à l’usage du seul homme mûr. Pourquoi Les Monstres accordent-ils aux femmes, comprimées entre bobonnes et cruches, une place sinon dégradante, du moins dérisoire ? Parce qu’il s’agit ici d’une urgente affaire d’hommes. Déclinant sans frein son humeur originelle, la comédie permet à l’homme fait de déjouer l’imposture d’en être un. François Bégaudeau 123 Dino Risi tend aux Italiens un miroir qui leur renvoie une image grimaçante faron et Le Gaucho sont les temps forts de cette partie de sa carrière. Des comédies noires qui font la part belle au commentaire social. Le succès est au rendez-vous, alors même que le miroir que Risi tend aux Italiens leur renvoie une image grimaçante (Les Monstres). L’œuvre ne cesse de s’assombrir. Conscient de ses facilités pour la comédie, le cinéaste s’essaie au drame. Certes, Vittorio Gassman fanfaronne toujours dans Parfum de femme, mais avec une grandeur tragique qui lui vaut un prix d’inter- prétation à Cannes. Le film est prémonitoire : Risi dira des dernières années de son cher interprète qu’elles « ont été terribles. Lui qui voulait être grand en tout l’a été aussi dans le désespoir ». Grand cinéaste de la passion destructrice (Ames perdues, Fantôme d’amour), Risi part un jour habiter à l’hôtel après une violente dispute avec sa femme. Trente ans après, il y vit toujours, dans l’attente avouée et curieuse de cette « nouvelle aventure » : la mort. « J’avais prévu de mourir en 2000, je suis en retard », plaisante-t-il dans son livre de souvenirs, Mes Monstres. Sa seule crainte ? Mourir dans un accident de voiture, comme Jean-Louis Trintignant dans Le Fanfaron : « Je vois d’ici les gros titres », s’exclame-t-il, épouvanté. Florence Colombani LE MONDE TÉLÉVISION/LUNDI 2 MAI 2005/III LE CINÉMA DU 123 Un artiste du contraste En septembre 2000, deux mois après la mort de Vittorio Gassman, les « Cahiers du cinéma » rendaient hommage au grand acteur de « comédies dramatiques » à l’italienne prod db/fairfilm/dr V ITTORIO GASSMAN est mort le 29 juin [2000] à l’âge de 77 ans. Après des débuts prestigieux au théâtre, dès les années 1940, il débute au cinéma sous la direction de De Santis (Riz amer) et Freda (Le Cavalier mystérieux). La MGM remarque son physique ténébreux et décide de signer avec lui pour quelques films. Mais Gassman s’accommode assez mal du rôle cliché qu’on aimerait lui faire endosser. Son aventure américaine tourne court, mais sa carrière rebondit de façon surprenante grâce à un contre-emploi de petite frappe sans envergure dans I Soliti Ignoti/Le Pigeon (1958) de Mario Monicelli. Gassman y pose les bases de son jeu particulier, caractérisé par un sens prodigieux du détail : un simple geste, un regard en coin, suffisent à dessiner son personnage. Enfin débarrassé de son statut de « séducteur » qui jusque-là l’empêchait de s’exprimer réellement, Gassman va construire avec le temps un art du contraste où le tragique et le comique sont mystérieusement liés. Séducteur « beauf » et pathétique dans Il Sorpasso (Le Fanfaron, 1961, Dino Risi), soldat Chez Gassman, le tragique et le comique sont mystérieusement liés mythomane et pleutre dans La Grande Guerra (1959, Mario Monicelli), le comédien donne ses lettres de noblesse à un genre typiquement italien, la « comédie dramatique ». Cet acteur éduqué, raffiné, ancien élève de prestigieux professeurs de théâtre, trouvait enfin sa voie dans le cinéma le plus populaire de son pays. De son expérience de la scène, art de l’expression et du contraste, il tire une technique en montagnes russes (du comique au pathétique, au tragique), souvent excessive mais d’une efficacité redoutable. Son sens du burlesque, auquel s’ajoute une présence physique impressionnante, éclatait dans Les Monstres de Dino Risi (1962). On retient aussi le rôle de l’aveugle érotomane de Parfum de femme (1975, Risi) où son personnage haut en couleur ne reculait devant aucun effet. La critique a toujours eu du mal à se confronter aux acteurs, et le problème se pose encore plus pour Gassman, qui n’a pas eu la chance de collaborer avec un Ferreri ou un Fellini. Mais son influence sur le style de jeu du cinéma italien est considérable. Et ceux qui ne voyaient en lui qu’un cabotin feraient bien de revoir son chef-d’œuvre, un sketch des Nouveaux Monstres (Scola, Risi, Monicelli, 1978). Gassman y incarne un père de famille terne et rangé qui assiste lâchement à une agression, rentre à la maison, se met à table comme si de rien n’était et insulte son épouse tout en avalant goulûment un plat de spaghettis. Rarement un acteur aura su saisir en si peu de détails toute la veulerie, la bêtise et l’inconscience suicidaire d’une certaine bourgeoisie de l’époque. Comédien sans aucun complexe, à l’énergie parfois épuisante, Gassman restera indissociable d’un âge d’or du cinéma italien où cohabitaient sans heurts la charge sociale, le comique le plus débridé et les nuances les plus inattendues. Nicolas Saada (Cahiers du cinéma, septembre 2000)